Archives de catégorie : Histoire de Mélusine – édition diplomatique

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toûjours de grands égards pour son Pe¬
re ; mais il lui arriva de terribles infor¬
tunes, & dont on trouve le recit dans
l’Histoire de Geoffroi à la Grand-dent,
fils de Melusine, de qui nous parle-
rons ci-aprés.
Pour en revenir à Pressine, elle se
transporta en l’Isle Perduë. Cette Isle
se nommoit ainsi, parce qu’aucun
homme ne la pouvoit trouver que par
Hazard, aprés même y avoir été plu-
sieurs fois : Elle y éleva ses filles jus¬
qu’à l’âge de quinze ans ; & tous les
matins elle les menoit sur une haute
montagne d’où elle découvroit l’Al-
banie, & leur disoit , en pleurant :
Mes Enfans, vous voyés ce beau Païs,
il vous a donné la naissance, vôtre
Pere y regne & vous y eussiés vêcu
heureuses, si ce malheureux homme
n’avoit point violé la promesse qu’il
m’avoit faite.
Pressine avoit tant de fois tenu ce
discours à ses Filles, qu’étans parve-
nuës à l’âge que j’ai dit , Melusine,
l’aînée, demanda un jour a sa mere ce
que leur Pere avoit fait pour les priver

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entra brusquement dans sa cham¬
bre lors qu’elle baignoit ses filles, ce
qui étoit mysterieux ; Pressine, l’aper¬
cevant , s’écria: Perfide, tu as violé
ra parole , & tu t’en repentiras ; je
sçai toutefois que c’est par le moyen
de ton fils que ce malheur nous ar-
rive ; mais j’en serai vengée quelque
jour par un de mes Descendans, apuyé
de ma Sœur, qui est Souveraine de
l’Isle Perduë. Adieu , il ne m’est plus
permis de rester en ces lieux. Ache¬
vant ces paroles , elle prit ses trois
Enfans, sortit avec une extrême vi¬
tesse de son apartement , & ayant des¬
cendu l’escalier on la perdit de vûë.
Elinas , épouvanté de ce terrible
accident, tomba dans un chagrin si
profond qu’il ne faisoit que soupirer,
& regretter sa chere Pressine qu il ai¬
moit veritablement. Il resta plusieurs
années dans cet état, & chacun disoit
qu’il étoit ensorcelé. Cependant , la
Noblesse d’Albanie voyant que le Roi
étoit devenu incapable du Gouver-
nement , le déposa, & mit son Fils
Nathas en sa place. Ce Prince eut
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Pressine entraînoit , par une puissance
secrette , la volonté du Roi , & que
les mariages des Fées se faisoient d’une
maniere extraordinaire.
Elinas vêcut tres-bien avec son
Epouse ; Elle eut aussi pour le Roi
toute la tendresse possible. Cette char¬
mante union étoit d’un grand exemple
dans le Royaume, & la vertu de la
Reine servoit de modele à toutes les
Dames. Cette Princesse étant deve-
nuë grosse accoucha de trois filles à la
fois. La premiere fut nommée Me¬
lusine; la seconde Melior; & la troi¬
sième Palatine.
Dans ce tems là le Roi étoit allé
vers les frontieres de son Païs, & le
Prince Nathas son fils, qu’il avoit eu
de sa premiere femme, voyant la Reine
accouchée si heureusement, prit la
Poste , pour aller annoncer à son Pere
qu’il avoit les trois plus belles Prin¬
cesses qui fussent au monde.
Le Roi, ravi de cette nouvelle, fit
si grande diligence qu’il arriva en peu
de tems , & sans se souvenir de la
promesse qu’il avoit faite à sa femme,

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son cœur ne pouvoit s’accorder qu’à
des conditions qui demandoient une
fidelité inviolable sur un certain sujet
qui paroissoit peu de chose, & qui ce¬
pendant étoit d’une si grande impor¬
tance pour elle , que son repos éternel
en dépendoit.
Le Roi fut surpris à ce discours ,
& il lui demanda avec precipitation,
ce que ce pouvoit être, l’asseurant qu’il
n’y avoit rien au monde qu’il ne lui
accordast pour avoir le bonheur de la
posseder.
Pressine, se rendant à cette prote¬
station , lui declara quelle vouloit
qu’il lui promît de ne jamais avoir la
curiosité de la voir pendant ses cou-
ches , & il le lui jura avec serment.
Cet accord fait entr’eux , le Roi
donna les ordres pour son mariage.
Le bon esprit de Pressine , & sa dou-
ceur , firent que tout le monde parut
content du choix que ce Prince faisoit
d’elle ; cependant, on le blâmoit de
prendre pour femme une personne
dont la naissance & l’état lui étoient
inconnus ; mais on ne sçavoit pas quo
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des maisons étoient ornés de tapis
tres-riches ; une affluence de Peuple
bordoit les rues, & sa beauté surpre¬
noit si fort qu’elle luy attiroit mille
acclamations. Cette charmante Dame
étoit assise à côté du Roy , dans une
maniere de char , à découvert , &
elle passa ainsi à travers la Ville com¬
me en triomphe. Elinas étoit ravi
d’entendre les acclamations du Peu¬
ple ; il les écoutoit avec joye, & com¬
me des aplaudissemens à son choix.
Pressine reçut ensuite les compli¬
mens des Grands du Royaume & de
toutes les Dames. La Cour étoit fort
grosse pour lors, & chacun s’empressa,
par l’ordre du Roi , à faire naître les
plaisirs ; il ne se passoit point de jour
que de nouveaux divertissemens ne se
succedassent les uns aux autres , &
l’amour du Roi les rendoit d’une ma¬
gnificence extraordinaire. Enfin , sa
passion vint à un tel point , qu’il pro¬
pola à Pressine de l’épouser. Cette
Dame reçut l’offre du Roi avec beau¬
coup de reconnoissance & de ten¬
dresse ; mais elle lui fit connoître que

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pour l’obliger à se determiner, & le
Soleil s’avançoit avec trop de lenteur
pour le rendre heureux.
Dés que Pressine fut en état d’être
vûë, le Roy entra dans sa chambre,
d’un air qui témoignoit l’état de son
cœur. Les premieres paroles de ce
Prince furent des excuses de l’avoir
reçûë dans un lieu si peu convenable
à son merite, ajoûtant qu’il esperoit
qu’elle en seroit bien tost recompensée
par un Palais magnifique qu’il avoit
envoyé luy preparer.
Pressine répondit au Roy fort spiri¬
tuellement sur ses honnêtetez ; & tous
les Courtisans s’étans retirés par res-
pect, ils se dîrent de fort jolies cho¬
ses touchant la maniere dont l’un &
l’autre avoient passé la nuit; carPres-
sine avoüa qu’elle avoit eu aussi ses
rêves & ses inquietudes ; enfin , leur
conversation ne fut interrompuë que
lors qu’il fut tems de partir pour aller
à la Ville de Scutari , qui etoit la
Capitale du Royaume.
Pressine fut surprise de l’Entrée su-
perbe qu’on luy fit ; tous les balcons
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Cependant, la Cour étoit curieuse
de sçavoir quelle étoit cette belle
Dame , & par quelle avanture le Roy
l’avoit amenée avec luy : Ce Prince,
qui n’en parla point à son coucher, fit
encore augmenter la curiosité ; il se
mit au lit , & passa la nuit dans de
terribles inquietudes. Sa passion l’a¬
gita si fort qu’il n’eut qu’un sommeil
interrompu; il s’étoit fait une idée si
vive de Pressine qu’il luy sembloit ne
l’avoir point quittee ; & même, comme
les ombres de la nuit donnent de la
hardiesse à un Amant , il se hazardoit
quelquefois à vouloir l’embrasser ; en¬
suite il luy demandoit pardon de sa
temerité ; mais le jour commençant à
paroître fit évanouïr toutes ses agrea¬
bles chimeres , & ne luy laissa que
son amour. Alors il eut des pensées
moins confuses ; il repassa dans son
esprit la declaration qu’il avoit faite
à Pressine , qui ayant tourné la chose
en galanterie ne luy avoit fait aucune
réponse positive : l’ardeur qui le de-
voroit n’etoit pas contente de cela ; il
voulut s’expliquer plus ouvertement

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disoit ce Prince , en regardant fixe-
ment Pressine , si je trouvois une per¬
sonne comme vous , Madame , qui
voulût essuyer mes larmes , je tâche¬
rois de me consoler de la mort d’une
Princesse que j’aimois tendrement.
Cette Personne seroit fort heureu-
se , Seigneur , repartit Pressine ; la
tendresse que vous avés euë pour la
premiere seroit d’un bon augure pour
la seconde. Au surplus, je ne me
flate pas d’avoir le merite que vous
croyés trouver en moy pour parvenir
à ce bonheur.
Vous n’en avés que trop, reprit le
Roy, j’en ay ressenti les effets au pre¬
mier instant que je vous ay vûë ; &
je sens du plaisir à laisser augmenter
dans mon coeur l’ardeur que vous y
avés fait naître.
Pressine rougit à cet aveu, & y ré-
pondit modestement ; toute la con¬
versation roula sur le même sujet ; elle
fut fort animée & tres galante ; enfin,
le Prince se retira pour laisser à sa nou-
velle Maîtresse la liberté de prendre
du repos.
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que fort loin, & des logis indignes
de recevoir une personne comme vous;
ces raisons m’engagent à vous prier de
prendre un apartement dans une mai¬
son de chasse que j’ay au bord de cette
forest.
Pressine aprés quelques difficultés
accepta cet office , & pendant qu’E¬
linas l’accompagnoit en luy tenant des
discours pleins de galanterie sur son
heureuse avanture ; le Cerf de meute
que couroient les Piqueurs du Roy
vint à passer proche d’eux , les chiens
en queue, & tous les Chasseurs ; de
sorte qu’étant sur ses fins , le Roy
donna à Pressine le plaisir de le voir
aux abois ; ensuite il la mena au Châ¬
teau, & la conduisit dans l’apartement
le plus propre.
Elinas passa la soirée avec cette belle
Dame, dont il devenoit de moment
en moment plus amoureux : Leur
entretien roula sur la puissance du
Royaume d’Albanie , sur l’heureuse
tranquilité de ses Peuples , sur la fa-
mille du Roy , sur la perte qu’il ve¬
noit de faire de la Reine. Helas !

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elle prit donc congé du Roy , & il luy
aida à monter à cheval.
Dés qu’elle fut éloignée , Elinas
qui avoit conçû de l’amour pour elle,
fut chagrin de l’avoir laissée partir
ainsi , & la suivit ; il rencontra en
chemin une partie de ses Gens, &
les congedia : Enfin, avançant dans
la forest, & marchant sur les traces
de la Dame, il la joignit, & l’aborda
avec un trouble d’esprit si grand qu’il
ne put proferer une seule parole. Pres¬
sine qui sçavoit tres-bien ce qui de¬
voit arriver de cette rencontre , luy
dit : Elinas, pourquoy me suivez¬
vous ? Le Roy s’entendant nommer
fut encore plus surpris qu’auparavant,
parce qu’il ne la connoissoit point ;
cependant , reprenant ses esprits , il
luy dit , Madame , puisque vous pas¬
sez par mes Estats, & que vous pa¬
roissez étrangere , je viens vous of¬
frir tout ce qui dépend de moy ; le
Soleil commence à tomber , & je ne
puis vous voir marcher seule de la
sorte ; je connois tres-bien ce Pays ,
vous ne trouverés point de retraite
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