Chapitre I

Elinas roy d’Albanie se marie avec Pressine la Fée.

MELUSINE étoit fille d’Elinas Roy d’Albanie, & de Pressine, laquelle il épousa en secondes noces.L’Histoire rapporte que Pressine étoit Fée, & que les Fées avoient le don de faire tout ce qu’il leur plaisoit, jusqu’à charmer les hommes qu’elles trouvoient à leur gré, & se marier avec eux, à certaines conditions, qui les rendoient heureux & puissans, s’ils les observoient ; & au contraire, tres-malheureux, quand ils faussoient leurs promesses.

L’avanture qui fit connoître Pressine à Elinas est particuliere. Ce Prince aprés la mort de sa femme s’étoit adonné à la chasse comme à un exercice afsez propre pour dissiper ses chagrins, parce qu’on est toujours en action. Un jour qu’il chassoit par une chaleur exeessive, il se trouva separé de sa suite, & ayant grand soif, il s’avança vers une fontaine où il entendit une Dame qui chantoit parfaitement bien; il approcha doucement, & s’arrêta quelque tems pour l’écouter ; mais le desir de la voir le pressant encore plus que la soif, il marcha vers la fontaine, & salua la Dame, qu’il trouva la plus belle personne du monde.

A peine eut-il achevé son compliment, sur l’heureuse rencontre qu’il faisoit, & receu celuy de la Dame, qui luy avoit répondu fort galament, qu’il vit arriver un Page tenant en main un tres-beau cheval, & le plus richement harnaché qu’il eût jamais vû. Ce Page dit à Pressine, en l’abordant : Madame, il est tems de partir, si vous le trouvez à propos; elle prit donc congé du Roy, & il luy aida à monter à cheval.

Dés qu’elle fut éloignée, Elinas qui avoit conçû de l’amour pour elle, fut chagrin de l’avoir laissée partir ainsi, & la suivit ; il rencontra en chemin une partie de ses Gens, & les congedia : Enfin, avançant dans la forest, & marchant sur les traces de la Dame, il la joignit, & l’aborda avec un trouble d’esprit si grand qu’il ne put proferer une seule parole. Pressine qui sçavoit tres-bien ce qui devoit arriver de cette rencontre, luy dit : Elinas, pourquoy me suivezvous ? Le Roy s’entendant nommer fut encore plus surpris qu’auparavant, parce qu’il ne la connoissoit point ; cependant, reprenant ses esprits, il luy dit, Madame, puisque vous passez par mes Estats, & que vous paroissez étrangere, je viens vous offrir tout ce qui dépend de moy ; le Soleil commence à tomber, & je ne puis vous voir marcher seule de la sorte ; je connois tres-bien ce Pays, vous ne trouverés point de retraite que fort loin, & des logis indignes de recevoir une personne comme vous; ces raisons m’engagent à vous prier de prendre un apartement dans une maison de chasse que j’ay au bord de cette forest.

Pressine aprés quelques difficultés accepta cet office, & pendant qu’Elinas l’accompagnoit en luy tenant des discours pleins de galanterie sur son heureuse avanture ; le Cerf de meute que couroient les Piqueurs du Roy vint à passer proche d’eux, les chiens en queue, & tous les Chasseurs ; de sorte qu’étant sur ses fins, le Roy donna à Pressine le plaisir de le voir aux abois ; ensuite il la mena au Château, & la conduisit dans l’apartement le plus propre.

Elinas passa la soirée avec cette belle Dame, dont il devenoit de moment en moment plus amoureux : Leur entretien roula sur la puissance du Royaume d’Albanie, sur l’heureuse tranquilité de ses Peuples, sur la famille du Roy, sur la perte qu’il venoit de faire de la Reine. Helas ! disoit ce Prince, en regardant fixement Pressine, si je trouvois une personne comme vous, Madame, qui voulût essuyer mes larmes, je tâcherois de me consoler de la mort d’une Princesse que j’aimois tendrement.

Cette Personne seroit fort heureuse, Seigneur, repartit Pressine ; la tendresse que vous avés euë pour la premiere seroit d’un bon augure pour la seconde. Au surplus, je ne me flate pas d’avoir le merite que vous croyés trouver en moy pour parvenir à ce bonheur.

Vous n’en avés que trop, reprit le Roy, j’en ay ressenti les effets au premier instant que je vous ay vûë ; & je sens du plaisir à laisser augmenter dans mon cœur l’ardeur que vous y avés fait naître.

Pressine rougit à cet aveu, & y répondit modestement ; toute la conversation roula sur le même sujet ; elle fut fort animée & tres galante ; enfin, le Prince se retira pour laisser à sa nouvelle Maîtresse la liberté de prendre du repos.

Cependant, la Cour étoit curieuse de sçavoir quelle étoit cette belle Dame, & par quelle avanture le Roy l’avoit amenée avec luy : Ce Prince, qui n’en parla point à son coucher, fit encore augmenter la curiosité ; il se mit au lit, & passa la nuit dans de terribles inquietudes. Sa passion l’agita si fort qu’il n’eut qu’un sommeil interrompu; il s’étoit fait une idée si vive de Pressine qu’il luy sembloit ne l’avoir point quittee ; & même, comme les ombres de la nuit donnent de la hardiesse à un Amant, il se hazardoit quelquefois à vouloir l’embrasser ; ensuite il luy demandoit pardon de sa temerité ; mais le jour commençant à paroître fit évanouïr toutes ses agreables chimeres, & ne luy laissa que son amour. Alors il eut des pensées moins confuses ; il repassa dans son esprit la declaration qu’il avoit faite à Pressine, qui ayant tourné la chose en galanterie ne luy avoit fait aucune réponse positive : l’ardeur qui le devoroit n’etoit pas contente de cela ; il voulut s’expliquer plus ouvertement pour l’obliger à se determiner, & le Soleil s’avançoit avec trop de lenteur pour le rendre heureux.

Dés que Pressine fut en état d’être vûë, le Roy entra dans sa chambre, d’un air qui témoignoit l’état de son cœur. Les premieres paroles de ce Prince furent des excuses de l’avoir reçûë dans un lieu si peu convenable à son merite, ajoûtant qu’il esperoit qu’elle en seroit bien tost recompensée par un Palais magnifique qu’il avoit envoyé luy preparer.

Pressine répondit au Roy fort spirituellement sur ses honnêtetez ; & tous les Courtisans s’étans retirés par respect, ils se dîrent de fort jolies choses touchant la maniere dont l’un & l’autre avoient passé la nuit; carPressine avoüa qu’elle avoit eu aussi ses rêves & ses inquietudes ; enfin, leur conversation ne fut interrompuë que lors qu’il fut tems de partir pour aller à la Ville de Scutari, qui etoit la Capitale du Royaume.

Pressine fut surprise de l’Entrée superbe qu’on luy fit ; tous les balcons des maisons étoient ornés de tapis tres-riches ; une affluence de Peuple bordoit les rues, & sa beauté surprenoit si fort qu’elle luy attiroit mille acclamations. Cette charmante Dame étoit assise à côté du Roy, dans une maniere de char, à découvert, & elle passa ainsi à travers la Ville comme en triomphe. Elinas étoit ravi d’entendre les acclamations du Peuple ; il les écoutoit avec joye, & comme des aplaudissemens à son choix.

Pressine reçut ensuite les complimens des Grands du Royaume & de toutes les Dames. La Cour étoit fort grosse pour lors, & chacun s’empressa, par l’ordre du Roi, à faire naître les plaisirs ; il ne se passoit point de jour que de nouveaux divertissemens ne se succedassent les uns aux autres, & l’amour du Roi les rendoit d’une magnificence extraordinaire. Enfin, sa passion vint à un tel point, qu’il propola à Pressine de l’épouser. Cette Dame reçut l’offre du Roi avec beaucoup de reconnoissance & de tendresse ; mais elle lui fit connoître que son cœur ne pouvoit s’accorder qu’à des conditions qui demandoient une fidelité inviolable sur un certain sujet qui paroissoit peu de chose, & qui cependant étoit d’une si grande importance pour elle, que son repos éternel en dépendoit.

Le Roi fut surpris à ce discours, & il lui demanda avec precipitation, ce que ce pouvoit être, l’asseurant qu’il n’y avoit rien au monde qu’il ne lui accordast pour avoir le bonheur de la posseder.

Pressine, se rendant à cette protestation, lui declara quelle vouloit qu’il lui promît de ne jamais avoir la curiosité de la voir pendant ses couches, & il le lui jura avec serment. Cet accord fait entr’eux, le Roi donna les ordres pour son mariage. Le bon esprit de Pressine, & sa douceur, firent que tout le monde parut content du choix que ce Prince faisoit d’elle ; cependant, on le blâmoit de prendre pour femme une personne dont la naissance & l’état lui étoient inconnus ; mais on ne sçavoit pas quo Pressine entraînoit, par une puissance secrette, la volonté du Roi, & que les mariages des Fées se faisoient d’une maniere extraordinaire.

Elinas vêcut tres-bien avec son Epouse ; Elle eut aussi pour le Roi toute la tendresse possible. Cette charmante union étoit d’un grand exemple dans le Royaume, & la vertu de la Reine servoit de modele à toutes les Dames. Cette Princesse étant devenuë grosse accoucha de trois filles à la fois. La premiere fut nommée Melusine; la seconde Melior; & la troisième Palatine.

Dans ce tems là le Roi étoit allé vers les frontieres de son Païs, & le Prince Nathas son fils, qu’il avoit eu de sa premiere femme, voyant la Reine accouchée si heureusement, prit la Poste, pour aller annoncer à son Pere qu’il avoit les trois plus belles Princesses qui fussent au monde.

Le Roi, ravi de cette nouvelle, fit si grande diligence qu’il arriva en peu de tems, & sans se souvenir de la promesse qu’il avoit faite à sa femme, entra brusquement dans sa chambre lors qu’elle baignoit ses filles, ce qui étoit mysterieux ; Pressine, l’apercevant, s’écria : Perfide, tu as violé ra parole, & tu t’en repentiras ; je sçai toutefois que c’est par le moyen de ton fils que ce malheur nous arrive ; mais j’en serai vengée quelque jour par un de mes Descendans, apuyé de ma Sœur, qui est Souveraine de l’Isle Perduë. Adieu, il ne m’est plus permis de rester en ces lieux. Achevant ces paroles, elle prit ses trois Enfans, sortit avec une extrême vitesse de son apartement, & ayant descendu l’escalier on la perdit de vûë.

Elinas, épouvanté de ce terrible accident, tomba dans un chagrin si profond qu’il ne faisoit que soupirer, & regretter sa chere Pressine qu il aimoit veritablement. Il resta plusieurs années dans cet état, & chacun disoit qu’il étoit ensorcelé. Cependant, la Noblesse d’Albanie voyant que le Roi étoit devenu incapable du Gouvernement, le déposa, & mit son Fils Nathas en sa place. Ce Prince eut toûjours de grands égards pour son Pere ; mais il lui arriva de terribles infortunes, & dont on trouve le recit dans l’Histoire de Geoffroi à la Grand-dent, fils de Melusine, de qui nous parlerons ci-aprés.

Pour en revenir à Pressine, elle se transporta en l’Isle Perduë. Cette Isle se nommoit ainsi, parce qu’aucun homme ne la pouvoit trouver que par Hazard, aprés même y avoir été plusieurs fois : Elle y éleva ses filles jusqu’à l’âge de quinze ans ; & tous les matins elle les menoit sur une haute montagne d’où elle découvroit l’Albanie, & leur disoit, en pleurant : Mes Enfans, vous voyés ce beau Païs, il vous a donné la naissance, vôtre Pere y regne & vous y eussiés vêcu heureuses, si ce malheureux homme n’avoit point violé la promesse qu’il m’avoit faite.

Pressine avoit tant de fois tenu ce discours à ses Filles, qu’étans parvenuës à l’âge que j’ai dit, Melusine, l’aînée, demanda un jour à sa mere ce que leur Pere avoit fait pour les priver d’un si grand bonheur ; & cette Mere affligée lui raconta lachose exactement. Mélusine qui conçut dans le moment le dessein de s’en venger, s’informa des chemins de ce Pais ; ensuite, elle engagea dans son entreprise Melior, & Palatine ses Sœurs; & elles firent si bien qu’elles allerent en Albanie, où elles enleverent Elinas, avec toutes ses richesses, & l’enfermerent, par un charme, dans une haute Montagne nommée Brandelois. Aprés cette expedition, elles vinrent en faire le recit à leur mere, qui leur dit : « Malheureuses, qu’avés-vous fait ? je ne laissois pas d’aimer vôtre Père quoi-qu’il en eût agi  de la sorte avec moi. Etoit-ce à vous de le punir ? Vous le serés vousmême ; & pour vous le faire connoître, Toy, Melusine, qui as engagé tes Sœurs à commettre ce crime, je te declare que tu seras tous  les Samedis Serpent depuis la ceinture jusqu’en bas; mais s’il se rencontre quelqu’un qui veuille t’épouser, fais qu’il te promette de ne te point voir ces jours-là ; tu vivras ton cours naturel, & mouras comme une autre femme. Il sortira de toi une puissante lignée qui regnera sur plusieurs Nations ; & si par malheur ton mari viole la promesse qu’il t’aura donnée, tu retomberas dans tes premières peines jusqu’au jour du Jugement. De plus, à chaque mutation des Seigneurs d’une Forteresse que tu auras fait bâtir miraculeusement, tu aparoîtras pendant trois jours consecutifs, & feras trois cris aux environs ; observant la même chose quand un homme de ta lignée devra mourir. Voilà la fatalité à laquelle tu es attachée.

Quant à toi, Melior, tu habiteras un superbe Château dans la grande Armenie, où tu garderas un Epreuvier, jusqu’à ce que le Redempteur vienne Juger les Hommes ; & tous les Chevaliers qui voudront y aller veiller la surveille de la veille du vingtiéme jour de Juin, sans sommeiller, recevront un don de ta main, quelque chose que ce soit, pourvu que ce présent ne concerne point ta Personne, quand ce seroit pour le mariage ; & ceux qui  voudront exiger tes embrassemens, soit d’amitié, ou de force, seront malheureux, de toute maniere, jusqu’à la neuvième generation.

Pour toy, Palatine, tu seras enfermée dans la Montagne de Guido, où je ferai transporter ton Pere avec ses tresors aprés sa mort, & tu y resteras jusqu’à ce qu’un Chevalier de nôtre Famille vienne te  délivrer, & enlever ces tresors pour s’en servir à la Conquête de la Terre Sainte. »

Aprés que ces trois Princesses eurent entendu leur destinée, la tristesse sempara de leur cœur : Elles quitterent leur mere, la larme à l’œil, & chacune suivit son sort ; Melusine prit le chemin des grandes Forests ; Melior alla au Château de l’Eprevier, & Palatine s’enferma dans la Montagne de Guido.

Quelque tems aprés Elinas mourut, Pressine vint l’ensevelir, & le fit transporter avec toutes ses richesses dans sa Montagne où étoit Palatine. Là elle fit ériger à son mari un Mausolée si magnifique, que jamais il ne s’en est vu de pareil. Il y avoit un grand nombre de chandeliers d’or, garnis de pierreries, & des lampes semblables, qui brûloient jour & nuit. On voyoit au pied de la tombe une Representation naturelle du Roy faite d’albâtre, qui lui ressembloit beaucoup. Cette Figure avoit la main droite appuyée sur une table de marbre noir, où l’avanture de ce malheureux Prince étoit écrite en lettres d’or. Pressine établir un Geant horrible, pour garder ces tresors jusqu’à la venuë de Geoffroy à la Grand-dent, dont nous venons de parler.