Chapitre V

Guy et Urian battent l’armée du Soudan, et délivrent le roy de Cipre. Guy succede à sa Couronne. Urian est élevé sur le Trône d’Armenie.

PENDANT que l’armée marchoit, Urian, & le Grand-Maître de Rhodes, à qui l’Aide de Camp avoit appris la funeste avanture qui étoit arrivée au Roy, prirent les devants, & trouverent Guy accablé de douleur dans l’apprehension où il étoit de voir avorter ses desseins. Il leur fit la lecture de la Lettre de la Princesse, & ils jugerent qu’il n’y avoit pas de tems à perdre pour forcer les retranchemens : de sorte que l’armée fut campée dans ce dessein, à une distance proportionnée.

Dés que l’arriere garde eut joint, Guy assembla le conseil de guerre, & exposa l’état où étoient les affaires : la resolution qu’on avoit prise fut confirmée, & chacun alla se preparer pour les attaques.

Le Soudan fut extrémement surpris, lors qu’il vit à la pointe du jour la Cavalerie des Chrétiens si proche de ses retranchemens. Il proposa à ses Generaux de faire une sortie pour essayer de l’éloigner ; mais ne voyant point paroître d’infanterie, ils crurent qu’elle étoit cachée derriere dans un fond où l’on pouvoit avoir dessein de les attirer : tellement qu’ils resolurent d’en observer seulement les mouvemens.

Cependant les Sarazins commençoient à s’inquieter de voir si prés d’eux des gens qui leur avoient déja donné des preuves de leur valeur. Cette crainte, dont j’ay parlé, s’augmentoit dans leur cœur à mesure qu’ils voyoient augmenter les troupes : car l’armée arrivoit peu à peu, & se campoit fierement à leur veuë sur un terrain inégal ; ce qui les empêchoit d’en connoître la force ; mais comme le propre de la peur est de multiplier les objets, ils s’imaginoient qu’elle étoit pour le moins aussi nombreuse que la leur.

Quant au Soudan, il fit cesser les attaques de la Ville à l’approche de l’armée, pour n’avoir plus d’autre soin que de visiter ses postes, & encourager ses troupes au combat. Il leur asseuroit, « Que les gens qu’ils voyoient n’étoient autre chose que les Milices du Royaume, jointes à un ramassis de Chrétiens, qui étoient recrus des fatigues de la mer. » Mais on persuade difficilement contre l’experience ; les deux rencontres où les Sarazins en étoient venus aux mains avec ces mêmes gens, leur prouvoient le contraire.

Toute la journée se passa en preparatifs de côté & d’autre, & dés que la nuit fut arrivée, Guy fit éteindre tous les feux de son camp, afin que les Sarazins ne pussent connoître le nombre des troupes qu’il disposeroit pour les attaques. Il en fit faire d’abord plusieurs seulement pour fatiguer les Ennemis, & pendant ce tems là l’armée se reposoit ; mais elle étoit sous les armes, afin d’être prête à repousser ceux qui oseroient sortir des retranchemens.

Enfin Guy, las de se joüer des Sarazins, & de donner la peine au Soudan de courir sans cesse inutilement d’un poste à un autre pour en appuyer la défense, fit insulter les retranchemens en six endroits differens par toute son armée : de ces six attaques il y en eut trois bonnes, & qui étoient des postes de suite, afin que ceux qui auroient forcé les premiers, fussent soûtenus & suivis par les autres. Chaque corps étoit de huit mille hommes. Il donna le commandement du premier à son frere, celuy du second au Grand Maître, & il se mit à la tête du troisième. Quant au Gouverneur de Limisson, il luy abandonna la conduite des fausses attaques.

Ces troupes donnerent toutes en même tems, & les Sarazins, fatiguez des precedentes allarmes, laisserent prendre aux Chrétiens de grands avantages, ne pouvans s’imaginer que ce fût un combat réel ; mais reconnoissans au moyen des feux qu’ils avoient allumez, que le nombre augmentoit, & que plusieurs avoient déja gagné les parapets, ils se mirent dans une veritable défense.

Cependant l’ardeur des Chrétiens se signaloit de tous côtez, & particulierement à l’attaque de Guy. Il avoit choisi le quartier, où la nuit precedente il avoit assommé tous les Sarazins qui avoient osé sortir des retranchemens. Les troupes qui gardoient cet endroit, se souvenoient fort de la valeur qu’elles avoient remarquée dans les gens avec qui elles avoient eu à faire. C’est pourquoy retrouvant cette même valeur, elles luy disputerent si foiblement ce passage, que Guy se rendit maître en peu de tems de ce poste. Il en fit avertir aussi-tôt les autres Commandans, qui le suivirent, excepté Urian, qui ne le joignit qu’aprés avoir aussi forcé l’endroit qu’il attaquoit.

L’épouvante s’étoit jettée si universellement parmy les Sarazins, qu’ils fuyoient en déroute de toutes parts, & le Soudan ne sçut que les Chrétiens avoient forcé ses retranchemens, que par les fuyards. Il ramassa donc au plus vîte tous ceux qui avoient la fermeté de le suivre, & il vint droit à Guy, qui faisant mettre ses troupes en bataille, à mesure qu’elles entroient, marchoit en victorieux, au son des trompettes, & avec les drapeaux déployez.

Le Soudan fut étonné de voir la tête de cette armée marcher si fierement, & en si bon ordre. Comme le jour étoit déja grand, il remarquoit encore, que les Pionniers avoient abbattu un long espace de ses retranchemens, & que toutes les troupes avançoient à grands pas. Il n’avoit qu’environ deux mille combattans avec luy ; toutefois il ne laissa pas de se jetter en desesperé parmy les Chrétiens, frappant à droite & à gauche avec une terrible hache d’armes qu’il tenoit à deux mains. C’étoit un grand homme fort bien fait ; c’est pourquoy Guy le connut à son air guerrier, & le Soudan s’imagina aussi que le Chevalier qui marchoit à la tête des Chrétiens, & avoit tres-bonne mine, étoit ce Guy qui l’avoit chassé du cœur de sa Maîtresse.

Ces deux Rivaux s’étant ainsi reconnus, s’avancerent d’un même pas l’un contre l’autre, & le Soudan se trouvant à portée, s’efforça d’atteindre la tête de Guy du tranchant de sa hache ; mais il évita le coup en se panchant sur le cou de son cheval & l’effort que ce barbare fit, fut si grand, que la hache en baissant s’échapa de ses mains, entraînée par son poids. Alors Guy s’étant redressé, luy donna un coup d’estramaçon si violent entre le cou & l’épaule gauche, qu’il le fit pancher sur le pommeau de sa selle ; ensuite voulant dégager son sabre, qui se trouvoit retenu parmy la fracture des os, il l’attira à luy, & le précipita à bas de son cheval : au même tems les deux mille Sarazins qui le suivoient furent taillez en pieces, & Guy fit aussi tost plusieurs détachemens pour suivre les fuyards.

Dans ces entrefaites la Garnison de Famagouste, qui avoit pris les armes au premier bruit, estoit sortie dés qu’elle avoit aperçu la déroute des Ennemis, & la plus grande partie avoit couru au Port, par ordre du Roy, pour s’emparer des Vaisseaux, ce qu’elle avoit executé heureusement, les ayant pris tous, à l’exception de deux, qui étoient déja à la voile. Ce conseil venoit du Gouverneur de Limisson, qui avoit esté le premier annoncer au Roy que les retranchemens estoient forcez. Guy avoit eu aussi la même précaution, car il avoit envoyé vers la mer un gros détachement sous la conduite du Grand-Maître ; de manière que tous les Sarazins qui prirent la fuite du côté du Port, furent passez au fil de l’épée ; l’ordre estant donné de ne faire de quartier à pas un ; mais ils vendirent leur vie fort cher ; car se voyans hors d’espoir de salut, ils se ralierent plusieurs fois ; & comme l’endroit où se trouvoient leurs Vaisseaux étoit un rendez-vous naturel que leur inspiroit la peur, ils s’y rencontrerent en si grand nombre, & firent de si violens efforts pour s’en rendre Maîtres, que Guy en estant averty fut contraint d’y aller pour les exterminer.

Cependant le Roy & la Princesse avoient envoyé leurs premiers Barons, pour feliciter les deux jeunes Heros de leurs Victoires : Ils les rencontrerent dans le Pavillon du Soudan, où Guy, à qui l’on avoit aporté la Cassette de ce Barbare, venoit de lire la Lettre du Roy, & celle d’Hermine, qu’il y avoit trouvées. Il faisoit alors toutes les reflexions que l’Amour & la Gloire pouvoient luy inspirer. Il étoit ravy de connoître l’état du cœur de la Princesse, qui s’expliquoit si clairement dans cette Lettre, & il se flattoit en secret de la Couronne qu’elle luy offroit par sa derniere, avec autant d’esprit que de tendresse.

Urian étant averty de la venuë des Barons, alla au – devant d’eux pour les introduire auprés de son Frere. Les Envoyez les saluerent tous deux de la part du Roy & de la Princesse, & les asseurerent que Sa Majesté seroit venuë elle même leur témoigner l’extrême obligation qu’elle leur avoit, si elle n’étoit pas retenuë au lit, par la blessure qu’elle avoit reçuë dans le dernier assaut.

Ces deux Seigneurs, qui étoient fort chagrins de ce malheur, s’informerent, avec grand soin, de l’état de la playe du Roy, & aprenant qu’elle étoit tres-dangereuse, parce que le dard dont Sa Majesté avoit esté blessée estoit empoisonné, ils monterent aussi – tost à cheval, & le GrandMaître de Rhodes étant survenu, ils allerent ensemble témoigner au Roy la douleur dont ils étoient penetrez.

Cependant, le Peuple qui étoit accouru au-devant d’eux se jettoit à genoux à leur veuë ; & les nommoit, avec acclamation, les Liberateurs du Royaume. Ce Peuple transporté de joye sembloit n’avoir pas assez d’yeux pour les regarder ; & sur tout, il admiroit la majesté qui paroissoit dans la personne de Guy.

Lorsque les Victorieux arriverent à la Ville, ils trouverent que les ruës estoient tenduës de tapisseries, & ils passerent au milieu de tous les Officiers de la Couronne qui étoient venus à leur rencontre. La Princesse même, impatiente de voir son Vainqueur, se presenta aux portes du Palais pour le recevoir, suivie de toutes les Dames de la Cour magnifiquement vétuës.

Il est difficile d’exprimer les mouvemens du cœur de Guy, & de celuy d’Hermine, au moment de leur entreveuë. La Princesse sentit une émotion extraordinaire qui la fit rougir extrêmement. D’autre côté la puissance de ses charmes excita une espece de tremblement dans la personne du Heros, que toute l’Armée des Sarazins n’avoit pas eu le pouvoir de faire naître. Hermine se posseda neanmoins assez pour témoigner aux deux freres combien le Roy, & elle, leur étoient obligez d’être venus de si loin pour entreprendre leur défense, & elle s’excusoit de ce que la fâcheuse conjoncture des affaires estoit cause qu’on ne leur faisoit pas un triomphe digne de la victoire qu’ils venoient de remporter.

Guy, & Urian répondirent à la Princesse en des termes qui luy donnerent beaucoup de plaisir à entendre ; & pendant qu’ils s’entretenoient de la sorte ils arriverent à la Chambre du Roy, qui les voyant entrer se mit sur son seant, & embrassa tendrement ces deux Seigneurs. Il donna toutes les loüanges qu’il put à la grandeur de leur entreprise, & à son heureuse execution. Il combla de gloire leur valeur, & celle des troupes qu’ils conduisoient ; élevant sur tout les François qui avoient fait, à ce qu’on luy avoit raporté, les plus grandes actions de cette journée. Enfin il avoüoit tout haut, qu’il devoit à ces Guerriers le rétablissement de son honneur, & le maintien de sa Couronne. Le Grand-Maître eut aussi sa part de ces loüanges, & de ces remerciemens, parce qu’en effet les Chevaliers de Rhodes s’etoient comportez dés le commencement de cette guerre, avec beaucoup de bravoure & de zele, pour procurer du secours à ce Royaume.

Le Roy prononça son discours avec tant d’ardeur, que sa playe jetta beaucoup de sang ; ce qui le fit tomber en foiblesse, & allarma tout le monde. La Princesse étoit fort triste de l’état où elle voyoit son pere, & cet accident s’opposoit cruellement à la joye qu’elle pouvoit avoir de contempler un Heros, à qui elle devoit la liberté, & peut être la vie. Ce visage extraordinaire, qui s’offroit à ses yeux, & qui surprenoit un chacun, ne luy parut point un defaut : on n’en trouve jamais dans ce qu’on aime. Elle se persuadoit que la Nature l’avoit fait exprés de cette forme, pour montrer qu’elle avoit voulu rendre ce Guerrier sans pareil de toute maniere. C’étoit les reflexions qui l’occupoient, pendant que le Roy faisoit l’éloge des Victorieux ; mais quand il tomba en foiblesse, elle n’eut plus d’attention qu’à sa douleur, & chacun sortit de la chambre du Prince, pour laisser les Medecins en liberté d’appliquer leurs remedes.

Guy & Urian, qui étoient encore couverts de la poussiere du camp & de la pesanteur de leurs armes, furent conduits dans des apartemens magnifiques, qu’on leur avoit preparez, & celuy de Guy se trouva par hazard assez prés de la chambre d’Hermine. Cette Princesse s’y étoit retirée aprés que le Roy fut revenu de sa foiblesse. Guy prit cette occasion pour luy rendre visite. Il la trouva fondante en larmes, & elle luy parut tres-charmante dans cet état, parce qu’il y a des femmes qui pleurent sans grimace, & ont un air si tendre, qu’elles en paroissent plus agreables ; mais ces belles pleureuses sont rares.

Guy fut également touché de voir Hermine briller de tant d’appas, & se montrer en même tems penetrée de tant de douleur. Comment se peut-il faire, Madame, luy dit-il en l’abordant, que vous travailliez si vivement à alterer vôtre santé ? Croyez vous rétablir celle du Roy en détruisant la vôtre ?

Ah, Seigneur ! répondit elle, je fais peu de cas de la mienne si celle du Roy me manque ; & elle est sur le point de me manquer : car son mal augmente à vûë d’œil. Ouy, Seigneur, je ne pourray survivre à la perte de mon pere. Deux choses m’enfermeront dans son tombeau; l’extréme tendresse que j’ay pour luy, & l’état malheureux de ce Royaume.

Quant à cette premiere cause de vôtre douleur, ma belle Princesse, repartit ce jeune Heros, je laisse à vôtre raison le soin de la guerir ; mais je m’offre tout entier pour remedier à la seconde, & je suis seur d’y réüssir.

Je vous ay déja de si grandes obligations, Seigneur, reprit Hermine, que je n’ose en exiger encore de vôtre generosité : car de quelle maniere pourrois je satisfaire à tant de graces ?

En suivant le penchant que vous témoignez avoir par vos Lettres, Madame, ajoûta cet Amant : ces precieuses Lettres que j’ay reluës cent fois, & dont ma bonne fortune vient d’augmenter le nombre. En disant ces paroles, il tira de sa poche la Lettre de la Princesse, que le Soudan avoit interceptée, & luy raconta de quelle maniere il venoit de la recouvrer.

Hermine, qui se souvenoit tres-bien du stile dont cette Lettre étoit écrite, rougit en jettant les yeux dessus ; ce qui porta Guy à luy dire : Quoy, ma charmante Princesse, vous rougissez à la veuë de ce papier ! Avez vous honte d’avoir conçû les sentimens qu’il renferme ?

Tant s’en faut, Seigneur, reprit Hermine, ces sentimens partent d’un fond d’estime, qui vous est trop avantageux, pour en ressentir la moindre peine. Heureuse si je puis trouver le reciproque, &….

Pouvez-vous craindre à ce sujet interrompit cet Amant avec precipitation, & reconnoissez vous si peu le pouvoir de vos charmes ?

Comme il achevoit ces paroles, on vint avertir la Princesse que le Roy étoit tombé dans une seconde foiblesse. Elle y courut aussi-tôt, & laissa son Amant penetré de joye. Il faisoit mille reflexions touchant la Couronne de Cipre, qu’il pouvoit se mettre sur la tête en épousant Hermine, & il admiroit les effets de la providence de Dieu, qui étoient conformes aux predictions de sa Mere.

Guy, sortant de l’apartement de sa Maîtresse, alla raconter à son frere la conversation qu’il avoit euë avec elle. Ensuite ils aviserent aux moyens de faire réüssir le dessein dont je viens de parler ; & le Grand-Maître leur parut fort propre à l’inspirer au Roy. Il n’eut pas de peine à réüssir dans sa negotiation : car il trouva le Prince tout disposé à ce mariage. Il avoit déja jetté les yeux sur Guy, à ce sujet, dés qu’il avoit commencé à sentir que le venin se glissant vers les parties nobles de son corps, luy ôtoit toute esperance de réchaper. Sa veuë étoit d’assurer la Couronne à sa fille pendant le peu de tems qui luy restoit à vivre, apprehendant qu’aprés sa mort les Grands de son Royaume ne prissent les armes pour se disputer la possession de l’une & de l’autre. Il s’en étoit même expliqué avec la Princesse ; & c’est ce qui avoit autorissé l’ouverture du cœur qu’elle avoit faite avec son Amant.

Le Grand Maître fut chargé par Sa Majesté d’assurer son Liberateur, qu’il avoit prevenu son dessein, & qu’il luy accordoit avec plaisir sa demande; puis qu’elle affermissoit le repos de son Royaume ; ce qui étoit la seule consolation qui luy restoit en mourant.

Guy reçut une joye incroyable de cette réponse ; & comme le Roy desiroit luy parler sur cette affaire, il alla le trouver, accompagné de son frere, & du Grand-Maître. Ce Prince l’embrassa avec beaucoup de tendresse, & le remercia de l’honneur qu’il faisoit à sa fille. Il luy dit la joye qu’il ressentoit de ce que le Ciel leur avoit inspiré en même tems de pareils sentimens ; l’avantage que le Royaume alloit recevoir d’une si puissante alliance, & le bonheur qui arrivoit à la Princesse, d’avoir l’appuy d’un si vaillant homme, pour soûtenir ses droits sur une Couronne qui luy apartenoit, & que toutefois on luy auroit disputée aprés sa mort, sans cet heureux secours. Qu’au reste il étoit tems d’executer leur dessein, parce qu’il sentoit que le venin aprochoit insensiblement de son cœur.

Ces dernieres paroles toucherent extrémement ce jeune Heros, & elles suspendirent pour quelques momens l’excés de sa joye. Il répondit au Roy en des termes proportionnez à la grace qu’il luy faisoit, & il luy promit avec serment de soûtenir, aux dépens de sa vie, les precieux interêts qu’il luy remettoit entre les mains. Dans le même tems le Roy envoya querir Hermine, & luy demanda son consentement ; elle le donna, & Guy se jetta aux pieds de la Princesse, pour luy témoigner qu’il recevoit le don de avec toute la reconnoissance possible, & luy faisoit en même tems hommage du sien.

Ces conventions étant faites, le Roy pria le Grand Maître de voir les Barons les plus considerables, & les premiers Officiers de la Couronne, pour les pressentir au sujet de cette alliance ; & leur dire qu’il la tenoit resoluë, dans l’apprehension que le Roy avoit de mourir bien-tôt. Il trouva les esprits fort partagez. Ceux qui avoient interêt de broüiller les affaires pour accommoder les leurs, alleguoient mille raisons ; & entre autres, ils improuvoient fort qu’on donnât la Princesse & le Royaume à un étranger. Ils n’osoient toutefois en dire davantage, parce qu’ils apprehendoient sa valeur. Les autres, qui étoient en plus grand nombre, mais qui se trouvoient plus soumis, parce qu’ils étoient moins puissans, remettoient les choses à la volonté du Roy. Cependant tous ensemble ne paroissoient point satisfaits de voir passer le Royaume en des mains étrangeres.

Pendant que le Grand-Maître étoit occupé à ces conferences, les deux freres, qui avoient donné ordre de poursuivre les fuyards, & de rassembler toutes les dépoüilles de cette nombreuse armée, qu’ils venoient de détruire, étoient allez au Camp, où ils travailloient à les partager entre les soldats, & s’attachoient à donner les lots les plus considerables aux troupes du Royaume, pour s’attirer leur affection. Ce qui leur réüssit ; car un peu aprés le bruit s’étant répandu du dessein du Roy, les troupes en témoignerent tant de joye, que les mécontents, qui avoient déja formé quelques desseins de revolte, n’oserent tenter des cœurs qui paroissoient si pleins de satisfaction.

Cependant le Grand-Maître informa le Roy de la disposition des esprits ; mais comme c’étoit un Prince absolu, & qui n’avoit encore rien perdu de sa fermeté, quoi qu’il fût dans un état desesperé, il envoya ordre le même jour à tous les Grands du Royaume, de le venir trouver, & il leur declara nettement la resolution qu’il avoit prise, de donner sa fille, & sa Couronne à Guy de Lusignan, ajoûtant « qu’il ne pouvoit les confier en de meilleures mains que dans celles du Heros que Dieu venoit d’envoyer pour les délivrer du joug des Mahometans ; Que ce Guerrier avoit toutes les qualitez pour porter non pas une simple Couronne, mais celle d’un Empire ; Qu’il étoit d’une Maison digne de la posseder, & qu’enfin le Ciel luy avoit inspiré de faire ce choix, pour affermir le repos de ses Etats. »

Le Roy parla avec tant d’autorité, qu’il n’entendit autour de son lit qu’un consentement general. C’est pourquoy sentant que sa fin approchoit, il fit disposer tout pour les nôces, aprés avoir pris le conseil de Guy, qui ne bougeoit de sa chambre, depuis la declaration du Roy, & y recevoit même les complimens de toute la Cour. Enfin la celebration du mariage fut faite le lendemain par l’Archevêque de Nicosie, en presence de Sa Majesté, qui survécut peu de tems à ce contentement.

Le jour même que Guy épousa Hermine, le Roy voulut qu’ils fussent couronnez, & que le lendemain ils reçûssent ensemble le serment de fidelité de leurs Sujets. La ceremonie s’en fit avec la magnificence accoutumée, & le peuple en témoigna sa joye par des festins publics, & par toutes les marques exterieures qu’il en put donner.

Pendant ce tems le Roy s’affoiblissoit de moment en moment; car le venin luy gagnoit le cœur, & dés que cette partie fut attaquée, il mourut. Le nouveau Roy luy fit faire des obseques dignes de sa grandeur ; & aprés qu’il se fut aquitté de ce devoir, il s’appliqua à regler les affaires de l’Etat, qui avoient souffert une grande alteration depuis la descente des Sarazins.

Il est à remarquer, que le nouveau Roy ne faisoit rien de considerable qu’il ne consultât la Reine ; qu’il aimoit parfaitement, & il trouvoit dans cette Princesse tout ce qui pouvoit rendre heureux un époux, qui n’auroit pas eu une Couronne. C’est ainsi que les mariages, qui partent du Ciel, entretiennent les cœurs dans une union pleine de charmes.

Aprés que ce Prince eut rétabli le bon ordre & l’abondance dans Famagouste, par laquelle il voulut commencer, comme ayant le plus souffert, prit la resolution d’aller avec la Reine visiter toutes les Villes de son Royaume ; mais auparavant il composa une grosse flotte, tant des Vaisseaux qu’il avoit pris aux Sarazins, que de ceux qu’il avoit amenez, & d’autres bâtimens du pays ; ensuite les chargeant d’un grand nombre de troupes, toutes Cipriennes & Rhodiennes : car il garda les François auprés de luy par précaution ; il forma une puissante armée navale, & pria son frere, & le GrandMaître de se mettre en mer, pour reconnoître si les alliez du Soudan ne viendroient pas vanger sa mort.

Dés que la flotte eut fait voile, le Roy partit pour la visite de ses Places. Il fut reçu par tout avec des acclamatiors generales ; & sur tout, on luy fit une Entrée triomphante dans Nicosie, qui étoit la Capitale. Chacun admiroit la Majesté de sa Personne, & son air martial. Il n’avoit conservé pour luy de toutes les dépoüilles des Sarazins, que cette terrible hache d’armes qu’il avoit euë à la mort du Soudan. Il la portoit comme une marque illustre de la victoire qu’il avoit remporté sur ce formidable Turc ; & chacun la regardoit avec admiration.

Ce Prince fit ainsi le tour de son Royaume. Aprés avoir reglé toutes les affaires, & pourvû à la seureté de ses Places, il retourna à Famagouste, où il s’apliqua à se faire un Plan pour établir un bon gouvernement dans ses Estats. Au milieu de ces occupations il songeoit au dessein qu’il avoit pris dés qu’il fut monté sur le Trône de Cipre, de donner à ses parens des nouvelles de son élevation ; & pour l’executer il avoit resolu d’attendre qu’il s’en vist le tranquile possesseur ; c’est pourquoy aprés son retour il fit appareiller quelques Vaisseaux, qu’il avoit donné ordre avant son depart de radouber; il les chargea de plusieurs Etendards des Sarazins, & de tous ceux qui voulurent s’en retourner en France; il en donna la conduite à un de ses Lieutenans Generaux, auquel il confia ses Lettres, & cette petite escadre fit une heureuse navigation.

Cependant Urian, & le GrandMaistre parcouroient la mer, pour observer si les Sarazins paroistroient, & ils voguoient déja depuis quelques jours, lors qu’ils apperçurent une Flotte qui s’efforçoit de prendre le vent sur eux. Aussi-tost ils se preparerent au combat; mais s’étans approchez, ils reconnurent que c’étoit des Vaisseaux Armeniens, & l’on envoya un esquif, qui raporta qu’ils estoient chargez des Troupes, que le Roy d’Armenie envoyoit au secours du Roy de Cipre son beau – frere ; tellement que les Commandans des deux Armées s’étans abouchez, les Armeniens aprirent la levée du Siege de Famagouste, la mort du Soudan de Damas, la défaite entiere de ses Troupes ; & aprés cette nouvelle ils trouverent à propos de ne pas aller plus avant ; mais comme les Armeniens étoient encore assez prés de leur pays, ils inviterent Urian & le Grand-Maistre à venir voir le Roy qui étoit à Crury ; ils y consentirent d’autant plus volontiers, qu’il ne paroissoit en mer aucuns Sarazins, & que le Grand-Maistre fut bien aise de trouver cette occasion pour saluer le Roy d’Armenie, qui estoit son allié.

Pendant la route les Commandans de ces deux Flottes parlerent beaucoup de l’état malheureux où estoient les Princes Chrétiens de se voir exposez de toutes parts aux insultes continuelles des Mahometans ; que cependant les affaires pouvoient changer de face par la ruïne d’une aussi grande Armée que celle du Soudan de Damas, qui passoit pour le plus puissant d’entre eux ; Ils convenoient tous que Dieu seul avoit inspiré cette haute entreprise aux Seigneurs de Lusignan, & que le Royaume de Cipre alloit devenir florissant sous le Gouvernement d’un Roy si genereux. » Ensuite les Officiers Armeniens informerent le Grand-Maistre de l’état de leur païs, qui auroit esté sans doute attaqué par les Infidelles, sans l’occupation qu’ils avoient en Cipre, & que leur Prince en avoit reçu des avis certains qui luy avoient donné de grandes aprehensions, aussi-bien qu’à la Princesse Florie sa fille, laquelle craignoit le sort de sa cousine, parce que les jeunes Princes Sarrazins, qui frequentoient les Cours des Roys Chrétiens, lorsqu’ils n’étoient point en guerre, devenoient facilement amoureux des Princesses, & les vouloient avoir en mariage ; ce qui repugnoit infiniment à de jeunes cœurs, qui étans élevez dans la douceur des vertus du Christianisme, regardoient avec horreur la necessité de vivre parmy les Barbares, dont les actions estoient entierement oposées à celles qu’elles pratiquoient.

Cet entretien donna lieu au GrandMaistre de Rhodes de parler des belles qualitez que possedoit la Princesse Florie, & il en fit un portrait si avantageux, qu’il donna une grande envie à Urian de la voir. Ce Seigneur fut bien-tost satisfait, car les Flottes étoient déja à la vûë de Crury. Le Grand-Maistre trouva donc à propos d’envoyer annoncer au Roy leur arrivée, & le réjouïr, par avance, des heureuses nouvelles qu’ils luy apportoient.

Quand le Roy d’Armenie, & la Princesse sa fille aprirent la déroute du Soudan, ils en furent ravis, parce que c’étoit le plus grand Ennemy de leur Maison. Ils admiroient les effets surprenans de la Providence divine, qui avoit fait partir d’un païs si éloigné ces Heros, pour venir delivrer une terre Chrétienne du joug affreux de Mahomet, & y regner ensuite pour la conserver dans son bonheur. Mais ils furent tres affligez de la mort du Roy de Cipre.

Cependant les deux Flottes entrerent dans le Port. Dés que le Roy en fut averty, il alla luy-même audevant d’Urian & du Grand Maître, & les reçut avec tous les témoignages d’une extrême tendresse. Aprés les premiers complimens, ce Monarque les conduisit à l’apartement de la Princesse Florie, qui fut surprise à la vûë d’Urian, quoy qu’elle eût esté avertie qu’il avoit un œil plus haut que l’autre ; mais le bon air, & les autres avantages qu’elle remarquoit dans sa personne, joints au recit qu’on luy avoit fait de sa valeur, & de l’estime qu’il avoit pour elle, diminuoient ce deffaut à ses yeux, & la portoient à ne pas le regarder avec indifference. Urian de son costé avoit esté preparé par les discours du Grand – Maistre à aprocher de cette Princesse avec de semblables dispositions, & sa vûë acheva de l’engager à l’aimer.

Ces mouvemens agitoient leurs cœurs, quand le Grand-Maistre, à la priere du Roy, fit un recit exact de tout ce qui estoit arrivé depuis le premier combat fait à la hauteur de Rhodes, jusqu’au Couronnement de Guy. Le Roy en fut si charmé, qu’il ne pouvoit se lasser de loüer la valeur de ces deux jeunes Princes. Quant à Florie, elle envioit en secret le bonheur de sa Cousine.

Aprés ce recit, le Roy songea à procurer tous les plaisirs qu’il put à ces Seigneurs. Ce ne furent que divertissemens pendant qu’ils resterent en Armenie. La Princesse les diversifioit agreablement chaque jour, & les accompagnoit de toute la galanterie imaginable. Les Dames de sa Cour s’y occupoient aussi de tout leur cœur, & l’amour y avoit la meilleure part. Urian estoit fort assidu auprés de la Princesse, le Roy même aprouvoit ses soins, & le GrandMaistre, qui donnoit volontiers les mains aux Unions, travailloit de tout son pouvoir à cette alliance.

Un mois se passa ainsi parmy les plaisirs, & Urian se délassoit fort agreablement des fatigues de la guerre, lors qu’un Vaisseau Armenien arriva à Crury, & donna avis qu’il avoit vû une armée navale de Sarazins, qui prenoit la route de Cipre.

Cette nouvelle interrompit les amours, & Urian, sensible à son devoir, prit aussi-tôt congé du Roy, qui fut également fâché de l’arrivée des Sarazins, & du depart de ses amis. Urian fut regretté de toute la Cour, & particulierement de la Princesse, qui s’étoit fait une douce habitude de le voir, & de le regarder comme un homme qu’il luy étoit permis d’aimer.

La flotte n’eut pas plutôt mis à la voile, qu’un grand vent s’éleva, & la fit souffrir beaucoup pendant quelque jours, quoi qu’il la portât du côté où elle devoit aller; mais cet accident produisit un bonheur : car la même tempête ayant surpris l’armée navale des Infideles, le General de l’Artillerie s’en trouva separé, avec son équipage, qui étoit composé de sept Vaisseaux; comme à la pointe du jour, les vents s’étant calmez, il reprenoit la route de Cipre, la flotte Chrétienne qui l’aperçut, fit force de voile, l’attaqua, & prit les sept Vaisseaux ; mais le General se sauva luy sixiéme dans une Galliotte, sans qu’on y prît garde.

L’on aprit par les prisonniers, que Brandimont Roy de Syrie, oncle du Soudan de Damas, & le Caliphe de Bandas, ayant apris la mort du Soudan, & la déroute de son armée, avoient assemblé soixante mille hommes, & alloient avec une grosse flotte en Cipre ; mais que la tempête les ayant surpris, les avoit separez.

Aprés cette nouvelle, Urian fit jetter à la mer tous les Sarazins qui avoient échapé à la mort, excepté deux cens les mieux faits, qu’il envoya à Crury sous la conduite d’un Chevalier de Rhodes, avec trois des plus grands Vaisseaux ; & luy donna ordre d’offrir de sa part à la Princesse les Prisonniers & deux Vaisseaux, & de ramener en Cipre le troisiéme, avec tous les Matelots ; le chargeant aussi de faire au Roy le recit de l’action, & de rendre à la Princesse la Lettre qui suit.

Charmante Princesse, je vous offre, comme à ma Divinité tutelaire les prémices de cette Campagne, qui commence assez heureusement contre nos Ennemis ; puisque je viens de prendre sept de leurs plus gros Vaisseaux, & tout leur équipage d’artillerie. Je vous en envoye deux avec un nombre de prisonniers. Je voudrois pouvoir vous assujettir l’Univers, & charger de vos chaînes toutes les Nations, pour me voir à la tête de vos esclaves. Tenez-moy compte de ce grand dessein, & si je ne puis l’effectuer, la possession de vôtre cœur me tiendra lieu de l’Empire du monde.

Aprés le depart du Chevalier, Urian pria le Grand-Maître d’accepter les quatre autres Vaisseaux, & on les envoya à Rhodes. Sur le soir, la flotte voguant par un bon vent, rencontra une barque, qui donna avis de l’arrivée de l’armée des Sarazins en Cipre, & assura, que le Roy n’avoit pas été surpris, parce qu’il avoit été averti par un Brigantin de Rhodes, qui l’avoit rencontré. Qu’aussi – tôt il avoit envoyé des ordres à toutes les Gardes de la Côte de faire promptement leurs signaux, pour marquer l’endroit où les Ennemis tenteroient le débarquement, & que peu de tems aprés le Roy, qui tenoit la campagne, avoit vû les feux de garde en garde incliner du côté du Port de Limisson ; mais que les Infideles y ayant été vigoureusement reçûs, avoient pris le party de débarquer prés de là à un petit Port, où étoit une Abbaye de S. André ; ce que le Roy leur avoit laissé executer tranquillement, dans l’asseurance qu’il avoit que pas un ne retourneroit en son pays.

Des nouvelles si positives firent prendre à Urian, & au Grand Maître, les mesures qu’ils trouverent à propos, & ce fut d’aller à la hauteur de S. André, pour considerer la disposition des Sarazins. Quand ils furent en lieu d’où ils les distinguoient facilement, ils jugerent qu’ils ne pouvoient rien faire de plus avantageux, que de brûler les Vaisseaux qui les avoient apportez. Dans ce dessein, ils allerent les attaquer avec tant de valeur, qu’ils s’en rendirent les maîtres, & passerent au fil de l’épée quatre mille hommes qui les gardoient. Le Roy Brandimont, & le Caliphe ne purent avoir au même tems nouvelle de cette perte parce que tous ces Vaisseaux n’aïant pû contenir dans le petit Port de S. André, se trouvoient à l’ancre dans une plage voisine.

Pendant ce tems-là le Roy observoit ses Ennemis de prés, & les laissoit avancer, pour les attirer dans certains défilez, dont ils prenoient la route. D’autre côté la flotte étant entrée dans le port de Limisson, Urian fit débarquer ses troupes, & marcha pour joindre son frere. Le Roy eut beaucoup de joye de le revoir, & elle redoubla, lors qu’aprés luy avoir parlé de la bonne reception qu’on luy avoit faite à la Cour d’Armenie, il luy raconta la prise des sept Vaisseaux, qui portoient la meilleure partie de l’artillerie des Ennemis, & l’incendie de tous les bâtimens qu’ils avoient trouvez dans la plage de S. André.

A cette nouvelle on tint conseil, & il fut resolu qu’on iroit attaquer les Sarazins ; mais comme il leur restoit encore des Vaisseaux, qu’Urian n’avoit pas aperçus, parce qu’ils étoient à couvert dans le Port de S. André, le Roy pria le Grand Maître de tenir la mer pendant qu’il attaqueroit les Infideles, afin qu’il n’en échapât aucun.

Dans ces entrefaites l’Admiral de Damas s’étant retiré à S. André, vint annoncer au Caliphe, & à Brandimont les pertes qu’ils venoient de faire. Ils en furent tres-affligez, & cette disgrace ne se put si bien cacher, que toute l’armée ne la sçût. L’épouvante s’empara des cœurs, & le Roy, qui par ses espions apprit la disposition des Sarazins, les surprit avant même qu’ils fussent arrivez aux défilez dont j’ay parlé, & les tailla en pieces. Brandimont fut tué dans la bataille ; & le Caliphe, qui s’étoit sauvé à S. André, monta sur les Vaisseaux qu’il y faisoit garder depuis l’arrivée de l’Admiral ; mais dés qu’il parut en mer, il fut attaqué par le Grand Maître, à qui tous les Vaisseaux se rendirent sans combattre, tant la terreur y regnoit. Le Caliphe, & l’Admiral se jetterent dans la même Galliotte qui avoit déja servi à ce dernier dans sa fuite ; & comme ce petit bâtiment étoit tres – bon volier, il se déroba bien-tôt aux yeux des Vainqueurs.

Le Roy de son côté donna ordre de faire main-basse sur les Sarazins, & il n’en échappa aucun. On fit grace neanmoins à ceux des Vaisseaux, qui s’étoient rendus par composition, car la foy des Traitez doit être inviolable, même avec les Infideles.

Le Roy ne se vit pas plutôt le maître du champ de bataille, qu’il dépêcha un Courrier à la Reine, pour luy annoncer cette heureuse nouvelle, & ce Prince arriva un peu aprés à Famagouste, où il fut reçu en triomphe.

A quelque tems de là, la Reine, accoucha d’un fils, dont on fit de grandes réjoüissances par tout le Royaume, & particulierement à la Cour. Mais lors qu’on étoit au plus fort des plaisirs, on vit arriver des Ambassadeurs en grand duëil, qui apportoient la nouvelle de la mort du Roy d’Armenie, & le choix qu’il avoit fait d’Urian pour luy succeder, à la charge d’épouser la Princesse sa fille. Ces Ambassadeurs, aprés avoir eu audience du Roy, remirent à Urian deux Lettres. L’une qu’il luy avoit écrite un peu avant sa mort, où il le prioit « de prendre le gouvernement de ses Etats, & sa fille en mariage ; Ajoûtant qu’il n’avoit trouvé que ce moyen pour preserver son pays de tomber entre les mains des Infideles, persuadé qu’il en deviendroit la terreur, en joignant la puissance de l’Armenie avec celle de Cipre, & la valeur de son frere à la sienne ; Qu’il venoit d’obliger les Etats de son Royaume à consentir à cette alliance, & que s’assurant sur les nobles sentimens qu’il luy avoit vûs, il mouroit avec la consolation d’avoir affermi sa Couronne, & procuré la tranquillité à ses peuples. » L’autre Lettre étoit de la Princesse Florie, & elle renfermoit ces paroles.

Enfin, Seigneur, nous voila parvenus au comble de nos desirs ; mais il m’en coûte trop cher pour m’en réjoüir. Je donnerois de grand cœur ma Couronne pour racheter la vie à celuy qui me l’a laissée par sa mort. Vous voyez dans la Lettre du feu Roy mon pere les mêmes sentimens qu’il a toûjours eus pour vous. Avez vous encore pour moy ceux que vous m’avez témoignez tant de fois ? Si vous me conservez cette fidelité, venez recevoir au plutôt la récompense qu’elle merite. J’écris à ce sujet au Roy vôtre frere, & à la Reine ma chere cousine ; mais ce ne sont que des complimens : je veux ne devoir qu’à vous le sacrifice que vous me ferez de vous-même. Quant au mien, la victime est toute prête. Adieu.

FLORIE REINE d’ARMENIE.

Urian penetré de tendresse à cette lecture, en fit part au Roy, à la Reine, & au Grand-Maître. Ils eurent au milieu de leur tristesse toute la joye qu’on pouvoit ressentir d’un évenement si heureux. Le Grand-Maître, qui regardoit cette alliance comme son ouvrage, pressa Urian de partir. Le Roy luy donna des Vaisseaux, & un grand nombre d’Officiers demanderent d’accompagner ce nouveau Roy. Le Grand Maître voulut aussi être de la nôce ; & Urian, aprés avoir pris avec son frere toutes les mesures necessaires, tant pour son établissement, que pour la seureté commune de leurs Etats, partit, & arriva à Crury, où la Princesse attendoit de ses nouvelles avec grande impatience.

L’arivée d’Urian ne donna pas moins de joye au peuple, qu’à la Princesse. Les ceremonies du mariage furent faites avec un aplaudissement general. La magnificence, qui y parut, fut digne d’un si puissant Royaume ; & quand Urian s’en vit paisible possesseur, il envoya aussi des Vaisseaux, pour en donner avis à ses parens.

L’élevation de Guy de Lusignan sur le Trône de Cipre avoit été receuë en France avec étonnement ; mais celle d’Urian à la Couronne d’Armenie jetta tout le monde dans l’admiration : car les victoires signalées qu’ils avoient remportées sur les Mahometans, étoient sçuës de toute l’Europe. Il est donc facile de s’imaginer la joye que Raimondin & Melusine en ressentirent. Ils firent de beaux presents aux Chevaliers qui leur avoient rendu les Lettres de leurs fils, & ils donnerent de grandes Fêtes pour rendre leur joye publique ; de sorte que ces illustres établissemens aquirent une haute reputation à la Maison de Lusignan.