Mélusine à Versailles

François Nodot, Histoire de Mélusine (1698) suivie de l’Histoire de Geoffroy (1700)

Mélusine, la fée-serpente, est issue d’un vieux fonds folklorique médiéval. Elle doit sa célébrité, et peut-être son nom, à Jean d’Arras, qui vécut à la cour de Berry à la fin du XIVe siècle. A l’instigation de Jean de Berry et de sa soeur, la duchesse de Bar Marie de France, Jean d’Arras fit paraître en 1393 un roman en prose, Mélusine. La noble histoire des Lusignan, destiné à glorifier la famille des Lusignan, dont Jean de Berry, comte de Poitou, s’estimait successeur après avoir pris la province aux Anglais. Or, les Lusignan, qui régnèrent sur Chypre et Jérusalem au temps des croisades, étaient censés avoir pour ancêtre la fée du Poitou : célébrer Mélusine, ancêtre de la maison de Poitou, revenait rattacher le comte à cette prestigieuse lignée.  Quelques années plus tard, au début du XVe siècle, circulera une version en vers de cette légende, attribuée à Coudrette, et celle-ci commanditée par les partisans des Anglais.

Mélusine avait ainsi gagné ses titres de noblesse à la faveur de la Guerre de Cent Ans. Pourtant, issue de la culture populaire, Mélusine était destinée à y retourner : le roman de Jean d’Arras, maintes fois reproduit après l’invention de l’imprimerie, connut un immense succès au XVIIe siècle grâce aux éditions dites de colportage, vendues sous papier bleu à très bon marché  à travers toute la France par des marchands ambulants. Cette diffusion accrut la popularité de la fée: elle devint une référence partagée de la culture pop de l’âge classique. Les témoignages attestant la célébrité de Mélusine au XVIIe siècle sont nombreux. Ainsi, Claude Perrault nous rapporte ainsi qu’à Poitiers, des guides officieux montraient aux touristes de passage les fontaines et châteaux fréquentés autrefois par la maîtresse des lieux1 . De même, pendant longtemps, les pâtissiers de la région proposèrent des “mélusines”, sortes de brioches auxquelles on donnait une forme de sirène2

Mais l’élite n’oublia jamais non plus l’illustre fée du Poitou  : on la rencontre aussi bien dans la généalogie de La Rochefoucauld, comme nous le rappelle Laurence Plazenet, que dans la correspondance de Madame de Sévigné — la malicieuse épistolière affuble du sobriquet de Mélusine la pauvre Madame de Marans.

C’est évidemment au plus fort de la mode du conte de fées littéraire, dans la décennie 1690-1700, que la créature merveilleuse et maudite connut un grand regain de popularité. Aux yeux des conteurs et des conteuses, qui la mentionnent souvent, Mélusine jouit d’un prestige aristocratique et médiéval, et bénéficie de l’aura que confère une longue tradition littéraire. Elle se distingue par là des humbles fées des contes folkloriques de transmission orale : « Hors Mélusine, et quelques demi-douzaines de ses semblables, tout le reste n’était que des gueuses », estime par exemple la comtesse de Murat dans son Epître aux fées modernes (1698).

Aussi François Nodot, par ailleurs intendant des armées et faussaire à ses heures, dut-il estimer que le temps était propice à une adaptation de l’Histoire de Mélusine. Au moment où Charles Perrault et Madame d’Aulnoy publiaient leurs recueils de contes, il s’employa  de son côté à réécrire l’Histoire de Mélusine en vue de plaire au public mondain qui raffolait alors des fées médiévales et des preux chevaliers. Son adaptation, qui voit le jour en 1698, est accompagnée deux ans plus tard d’une suite, L’Histoire de Geoffroy, fils de Mélusine, chevalier à la grand’dent, elle aussi inspirée à la fois par Jean d’Arras et par les éditions de colportage.

Ces deux ouvrages étonnants manifestent à quel point la période dite “classique” a éprouvé une fascination nostalgique pour les séductions d’un Moyen-Âge de fantaisie3 .  Dans les livres de Nodot, l’histoire de la fée serpentine se mêle aux aventures bigarrées vécues par sa progéniture hors du commun au temps des croisades : les Lusignan côtoient en Terre sainte Richard Coeur de Lion et Philippe Auguste, conquièrent Chypre et Jérusalem, et découvrent, dissimulés dans un tombeau au milieu du désert, les secrets de magie du roi Salomon. Page après page, ce ne sont que fêtes et tournois, magie et sortilèges, trahisons, combats héroïques, intrigues politiques et amours impossibles. Nul doute que lectrices et lecteurs peuvent encore prendre plaisir, aujourd’hui, à découvrir cette version de l’Histoire de Mélusine, versaillaise et galante, mâtinée d’influences cabalistiques, mais sans rien perdre de la puissance du mythe ancestral.

Le présent site propose des éditions diplomatiques de ces textes, proches du texte original, et dépourvues d’appareil critique. Une édition en français modernisé, pourvue d’une importante annotation, de glossaires, de cartes et d’index, paraîtra prochainement aux Editions Honoré Champion.

 

Frontispice de l’Histoire de Mélusine de François Nodot

  1. Voir le texte, et la préface de Arnauld Le Brusq : Claude Perrault, Voyage à Bordeaux, Paris, Insulaire, 2000, rééd. 2010. Cité sur: cette page  []
  2. Voir Louis-François-Marie1 Bellin de La Liborlière, “Rapport sur des gâteaux d’une forme particulière — notice sur Mélusine”, in Bulletins de la Société des Antiquaires de l’Ouest, années 1838-1840, Poitiers, Fradet et Barbier, 1840, p. 51-66. []
  3. Voir sur ce point Marine Roussillon, Don Quichotte à Versailles: L’imaginaire médiéval du Grand Siècle, Champvallon, 2022. []