Chapitre VI

Mariage d’Odon de Lusignan avec la princesse Constance, héritière du Comté de la Marche.

A QUELQUE tems de là Melusine songea à marier Odon son second fils à la fille du Comte de la Marche, qui estant seule heritiere de cette Province, qui luy estoit voisine, paroissoit plus convenable à son alliance. Elle disposoit ainsi d’abord dans son esprit de tout ce qui pouvoit estre avantageux à sa Maison, & aprés elle en parloit à son mary, qui ne s’opposoit jamais à ses sentimens, parce qu’il avoit une longue experience de son habileté & de l’empressement qu’elle avoit pour son élevation.

Melusine ouvrit donc à Raimondin le dessein qu’elle avoit conçu pour le mariage d’Odon ; ce qu’il aprouva beaucoup, & d’autant plus qu’il aimoit ce fils avec prédilection, parce qu’il estoit d’une humeur douce & convenable à la sienne ; ce qui est assez ordinaire dans les peres pour leurs enfans.

La chose estant resoluë, ils choisirent un de leurs premiers Barons, pour l’envoyer en Ambassade vers le Comte de la Marche, & pour luy faire la demande de sa fille. Melusine qui avoit le don d’estre instruite du futur dans les choses seulement qui regardoient le destin de sa famille, & non pas de ce qui la concernoit elle-même, comme il a toûjours paru dans son Histoire, sçavoit tres-bien qu’aprés plusieurs difficultez on leur accorderoit cette Princesse, quoy que le Comte de la Marche eût un engagement ailleurs : c’est pourquoy elle fit sans crainte la dépense qui estoit necessaire pour faire paroître à cette Cour son Ambassadeur avec beaucoup de magnificence.

Tout cadra au sujet de l’Ambassade. Le Baron étoit un jeune homme d’environ trente ans, tres-bien fait de sa personne, & qui ressembloit même à Odon. Il étoit accompagné de la plus belle jeunesse de la Cour, qui avoit fait travailler à l’envy à des habillemens fort galands, & à de superbes équipages.

L’Ambassadeur partit avec ce train magnifique, & arriva à Gueret, où le Comte faisoit sa residence pour lors. CePrince fut surpris à la lecture de la Lettre de Raimondin, non pas à cause de son alliance, parce qu’il l’estimoit beaucoup, & s’en faisoit honneur, mais à cause de l’engagement qu’il avoit avec le Dauphin de Viennois, pour lequel le Comte de Provence, son oncle, étoit venu luy-même luy demander sa fille en mariage, & la luy avoit promise.

Le Comte fit connoître ce fâcheux contre-tems à l’Ambassadeur, qui apporta toutes les raisons, qu’on peut s’imaginer, pour combattre celles qu’on luy alleguoit ; mais voyant qu’aprés plusieurs conferences, qu’il avoit euës, tant avec le Comte en particulier, qu’avec ses Ministres, il n’avançoit rien, & que cette maniere de traiter avec luy avoit toutes les apparences d’un refus honnête, il s’avisa de faire en sorte de gagner la Princesse, qu’il avoit apris n’avoir pas donné son consentement à ce mariage ; & dans ce dessein, il feignit de tomber malade, pour avoir un pretexte plausible de rester à Gueret. Aussi – tôt il fit donner avis au Comte de son indisposition, & ce Prince luy envoya faire offre de tout ce qu’il jugeroit necessaire pour soulager son indisposition.

Dés que l’Ambassadeur eut pris ses mesures de ce côté-là, il pratiqua en Politique adroit un des Officiers de la Princesse, qui se trouvoit parent d’une de ses filles d’honneur, & pour laquelle elle avoit toute la confiance possible. Ce fut par le moyen de cet Officier, qui se nommoit Durval, qu’il établit son intrigue. Il luy promit de faire sa fortune, & à sa parente, si elle pouvoit engager la Princesse Constance à ne point donner son consentement pour son mariage avec le Dauphin, & qu’il luy en suggereroit les moyens, pourvû qu’il pût instruire luy-même la Demoiselle de ce qu’elle auroit à dire à sa Maîtresse.

Durval, qui ne douta point de sa fortune s’il réüssissoit dans cette negotiation, promit tout à l’Ambassadeur, & partit en même tems pour aller executer sa commission, Il n’employa aucun préliminaire auprés de sa parente avant de luy declarer sa proposition, dans l’assurance qu’il avoit quelle la recevroit agreablement ; ce qui arriva : car Belinde (c’étoit le nom de cette fille) fut ravie d’une si heureuse occasion, pour ne point quitter sa Maîtresse, parce que le bruit couroit à la Cour, que le Dauphin vouloit changer tous les domestiques de la Princesse, pour mettre auprés d’elle les Officiers qui avoient servi la Dauphine sa mere, qui etoit morte depuis peu.

Belinde, qui étoit une fille d’esprit, & pleine de précaution, trouva à propos que les entreveuës de l’Ambassadeur & d’elle se fissent dans la maison de son parent, où elle étoit libre d’aller sans soupçon, qu’elle ne manqueroit pas de s’y rendre tous les jours, dés que la nuit seroit venuë, & qu’elle commenceroit le même soir.

Durval ayant rendu compte à l’Ambassadeur de sa negotiation, ce Ministre connut qu’il ne pouvoit pas tomber en de meilleures mains, pour réüssir à son dessein. Il s’aplaudit par avance de cette heureuse réüssite, à l’imitation de ceux qui font quelque entreprise d’importance, & le moment de voir Belinde luy faisoit desirer avec empressement l’arrivée de la nuit.

Il est facile de se persuader que cet empressement porta l’Ambassadeur à se trouver le premier au rendez vous, & Belinde ne le fit pas beaucoup attendre. J’ay dit que le Baron étoit un jeune homme bien fait ; il avoit autant d’esprit que de bonne mine, & Belinde ne l’avoit pas encore vû, parce qu’on n’avoit pas permis à cet Ambassadeur d’avoir audience de la Princesse, étant une chose inutile, & même dangereuse, dans les engagemens où l’on étoit.

Le Baron commença par recommander à Belinde le secret dans toute la conduite de cette affaire, luy faisant voir que c’étoit le moyen le plus seur d’y reüssir. Ensuite il luy representa l’avantage qu’elle procureroit à sa maîtresse, si elle pouvoit être cause de son mariage avec un Prince qui étoit frere de ces jeunes Heros, lesquels depuis quelques années s’étoient aquis des Royaumes par leur valeur ; Que ses Etats étant voisins de ceux de Lusignan, Odon resteroit auprés d’elle ; au lieu qu’épousant le Dauphin, elle seroit obligée d’aller habiter un pays rempli de montagnes, & de vivre avec un peuple, dont le cœur tenoit beaucoup du naturel de ces lieux.

Mais comme l’Ambassadeur poursuivoit son discours, Belinde l’interrompit pour luy dire franchement, qu’elle sçavoit mieux que luy ce qu’il falloit representer à sa maîtresse, & qu’il la laissât faire. L’Ambassadeur aprouva fort son air libre, connoissant que c’étoit l’effet d’un bon cœur, & que cette fille avoit interêt que la Princesse n’épousât pas le Dauphin.

L’Ambassadeur se voyant ainsi assuré de la bonne volonté de Belinde, tira de sa poche un portrait de son Maître, enrichi de diamans, & le luy mit entre les mains. Le portrait ressembloit fort. Il fit l’admiration de cette confidente, & elle assura l’Ambassadeur, qu’il seroit beaucoup mieux reçû que celuy du Dauphin qu’on avoit donné à sa Maîtresse. Le Baron voulut faire present ensuite à Belinde d’un diamant de grand prix, qu’il portoit à son doigt ; mais il trouva tant de generosité dans cette fille à le refuser plusieurs fois, avec des discours toutà-fait spirituels, qu’il en fut charmé.

Belinde étoit une grande brune fort agreable ; elle avoit les yeux vifs & les plus belles dents du monde ; le reste de son visage n’étoit pas tout-à-fait regulier ; mais sa taille étoit fine, & elle avoit un agrément dans toute sa personne qui la rendoit aimable.

Tout ce que je viens de dire à l’avantage de Belinde, avoit si bien touché l’Ambassadeur, qu’elle luy donna à rêver dés qu’il l’eut quittée ; la vivacité de son esprit luy avoit plû sur tout ; mais il cessa de penser à cette charmante fille, pour songer à rendre compte à Raimondin & à Melusine du projet qu’il avoit fait, & de l’esperance qu’il avoit d’y réüssir. Il n’avoit pas jugé à propos de le faire avant que d’être bien asseuré de son intrigue. Il depêcha donc un Courrier, par lequel il les informa de tout, jusqu’aux moindres circonstances, & en attendant leur réponse, il continua ses correspondances avec sa confidente. A dire la verité, il brûloit d’envie de la revoir, autant pour le repos de son cœur, que pour l’interêt de son Maître.

Le lendemain il fut bien dans une autre agitation, quand il vit que Belinde ne venoit point au rendez vous : tellement qu’aprés l’avoir attenduë fort avant dans la nuit, il pria Durval d’aller en sçavoir la cause ; & il revint, sans qu’il luy eût été possible de luy parler; parce qu’on luy dit que la Princesse se trouvoit indisposée.

Cependant quelques Officiers de la chambre aïant dit à Belinde que Durval avoit demandé à luy parler, elle se douta bien que c’étoit l’impatience de l’Ambassadeur, qui l’avoit envoyé vers elle, pour apprendre ce qu’elle avoit fait. Elle avoit aussi beaucoup d’envie de l’entretenir ; mais l’indisposition de sa Maîtresse l’empêchant de la quitter, elle s’enferma un moment pour écrire le billet qui suit, & qu’elle remit entre les mains de Durval, qu’elle avoit envoyé querir. Il contenoit ces paroles :

Comme je vous connois un homme capable de ne pas reposer cette nuit, si je ne vous donne des nouvelles de ce que vous m’avez confié, je vous diray que la presence de l’absent a fait mettre son rival au coffre. Ce combat a duré peu de tems ; cependant le champ de bataille en souffre, mais nul bien sans peine. Dormez en repos, & reposez-vous sur mes soins. Adieu.

L’Ambassadeur, à qui Durval rendit ce billet, aussi-tôt qu’il l’eut reçu, fut ravi de l’exactitude de Belinde. Son stile luy parut particulier, & il y trouva d’autant plus d’esprit, qu’il falloit être instruit de leur affaire, pour entendre ses expressions. Enfin il reconnut que rien ne le démentoit en elle : car sa maniere d’écrire répondoit à son humeur libre. Cet heureux commencement luy faisoit bien augurer de la suite ; il étoit pourtant curieux d’aprendre en original comment ce combat s’étoit fait, & ce qui se passoit pour lors dans le champ de bataille, qui étoit le cœur de la Princesse.

Belinde avoit pris son tems juste que sa Maîtresse, en touchant quelques hardes, fit tomber le portrait du Dauphin, qui étoit dedans ; & cette fille, qui n’en étoit pas éloignée, l’ayant ramassé, dit à la Princesse : Madame, cette chute n’est pas avantageuse à ce portrait.

J’ay remarqué, repartit la Princesse, que voilà déja plusieurs fois qu’il tombe, & que cependant il ne s’est fait aucun mal.

Qui sçait, Madame, reprit Belinde, si le dedans n’en souffre pas ?

Tu es toujours pleine de pointes, repliqua la Princesse ; j’entens ce que tu veux dire. Il est vray que l’original ne me plaît pas trop; mais il faut obéïr.

J’avouë, Madame, répondit Belinde, que vous devez l’obéïssance ; mais comme on ne vous force point, que ne vous expliquez-vous ?

Il n’est plus tems, Belinde, dit la Princesse, c’est une affaire reglée ; la parole, que mon pere a donnée, entraîne la mienne, & anneantit ma volonté.

Mais, Madame, ajoûta cette confidente, pouvez – vous vous resoudre à passer le reste de vos jours avec un homme dont vous connoissez toutes les imperfections ; pendant qu’un Prince tres-bien-fait, & d’une Maison tres-illustre, recherche avec empressement à vous posseder ? Toute la Cour vous plaint depuis l’arrivée de son Ambassadeur. Ce Seigneur a charmé tout le monde d’abord qu’il a paru, tant par la suite nombreuse des gens de qualité qui l’accompagnent, que par sa galanterie, & ses équipages magnifiques. Cette prodigieuse dépense montre également la puissance de son Maître, & l’ardeur de son amour. Vous ne répondez rien, Madame ; n’êtes-vous pas sensible à de si nobles marques de sa tendresse ?

La Princesse gardoit le silence, & souffroit de ne pouvoir exprimer ce qui se passoit dans son cœur en faveur d’Odon; ce que Belinde apercevant, & voulant profiter de ce moment, Madame, poursuivit-elle, il est fâcheux qu’on n’ait pas donné permission à l’Ambassadeur d’avoir l’honneur de vous voir, parce qu’il a un tres-beau portrait de son Maître à vous remettre entre les mains ; je l’ay vû, & sçay où il est.

Ne pourrois-je point le voir ? interrompit la Princesse avec precipitation.

Oüy, Madame, dit Belinde, & je n’iray pas loin pour vous le montrer. Ensuite tirant ce Portrait d’un petit sac en broderie, où il étoit enfermé, elle se mit en état de l’ouvrir ; mais la Princesse le luy prit pour avoir ellemême ce plaisir. Elle fut surprise de voir la beauté, & le bon air d’Odon, & cette peinture, quoique muette, eut une éloquence si vive, qu’elle se fit entendre long tems, sans que la Princesse proferât une seule parole.

Belinde étoit ravie de ce silence, dont elle connoissoit la cause ; elle n’avoit garde de l’interrompre ; il étoit trop avantageux à la perfection de son ouvrage ; enfin la Princesse le rompit elle-même, pour luy avoüer qu’elle se figuroit tant de charmes dans l’original de ce Portrait, qu’elle ne pouvoit plus souffrir celuy du Dauphin; & elle donna ordre dés ce moment à Belinde de l’ôter de sa veuë. Ensuite elle pressa cette confidente de luy dire de quelle maniere le portrait d’Odon luy étoit tombé entre les mains, & si elle ne pouvoit pas le garder.

Alors Belinde luy raconta l’avanture qui luy estoit arrivée avec l’Ambassadeur, & dans quel esprit elle s’étoit chargée de ce portrait ; Ajoûtant qu’elle pouvoit le garder en seureté ; mais qu’il falloit songer aux moyens de rompre son mariage avec le Dauphin.

La Princesse estoit si fort occupée de sa passion naissante, qu’elle dît à Belinde de prendre elle-même ce soin, parce qu’elle ne se sentoit pas l’esprit assez libre, pour donner à une affaire de cette importance toute l’aplication qu’elle meritoit. La Confidente s’en chargea volontiers, & pendant toute la soirée leur conversation roula sur la violence qu’on luy faisoit, & sur le malheur des Princesses qui sont presque toûjours les victimes de la raison d’Estat.

Toutes ces reflexions, jointes à la passion de la Princesse, qui se formoit de moment en moment par la vûë continuelle du portrait d’Odon, luy firent passer une si mauvaise nuit, que sa santé s’en trouva alterée, ce qui fut cause, comme nous l’avons dit, que Belinde ne put pas aller ce soir-là rendre compte à l’Ambassadeur du bon succés de ses soins ny le jour d’aprés ; ce qui obligea l’Ambassadeur, qui avoit conçu de l’amour pour cette aimable fille, à luy écrire le Billet suivant.

J’ay reçû vôtre Enigme, que j’ay developée aussi tost. Je voudrois bien sçavoir si la victoire est complette. En attendant le plaisir de vous voir, charmante Belinde, je vous avouëray que vous estes fort dangereuse à regarder fixement ; & que j’ay peur en voulant faire les affaires d’autruy, de gâter les miennes. Vous voilà exposée aux confidences de toutes manieres ; ne manquez-donc pas de venir demain, afin que je vous explique celle-cy : Adieu.

L’Ambassadeur fit tenir ce Billet par la voye ordinaire, & Belinde en lisant cette maniere de declaration, crut qu’il avoit voulu seulement trouver matiere pour luy écrire. Cependant la chose estoit tres – serieuse, ainsi que nous le verrons par la suite. Elle vint le lendemain au rendez vous, & fut surprise de ce que le Baron l’entretint d’abord de ses propres interests ; mais comme elle avoit beaucoup d’esprit, elle tourna si adroitement la conversation, qu’elle ne parla que de ceux de son Maistre, luy faisant un recit exact de la conduite qu’elle avoit tenuë; De quelle maniere la Princesse estoit resoluë à preferer Odon au Dauphin, pourvu qu’on la soûtint dans ses resolutions ; Combien son portrait luy faisoit de plaisir à voir ; Enfin, tout ce qu’elle avoit dit à l’avantage du Prince de Lusignan.

Ce Discours ravit l’Ambassadeur, il estoit charmé de ce que sa Maîtresse avoit si bien commencé, parce qu’il tenoit la fortune de cette aimable fille, assurée si la conclusion y pouvoit répondre ; il luy dît à ce sujet tout ce qu’il put pour luy faire plaisir, & leur conversation ne fut tissuë d’autre chose.

Dés que l’Ambassadeur fut retiré chez luy il fit ses dépêches pour Lusignan, & elles partirent à la pointe du jour. Il ne fut pas long-temps à en avoir réponse. Il reçut ordre de feindre toûjours sa maladie pour ne pas quitter prise, jusqu’à ce qu’on eût trouvé des mesures convenables à l’estat des affaires. Le Courier luy remit encore une grosse somme d’argent, & plusieurs bijoux de grand prix pour distribuer à ceux qui rendroient service dans cette occasion.

On peut juger si l’Ambassadeur en offrit à Belinde. Elle les refusa long temps, & elle n’eût jamais rien accepté, si elle n’eût parlé à sa Maîtresse de toutes ces richesses dont on vouloit luy faire part à toute force. Cet air de grandeur de la part d’Odon plut infiniment à la Princesse, qui ne voyoit rien de magnifique du costé du Dauphin ; elle obligea Belinde à violenter une vertu desinteressée, & si rare dans tous les siecles. Ainsi elle reçut des presens tres considerables, & les cacha fort prudemment, crainte de donner des soupçons qui luy eussent été funestes.

Cependant le Dauphin ayant eu avis par son Resident qu’il étoit arrivé un Ambassadeur de Lusignan, pour demander la Princesse Constance en mariage, avoit écrit au Comte de la Marche à ce sujet, lequel luy avoit fait réponse, qu’à la verité cet Ambassadeur luy avoit fait la demande de sa fille, mais qu’ayant des engagemens de son costé, il l’avoit remercié de l’honneur que son Maître luy faisoit, & que sans une indisposition qui estoit survenuë à cet Ambassadeur, il s’en seroit retourné.

Le Dauphin naturellement soupçonneux, ne se tint pas en repos par cette réponse. L’indisposition de ce Ministre, arrivée si à propos, luy fit craindre quelque intrigue de Cour. Il en écrivit à son Resident, qui veilla si bien, que l’Ambassadeur fut veu pendant trois soirs consecutifs sortir de chez luy seul à cheval, mais si bien monté qu’on n’avoit pû le suivre ; ce qui fut heureux, car on ne découvrit rien du mystere. Toutefois le Resident s’étant plaint au Comte de ce que l’Ambassadeur restoit toûjours à Gueret, quoy qu’il se portast bien, ce Prince voulut s’en éclaircir, & ayant reconnu la feinte de l’Ambassadeur, il le fit prier de se retirer, ce qu’il n’executa pas ; au contraire, il se plaignit hautement, que c’étoit violer le droit des Gens, & même celui de l’humanité, que de vouloir contraindre le Ministre d’un Prince, avec lequel on étoit en bonne intelligence, à se retirer au plus fort d’une maladie. Tous les Seigneurs de sa suite, qui avoient fait quantité d’amis par la grande dépense qu’ils faisoient depuis qu’ils étoient dans le pays, semoient ces mesmes plaintes de tous costez, & augmentoient le murmure, ce qui obligea à laisser les choses comme indecises, parce que le Comte n’osoit prendre le party de la force, crainte de s’attirer sur les bras une Maison aussi puissante & aussi redoutable qu’étoit pour lors celle de Lusignan.

Dans ces entrefaites, le Dauphin apprehendant l’effet de ses soupçons, arriva en poste à la Cour, & sollicita fortement le Comte de la Marche de conclure son mariage. La Princesse l’avoit reçu assez froidement, ce qui donnoit lieu à son pere de ne rien precipiter, car il avoit beaucoup de tendresse pour elle. Belinde estoit toûjours son conseil, & l’Ambassadeur le conseil de Belinde ; un avis qu’il avoit reçu qu’on l’épioit luy avoit fait changer d’allure ; il ne voyoit plus sa Confidente que travesty en habit de femme, à quoy sa taille convenoit assez.

Enfin, le Comte pressé par le Dauphin, proposa à sa Fille de l’épouser dans huit jours, & il donna des ordres pour les preparatifs du mariage. L’Ambassadeur eut aussi-tost avis par Belinde de cette resolution. Cette fille, qui estoit devenuë plus que son amie, ne manquoit pas de l’informer exactement de tout ce qui se passoit, & elle en estoit bien payée de toute maniere. Cette conjoncture estoit fâcheuse, & demandoit un azile dont la protection pût mettre la Princesse hors la portée de la puissance de son pere. Aprés avoir bien cherché, ils trouverent qu’il n’y avoit que l’Eglise, de qui les privileges estoient alors encore plus respectez qu’ils ne le sont aujourd’huy en Italie, qui pût l’en garantir. Il fut donc arresté, que la Princesse iroit se jetter entre les bras d’une de ses tantes, Abbesse d’un celebre Monastere qui estoit dans la Ville, & que Belinde ne la suivroit point pour deux raisons ; l’une afin de ne donner aucun soupçon d’elle ; l’autre pour estre en liberté d’aller & de venir pour ses interests.

Belinde, qui estoit persuadée que tout ce qu’elle faisoit ne pouvoit estre que tres-avantageux à sa Maîtresse, la porta à se retirer auprés de cette Tante, puisqu’il n’y avoit que cet azile pour la delivrer des persecutions du Dauphin. La Princesse s’y resolut aussi -ost, car elle estoit entreprenante, & croyoit aveuglément tout ce que luy disoit sa Confidente. Elle sortit donc du Palais de grand matin, suivie d’une de ses filles, à laquelle elle ne declara point son dessein ; & elle entra dans le Convent avant que sa Tante en fût avertie, parce qu’elle le trouva plus à propos.

Vous voyez, Madame, dit elle en l’abordant, & se jettant entre ses bras, fondante en larmes, une malheureuse Princesse, qui ne peut trouver d’autre azile que cette sainte Closture pour la delivrer des injustes pretentions d’un homme, qu’on veut luy faire épouser, contre sa volonté. J’ay fait assez présentir à mon pere qu’il en avoit donné sa parole trop legerement ; mais comme la chose dépend de mon consentement, il doit s’en croire aujourd’huy degagé par la declaration publique que j’en fais. Je vous prie de le faire avertir que j’ay choisi ce lieu pour ma retraite, & que je n’en sortiray jamais tandis qu’il sera dans les sentimens où je le vois.

L’Abbesse fur également étonnée du discours de sa niece, & de sa fermeté ; elle fit donner aussi-tost avis au Comte de la retraite qu’elle avoit choisie. Il vint dans le moment au Convent, où aprés avoir esté informé par sa sœur de la resolution de la Princesse, & convaincu par les raisons de cette pieuse Dame, du danger qu’il y a de forcer la volonté d’une fille à ce sujet, il fit venir Constance, qui soûtint tres-bien son caractere, & parla avec tant de force à son pere, qu’il ne put luy contredire, & se retira penetré de douleur.

Le Comte fit avertir le Dauphin de ce triste évenement ; ce Prince passa aussi-tost de son apartement à celuy du Comte, tout transporté, & ne pouvant croire à ses paroles, courut à la chambre de la Princesse, où il trouva toutes ses filles dans une terrible affliction. Ce spectacle le toucha, car leurs larmes & leur silence sembloient luy reprocher la perte de leur Maîtresse. Il courut ensuite au Convent, & demanda à parler à Constance, mais inutilement ; sa Tante ne put obtenir d’elle de la faire aller au parloir ; & même, pour éviter toute sorte de visite, elle se mit au lit.

Le Dauphin prit ce refus pour un sanglant affront ; & il s’en plaignit au Comte avec tant d’aigreur, qu’il perdit mesme le respect qu’il devoit à un Prince, qui l’avoit reçu si honorablement dans ses Estats, & avec lequel il étoit en si grande liaison ; mais le Comte regarda toutes ses extravagances avec plus de pitié que de ressentiment. Enfin, cet Amant malheureux,  voyant qu’il n’y avoit pas moyen de flechir la Princesse, à laquelle il fit parler encore par son pere, & par plusieurs Dames de la Cour qui entroient dans le Convent, il reprit la poste pour s’en retourner en Dauphiné.

Cependant Belinde, & l’Ambassadeur triomphoient dans leur cœur, & s’aplaudissoient d’avoir si heureusement réüssi. Belinde voyoit souvent sa Maîtresse ; elle la fortifioit dans ses resolutions, & aprés le depart du Dauphin, elle luy conseilla encore de ne point sortir du Couvent, de crainte qu’il ne revint sur ses pas, & que n’étant plus maîtresse de sa personne, on ne contraignît ses volontez ; ce qu’elle observa : car son pere luy ayant proposé de revenir auprés de luy, elle le pria de regler sa destinée avant sa sortie, & luy representa, que le Dauphin n’étant pas né pour elle, on luy faisoit d’autres propositions qu’il pouvoit écouter.

Il n’en fallut pas davantage au Comte pour penetrer les sentimens de sa fille. Il ne les condamna pas ; mais il la blâma d’avoir gardé le silence, pendant qu’elle voyoit qu’il prenoit des engagemens ailleurs. Ajoûtant que puis qu’elle luy avoit déclaré sa pensée, il alloit prendre des mesures pour la satisfaire.

En effet le Comte, en quittant sa fille, alla assembler son Conseil, auquel il exposa tout ce qui s’étoit passé entre elle, & le Dauphin ; & dît à ses Ministres, qu’ils eussent à aviser non seulement à la maniere dont il pourroit retirer sa parole, mais encore s’il pouvoit s’engager du côté de Lusignan, pour satisfaire à la declaration que la Princesse luy en avoit faite, & qu’elle souhaittoit de voir reglée avant que de sortir du Couvent.

Ces propositions ne firent pas de difficulté. Tous les Conseillers dirent d’une voix au Comte, que son engagement cessoit de droit au moment que la Princesse ne vouloit point donner de consentement à son mariage, & que le Dauphin l’avoit si bien reconnu luy-même, qu’il avoit pris le party de s’en retourner, aprés avoir fait toutes les tentatives qu’il avoit pû auprés d’elle ; & qu’ainsi il étoit libre de traiter avec qui il luy plairoit, aprés sa declaration ; Que la Maison de Lusignan étoit puissante, & que l’époux de la Princesse devant naturellement succeder à ses Etats, il seroit tresavantageux de s’allier avec un Prince de cette Maison, qui étoit son voisin. Au sortir du Conseil le Comte alla declarer à sa fille, qu’elle étoit libre de choisir un époux. Elle reçut cette nouvelle sans faire paroître aucune émotion ; ce qu’il admira. La Princesse étoit d’un esprit ferme, & sçavoit se posseder. Elle remercia son pere, & le pria de travailler à sa liberté,  parce qu’elle étoit resoluë de ne point sortir du Couvent que dans le moment qu’il faudroit aller au pied des Autels.

Belinde se trouva auprés de sa Maîtresse, lorsque son pere luy aporta cette agreable nouvelle. Il est aisé de s’imaginer la joye qu’elle en témoigna à cette confidente, parce qu’elle commençoit d’avoir une passion violente pour Odon. Elle étoit ravie d’aprendre que la realité alloit succeder aux charmantes idées qu’elle s’étoit faite de ce Prince, & qu’enfin elle possederoit bien-tôt l’original d’une peinture, qui avoit nourri son amour avec tant de plaisir.

On peut croire que l’Ambassadeur fut informé dans le moment de cette nouvelle. Belinde luy fit le recit exact de tout ce qui s’étoit passé, & luy dît, que la fermeté que la Princesse avoit fait paroître à ne point sortir du Convent que son destin ne fût réglé, avoit avancé les affaires au point où elles étoient ; qu’apparemment le Comte alloit l’envoyer querir, pour renoüer avec luy, & qu’il falloit qu’il se portât mieux pour aller le trouver au premier ordre.

La journée entiere se passa neanmoins sans que l’Ambassadeur reçût aucune nouvelle de la part de la Cour; ce qui l’inquieta beaucoup : Belinde n’en fut pas moins surprise, aussi-bien que la Princesse. Ils ne sçavoient à quoy attribuer ce retardement. Enfin ils tinrent conseil, & il fut resolu que l’Ambassadeur, feignant de se mieux porter, feroit demander audience au Comte, pour prendre congé de luy, & s’en retourner à Lusignan.

Ce conseil fut fort adroit pour faire expliquer le Comte. L’Ambassadeur demanda son audience de congé, & il trouva le Prince dans toute une autre disposition que celle de luy accorder la permission de se retirer. Il fut ravi de ce que l’Ambassadeur luy donnoit luy-même occasion de luy parler : car il étoit fort embarrassé à trouver un sujet pour le faire venir au Palais ; l’interêt de son honneur voulant qu’il ne parût pas rechercher une alliance qu’il avoit refusée. Il commença par congratuler l’Ambassadeur, en souriant, de son bon visage aprés une si longue maladie, & ensuite il luy demanda des nouvelles de Lusignan.

Je n’en reçois, Seigneur, que des Lettres pleines de chagrin de la partdu Prince Odon, répondit l’Ambassadeur, depuis qu’il a été informé du bonheur de son rival.

Il n’est pas grand, repartit le Comre : car apparemment vous avez appris que le Dauphin est parti plein de dese poir des traittemens qu’il a reçus de ma fille.

C’est donc une affaire rompuë, Seigneur, reprit l’Ambassadeur. Si cela est, promettez moy d’offrir à la Princesse les respects de mon Maître, & de luy engager son cœur.

Je suis seur, repliqua le Comte, que vôtre offre sera bien reçu, & vous le sçavez comme moy. Je ne veux point penetrer ce mystere ; mais s’il est vray que le Prince est accablé d’un si grand chagrin, vôtre maladie sera cause de sa guérison. Mandez luy qu’il ait à se mieux porter, & qu’il se prepare à venir nous voir.

L’Ambassadeur reçut cet ordre avec un plaisir incroyable. Il depêcha aussitôt un courrier à Raimondin & à Melusine, pour leur donner cette agreable nouvelle, qui étoit l’effet de ses soins, par le moyen de l’intrigue qu’il avoit si bien conduite, & dont il les avoit informé exactement, à mesure qu’il faisoit quelque progrés.

Odon ne tarda pas à venir aprés cet avis. Son amour luy prêta des aîles. Le Comte de la Marche eut beaucoup de joye de le voir. Il avoit tout un autre air que le Dauphin.

Belinde aprit son arrivée à sa Maîtresse ; & comme elle avoit été curieuse de le voir des premieres, elle voulut luy faire une fidelle description de sa personne, afin qu’elle ne fût point surprise par son abord. Ainsi cette Princesse se trouva bien preparée lorsque son pere luy amena luy-même son Amant : car elle avoit tenu parole, n’ayant point voulu sortir du Couvent pour l’arrivée d’Odon.

Je tais les ceremonies de cette entreveuë, qui fut fort serieuse à cause de la presence du Comte : toutefois les changemens qu’on remarquoit sur les visages de ces Amans, témoignoient l’agitation de leur cœur. Mais ils n’en furent pas toujours sur le compliment. Odon vit sa Maîtresse sans témoins ; leurs conversations furent charmantes; jamais l’amour n’a inspiré de plus tendres sentimens. Belinde étoit souvent de tiers avec eux. Le Prince la regardant comme la mediatrice de son bonheur, luy faisoit toutes les amitiez possibles. L’Ambassadeur accompagnoit aussi quelquefois son Maître dans ses visites ; & quand ils se trouvoient tous ensemble, ils disoient mille plaisanteries sur les avantures de leur intrigue ; & Belinde, qui par la vivacité de son esprit étoit l’ame de ces agreables entretiens, leur faisoit des portraits si réjoüissans des gens qui les avoient traversez, & particulierement du Dauphin, qu’ils étoient contraints quelquefois de la faire taire, n’en pouvant plus de rire.

Pendant qu’Odon passoit le tems si agreablement, Melusine faisoit travailler au plus superbe équipage qu’on eût jamais vû; & cette Dame ayant le don de perfectionner les ouvrages en peu de tems, on le vit bien-tôt sur pied ; Elle en donna encore la conduite à l’ancien Chevalier, qui avoit suivi Raimondin en Bretagne ; & comme son dessein étoit de faire assister Antoine & Regnault, ses quatriéme & cinquiéme fils, au mariage de leur frere, elle les fit accompagner par huit cens Gentilshommes les mieux faits qui fussent dans ses Etats.

Ce grand train arriva à Gueret, & fit un fracas prodigieux, parce que la Ville se trouvant trop petite pour contenir tant de monde d’extraordinaire, il fallut particulierement trouver des écuries pour les chevaux des Chevaliers, & ceux de leur suite, la saison ne leur permettant pas de camper. Il n’est pas hors de propos de faire le recit de l’entrée magnifique que firent Antoine & Regnault dans Gueret, le jour qu’ils eurent audience du Comte, qui fut celuy – là même de leur arrivée, parce qu’ils n’avoient pas besoin de préparation.

Ce Prince étant averti de leur venuë, fit partir dés le matin les premiers Barons de sa Cour, pour aller au devant de ces jeunes Seigneurs, & leur faire des complimens de sa part, & de celle de la Princesse. Ces envoyez les rencontrerent à deux lieuës de la Ville ; & aprés avoir executé leur ordre, ils les accompagnerent. L’Ambassadeur, qui avoit pris les devants, les avoit instruits de tout ce qu’ils avoient à faire, tant pour cette reception, que pour l’audience du Comte, & de la Princesse.

Quand ils furent à la veuë de Gueret, les Magistrats vinrent à leur rencontre ; & avant que d’entrer dans la Ville, l’ancien Chevalier disposa la marche en la maniere qui suit.

On vit paroître d’abord un grand nombre de trompettes, & d’autres instrumens militaires, qui marchoient à la tête de quatre cens Gentilshommes richement vêtus. Cette troupe étoit suivie des Officiers de la maison des Princes, qui precedoient trente chariots attelez de huit chevaux chacun, richement harnachez, & lesquels étoient chargez des bagages d’Odon, de même que soixante mulets, qui les suivoient, parez de riches couvertures en broderie d’or & d’argent, où brilloient les Armes de Lusignan, jointes à plusieurs devises qui expliquoient l’amour du Prince par des pensées galantes. Melusine avoit trouvé à propos de faire porter toutes les richesses qu’elle donnoit à son fils, parce que les conventions du contrat étoient reglées. Aprés ces bagages on vit trente Pages superbement habillez. Ils avoient leurs Ecuyers à leur tête. Les Magistrats marchoient ensuite. Antoine & Regnault étoient au milieu d’eux, & leur bon air attiroit les yeux de tout le monde. Cette troupe étoit fermée par les quatre cens Gentilshommes qui restoient, & lesquels étoient suivis d’un grand nombre de valets de pied, & d’autres bas Officiers, tous fort lestes.

Odon étoit avec la Princesse à un balcon au dehors de l’Abbaye, quand cette entrée passa. Elle fut surprise de la richesse qu’elle voyoit, & elle s’aplaudissoit en secret du choix qu’elle avoit fait. Ce secret toutefois ne pouvoit l’être jusqu’au point de le cacher tout entier à son Amant, & elle le luy declaroit assez par les loüanges qu’elle donnoit sans cesse à cette magnificence.

Cependant Antoine & Regnault étant arrivez au Palais, furent reçus à la porte par le Grand-Maître des Ceremonies, & ils passerent à travers les Officiers de la Couronne jusqu’à la Sale des audiences, où le Comte vint au devant d’eux. Ils luy firent un compliment si juste sur l’honneur que leur Maison alloit recevoir de son alliance, que ce Prince en fut charmé. Il leur répondit avec des sentimens pareils ; & aprés les avoir entretenus quelque tems sur les difficultez qui s’étoient presentées, & avoient aporté des obstacles à cette union, il les conduisit à l’Abbaye, pour saluer la Princesse, & voir leur frere qui les y attendoit.

La joye fut grande à cette veuë; mais la Princesse fut si étonnée quand elle aperçut une griffe de lion sur la jouë d’Antoine, & que Regnault n’avoit qu’un œil, qu’elle n’eut pas toute l’attention possible au compliment qu’ils luy firent. Elle y répondit neanmoins d’une manière qui leur plut, & ils ne s’apperçûrent point de son étonnement.

Aprés quelques momens de conversation, le Comte les laissa ensemble pour donner des ordres pour la celebration du mariage, qu’il avoit resolu qu’on feroit le lendemain de l’arrivée des Princes, afin de se voir quite d’un soin qui l’occupoit depuis longtems. Il restoit peu de preparatifs à faire, parce qu’il y avoit déja plusieurs jours qu’on y travailloit. Cependant l’ancien Chevalier ayant ouvert les coffres, où étoient les bijoux que Melusine luy avoit donné charge de remettre entre les mains de son Ambassadeur, pour les presenter de sa part à sa belle fille, avoit executé son ordre, & ce Ministre étoit allé les porter à la Princesse. Il y en avoit de plusieurs sortes, & tous à l’usage de sa parure. Ils étoient renfermez dans une cassette faite d’un bois rare, & garnie d’or, dont l’ouvrage étoit merveilleux. La Princesse ouvrit elle même cette cassette, & fut ébloüie d’abord par l’éclat des pierreries, dont l’arrangement faisoit plaisir à voir, parce que chaque sorte d’ajustement étoit distinguée par des compartimens. On voyoit entre autres un collier dans toute sa longueur, dont les perles étoient d’une grosseur prodigieuse, & d’une eau parfaite. Ce riche present reçut des remerciemens infinis, & l’Ambassadeur fut prié d’aller le montrer au Comte dans le moment, & de le rapporter aussi tôt.

Le Comte admira la beauté de ces pierreries, & donna toutes les loüanges possibles à la grandeur que Raimondin & Melusine faisoient paroître dans toutes leurs entreprises. Mais à peine avoit-on refermé la cassette, qu’un Garde entra, & donna avis au Comte, que le Dauphin venoit d’arriver, & qu’il avoit mis pied à terre à l’Hôtel de son Resident, lequel il avoit laissé exprés dans la Ville pour être informé de ce que deviendroit l’Ambassadeur de Lusignan, qui luy avoit toûjours donné du soupçon depuis sa feinte maladie, & ses sorties de nuit.

Jamais étonnement ne fut pareil à celuy du Comte quand il reçut cette nouvelle, & l’Ambassadeur ne fut pas moins surpris. Aprés avoir fait ensemble plusieurs raisonnemens à ce sujet, ils trouverent à propos d’ignorer la venuë du Dauphin, & d’attendre ce qu’il feroit : que cependant on mettroit des espions autour de la maison où il étoit pour voir s’il entreprendroit quelque chose d’extraordinaire.

L’Ambassadeur alla ensuite reporter la cassette à la Princesse; & comme il vouloit l’informer de l’arrivée du Dauphin, il trouva qu’elle la sçavoit déja. Durval s’étant rencontré par hazard hors de la Ville, l’avoit vû entrer suivi seulement de quatre personnes. L’Ambassadeur dit à ses Maîtres la resolution que le Comte avoit prise à cet avis, & qu’ainsi il falloit attendre en repos l’issuë de ce nouvel évenement.

La soirée se passa sans qu’on entendist parler du Dauphin, & cependant on preparoit toutes choses pour les ceremonies du lendemain, car le Comte ayant consulté encore ses Ministres, se croyoit si bien degagé de sa parole, par la declaration de sa fille, & trouvoit tant d’avantage dans l’alliance de Lusignan, qu’il vouloit la conclure au plûtost.

Cependant le Dauphin, qui estoit party de son pays avec le dernier sur l’avis qu’Odon estoit arrivé à la Cour pour épouser la Princesse, & qui aprenoit encore, en mettant pied à terre, que ce mariage estoit si fort avancé, qu’il devoit estre consommé le lendemain, se mit au lit, penetré de douleur ; & sans se trouver assez de force pour executer des desseins de vengeance qu’il avoit conçus contre son Rival. Il passa donc la nuit dans de terribles agitations, & elles furent si violentes, que l’on craignit le transport au cerveau ; mais le lendemain se trouvant un peu mieux il envoya son Resident vers le Comte pour luy declarer : « Qu’il estoit venu exprés pour combattre le Chevalier, à qui il estoit sur le point de donner la Princesse sa fille, parce qu’elle luy avoit esté promise avant luy. Que si une fievre violente, qui luy avoit pris en arrivant, & dont l’injustice qu’on luy faisoit estoit la seule cause, ne le privoit pas de ses forces, il auroit été trouver cet ennemy au moment de son arrivée ; mais qu’esperant de se voir rétably dans peu de tems, il prioit le Comte de differer de quelques jours l’execution de son dessein ; autrement qu’il estoit dans la resolution de se porter à toutes les violences dont un amour outré estoit capable. »

Le Comte reçut l’Envoyé fort honnestement ; mais il considera son discours de la manière qu’il luy avoit esté dicté par un homme, dont l’esprit estoit encore frapé des vapeurs de la fiévre. Cependant, comme il est bon de faire connoistre à un emporté qu’on est en droit de reprimer ses fureurs, il parla à l’Envoyé d’un ton qui luy fit comprendre, que l’issuë du projet de son Maistre pourroit luy estre funeste ; & luy dît que c’étoit toute la réponse qu’il convenoit luy donner.

Il est aisé de s’imaginer combien cette réponse donna de chagrin au Dauphin, elle augmenta son mal de beaucoup ; mais sa principale peine étoit de n’avoit pas la force d’aller arracher sa Maîtresse des bras de son rival.

Cependant l’arrivée du Dauphin estant sçuë de tout le monde, on s’attendoit à quelque catastrophe, car on connoissoit son naturel violent. La celebration du mariage s’acheva pourtant sans trouble, & avec toute la pompe qu’on put s’imaginer. La consommation s’en fit aussi le soir même avec une pareille tranquillité, mais non pas à l’égard du Dauphin, qui pensa expirer quand il aprit que l’Eglise venoit de regler son destin avec la Princesse.

Pendant que ce Prince malheureux étoit ainsi retenu au lit, accablé d’une si vive douleur, les peuples faisoient paroître leur joye par toutes les marques qu’ils ont coûtume d’en donner. Du côté de la Cour il se fit un superbe Carousel, où les Princes de Lusignan se distinguerent par beaucoup d’adresse & de valeur. Il y eut un bal magnifique le soir, où les Dames & tous les Courtisans firent voir aussi un grand nombre de pierreries & de riches vêtemens.Enfin cette fête dura l’espace de huit jours, & il y eut chaque jour de nouveaux divertissemens.

Le Dauphin, qui étoit du naturel de ces gens qui sont ingenieux à se faire de la peine, se faisoit instruire exactement de ce qui se passoit, & toutes les fois qu’on luy en rendoit compte, il souffroit infiniment sans le témoigner ; ce qui fit que sa maladie augmenta d’une maniere à faire craindre pour sa vie. Le Comte en étant informé envoya querir son Resident, & luy fit toutes les offres de service qu’il put pour son Maître ; ensuite il le pria de luy faire comprendre que les chagrins qu’il se donnoit étoient à present inutiles, & qu’il devoit songer à rétablir sa santé.

Le Resident, qui étoit un homme de bon sens, avoüa que son Maître se tuoit luy-même, & il prit congé du Comte dans la resolution de faire tous ses efforts pour guerir l’esprit de ce Prince. En effet il y travailla si heureusement, que les Medecins aperçûrent un changement notable en peu de tems. On voit par là que les maladies de l’esprit sont toujours à craindre pour le corps, & que c’est par la guérison de ce premier qu’il faut commencer pour rendre la santé à l’autre.

Le Dauphin se fortifiant tous les jours, se trouva dans peu en état de se lever ; & la raison qui luy étoit revenuë, luy inspira de faire prier le Comte de le venir voir. Ce Prince eut beaucoup de joye d’aprendre que le Dauphin souhaitoit luy parler. Il jugea que toutes ses violences étoient dissipées, & il ne se trompa pas, car aussi-tôt que le Dauphin le vit paroître, il s’efforça d’aller au devant de luy, & ses premieres paroles furent de luy demander pardon de ses folies. Il se servit de ces propres termes, ajoûtant que tout doit être excusable dans un amant réduit au desespoir ; qu’il n’oublieroit jamais la Princesse, mais qu’il ne pouvoit se resoudre à pardonner à la Maison de Lusignan.

Le Comte voyant tant de retour à son égard dans le cœur du Dauphin, luy fit connoître la necessité où il s’étoit vû de ceder aux volontez de sa fille, qui en effet ne luy avoit jamais dit qu’elle consentoit à l’épouser, mais avoit souffert par une obéïssance aveugle qu’on traitât de son mariage jusqu’au point de le voir conclure, & qu’assurément elle en eût été la victime contre son gré, si quelqu’un, gagné apparemment par l’Ambassadeur de Lusignan, ne luy avoit pas fait ouvrir les yeux sur le droit naturel qu’elle avoit de s’opposer à cet engagement, pour lequel il falloit qu’elle eût fait paroître à ces gens-là de la repugnance, & que l’intrigue avoit été conduite avec tant d’adresse, qu’il ne s’en étoit point aperçû, & ne vouloit pas encore en connoître les auteurs. Quant à la Maison de Lusignan, il luy remontra qu’il y auroit de l’injustice de luy vouloir du mal, puisque la liberté des cœurs étant un droit qu’on tient de la nature, il ne falloit pas trouver étrange qu’un jeune Prince eût tenté toutes les voyes possibles de gagner celuy d’une Princesse qu’il aimoit, & de l’obliger à se declarer en sa faveur.

Ce raisonnement fut fait par le Comte avec un air si insinuant, que le Dauphin en fut convaincu. Il avoüa que tout cela étoit un effet de son malheur, qu’il n’y avoit rien de plus juste que le procedé du Comte ; mais qu’il ne pouvoit pardonner à son rival ; que cependant il promettoit de ne rien entreprendre contre sa personne, malgré ce qu’il avoit resolu, parce qu’il le regardoit à present comme un homme à qui la Princesse prenoit toute sorte d’interêts.

Aprés cette assurance, qui faisoit un fort grand plaisir au Comte, parce qu’elle luy evitoit un terrible embarras, il prit congé du Dauphin, & alla faire le recit de cette conversation au Prince, & à la Princesse.

Dés que le Comte fut sorti, Belinde, qui étoit presente, & n’avoit pas perdu un mot de ce recit, dit cent plaisanteries au Prince, qui le divertirent beaucoup, aux dépens de la bravoure du Dauphin, qu’un retour de raison avoit sçu moderer si à propos & avec tant de puissance. A la verité il paroissoit une inégalité dans toute sa conduite, qui meritoit bien ce ridicule.

Cependant le Comte, qui étoit un adroit politique, envoyoit s’informer tres-souvent de sa santé, & il aprenoit tous les jours qu’il se portoit de mieux en mieux ; enfin il se trouva si bien rétabli, qu’il songea à s’en retourner dans ses Etats, & il ne voulut voir que le Comte avant son depart.

Ce Prince fut ravi de se voir délivré de luy, & d’apprendre qu’il avoit aussi emmené son Resident. On s’aperçut de cette joye par une plus grande application qu’il eut à donner aux nouveaux mariez de nouveaux divertissemens. Odon en inventoit aussi souvent pour son épouse ; & comme ces plaisirs étoient publics, toute la jeunesse de la Cour les partageoit agreablement.

Pendant que les choses se passoient ainsi à Gueret, Melusine, qui vouloit récompenser amplement les soins que Belinde avoit pris pour procurer à son fils le bonheur dont il joüissoit, donna ordre à son Ambassadeur de chercher à acheter une Terre considerable dans le pays, pour en faire present à cette fille ; qu’elle luy en remettroit le prix aussi-tôt, & qu’en attendant il luy donnât tout ce qu’elle souhaitteroit.

Cette generosité de Melusine étoit un effet de tout ce que l’Ambassadeur avoit écrit à l’avantage de Belinde, qu’il aimoit passionnément.Il est donc aisé de juger s’il fit son devoir pour trouver au plutôt dequoy faire de cette aimable fille une puissante Dame, & il n’eut pas de peine à y réüssir avec un gros argent comptant ; mais ensuite voyant Belinde si riche, & fort aimée du Prince & de la Princesse, il luy proposa de l’épouser, sçachant bien qu’il ne feroit aucun tort à sa famille, parce que Belinde étoit d’une Maison des plus considerables de la Province.

Belinde reçut avec plaisir cette proposition, quoy qu’elle pût soupçonner qu’elle luy avoit été inspirée plutôt par l’interêt que par l’amour ; & leur mariage fut conclu en peu de jours avec l’agrément du Comte, qui con nut par ce dénouëment le secret de la piece.

Quelque tems aprés, Antoine & Regnault prirent congé du Comte de la Marche, & des nouveaux mariez. Ils s’en retournerent à Lusignan, & laisserent dans le pays beaucoup d’estime, par la sagesse qu’ils avoient fait paroître dans leur conduite ; & beaucoup de reputation par l’adresse & la valeur dont ils s’étoient distinguez dans les exercices militaires.

Quand ces deux jeunes Seigneurs furent arrivez à Lusignan, ils reprirent leurs emplois ordinaires, qui commencerent bien-tôt à ne leur être plus agreables, parce qu’ils étoient fort differens de ce fracas de pompe & de magnificence, qu’ils venoient de quitter, & qui leur avoit inspiré de grands desseins pour leur élevation. L’exemple de leurs aînez les excitoient encore beaucoup. Ils se sentoient animez du même esprit, & ils s’encourageoient l’un l’autre à les imiter. Enfin ces nobles sentimens les firent résoudre à declarer à leurs parents, qu’ils étoient dans la volonté d’aller chercher leur fortune par le monde, à l’imitation de leurs freres, & qu’ils les prioient instamment de les aider dans leur resolution.

Melusine, qui sçavoit la fortune qui leur devoit arriver, conseilla à Raimondin de leur laisser suivre leur penchant, & dés ce moment elle disposa de son côté toutes les choses qui pouvoient les mettre en état de répondre aux desseins de la Providence. Dans ce même tems la guerre étoit fort allumée du côté de l’Allemagne, & entre autres la ville de Luxembourg étoit assiegée par le Roy de Metz, qui s’efforçoit d’usurper le pays, parce que le Duc qui le possedoit, étoit mort, & n’avoit laissé pour heritier qu’une fille d’environ dix-huit ans, nommée Cristine, que ce Roy vouloit épouser malgré elle, & les Etats du Pays ; ce qui avoit engagé toute la Noblesse à se retirer avec la Duchesse dans cette Place comme la plus forte, pour en disputer la possession à ce Prince.

Les affaires étoient dans cette situa tion, quand un Chevalier, qui étoit de retour de Cipre, & avoit assisté à la levée du siege de Famagouste, vint se jetter dans la Place, & un jour qu’on voyoit grossir l’armée des assiegeans, on assembla le Conseil pour déliberer des moyens de trouver du secours chez les Princes voisins. Alors le Chevalier prit la parole, & dit, que « revenant de la guerre du Levant, il avoit passé à Lusignan, pour saluer les Parents de ces deux Heros, dont l’Europe, l’Asie, & l’Afrique admiroient la valeur, pour avoir ruiné les principales forces des Sarazins, & s’être mis sur la tête les Couronnes de deux grands Royaumes ; Qu’il avoit consideré la puissance de cette Maison, & qu’elle étoit la plus capable de leur donner secours, par ce qu’il y avoit encore deux jeunes Princes, freres des Rois de Cipre & d’Armenie, qui portez du fameux exemple de leurs aînez, cherchoient l’occasion de faire briller aussi leur vertu ; qu’il s’offroit d’aller demander leur protection au nom de la Duchesse, & qu’il étoit assuré de l’obtenir. »

Le Conseil ne balança pas à donner les mains à cete proposition, & l’on deputa quatre des premiers Barons du pays pour accompagner le Chevalier, que la Duchesse chargea d’une Lettre pour les Seigneurs de Lusignan, laquelle étoit conçuë en des termes si touchants, que dés qu’Antoine & Regnault l’eurent luë, ils solliciterent sans relâche leurs parents à leur donner des troupes, pour marcher à son secours.

Melusine fut bien-aise que cette occasion s’offroit si juste pour remplir la destinée de ses fils. Elle reçut magnifiquement les Ambassadeurs, compatit beaucoup au malheur de la Duchesse ; & laissant à son Epoux le soin de lever des troupes, elle s’appliqua à pourvoir à tout ce qui étoit necessaire pour l’achapt des chevaux, & pour l’armement.