Chapitre V

Zoés, par une avanture toute extraordinaire, prend congé de Geofroy pour se retirer en Arabie. L’état des affaires contraint le Roy de Jerusalem à faire une tréve de dix ans avec Saladin. Amours de Geofroy, & de la Princesse Elomire, niece du Soudan. Avantures surprenantes à ce sujet. Geofroy retourne en France.

QUand Zoés & Carathuse apprirent que les deux partis étoient assez tranquiles, ils partirent de Damas, & vinrent retrouver Geofroy, qui fut bien-aise de revoir ces deux amis. Ils luy firent un recit exact de ce que Rosane & Elomire avoient fait depuis leur départ de Samarie, & luy dirent le chagrin extrême que la derniere avoit eu de le quitter ; Carathuse luy rendit aussi une lettre de cette Princesse, & cette agreable surprise luy fit plaisir : il l’ouvrit avec une marque d’impatience, & y lut ce qui suit.

Je me trouve bien bonne de vous écrire, aprés tout le mal que vous nous faites. J’avois resolu de ne plus vous aimer, mais qui peut tenir contre un Heros, qui sçait vaincre des armées formidables, & s’assujettir les cœurs les plus fiers. J’admire la conduite que l’amour a tenuë pour soûmettre le mien; tout puissant qu’il est, il sçavoit que seul, il n’auroit jamais eu le pouvoir de le reduire à faire ses volontez : il a emprunté le secours du Dieu de la guerre, cette Divinité m’a jettée entre vos bras, & ma liberté a esté le prix de vostre victoire. Ce fut alors qu’ayant tout le temps de considerer vos grandes qualitez, elles acheverent de vaincre ce qui restoit de libre en moy, & ne dépendoit que de moy seule. Accoûtumé au triomphe, vous voulutes encore en triompher, & vous en eutes tout le plaisir. Ensuite content de vostre gloire, vous souffrites que je reprisse ma premiere liberté ; mais où est celle que vostre vertu m’a ravie ? Je suis sortie d’auprés de vous chargée de chaînes plus pesantes que celles d’un esclavage visible. J’ay des peines & des inquietudes, que je ne sentois point avant que je vous eusse vûë ; ce n’est donc qu’une liberté apparente que vous m’avez renduë, rendez la moy toute entiere. Mais quoy : Il n’est plus en mon pouvoir de la reprendre. A Dieu. Mandezmoy si au milieu de vos glorieuses occupations, & chargé du soin de vos armées victorieuses, vous songez que je suis tristement separée de vous.

Geofroy se sentit penetré de cette lecture, & son amour augmenta de tout ce qu’il pouvoit augmenter. Le tour d’esprit qui paroissoit dans la lettre de la Princesse, luy plut beaucoup. Elle étoit tendre, & c’est ce qu’il faut pour soûtenir la passion d’un amant. Carathuse dit au Prince, que Rosane l’avoit aussi chargée avec empressement de le saluer ; mais Geofroy, qui connoissoit la passion, que cette Princesse avoit pour luy, ne voyant point de lettre de sa part, crut qu’elle n’avoit osé se hazarder à luy écrire par un homme, qui étoit fort consideré de son époux, & du Soudan.

Toute la soirée fut employée à s’entretenir de ces Princesses, & des nouvelles qui avoient couru de la défaite de l’armée de Saladin, qu’on croyoit encore plus grande qu’elle n’étoit. Le Prince fit à ses amis un recit naturel de l’action, leur raconta son origine, & montra le danger qu’il y a à celuy dont la puissance est absoluë, d’adherer aux sentimens d’une femme vindicative, & emportée.

Sur la fin de la conversation, Zoés dit à Geofroy, qu’il avoit eu avis par une voye extraordinaire, que sa mere étoit morte par une avanture fort étonnante, & dont il n’y avoit qu’un seul * exemple dans toute l’antiquité. Le Prince souhaitant sçavoir quelle étoit cette avanture, Zoés commença ce discours. Je vous ay entretenu, Seigneur, des mariages que les substances élementaires peuvent contracter avec les filles des hommes ; mais je ne vous ay pas dit que pendant ce mariage il ne doit jamais naistre d’une même femme deux enfans par deux grossesses differentes ; & la raison est que ces heureux Genies ne cherchent point à se multiplier comme font les hommes, ils sont bien aises seulement d’avoir un portrait d’eux-mêmes, quoy-que foible, dans lequel ils puissent se complaire, & leur servir à glorifier le Createur.

Quoy-qu’Amasis eût instruit ma mere de ce qu’il étoit important qu’elle sçût à ce sujet, pour s’y conformer. L’amour extrême qu’elle portoit à son époux, la violentoit quelquefois jusqu’à un point, qu’il avoit beaucoup de peine à moderer sa passion ; mais elle étoit pardonnable dans ses mouvemens. Je vous ay décrit la figure toute charmante, dont Amasis s’étoit revêtu pour se communiquer à Egerie. Pouvoit-elle apporter de la moderation à un amour, qui devoit estre sans bornes pour de si rares perfections ? Cet effort étoit trop difficile pour une mortelle.

Enfin ma mere ces jours derniers, joüissant de la presence heureuse de son époux, se sentit tout à coup si enflammée d’amour pour tous ses charmes, qu’elle le pressa de luy donner un second fils. Il luy remontra l’impossibilité de la satisfaire, à cause de la foiblesse de sa nature : il luy découvrit même le risque qu’elle couroit de la vie, s’il l’approchoit d’elle sans une préparation qui luy étoit necessaire pour moderer l’ardeur de son essence, & la reduire à un degré qu’elle fût capable de supporter. Rien ne la put appaisser, que l’accomplissement de ses désirs. Ainsi Amasis poussé à bout, ne put se défendre de ses empressemens ; mais cette amante infortunée ne l’eut pas plûtôt joint, qu’elle se sentit penetrée, d’une flamme devorante ; & elle fut consumée en peu de temps, sans qu’on pût y apporter aucun remede. J’ay sçû que tout son regret en expirant, avoit esté de ne pouvoir mourir entre mes bras, pour la consoler du départ de son époux, qui avoit disparu à ses yeux.

Cette triste avanture donna du chagrin à Geofroy. Ce Prince avoit beaucoup de tendresse pour Zoés, & se plaisoit infiniment aux entretiens de ce Sage. Il comprit bien qu’il alloit le quitter, pour mettre ordre à ses affaires domestiques ; & cette pensée augmenta son déplaisir ; mais comme il sçavoit que son ami auroit de la peine à luy déclarer son départ, il le prévint, & luy conseilla d’y songer. Zoés luy avoüa qu’il étoit dans cette resolution ; & prenant congé du Prince, il luy fit mille remercimens de luy avoir accordé si genereusement son amitié, & luy en demanda la continuation. Le lendemain il prit le chemin de Cerine ; mais Carathuse resta auprés de Geofroy, aimant mieux vivre avec cet amy, que de retourner à son gouvernement de Gades.

Dans le même temps la Reine d’Angleterre, toûjours agitée de son esprit de curiosité, voyant Zoés & Carathuse de retour, jugea que Geofroy avoit reçû des nouvelles des Princesses. Sa jalousie se reveilla aussi-tôt, elle rechercha ses espions, les mit de nouveau sur les voyes, & apprit qu’Elomire avoit écrit à son amant : ce fut par un des Valets de chambre du Prince, qu’on découvrit ce secret. Et c’est ainsi que les Grands, qui ne peuvent rien faire sans estre observez, sont toûjours trahis par ceux qui les approchent de plus prés.

La Reine n’osant plaisanter ouvertement des amours de Geofroy, s’en railloit en particulier avec ses familiers, & s’applaudissoit d’avoir travaillé si heureusement à l’éloignement des Princesses, dont la beauté avoit merité sa haine ; mais les railleries que Gelase faisoit dans son cabinet, se répandirent bien-tôt plus loin ; & comme les Princes ont toûjours auprés d’eux des courtisans, qui ne cherchent qu’à leur apporter des nouvelles, que souvent ils pourroient bien se passer d’entendre, on peut juger si les deux Rois, Geofroy même, & les autres Princes, n’en furent pas bien-tôt informez.

La moderation que Geofroy témoigna par son silence, les chagrina tous si fort contre la Reine, que les plus zelez luy en firent ouvertement des reproches. Richard voulut parler sur ce sujet, mais on le condamna d’avoir tant de foiblesse pour une folle, qui meritoit mieux d’estre renfermée, que de la laisser courir le monde.

Gelase enragée d’un traitement si public, persuada à son mari de retourner en Angleterre, le Roy de Jerusalem, qui étoit fort attentif à tout ce qui regardoit ses interests, fut averti de cette resolution : il sçut encore que les galeres de Venise, de Pise, & les vaisseaux de Frise, & de Danemarc, songeoient de même à retourner dans leur païs ; tout cela luy ôtant plus de quinze mille hommes, il resolut de faire une tréve avec le Soudan : aussi-bien étant retranché comme il étoit, on ne pouvoit l’entamer, & qu’ainsi son armée se consommeroit à ne rien faire.

Ce Prince ne consultant donc que ses freres, & le Duc de Bourgogne, envoya Carathuse comme un ami commun vers Saladin, avant qu’il eût nouvelle du départ des vaisseaux Chrétiens. Ce Sage ne commit point le Roy Guy. Il representa seulement au Soudan, l’état où le dernier combat l’avoit reduit, les travaux qu’il avoit esté contraint de faire pour se mettre à couvert de l’insulte des victorieux, il luy fit remarquer que Geofroy avoit un tel ascendant de fortune sur luy, qu’il étoit à craindre que n’ayant pû luy resister une seule fois, il pourroit à la fin succomber entierement ; & il ajoûta que toutes ces reflexions l’avoient porté à croire, qu’une tréve pourroit luy estre avantageuse ; qu’il osoit se flatter que s’il la proposoit de luy-même aux Chrestiens, il les obligeroit à y consentir, & qu’étant toûjours infiniment dans ses interests, il étoit venu le pressentir là dessus.

Saladin, qui avoit écouté attentivement ce discours, & en connoissoit la verité, remercia son amy de l’offre de service qu’il luy faisoit, & le pria d’y employer son entremise. Carathuse retourna donc au camp des Chrestiens, & fit signer aux Princes de Lusignan, & au Duc de Bourgogne, un Traité par lequel les deux partis s’accordoient reciproquement une tréve de dix ans ; & que pendant ce temps-là chacun joüiroit en toute liberté des places dont il étoit en possession, avec leurs dépendances, &c. Le Soudan souscrivit aux mêmes conditions ; & quelques jours aprés le retour du Plenipotentiaire, les vaisseaux & les galeres dont j’ay parlé mirent à la voile, & furent bien-tôt suivis des Anglois. Ce départ augmenta la tranquilité que la tréve donnoit ; on envoya toutes les troupes dans des quartiers, pour se rétablir des fatigues qu’elles avoient souffertes pendant une guerre si longue ; & l’on songea à mettre toutes les places en bon état.

Un mois aprés la conclusion de la tréve, le frere de Saladin mourut subitement, & jetta sa famille dans la douleur, car c’étoit un bon Prince, & fort aimé. Cette mort donna aussi du chagrin à Geofroy, parce qu’il sçavoit la tendresse qu’Elomire avoit pour son pere. Il voulut l’en consoler par une lettre qu’il luy écrivit, & ne trouva pas de meilleur moyen pour la luy faire rendre en sûreté, que de la confier à Carathuse. La tréve qui avoit réüni les cœurs, ou du moins avoit suspendu la haine, obligeoit les Princes aux civilitez reciproques, qui s’observent dans ces occasions. C’est pourquoy Geofroy s’en servit pour envoyer son ami faire compliment aux Princesses, & au Soudan, sur cette mort inopinée.

Saladin étoit à Damas pour lors. Carathuse luy fit son compliment ; & ce Prince le reçut avec les remercimens ordinaires, mais il trouva Rosane sur son départ pour l’Egypte. Ses affaires l’appelloient dans cette Province, & le Soudan l’obligeoit à aller y donner les ordres, que la mort de son époux luy demandoit.

L’Envoyé rendit à cette Princesse une lettre d’honnêteté, que Geofroy luy écrivit, sur la perte qu’elle venoit de faire d’un époux plein de merite, & regreté de tout le monde, ce qui devoit faire sa consolation ; mais ces complimens ne luy plurent pas, elle eût bien voulu trouver dans cette lettre des sentimens conformes aux siens ; la mort toute recente de son mary, n’apportoit aucun obstacle dans son cœur à cet égard. On voit des femmes de ce caractere.

La lettre que reçut Elomire étoit d’un autre style, Carathuse attendit un temps commode pour la rendre à cette Princesse. Aussi-tôt qu’elle l’eut, elle l’ouvrit avec une precipitation, qui témoignoit sa joye, & elle y trouva ces paroles.

Le sensible plaisir que m’a donné vôtre lettre, charmante Princesse, s’est vû cruellement troublé par la douleur, que je sçay que vous avez ressentie de la mort de celuy qui vous a donné la vie. Mais comme je me persuade que les premiers mouvemens que vous devez à la nature ont à present cedé à ceux que l’amour vous inspire, & qu’ainsi vôtre esprit est dégagé de l’accablement de ces tristes pensées, je reprens de même cette joye, dont la lecture de vôtre lettre m’a penetré ; & je veux bien vous avouër, pour soulager vos inquietudes, que vous êtes tres-vengée de celuy qui vous les cause. Vôtre vainqueur, par un retour merveilleux, se voit entierement soûmis par vos attraits ; & je vous assure que l’absence n’a fait qu’augmenter sa passion. Nous avons à present une tréve qui rétablit le commerce entre les deux partis ; & je n’y ay contribué que pour avoir le plaisir de vous voir. J’attends vôtre réponse avec impatience, pour m’y disposer, & faire paroistre à vos yeux un amour sans bornes, pour payer toute la tendresse que vous me témoignez. Adieu.

Il est aisé de juger du chagrin qu’Elomire reçut, d’apprendre que son amant se disposoit à faire le voyage de Damas, lorsqu’elle se voyoit obligée à suivre sa mere en Egypte. Elle s’en plaignit à Carathuse en des termes si touchans, qu’il s’en trouva aussi tout émû ; & s’efforça de la consoler : mais toutes ses raisons ne faisoient qu’augmenter sa douleur.

Cette Princesse affligée passa la nuit dans une agitation si forte, que le lendemain on luy trouva de la fievre. Le Soudan ayant esté informé de l’indisposition de sa niece, vint la voir, & conseilla à Rosane de differer son départ, jusqu’à ce qu’on eût vû à quoy cette émotion se fixeroit. Mais comme elle ne provenoit que d’une surprise, l’alteration cessa, lors qu’Elomire commença à se tranquiliser par les reflexions : de sorte qu’elle se vit en état de partir quelques jours aprés.

Cependant Rosane, à qui tout faisoit ombrage, consideroit la promtitude de la maladie de sa fille avec des soupçons, qui approchoient fort de la verité ; & pour l’approfondir, elle concilioit le temps que son mal avoit paru, avec les symptômes, qui l’avoient declaré, & les personnes qui y étoient presentes. La longue conversation que Carathuse avoit euë avec Elomire jointe aux assiduitez que Rosane avoit remarquées que Geofroy avoit euës autrefois pour cette Princesse, luy faisoient juger que ce confident luy avoit rendu une lettre qui la touchoit beaucoup, ou qu’il luy avoit tenu de sa part, des discours fort sensibles. Et de tout cela, elle concluoit qu’elle avoit une rivale en la personne de sa fille.

La dissimulation fut le party qu’elle prit : l’éclat auroit esté affreux, & puis se confiant à ses charmes, elle esperoit de faire tourner Geofroy de son costé, d’autant plus, qu’elle se voyoit en état de luy offrir la Souveraineté d’une grande Province pour prix de son cœur : ainsi pleine de cette confiance, elle luy écrivit une lettre toute conforme, & en chargea Carathuse, sans luy rien témoigner de ses soupçons.

Elomire fit aussi réponse à son amant. Et le confident se chargea de la luy rendre. Il fit souvent sa cour aux Princesses pendant qu’elles resterent à Damas ; & aprés leur départ, il prit congé de Saladin pour aller retrouver Geofroy. Ce Prince fut ravy du retour de son amy : il reçut de luy les lettres des Princesses ; & la premiere qu’il ouvrit fut celle d’Elomire, elle étoit conçûë en ces termes :

Vôtre lettre est venuë bien juste, mon cher, pour calmer la douleur que j’ay ressentie de la perte de mon pere ; mais en même temps elle m’a jetté dans le déplaisir extrême de voir avorter le dessein que vous avec de venir icy, par la cruelle obligation où je suis d’accompagner ma mere dans un voyage qu’elle va faire en Egypte, où ses affaires l’appellent, le chagrin que j’ay conçû de ce contretemps terrible, qui me prive de vôtre vûë, a causé en moy une revolution, qui a allarmé bien des gens, & auroit rompu ce triste voyage, si elle avoit eu des suites ; mais je n’ay pas esté assez aimée du Ciel pour me donner une bonne fievre, qui auroit duré jusqu’à vôtre arrivée. Il m’est venu dans la pensée d’en feindre une, ou quelqu’autre indisposition ; & j’ay vû qu’il me seroit impossible d’imposer aux Medecins, qui connoissent plus sûrement la réalité des maladies, que le moyen de les guerir. Ainsi je voy que mon destin est d’estre, long-temps separée de vous, si vous n’en corrigez la rigueur. Profitez de la tréve, que vous nous accordez pour venir voir nos Provinces, & faire par avance l’amour des peuples que vous pourrez conquerir un jour. Je juge par moy-même que vous n’aurez pas grand’ peine à vous soûmettre leurs cœurs. Que j’aurois de plaisir à vous voir le maistre de l’Univers :

A Dieu. Geofroy fut charmé des tendres sentimens de cette Princesse. Il se sentit même flatté des propositions qu’elle luy faisoit si adroitement. Un Heros est susceptible de ces sortes de pensées, & les conquestes ont bien des attraits pour luy. Mais le plaisir de voir cette Princesse toute charmante, l’emportoit sur ses autres idées, & luy faisoit prendre la resolution de l’aller voir dans quelque temps.

Ensuite de ces reflexions, ce Prince s’enquit de Carathuse, quelle avoit esté l’indisposition d’Elomire. Il fut bien aise d’apprendre que luy seul l’avoit causée. C’est un des plus considerables triomphes de l’amour que celuy-là, puisque c’est aussi la marque la plus sensible d’un cœur veritablement touché.

Aprés un long recit que Carathuse, fit à Geofroy des conversations qu’il avoit euës à son sujet avec la Princesse, & de tout ce qui s’étoit passé à la Cour devant & aprés son départ, Rosane ayant esté souvent citée pendant ce discours, le Prince qui craignoit d’ouvrir sa lettre, parce qu’il se doutoit de ce qu’elle renfermoit ; s’y resolut neanmoins, & y trouva ces paroles.

Je m’attendois bien, Seigneur à un compliment de vôtre part, au sujet de la perte que j’ay faite de mon époux ; mais j’esperois qu’il seroit suivi de certains sentimens, qui pouvoient merveilleusement soulager ma douleur : si vôtre cœur ne s’y sentoit pas porté, au moins la reconnoissance de toute la tendresse que je vous ay témoignée, devoit faire les fonctions de l’amour en cette rencontre, & abuser agreablement ma credulité. Celles de mon caractere aiment mieux un discours où brille la galanterie, qu’un plus sincere & trop sec. Enfin comme je vous aime, tout ingrat que vous étes, je veux bien vous fournir une excuse plausible, qui est de dire, que le sujet qui a donné le fondement à vôtre lettre, est trop funebre, pour y en mêler un tout opposé. Vous voilà excusé, mais ce n’est que par un effort de passion : je suis libre de vous en faire une declaration ouverte à present, que je me voy maîtresse de moy-même, & que je puis vous offrir une couronne pour prix de vôtre cœur. Ne manquez pas de me faire réponse à Alexandrie, où je vais. A Dieu.

Geofroy, qui n’avoit rien de secret pour Carathuse avoit lû ces lettres tout haut ; ils furent l’un & l’autre également surpris de cette derniere. Elle renfermoit des choses d’une assez grande importance pour meriter de serieuses reflexions ; ce n’est pas que le Prince fût émû des offres pompeuses de Rosane ; mais il craignoit que les suites de cette passion, ne devinssent funestes à celle qu’il avoit pour Elomire, si jamais sa mere pouvoit en estre informée.

Aprés que Geofroy eut révé un moment, il dit,quel conseil me donne-tu, mon cher Carathuse, dans cette fâcheuse conjoncture ? Il m’est impossible de correspondre à l’amour de Rosane, quelque avantage qu’elle me propose. Carathuse qui prévoyoit aussi le malheur dans lequel la passion du Prince alloit jetter Elomire ; ne répondoit rien ; & Geofroy repassant tout ce qui luy venoit dans l’esprit à ce sujet, gardoit de même le silence, ils furent un temps dans cet état : ensuite le Prince pressant de nouveau son amy de luy dire son sentiment, Carathuse luy tint ce discours.

Puisque vous m’ordonez absolument, Seigneur, que je vous ouvre mon cœur sur une affaire qui me paroist de consequence pour vous ; il faut avant tout, que je vous fasse connoistre la difficulté de réüssir dans vôtre entreprise. La Princesse Rosane vous aime, & vous aimez Elomire. L’amour ne souffre point de concurrens ; la haine est toûjours mortelle entre deux rivales : c’est à qui se détruira l’une & l’autre ; ainsi jugez à quoy la jeune Princesse sera exposée, lorsque sa mere croira que vous la regardez avec indifference, pendant que sa fille fera tous vos empressemens.

Nous connoissons, Seigneur, le naturel de Rosane, elle se ressent de la grandeur des Ptolomées, dont elle tire son origine. Nous avons vû un terrible exemple de sa fierté dans la mort d’un Officier tres-considerable, qu’elle fit étrangler il n’y a pas long-temps, pour des raisons qu’elle ne voulut jamais declarer à son mary. Elle luy allegua seulement qu’elle étoit Souveraine, & qu’il se ressouvint que c’étoit elle qui l’avoit fait maistre d’une des plus grandes Prouinces de l’Asie.

Aprés cette action, jugez combien cette Princesse est dangereuse. Il est vray qu’elle aime beaucoup Elomire, & que c’est son unique heritiere ; mais un amour méprisé devient insensible aux mouvemens de la nature ; il n’écoute que la vengeance ; il poursuit ses victimes sans quartier, & la jalousie luy met un bandeau devant les yeux, pour les immoler indifferemment à sa rage. Ces reflexions faites, le conseil que j’ose vous donner, Seigneur, c’est d’abandonner vôtre entreprise, elle ne peut qu’estre funeste à l’objet de vôtre amour ; la Princesse Rosane ne souffrira jamais que sa fille triomphe d’elle à la vûë de toute la terre.

Ce discours fut d’un grand poids sur l’esprit de Geofroy : le portrait de Rosane l’effrayoit ; il avoit conversé, assez souvent avec elle, pour la connoistre capable d’une vengeance affreuse, & sur tout dans un sujet qui la touchoit de si prés. Ces pensées funestes faisoient resoudre ce Prince à ne la voir jamais. D’autre costé il luy étoit impossible de se défaire de l’amour qu’il avoit pour la charmante Elomire, & se resoudre en quittant la mere, à se priver de voir la fille le reste de ses jours.

Ce dernier sentiment le détermina, il voulut suivre son destin ; & son projet fut d’entretenir Rosane dans sa passion, par de simples complaisances, sans luy faire aucune promesse ; mais que dans le temps qu’elle le presseroit de conclure, ce qui ne pouvoit estre qu’aprés l’année de son veuvage, il feroit intervenir ses freres, & gagneroit le Soudan, pour representer à cette Princesse, que sa fille luy conviendroit mieux ; ainsi qu’il resterrit toûjours en faveur. Tout cela paroissoit bien concerté, cependant l’oracle de Carathuse prévalut, comme nous le verrons par la suite.

J’ay dit que Rosane s’étoit apperçûë que sa fille avoit eu des nouvelles de Geofroy, & qu’elle les avoit prises si fort à cœur, qu’elle en avoit esté indisposée : depuis ce temps-là elle l’avoit fort observée, non seulement pendant le chemin qu’elles avoient fait de Damas à Joppe, où elles s’étoient embarquées, mais encore aprés leur arrivée à Alexandrie, pour découvrir quelque chose de son commerce, & surprendre ses lettres ; mais la Princesse, qui étoit sur la défiance, ne les relisoit jamais : il luy suffisoit de faire souvent des reflexions sur ce qu’elles contenoient, pour soulager le chagrin qu’elle avoit de se voir separée d’un Prince qu’elle aimoit avec tant d’ardeur.

Enfin il luy arriva un accident, qui découvrit le mystere. Un jour que cette Princesse descendoit d’un escalier avec sa mere, qu’elle tenoit par dessous le bras, le pied luy manqua, & en tombant elle se heurta la teste contre une des marches avec assez de violence pour s’évanoüir. Aussi-tôt elle fut transportée dans son appartement : Rosane la délassant elle-même, sentit un papier à travers la doublure de son corps, & ne fit semblant de rien. On se servit de tous les remedes pour faire revenir Elomire, les Chirurgiens trouverent que la teste n’étoit point offensée, elle fut mise au lit ; & Rosane emporta le corps de sa fille, sans que ses femmes s’en apperçussent.

On peut s’imaginer avec quelle impatience, cette Princesse décousit la doublure, & avec quelle précipitation elle lut la lettre. Elle fut étonnée de voir que Geofroy parloit avec tant de confiance, que leur passion paroissoit toute formée, que la tréve étoit l’ouvrage de cet amour, & que le Prince n’envoyoit Carathuse que pour preparer sa route.

Tous ces desseins luy donnerent à penser. D’un costé elle s’applaudissoit que son départ avoit rompu leurs mesures ; mais d’autre costé faisant reflexion que sans ce voyage elle auroit vû cet ingrat, ce même départ luy donnoit pour le moins autant de déplaisir, qu’il en avoit fait à Elomire. C’est ainsi que l’amour a ses retours dans les cœurs qu’il a une fois soûmis.

Rosane fort chagrine, voulut neanmoins dissimuler, jusqu’à ce que la Princesse se portast mieux ; & dés qu’elle eut passé le temps que les Medecins prescrivent pour estre délivré des accidens qui peuvent suivre ces sortes de coups ; la malheureuse Elomire commença à entrer dans la carriere de ses travaux. Elle essuya d’abord tous les reproches qu’une mere severe peut faire à sa fille en pareille occasion, & ensuite toutes les insultes d’une rivale imperieuse. La Princesse ne sçavoit que répondre à des choses si bien prouvées ; elle dit seulement à Rosane avec beaucoup de modestie, qu’elle avoit crû pouvoir recevoir le cœur d’un Heros, que les plus grandes Dames de l’Univers feroient gloire d’accepter. Ces paroles choquerent Rosane, elle les regarda comme un reproche tacite que sa fille luy faisoit de l’amour qu’elle avoit elle-même pour Geofroy, ne doutant pas que ce Prince ne luy en eût fait confidence, & peutestre des sacrifices dans leurs entretiens particuliers. Voilà comme la jalousie interprete toûjours en mauvaise part les pensées les plus sinceres, & les tourne au désavantage de ceux qu’elle possede.

Je ne rapporteray point tous les mauvais traitemens que cette jeune Princesse reçut depuis le jour que Rosane s’expliqua avec elle, jusqu’à la nouvelle de l’arrivée de Geofroy à Alexandrie ; il suffit de dire qu’ils furent tres-mortifians. Mais lorsque cette rivale implacable eut appris par un courier que le Prince luy envoya, le dessein qu’il avoit de passer la mer pour la voir, & qu’elle eut vû une lettre extrêmement tendre que sa fille avoit reçûë par la même voye, elle la fit enfermer dans le lieu le plus retiré de son Palais, & renvoya le courier avec une réponse cadrante à ses desseins, qui étoient de dissimuler toûjours, afin de laisser venir Geofroy, & de s’en rendre la maistresse.

Au retour du courier, le Prince fut étonné de ne point recevoir de lettre d’Elomire, & d’apprendre de cet homme, qu’aprés qu’on luy eut rendu le paquet de Rosane, il luy avoit esté impossible de parler à la Princesse ; il jugea qu’il y avoit quelque chose d’extraordinaire ; Carathuse n’en fut pas moins surpris, & ils en parlerent long-temps. Enfin cet amy voyant que Geofroy étoit dans une peine extrême à ce sujet, se retira dans son appartement, pour travailler aux moyens de développer ce mystere. Ce Sage consulta sa science, & vint dire au Prince de quelle maniere Rosane avoit découvert le commerce de cœur qu’il avoit avec Elomire, la fureur qu’elle avoit fait éclater contre cette Princesse, & comme elle l’avoit renfermée dans une tour de son Palais.

De l’humeur dont étoit Geofroy, il vouloit, dans son premier mouvement, aller à force ouverte retirer sa maistresse de l’oppression ; mais Carathuse luy remontra que la violence étoit dangereuse dans cette occasion, puisqu’on pouvoit changer Elomire de prison, sur l’avis de sa marche, & la luy enlever pour jamais ; que le plus fûr pour vaincre Rosane, étoit de luy opposer une dissimulation pareille à la sienne, c’est-à-dire d’ignorer ses fureurs ; & aprés avoir pris de justes mesures, aller la voir, comme pour satisfaire à ses desirs.

Le Prince approuva le conseil de son amy ; & par bonheur les affaires se trouverent alors disposées pour favoriser ses desseins. Le Roy de Jerusalem se preparoit à aller en Chypre, & celuy d’Armenie à retourner dans ses Etats, pour disposer leurs affaires, à recommencer la guerre à la fin de la tréve. Quant à Geofroy, il s’offroit à avoir soin des places en leur absence, & entretenir la discipline militaire parmy les troupes.

Ainsi ce Prince aprés le départ de ses freres, se vit le maistre de ses volontez ; il fit venir à Ptolemaïde l’élite de toutes les troupes qu’il avoit sous son commandement, les fit passer sur ses vaisseaux ; & laissant le Duc de Bourgogne pour donner les ordres en son absence, il luy fit une fausse confidence, & s’embarqua avec Carathuse par un vent favorable, qui leur fit voir en peu de jours le port d’Alexandrie.

Les sentinelles qui étoient sur les tours, apperçûrent de loin les vaisseaux ; & lorsqu’ils furent assez prés, ils reconnurent les pavillons. Rosane en fut aussi-tost avertie, & se douta que c’étoit Geofroy. Elle fut surprise, de ce qu’il n’avoit pas détaché un brigantin pour luy annoncer son arrivée ; & comme elle étoit persuadée qu’il ne l’aimoit pas assez pour vouloir la surprendre agreablement, elle se figura qu’il avoit un autre dessein, & qu’il ne manqueroit pas de luy demander à voir sa fille dés qu’il auroit mis pied à terre. Cette pensée luy fit prendre la resolution de la faire transferer dans un château, qui n’étoit pas éloigné d’Alexandrie, mais où il n’iroit pas la chercher sans risque. Dans ce dessein elle alla trouver cette malheureuse Princesse luy parla avec beaucoup d’aigreur, & luy donna ordre de suivre le Capitaine de ses gardes, avec qui cette marastre avoit déja concerté pour s’opposer aux entreprises qu’on pourroit faire pour la luy enlever.

Aprés cette expedition, Rosane se tint tranquille, & Geofroy resolu à feindre, ne fut pas plûtôt entré dans le port, qu’il se mit en chalouppe avec Carathuse. Dés qu’il fut à terre, il alla droit au Palais de la Princesse, qui parut fort étonnée de le voir : cependant elle luy fit un accueil, qui répondoit aux sentimens qu’elle luy avoit écrits ; aussi ressentit-elle en le voyant, plus d’amour pour luy, qu’elle n’avoit encore fait.

Aprés les premiers complimens, le Prince demanda à Rosane où étoit Elomire. Elle sans balancer, répondit qu’elle l’avoit laissée prés de Damiette, avec une parente de son mary, dans l’esperance d’y retourner, lorsqu’elle auroit terminé quelques affaires à Alexandrie.

Geofroy ne fut pas content de cette réponse, cependant il dissimula, & prenant un air gratieux, il dit à la Princesse cent jolies choses pour luy plaire ; il l’assura que la douleur qu’elle avoit ressentie de la perte de son époux, n’avoit fait aucun tort à ses attraits ; & qu’au contraire, elle faisoit voir une nouvelle beauté depuis son veuvage.

Je suis ravie, Seigneur, luy répondit Rosane, que vous vous apperceviez que j’ay rappellé les Graces à vôtre arrivée. Avant cet heureux moment elles m’avoient tout-à-fait abandonnées. La mort d’un mary, la charge d’un Etat, & sur tout vôtre absence, leur avoient fait peur, & les avoient mises en fuite ; mais elles ne me quitteront plus, lorsque j’auray pour appuy un Prince aussi puissant que vous.

La soirée se passa ainsi dans une conversation agreable, Carathuse y étoit en tiers, & flattoit aussi la Princesse sur ses nouveaux charmes : cependant comme le cœur du Prince n’étoit pas touché pour Rosane, les discours de galanterie furent bien-tôt épuisez, il se jetta sur les nouvelles, & raconta entr’autres à cette Princesse, tout le chagrin qu’avoit reçû la Reine d’Angleterre avant son départ, ce qui luy fit plaisir. Enfin la nuit étant avancée, la Princesse proposa à Geofroy d’aller prendre du repos pour se délasser des fatigues de la mer, & le Prince se retira dans l’appartement qu’on luy avoit preparé.

Il n’y fut pas plûtôt, que s’enfermant avec Carathuse, il luy fit voir un emportement outré au sujet des traitemens barbares, que sa maistresse recevoit, & proposa à cet ami de songer aux moyens de la délivrer de l’endroit où elle étoit détenuë dans ce Palais : mais Carathuse qui avoit déja consulté sa science à ce sujet, & étoit informé que la Princesse avoit changé de prison à leur arrivée, dit à Geofroy le lieu où on l’avoit transferée, qui se nommoit la tour des Arabes : c’étoit un château dont on voit encore aujourd’huy les ruines. Il étoit tres-fort, & situé sur le bord de la mer, à deux lieuës d’Alexandrie.

Ce Prince fut surpris à cette nouvelle ; mais Carathuse qui connoissoit son naturel violent, le pria de le moderer, jusqu’à ce qu’il luy eût rendu un compte assuré de l’état où se trouvoit Elomire, luy disant que son dessein étoit d’aller la trouver le lendemain, parce qu’il n’étoit pas en son pouvoir de le faire pendant les tenebres ; & qu’aussi ce n’étoit pas un temps où il pût honnêtement parler à cette Princesse : qu’au surplus il luy conseilloit de faire sa cour à Rosane le matin, dés qu’elle seroit visible, afin d’éloigner ses soupçons. Geofroy approuva le projet & le conseil de Carathuse, & ils se separerent tous deux ; l’un pour passer une des plus tristes nuits de sa vie, l’autre pour travailler à se mettre en état de réüssir à son entreprise.

Le Prince agité par ses chagrins, vit paroistre l’aurore, sans avoir pû goûter la douceur du repos, l’inquieude où il étoit, l’obligea à se lever en même temps que le Soleil, & sortant de sa chambre il entra sur un balcon qui regardoit la mer. Aprés avoir rêvé quelque temps en cet endroit, il passa dans une galerie, au bout de laquelle il y avoit un escalier de dégagement dans une tour, qui étoit terminé par une coupole en forme de fanal si bien travaillée, que le Prince voulut y monter pour en considerer l’ouvrage. En effet il monta jusqu’au haut, mais il n’y fut pas plûtôt parvenu qu’une voix plaintive vint frapper ses oreilles. Il s’avança du costé d’où elle partoit. Il écouta attentivement, & entendit prononcer ces mots : Ah, malheureuse Elomire, Princesse infortunée.

Geofroy ému à ces paroles, penetra jusqu’au lieu où les soûpirs qui suivoient ce discours l’attiroient. Il ouvrit la porte d’une chambre, & vit une Dame éplorée, qui s’écria en l’appercevant, & dit : Cruel, je veux la suivre. Ensuite elle s’avança, mais reconnoissant le Prince, elle se jetta à ses pieds sans pouvoir proferer une parole. C’étoit la nourrice d’Elomire, qui avoit travaillé aussi-bien que Zoés & Carathuse, à attendrir le cœur de cette Princesse en faveur de ce Heros. Aprés qu’elle eut repris ses esprits, elle raconta à Geofroy, les cruels traitemens que Rosane avoit exercez envers sa fille, aprés avoir surpris une lettre, qui découvroit leurs amours. Que cette chambre étoit le lieu où elle l’avoit tenuë renfermée pendant plus d’un mois ; & que le soir precedent son Capitaine des gardes étoit venu l’enlever, sans declarer où il alloit la conduire, & sans vouloir souffrir qu’elle l’accompagnât. Quant à vous, Seigneur, poursuivit cette Dame, par quelle heureuse avanture étes-vous dans ce Palais ?

Geofroy luy raconta succintement les motifs de son départ, son arrivée, à Alexandrie, & sa premiere entrevûë avec Rosane, à qui il avoit déguisé son ressentiment, pour mieux servir la Princesse, & la tirer de sa prison ; que Carathuse y travailloit aussi avec tout le pouvoir de sa science ; qu’il étoit allé la trouver à la tour des Arabes où elle avoit esté menée, & qu’il attendoit son retour pour prendre leurs mesures sur ce qu’ils avoient à faire.

La nourrice apprit encore à ce Prince plusieurs circonstances de la détention d’Elomire, & de quelle maniere le peuple d’Alexandrie s’étoit ému à cette action, parce que la Princesse étoit fort aimée ; que les esprits n’étoient pas appaissez ; qu’il étoit facile de les faire soulever tout de nouveau pour cette nouvelle cruauté, & qu’elle étoit resoluë d’aller la publier par tout, avec la douleur dont elle étoit penetrée.

Geofroy qui prévoyoit que cette affaire ne se termineroit que par la force, encouragea cette Dame à executer son dessein, & la laissa dans cette resolution, l’assurant que de son costé il n’oublieroit rien pour la délivrance d’Elomire. Le Prince quitta fort juste sa conversation avec la nourrice, car à peine étoit-il rentré dans la galerie, qu’il rencontra Rosane, que la fureur de sa jalousie, jointe à l’excés de son amout, n’avoit pas aussi laissé reposer tranquilement. Cette Princesse fut surprise de trouver Geofroy en cet endroit. Les soupçons la saisirent, elle crut que ce Prince venoit de chercher sa fille, elle n’osa toutefois luy rien témoigner à ce sujet : car elle étoit persuadée qu’il s’emporteroit à de terribles reproches, & dont elle craignoit les suites, ce qui l’obligea à luy dire en souriant : Est ce l’amour qui vous a réveillé de si bon matin, Seigneur, & croyiez-vous me trouver en ce lieu ?

L’amour, répondit Geofroy, peut bien y avoir part, Madame, cependant un petit soin m’a obligé à me lever, pour envoyer Carathuse donner quelques ordres sur mes vaisseaux ; je les ay considerez du balcon, j’ay contemplé long-temps le beau coup d’œil que la vaste mer, & vos côteaux fertiles offrent de toutes parts ; & j’ay admiré avec étonnement, les divers travaux de ce peuple nombreux, qui travaille dans le port, & fait un mouvement continuel pour le commerce de cette grande ville, ensuite je suis venu me promener dans cette galerie.

Si toutes ces beautez, reprit Rosane, vous touchent assez, Seigneur, pour en devenir le maistre, je m’estimeray la plus heureuse Princesse de la terre. Je vous ay offert par mes lettres la Souveraineté de ces Provinces, je vous le confirme de bouche, il ne tient plus qu’à vous de me donner la main. Ouvrez-moy vôtre cœur là-dessus, je vous prie, afin que je sçache quel est mon destin.

Une proposition si pressante étonna Geofroy. Il ne vouloit point abuser cette Princesse, jusqu’à luy donner une parole qu’il n’avoit pas dessein de tenir ; & pour parer ce coup, il trouva l’expedient de luy representer qu’il n’étoit pas en son pouvoir, & même de la bienseance de l’un & de l’autre, de s’engager dans une affaire de cette importance, avant que d’avoir le consentement du Soudan.

Rosane n’eut rien à repliquer à un discours si prudent, elle consentit à dépêcher un courier à Saladin pour ce sujet ; & aprés avoir conduit le Prince pour voir les appartemens de ce Palais, qui étoit superbe, & tres-ancien, puisqu’il avoit servi aux derniers Ptolomées, elle se retira dans son cabinet pour faire ses dépêches.

Quelque temps aprés Carathuse arriva, & dit à Geofroy de quelle maniere il étoit parti le matin, & s’étoit rendu sans fatigue dans la tour des Arabes, à la faveur de son bâton mysterieux ; que là étant devenu invisible pour tous ceux qu’il avoit rencontrez, à l’exception de la Princesse, elle n’avoit point esté troublée à sa vûë : au contraire, qu’elle étoit venuë au devant de luy, & que ses premieres paroles avoient esté de luy demander des nouvelles de Geofroy. Qu’il luy avoit appris son arrivée, & l’envie qu’il avoit de la délivrer au plûtôt de la captivité où elle étoit reduite. Il ajoûta que cette Princesse avoit paru ravie de cette nouvelle ; qu’elle luy avoit fait un détail de toutes les indignitez qu’elle avoit reçûës de sa mere ; & qu’aprés plusieurs discours de tendresse en sa faveur, elle avoit fini par ces mots : Enfin dites à mon liberateur que je l’attens avec toute l’impatience qu’il peut s’imaginer. Qu’au surplus il avoit eu tout le temps d’examiner le fort & le foible des fortifications de la tour ; que la mer flottoit aux pieds, entrant dans de larges fossez qui l’environnoient, & que Rosane y avoit jetté les meilleures troupes qu’elle avoit pour la défendre.

On ne peut s’imaginer la joye que Geofroy reçut d’apprendre des nouvelles si positives de sa chere Elomire. La difficulté de la tirer de cette tour n’étoit pas son embarras, il avoit des forces suffisantes pour cela ; l’entreprise seule luy paroissoit extraordinaire, & Carathuse la regardoit du même œil. La cause de cet enlevement étoit l’amour du Prince ; & cette raison luy sembloit suffisante, mais il étoit à craindre qu’elle ne le fût pas aux yeux de tout le monde.

Geofroy & Carathuse agitoient cette question d’un grand serieux, lorsqu’un murmure confus de voix ramassées vint la décider. Ce tumulte les surprit, ils se mirent à la fenêtre du costé de la cour du Palais, où le bruit se faisoit entendre ; & ils apperçûrent une foule de peuple qui paroissoit fort ému, & demandoit à parler à Rosane. Ils sortirent aussi-tôt, & étant parvenus au grand escalier, ils rencontrerent cette Princesse qui marchoit fierement au devant de cette populace ; les plus apparens l’aborderent, & un d’entr’eux prenant la parole, luy dit avec une fermeté pleine de respect : « Qu’ils avoient appris que la Princesse Elomire n’étoit plus dans le Palais ; qu’ils la supplioient de la faire revenir ; que cette Princesse étant l’unique heritiere de la Couronne, ils avoient interest dans sa conservation ; & qu’ils la consideroient comme un gage précieux que leur Prince leur avoit laissé de son amitié. »

A ces mots, Rosane rougissant de colere, leur reprocha leur insolence, de venir ainsi tumultueusement dans son Palais pour luy imposer la loy ; elle leur dit du même ton, qu’elle étoit maîtresse de sa fille & de l’Etat, & qu’ils eussent à se retirer chacun chez eux, s’ils ne vouloient pas ressentir les effets de son indignation.

La Princesse achevant ces paroles leur tourna le dos, & rentra dans son appartement, où Geofroy & Carathuse la suivirent, & luy remontrerent qu’une populace émuë ne se congedioit pas avec des paroles aussi aigres que celles qu’elle venoit de proferer. Elle ne répondit autre chose à cela, sinon qu’elle étoit Souveraine, & qu’elle trouveroit bien le moyen de punir ces seditieux.

Pendant ce temps-là le tumulte augmentoit, & le peuple crioit à haute voix, qu’il vouloit revoir Elomire. Geofroy étoit ravi d’entendre ces cris ; cette rumeur étoit l’ouvrage de la nourrice de la Princesse. Cette Dame se voyant appuyée de la presence de Geofroy, avoit raconté publiquement en divers endroits avec des larmes & des sanglots, les cruels traitemens qu’Elomire recevoit de sa mere par un effet de jalousie.

Dans ces entrefaites, quelques-uns des seditieux ayant eu la témerité d’entrer dans l’antichambre de Rosane, furent repoussez par un Lieutenant, à la teste de plusieurs gardes qu’il avoit ramassez à la hâte ; ensuite la plus grande partie des Officiers de la Princesse étans accourus, on chassa facilement le peuple, qui étoit sans armes, hors du Palais.

Alors Rosane devenuë furieuse, & méprisant les prudens conseils que Geofroy luy donnoit, prit des resolutions, & envoya des ordres, qui la jetterent dans le malheur affreux qui suivit. La nuit étant venuë, elle fit entrer dans la ville des troupes qu’elle avoit fait venir par précaution, au moment qu’elle avoit appris l’arrivée de Geofroy. Son Capitaine des gardes, qui étoit le ministre de ses fureurs, arriva aussi. Elle envoya prendre plusieurs citoyens ; entr’autres, celuy qui avoit eu l’audace de luy porter la parole à la teste des seditieux, & le fit étrangler en sa presence. Geofroy avoit eu beau luy representer les terribles consequences de cette action, il n’avoit pû l’en détourner, ce qui l’avoit obligé à la quitter, aprés luy avoir dit qu’il n’étoit pas venu prés d’elle pour estre le témoin de sa cruauté. Toute la nuit se passa en d’autres executions semblables ; & comme personne n’entroit dans le Palais, cette tragedie ne fut publiée que le lendemain.

Dés la pointe du jour Geofroy retourna sur ses vaisseaux, & craignant tout des fureurs de Rosane, il en détacha trois chargez de ses meilleurs troupes, pour aller investir la tour des Arabes ; afin d’empêcher cette marâtre de faire enlever de nouveau Elomire, ou peut-estre la sacrifier à sa passion, & il donna la conduite de cette expedition à Carathuse.

Cependant les avis que Rosane recevoit de temps en temps par les espions qu’elle avoit envoyez pour estre informée des mouvemens de la ville, augmentoient de moment en moment ses fureurs. Tantost elle apprenoit que les Magistrats s’étoient assemblez avant le jour ; tantost on venoit luy dire que les Bourgeois armez marchoient par troupes, que les uns sortoient de la ville, & que les autres s’assembloient dans les places : enfin on vint l’avertir que les Magistrats en corps étoient allez aux vaisseaux de Geofroy pour luy demander du secours, & qu’il faisoit débarquer ses troupes.

Ce coup fut le plus sensible que cette Princesse pouvoit recevoir. Elle dépêcha aussi-tôt à Geofroy, pour le prier de ne pas écouter des seditieux, & l’assurer que s’il vouloit venir la trouver, il seroit le mediateur entre elle, & ses sujets.

Geofroy répondit qu’il ne pouvoit refuser d’écouter un peuple qui étoit autorisé par ses Magistrats. Qu’il avoit approfondi les raisons qui obligeoient Rosane à traiter si indignement la Princesse sa fille, & que l’interest qu’il avoit dans les persecutions qu’elle souffroit, l’engageoient à la secourir de tout son pouvoir.

Rosane fut outrée de douleur en apprenant cette réponse ; sa fureur se changea en rage, elle fit retourner dans le même moment son Capitaine des gardes à la tour, avec les ordres les plus sanglans qu’on peut s’imaginer. Cette Princesse esperoit que ce boureau y seroit plûtôt arrivé que Geofroy ; mais il fut surpris de trouver que Carathuse avec des troupes reglées, jointes à un grand nombre de peuple d’Alexandrie, s’étoit rendu maistre des dehors. Comme ce Capitaine étoit bien accompagné, il tenta le passage, mais il fut repoussé avec vigueur. Cependant il ne perdit point courage : il rallia ses gens en homme experimenté, & en fit trois troupes pour attaquer par trois differens endroits. Le détachement qui donna du costé de Carathuse fut taillé en pieces, & les deux autres forcerent les Bourgeois, & entrerent dans la place.

Cependant les Magistrats avertis que le Capitaine des gardes de la Princesse venoit de sortir du Palais, à la teste d’une grosse troupe, & avoit pris la route de la tour, jugerent qu’il partoit pour quelque entreprise violente, & trouverent à propos d’en avertir Geofroy, Ce Prince qui craignoit sans cesse pour la vie d’Elomire, aprés avoir donné ordre à ses troupes de le suivre en hâte, monta aussi-tôt à cheval, & prit deux des Magistrats avec luy pour autoriser son action. Il arriva un peu aprés que le Capitaine fut entré dans la tour ; & la premiere chose qu’il fit, fut d’envoyer un des Magistrats avec escorte, pour le sommer de remettre Elomire entre les mains du peuple, chargeant l’Officier qui l’accompagnoit, de luy dire de sa part, que s’il arrivoit le moindre mal à la Princesse, il le feroit pendre à la porte de la tour.

Le Magistrat executa sa commission avec la fermeté qu’il devoit ; mais le Capitaine luy repondit sur le même ton, que la Princesse Rosane luy avoit confié Elomire, & qu’il ne la rendroit qu’à elle-même. Alors l’Officier qui commandoit l’escorte, luy prononça en termes formels, ce que Geofroy luy avoit ordonné de luy dire : ce langage l’étonna, il demanda si le Prince étoit venu, l’Officier luy répondit qu’il venoit d’arriver, & que toutes ses troupes le suivoient, qu’ainsi il feroit tresprudemment d’obéïr. Le Capitaine repartit qu’il avoit des ordres, & qu’il les suivroit, ensuite il se retira.

Pendant cette conference, Geofroy fit avancer les troupes que Carathuse avoit amenées, & aprés que le Député eut rendu compte de sa negociation, elles firent des décharges continuelles, aussi-bien que les Bourgeois, sur tous ceux qui paroissoient sur les fortifications de la tour, lesquels se défendoient leur costé avec ardeur.

A quelque temps de là le reste des troupes de Geofroy arriva, ce Prince les plaça aux endroits qu’il jugea necessaires, suivant ses desseins ; on tira des vaisseaux, tout l’attirail dont on se sert pour donner des assauts ; mais comme il manquoit des échelles, on en apporta de la ville, & l’on travailla à faire des ponts pour jetter sur les fossez.

Cependant Carathuse, à la priere de Geofroy, s’étoit encore rendu invisible pour voir ce qui se passoit dans la tour, & informer Elomire de ce qu’on faisoit pour sa liberté. Carathuse fut longtemps à attendre le moment de parler à cette Princesse, parce que plusieurs gens entroient & sortoient continuellement de sa chambre : enfin il trouva ce moment. Elomire fut ravie de le revoir, elle le pria d’empêcher Geofroy de s’exposer, & fut étonnée de toutes les cruautez qu’il luy raconta, que sa mere avoit exercées. Ensuite elle le congedia crainte d’accident.

Carathuse de retour dit à Geofroy, ce que la Princesse demandoit de luy pour sa conservation : ensuite il luy donna avis du dessein que le Commandant avoit de faire une sortie la nuit suivante par des voutes qui passoient sous le fossé, & dont les issuës étoient couvertes de terre à deux cens pas de la place; que ces soûterrains étoient si bien cimentez, que l’eau n’y entroit pas ; qu’il les avoit fait reconnoistre au sujet de sa sortie ; & qu’aprés le combat, il meditoit de faire sa retraite par la porte du pont ; ajoûtant que deux Officiers s’en étoient ainsi entretenus dans l’antichambre d’Elomire.

Le Prince voulant profiter de cet avis, fit tenir ses troupes sous les armes, dés que la nuit fut close, & choisissant un bon nombre des plus braves, les envoya sous la conduite de Carathuse l’attendre, ventre à terre, assez prés de la porte de la tour, leur donnant ordre de ne point s’ébranler, que cette porte ne fût ouverte, & qu’ils ne l’eussent vû entrer dedans. Cela fait, il composa encore un petit corps de gens d’élite, ausquels il joignit quelques Bourgeois, à cause de la langue, ensuite il attendit tranquillement les ennemis.

L’attente du Prince ne fut pas longue, car à quelque temps de là les assiegez ayans débouché leurs soûterrains, se mirent en bataille à petit bruit, & vinrent donner sur les troupes de Geofroy, qu’ils croyoient endormies, à cause qu’ils ne voyoient presque plus de feux dans le camp ; mais ils furent reçûs comme des gens qu’on attendoit. Le Prince suivi de son petit détachement, porta l’ordre de tous costez ; & aprés un quart d’heure de combat, courut vers la porte du pont de la tour, où il fit crier par ses Bourgeois de l’ouvrir : aussi-tôt le pont-levis fut abbattu ; Geofroy s’en saisit, & passant plus avant, il se rendit maistre des portes & des barrieres, les donna à garder à Carathuse, & fit passer au fil de l’épée toute la garde ; ensuite il retourna où étoit le fort du combat ; les ennemis plierent par tout : enfin le Capitaine des gardes quittant un moment la bataille pour aller faire ouvrir sa porte de retraite, & y conduire son monde, fut étonné de la trouver ouverte ; il s’approcha pour remontrer à ses gens qu’ils n’avoient pas du l’ouvrir si-tôt, & l’on se saisit de luy. On peut croire si aprés cette prise, les troupes qui se trouvoient sans chef resisterent. Tous ceux qui crûrent se sauver dans la tour furent tuez, ou faits prisonniers ; plusieurs jetterent les armes bas, & le reste s’enfuit par la campagne, ou se retira dans les soûterrains.

Geofroy ne voyant plus d’ennemis à combattre, entra dans la tour ; il trouva encore neanmoins de la resistance dans la seconde enceinte, où des Officiers qui s’y étoient retirez avec quelques soldats, ne voulurent se rendre qu’à composition, & firent paroistre la Princesse pour obtenir leur liberté. On peut juger si Geofroy l’accorda.

La joye que ces deux amans eurent de se revoir ne peut s’exprimer ; mais elle fut troublée par une indisposition qui étoit survenuë à la Princesse pendant son soupé : elle sentoit une chaleur interieure qui la devoroit, & luycausoit une grande alteration. Geofroy qui soupçonnoit le poison, fit arrêter generalement tous les domestiques d’Elomire, & charger de fers le Capitaine des gardes de Rosane, qu’il ne doutoit point estre l’auteur de ce crime. Il fit venir promptement des Medecins, & ils dõnerent des remedes à la Princesse qui la soulagerent un peu.

Pendant que ce soin occupoit Geofroy tout entier, on ne put si bien faire dans la recherche des domestiques d’Elomire, que quelques-uns n’échapassent, Rosane sçût par eux tout ce qui s’étoit passé : sa rage redoubla, & elle devint forcenée. Dans ses premiers transports elle voulut faire mettre le feu à son Palais pour s’y consumer toute vive ; ensuite quittant cette pensée, elle chercha un autre genre de mort ; car voyant tous ses crimes découverts, elle avoit peur de servir de triomphe à sa rivale, ou d’estre immolée à la vengeance du Prince, en cas qu’elle survécût à sa fille. Cette Medée pleine de ces funestes transports, se détermina donc à perir : elle ouvrit une boëte qui renfermoit un poison tres-subtil, elle prit tranquillement un vase, mit de l’eau dedans, fit détremper ce mortel elixir, & prenant ensuite le vase avec fermeté, elle considera d’un œil feroce, la liqueur stigiale qu’il contenoit, & l’avala. Ses femmes qui étoient presentes, ne sçachant ce qu’elle avoit envie de faire, furent tresétonnées de la voir tomber à leurs pieds ; elles chercherent aussi-tôt à luy donner du secours, mais ce fut inutilement, elle expira à leurs yeux.

La mort de Rosane s’étant d’abord répanduë par tout, Geofroy en eut bien-tôt la nouvelle, avec le recit exact de la maniere dont elle se l’étoit donnée. Cette catastrophe étonna tout le monde. Les Magistrats & les principaux citoyens d’Alexandrie, vinrent à la tour pour saluer Elomire comme leur Souveraine ; mais cette Princesse accablée de son mal, & de la douleur qu’elle avoit de tant de malheurs arrivez à la fois, parut peu sensible à ces hommages. Geofroy étoit aussi dans un terrible accablement : Cependant ayant tenu conseil en presence de la Princesse, on trouva à propos de dépêcher un courier de la part des Magistrats au Soudan, pour l’informer de tout ce qui s’étoit passé, & luy mander le danger où la vie d’Elomire se trouvoit, quoy-qu’elle parût un peu soulagée par les bons remedes qu’elle avoit pris.

Le brigantin que le courier montoit, arriva en deux jours au port de Joppe. Saladin s’y étoit rendu de Jerusalem pour quelques affaires. Ce Prince fut frappé d’un étonnement incroyable, par la lecture de la lettre des Magistrats, & le recit du courier. Il ne balança pas à partir, dans la crainte de ne plus trouver sa niece en vie ; il avoit toûjours eu une grande tendresse pour elle ; il donna donc les ordres qu’il crut necessaires pendant son absence, & on fut étonné de le voir aborder en trespeu de temps à Alexandrie.

Aussi-tôt que Geofroy eut appris l’arrivée du Soudan, il alla le trouver, & le rencontra en chemin. Ces Princes ne se firent que de tristes complimens, étans tous deux egalement affligez. Le sujet de leur premier discours fut l’état funeste où se trouvoit Elomire. Geofroy n’en cacha rien au Soudan ; il luy dit en soûpirant, que son mal avoit tous les simptômes du poison, & que c’étoit luy qui étoit la cause innocente de ce malheur, ensuite il luy apprit la folle passion que Rosane s’étoit mise en teste à son égard, dés le vivant du Prince son époux ; que depuis sa mort elle l’avoit pressé de venir la trouver à Alexandrie ; qu’avant son arrivée, ayant découvert qu’il avoit de l’inclination pour Elomire, elle avoit traité cette Princesse avec beaucoup d’indignité, & jusqu’à la tenir enfermée sous la garde d’un boureau, qui apparemment avoit suivi ses ordres pour l’empoisonner ; mais qu’il l’avoit fait mettre aux fers avec tous les domestiques soupçonnez, afin qu’on pût en apprendre la verité de leur bouche, lorsqu’il l’ordonneroit.

Le Soudan ne répondit à tout cela, que par des soûpirs, qui témoignoient une grande affliction ; & étant arrivé à la tour, il ne put soûtenir la vûë de sa niece sans répandre des larmes à torrens ; la Princesse en jetta aussi en abondance, & Geofroy ne put s’empêcher de les imiter. Aprés les premiers discours au sujet de leurs communs malheurs, Saladin ordonna qu’on appliquât à la torture le Capitaine des gardes, & tous ceux qui pouvoient estre coupables d’avoir empoisonné la Princesse. Cet homme souffrit des tourmens extraordinaires sans rien avouër ; mais un Officier de l’échançonnerie, & deux femmes de chambre, luy soûtinrent jusqu’à la mort, qu’il leur avoit donné une petite fiole, qui renfermoit une liqueur semblable à l’eau, pour la mettre dans la boisson de leur maîtresse, & qu’ils l’avoient executé, parce qu’il les avoit menacez de la haine de Rosane.

Aprés cet aveu, tous les coupables furent mis à mort par divers genres de supplices ; & les Medecins travaillerent plus sûrement aux remedes qu’ils donnerent à la Princesse, mais ils ne firent que prolonger sa vie de quelques jours. Elomire s’affoiblissoit d’heure en heure, & se sentoit mourir. Cette jeune Princesse montroit une constance qui surpassoit & son âge, & son sexe : elle souffroit beaucoup, mais sa plus grande douleur étoit de voir l’abbattement où paroissoit Geofroy : elle luydisoit les choses les plus tendres pour le consoler : enfin elle expira entre ses bras.

Ce Prince parut inconsolable aprés cette perte. Il s’abandonna à tous les regrets dont un cœur veritablement touché est capable ; & il passa la nuit dans cette affiction outrée. Le lendemain le Soudan étant de retour d’Alexandre où il étoit allé, Geofroy eut une conference assez longue avec ce Prince en presence de Carathuse ; ensuite il prit congé de luy, & remonta sur son vaisseau avec cet ami pour s’en retourner à Ptolemaïde.

Aussi-tôt qu’il y fut arrivé, il écrivit à ses freres le détail de ses aventures, & leur declara qu’il ne pouvoit plus rester dans un pays, où il venoit de faire une si grande perte. Qu’ils ne devoient point le blâmer d’avoir ces sentimens, puisque l’obet qu’il regrettoit étoit d’un merite infini ; & il ajoûtoit qu’une tréve de dix ans pouvoit bien luy permettre de retourner dans ses Etats, pour les gouverner, jusqu’à ce que la necessité de leurs affaires le rappellât.

Le Duc de Bourgogne qui avoit reçû des ordres du Roy de France pour songer à son retour, leur écrivit aussi en conformité ; & ces resolutions obligerent le Roy de Jerusalem à venir reprendre le soin de ses affaires, & établir de nouvelles garnisons dans ses places.

Dés que le Roy fut arrivé, Carathuse voyant que le départ de Geofroy étoit tout-à fait resolu, songea aussitôt à sa retraite. Le Prince qui l’aimoit tendrement, n’osoit luy faire aucune proposition ; mais ce Sage ayant pris le party de retourner auprés de Zoés ; s’en ouvrit enfin à Geofroy, & ce fut avec tout le chagrin possible, que ces deux amis se separerent.

Il se passa encore un temps considerable avant que Geofroy & le Duc de Bourgogne, qui étoient convenus de partir ensemble, eussent disposé leurs troupes & leurs vaisseaux pour faire un si long voyage ; mais à la fin toutes choses se trouvans en état, Geofroy embrassa son frere, & quittant un pays où il avoit acquis tant de gloire, & éprouvé tant de douleur, il fit voile en France.

Les Princes partirent par un vent favorable, mais deux jours aprés une tempeste les surprit, & les separa. Les vaisseaux de Geofroy furent tres-maltraitez, & ses troupes souffrirent beaucoup, & long-temps : toutefois la tempeste s’appaisa ; & la flotte ayant doublé heureusement le détroit, arriva à la Rochelle dans un état assez mauvais, pour montrer qu’elle avoit besoin de ce port.

Geofroy n’eut pas plûtôt mis pied à terre, qu’il envoya des couriers à ses freres, pour leur faire sçavoir son retour. Les Comtes de la Marche, de Forest, & le Marquis de Partenay, vinrent aussi-tôt le voir. La joye de s’embrasser fut égale. Tous les Seigneurs, tant de leurs Etats, que des Provinces voisines, se rendirent à Lusignan. Ce ne furent que fêtes & que réjoüissances pendant plusieurs jours. Geofroy raconta à ses freres toutes ses avantures ; & ils luy rendirent compte aussi de ce qui s’étoit passé de leur costé. Enfin ce Prince devenu plus tranquille & plus consommé dans la politique par l’experience, appliqua tous ses soins à gouverner ses Etats, & à les rendre florissans.

* Cet exemple se trouve dans l’Histoire de Semelé, que Jupiter consuma de la même maniere, & dans la même action. Il faloit que Jupiter fût une substance pareille à Amasis. Les anciens ont toûjours mis ainsi des voiles devant toutes les veritez surnaturelles