Chapitre IV

Prise de Samarie par les Chrestiens. La peste fait un grand ravage dans leur camp. Saladin surprend la ville de Joppe. Geofroy d’un autre costé, met ses troupes en fuite, & fait prisonnieres, la belle sœur & la niece du Soudan. Le vainqueur devient amoureux d’une de ces Princesses. Avantures avec la Reine d’Angleterre à ce sujet. Furieuse bataille gagnée par les François seuls contre Saladin.

POur reprendre la suite de nostre discours, Samarie qui étoit battuë par deux breches, fut enfin forcée à capituler, & la garnison faite prisonniere de guerre. Saladin eut le déplaisir de n’avoir pû la secourir, parce que la vigilance de Geofroy l’observoit sans cesse, & qu’il craignoit d’en venir aux mains avec ce Heros. On trouva dans cette ville un grand nombre de toute sorte de munitions, & elles y furent laissées dans le dessein de faire le siege de Jerusalem. La prise de cette place attira celle de plusieurs autres forteresses voisines. Mais ces heureux commencemens se virent encore échosez par la désunion des Princes, Chrestiens.

Le Roy de France ne pouvant plus supporter l’arrogance du Roy d’Angleterre, dont l’Histoire de cette Croisade dit les raisons, monta sur les Saleres de Genes, & se retira, laissant Otton Duc de Bourgogne, son Lieutenant General, avec dix mille fantassins, & cinq cens chevaux. Outre cela la peste se mit dans le camp avec tant de fureur, qu’elle y fit un terrible ravage.

Les troupes de Lusignan, que Geofroy, commandoit avec ses freres n’ayant pas encore joint l’armée de la Croisade, furent preservées de ce malheur ; mais ce qu’il y eut de facheux, c’est qu’elles n’oserent avoir de communication avec elle. La garnison de Samarie, qui étoit nombreuse, ne voulut point aussi souffrir les troupes du camp, & ferma les portes de la ville, aprés avoir mis dehors quantité de munitions.

Saladin, qui fut informé de l’état où les Chrestiens se trouvoient, retint aussi ses troupes dans ses retranchemens, de peur qu’on ne luy amenast quelque prisonnier, qui eût infecté son armée. Ainsi l’on voit combien cette maladie est à craindre, puisque les amis, & les ennemis, fuyent également ceux qui en sont attaquez.

Le Soudan laissa donc agir la maladie ; Elle travailla puissamment pour ses interests, & le malheur voulut qu’elle le servît avec trop d’ardeur : car elle enleva un nombre considerable d’Evêques, & de Seigneurs ; on en compta plus de cinquante, & trente mille hommes au moins. Pendant que la peste faisoit ce ravage dans le camp des Chrestiens, les Mahometans détruisoient le reste des forteresses, qui étoient en leur possession, & songeoient à munir Jerusalem de tout ce qui étoit necessaire pour soûtenir un siege, persuadez que les Chrestiens le tenteroient aussi-tost qu’ils seroient en état de l’entreprendre. C’étoit bien aussi leur dessein. Ils ne furent pas plûtost délivrez de leurs maux, qu’ils fortifierent Ascalon, Porphirie, & mirent une colonie de Latins dans Joppe. Les Chevaliers du Temple reparerent Gaza, qui leur appartenoit, & on laissa toûjours les munitions dans Samarie, avec une grosse garnison.

Mais pendant que cela s’executoit, Saladin faisoit mine de temps en temps de vouloir forcer Geofroy, & d’ailleurs il entretenoit des pratiques dans la ville de Joppe, parmy les Grecs, qui ne pouvoient s’accorder avec les Latins ; il s’y conduisit si adroitement, qu’il surprit le port, y fit entrer toutes ses galeres, & se rendit maistre de la ville.

Ce coup imprévû fut tres-rude : cependant Geofroy ayant appris que Saladin étoit occupé à cette expedition, vint attaquer son camp ; mais son frere qui le gardoit, & qui avoit ordre de l’abandonner plûtôt, que de risquer le peu de troupes qui luy étoient restées, n’attendit pas l’arrivée des Chrestiens ; il avoit de si bons espions pour l’avertir de leurs moindres mouvemens, qu’il décampa aussi-tost qu’il eut avis de leur marche, & se retira dans des lieux où Geofroy ne jugea pas à propos d’aller le combattre.

Il arriva une chose assez particuliere dans cette occasion. La Princesse Rosane, femme du frere de Saladin, étoit venuë voir son époux depuis quelques jours, accompagnée d’une fille qu’elle avoit, & elle étoit sur le point de s’en retourner à Damas, lorsque la nouvelle de la marche de Geofroy arriva. Aussi-tôt le General ne songeant qu’à mettre ses troupes en sûreté, les fit décamper à la hâte, & chargea un de ses Officiers de conduire Rosane avec un gros détachement ; mais la frayeur de l’arrivée des ennemis avoit surpris si fort cette Princesse, qu’elle s’étoit évanoüie, ce qui avoit retardé son départ ; & pour comble de malheur, une rouë de son char s’étoit rompuë en chemin, par la vitesse dont il rouloit, & l’avoit versée.

Ces accidens embarrassoient fort l’Officier. La foiblesse où se trouvoient les Princesses, les empêchoit de pouvoir se tenir à cheval : il les encourageoit neanmoins, & les pressoit à s’y déterminer ; mais pendant ce temps-là les coureurs de l’armée Chrétienne arriverent. Ils furent repoussez d’abord par l’escorte ; d’autres qui survinrent se joignirent aux premiers. Ils croyoient que ce détachement étoit l’arriere-garde du bagage ; & quoyqu’ils ne se vissent pas assez forts, l’ardeur de piller les porta à l’attaquer ; Ils le firent avec beaucoup de valeur, & furent repoussez une seconde fois avec perte considerable des leurs.

Le party qu’avoit pris le Commandant se voyant en rase campagne, avoit esté de disposer en rond à la queuë les uns des autres plusieurs chariots qu’il conduisoit, & de s’y enfermer comme dans un petit fort pour se défendre, jusqu’à ce qu’il pût avoir du secours, ou ne se rendre qu’à composition.

Enfin l’avant-garde arriva, commandée par Geofroy : ce Prince fut averti de la vigoureuse resistance, que faisoit le petit retranchement de chariots ; Il trouva de la fermeté dans l’action, & apprit que le Commandant ne vouloit se rendre qu’à luy. Il y alla, & les Sarazins mirent les armes bas à sa vûë. L’Officier vint rendre compte au Prince de sa commission, & luy dit de quelle maniere il l’avoit si malheureusemeut executée : ensuite faisant ouvrir ses troupes, il luy fit voir les deux Princesses couchées par terre, sans connoissance, car elles l’avoient perduë dés le premier choc des Chrétiens, & n’en étoient pas revenuës. Ce triste spectacle émut Geofroy, il donna ordre qu’on dressât ses pavillons en cet endroit, & qu’on fist venir au plûtôt ses Medecins. Ensuite considerant que les Sarazins s’étoient déja retirez au delà d’une riviere, sur laquelle ils avoient fait dresser des ponts dés le jour precedent, & qu’ils avoient mis encore un bois au devant d’eux, il ne jugea pas à propos de pousser plus loin.

Aprés avoir campé l’armée, son premier soin fut d’aller sçavoir l’état de la santé des Princesses, elles étoient revenuës de leur foiblesse, & il trouva auprés d’elles Zoés & Carathuse, qui tâchoient de les consoler, les assurant qu’elles n’avoient rien à craindre avec un Prince doüé de toutes les qualitez des plus grands Heros.

Les Princesses firent à l’abord de Geofroy, ce que la femme & la fille de Darius, observerent en pareille occasion, à la vûë du grand Alexandre, & Geofroy ne les receut pas avec moins de noblesse & de douceur, que ce Vainqueur des Perses en avoit usé avec la famille de cet infortuné Monarque. Il les plaignit de leur malheur, & leur promit de faire son possible pour adoucir leurs peines : ensuite il donna des ordres afin que rien ne leur manquât, & pria Zoés & Carathuse de tenir compagnie à ces Princesses, pendant qu’il iroit mettre ordre aux affaires de son camp.

En sortant du pavillon de Rosane, ce Prince y fit marcher un détachement de ses gardes comme pour luy faire honneur ; mais c’étoit pour s’assurer contre les surprises qui pouvoient arriver. La Princesse s’en douta, mais Zoés tourna la chose si adroitement, qu’elle se laissa persuader ce qu’on voulut, & n’en témoigna aucune émotion.

Quelques heures aprés on vit arriver un Heraut d’armes, qui venoit reclamer les Princesses, & proposer leur rançon. Geofroy répondit qu’il étoit bien le maistre de la regler, mais qu’il étoit de la bienseance de n’en rien faire sans l’avis des Princes ses alliez, & qu’il leur en donneroit incessamment des nouvelles.

Cette réponse étoit juste, toutefois elle avoit un autre motif que cette déference. Geofroy avoit beaucoup regardé la Princesse Elomire, fille de Rosane, & la mere, qui étoit une femme fort adroite, s’en étoit apperçuë, & l’avoit fait remarquer à Zoés, & à Carathuse. Elomire étoit assez belle, cependant Rosane la surpassoit en tout, & son âge ne luy faisoit aucun tort ; puisqu’elle n’avoit que quatorze ans plus que sa fille, qui en avoit quinze.

Rosane étoit du caractere des belles femmes, qui veulent seules attirer les yeux. Les frequens regards que le Prince avoit jettez sur sa fille, avoient trouvé moyen de la choquer, quoy-qu’elle fût alors toute occupée de son affliction. Elle n’eut d’abord aucun dessein ; mais dans la suite elle employa tous ses charmes pour se captiver son vainqueur, & réünir en elle tous ses desseins.

Quant à Elomire, elle ne s’étoit point apperçuë ni des regards du Prince, ni de la peine que sa mere en avoit euë : elle étoit d’un naturel tranquille, ennemy de l’embarras ; & même quelques jours aprés sa captivité, elle commença à regarder son sort, comme un état auquel elle devoit s’accoûtumer.

Pendant ce temps-là Geofroy voyant qu’il ne pouvoit combattre les Sarazins, trouva à propos de retourner dans son vieux camp, qui étoit bien fortifié, & fit agréer aux Princesses d’aller demeurer à Samarie, où on leur prepara un Palais. Elles y reçûrent la visite de tous les Princes, dés qu’on sçut leur arrivée. Le Roy d’Angleterre y alla aussi, & la Reine son épouse l’accompagna par curiosité ; elle se nommoit Gelase, & étoit fille du Roy de Navarre. Richard qui en étoit éperdument amoureux, avoit repudié la fille de Philippe Auguste à son sujet, quelque temps avant son départ, & avoit épousé Gelase à son arrivée en la Terre Sainte, où elle étoit venuë avec la Reine de Sicile. Cette Gelase étoit d’un naturel hautain. Elle entra chez Rosane en Souveraine, ne luy fit aucuns honneurs, & tint même des discours à cette Princesse fort humilians, au sujet de sa captivité, qu’elle nommoit durement un esclavage.

Geofroy, qui étoit present à cette conversation, ne pouvant souffrir les manieres imperieuses de la Reine, ni la mortification, ou ses termes incivils reduisoient les Princesses, répondit, mais d’un air galant, qu’il étoit surpris que la Reine crût qu’on pût reduire de si belles Dames en esclavage, elles qui étoient capables de charger de fers les Princes les plus fiers.

Cette réponse fit rentrer la Reine en elle-même, elle prit un visage plus gracieux, applaudit à la galanterie du Vainqueur, & l’avertit fort spirituellement de craindre les propheties. Cette pensée fit rire ceux qui avoient les mêmes sentimens, & donna la liberté de faire l’éloge de la beauté des Princesses, ce qui leur fit beaucoup de plaisir. La Reine ne put s’empêcher aussi d’en dire son sentiment ; & cela fut cause qu’on agita la question, sçavoir si les femmes étoient plus belles en Asie qu’en Europe.

Il n’y a qu’à voir vôtre Majesté pour en juger, dit Rosane à la Reine. Chacun applaudit à ce discours : car Gelase étoit une tres-belle femme, & c’étoit la raison qui l’avoit fait rechercher par le Roy d’Angleterre. Ensuite Geofroy prenant la parole, assura la Reine, qu’il falloit croire la Princesse à son aveu ; puisqu’étant elle-même la plus belle de l’Asie, elle décidoit en faveur des charmes de sa rivale.

Rosane, qui se sentoit déja fort obligée à Geofroy de ses premiers sentimens, luy voulut bon gré d’une décision si avantageuse. Dés qu’elle fut seule, elle repassa dans sa memoire les manieres galantes dont ce Prince avoit sçû faire rentrer la Reine dans les bornes de la civilité dont elle s’étoit éloignée à son égard, ce qui luy avoit esté fort sensible ; & elle se representoit les grandes qualitez de ce Heros, si estimées mêmes de ses ennemis : tout cela réüny, faisoit naistre dans son cœur des sentimens qui alloient plus loin que l’estime.

D’un autre côté ce Prince pensoit bien differemment. Ce qu’il avoit dit à l’avantage de Rosane, partoit seulement de l’honnête homme, qui doit avancer toûjours quelque chose d’obligeant

de Lusignan. 155 pour les Dames ; mais la pensée qu’il avoit euë touchant l’esclavage, étoit l’effet d’un cœur touché des beautez naissantes d’Elomire.

Au milieu de cette nouvelle passion, Geofroy ne perdoit pas ses ennemis de vûë, c’est-à dire qu’il envoyoit souvent en party, pour apprendre s’ils faisoient quelque mouvement ; & un jour il fut fort étonné d’entendre dire qu’ils venoient reprendre fierement la possession de leur ancien camp. Saladin étoit à leur tête, triomphant de son expedition de Joppe : il avoit grossi son armée d’un grand nombre de troupes, qui l’avoient joint. Geofroy apprit que le dessein de ce Prince étoit de forcer son camp, & ensuite d’assieger Samarie, pour délivrer les Princesses par la force, puisqu’on ne rendoit aucune réponse touchant leur rançon. Geofroy communiqua aussi-tôt cet avis à ses alliez, & ils vinrent tous le joindre avec la meilleure partie des troupes de la Croisade, laissans le Duc de Bourgogne à la garde du camp.

Le lendemain on vit paroistre les troupes du Soudan ; elles marchoient en bataille sur deux lignes, & formoient un front d’une aussi grande étenduë que les retranchemens des Chrestiens : chacun avoit son quartier à défendre ; & il avoit esté arrêté qu’on laisseroit approcher les Sarazins, jusqu’à la portée du trait sans faire aucun mouvement. Dés qu’ils y furent arrivez, on en fit pleuvoir sur eux des nuées terribles : ils soûtinrent neanmoins ces décharges avec fermeté, & marcherent toûjours en bonne contenance. Le Soudan donnoit ses ordres de tous costez ; il fit attaquer tous les retranchemens à la fois ; mais il n’y eut que deux bonnes attaques, & trois fausses.

Comme il n’étoit pas informé de la distribution des quartiers, ceux des deux attaques serieuses se trouverent commandez justement par le Roy de Jerusalem, & par Geofroy, ainsi l’on peut juger si les Sarazins furent bien reçus. Ils les attaquerent avec une fureur terrible ; mais ils furent repoussez avec une égale valeur. Saladin & son frere, conduisoient ces deux attaques, leur presence soûtenoit le courage des soldats, les échelles bordoient tout le retranchement : Ils y montoient en foule avec des heursemens épouventables : la rage de se faire tuer à cet assaut, rendoit le spectacle affreux ; on ne voyoit que des testes voler à terre, & des corps mutilez tomber à bas des échelles ; mais plus on en precipitoit, plus l’acharnement étoit grand à s’y porter les uns sur les autres ; & cela provenoit de ce qu’il n’y avoit que ceux, qui étoient parvenus au haut du parapet, qui voyoient le peril, car dés que les feux d’artifices furent arrivez, l’ardeur des assaillis fit ralentir celle des assaillans. Ces feux coulerent le long des échelles, & couvrans tous ceux qui les couvroient, ils se firent sentir depuis les premiers jusqu’aux derniers, malgré les boucliers qu’ils mettoient sur leurs testes, & par ce moyen on les vit bien-tôt abandonnées.

Le soldat rebuté retourne difficilement à la charge. Cette experience, obligea le Soudan à la retraite. Il perdit encore beaucoup de monde en se retirant, quoy-qu’il le fist avec precipitation ; mais ce qui pensa mettre la déroute parmy ses troupes, fut la crainte d’estre suivies par Geofroy. En effet si ce Prince eut pris dans ce moment le party de sortir de ses retranchemens, il est à croire qu’il eût mené les Sarazins battans jusques dans leur camp, puisqu’un seul détachement qui sortit, & qu’ils crûrent estre son avantgarde, leur donna l’allarme d’une telle force, qu’ils doublerent le pas à sa vûë, & abandonnerent une partie du bagage qu’ils avoient amené.

Cette victoire ne causa aucun chagrin à la Princesse Rosane, à cause de la douce habitude qu’elle s’étoit faite, de voir souvent un Prince qui avoit sçû luy plaire ; mais Elomire, malgré son naturel tranquille, parut émeuë de ce facheux évenement : prévoyant que leur liberté seroit plus difficile à obtenir des Chrestiens, si la fortune continuoit à se ranger de leur party. Elle ne se trompa pas. Geofroy se rendit plus difficile pour la rançon des Princesses, il la fit monter à si haut prix, qu’un second Heraut qui fut envoyé, se vit contraint de s’en retourner, sans espoir de pouvoir réüssir dans sa negotiation, & son retour infructueux donna à penser aux plus clairvoyans.

L’assiduité que Geofroy commença d’avoir chez les Princesses confirma les curieux dans leur soupçon. Quoyque ce Prince aimât Elomire, il avoit de grandes complaissances pour Rosane ; & cette Princesse s’attribuoit volontiers tous ses soins, à la maniere des belles femmes, qui croyent que tout leur est dû ; cependant elle remarquoit que Geofroy alloit souvent dans l’appartement de sa fille, & la cherchoit des yeux d’abord qu’il entroit dans un lieu où elle étoit.

Zoés & Carathuse étoient les confidens de cette passion ; & ils la servoient de tout leur pouvoir, parce qu’ils la connoissoient legitime, mais l’un & l’autre avoit bien de la peine à reduire cette jeune personne à donner son cœur à un Prince, qui n’étoit pas de sa loy, & qu’elle regardoit comme l’ennemy de son pere. Ajoûtez que cette Princesse, qui avoit beaucoup de jugement, avoit commencé à s’appercevoir que sa mere parloit toûjours de Geofroy avec éloge, & prenoit plaisir à le voir.

Quoy-que le Prince fût bien informé par ses confidens, que toutes ces contrarietez se trouvoient dans l’esprit de sa Maistresse, il ne laissoit pas de se rendre assidu auprés d’elle, & d’essayer à la vaincre à force d’amour. On pourroit s’étonner que ce Heros au milieu des horreurs de la guerre, ait esté accessible à cette tendre passion, si les Histoires n’étoient pas remplies d’exemples semblables, qui nous montrent que l’amour sçait se jouër ainsi des plus grands hommes.

Cependant Geofroy, qui accordoit tres-bien dans son cœur l’amour & la gloire, quelques jours aprés l’attaque de ses retranchemens, ayant eu avis que le Soudan faisoit conduire un grand convoy à Jerusalem, s’étoit allé mettre en embuscade à deux journées de la ville, où il avoit battu l’escorte, & avoit enlevé le convoy ; ce qui donnoit tant de terreur aux Sarazins, qu’ils n’osoient plus paroistre en campagne.

Au retour de cette expedition, ce Prince assembla un conseil general, où il representa que le convoy qu’il venoit de prendre, rendoit la garnison de Jerusalem fort allarmée ; & que si on l’assiegeoit dans cette conjoncture, il y avoit lieu d’esperer qu’on pourroit s’en rendre maistre. Que les prisonniers qu’il avoit faits, disoient qu’il y avoit peu de vivres dans la place ; & que la reputation que les armes Chrétiennes s’étoient acquises depuis l’arrivée de l’armée de la Croisade, donnoit une tres-grande facilité à cette entreprise. Cet avis fut unanimement approuvé : on prit toutes les mesures pour faire ce siege, les quartiers mêmes furent distribuez entre les Princes ; mais comme on avoit affaire à à tant de Commandans de differentes nations, on travailla lentement à l’execution de ce projet.

Pendant ce temps-là Rosane qui devenoit de plus en plus amoureuse de Geofroy, craignant qu’on ne conclud trop tost à sa rançon, cherchoit sans cesse des moyens pour en differer le Traité. Elle avoit en femme habile, des espions, qui l’avertissoient de toutes les démarches du Prince. C’est pourquoy il ne fut pas sorti du Conseil, qu’elle apprit le dessein qu’on y avoit formé. Cette occasion luy parut propre pour faire connoistre au Soudan, en luy donnant cet avis, qu’elle luy étoit utile où elle se trouvoit, & il ne luy fut pas difficile de faire passer un de ses domestiques au camp des Sarazins pour l’en informer.

Saladin profita d’un avis si important ; il travailla en diligence à jetter des munitions dans Jerusalem par mer, étant maistre de Joppe, et il fit charger au plûtôt des vaisseaux de tout ce qui étoit necessaire pour soûtenir, un siege de cette importance : ainsi la place se trouva munie avant que les Anglois se fussent emparez de leur quartier, qui ôtoit aux ennemis, la communication de la ville avec le port de Joppe.

Les Chrestiens furent dans une surprise incroyable, quand ils apprirent quelques jours aprés, que la place étoit ravitaillée. Le Gouverneur pour favorisser les convois continuels qu’on faisoit de Joppe à Jerusalem, avoit amusé par de frequentes sorties, les differentes troupes, qui prenoient possession de leurs quartiers, sans soupçonner qu’on travailloit en liberté du costé de Joppe à un tel ouvrage.

Le Roy d’Angleterre ne sçut que dire à ce malheur : cependant les Princes parlerent fort haut à son désavantage : on sçavoit que la Reine étoit cause de sa negligence. Richard avoit voulu l’aller voir à Samarie, avant de décamper ; & l’amour qu’il avoit pour cette belle Princesse, voulant se récompenser de l’absence, l’avoit obligé à rester auprés d’elle plus long-temps, que son devoir ne luy permettoit.

Geofroy parla comme les autres, & même avec un peu plus de chagrin, parce qu’il étoit fâché de voir avorter un projet si avantageux, & dont l’execution eut fait rentrer le Roy son frere, dans sa capitale, & les Chrestiens en possession des saints lieux. Les discours que ce Prince tenoit furent rapportez, à la maniere des flateurs de la Cour, à la Reine, qui s’en trouva fort offensée. La vengeance, comme l’on sçait, est l’inclination favorite des femmes ; & cette Princesse en cherchoit les occasions avec ardeur, lorsqu’un de ses Officiers luy apprit, qu’un party Anglois avoit fait des prisonniers, qui assuroient avoir entendu dire chez le Soudan, que Rosane avoit donné l’avis du siege de Jerusalem.

Il n’en fallut pas davantage à Gelase, elle en avertit son époux. Le Roy d’Angleterre, à la sollicitation de sa femme, qui vouloit chagriner Geofroy par son endroit sensible, pria tous les Princes de s’assembler ; les prisonniers furent interrogez en leur presence, & déclarerent la même chose. On fut fort surpris de cela, & le Roy representa combien il étoit dangereux de laisser des prisonniers de cette importance, agir en toute liberté : ensuite il proposa de renfermer Rosane dans la forteresse de Ptolemaïde.

Le Duc de Bourgogne répondit, que la declaration de ces prisonniers n’étoit pas assez sûre, ni quand elle seroit vraye, assez forte, pour traiter si indignement une Princesse, qui étoit libre & retenuë seulement sur sa bonne foy. Que c’étoit à eux à tenir leurs avis plus secrets, & ne les pas répandre, comme on faisoit toûjours, à la sortie des conseils.

A ces mots, Geofroy prenant la parole, dit que le Conseil que l’on convoquoit, pourroit plus justement estre employé à trouver des remedes au mal qu’on venoit de faire à la Chrestienté, & lequel étoit d’une nature à ne pas se guerir facilement.

Ce discours fit élever un bruit sourd, qui témoignoit le mécontentement qu’on avoit de la negligence du Roy d’Angleterre, qui avoit fait manquer un si beau coup. D’un autre costé ce Prince fut fort chagrin contre Geofroy du ton qu’il venoit de prendre dans l’accusation tacite qu’il avoit faite contre luy publiquement : & voilà en quoy les hommes sont injustes. Richard vouloit bien mortifier Geofroy, en proposant de renfermer Rosane dans une étroite prison ; & il trouvoit mauvais que ce Prince s’en ressentît.

Cependant les choses n’en demeurerent pas-là. La Reine jetta feu & flamme contre Rosane, qui garda un profond silence par deux raisons. La premiere, qu’elle se sentoit coupable de ce qu’on l’accusoit. La seconde, que son état present l’obligeoit à souffrir. Tous ceux qui étoient dans le party de Geofroy, faisoient passer ce silence, pour une grande moderation, & le Prince alloit chez Rosane à son ordinaire. L’amour extrême qu’il avoit pour Elomire, de laquelle il commençoit à estre regardé de bon œil, fit qu’il soûtint tout ce qu’on pût dire au désavantage de sa mere ; & d’autant plus que cette Princesse assuroit toujours qu’elle n’avoit point donné cet avis.

L’opiniâtreté à nier cette verité, obligea le Roy d’Angleterre à députer en particulier vers le Soudan, sous pretexte de reclamer des prisonniers Anglois ; l’Officier dont il se servit pour executer cette commission, étoit un homme subtile, & qui possedoit la langue Arabe : il luy donna ordre sur tout de s’informer adroitement des domestiques de Saladin, de ce qu’il vouloit sçavoir en leur faisant connoistre que le Soudan avoit fait un grand coup dans l’entreprise de munir Jerusalem, & aprés avoir découvert le mystere, qu’il les avertiroit en confidence, qu’on étoit sur le point de renfermer les Princesses dans la forteresse de Ptolemaïde, parce que Rosane étoit soupçonnée de mander tout ce qui se passoit.

L’affaire réüssit comme elle avoit esté projettée. Le Roy d’Angleterre, sçut positivement que c’étoit Rosane, qui avoit donné l’avis, & il arriva ce que la Reine souhaitoit : car le Soudan averty par les siens du dessein qu’on avoit pris contre Rosane, dépêcha un de ses principaux Officiers, avec un plein pouvoir de traiter pour le rachat des Princesses, aux conditions que les Chrestiens le trouveroient à propos. L’arrivée de ce Député étonna bien des gens, & sur tout Rosane. Elle fit ce qu’elle put pour empêcher Geofroy d’écouter les propositions du Soudan. C’étoit aussi son intention, mais le Roy d’Angleterre faisoit entendre à tous les Princes, que les offres de Saladin étoient trop avantageuses pour les refuser : aussi chacun se rendoit à une verité si plausible, & lorsque dans un conseil que l’on tint à ce sujet, on demanda à Geofroy son avis, il prefera sans balancer l’utilité publique, à l’interest de son cœur, consentant qu’on reçût l’argent comptant qu’on proposoit de donner, avec la liberté du nombre de Chrestiens dont on étoit convenu.

Il est difficile d’exprimer la douleur que Rosane ressentit de la conclusion de ce Traité. En effet cette Princesse étoit d’autant plus à plaindre, quelle n’avoit personne à qui elle osast confier ses chagrins, qu’à celuy qui en étoit l’auteur.

D’un autre costé le Prince étoit inconsolable de se voir enlever Elomire ; & cette jeune Princesse, qui avoit enfin ouvert son cœur, comme je l’ay dit, aux empressemens de Geofroy, sentit pour la premiere fois, les peines que peut causer une absence prématurée.

Zoés & Carathuse s’occupoient à consoler ces amans. J’ay dit qu’ils étoient les confidens de cet amour naissant ; le Prince les en avoit fait dépositaires, & ne leur avoit jamais rien déclaré des feux illegitimes de Rosane, qu’il tâchoit seul d’éteindre par toutes sortes de moyens ; mais plus il faisoit des efforts pour y réüssir, & plus cette Princesse se livroit aux extravagances de sa passion.

La Reine d’Angleterre, qui avoit gagné des espions pour sçavoir ce qui se passoit chez les Princesses, étoit informée que Geofroy n’en bougeoit, & qu’ils étoient tous dans la derniere consternation, d’où l’on peut juger si son cœur nageoit dans la joye.

Dans ces entrefaites le Député de Saladin arriva avec la rançon promise, & les esclaves, au nombre de mille, ou environ, qui étoient tout ce qui restoit entre les mains des Sarazins depuis la derniere échange qu’on avoit faite avec eux.

Ce fut alors que Geofroy considerant qu’il alloit se separer, peut-être pour jamais, d’une Princesse qu’il adoroit, se sentit penetré d’un vray chacrin ; & si la gloire ne se fût opposée à la violence de sa passion, il auroit declaré à ses freres, & à ses amis, l’état où il se trouvoit, & se seroit servi de tout son pouvoir, pour retenir des prisonnieres, que le sort des armes luy avoit acquises.

Ce Prince rempli de cette moderation heroïque, alla faire ses adieux aux Princesses separément ; & comme il avoit des mesures à garder avec Rosane, pour ne pas se la rendre contraire, il reçut toutes les tendresses qu’elle luy témoigna avec des honnêtetez si grandes, qu’elle les prit pour tout ce qu’elles n’étoient point, & se laissa ainsi abuser facilement, pour flatter son amour.

Mais la scene fut toute autre chez Elomire. Geofroy malgré son grand cœur, fit paroistre toutes les foiblesses ausquelles un amant, veritablement touché, se livre dans une pareille occasion ; & la Princesse de son costé n’étoit pas moins penetrée de douleur, à la vûë d’une si rude separation ; mais la pudeur de son sexe n’en faisoit entrevoir qu’une partie à son amant : toutefois ce qu’il en voyoit, soulageoit infiniment ses peines. C’est une manie assez particuliere entre les amans, que dans ces sortes d’occasions, plus on voit souffrir l’objet aimé, plus on ressent de soulagement.

Zoés & Carathuse arriverent pendant que ces amans étoient en cet état & se juroient un amour éternel. Ces deux confidens sortoient de l’appartement de Rosane, & l’avoient fait consentir fort prudemment, qu’elle ne recevroit aucune visite, & partiroit au plûtôt. Geofroy approuva fort ce dessein, & les Princesses ne songerent plus qu’à leur départ. Enfin l’heure ayant esté marquée, que Rosane, & Elomire devoient quitter des lieux où elles laissoient la meilleure partie d’elles-mêmes ; Geofroy fit un détachement des troupes les plus lestes de son armée pour escorter ces Princesses jusqu’au camp des Sarazins, & leur faire tout l’honneur qui étoit dû à leur rang. Il pria aussi Zoés & Carathuse de l’accompagner. On peut croire que ce Prince fut presque toûjours le sujet de la conversation pendant tout le chemin ; c’étoit à qui se louëroit le plus de ses belles manieres, & des plaisirs qu’il avoit cherché sans cesse à leur procurer.

Le départ de ces Princesses tranquilisa un peu les esprits : cependant la Reine d’Angleterre jettant les derniers feux de son cœur vindicatif, ne put s’empêcher de parler à leur désavantage, quoy-qu’elle les vît éloignées, & fit repandre malicieusement de tous costez par ses émissaires, le recit de ce qui s’étoit passé entre elles & Geofroy, au moment de leur separation : Mais tous ces bruits faisoient éclater la vertu du Prince, au lieu de la ternir, chacun admiroit sa moderation, persuadé qu’il eût esté en son pouvoir de retenir ces Princesses malgré toutes les oppositions de l’envie, en cas que son cœur y eût pris interest ; & que s’il ne l’avoit pas fait, il n’avoit esté porté à cette generosité que par un esprit de paix.

Quelques jours aprés, le Conseil de guerre trouva à propos de joindre toutes les troupes ensemble, & de s’approcher de Jerusalem, pour voir quels mouvemens feroient les ennemis. Ce dessein paroissoit avoir une vûë juste : toutefois c’étoit une adresse du Roy d’Angleterre, pour affoiblir le pouvoir de Geofroy, qu’il s’imaginoit estre trop puissant, d’avoir une armée separée.

Geofroy quitta donc son camp, qui couvroit Samarie, & vint joindre l’armée de la Croisade, laquelle s’éloigna aussi en même temps de cette ville, & s’approcha de Jerusalem. Mais elle ne fut pas plûtôt arrivée dans son nouveau camp, que les Sarazins s’emparerent des retranchemens de Geofroy, quoy-qu’il eût eu la précaution de les démolir en les abandonnant. Le Soudan fit travailler jour & nuit pour les reparer, & s’y établir : de sorte que vingt-quatre heures aprés il se trouva hors d’insulte. Cette activité donna des soupçons, mais on ne penetra point les desseins de Saladin que quelques jours aprés, qu’il les fit éclater.

J’ay dit que ce Prince avoit reçû un grand nombre de troupes, plusieurs autres l’avoient encore joint depuis ce temps-là, si bien qu’il se voyoit six vingt mille hommes au moins, lorsqu’il vint s’établir dans ce nouveau camp. Les retranchemens de Geofroy n’étans pas suffisans pour contenir cette nombreuse armée, le Soudan poussa sa gauche vers le camp des ennemis, au devant duquel il fit plusieurs forts. Tout cela ne declaroit point encore son projet ; mais un matin on fut étonné de le voir marcher en bataille, laissant Samarie derriere luy, & étendant sa droite vers la gauche des Chrétiens.

A dire la verité, une si grande armée, qui surpassoit presque de moitié, celle qui luy étoit opposée, surprit d’abord. On crut qu’elle alloit attaquer le camp, & l’on trouva à propos de s’y renfermer ; mais ces troupes resterent tout le jour sous les armes dans cette contenance, faisant retentir l’air de tous leurs instrumens militaires ; & cependant un grand nombre de pionniers travailloit derriere elles, à des lignes de circonvallation, pour assieger Samarie, & à de bons retranchemens pour faire teste aux Chrestiens.

Ce fut alors que l’on commença à blâmer l’avis qu’on avoit donné de faire sortir Geofroy de son camp, les plus penetrans en rechercherent l’origine, on la reconnut, & l’on en sçut les raisons. Le bruit s’en répandit aussi-tôt parmy le camp : on joignit cette action à ce qui étoit arrivé du costé de Joppe, & le Roy d’Angleterre fut accusé ouvertement d’estre la cause de l’état fâcheux où l’on se trouvoit.

En effet la situation des affaires paroissoit fort triste. Samarie étoit assiegée, & les magazins generaux renfermez dans cette place, à l’exception d’une certaine quantité de munitions qu’on avoit eu la précaution d’en tirer pour estre plus à la portée du camp ; mais elle ne pouvoit suffire que pour quelques jours : ce qui obligea le Conseil de guerre à arrêter que l’armée se trouvant trop foible pour resister à celle des ennemis, & privée de ses magazins, il étoit necessaire qu’elle se retirât sous les murailles de Ptolemaïde, comme étant la plus proche de ses forteresses.

Geofroy, qui n’avoit pas coûtume de craindre les Sarazins, & de se retirer en leur presence, remontra que la retraite seroit dangereuse si les ennemis s’en appercevoient ; que des troupes qui fuyent sont à moitié vaincuës ; & que puisqu’on étoit assez malheureux de s’estre laissé reduire par des intrigues & des factions, à l’extrémité, où l’on se voyoit, le plus honorable, & le plus sûr, étoit de risquer un combat, plûtôt que de s’exposer à estre taillez en pieces, en prenant le party qu’on proposoit.

Cette remontrance fit revenir de leur opinion les plus courageux ; mais le grand nombre des ennemis, sur tout le manquement des munitions, étoient de puissantes raisons pour faire incliner à la retraite. Geofroy eut beau alleguer que la victoire ne se déclare pas toûjours pour les gros bataillons, qu’il suffit de mépriser son ennemy, pour le vaincre ; qu’ils avoient affaire à des troupes ramassées, la pluspart milices, sans discipline : & qu’enfin les Chrestiens combattoient pour la cause du Ciel, qui ne les abandonneroit jamais à la fureur des Infideles.

Ce discours étoit sensible, cependant il ne fut pas suivi ; & la retraite fut arrêtée pour la nuit suivante. Cette opinion étoit si fortement établie dans tous les esprits, que Geofroy ne put resoudre ses freres même à suivre son avis, & il ne trouva qu’Oton, Duc de Bourgogne, un des hommes les plus hardis de son temps, qui luy promit de ne le point abandonner, s’il vouloit entreprendre quelque action digne de leur gloire.

Geofroy embrassant Otton, luy déclara que son dessein étoit de laisser partir l’armée, & de rester dans le camp avec les huit mille hommes qu’il avoit, que pendant qu’elle marcheroit, il observeroit la contenance des Sarazins ; que s’ils paroissoient tranquiles dans leurs retranchemens, il la suivroit pour soûtenir l’arriere-garde en cas de besoin ; & que s’ils sortoient pour la combattre, il prendroit le chemin de leurs lignes, passeroit au travers, leur donneroit en queuë pour faire diversion, & se retireroit ensuite dans la place pour la défendre jusqu’à l’extrémité. Ce projet plut au Duc de Bourgogne, il voulut rester avec les Poitevins : de sorte que les François coururent seuls le hazard de cette journée, & en sortirent glorieux, ainsi que vous allez entendre.

Cependant les Rois voyans Otton dans cette resolution, & que ces deux Princes détachez affoiblissoient leur armée de dix-huit mille hõmes au moins, douterent s’ils poursuivroient leur dessein ; mais informez que ce gros détachement les soutiendroit, en cas qu’ils voulussent se mettre en marche pendant le jour, ce qui étoit plus honorable que pendant la nuit, l’armée partit le lendemain en bataille, & détacha plusieurs escadrons pour aller escarmoucher, quand elle seroit à la vûë des ennemis.

Le mouvement d’une partie de cette armée, qui se mettoit en marche, pendant que l’autre sembloit garder le camp, étonna les Infideles. Saladin assembla son Conseil, & l’on trouva à propos de ne point interrompre cette marche, qu’on n’eut vû à quoy elle se détermineroit. L’armée avança donc sans que rien s’ébranlât ; & lorsqu’elle fut à la hauteur de la droite des ennemis, les escadrons commandez allerent fierement jusqu’à la demie portée du trait faire leur décharge. Les Sarazins s’émurent à cette insulte ; & d’autant plus, qu’ils apperçûrent que la teste de l’armée Chrestienne se rangeoit en bataille pour faire face à leur droite ; mais ce n’étoit que pour couvrir les troupes qui suivoient, & leur donner le temps d’avancer, ce qui réüssit fort heureusement, car cette fierté suspendit encore pendant quelques heures la resolution des Sarazins.

Pendant ce temps-là Geofroy voyant l’armée fort avancée, & qu’il étoit necessaire de la suivre, sortit du camp, avec Otton, faisant retentir les airs du son de leurs trompettes ; & ces deux Princes marcherent d’un pas victorieux droit aux retranchemens des Sarazins, qu’ils trouverent presque dégarnis de ce costé-là, parce que Saladin s’étant transporté à l’endroit que les Chrestiens faisoient mine de vouloir venir attaquer, avoit pris le party de faire sortir toutes les troupes de sa droite pour les mettre en bataille ; & comme la ligne entiere filoit en hâte pour le joindre, Geofroy trouva jour pour la couper, & donnant avec furie sur tout ce qui se presentoit à son passage, il separa facilement cette armée.

Otton prit le soin de faire teste aux troupes qui arrivoient le long de la ligne, pendant que Geofroy tomba sur le Soudan avec une si grande valeur, qu’il l’étonna : aussi son état étoit tresperilleux. Ce Prince se voyoit entre deux fers, separé du reste de son armée, ses soldats épouvantez de se voir exposez aux coups d’un bras qu’ils redoutoient, & point de retraite à esperer.

Dans ces entrefaites l’armée Chrétienne considerant le desordre du Soudan, s’étoit avancée pour soûtenir sa cavalerie, & faisoit de terribles décharges sur les Sarazins. Alors la terreur les saisissant tout à coup, ils ne se trouverent plus capables d’écouter les ordres de leur General. Les uns s’abandonnerent à la fuite, sans sçavoir où trouver leur salut : les autres jettoient les armes bas, & demandoient quartier ; mais Geofroy en vainqueur experimenté, les faisoit passer tous au fil de l’épée, pour ne pas se charger de prisonniers au commencement d’un combat.

D’un autre costé Otton avoit eu bon marché d’abord des troupes, qui arrivoient en desordre ; mais quelque temps aprés se trouvans en grand nombre, & de braves Officiers à leur teste, il avoit besoin du secours que luy amena Geofroy aprés la déroute de Saladin. Alors ces troupes voyans ce renfort, & que le Soudan avoit pris la fuite, ne firent point de difficulté de l’imiter, & les François de les poursuivre l’épée dans les reins, faisans une boucherie effroyable le long des lignes.

A cette vûë l’armée Chrestienne quittant son dessein, suivit les pas des victorieux, & servit à ramasser les dépoüilles des vaincus ; lorsque Geofroy, & Otton couroient aprés la gloire, elle fit prisonniers tous ceux, que ses avant-coureurs du triomphe laisserent derriere eux. Enfin ce prodigieux nombre de troupes se vit dissipé avant que le jour finît, & il n’y eut que l’ombre de la nuit, qui sauva aux horreurs de la mort, les tristes restes de cette nombreuse armée.

Les Chrestiens aprés avoir rendu graces au Ciel d’une victoire si glorieuse, si complette, & si peu esperée, camperent sur les lignes des Infideles, ou pour mieux dire dans leurs pavillons, car ils avoient abandonné leur camp dans son entier, sans avoir eu le temps d’emporter la moindre chose.

Lorsqu’il fut question du campement, personne ne disputa, comme l’on peut croire, à Geofroy, & à Otton, la teste de l’armée, qui étoit le poste d’honneur ce jour-là ; & aussitost que les quartiers furent établis, tous les Princes & les Commandans vinrent congratuler, & remercier les victorieux d’avoir sauvé leur gloire, & peut-estre leur vie, dans une occasion si desesperée.

Le Roy d’Angleterre sur tout reconnut la faute qu’il avoit faite, & embrassant Geofroy, luy demanda son amitié, & un oubli éternel des chagrins qu’il avoit cru luy donner. Il étoit ravy que cette heureuse journée luy rendoit sa chere Gelase, qui se trouvoit enfermée dans Samarie, & en risque de se voir exposée à la mercy des Sarazins, où par un retour terrible, cette Reine si fiere auroit servy d’esclave à sa rivale.

Le lendemain on eut avis que Saladin s’étoit sauvé du costé de Jerusalem, & que par bonheur pour luy, la plus grande partie des fuyards avoit pris la même route, aussi étoit-ce celle qui leur étoit la plus facile, puisque l’armée des Chrestiens s’en étoit éloignée en prenant le chemin de la droite des Sarazins.

Quoy-que cette victoire fût tresgrande, elle ne décida rien : au contraire, le Soudan ayant ramassé les débris de son armée, se trouva plus fort qu’on ne s’imaginoit, parce qu’à quelques jours de là, aprés la revûë faite de ses troupes, il compta encore prés, de quatre-vingts mille hommes : ainsi c’étoit environ quarante mille morts, blessez, ou faits prisonniers, & même tués par les paysans, qui haïssoient les Sarazins à la fureur.

Ce Prince, qui n’avoit rien de plus important, que de conserver Jerusalem, fit des travaux surprenans pour se retrancher sous ses murs ; & il s’étendit encore du costé de Joppe, comme étant un poste d’une extrême consequence, & le seul d’où il pouvoit tirer les secours dont il avoit besoin. Pour cet effet il y fit construire de nouvelles fortifications, & donna ordre à toute son armée navale d’y venir.

On peut croire que ces précautions arrêterent les desseins que les Chrétiens pouvoient avoir de ce costé-là. Ils demeurerent dans leur camp de Sanarie, assez tranquillement, se contentans d’envoyer des détachemens vers les ennemis, & ils faisoient souvent des prisonniers, de qui ils apprenoient toutes ces nouvelles.