Tous les articles par gheeraert

Texte linéarisé complet

HISTOIRE
DE
GEOFFROY
SURNOMME’
A LA GRAND’DENT,
SIXIEME FILS
DE MELUSINE,
PRINCE DE LUSIGNAN.

A PARIS,
Chez la veuve CLAUDE BARBIN,
sur le Peron de la Sainte Chapelle.
________________________
M DCC.
Avec Privilege du Roy.

PREFACE. TOutes les Histoires du onziéme siecle, sont pleines des grandes actions que Geofroy de Lufignan a faites dans le voyage de la Terre sainte, qu’il entreprit pour secourir son frere Guy, aprés la perte de la meilleure partie de son Royaume de Jerusalem, dont Saladin, Soudan du grand Caire, s’empara.

Ces évenemens ont servi de sujet à cet Ouvrage : ils sont mêlez de plusieurs avantures fort extraordinaires ; mais qui contiennent une morale, dont les reflexions peuvent estre utiles. La vertu y paroist toûjours triomphante; le vice condamné; les sciences occultes tournées en un ridicule serieux, suivant leurs principes; & cest à quoy il faut bien prendre garde. Enfin tous les differens caracteres d’esprits pourront trouver du divertissement dans la lecture de ce Livre, qui est tres-varié, & profiter en même temps de la morale qu’il renferme.

TABLE DES CHAPITRES

CHAP. I. GEOFROY aprés la disparition de MELUSINE, & la retraite de son pere, prend possession de ses Estats, et établit ses freres, & va à la conqueste des trésors d’ELINAS.

CH. II. GEOFROY trouve la Flotte des Sarazins, qui combattoit contre celle des Chrétiens; il l’attaque, la bat, & met pied à terre au Port de Caïphas, où il joignit ses freres ; Ensuite il assiege la Ville, la force, la fait raser, & marche à Ptolemaïde, où il met le siege, bat deux fois le secours que Saladin y conduit, & l’avanture qui luy arrive avec le Gouverneur.

CH. III. Suite du siege de Ptolemaïde, & de quelle maniere elle se rendit. Recit de l’Histoire merveilleuse de Zoés, Gouverneur de cette Place, racontée par luy-même.

CH. IV. Prise de Samarie par les Chrétiens. La peste fait un grand ravage dans leur camp. Saladin surprend la ville de Joppe. Geofroy d’un autre costé, met ses troupes en fuite, & fait prisonnieres, la belle-sœur & la niece du Soudan. Le vainqueur devient amoureux d’une de ces Princesses. Avantures avec la Reine d’Angleterre à ce sujet. Furieuse bataille gagnée par les François seuls contre Saladin.

CH. V. Zoés, par une avanture toute extraordinaire, prend congé de Geofroy pour se retirer en Arabie. L’état des affaires contraint le Roy de Jerusalem à faire une tréve de dix ans avec Saladin. Amours de Geofroy, & de la Princesse Elomire, niece du Soudan. Avantures surprenantes à ce sujet. Geofroy retourne en France.

Chapitre I

NOUS avons rapporté dans l’Histoire de Melusine, que Geofroy son sixiéme fils, surnommé à la Grand’dent, avoit fait voir dés son enfance, la force qu’il auroit un jour, & qu’il seroit un des plus vaillans hommes de son siecle.

Aprés la disparition de cette puissante Fée, & le départ de Raimondin pour Rome, Geofroy ayant esté reconnu par les Barons de ses Estats pour leur Souverain, s’attacha à suivre la mesme conduite qu’avoient tenuë ses parens dans le gouvernement ; Et Melusine, qui malgré sa metamorphose, n’avoit point perdu l’amour qu’elle avoit pour ses enfans, venoit de temps en temps à Lusignan, & les instruisoit de ce qu’ils avoient à faire pour gouverner heureusement leurs peuples.

Geofroy employa dix années à regler ainsi ses affaires. Il rendit ses Provinces florissantes, tant par le commerce qu’il y établit avec grand soin, que par les équitables Ordonnances qu’il y fit observer. Pendant ce temps-là Thierry son frere puisné estant devenu grand, il le mit en possession de son apanage, qui estoit le château de Partenay, & toutes les terres que sa mere luy avoit données par son Testament verbal jusqu’à la Rochelle.

Dans ces entrefaites Raimondin mourut au lieu qu’il avoit choisi pour sa retraite. Quelques Auteurs disent que Geofroy & ses fretes Thierry & Raimond allerent chercher son corps en Espagne, & l’apporterent à Lusignan. D’autres asseurent que Melusine elle-mesme prit soin, avant que ses enfans fussent avertis de la mort de leur pere, de le faire transporter dans ce lieu avec un nombreux cortege, & une pompe mngnifique; Et que le bruit de leur marche s’estant répandu avant leur arrivée à Lyon, le Comte de Forest s’y estoit rendu en diligence pour aller au devant du corps de son frere, mais que ne connoissant aucun de ceux qui donnoient les ordres à ce convoy, il s’estoit mis en devoir de s’opposer à leur passage, prenant cette pompe funebre pour une fourberie, ou pour une illusion, & qu’il y avoit esté tres-maltraité avec la troupe qui l’escortoit, ce qui l’avoit porté à décrier cette pompe en des termes fort injurieux à la memoire de Melusine qu’il n’aimoit pas & à laquelle il attribuoit cet enchantement.

Le corps de Raimondin fut donc apporté à Lusignan, & mis dans un tombeau superbe qui se trouva construit dans la Chapelle de nostre Dame, à costé droit du maistre Autel; & ce riche monument a subsisté jusqu’à la destruction de la forteresse.

Cette dernière insulte du Comte de Forest, fit que Melusine inspira à Geofroy de luy faire la guerre, sous pretexte qu’il avoit manqué de respect pour les cendres de son pere. Ce Prince fut ravi que cette occasion le fist sortir du repos où sa valeur paroissoit ensevelie. Il leva des troupes tant dans ses Estats que dans ceux de ses freres, car le Comte de la Marche estant mort alors, Odon se voyoit maistre de cette grande Province.

Les preparatifs de ce puissant armement ne pûrent pas se faire sans que le Comte de Forest n’en fût averti. Il arma aussi de son costé, & demanda du secours à ses voisins. Le Dauphin de Viennois qui haïssoit la Maison de Lusignan, à cause de l’affaire d’Odon, luy envoya des troupes, & engagea le Comte de Provence à faire la mesme chose, mais elles n’arriverent pas asseztost pour s’opposer à Geofroy, qui entra avec une belle armée en Forest, tua son oncle à la teste du peu de troupes qu’il avoit ramassées pour sa défense, s’empara de son pays, y établit Raimond son frere pour y regner, & accomplit, par cette victoire, la prédiction de Melusine.

Cette heureuse expedition enfla le courage de Geofroy. Il luy vint en pensée d’aller attaquer le Dauphin & le Comte de Provence, pour ne pas leur laisser le regret d’avoir armé inutilement ; Cependant il jugea plus à propos de remettre cette vengeance à un autre temps, & employer sa valeur à remplir sa destinée, qui l’engageoit à de terribles travaux, comme nous allons voir.

Nous avons dit que Pressine, mere de Melusine, avoit enfermé par punition une de ses filles nommée Palatine, dans la montagne de Guido, avec tous les trésors d’Elinas, Roy d’Albanie son mari, & qu’elle en devoit estre délivrée par un Chevalier de sa famille, qui tuëroit un Geant qui les gardoit, & enleveroit tous ces trésors pour s’en servir à la conqueste de la Terre Sainte. Melusine qui aparoissoit de temps en temps à Geofroy, l’avertissoit qu’il devoit continuer d’obéïr à la Providence Divine, qui demandoit de luy l’execution des grands évenemens qui devoient arriver par son ministere. Elle luy representoit que les diverses nouvelles qui estoient venuës de la perte que Guy son frere aisné avoit faite du Royaume de Jerusalem, devoit le porter à lui donner du secours, elle ajoütoit que le Roy d’Armenie & luy souffroient beaucoup à soûtenir presque seuls toute la puissance des Sarazins. Enfin elle luy enseignoit les moyens de réüssir dans ses expeditions.

Ces bons conseils faisoient grande impression sur le cœur de Geofroy, mais les conjonctures difficiles, où il s’étoit veu engagé depuis long-temps, suspendoient l’execution de sa bonne volonté ; cependant aprés avoir étably Raymond dans la possession du Fo[r]est, il s’en retourna à Lusignan, où il s’appliqua à mettre ordre à ses affaires particulieres, donna tous ses soins pour preparer une puissante flotte à la Rochelle, afin d’aller secourir les Rois de Jerusalem & d’Armenie, laissa des troupes à ses freres pour se maintenir contre leurs voisins, choisit son frere Odon, Comte de la Marche, pour commander en son absence dans Lusignan ; & aprés avoir si bien disposé toutes choses, il s’embarqua pour aller remplir ses grandes destinées.

La flotte de ce nouveau conquerant mit à la voile par un vent favorable, il perdit insensiblement ses terres de vûë, arriva à Gibraltar ; & ayant doublé heureusement le détroit, il rencontra cinq vaisseaux Sarazins qui alloient joindre leur armée navale qui s’assembloit à Caïphas, Port assez voisin de Ptolemaïde. * Ces vaisseaux ayant esté reconnus appartenir aux Infideles, furent attaquez vigoureusement par Geofroy, qui les prit sans beaucoup de resistance, hors un qui se défendit tresvaillamment, parce qu’il estoit commandé par un Officier de consideration. Cette escadre portoit une grosse somme de deniers pour le payement des troupes, & des provisions de guerre & de bouche.

Geofroy, aprés avoir donné les ordres necessaires pour s’assurer de tous les prisonniers, & des richesses qui se trouvoient dans leurs vaisseaux, curieux de sçavoir les avantures de ses freres depuis plus de dix années, qu’il n’en avoit receu que des nouvelles assez incertaines, parce qu’il n’avoit pas eu un commerce aussi frequent avec eux, que celuy qu’ils entretenoient pendant le regne de leur mere, s’informa de l’Officier qui s’étoit rendu à luy, en quel état estoient les affaires des Chrétiens, & des Mahometans.

Cet homme en estoit tres-bien instruit, parce qu’il avoit assisté à toutes les actions qui s’étoient passées depuis long-temps. Il apprit à Geofroy que les Chrestiens avoient fait de grandes pertes depuis environ trois ans, dont la principale estoit la Ville de Jerusalem, prise sur Guy de Lusignan, qui en estoit devenu Souverain, à cause de la Princesse Sibylle, sœur du Roy Baudoüin IV. qu’il avoit épousée en secondes nôces.

Geofroy voyant que cet homme luyparloit si positivement & si juste, luydemanda s’il connoissoit le Roy Guy, il luy répondit qu’il avoit esté deux ans son esclave ; que pendant ce tempslà il s’étoit appliqué à l’Histoire, & que se sentant du genie pour cette science, il s’étoit attaché à écrire tout ce qui se passoit de remarquable ; & qu’on l’avoit tiré d’esclavage, en l’échangeant avec un Chevalier chrestien, que l’Amiral de Cordes avoit eu bien de la peine à rendre. Cet Officier parut de si bon sens à Geofroy, qu’il le pria de luy raconter fidelement de quelle maniere Jerusalem avoit esté prise par les Sarazins, ce que l’Officier fit en ces termes.

Guy estoit le neuviéme Roy depuis l’établissement de ce Royaume par Godefroy de Boüillon, Duc de Lorraine, qui s’empara de Jerusalem en 1099. & que Guy perdit en 1187. Ainsi les Chrestiens l’ont possedée sans interruption, l’espace de 88. ans.

Les jalousies que ces Princes avoient les uns contre les autres, furent cause de leur mauvaise fortune. La premiere origine en est éloignée, mais celle qui nous a paru, est que Guy de Lusignan ayant esté couronné Roy aprés la mort de Baudoüin V. petit enfant, & fils de la Reine Sibylle sa femme, Raimond Comte de Tripoli, qui aspiroit à la Couronne, en fut outré, & se retira dans ses Estats, où il machina la perte de ce Royaume, car il lia un commerce secret avec *Saladin, Soudan du grand Caire, qui estoit pour lors en Damas, c’est le même qui a pris Ptolemaïde. Ce Prince a de la valeur, & est grand politique : il a acquis ces vertus parmy les Chrestiens avec lesquels il a frequenté longtemps, ayant parcouru toute l’Europe incognitò.

Raimond persuada à ce Prince de faire la guerre à Guy, & luy en donna tous les moyens. Saladin entra dans les terres des Chrestiens avec une nombreuse armée : cependant Guy, qui n’avoit que quinze mille hommes d’infanterie & deux mille chevaux, l’ayant déja soûtenu dans une occasion, auroit pû l’obliger à se retirer, si le Comte de Tripoli, qui s’étoit venu joindre à luy avec des apparences de le secourir, ne l’avoit trahi, en s’opposant dans les conseils aux opinions les plus solides, & les plus justes, ensuite donnant avis à Saladin de tous les desseins qu’on avoit ; enfin prenant la fuite luy-même avec tous les siens dans un jour de bataille, ce qui jetta une si grande épouvante dans l’armée Chrestienne, qu’elle fut contrainte d’imiter ce funeste exemple, & de ceder la victoire à Saladin, quelque effort que Guy pût faire pour empescher la deroute ; & ce qui fut encore de plus triste, c’est que ce Roy fut fait prisonnier, avec Boniface, Marquis de Montferrat, Renault de Chastillon, & plusieurs autres Princes & Chevaliers.

Je me trouvay ce jour-là prés du pavillon de Saladin, lorsqu’il fit couper la teste à Chastillon ; parce que quelque temps auparavant, l’ayant pris, il luy avoit fait promettre & jurer de ne porter jamais les armes contre luy. Mais une chose tres-étonnante que je vais vous dire, c’est que le Comte de Tripoli, ayant pris des mesures avec Saladin aprés la bataille pour luy livrer Jerusalem, on le trouva mort dans son lit le matin qu’il devoit commettre cette trahison. Saladin ayant manqué ce coup, s’empara de quelques forteresses, & ensuite de Ptolemaïde.

Cependant plusieurs Princes Chrétiens s’étoient jettez dans Jerusalem pour la défendre, entr’autres Bemond, Prince d’Antioche. Saladin les assiegea, & les pressa vigoureusement. Ils firent une grande resistance, mais ils furent contraints de se rendre, parce qu’ils n’esperoient avcun secours. La capitulation qui se fit avec la Reine, fut que les Chrestiens Latins sortiroient armes & bagages pour se retirer où il leur plairoit. Ce fut le 2. Octobre 1187.

La Reine choisit Tripoli pour sa retraite, & quelques jours aprés ayant amassé une grosse somme d’argent, elle racheta son époux, & plusieurs Seigneurs. Guy ne fut pas plustôt sorti de prison, qu’il songea à assembler des troupes, & à demander du secours de toutes parts, nos dernieres nouvelles marquent qu’il attend le Roy d’Armenie son frere, & d’autres Princes, pour s’opposer aux conquestes de Saladin.

L’Officier ayant fini son discours, Geofroy fronçant le sourcil, dit qu’il marchoit pour vanger son frere, & pour punir le Soudan de son entreprise. La mine épouvantable qu’il fit en proferant ces paroles, contraignit le Sarazin à baisser les yeux. Geofroy estoit un homme terrible à voir, il estoit grand & gros à proportion, avoit l’air majestueux, le visage large, tous les traits beaux, mais cette dent qui luy sortoit de la bouche de la longueur d’un pouce à la machoire d’enhaut, inspiroit de la crainte à tous ceux qui l’envisageoient la premiere fois.

Ce Prince employa une partie de la nuit à songer à ce qu’il avoit à faire dans l’état où il apprenoit qu’estoient les choses. Enfin faisant reflexion que le convoy qu’il venoit d’enlever retarderoit les mouvemens des Infideles, & que, puisque sa destinée vouloit qu’il employast les trésors d’Elinas à la conqueste de la Terre Sainte, il estoit absolument necessaire qu’il allât en Albanie avant toutes choses.

Dans cette pensée il donna les ordres à ses pilotes d’en reprendre la route ; Ils s’étoient un peu écartez pour suivre les vaisseaux Sarazins ; & comme ces vaisseaux estoient tres-bons, il fit passer dedans une partie de ses troupes, parce que les siens estoient trop chargez : ainsi toute sa flotte en parut plus legere, & arriva en peu de temps à la vûë de la montagne de Guido.

Cette montagne se voyoit de fort loin dans la mer, dés que Geofroy l’eut apperceuë, il connut que c’étoit le lieu qu’il cherchoit, à un fremissement qu’il sentit dans tous ses membres, cette revolution luy parut de mauvais augure, mais ce n’étoit qu’un avertissement des travaux qu’il alloit entreprendre, dans la necessité de combattre le Geant affreux qui gardoit les tresors de son grand pere ; & il en fut averti par un oracle de la maniere que nous allons le dire.

Ces mouvemens extraordinaires agiterent ce Prince toute la journée : cependant le vent qui estoit favorable, porta la flotte vers une grande plage, où les pilotes envoyerent sonder pour connoistre le fonds, qui se trouva tresbon, & ils y mouillerent.

L’arrivée de la nuit ne permit pas de descendre à terre, on attendit au lendemain, & toutes les chaloupes se trouverent prestes à cet effet dés le matin. Geofroy les remplit de ses plus vaillans Chevaliers, dans le doute où il estoit de trouver, outre le Geant, des gens capables de luy disputer sa conqueste, car il n’étoit que mediocrement informé des lieux où il abordoit.

Dés qu’il eut mis pied à terre, il se vit dans un beau pays planté naturellement. Il y avoit assez loin du rivage à la montagne. Il marcha au moindre bruit qu’il put, il envoya à la découverte ; & il arresta de temps en temps pour considerer les lieux, afin de ne pas s’engager mal à propos. A peine eut-il avancé un quart de lieuë, qu’il aperceut une colomne de marbre : il en approcha, & y lut cette inscription en langue du pays.

Heros à qui le Ciel destine nos trésors,
Garde-toy d’approcher du pied de la
 montagne,
Que des ruisseaux de sang ne couvrent
 la campagne.
Pour vaincre le Geant, fais des remparts de morts.

Geofroy inspiré dans ce moment, connut que cet oracle s’adressoit à luy, & luy enseignoit la maniere dont il devoit se comporter à la conqueste des trésors qui luy estoient promis. Il s’en retourna donc vers ses vaisseaux, & donna ordre qu’on fist descendre 300. Sarazins, qu’il mit à la teste de ses troupes sans armes. Il les avoit fait choisir entre les mieux faits, car c’étoit pour les exposer à la premiere fureur du Geant, comme des victimes que les manes d’Elinas demandoient pour expier le crime que ses trois filles commirent, quand elles se saisirent de sa personne, & c’étoit l’intention de l’oracle.

Nostre Heros ayant ainsi disposé ses troupes, s’approcha de la montagne, & fit sonner toutes ses trompettes à la fois. Les écos en retentirent de toutes parts; le Geant averti par le bruit, descendit à travers les rochers comme un ours furieux. Geofroy laissa les Sarazins à son passage, & se retira avec ses gens dans un bois qui étoit tout proche. Le Geant se rua sur les Victimes, & employa toutes ses forces à les immoler ; mais comme le nombre étoit grand, & qu’elles se dispersoient, s’enfuyans de costé & d’autre, il se tourmenta prodigieusement à les poursuivre ; en sorte qu’aprés une demy heure, n’en pouvant plus, il tomba dans un ruisseau, qu’il voulut franchir en courant aprés les derniers Sarazins qui restoient en vie.

Geofroy ayant apperçû sa chûte, s’élança sur luy aussi viste qu’un oiseau, & l’attaqua le sabre à la main. Le Geant se releva ; mais le ruisseau étant profond, Geofroy se trouva aussi élevé que luy, & avoit encore l’avantage que les bords étant escarpez, ce monstre ne pouvoit sortir de l’eau. Cependant il porta avec un bruissement terrible, un furieux coup de massuë à Geofroy, qui l’évita heureusement : & s’avançant ensuite, luy abatit le bras d’un seul coup ; car il n’étoit point armé, mais seulement couvert de peaux. Le Geant fit un cry effroyable, & courut de toute sa force le long du ruisseau ; enfin rencontrant un endroit facile à monter, il se pencha pour sortir ; & eut assez de peine à s’appuyer, parce qu’il n’avoit plus qu’une main. Alors Geofroy qui le suivoit de prés, & n’attendoit qu’un moment semblable, ne perdit pas celuy-cy ; il luy déchargea un coup si furieux sur la nuque du cou, qu’il luy coupa la teste, & la retint par un toupet de cheveux : aussi-tost le corps tomba dans le ruisseau, avec un bruit épouvantable, & fit réjaillir l’eau d’une hauteur étonnante.

Cependant les troupes du victorieux qui l’avoient suivy en sortant du bois, ayant vû cette grande action, pousserent mille cris de joye, & les trompettes annoncerent la victoire.

Palatine, que les premiers bruits avoient pareillement émuë, regardoit du haut du Château, qui étoit situé la cime de la montagne, le combat du Chevalier contre le Geant : Et dés qu’elle vit sa teste entre les mains du victorieux, qui avoit de la peine à en soûtenir le poids, elle eut toute la joye possible, de se voir délivrée de la fatalité à laquelle elle étoit attachée ; elle descendit, pour feliciter son neveu de la victoire qu’il venoit de remporter ; & elle fut surprise de sa bonne mine : Geofroy ne le parut pas moins, de la trouver si belle ; elle n’étoit point changée par les ans, car les Fées ont le don de ne point vieillir, ou de paroître belles quand il leur plaît.

Aprés les premiers embrassemens, Palatine donna la main à Geofroy, pour le conduire au Mausolée d’Elinas, & luy montrer toutes les richesses qu’il venoit de conquerir : Le Heros fut étonné de voir une si grande quantité d’or, d’argent, de pierreries, & tant de vazes precieux ; car tout le Château en étoit remply : Ce Bâtiment étoit spacieux ; la Reine Pressine l’avoit fait construire exprés pour les y renfermer, & les donner en garde, avec sa fille, au Geant. Mais comme le charme venoit de finir avec la vie du monstre, Palatine reprenant sa puissance, fit voir en mesme temps à son neveu, outre ces realitez, quantité d’Officiers & de Dames d’Honneur qui se presenterent pour la servir ; ce qui fit qu’ils passerent quelques jours fort agreablement. Enfin Geofroy ayant dessein de partir, donna ordre d’enlever les tresors qu’il avoit conquis ; il les fit porter dans ses vaisseaux pour les employer à faire la guerre aux Infideles, & il s’en acquitta comme nous allons le voir.

Palatine eut beaucoup de peine à se separer de ce Prince ; elle avoit conçû de l’estime pour luy, à cause de sa valeur ; elle luy fit present à son départ d’un Talismant, qui avoit une vertu directe contre toute sorte d’armes offensives, & elle accompagna ce present d’une Bague qui rendoit invisible celuy qui la tenoit dans sa bouche. Ensuite elle le conduisit avec toute sa Cour, jusqu’au rivage, où il s’embarqua, & fit voile du costé de Caïphas.

* Ptolemaïde, anciennement Ptolemaïs & Accon, est ce beau Port qu’on a nommé depuis S. Jean d’ Acre, du mot Grec ἄκρα acra, qui signifie un promontoire, parce que la Ville est située sur une langue de terre qui avance dans la mer.

* Les Histoires anciennes le nomment Salaho’-ddin.

Chapitre II

COmme le cœur de Geofroy n’étoit pas fait pour Palatine, il la quitta avec la mesme tranquillité qu’il l’avoit toûjours vûë, quoy qu’elle eût fait ce qu’elle avoit pû pour luy plaire. Dés qu’il fut en mer, il ne songea plus qu’à marcher où sa grande destinée l’appelloit. Il se persuadoit que l’armée des Sarazins étoit encore à Caïphas, attendant le convoy qu’il avoit battu, & il ne se trompoit point, mais il la trouva aux mains avec celle des Chrestiens, qui les étoient venus attaquer.

Aussi-tost ce Heros s’approcha ; & aprés avoir reconnu la disposition du combat, & distingué les Vaisseaux les uns des autres, il attaqua ceux des Infideles avec tant de fureur, qu’ils furent étonnez de ce nouveau renfort, & souffrirent beaucoup dans cette attaque, parce que Geofroy avoit mis à son avant garde leurs cinq Vaisseaux pour les surprendre : En effet, ils donnerent dans cette ressemblance, & se laisserent approcher facilement. Son Vaisseau aborda celuy du Roy Anthenor, & l’accrocha : Aussi-tost ce Prince sauta dedans ; & comme ses gens étoient frais, ils firent un terrible carnage des Infideles ; le Roy resista d’abord, & donna des marques de sa valeur : Mais se voyant contraint de ceder à la force & au nombre, il se jetta dans un Esquif, & se sauva dans le Vaisseau de l’Admiral ; le sien fut pillé dans le mesme moment, & plusieurs autres, dont les Poitevins s’emparerent, & les coulerent à fond.

D’un autre costé, le Roy d’Armenie pressant vigoureusement les Sarazins, s’empara aussi de plusieurs de leurs Navires ; de sorte qu’Anthenor & l’Admiral furent contraints de faire faire retraite dans le Port de Caïphas, à ce qui restoit de leur Flotte ; mais Geofroy les y poursuivit, & fut suivy de son frere, curieux de sçavoir quel étoit le guerrier qui l’avoit secouru, parce que ses bannieres étoient pareilles aux siennes, & que ses gens crioient de tems en tems Lusignan.

Cependant le Roy de Jerusalem qui s’étoit mis en mer pour joindre le Roy d’Armenie, son frere, devant Caïphas, y étoit arrivé ; & n’ayant trouvé dans le Port que quelques Bâtimens, il y avoit mis le feu, aprés avoir contraints ceux qui les gardoient, à se jetrer à terre ; tellement que le Roy Anthenor & l’Admiral, qui apperçûrent de loin l’incendie, ne sçavoient à quoy l’attribuer ; ils avancerent neanmoins aussi viste qu’ils purent vers le Port, mais le Roy de Jerusalem alla à leur rencontre, & les attaqua avec tant de valeur, qu’Anthenor & l’Amiral épouvantez d’avoir les ennemis & devant & derriere, se jetterent dans une chaloupe, & furent assez heureux pour se sauver dans la Ville. Je dis assez heureux, car de toute leur armée, il n’y eut qu’eux seuls qui éviterent de perir, ou par le fer, ou par les flammes.

Geofroy qui estoit venu dans l’esprit de conquerir, voulant profiter d’un si grand desordre, fit débarquer aussi-tost ses troupes pour se saisir du Port ; & il n’eut pas de peine à s’en emparer ; parce que les Sarazins s’étoient tous retirez dans Caïphas. Les Rois de Jerusalem & d’Armenie, considerans cette haute entreprise de prendre terre chez leurs ennemis, trouverent à propos de sçavoir qui estoient ces guerriers, avant que de suivre leur exemple. Ils envoyerent pour en estre informez ; & ayant appris que c’étoit Geofroy leur frere, ils donnerent le mesme ordre à leurs gens, & se jettans aussi-tost dans une chaloupe, allerent le trouver à terre, où il mettoit ses troupes en bataille à mesure qu’elles descendoient.

Je laisse à penser quelle fut la joye de ces trois freres dans cette entreveuë. Aprés s’estre bien embrassez, les premiers momens furent employez à s’établir, & à se saisir d’un pont par lequel on pouvoit venir de la Ville à eux ; ensuite Geofroy raconta à ses freres ce qui s’étoit passé dans leur maison depuis l’absence de leur mere ; de quelle maniere il estoit parti de France aprés avoir établi ses freres ; comme il avoit surpris & enlevé dans sa route le convoy des Sarazins. Il leur dit encore qu’il venoit de conquerir les trésors d’Elinas, & tuer un Geant qui les gardoit ; ajoûtant qu’il leur apportoit tous ces trésors pour leur aider à chasser les Infideles de la possession du saint Sepulcre. Ses freres luy firent aussi un recit succint de leurs tristes avantures, & ils prirent ensemble quelques mesures suivant la conjoncture où les affaires estoient pour lors.

D’un autre costé le Roy Anthenor & l’Amiral avoient mis une si grande alarme dans Caïphas par leur arrivée, sans estre suivis d’un seul de leurs gens, que plusieurs Officiers de l’armée de Saladin qui s’étoient enfermez dans la Ville, & mettoient toute leur esperance dans leur flotte, commencerent à desesperer de leur salut. Ils envoyerent demander du secours de toutes parts. Le Soudan vint à grandes journées de Damas où il estoit, & plusieurs autres Princes Mahometans, se mirent aussi en marche ; mais nostre nouveau Conquerant & ses freres, ne leur don nerent pas le temps d’arriver jusqu’à Caïphas : Ils firent dés le lendemain les approches de la Place, & l’emporterent d’assaut aprés trois jours de tranchée ouverte, passans au fil de l’épée tous les Turcs qu’ils pûrent attraper, & donnans le pillage aux troupes, ce qui les anima beaucoup pour la suite de la guerre.

Cependant un grand nombre des assiegez trouva le moyen d’échapper à la fureur du soldat, & de se sauver dans Ptolemaïde. Le Roy Anthenor & l’Amiral furent tuez pendant le siege. Le pillage dura deux jours ; & aprés que les Chrétiens eurent transporté tout leur butin dans leurs vaisseaux, Geofroy donna ordre qu’on mît le feu à la Ville, & qu’on la démolît. C’est la maxime des Conquerans d’en user ainsi, pour ne pas employer leurs troupes à garder des Villes pendant qu’ils en ont besoin en campagne.

Aprés cette heureuse expedition, les trois Princes de Lusignan tinrent conseil avec quelques autres Princes qui les avoient joints. Le Roy de Jerusalem comme le plus âgé prit la parole, & remontra qu’il paroissoit que Dieu vouloit exterminer à ce coup la Secte de Mahomet, que la flotte des Sarazins estoit brûlée, leur armée de terre affoiblie, leurs chefs épouvantez, leurs peuples fugitifs, leur pays exposé aux fureurs de la guerre. Enfin qu’il estoit d’avis qu’on poussast la victoire, puisqu’ils se voyoient maistres d’une assez grande quantité de toute sorte de munitions, pour faire subsister longtemps leur armée ; mais que pour assurer ces nobles desseins, il falloit envoyer en Chypre & en Armenie, lever autant de troupes qu’on pourroit, & apporter les rafraîchissemens qui seroient necessaires.

Cet avis fut generalement approuvé, & Geofroy fit present à ses freres d’un grand nombre de pierreries pour les envoyer aux Reines leurs Epouses. On choisit pour le voyage les meilleurs vaisseaux qu’on avoit conservez, & ausquels on joignit plusieurs bâtimens des deux nations. On en conserva neanmoins quelques-uns pour garder le port, & aller porter la nouvelle aux Princes Chrestiens d’Occident, que les affaires commençoient à prendre une meilleur face, mais que la Terre Sainte estoit reduite dans un affreux esclavage, afin que ces remontrances les portassent à leur donner du secours pour soûtenir les progrés qu’ils faisoient sur les Infideles. Heraclie, Patriarche de Jerusalem, s’offrit pour aller le solliciter auprés du Pape ; & c’étoit Innocent III. qui remplissoit pour lors la Chaire de S. Pierre.

Le Patriarche partit, & fit un voyage heureux. Le Pape fut touché du recit qu’il luy fit du miserable état où les Chrestiens de la Terre Sainte se trouvoient reduits par l’opression & la barbarie des ennemis de la Foy, il écrivit des lettres circulaires fort touchantes à tous les Princes Chrestiens, pour les exhorter à recouvrer la ville de Jerusalem, & soûtenir le reste de ce Royaume, qui estoit prest d’estre envahi par les Mahometans.

Heraclie rempli d’un zele divin, se transporta au plûtôt chez les Princes, les plus considerables. Il presenta à Philippe Auguste Roy de France, de la part de Guy de Lusignan, les clefs du saint Sepulcre ; ce Monarque estoit en guerre pour lors avec Henry Roy d’Angleterre, le Patriarche leur fit faire la paix par ses larmes ; & tous les Princes Chrestiens estant bien disposez, on assembla un Concile à Paris, où se croiserent l’Empereur Frederic, surnommé Barbe-rousse, son fils Henry Roy des Romains, le Roy de France, Richard Roy d’Angleterre, qui avoit succedé à son pere Henry qui venoit de mourir, Guillaume Roy de Sicile, Oton Duc de Bourgogne, les Republiques de Venise, de Genes, de Pise, les Danois, les Brabançons, les Flamans, tous les Princes Souverains du Nort, & plusieurs Princes particuliers, Archevêques, Evêques, & Seigneurs de grande consideration. Chacun fit paroistre sa pieté, en fournissant avec ardeur aux frais de cette guerre, & chaque Prince y conduisit ses troupes.

Pendant que les Chrestiens faisoient de puissantes levées, Saladin qui en estoit informé, assembla aussi une nombreuse armée de Perses, de Medes, de Circassiens, d’Assyriens, d’Egyptiens, de Lybiens : Mais Geofroy & ses freres mirent le siege devant Ptolemaïde, avant que ces Barbares pussent se joindre. Dans ce mesme temps plusieurs vaisseaux du pays de Frise, de Hollande, de Danemarc, & un certain fameux Corsaire d’italie nommé Margarit, couroient les costes de la Mediterranée depuis le détroit de Gibraltar jusqu’à la Terre Sainte, & rançonnoient toutes les Villes maritimes qui appartenoient aux Turcs.

Ainsi les affaires commençoient à reprendre une face agreable, & plus heureuse. Le Prince Jacques d’Auvergne, qui cõmandoit les troupes du Duc de Brabant, ayant ramassé environ sept mille hommes de toutes nations, vint trouver Geofroy devant Ptolemaïde. Ce renfort fit avancer le siege ; & les Princes de Lusignan, qui avoient pris chacun leur quartier autour de la Ville, montroient toute la valeur possible ; mais les assiegez se défendoient vigoureusement, car la garnison estoit tresgrosse, la place bien munie, & commandée par un homme d’une grande reputation.

Cependant Saladin ayant ramassé le plus de troupes qu’il avoit pû auprés de * Samarie, dont il fit sa place d’armes, marcha au secours de Ptolemaïde, & esperoit faire lever le siege à son arrivée ; mais Geofroy alla au devant de luy, & laissa ses freres à la garde du Camp pour continuer les attaques. Il envoya d’abord de la cavalerie se saisir decertains défilez qu’il avoit esté reconnoître luy-même, & que les Infideles devoient traverser avant que de venir à luy ; ensuite se campant derriere ces défilez, il les fit passer à toute son avant-garde, avec ordre d’y attendre les ennemis.

Saladin vint observer les Chrestiens, il les trouva en bonne contenance, cependant il les fit charger ; mais ceux-cy qui avoient ordre de lascher pied aprés avoir soûtenu le premier choc, pour attirer les ennemis dans l’embuscade, receurent vaillamment les Infideles, & même se trouvans superieurs, ils les repousserent assez loin. Saladin vit cet avantage avec dépit. Il vint en fureur animer ses gens, suivi d’une plus grosse troupe, les Chrétiens les voyans avancer avec des heurlemens affreux, firent semblant de s’en épouvanter, & repasserent les défilez avec précipitation. Les Turcs ne manquerent pas à les suivre en confusion, mais ils trouverent au delà des gens qui les attendoient avec une valeur preparée ; leur fureur estoit neanmoins si grande, que le peril ne les faisoit point retourner sur leurs pas : au contraire, plus les Chrestiens en assommoient, & plus ils en voyoient paroistre. Saladin estoit derriere, qui vouloit absolument forcer le passage. Ce combat dura long-temps dans cette opiniâtreté. Enfin les Mahometans rebutez de se faire tuer inutilement, abandonnerent leur entreprise, & se retirerent à la faveur de la nuit.

Geofroy apprit le lendemain par ses coureurs, que les ennemis luy avoient cedé non seulement le terrain, mais s’étoient entierement retirez. Le poste qu’il venoit de défendre luy parut d’une si grande importance pour asseurer son camp, qu’il y laissa une garde tresforte, & s’en revint continuer le siege avec l’applaudissement qu’on pouvoit donner à la victoire qu’il venoit de remporter.

Guy de son costé, qui avoit voulu se signaler pendant l’absence de son frere, avoit attaqué un ouvrage avancé de la place, & l’avoit emporté malgré tout le secours que le Gouverneur y avoit donné, & la valeur que les assiegez avoient fait paroistre. Geofroy à son retour leur fit sçavoir de quelle maniere il avoit battu le secours qui leur venoit, & que n’en ayant plus à esperer, ils devoient songer à se rendre.

Le Gouverneur répondit en Capitaine experimenté, qui estoit en possession d’une place remplie de toute sorte de munitions, & défenduë par une nombreuse garnison. Il estoit informé de l’action qui s’étoit passée, & même il en avoit eu un détail exact par une voye surnaturelle, dont nous parlerons dans la suite.

D’un autre costé Saladin au desespoir d’avoir esté battu, & de voir un si grand nombre des siens exposez à estre pris d’assaut dans une place qui ne se soûtenoit que par la quantité de troupes qui la défendoient, se resolut à faire encore une nouvelle tentative pour leur donner secours ; & afin d’y réüssir avec plus de seureté, il usa d’un stratagême, qui fut de partager son armée en deux corps. Il donna ordre à l’un d’aller forcer les Chrestiens qui gardoient les défilez ; & se mettant à la teste de l’autre, il prit sa route pour attaquer le camp par un autre costé.

Mais Geofroy, qui envoyoit sans cesse des partis à la guerre pour sçavoir des nouvelles des ennemis, fit des prisonniers qui luy apprirent la marche de Saladin, & son secret. Aussi-tost il fit partir le Prince d’Auvergne avec des troupes pour soûtenir les défilez, & laissant encore ses freres à la conduite du siege, il se mit en campagne avec une armée capable de disputer le passage aux Turcs. Il trouva qu’ils estoient déja avancez jusqu’à deux lieuës de la Ville ; & il leur livra bataille sans leur donner le temps de se reconnoistre.

Saladin qui ne l’attendoit pas, fut extrêmement surpris. Son avant-garde qui marchoit avec assez de confusion, se vit d’abord renversée, & s’enfuyant à toutes jambes, jetta la terreur dans le corps de bataille. Geofroy qui la suivoit de prés, profita du desordre : il entra le sabre à la main, à la teste de sa cavalerie, au milieu des Infideles, & en fit un horrible carnage. Le Soudan fit tous ses efforts pour ranimer ses gens, & les obliger à faire teste aux Chtestiens, mais l’épouvante estoit trop grande pour les porter à prendre ce party. Ce General les pressa inutilement. Toute l’armée prit la fuite, & Saladin se vit entraîné par les siens. Toutefois quelque temps aprés s’appercevant qu’il n’étoit plus poursuivi, il rallia les fuyards, & revint à la charge sur les Chrestiens, qu’il trouva occupez à piller les bagages, il tua les premiers qui se trouverent exposez à ses coups, & contraignit le reste à suivre l’exemple qu’il leur avoit montré un peu auparavant.

Geofroy qui n’étoit pas accoûtumé à tourner le dos à l’ennemy, poussa son cheval pour joindre ceux qui avoient lasché pied, leur fit faire volte face, se mit à leur teste, & retourna fierement contre Saladin. Il l’attaqua d’abord avec peu de troupes, mais cette teste ayant fait ferme, tout le reste se rallia bien-tost derriere, & chargea les Turcs avec tant de fureur, qu’aprés un combat fort opiniâtré, ils furent contraints de ceder le champ de bataille aux Chrestiens, & de se sauver comme ils avoient déja fait à la faveur de la nuit.

D’un autre costé le Prince d’Auvergne, par un malheur trop long à raconter, avoit esté forcé dans les défilez, & les victorieux qui se trouvoient en assez gtand nombre, voulans profiter de l’épouvante, où ils voyoient les Chrestiens, qu’ils avoient suivis l’épée aux reins jusques dans leur camp, attaquoient déja les lignes du costé où les fuyards s’étoient retirez, lorsque Geofroy apprit cette triste nouvelle, & songea à les secourir. Dans ce dessein il marcha avec ses troupes triomphantes, & envoya en même temps avertir ses freres de sortir des lignes, afin de mettre les ennemis en état de ne pas échaper : ce qui réüssit, car les Turcs se voyans attaquez en teste & en queuë, & apprenant que Saladin, qu’ils esperoient joindre devant la place, avoit esté battu, jetterent les armes bas, & demanderent quartier. On en tua un grand nombre dans la premiere chaleur ; & le reste, qui montoit environ à huit mille hommes, se rendit aux vainqueurs. Ce dernier coup détruisit les esperances de Saladin, il ne songea plus à Ptolemaïde, & son unique espoir fut dans le secours qu’il envoya chercher de toutes parts.

Geofroy ne fut pas plûtôt délivré de ce redouatble ennemy, qu’il poursuivit le siege avec toute l’application possible : cependant les assiegez faisoient de vigoureuses sorties ; & se défendoient d’une maniere, qui surprenoit souvent les assiegeans, mais il ne faut pas s’en étonner. Le Gouverneur de la place estoit un homme en grande estime, & fort entendu non seulement dans l’art militaire, mais aussi dans les sciences occultes. Il se nommoit Zoés ; c’est le même que l’Histoire rapporte avoir publié le premier cet écrit fameux parmy les Cabalistes, qu’ils nomment la Clavicule de Salomon.

Zoés connoissoit tres-bien par sa science que Saladin n’étoit plus en état de secourir Ptolemaïde, & qu’il devoit la rendre aux Chrestiens, mais son honneur vouloit qu’il ne la rendît qu’à l’extrémité, & dans les regles de la guerre. Geofroy qui se trouvoit à toutes les actions considerables du siege, avoit remarqué en deux occasions, que les ennemis luy avoient échappé, sans pouvoir comprendre comment ils avoient pû le faire, parce que tout à coup il les avoit vû comme disparoître, & se soustraire à ses coups.

Ces prestiges le rendoient fort attentif à tous leurs mouvemens. Un jour qu’ils firent une sortie nombreuse & tres-à propos sur le quartier où commandoit le Roy d’Armenie, Geofroy y accourut, attiré par une allarme generale qui se répandit dans le camp, il avoit pris avec luy l’élite de sa cavalerie, il trouva les Sarazins fort acharnez, & qui combattoient avec avantage, la veuë du secours leur fit prendre neanmoins le parti de la retraite, & ils emmenoient un nombre de prisonniers qu’ils avoient faits, lorsque Geofroy les attaqua, leur enleva leur proye, & les mena battant jusques auprés des barrieres, d’où il luy parut sortir un nouveau corps de troupes qui venoit secourir celles qui fuyoient. Ce secours arresta son ardeur, il retint les siens pour ne pas s’engager inconsiderément. Mais pendant qu’il suspendoit leur valeur, il s’apperçeut qu’insensiblement ces dernieres troupes se couvroient d’une foible obscurité qui les déroboit à sa vûë.

Geofroy voyant que l’ennemy se servoit de ce stratagême surnaturel pour éviter sa perte, crut qu’il luy estoit permis aussi d’en mettre un autre en pratique pour découvrir l’origine de celuycy, & sçavoir qui en estoit l’auteur. Il donne ordre à ses troupes de se retirer, & reste seul sur le champ de bataille. Il se jette à bas de son cheval, l’attache à un arbre, tire de son doigt l’anneau que Palatine luy avoit donné à son départ, le met dans sa bouche, & marche vers la barriere ; la vertu de l’anneau le rendant invisible, il passe & trouve à la porte de la Ville Zoés, qui s’applaudissoit de l’heureux retour de ses troupes. Il le suit dans son Palais, & jusques dans une chambre retirée, où il fit entrer un homme venerable à qui il tint ce discours.

« Mon cher Carathuse, par nostre derniere operation, tu as vû de quelle maniere l’oracle nous a parlé de l’ascendant que les Chrestiens ont sur nous, & que même je seray forcé à leur rendre la place. Tu as vû encore de tes propres yeux, la derniere défaite de Saladin, qui le met hors d’état de nous donner du secours. Nous avons donc besoin de toute nostre science pour soûtenir nostre gloire. Il faut y travailler sans relâche, & employer pour cet effet le pouvoir de nos amis aëriens. Je suis d’avis que tu aille dans le camp des ennemis, & que tu enchante le Chevalier qui a battu Saladin, afin que nous puissions nous en saisir dans le premier combat, quoy-que tu luy aye vû faire des faits d’armes surprenans, il ne nous échapera pas, si tu jette sur luy un charme superieur à son Genie; prens les vêtemens que voilà pour paroistre de sa nation, tu pourrois bien t’en aller par les airs, mais il faudroit trop de temps pour en faire la preparation ; le jour finit, je te feray sortir par la porte où je viens de faire rentrer les troupes. »

Carathuse approuva ce conseil ; Il s’habilla aussi-tost, ensuite il tira d’un coffre un certain bâton rempli de figures hyerogliphiques ; & lorsqu’il fut prest, ils prirent le chemin de la porte de la Ville. Geofroy les suivit pas à pas, & sortit des barrieres avec Carathuse ; mais il s’écarta un peu de luy pour aller reprendre son cheval, qu’il retrouva au lieu où il l’avoit laissé ; ensuite remettant l’anneau à son doigt, il alla rejoindre son homme qui croyoit marcher en seureté dans l’ombre de la nuit.

Carathuse fut surpris d’entendre qu’un Cavalier venoit à luy, parce qu’il ne s’étoit pas encore précautionné : cependant comme il estoit homme à ne pas s’épouvanter, il attendit de pied ferme celuy qui le suivoit, & luydemanda d’assez loin, à la maniere de ce temps-là, de quel party il estoit, Geofroy dit Lusignan, qui estoit le cry ordinaire des Chrestiens, à cause qu’ils estoient sur les terres de ces Princes, & combattoient sous leurs enseignes.

Leurs premiers discours furent des nouvelles de la derniere sortie des assiegez. Carathuse dit qu’ayant receu un coup à la teste, il estoit resté évanoüy jusqu’alors, & qu’il s’en retournoit tout doucement à son quartier, heureux d’en estre quitte pour une simple contusion. Geofroy le plaignit, ensuite ils s’entretinrent, en chemin faisant à la maniere des soldats, de plusieurs occasions où ils s’étoient trouvez pendant le siege. Cependant Carathuse admiroit la netteté d’esprit avec laquelle le Cavalier luy décrivoit les combats où il s’étoit rencontré, entr’autres ceux où le Soudan venoit d’être battu, cela luy faisoit soupçonner que c’étoit un homme de consideration. Pendant qu’ils discouroient de la sorte, ils entendirent venir au grand trot dans le chemin qu’ils tenoient de la cavalerie, Geofroy qui ne vouloit point quitter son homme, laissa arriver la troupe, & deux cavaliers estant venus au qui-vive, il leur donna ordre de faire avancer le Commandant. Cet Officier dit à Geofroy en l’abordant ; Seigneur, tout le camp est en allarme, depuis le temps qu’on vous a perdu de vûë dans la retraite des ennemis. Alors Geofroy se tournant du costé de Carathuse, luy dit de ne rien craindre, parce qu’il connoissoit son merite, ensuite il luy fit donner un cheval, & ils arriverent en peu de temps aux pavillons de Geofroy, d’où ce Prince envoya dire à ses freres de n’estre plus en peine de sa personne, & que le lendemain il leur rendroit raison de son absence.

Geofroy qui n’avoit pas quitté de vûë Carathuse, ne fut pas plûtôt seul avec luy, qu’il l’embrassa & l’assura qu’il avoit une estime toute particuliere pour luy. Cet homme qui avoit déja esté fort surpris du discours que Geofroy luy avoit tenu en luy faisant donner un cheval, ne fut pas moins étonné des caresses dont ce Prince l’honoroit, cependant il ne répondoit rien à ses honnestetez. Ce qui obligea Geofroy à ajoûter qu’il estoit informé du dessein qui le conduisoit auprés de luy ; qu’il sçavoit les conventions que le Gouverneur de Ptolemaïde & luyavoient faites un moment avant son départ de la Ville ; qu’il cachoit sous sa robe un bâton doüé d’une grande puissance ; mais que malgré tous les projets qu’il avoit formez, il vouloit estre de ses amis, & profiter de sa science.

Carathuse fut épouvanté à ce discours. Il ne pouvoit comprendre de quelle maniere ce Prince avoit pû sçavoir si-tost une chose qui ne venoit que d’arriver. Il jugea qu’elle ne pouvoit luy avoir esté revelée que par quelque esprit familier, ce qui luy fit croire qu’il en avoit un attaché à sa personne, ainsi que plusieurs grands hommes en ont eu. Dans cette pensée il crut qu’il n’y avoit rien à déguiser à ce Heros dont il sçavoit les grandes actions, & mesme la victoire qu’il avoit remportée sur le Geant, parce que la nouvelle du charme qu’il avoit rompu en versant le sang de ce monstre, & les trésors infinis qu’il avoit enlevez, s’étoit répanduë parmy les Sages.

Il avoüa donc à Geofroy que se trouvant dans le party opposé au sien, il avoit écouté les propositions du Gouverneur ; & qu’étant lié d’inclination & de science avec luy, parce que c’étoit le plus fameux Cabaliste du temps, il s’étoit engagé à executer ses volontez, mais qu’il se voyoit délié de la promesse qu’il luy avoit faite par la découverte de leurs desseins, & que bien loin d’estre capable à present de faire aucun mal à un si grand Prince, il se sentoit entierement dévoüé à son service.

Geofroy qui cherchoit depuis longtemps à lier commerce avec ces sortes de Sages, accepta l’amitié de Carathuse : cependant n’étant pas de la prudence de s’y livrer d’abord tout entier, il le pria de luy confier le bâton mysterieux qu’il avoit apporté sous pretexte de le luy garder ; mais c’étoit pour luy servir de gage de sa fidelité, sçachant bien que la moité de sa puissance consistoit dans la vertu de ce bâton constellé. Carathuse qui agissoit de bonne foy, & connoissoit la grandeur d’ame de ce Prince, le remit entre ses mains sans hesiter. Ensuite ils s’entretinrent des affaires qui se passoient. Le Sage parla avec liberté sur plusieurs choses, particulierement au sujet du siege, & découvrit au Prince que la Place ne se rendroit qu’aprés l’arrivée de l’armée navalle des Chrétiens qui étoit déja abordée en Sicile. Cette nouvelle surprit Geofroy, & il pria Carathuse de luy dire de quelle maniere il l’avoit apprise.

Ce sont nos amis Aëriens, réponditil, qui nous informent de tout ce que nous voulons sçavoir. Nous sommes continuellement en commerce avec eux ; nous les gardons mesme auprés de nous quand nous en avons besoin : ils nous aiment tout autrement que les hommes ; leur amour est pur, sans interest, & ils sont sans cesse attentifs à nous preserver des malheurs qui peuvent nous arriver. Mais Seigneur, poursuivit-il, il est assez inutile que je vous fasse ce recit, puisque vous avez avez un pareil Genie qui prend soin de vôtre personne, car autrement comment auriez-vous pû sçavoir tout ce que vous m’avez dit ?

Geofroy voyant que Carathuse luy parloit ingenument, luy déclara de même de quelle maniere il avoit esté informé de ses desseins. Alors ce Sage pria le Prince de luy faire voir la bague, il la tira de son doigt, & sans faire reflexion au danger où il s’exposoit de la perdre, il la donna à Carathuse, qui considera la pierre fort attentivement, & la mettant tout à coup à sa bouche, disparut.

Je laisse à penser dans quelle surprise fut Geofroy de ne plus voir ni sa bague, ni Carathuse. Il accusoit sa malheureuse facilité, & il commençoit à faire de terribles imprécations contre le ravisseur, lorsqu’il reparut à ses yeux, & luy rendit ce precieux talisman ; l’avertissant de ne le jamais confier à personne, & pour cet effet de le tenir toûjours à son doigt.

Ce Prince fut ravi de revoir sa bague ; il admira la bonne foy de Carathuse, & luy donna toute son estime. Il consideroit dans cette action, la vertu des veritables Sages ; il en fit l’éloge, l’éleva autant qu’il put par ses discours, & pria Carathuse de luy enseigner le moyen de pouvoir estre admis dans leur societé.

Tous ceux qui ont de l’élevation d’esprit aspirent à ce bonheur, dit ce Sage, mais tres-peu sont reçûs à le partager. Il faut estre caracterisé non seulement par la nature pour y parvenir, mais on doit encore avoir de certaines vertus acquises sans la possession desquelles il n’est pas permis d’y pretendre.

Les caracteres de la nature sont les aspects benins, & les influences avantageuses sous lesquelles la personne est née. Quant aux vertus qu’il est necessaire de posseder, elles sont toutes éminentes, & ont leur principe dans la crainte que nous devons avoir de l’Estre des Estres. Initium sapientiæ timor Domini. C’est Dieu seul que nous reconnoissons dans toutes nos operations ; c’est par la force de son nom tout puissant, que nous n’apprehendons aucunement, & que même nous mettons en fuite ces creatures invisibles, dont l’orgueil fut puny avant la creation du monde ; & c’est par la pureté de l’ame, & du corps, que nous nous attirons l’amour des intelligences qui habitent les élemens, & daignent venir en commerce avec nos Sages ; se communiquans souvent à leurs yeux, & se montrans toûjours prestes à leur rendre service, & à les proteger contre tous les malheurs, comme je vous ay dit.

Si cela est ainsi, répondit Geofroy, vous avez raison de dire qu’il n’est pas permis à tout le monde d’arriver à ce bonheur, car je voy beaucoup de difficulté à estre des vostres.

Ce n’est pas tout, continua Carathuse, il faut encore posseder les sciences occultes, c’est-à-dire que Dieu a enseigné à nos Sages, & a caché au profane vulgaire ; ce sont ces vrais Philosophes qui en donnent des leçons à ceux qu’ils trouvent dignes de les recevoir ; & ce n’est que dans les deserts de Babylone, & de l’Arabie heureuse où on les trouve. Ils se sont retirez dans ces climats reculez, depuis qu’ils ont vû tant de corruption entre les hommes : Il en sort neanmoins quelques-uns de temps en temps qui viennent parmy eux pour les soulager dans leurs peines, ou pour les punir de leurs crimes. Geofroy voyant par le discours de ce Sage une maniere d’impossibilité de parvenir à estre de sa societé, songea du moins à devenir de ses amis ; & il avoit une grande raison pour cela, qui estoit la peur d’estre enchanté ; parce qu’il n’avoit point de préservatif contre ce malheur. Les plus grands Heros s’y trouvoient exposez en ces temps-là ; & les Histoires sont pleines des travaux qu’ils se voyoient contraints de supporter quand ils estoient assez malheureux pour déplaire à quelque *Junon. Geofroy par cette raison fit donc si bien, qu’il devint entierement des amis de Carathuse, & qu’il se servit tres-utilement de luy, comme nous le verrons dans la suite.

Le lendemain matin ce Prince entretint ses freres de toute autre chose que de l’avanture qui luy estoit arrivée. Il leur dit seulement qu’il avoit eu nouvelle que la flotte de la Croisade estoit abordée en Sicile ; aussi-tost le bruit s’en répandit dans le camp ; & ceux qui s’ennuyoient de la longueur du siege, se persuaderent qu’un si puissant secours enleveroit la place, & qu’on passeroit à d’autres conquestes.

Sur les dix heures Geofroy estant rentré dans son Pavillon, Carathuse luy representa qu’il estoit necessaire qu’il retournât dans la Ville pour informer le Gouverneur de ce qui luy estoit arrivé, afin qu’il ne fît pas quelque entreprise inconsiderée. Le Prince y consentit, ne voulant pas profiter du desordre où le pouvoit jetter l’inexecution de son projet. C’est ainsi que les Heros veulent devoir à leur seule valeur tout l’éclat de leur gloire.

Carathuse reprit aussi son bâton mysterieux, mais il laissa son cœur à Geofroy, penetré de ses grandes qualitez, & de l’amitié qu’il luy témoignoit. Il promit à ce Prince de faire son possible pour obliger le Gouverneur à faire une tréve avec les Chrétiens, en attendant les ordres que Saladin pourroit luy envoyer pour la reddition de la place, en cas qu’il luy fût impossible d’y faire passer du secours.

Zoés mettoit en bataille deux gros détachemens, qui estoient l’élite de sa garnison, lorsqu’on vint luy dire que Carathuse, escorté de six cavaliers ennemis, estoit à la porte de la Ville. Cette nouvelle le surprit beaucoup : Il alla luy-même le recevoir, & ayant conduit cet amy à son Palais, il fut étonné d’entendre non seulement ce qui luy étoit arrivé, mais les propositions qu’il luy faisoit de demander une tréve aux Chrestiens dans l’état où estoit sa place. Il prit ce conseil pour un effet de la peur qu’il avoit euë dans son avanture, & pour faire voir à Carathuse, & aux assiegeans, qu’il estoit resolu de faire son devoir, il fit sortir ses troupes par deux portes differentes, & elles tomberent à l’impourveu sur les assiegeans avec tant de vigueur, qu’elles firent main-basse sur les premiers qu’elles rencontrerent ; mais l’allarme s’étant répanduë, Geofroy d’un costé, & ses freres de l’autre, arresterent bien-tost le cours de leur victoire. Ces Princes n’avoient d’abord que peu de troupes, mais ensuite la plus grande partie de la cavalerie estant accouruë, culbuta l’infanterie des assiegez, qui ne se trouva pas soûtenuë à propos, & la passa au fil de l’épée : de sorte qu’il en retourna tres-peu dans la Ville, & l’on remarqua que cet avantage fut presque égal dans les deux attaques.

Le Gouverneur parut fort mortifié de cette défaite. Il eut bien pû parer ce malheur, s’il avoit eu le secours de Carathuse ; mais les discours qu’il luy avoit tenus avant la sortie des troupes, l’avoit si fort chagriné, qu’il avoit negligé toutes les précautions. Il se retira fort triste dans son Palais ; & s’enfermant seul avec cet amy ; il luy fit part de sa douleur ; mais elle estoit soûtenuë de cette vertu qui est inseparable du courage des grands hommes.

Aprés que Zoés eut confié ses peines à Carathuse, il voulut l’engager à le servir de nouveau contre leurs ennemis ; mais ce Sage, qui ne vouloit rien faire qui pût porter préjudice à Geofroy, remontra à Zoés que l’ascendant des Chrestiens ayant repris le dessus depuis quelque temps, tout ce qu’ils pouvoient faire ensemble par leurs operations, ne serviroit qu’à diminuer leurs malheurs, & non pas à les empêcher : qu’ainsi il falloit épargner le sang qu’on pouvoit répandre par obstination, & dont la quantité seroit toûjours plus considerable de leur costé, que de celuy des Chrestiens.

Zoés écouta ce conseil, & l’appuya même de reflexions. Carathuse le voyant dans l’esprit qu’il souhaitoit, prit ce temps-là pour luy parler avantageusement des qualitez heroïques de Geofroy, & il se hazarda à luy proposer encore de faire tréve avec luy jusqu’à l’arrivée de l’armée navalle, puisque la fatalité vouloit qu’il rendît la Ville alors, ajoûtant que pendant cet intervalle il sauveroit sa reputation qui souffroit par les frequens avantages que remportoient les assiegeans malgré toute la valeur qu’il faisoit paroistre.

Carathuse representa ces raisons avec tant d’énergie, que le Gouverneur consentit à la tréve, & le chargea d’aller en faire la proposition. Geofroy fut ravi de revoir ce Sage ; il assembla ses freres, & les principaux Officiers de l’armée. La tréve fut acceptée, mais elle ne dura pas long-temps, parce que Saladin en ayant eu avis par Zoés, luy donna ordre de la rompre, & de faire de nouvelles sorties. Il revint même exprés de Damas à Samarie, pour tâcher de harceler le camp des Chrétiens par de forts partis qu’il envoya du costé des lignes ; & de tous ces mouvemens il ne tira d’autre avantage que celuy d’avoir fatigué les assiegeans par de frequentes allarmes.

* Cette Ville estoit encore en ce temps-là une forte Place, mais la politique des Mahometans estant de ruiner toutes leurs conquestes,celle ci n’est plus aujourd’huy qu’un Village.

* Les travaux d’Hercule, d’Enée, & des autres anciens Heros, n’étoient-ils pas des enchantemens ?

Chapitre III

Suite du siege de Ptolemaïde, & de quelle maniere elle se rendit. Recit de l’Histoire merveilleuse de Zoés, Gouverneur de cette Place, racontée par luy-même.

Dans ces entrefaites les Princes de Lusignan eurent avis par un brigantin de l’arrivée de l’armée navalle au port de * Joppe, où elle estoit retenuë par un vent contraire, quoy-que cette nouvelle leur fût agreable, elle estoit mêlée neanmoins du chagrin, de voir qu’aprés avoir essuyé tous les perils, & toutes les fatigues d’un siege fort long, ils alloient partager la gloire de la prise de la place avec des nouveaux venus, qui n’auroient fait pour ainsi dire que la regarder. Cette reflexion anima sur tout Geofroy : Il fit preparer l’attirail dont on se servoit en ce temps-là pour donner l’assaut ; & quelques jours aprés toutes choses se trouvans prestes, il harangua si vivement ses soldats, qu’une certaine machine de nouvelle invention ayant fait tomber heureusement des tours & une face de bastion dans le fossé, ils parurent comme autant de lions pour passer à travers de ces débris, & parvenir au haut des remparts avec le secours d’un grand nombre d’échelles qui furent apportées dans le moment : mais les assiegez les reçûrent avec toute la vigueur imaginable.

Cependant les troupes qui soûtenoient les assaillans, décochoient des milliers de fleches contre les Sarazins, ce qui en diminuoit le nombre considerablement, & inspiroit de la terreur à ceux qui estoient commandez pour cette action. Geofroy animoit par son exemple ces terribles mouvemens. Il avoit choisi un endroit dont il s’étoit rendu maistre : le terrain se trouva d’abord fort étroit, mais estant secondé par les plus braves des siens, dont le nombre grossissoit sans cesse, il s’élargit, & y fit un logement.

Le Gouverneur ne se trouva pas de ce costé-là dans le commencement de l’action, ce qui fut cause que le Prince remporta cet avantage ; & dés qu’il le sceut, il fit ses efforts pour chasser les Chrestiens de ce poste. On ne peut voir plus de valeur qu’il en parut dans les deux partis : le terrain qui les separoit fut en peu de temps couvert de morts entassez les uns sur les autres, & qui sembloient former un rempart entr’eux.

Aussi-tost que les étendards de Lusignan parurent sur les remparts, les plus vaillans se presserent pour y monter ; les Rois de Jerusalem & d’Armenie restoient au bas des échelles pour empêcher la confusion : ainsi Geofroy eut bien-tost auprés de luy l’élite de son armée. Zoés voyant ce renfort, fit approcher aussi des troupes, & soûtint du mieux qu’il luy fut possible : cependant il faisoit travailler derriere luy pour se retrancher dans une seconde enceinte de la Ville ; & d’abord que ce travail fut en état, il prit le party de s’y retirer à la faveur de la nuit, & de laisser les assiegez se fortifier dans leur logement.

Ils travaillerent si bien les uns & les autres, qu’à la pointe du jour il paroissoit qu’ils fussent dans deux forteresses differentes, de sorte qu’ils se regarderent avec étonnement, & sans faire aucun mouvement : ils demeurerent tout le jour en cet état, & cette maniere de suspension d’armes servit aux Chrestiens à transporter le grand nombre de morts qui estoit sous leurs pieds.

Zoés se servit aussi de cette inaction pour envoyer demander les corps de plusieurs Officiers considerables, qui avoient pery dans cette occasion ; & Carathuse fut bien aise de se procurer cette commission pour congratuler Geofroy sur la valeur infatigable qu’il avoit fait paroistre pendant tout le combat. Le Prince eut beaucoup de plaisir de revoir cet amy : il luy accorda ce qu’il demandoit, & s’informa quel estoit le dessein du Gouverneur, à present qu’il voyoit que les Chrestiens avoient un pied dans la place.

Il attend, répondit Carathuse, qu’ils les y ayent tous deux, parce qu’il a receu ordre de la défendre jusqu’à l’extrémité. Mais il admire, Seigneur, avec quelle intrepidité vous affrontez les perils : cette assurance heroïque a fait qu’il n’a voulu combattre contre vous que de bonne guerre, & sans emprunter des secours surnaturels, qui eussent sixé sans doute les premiers pas de vôtre victoire ; j’ose vous dire cecy avec certitude.

Geofroy fit encore plusieurs autres questions à Carathuse, qui luy parla à cœur ouvert, & luy rendit raison de tout ce qu’il desiroit sçavoir ; mais pendant qu’ils s’entretenoient ainsi, on entendit comme des cris de joye dans la Ville, & l’on commença même à tirer quelques fleches sur les Chrestiens, ce qui obligea l’Envoyé à se retirer. En même temps une allarme vint du costé des lignes, & l’on apprit qu’un corps de sept à huit mille hommes, commandé par le frere de Saladin, estoit venu tâter les postes, & qu’en ayant trouvé un dégarny de la journée precedente, il l’avoit forcé, & estoit entré dans la Ville avec un bon nombre de prisonniers.

Cette triste nouvelle ne fit qu’animer les assiegeans. Geofroy tint conseil dans son nouveau logement, car il n’en avoit pas sorti depuis qu’il s’en estoit emparé. Il fut resolu qu’on pousseroit les travaux autant que le terrain le permettroit pour faire ensuite l’attaque de la seconde enceinte : Mais les assiegez qui se doutoient bien de ce dessein, vinrent en tres-grand nombre avec des troupes toutes fraîches, pour chasser les assiegeans de leur rempart, avant qu’ils s’y fussent davantage fortifiez, & tous leurs efforts furent inutiles, ils ne pûrent les entamer par aucun endroit ; de sorte qu’aprés un combat sanglant & opiniâtre, ils se virent contraints de se retirer, pour songer eux-mêmes à leur défense.

Les Infideles furent suivis dans leur retraite par Geofroy à la teste des siens, qui donna vigoureusement sur la queuë, & fit des prisonniers. On sçeut par eux au juste le nombre des troupes qui estoient entrées dans la place, & l’on apprit encore que Zoés faisoit travailler à deux retranchemens l’un derriere l’autre, pour se battre en retraite en cas qu’il fût forcé dans celuy qu’il occupoit, & que s’il estoit chassé de tous trois, son dessein estoit de se retirer dans la forteresse, où il avoit fait transporter quantité de munitions ; & là se défendre jusqu’à la dernière extrémité.

Ces grandes resolutions chagrinerent Geofroy ; quoy-qu’il en approuvât le merite, il eut bien voulu finir cette affaire avant l’arrivée de l’armée navalle. Dans l’ardeur de cette pensée, il attendit la nuit avec impatience, pour pousser ses travaux ; & il y réüssit si heureusement, qu’à la pointe du jour les assiegez furent surpris de voir leurs leurs ennemis à vingt pas d’eux, & les machines dressées pour les insulter, ce qui s’executa avec une valeur incroyable, mais avec une perte plus grande de la part des Chrestiens, que des Turcs.

A peine les victorieux s’étoient-ils établis dans leur nouvelle conqueste, que les vaisseaux qui faisoient l’avantgarde de l’armée navalle, parurent à la vûë du port, ensuite le reste de la flotte arriva, & tous ensemble y entrerent heureusement.

Le Roy de Jerusalem, & le Roy d’Armenie allerent recevoir Philippe Auguste Roy de France, Richard Roy d’Angleterre, & tous les Princes tant Ecclesiastiques que seculiers, & les Commandans pour les Republiques qui les accompagnoient. Cette premiere entrevûë fut touchante, car ces Princes parurent fort attendris du recit que le Roy de Jerusalem leur fit des cruautez que les peuples de ces tristes Provinces souffroirent de l’esclavage des Mahometans.

Aprés s’estre délassez pendant quelques heures des fatigues de la mer, ils allerent voir Geofroy dans ses retranchemens. Philippe Auguste voulut passer par la breche, quoy-qu’il fût libre d’y aller alors par une des portes de la Ville. Il considera le chemin glorieux qu’il avoit fallu frayer pour y arriver, & la valeur heroïque qu’il falloit avoir pour s’y maintenir. On ne peut exprimer les éloges que Geofroy reçut de tous ces Princes. Il leur raconta en peu de mots ce que ses freres & luy avoient fait depuis leur débarquement jusqu’alors, & les pria de luylaisser achever ce siege, puisque la place estoit reduite à un point qu’il n’avoit pas besoin de leur secours, ajoûtant que la gloire estoit le seul avantage qu’il vouloit en remporter.

Les Princes luy accorderent volontiers sa demande. Ils furent surpris de sa taille avantageuse, de son air guerrier, & trouvoient que cette dent qui luy sortoit de la bouche, au lieu de le défigurer le faisoit respecter, & inspiroit de la terreur. Les marques extraordinaires que ses freres portoient aussi, ne donnoient pas moins d’admiration, & rappelloient dans les esprits l’histoire surprenante de leur mere, & l’élevation où elle avoit porté la Maison de Lusignan.

Aussi-tost que les Rois furent retirez ; Geofroy, qui avoit fait preparer toutes ses machines, attaqua le second retranchement des assiegez. Ses troupes n’avoient jamais paru plus animées que dans cette occasion, & les ennemis plus déterminez à se bien défendre ; le combat fut tres-rude, & dura longtemps, ce qui attira une grande partie des volontaires de l’armée de la Croisade, & sur tout des François, que Geofroy ne put empêcher de se joindre aux siens, ce qui donna aux uns & aux autres une si forte émulation, que les assiegez en furent épouvantez.

Zoés qui soûtenoit ses gens de l’exemple & de la voix, en fut luy-même étonné ; plus il en faisoit tomber sous ses coups, & plus il en paroissoit devant luy. Enfin les assiegez se virent contraints de ceder au nombre, ils prirent la fuite par des retirades qu’on avoit faites exprés, & où Geofroy, qui les poursuivoit avec ardeur, essuya encore quelques ruses de guerre, mais il força tous les obstacles, & gagnant toûjours le terrain, il se vit fort avant dans la ville, & prés d’une place où il trouva un grand nombre de troupes qui mirent les armes bas à sa vûë, & se rendirent prisonniers.

Cependant le frere de Saladin, accompagné de Zoés & de Carathuse, s’étoit retiré dans la forteresse avec les soldats les plus braves, & presque tous les Officiers. Geofroy les fit sommer de se rendre : mais il ne fut pas content de leur réponse, & il se vit contraint, par leur refus, d’arrêter sa victoire.

Dans ces entrefaites le Roy de Jerusalem arriva pour empescher le pillage de la Ville, parce que ces peuples luy avoient toûjours esté fideles, & même l’avoient fait assurer de temps en temps de la soûmission de leur cœur, depuis qu’ils estoient tombez sous la puissance des Mahometans. Quant à Geofroy, il fit faire un retranchement sur l’esplanade de la forteresse pour mettre ses troupes à couvert, & en commencer le siege.

Comme la durée de ce nouveau siege estoit assez incertaine, les Rois de France, d’Angleterre, & les autres Princes, ayans achevé de débarquer leur armée, voulurent profiter de la conjoncture, car le bruit se répandit que Ptolemaïde avoit esté prise d’assaut. Ils assemblerent un Conseil de guerre general, où l’on agita plusieurs desseins, qui se réünirent par l’avis de Geofroy, à celuy de prendre toutes les Villes, & les forteresses, qui pouvoient boucler Jerusalem, afin de l’assieger : mais comme Saladin avoit fait sa place d’armes de Samarie, & y tenoit tous ses magazins, on resolut de commencer par cette Ville ; & l’armée de la Croisade marcha aussi-tôt pour cette expedition. Les Rois de Jerusalem & d’Armenie y joignirent aussi la meilleure partie de leurs troupes, & ne laisserent à Geofroy que ce qu’il luy en falloit pour achever le siege de la forteresse.

Cette forteresse estoit située sur une langue de terre qui avançoit vers la mer, car Ptolemaïde est d’une forme triangulaire, deux des angles regardent le port, & l’autre une fertile campagne. Cette situation fut cause que Geofroy ne se contenta pas d’attaquer la forteresse par terre, il voulut aussi la battre par mer. Il avoit un habile Ingenieur : Cet homme dressa certaines machines de sa façon sur des vaisseaux qui élevoient un pont si haut, qu’il estoit superieur aux remparts, parce que le terrain estoit bas. Chaque pont pouvoit contenir cinquante hommes en bataille, & ils s’y voyoient à couvert par un bon parapet, qui regnoit le long de la façade opposée aux ennemis.

Aprés que l’Ingenieur eut armé de cette sorte autant de vaisseaux qu’il en falloit pour faire face par mer à la forteresse, Geofroy se prepara à l’attaquer par terre. Il avoit poussé deux tranchées paralelles qui embrassoient toute la muraille qui regardoit la Ville, & tenoient la porte de la forteresse au milieu. Dés que le signal fut donné, les machines approcherent de cette porte pour l’enfoncer, & les échelles furent dressées de toutes parts ; si bien, que les assiegez se virent assaillis par terre & par mer dans le même temps, ce qui les épouvanta beaucoup : car le frere de Saladin, & Zoés, ne songeans pas qu’on les attaqueroit du costé du port avoient disposé leurs soldats d’une maniere qu’ils se trouverent à découvert, & exposez aux nuées de traits qu’on leur décochoit des vaisseaux. Ainsi se voyans entre deux attaques, ils soûtinrent fort mal celle de terre, & d’autant plus que le Gouverneur fut contraint de partager le peu de troupes qu’il avoit pour faire teste par tout. Cependant les assiegez se défendirent tres-vaillamment & long-temps ; mais enfin la porte de la forteresse ayant esté renversée, & les remparts forcez, Zoés fit sa derniere retraite dans le donjon avec les Officiers qui luy restoient, & s’y défendit si vigoureument jusqu’à la nuit, qu’on le receut à capituler. Il se rendit prisonnier de guerre avec tous les siens.

Quand Zoés vit sa destinée remplie, il sortit avec Carathuse pour aller reconnoistre leur vainqueur. Geofroy témoigna beaucoup de joye de les voir. Il donna de grandes loüanges à la valeur, & à la conduite, que le Gouverneur avoit fait paroistre pendant tout le siege. Il les laissa libres tous deux sur leur parole, à la charge qu’ils l’accompagneroient par tout, & il fit renfermer le reste des prisonniers dans les lieux où l’on avoit mis les autres, à l’exception du frere de Saladin, & des Officiers qui l’avoient suivi, lesquels ne furent point reduits en captivité.

Le Vainqueur passa quelques jours à rétablir ce qui estoit le plus endommagé, & mettre la Ville hors d’insulte ; il y établit une bonne garnison : & aprés que tout fut en état, il prit la route de Samarie, emmenant tous les prisonniers, pour executer la convention qu’il avoit faite avec les Princes, de les partager avec eux aussi-tost aprés la prise de la Ville ; parce que l’armée de la Croisade estoit censée avoir contribué à cette conqueste par sa presence.

Lorsque Geofroy arriva au camp il trouva le siege bien avancé, mais on avoit besoin de sa presence pour s’opposer à Saladin, qui témoignoit vouloir venir forcer les lignes, & en faisoit courir le bruit : il s’étoit mis en campagne à la teste de toutes les troupes qu’il avoit pû ramasser depuis qu’il avoit appris la descente de l’armée de la Croisade, afin de se jetter du costé qu’elle tourneroit.

Les choses estoient dans cet état quand Geofroy arriva au camp, il fut prié aussi-tost de marcher au devant de Saladin, qui venoit de Damas à grandes journées ; mais il resta en chemin quand il apprit que Ptolemaïde estoit pris, & que c’étoit Geofroy qui venoit s’opposer à son passage. Ce fut en cet endroit que Zoés pria nostre Heros de luy permettre d’aller rendre compte au Soudan de la conduite qu’il avoit tenuë pendant le siege, & de quelle maniere il avoit rendu la place. Saladin qui en estoit informé par des coureurs qu’on avoit fait prisonniers, reçut tres-bien Zoés, il le combla de loüanges, & le nomma à la maniere de parler des Orientaux, la lumiere & l’honneur de ses Capitaines. Ensuite il luy demanda des nouvelles de son frere, de Carathuse, & de plusieurs Officiers. Zoés l’assura que ces deux premiers estoient libres, & que les autres n’étoient pas reduits dans une dure captivité.

Cependant Geofroy, qui ne vouloit que faire teste à l’armée ennemie, s’étoit campé vis-à-vis d’elle pour l’observer, la suivre, l’empêcher de secourir Samarie, ou d’y faire passer des troupes : Ainsi il demeuroit en repos devant Saladin, qui de son costé attendoit avec impatience de grands renforts qui luy venoient.

Zoés, aprés avoir resté deux jours avec le Soudan, revint au camp de Geofroy chargé de complimens pour ce Prince de la part de Saladin. Ils s’étoient fort entretenus de ses grandes qualitez ; & Saladin, qui avoit éprouvé par deux fois sa valeur, luy rendoit toute la justice qu’elle meritoit. Ces sentimens sont naturels aux grands Capitaines ; la difference de party ne donne aucun faux jour dans leur cœur à la vertu de leurs ennemis, ils l’estiment par tout où elle triomphe.

Les propositions que Zoés fit de l’échange de tous les prisonniers de marque, & d’autres inferieurs, obligea Geofroy à aller trouver les Princes à leur camp pour en faire le partage. Il y en avoit un si grand nombre, que le Roy d’Angleterre en eut sept mille pour sa part, dit * l’Histoire ; apparemment que le Roy de France en eut autant, & les autres Princes à proportion. Quant à Geofroy il retint Zoés, & Carathuse. L’on peut croire cependant que si le Roy d’Angleterre eut tant de prisonniers, c’est qu’il y avoit parmy eux peu de gens considerables, un Officier de marque estant compté pour plusieurs soldats ; & cela paroist si vray-semblable, suivant la même Histoire, que ce Roy ne trouvant pas à échanger ses prisonniers contre des Chrestiens captifs, garda les plus apparens, & fit couper la teste à tous les autres.

Philippe Auguste, qui avoit pris les devans fit l’échange des siens, & délivra beaucoup de captifs. Le frere de Saladin, qui étoit dans son lot, fut rendu pour Boniface, Marquis de Montferrat, qui à quelques années de là fut [1] couronné Roy de Thessalie. Ce Prince avoit esté pris avec le Roy de Jerusalem, dans la journée où ils furent trahis par le Comte de Tripoli. [2] Ce fut dans cette occasion que Carathuse admirant la generosité de Philippe, luy dit que les Orientaux avoient une tradition qui assuroit, qu’un Roy de France subjugueroit un jour tout l’Orient ; & cette prophetie subsiste encore parmy les Turcs, ce qui les oblige à faire moins de mépris des François que des autres Chrestiens.

Pendant que ces échanges se faisoient, le siege se poursuivoit toûjours vigoureusement ; & Geofroy de son costé observoit sans cesse les mouvemens de Saladin, ce qui ne luy donnoit pas grand’ peine : au contraire, il y trouvoit du repos, aprés toutes les fatigues qu’il avoit souffertes pendant la longueur du siege de Ptolemaïde. Le Prince n’avoit donc alors d’autre employ que d’envoyer souvent des partis, & d’avoir de bons espions dans le camp ennemy : Au surplus il s’entretenoit avec Zoés & Carathuse, de science, de politique, & des évenemens fameux arrivez depuis Mahomet jusqu’alors. Ces deux Philosophes luy faisoient passer ainsi le temps agreablement. Un jour que Zoés luy faisoit le recit de ce qu’il avoit fait dans une occasion fort extraordinaire, Geofroy considerant la puissance merveilleuse de ce Sage, le pria de luy dire de quelle maniere il avoit pû parvenir à la perfection où il se voyoit. Zoés qui étoit bien aise de se faire connoistre à ce Prince, pour qui il avoit autant d’amititié que de reconnoissance, commença ce discours.

HISTOIRE DE ZOE’S.

SEigneur, la science que je posséde vient de si loin, que pour remonter à son principe, je me voy obligé de rappeller dans ma memoire les premieres idées de ma jeunesse. Ma naissance est aussi surprenante à vous raconter que mon éducation ; toutefois il n’est pas necessaire de vous dire encore de quelle maniere je suis né, je vous l’expliqueray dans la suite : il suffit que vous sçachiez que ma mere étoit de la race des anciens Rois de Saba : Cependant ses parens se trouvoient reduits, par la vicissitude des temps, à une fortune assez mediocre. Mais comme leur conduite étoit reglée, il ne leur manquoit rien des choses qui sont à l’usage de la vie, & même ils paroissoient avoir du superflu.

Ma mere ne fut pas plûtôt venuë au monde, que son pere, sçavant dans l’Astrologie, tira sa figure, & y reconnut tant de grandeur par un Saturne retrograde, un Mars au haut du Ciel, & un Jupiter à la pointe de son ascendant, regardé par Venus d’un sextile, qu’il voulut qu’on la nommât Egerie : aussi trouva-t-il en elle les mêmes caracteres de cette Nymphe, qui donna les loix à Numa pour gouverner l’Empire Romain ; & cette conformité l’assuroit d’une destinée toute mysterieuse.

Dés qu’Egerie fut dans un âge assez avancé, ce pere prit un grand soin de l’éducation de sa fille : il luy fit enseigner tout ce qui pouvoit luy donner un merite distingué : ainsi Egerie devint une des plus parfaites de son sexe ; outre cela la nature l’avoit doüée d’une beauté extraordinaire, ce qui ajoûtoit beaucoup d’éclat à toutes ses rares qualitez.

Tant de vertu ne put pas se renfermer dans Cerine, qui étoit une petite ville de l’Arabie heureuse, où Egerie faisoit sa residence. Sa reputation vola bien-tost par toutes les Provinces voisines, & donna envie à plusieurs de voir cette charmante personne. Un Philosophe entr’autres nommé Pistrate, qui venoit d’étudier avec les Sages qui habitent les fameuses retraites de l’Arabie heureuse, entendant parler d’Egerie avec tant d’éloges, porté d’ailleurs par des connoissances secrettes, vint à Cerine pour la voir, & aprés l’avoir envisagée long temps, dit à Protas son pere des choses surnaturelles qui devoient arriver à sa fille, & ajoûta que pour y parvenir, il étoit absolument necessaire qu’elle fût instruite dans la science des Sages, afin de pouvoir converser facilement avec ces sortes de substances qui sont invisibles à ceux qui n’ont pas le pouvoir de se les rendre familieres.

Protas qui avoit déja quelque teinture de la caballe, fut ravi de trouver un homme si habile…..

Je voudrois sçavoir, interrompit Geofroy, si la science des Sages & la caballe sont la même chose.

Sans doute, répondit Zoés, puisque la caballe n’est autre chose que la science de Salomon, le plus sage des hommes, & laquelle s’etend à connoistre depuis l’hysope jusqu’au cedre du Liban, c’est-à-dire tous les secrets de la nature.

Ainsi repartit Geofroy, cette science est toute divine.

Oüy, ajoûta Zoés, lorsqu’elle est sans mélange. Les Chaldéens l’ont reçûë du Ciel les premiers ; ensuite Joseph la communiqua à sa posterité, & les Egyptiens l’apprirent des Hebreux, & y devinrent tres-sçavans.

Mais pour revenir à mon discours, Protas ravi de voir un si habile homme, le receut tres-agreablement chez luy, & le pria d’enseigner à sa fille tout ce qui luy étoit necessaire pour remplir son heureuse destinée. Le Sage s’y appliqua volontiers, & son éleve, qui se trouvoit avec toutes les dispositions requises, changeoit insensiblement ses manieres d’agir, à mesure qu’elle avançoit dans cette merveilleuse science ; elle surprenoit tous ceux qui avoient coûtume de la frequenter, Pistrate luy-même étoit étonné de la voir marcher à si grands pas vers la perfection. Enfin elle devint tressçavante dans l’art de converser avec les substances aëriennes.

Permettez-moy, dit Geofroy à Zoés, d’interrompre vôtre recit lorsque je trouveray matiere à cela. Par exemple, expliquez – moy, je vous prie, ce que c’est que ces substances aëriennes, & s’il n’y en a pas encore d’autres ; parce que j’ay entendu dire qu’il y en avoit.

Connoissant vôtre origine comme je fais, répondit Zoés à Geofroy, je pourrois m’étonner de vous voir ignorer ce que vous me demandez ; mais je sçay que les enfans des Nymphes sont fixez dés leur naissance à l’état qu’ils doivent suivre pendant le cours de leur vie, & que cette détermination est si puissante sur eux, qu’elle corrige même les influences des astres au moment de leur nativité. Les uns suivent les traces des Heros dans la guerre, les autres sont instruits dans les sciences occultes, & il s’en voit quelques-uns qui tiennent de l’un & de l’autre, c’est-à-dire qui sont également guerriers & sçavans. Pour vous la guerre seule a esté vôtre partage ; c’est pourquoy la puissante Melusine, à qui vous devez le jour, ne vous a inspiré que des sentimens qui cadroient à vôtre ascendant, & ne vous a instruit que de ce qui convenoit à vôtre destination. Ainsi je ne suis pas surpris si vous n’avez aucune connoissance de nos mysteres : cependant je voy que le sang dont vous sortez, vous porte naturellement à vous en informer, & à aimer ceux qui les possedent.

Pour satisfaire donc vôtre curiosité, Seigneur, je vous diray que les quatre élemens sont remplis de creatures parfaites ; mais celles qui vivent dans l’immensité des airs, & dans la sphere du feu, sont superieures aux deux autres qui habitent les eaux, & les demeures soûterraines : de là vient que les premiers Philosophes, qui avoient cette connoissance, en ont fait des divinitez, & ont soûmis ces derniers aux autres, qu’ils nommoient Dii majores, ou maxumi & cœlestes. Dieux celestes, & superieurs.

Ces substances, particulierement les aëriennes, ont toûjours aimé les hommes, & se sont alliées avec eux, lorsqu’elles ont trouvé des merites distinguez dans l’un & dans l’autre sexe ; de ces heureux mariages, sont ** nez plusieurs Heros, que les Histoires celebrent. Nos Peres, à qui ces merveilles étoient connuës, regardoient avec veneration les grossesses de leurs filles, & de leurs femmes mêmes, lorsqu’elles arrivoient par cette voye surnaturelle ; parce que les enfans qui en naissoient étoient toûjours des hommes merveilleux. Vous avez lû les grandes actions d’Achille, de Persée, d’Hercule, d’Enée, de Romulus, & de tant d’autres, qui se sont distinguez dans la guerre. Il y a eu aussi un grand nombre d’autres hommes de pareille origine, qui ne se sont pas rendus moins recommandables, par leur science. N’avezvous jamais entendu parler du Grand [3] Zoroastre, [4]d’Apollonius de Tianée, & c. Le premier étoit fils d’Oromasis, Prince de la sphere du feu, & le second d’une autre intelligence de la même region. Je dis qu’Oromasis étoit Prince de cette sphere, parce qu’il y a de la subordination dans toutes les Hierarchies.

Voilà ce que je puis vous dire de ces substances parfaites qui sont des creatures entre l’Ange & l’homme, & connuës dans l’Hebreu sous le nom d’enfans d’Eloym.

Ce fut avec elles que le sage Pistrate mit en commerce la sçavante Egerie. Son art les luy rendit visibles ; elle fut ravie de cette nouvelle découverte ; car elle trouva toute une autre solidité dans la conversation de ces heureux Genies, que dans celle des hommes. Leurs manieres honnestes & gratieuses luy plurent infiniment ; leur figure parut charmante à ses yeux ; elle les trouva dociles, quoy-qu’un peu fiers ; grands amateurs des sciences, officieux aux sages ; ennemis des sots, & du vulgaire ; & j’ay sçû d’elle que depuis cette premiere entrevûë, elle méprisa si fort les mortels, qu’elle n’eut plus de relation avec eux que pour leur commander.

Je suis content, dit Geofroy, de la connoissance que vous me donnez des substances élementaires, mais je voudrois sçavoir de quelle maniere on peut les rendre visibles & traitables.

C’est-là le fort de nostre science, repartit Zoés. Je vous ay dit qu’il falloit estre né pour cela, & vous ne l’étes pas. Le Teraphim des Hebreux, qui étoit une petite figure mysterieuse, leur servoit à se procurer ce commerce, & elle en étoit toute la ceremonie. Nous en trouvons des preuves dans la vie des anciens Patriarches.

Quant à Egerie, elle s’y livra si parfaitement, qu’elle n’avoit plus d’autre societé, mais si elle s’y plaisoit avec tant de passion, elle s’étoit aussi acquis l’amitié de ces Genies à un point, que les plus puissans étoient charmez de ses belles manieres & de ses attraits. Enfin il y en eut un de la region du feu qui se declara pour elle. La coûtume établie parmy ces heureux Genies, est que lorsqu’un d’entr’eux s’est declaré pour une Nymphe, il faut, si elle consent de l’épouser, qu’elle accepte l’offre de son cœur en presence de tous les pretendans : ensuite ils se retirent, & ne la regardent plus qu’avec une indifference respectueuse. Ainsi point de rivalité comme vous voyez, point de temps perdu à se faire l’amour, & même point d’embarras de mariage : car du moment que cette declaration publique est faite, l’affaire se consomme sans autre mystere. Mais si l’hymen se contracte avec tant de facilité entr’eux, il en est plus solide, puisqu’il est l’ouvrage d’une volonté épurée, & entierement éloignée de tout interest.

Ce mariage est encore fort different de celuy des hommes, en ce que l’amour des derniers s’affoiblit souvent par la possession, & que celuy de ces heureux époux augmente aussi -tost qu’ils se possedent. La raison est que ceux-là ne trouvent que des defauts lorsqu’ils considerent de prés les objets ausquels ils sont attachez, & que ceux-cy y voyent des perfections sans nombre : aussi vivent – ils dans un amour continuel ; & comme ce n’est pas la mode parmy eux de le faire avant le mariage, ils commencent à se procurer tous les plaisirs du commerce du cœur aussi-tost qu’ils sont unis.

C’est ce que le Prince de la region ignée observa avec sa nouvelle épouse. Egerie ayant fait sçavoir à son pere l’honneur qu’il avoit d’avoir pour gendre le puissant Amasis, ainsi se nommoit ce Prince. Protas, qui s’attendoit bien à quelque bonheur semblable, sur l’assurance que Pistrate luy en avoit donnée quelques jours avant son départ, fut dans une joye inconcevable, parce qu’il étoit un peu inicié dans nos mysteres. Ce bon-homme eut bien voulu avoir une maison plus propre pour recevoir un si grand Prince, & des équipages magnifiques pour honorer sa fille. Ses facultez étoient foibles, ainsi que nous l’avons dit : cependant il resolut de luy faire construire un appartement, mais il n’eut pas plûtost arrêté des ouvriers pour son entreprise, & mis le marteau dans sa maison, qu’il les vit augmenter d’un grand nombre d’autres, arriver des materiaux, des marbres tous taillez, & s’élever insensiblement un Palais superbe, dont les dedans furent ornez en peu de temps de tout ce que l’art peut inventer de plus brillant, & les appartemens meublez avec une somptuosité au delà de l’imagination.

Ce n’est pas tout, les Celiers, les Offices, les Cuisines, se trouverent fournis de ce qui étoit necessaire, & les écuries remplies des plus beaux chevaux qu’on pût voir. Cent & cent domestiques de toute sorte, prirent aussi-tost possession de ces lieux. Le Palais fut de même habité par un nombre surprenant d’Officiers qui s’empressoient chacun pour leur ministere. Il est bon que vous sçachiez que tous ces gens-là étoient aussi des substances élementaires, & semblables à ceux qui parurent avec tant de magnificence aux nôces de Melusine. J’étois encore jeune alors, mais je me souviens bien qu’il en partit de tous élemens pour grossir sa Cour.

Lorsque ces lieux furent ainsi preparez au grand étonnement de tout le monde, Amasis qui n’avoit esté visible jusqu’à ce jour qu’à Egerie, voulut paroistre aux yeux de son beau-pere. Ce vieillard fut surpris de la beauté de ce Prince. Ses cheveux d’un blond doré flottans sur ses épaules, tomboient par boucles jusqu’à sa ceinture ; ses yeux jettoient un feu dont on avoit de la peine à soûtenir l’éclat ; son teint étoit un peu bazané, mais fort uny : il avoit un grand front, le nez aquilin, la bouche assez petite, vermeille, les plus belles dents du monde, le menton bien fait ; & toutes ces beautez étoient renfermées dans un demy ovale parfait. Sa taille répondoit à la grandeur de la majesté qu’il faisoit paroistre ; & l’air brillant qui animoit toute sa personne, faisoit bien voir qu’il étoit d’une nature au dessus de l’homme.

Protas ne pouvoit se lasser de considerer tant de charmes. Il étoit ravi du bonheur que sa fille avoit de posseder un époux si parfait, & qui faisoit voir une si grande puissance ; mais il ne joüit pas long-temps d’une vûë si agreable, parce qu’Amasis ne voulut paroistre devant luy que cette fois, à cause qu’il n’étoit pas du nombre des Sages ; & il n’avoit eu cette complaisance que pour contenter Egerie. Protas se vit donc privé pour toûjours de ce plaisir ; & il se consola en apprenant de sa fille les caresses continuelles qu’elle recevoit de ce charmant époux.

Cependant Egerie vivoit en Reine : elle avoit tout ce qu’elle pouvoit souhaiter, des habits magnifiques, des pierreries sans nombre & sans prix, des meubles de toutes saisons ; sa table étoit servie, & toûjours diversement, de ce qu’il y avoit de plus delicat, & de plus rare dans l’air, sur la terre & dans les eaux. Les peuples qui habitoient ces élemens, luy envoyoient ce qu’ils avoient de meilleur. Un grand nombre de courtisans s’empressoient à luy faire la cour. Elle donnoit des loix à toute la Province ; & avec tous ces honneurs & ces magnificences, elle joüissoit de l’amour d’un époux, qui s’étudioit sans cesse par ses empressemens, à luy faire trouver quelques nouveautez dans sa tendresse.

Tant d’amour eut enfin son effet. Egerie devint grosse, & ce fut alors que la passion de ce tendre époux parut augmenter ; parce que ces Genies tirent un grand avantage de donner à l’Univers des hommes distinguez. Ils s’attirent par ce moyen le respect des mortels, ou pour ainsi dire, une maniere de culte dans lequel ils se complaisent, & où ils font consister leur plus grande felicité ; parce qu’ils rapportent à Dieu, comme au premier principe, toute cette veneration qu’on a pour eux, & dont les anciens honoroient leurs enfans aprés leur mort, sous le titre d’apotheose.

Egerie pendant sa grossesse, occupa tous les soins de son époux. C’étoit chaque jour de nouveaux plaisirs pour elle, enfin l’heure vint où elle me mit au monde. Quoy-que vous soyez né d’une Fée, c’est-à-dire d’une Nymphe, vous ne sçavez peut-estre pas de quelle maniere les femmes des Sages accouchent.

Aussi-tost qu’elles commencent à sentir les premieres émotions, on leur fait prendre une certaine potion connuë parmy nous, laquelle est un vray nectar, qui les assoûpit insensiblement ; & pendant qu’elles joüissent d’un doux sommeil, elles se délivrent heureusement & sans accident, d’un fardeau qu’elles ont toûjours porté sans peine, & qu’à leur réveil elles reprennent dans leurs bras avec plaisir, pour luy donner la subsistance à laquelle la nature les oblige. C’est une loy indispensable entre elles. Les enfans des Sages n’ont jamais d’autres nourrices que leurs propres meres. Le lait d’une femme ordinaire n’est pas assez pur pour faire une nourriture si parfaite ; un enfant contracte toûjours les vices, ou les imperfections qui se trouvent dans cette substance délicate, & les defauts ne manquent pas aux femmes vulgaires. Mais quand les Nymphes épousent des Heros qui ne sont point imbus de nôtre science, elles sont dispensées de cette loy.

Ma mere prit donc le soin de m’alaiter, & dés le berceau elle commença à me parler raison. Je comprenois bien tout ce qu’elle disoit, & je m’efforçois à luy répondre, mais les organes n’étoient pas disposez : cependant je poussois des begayemens, & je faisois de petits gestes qui expliquoient mes pensées. Enfin ces organes se formerent peu à peu : je parlay, & l’on trouva dans mes raisonnemens, & dans mes inclinations, que je ne démentois pas mon origine.

Dés qu’on me vit une raison formée, ce qui arriva en moy de bonne heure, car l’esprit ne tenoit pas beaucoup de la matiere, on commença à m’enseigner les sciences qui servent de préliminaire à celle des Sages, comme l’Algebre, &c. j’y fis un si grand progrés en peu de temps, que mes parens ne firent point de difficulté de m’instruire de ce qu’il y a de plus profond, & je passay toute ma jeunesse à cette étude.

Lorsque mon pere me vit dans un âge tres-raisonnable, il voulut me faire connoistre par moy-même la verité des leçons qu’ils m’avoit données. Il m’empêcha de manger & de boire pendant un mois, & ne me substenta que de l’élixir universel, dont les Sages se servent si utilement dans la necessité, qu’ils passent des années entieres sans * manger. Il m’en faisoit prendre de deux jours l’un ; ainsi mon corps se trouva dégagé de toute matiere, & je sentis que mon esprit étoit plus net qu’à l’ordinaire.

Quand Amasis vit que j’étois dans cet état de perfection, il songea à nôtre départ ; il m’ordonna d’embrasser ma mere, qui avoit travaillé avec luy à tous ces mysteres : ensuite il me purifia les yeux par trois fois avec une eau tres-claire, mais qui jettoit des étincelles ; & aprés avoir pris dans sa main quatre petites fioles aussi brillantes que des pierres précieuses, il m’enleva dans un char lumineux.

Nous passames avec une rapidité prodigieuse les premieres regions, mais avant que d’entrer dans la sphere du feu Amasis ouvrit une de ses fioles, & mit promtement sur ma langue une poudre qu’il appelloit Solaire, parce. qu’elle étoit composée des rayons du Soleil concentrez, & reduits par art dans un miroir concave fait de diamans pulverisez. Cette poudre fit aussitost en moy un effet surprenant ; je me sentis tout enflammé, & capable de supporter la chaleur excessive dont les Cieux sont remplis.

Amasis se transporta de toutes parts comme un foudre qui traverse les airs. Les substances qui luy sont subordonnées, s’assemblerent autour de sa personne, & le suivirent pour recevoir ses ordres. Il visita toutes les intelligences qui president aux planettes, & à ces étoiles que les hommes nomment constellations. Il me fit connoistre leurs aspects favorables, ou contraires ; & tous ces mouvemens secrets, qui font le bonheur, ou le malheur des mortels, avec les sympaties & les antipaties.

Je remarquay qu’il n’y avoit que * trois cieux au lieu de neuf, que les Astronomes [5] s’imaginent. Le plus élevé, est nommé firmament, parce que les étoiles y sont fixes, & ne changent jamais leur figure ; le nombre en est [6] infini. Le Ciel du milieu contient les planettes, & le troisiéme renferme la Lune.

Tous les Cieux & les étoiles sont d’une même matiere, solide & fixe, aussi ne s’est-elle point alterée depuis sa creation. Les étoiles se distinguent des cieux par la couleur, à cause qu’elles peuvent seules recevoir l’impression de cette lumiere infinie dont elles brillent.

Le premier Ciel est opaque, c’est-àdire qu’on ne peut voir au travers ; le Createur l’a fait exprés de cette maniere, pour cacher aux yeux corporels ce qui est au delà, & le reserver à ceux de l’ame, lorsqu’elle sera separée de la matiere.

Les étoiles qu’on y voit sont attachées à ce cintre infiniment spacieux, comme des globes d’or resplendissans ; leur grandeur surpasse l’imagination : car telle paroist tres-petite aux yeux des hommes, qui est * beaucoup plus grande que toute la terre. Je demanday à Amasis d’où provenoit leur lumiere, il me dit qu’aucun mortel n’en pouvoit voir la source, qu’elle venoit de plus haut, & que tous ces astres n’étoient que des étincelles de la gloire de l’Eternel.

Les autres Cieux sont diaphanes, ou transparens. C’est pourquoy on voit facilement du globe de la terre, avec des lunettes, la difference qu’il y a des étoiles errantes aux fixes, quand l’opacité des nuées ne met point de rideau au devant.

Le second Ciel est celuy des planettes ; j’y remarquay six espaces separés où elles fuivent leurs differens cours. Le Soleil est placé au milieu, & semble être leur Roy : Il paroît comme un immense reservoir de lumiere, qui la répand de toutes parts, & fait des effets admirables dans les Cieux, & sur la terre, par ses conjonctions avec les autres astres.

Je vous diray encore que les Cieux & les étoiles vont d’un mouvement si * rapide d’Orient en Occident, qu’il ne m’auroit jamais esté possible d’en soûtenir un seul moment l’agitation, sans le secours des élixirs qu’Amasis m’avoit fait prendre. Cette rapidité paroist d’autant plus étonnante, qu’on ne peut s’en appercevoir quand on est sur la terre, quelques bonnes lunettes qu’on puisse avoir ; & cela provient de la foiblesse de l’œil, qui n’a point d’action parfaite sur les objets éloignez. Par exemple, on ne s’apperçoit point de loin du mouvement d’un vaisseau qui vogue à pleines voiles.

Avant que de quitter le Ciel des planettes, nous parcourûmes le Zodiaque, je n’y vis, ni ailleurs, ces figures d’animaux, indignes du sejour celeste, que les Astrologues y ont placées. Je remarquay seulement que le chemin annuel que fait le plus grand des astres, étoit distingué par douze poses, où il ne s’arrête pas neanmoins, mais il s’en sert pour regler les saisons avec justesse ; & ce fut par ce mouvement si visible, & par le cours des planettes, que je reconnus l’erreur où j’avois esté autrefois, de croire que ces astres sont fixes, & que c’est la [7] terre qui tourne sur ses axes. Cette reflexion me fit considerer la foiblesse de l’esprit humain, de s’imaginer qu’il peut penetrer de si loin tant [8] d’arcanes, & son audace de vouloir mesurer avec le compas, l’immensité de ces prodigieux espaces, & de ce nombre infiny de flambeaux celestes. Nous entrâmes ensuite dans le Ciel de la Lune. J’avois apperçû d’enhaut en elle les mêmes taches qu’on y voit, lorsqu’on la regarde de la terre, & qui la font ressembler à un visage ; mais quand j’en fus proche, je reconnus que ces bruns proviennent de sa matiere, qui est inégale : c’est-à dire que son corps à des parties plus épaisses les unes que les autres, & lesquelles par consequent reçoivent avec plus de difficulté la lumiere que le Soleil darde sans cesse sur sa glace directement, & également ; ainsi il ne se trouve aucune difference en la lumiere, mais au sujet, qui reflechit inégalement ; & de même qu’un miroir qui a des taches & des defauts. Elle me parut dans son plain, parce qu’il n’y avoit alors aucun corps opaque entre le Soleil & elle, qui pût l’éclipser à mes yeux. Je m’avisay de regarder la terre de cet endroit, elle ne me parut pas plus grande que la Lune paroist aux hommes, & de la même rondeur, elle me sembla estre un corps lumineux, mais c’étoit la reflexion des rayons du Soleil. Elle est supenduë comme un globe au centre du monde, à cause de sa pesanteur ; parce que toutes les choses graves de leur nature, tendent au centre.

Aprés avoir bien examiné ces merveilles, je m’apperçûs que nous descendions, & en peu de temps je vis la lune au dessus de ma teste. Nous traversames avec rapidité la sphere du feu : mais comme nous entrions dans la region de l’air, Amasis ouvrit une seconde fiole, & me fit prendre, de la même maniere qu’il avoit déja fait, une liqueur composée d’air tres-pur, c’est-à-dire rarefié au dernier degré. Cette liqueur rafraîchit mes sens, & je respiray avec plaisir dans cette region. Les substances qui l’habitent, reçûrent Amasis avec beaucoup de respect. Ces peuples ne me parurent pas si encherubinez que les precedens, ny avoir autant d’affaires qu’eux : au surplus ils ne sont pas moins beaux, & bienfaits.

Amasis devint plus tranquille dans cette region : aussi tout y paroissoit moins agité. Il n’y a que la sphere du feu où l’air est enflammé, & dans l’agitation par le voisinage du mouvement des Cieux. Il me fit considerer cette region, & la distingua en trois parties, haute, moyenne, & basse : disant que la haute est chaude & seiche, par la proximité du feu élementaire : La moyenne froide & humide, par les vapeurs aqueuses qui y sont élevées, & la refroidissent encore en venans à s’épaissir, & à se congeler : La basse chaude en Esté, par la reflexion des rayons du Soleil, dardez à plomb sur la terre, & froide en Hyver, à cause de l’obliquité contraire : tantost seiche & tantost humide, par la quantité des expirations seiches qui y passent, & des évaporations humides qui y sejournent.

Il me fit connoistre ensuite que l’air est un corps, puisqu’il peut estre vû & touché. Apres il m’entretint des meteores qui se font dans la plus haute de ces regions ; & me fit admirer comme le Soleil perce ces espaces immenses pour échauffer la terre, & aider au principe de la generation.

Les meteores, ajoûta-t-il, sont les comettes, les lances flamboyantes, les piramides & les autres impressions, qui prennent toutes leur nom de la figure dont elles paroissent. On peut dire qu’elles sont engendrées par le Soleil ; puisqu’elles ne sont composées que des exhalaisons & des vapeurs que cet astre, agissant sur le globe terrestre, attire à soy par la chaleur qui procede de la reflexion de ses rayons ; mais comme ces impressions de feu ne peuvent subsister long-temps, sans consumer une grande quantité d’exhalaisons, ce qui altere la terre, la desseiche, fait tort à ses fruits, & produit encore de l’infection dans l’air, les hommes jugent par ces accidens, que ces meteores présagent la famine, la peste, &c. Ce qui n’est pas éloigné de la verité, en les considerant mysterieusement ; parce que Dieu s’en sert souvent pour faire connoistre sa colere aux mortels ; & pour cet effet il nous ordonne de les montrer à toute la terre, les faisant mouvoir comme les autres astres d’Orient en Occident, ou d’une autre maniere, suivant sa volonté : ce qui fait croire à vos Astronomes, que la region de l’air a un mouvement pareil à celuy des Cieux, & ils se trompent.

Dans la moyenne region se forment les nuées : & des nuées, la pluye, la neige, & la gresle.

Les nuées sont composées d’un amas de vapeurs chaudes & humides, épaissies par la froideur extrême du lieu : elles sont quelque temps suspenduës en l’air par la chaleur du Soleil qui les attire, & souvent agitées de costé & d’autre par l’impulsion des vents. Il s’y forme, selon que le Soleil, ou la Lune les illumine, diverses representations qui ne sont pas des impressions réelles, mais apparentes. Par exemple, les cercles, ou les couronnes qu’on voit quelquefois autour de ces deux astres, l’arc-en-ciel, & autres semblables. Cet arc est le vray symbole de la vanité des mortels. Un beau rien teint de fausses couleurs, paré d’attraits chimeriques, & dont la matiere ne subfiste qu’un moment. C’est un cercle que forme dans une nuée rosoyante, épaisse, & obscure, la reflexion des rayons du Soleil, qui luit à l’opposite, & ne peut la penetrer. C’est aussi par cette raison qu’une même nuée, unie & polie, comme un miroir, se rencontrant à costé du Soleil, ou de la Lune, reçoit leur * image ; & parce que quelquefois leurs rayons frappent d’un même aspect plusieurs nuées voisines & pareilles, ou voit alors deux, trois, quatre Soleils, ou autant de Lunes.

La pluye se fait des nuées que la chaleur du Soleil dissout, ou que le vent fait crever en les poussant les unes contre les autres. Elle tombe menuë ou grosse, selon l’éloignement ou la proximité, & même suivant la diversité de la matiere, qui est tantost plus subtile, tantost plus grossiere.

La neige se forme d’une nuée qui est gelée par le froid, avant qu’elle soit condensée. Les vents l’ayant brisée menu, elle tombe par flocons. Elle paroist blanche & legere, parce qu’il y a de l’air meslé avec la vapeur.

La gresle n’est autre chose qu’une pluye qui se gele en l’air à mesure qu’elle descend, à cause du froid qui se trouve en la region. Elle tombe en Esté, & la neige en Hyver ; parce que plus la froidure de l’air est poussée en bas en Hyver, moins il fait froid en haut ; & au contraire, plus la chaleur de l’air est repoussée en bas en Esté, plus il fait froid en haut.

Le tonnerre se forme encore dans la moyenne region, en la maniere qui suit. Quand une exhalaison en s’élevant, rencontre une nuée épaisse, qui l’empêche de passer outre, & qu’aprés elle il monte des vapeurs qui se congelent aussi-tôt par la froideur du lieu, & se tournent en nuée; alors l’exhalaison, qui est chaude de sa nature, se voyant pressée de tous costez entre ces deux nuées froides, veut fuir son contraire, & fait de terribles efforts pour sortir du lieu où elle est étroitement resserrée. D’abord elle tente de forcer le haut, & elle y trouve un froid extrême, qui la repousse violemment : ensuite elle attaque le bas, & tâche d’y faire breche, mais en s’agitant de cette maniere, elle s’enflamme de plus en plus : enfin rompant la nuée par dessous, qui est toûjours l’endroit le plus foible, elle éclatte sa prison, fait un bruit effroyable, & darde une clarté perçante. Le bruit se nomme tonnerre, la clarté est l’éclair, & le foudre l’exhalaison. L’éclair suit ordinairement le foudre, mais il paroist seul, quand l’exhalaison est si subtile, qu’elle ne peut s’épaissir en foudre ; & si l’on voit l’éclair avant que d’entendre éclater le foudre, c’est que la vûë est un sens plus * subtil que l’oüie.

Les foudres formez de matiere épaisse, visqueuse, & un peu sulfurée, mettent le feu par tout où ils passent, & laissent une puanteur fort grande ; ceux qui sont de nature terrestre, noircissent plus qu’ils ne brûlent ; & ceux qui se font d’une exhalaison subtile, percent, brisent tout ce qui leur resiste, & produisent en un moment des effets merveilleux.

J’interrompis Amasis en cet endroit, pour luy demander quelle difference il y avoit entre l’air & le vent ; & d’où provenoit ce dernier ?

Le vent, me répondit-il, est d’une autre nature que l’air : il se forme d’un grand amas de vapeurs qui s’élevent dans les vastes concavitez de la terre, où la chaleur qui y regne les dilate, & les resout en vents ; ensuite ils sortent de ces concavitez avec impetuosité, quand les soûpiraux sont étroits, & partent ainsi de tous les coins du monde pour aller faire mille biens. Ouvrir le commerce aux mortels d’un pôle à l’autre, nourrir les semences, epanoüir les fleurs, meurir les fruits, temperer les ardeurs du Soleil, rafraîchir la nature, balayer le Ciel, purisier l’air, porter les nuées, en guise d’arrosoirs, pour faire distiller les pluyes aux lieux necessaires ; & quelquefois aussi ils se livrent entr’eux de si terribles combats, qu’on diroit qu’ils ont resolu de confondre les élemens.

Les exhalaisons, luy repliquay-je, ne contribuënt-elles pas à la naissance des vents ? Tres peu, me repartit-il ; parce qu’elles ne se tirent, & ne se détachent des corps terrestres qu’avec une grande chaleur, & ne se condensent dérechef que fort peu, quelque froid qu’il y ait ; mais une chaleur mediocre fait que l’eau tant soit peu tiede se dilate en vapeur, & que peu de froid la fait pareillement retourner en eau. De plus il est impossible de dilater les exhalaisons, & l’air même, en sorte qu’ils tiennent deux ou trois fois plus d’espace que devant ; au lieu que les vapeurs en occupent cinquante mille fois davantage : comme il se prouve par un grain d’encens jetté sur des charbons ardens. Enfin le corps humain, ne ressent aucune incommodité, quoyque les poulmons respirent sans cesse quantité de vent avec l’air, & ce vent l’incommoderoit, si ce n’étoit que des exhalaisons. Il faut admirer dans toutes ces merveilles, l’Auteur de la nature.

Mais pour retourner à mon discours, continua-t-il, les broüillards, qui sont des vapeurs épaisses & grossieres, ne pouvans s’élever plus haut, à cause de la foiblesse des rayons du Soleil, demeurent dans la basse region : & de ces broüillards proviennent la rosée, la brüine, & la glace ; de même que la pluye, la neige & la gresle, procedent des nuées. Ainsi cette region renferme beaucoup de bien, & beaucoup de mal. Les rosées enrichissent les hommes ; mais les funestes sereins les accablent de maladies.

La basse region souffre aussi des impressions du feu, mais ils paroissent sur la terre, & sur la mer.

Ceux qu’on voit sur la terre, se forment des exhalaisons grasses & huileuses, qui s’élevent des cimetieres & des voiries, par la reverberation des rayons du Soleil, & lesquelles s’enflamment par l’agitation des vents, ou de l’air : c’est pourquoy on en voit souvent au devant de ceux qui courent la poste, des carosses qui trottent en Esté quand les nuits sont chaudes, & même au haut des piques des soldats, lorsqu’ils marchent le soir serrez le long des bois.

Ceux qui paroissent sur mer, se font voir aprés les tempestes, & en assurent la fin : c’est ce que les Anciens nommoient * Castor & Pollux, ils proviennent des exhalaisons visqueuses, qui se sont separées des vapeurs que la mer a excitées par son agitation ; & ces exhalaisons ne pouvans s’élever en haut, à cause que la pesante & large nuée, qui a ému la tempeste par sa descente subite, les en empêche, elles voltigent de tous costez, s’enflamment, & s’attachent aux mats & aux cordages des vaisseaux, quand elles les rencontrent ; elles ne les brûlent point, parce que ce feu est encore imparfait.

Aprés qu’Amasis eut fini ce discours, nous allâmes considerer les merveilles qui sont renfermées dans les autres élemens ; & nous commençames par entrer dans les entrailles de la terre, aprés m’avoir fait prendre d’une autre poudre ; car sans cette purification, outre que mon esprit auroit toûjours esté voilé des ombres du corps, je n’aurois jamais pû passer par tous les endroits que nous traversames.

Les habitans des demeures souterraines vinrent en foule au devant d’Amasis, & luy presenterent quantité de tresors, car ils en ont une infinité à leur disposition : mais il les refusa avec quelque mépris, ce qui les obligea à se retirer par respect. Ces Genies sont faits pour estre commandez ; leur figure est désagreable à voir ; ils sont courts, gros & fort laids : ce sont les moins spirituels de tous les peuples élementaires, parce qu’ils tiennent de la matiere à laquelle ils président : cependant ils excellent dans la medecine. Ce sont eux qui ont soin des arbustes & des mineraux ; ils en connoissent toutes les vertus, & Dieu leur permet quelquefois de communiquer cette science aux Sages pour les faire vivre long-temps, ainsi qu’il est écrit des anciens Patriarches.

Permettez-moy de vous demander dit Geofroy à Zoés, combien le circuit de la terre peut avoir de lieuës.

Comme chaque peuple suivant sa mesure, répondit Zoes, donne une distance particuliere à la lieuë, je ne puis vous le dire qu’à nostre maniere. Cependant ayant conferé nos schenes, ou cordeaux Egyptiens & Arabes, avec les stades des Grecs, les parasanges des Perses, & les milles de la pluspart des Européans. Si je donne vingt-cinq lieuës communes à chaque degré, pour me conformer aux Geographes, les 360 degrez qu’on marque autour du globe de la terre, prouveront que son circuit a neuf mille lieuës. Geofroy se contenta de cet éclaircissement, le pria de continuer, & Zoés poursuivit ainsi:

Amasis me fit considerer d’abord le * feu central qui est de sa dépendance, puisqu’il se fortifie par le secours des rayons du Soleil. Il me montra de quelle maniere il se coule dans les veines & les fibres de la terre, pour repandre l’ame vegetale dans tout ce vaste corps. Il me fit voir de quelle maniere tout s’engendre de la corruption, & trouve dans sa semence, dans sa grene, ou dans son oignon, les fleurs & les fruits qu’il doit produire, ornez du merveilleux émail de toutes les couleurs.

Nous visitames ensuite les minieres, & nous nous arrestames quelque temps à celle de l’or. Je vis que le principe universel de la generation y produit l’estre, suivant la nature du métail, comme à la plante ; & de là je conclus la fausseté de l’opinion de ces Pseudo-philosophes, qui soûtiennent qu’ils peuvent produire ce métail dans le creuset ; mais il est aussi [9] difficile à l’homme d’en venir à bout de cette maniere, que de former un brin d’herbe. Ensuite nous passames sous des montagnes par des [10] cavernes prodigieuses, où je reconnus la verité de l’origine des vents, parce qu’ils en sortent continuellement, & que les vapeurs y sont infinies. La terre est percée par tout de cette maniere, & les eaux y coulent en plusieurs endroits. Il n’y a pas seulement des eaux dans ces cavernes, on y voit aussi des feux effroyables. J’en demanday la raison à Amasis, & pour toute réponse, comme nous n’étions pas loin de la Sicile, il me fit passer par des concavitez qui sont sous la mer, & me mena voir le plus fameux des Volcans, qui est le mont Etna. Ce volcan étoit pour lors fort enflammé. Je vis au dessous de la montagne, un espace qui contenoit une lieuë au moins, lequel étoit tout en feu, & ressembloit à du bitume fondu. La flamme ne s’élevoit pas d’un demi pied, mais il venoit de temps en temps des vents terribles, qui arrivans de divers endroits, s’entrechoquoient avec tant de violence, qu’ils faisoient trembler la terre, & cherchans un passage, sortoient en maniere de tourbillons, par un soupirail qui est au haut de la montagne, & attiroient avec eux, comme une pompe, non seulement une partie de cette matiere enflammée, mais encore des cartiers de rochers ardens. Tout ce fracas provenoit d’une prodigieuse mine de soufre, qui est en cet endroit, laquelle s’enflamme par l’agitation des vents, toutes les fois qu’elle a produit beaucoup de * matiere ; & comme ce soupirail sert sans cesse de passage aux vents ils voiturent par cet endroit des cendres, ou de la fumée, quand ils ne trouvent pas autre chose.

Enfin Amasis ouvrit sa derniere fiole, ce qu’il me fit prendre étoit liquide, & me sembla n’avoir aucun goust, mais l’effet en fut étonnant : car du moment que j’eus pris six gouttes de cette liqueur, je n’eus plus besoin de respirer l’air exterieurement, mes poumons en trouverent assez dans mon estomac pour entretenir leur mouvement, & faire leurs fonctions. Ce changement de nature me surprit, & Amasis qui s’en apperçut, me dit qu’ayant un corps humain, je ne pouvois pas rester pendant un temps considerable sous les eaux sans cet expedient, & que les poissons trouvoient de même en eux le moyen de respirer. N’avez-vous jamais pris garde, ajoûta-t-il, que les carpes ont des vessies pleines d’air ? C’est le reservoir de leur respiration.

Oüy, luy répondis-je, cependant il me semble qu’il n’y en a pas de pareilles dans les autres poissons. Vous vous trompez, repliqua-t-il, ils en ont tous, mais ces vessies perdent l’air, & ne paroissent plus aussi-tost que ces animaux cessent de vivre. Je vous ay cité exprés les carpes, parce qu’ayant la vie fort dure, elles les conservent plus long-temps dans leur entier.

Pendant que nous discourions de la sorte, nous entrames dans la mer par une ouverture qui n’est pas loin de Siracuse, & nous rencontrames un fleuve, qui traversoit nostre chemin, j’en fus d’autant plus surpris, que le canal qui servoit de lit à ce fleuve, me paroissoit estre sous la mer : je le fis remarquer à Amasis avec étonnement ; il me dit qu’à la verité c’étoit un * fleuve qui avoit sa source dans le Peloponnese, & lequel s’abîmant en terre, s’étoit fait ainsi un conduit par dessous la mer, pour aller mêler ses eaux avec celle d’Arethuse en Sicile. Mais qu’il n’étoit pas temps encore de m’étonner, parce que j’allois voir des choses bien plus surprenantes.

Je trouvay les peuples qui habitent les eaux, beaucoup mieux faits que ceux que nous venions de quitter : leurs Nymphes sur tout me parurent fort agreables ; & à leur tein prés, qui étoit verdâtre, j’ose dire qu’elles sont aussi belles, & aussi aimables que celles qui vivent dans les airs. Amasis alla visiter les plus apparens dans leurs demeures. J’ay vû des appartemens plus somptueux, mais je n’en ay jamais vû de plus extraordinaires.

Ils sont prodigieusement vastes & élevez, tous construits de rocailles & de nacres, qui font un effet agreable, par la varieté de leurs couleurs ; ce ne sont à proprement parler, que des portiques percez de tous costez pour donner un libre passage aux ondes. J’en admiray aussi les colommes : il y en a plusieurs de corail, & d’ambre, artistement travaillées, & dont les bases aussi bien que les chapiteaux, sont enrichis d’un nombre infiny de grosses perles qui les couronnent.

Je consideray avec plaisir la maniere dont ces peuples se portent à travers les eaux ; ils le font tres-legerement & avec autant de facilité, que nous penetrons en marchant l’air qui nous est opposé. Quand les ondes sont agitées, ils n’ont pas plus de peine à faire leur chemin, que nous en avons par le vent : ainsi le calme des eaux leur est aussi agreable, qu’un air tranquille nous le peut estre.

Nous rencontrames aussi une infinité de poissons de toute forme, & de toute grosseur. Il y en avoit de prodigieux, & qui paroissoient de loin comme des vaisseaux, parce qu’ils s’enfuyoient devant nous. Les Dauphins toutefois ne s’en éloignoient pas trop, on dit que le naturel de ces animaux est d’aimer les hommes. Mais nous vismes des manieres de *Tritons & de Sirenes, qui m’étonnerent, parce qu’ils étoient tres-bien formez.

Aprés les avoir considerez attentivement, Amasis me fit admirer avec quelle obéïssance la mer garde les bornes que le Createur luy a prescrites. L’influence des astres a beau l’attirer, me dit-il, les vents l’émouvoir, & sa fluidité naturelle la porter à prendre un cours, elle resiste à la Lune, tient bon contre les orages, & contraint plûtôt ses flots à devenir des montagnes liquides, que de les repandre sur la terre, qui semble cependant n’estre applanie que pour la recevoir.

Mais si la mer ose resister à la Lune en ce point, elle est forcée de luy obéïr en tout le reste. Considerez, ajoûtat-il, le flux & reflux, & apprenez au vray, comme ce miracle de la nature se fait. Le flux commence en même temps que la Lune se leve, puis il s’augmente peu à peu, jusqu’à ce qu’elle soit parvenuë à son midy ; & le reflux commence lorsqu’elle descend de son midy à l’Occident. Ensuite le flux revient quand elle va de l’Occident au point qu’on appelle minuit ; & le second reflux se fait lorsqu’elle retourne de ce point à l’Orient. Pour prouver que c’est cet astre qui gouverne la mer, considerez que selon qu’elle retarde son mouvement chaque jour de trois quarts d’heures, & un peu plus ; parce que le jour lunaire est de 24. heures 48 minutes, le flux se retarde de même, si quelques vents, ou quelques tempestes, extraordinaires ne le font avancer, ce qui arrive rarement. Enfin ces deux phenomenes s’accompagnent toûjours, & détruisent toutes les raisons que vos Philosophes alleguent contre cette grande experience.

On remarque encore d’autres effets sensibles de la Lune sur les poissons, particulierement dans ceux qui sont armez de coquilles, lesquels croissent, ou décroissent en chair, selon que la lumiere de cette planete croist, ou diminuë à nos yeux ; mais ce n’est pas seulement sur ces animaux qu’elle exerce son pouvoir, elle l’étend encore sur tout ce qui est sublunaire : elle est cause de la pluspart des generations dans les corps qu’on sçait se remplir de suc & de séve ; & elle opere plus, ou moins, selon qu’elle reçoit & renvoye en terre plus de rayons & de vertu. Enfin on peut dire que c’est l’Agent du Soleil dans son absence. Lorsque la Lune est dans son plain, elle domine par tout, émeut tous les corps, les remplit de vigueur, de mouëlle, & d’une humidité radicale, qui montre sa puissance. Aussi lorsque sa lumiere s’affoiblit, on voit que la nature tombe en langueur.

Finissant ce discours, il me conduisit vers un terrible abîme, qui n’étoit pas fort éloigné du lieu où nous étions, & même nous nous y sentions attirer par la prodigieuse quantité, d’eau qui entroit dans ce goufre. Regardez bien cecy, me dit-il, en nous approchant de ce lieu, vous voyez une chose inconnuë aux humains : il y a plusieurs abîmes dans la mer pareils à celuy-cy, qui sont les soupiraux des conduits tres-vastes, qui fournissent d’eau aux mers interieures, & aux lacs. Par exemple, celuy-cy sert de source à la mer * Caspie ; & c’est de la sorte que toutes les mers correspondent ensemble, quoy-qu’elles ayent des détroits de communication. La preuve par raisonnement est ; que si la Mediterranée, où nous sommes, ne se déchargeoit pas ainsi de toutes les eaux qu’elle reçoit de plusieurs grands fleuves, elle repousseroit les ondes de l’Ocean au détroit de Gibraltar : cependant de 24. heures, il y en a seize & plus où les eaux de l’Ocean entrent à grosses ondes dans la Mediterranée, & je veux vous en convaincre par vos yeux.

Nous nous y transportames en même temps ; & dans le chemin je remarquay encore de costé & d’autre, plusieurs petits endroits, où l’eau tournoyoit & entroit dans la terre, je demanday à Amasis ce que ce pouvoit estre ; il me répondit que c’étoit d’autres petits canaux souterrains, qui se rendoient en certains lieux, pour servir de sources aux fleuves, & aux rivieres, & que leur eau devenoit douce en se filtrant à travers la terre. Mais qu’il y a de ces conduits d’eau fort extraordinaires, parce qu’aprés avoir suivi leur route plusieurs lieuës avec une douce pente, ils se voyent tout à coup arrêtez par des rochers, ou des terrains impenetrables, & que leurs eaux s’augmentans en cet endroit, s’élevent en l’air par l’aide des vents, qui les poussent, comme des pistons, à travers les passages qu’elles se font quelquefois jusqu’au sommet des plus hautes * montagnes, & y forment des lacs spatieux, d’où il sort des rivieres. Ainsi, ajoûta-t-il, tout retourne à son origine, & rien n’est perdu dans la nature.

Amasis achevoit ces paroles, quand nous arrivames au détroit : je vis qu’effectivement les eaux de l’Ocean entroient triomphantes, & comme souveraines dans la Mediterranée : je luy dis que j’étois convaincu de cette verité, mais que peut-estre les marées étoient hautes pour lors, il me fit voir le contraire, en me menant en plusieurs endroits de cette immensité d’eau. Enfin n’ayant plus rien à desirer touchant toutes ces connoissances merveilleuses, je me vis rransporté sur la surface des ondes. Aussi-tost que l’air terrestre m’eut frappé, je me sentis restitué dans mon naturel, & je commençay à respirer à mon ordinaire. Nous passames ensuite avec beaucoup de vitesse en Arabie : ma mere fut ravie, de voir mon pere & moy. Je demeuray auprés d’elle, & je l’entretenois souvent de toutes les merveilles que j’avois vûës.

Quelques années aprés Amasis trouva à propos que j’allasse parcourir le monde pour aquerir de la reputation, à cause que la gloire est le principal motif, comme je vous l’ay dit, de tous les travaux des enfans celestes. J’allay donc la chercher parmy les perils ; & le premier que j’essuyay, fut dans un combat que je donnay assez heureusement à la teste des habitans d’Aden, dans l’Arabie, qui me prierent d’exterminer un grand nombre de voleurs ramassez, qui venoient faire des incursions sur leurs terres.

Ensuite j’allay visiter les Sages les plus renommez. Je trouvay Carathuse, parmy eux, je liay amitié avec luy, & nous ne nous sommes pas quittez depuis ce temps-là. J’appris des Sages de Babylone, qu’il y avoit une tradition parmy eux, qui assuroit qu’autrefois le fameux Zermés, ayant ravagé toutes les terres depuis la Phenicie, jusqu’à la mer Rouge, transporta à Gades, parmy les dépoüilles de ces Provinces, le cercueil de Salomon, excité à cela par un Philosophe qu’il avoit mené avec luy, lequel étoit son conseil ; & que ce Prince à son retour fit construire un tombeau superbe où l’on mit ce dépôt avec veneration, y joignant une cassette qu’on avoit trouvée dans l’ancien sepulcre, laquelle renfermoit des cahiers qui contenoient toute la science que ce grand Roy avoit des choses naturelles, & que son fils Roboam y avoit déposez par son ordre. Qu’alors on en fit l’ouverture, & que ces écrits n’ayans pû estre déchifrez, on les avoit remis dans la même cassette ; mais que le temps étoit venu, où ces secrets devoient estre revelez aux hommes.

Nous arrêtames donc qu’il falloit aller faire l’ouverure de ce tombeau, & enlever ce tresor ; mais il y avoit du peril à executer ce dessein. Un Geant terrible regnoit dans cette Province. Il étoit enfant de la terre, comme les anciens Titans, c’est-à-dire engendré par un de ces Genies souterrains dont nous avons parlé. Je m’offris à le combattre, chacun voulut me suivre, & le bruit s’en étant répandu, les peuples circonvoisins se joignirent à nous, parce que ce Geant éxigeoit d’eux des tributs extraordinaires, & leur faisoit de grandes violences.

Nos forces étant ainsi réünies, nous marchames à sa rencontre. Le Tyran qui en fut averti, ramassa au plûtost des troupes, & vint au devant de nous. Il parut à la teste de ses gens, avec toute la terreur qu’il pouvoit inspirer. La grandeur de son corps me sembla énorme, & elle en augmentoit l’horreur par son habillement, qui étoit fait de deux peaux de lyons fort longues, & dont les mufles garnis de leurs dents, tomboient à droit, & à gauche sur ses épaules. Sa teste monstrueuse s’élevoit au milieu, & étoit couverte d’un bonnet pareil : un troisiéme mufle en formoit le cimier, & le Geant s’appuyoit sur une grosse massuë pleine de nœuds menaçans ; c’étoit ses seules armes.

Lorsque nous fumes arrivez à cent pas de luy, je me détachay de mon armée, & m’avançant fierement, je luy fis entendre que pour épargner le sang de nos troupes, je me presentois pour le combattre seul à seul. Il reçut mon défi avec un air de mépris, & levant sa massuë pour toute réponse, il vint à moy ; dés qu’il me vit à sa portée, il voulut m’en décharger un coup furieux ; mais je l’esquivay d’une maniere qui le surprit, & vous surprendra sans doute : ce fut de me jetter par terre, & je n’y fut pas plûtost, que je luy donnay un coup de sabre de toute ma force à travers les jambes, ne trouvant point d’expedient plus sûr pour abbattre ce colosse, que de le sapper par les fondemens. Il tomba comme une tour, & éleva une nuée de poussiere par sa chute : cependant la douleur de la playe que je luy avois faite, & la prodigieuse masse de son corps l’empêchant de se relever assez-tost, je sautay sur luy pour luy couper la teste ; mais il faisoit de si grands efforts, que je ne pus l’executer, qu’aprés luy avoir coupé les deux bras en voltigeant autour de luy. A cette vûë mes troupes s’avançans, les autres mirent les armes bas; & au lieu de se plaindre de la mort de leur chef, elles en parurent joyeuses, & me remercierent de les avoir délivrées d’un Tyran qui les traitoit avec beaucoup de cruauté.

Ensuite de cette victoire, nous alla mes d’un pas de Conquerans, nous emparer de la ville de Gades, qui étoit prés du tombeau de Salomon ; & je campay aux environs, pour m’en assurer la possession. Les Sages qui m’avoient accompagné, étoient toûjours auprés de moy. Et le lendemain au Soleil levant, aprés avoir fait tous d’une voix, le visage tourné vers l’Orient, de ferventes prieres au Createur de l’Univers, principe de toute sagesse, je fis ouvrir ce lieu venerable. Il n’y eut pas-un de nous, qui ne fût saisi d’une sainte horreur, à l’aspect des cēndres de ce grand Monarque. Je descendis moy-même sous la voute, assuré de mes justes intentions, & m’armant de toute ma fermeté, je fis ma recherche à la faveur de la lumiere d’un flambeau composé à cet effet, & je trouvay un petit coffre de cedre, que j’apportay aux Sages ; il fut ouvert en presence de tous, & nous apperçûmes au dedans une cassette d’yvoire, qui renfermoit le précieux écrit dont j’ay parlé.

Alors je fis retirer tous ceux qui étoient indignes de jetter les yeux sur ce livre divin, & faisant approcher les Sages, je le tiray de la cassette, je l’ouvris, nous en lûmes plusieurs pages en divers endroits ; mais elles étoient pleines de hyerogliphes ; & le discours, étoit si abstrait, que pas-un de nous ne le pouvoit entendre. Je le remis donc dans la cassette, fort triste de ne pouvoir développer ces secrets. Ensuite je fis refermer le tombeau avec le même respect qu’on l’avoit ouvert, & nous nous retirames dans la ville. Le soir étant seul, je parcourus encore plusieurs feuillets de ce livre, sans en pouvoir déchiffrer la moindre chose : alors la tristesse me saisit si fort, que je me jettay à deux genoux, & prononçant trois fois Jehova, Adonaï, Eheye, qui sont les noms tout puissans du Createur, je le priay les larmes aux yeux, de m’inspirer les moyens d’expliquer les mysteres dont ce livre traitoit avec tant d’obscurité, promettant de ne jamais me servir des secrets qu’il renfermoit, que pour sa gloire.

Je n’eus pas achevé ma priere, qu’Amasis m’aparut, & me dit, mon fils, sçais-tu pourquoy Dieu veut que ces sciences excellentes, soient couvertes du voile d’une obscurité si impenetrable. C’est afin qu’elles ne tombent pas en des mains profanes, & capables d’en abuser. Je vais t’en donner l’explication, mais garde-toy de la communiquer jamais à d’autres qu’aux vrais Sages. Ensuite il commença dés la premiere page, & m’expliqua jusqu’à la fin chapitre par chapitte, toutes les matieres contenuës dans ce livre, qui étoit inutile. * Clavicula potentissimi Regis Salomonis. Il me fit considerer l’immensité de la science, qu’il renfermoit, & de quelle maniere l’homme s’approchoit de Dieu par son moyen ; mais il me découvrit qu’il y auroit dans la suite des temps de faux Sages qui la corromproient à l’instigation des demons, qui les abuseroient par des illusions & des prestiges ; Jaloux de voir les hommes joüir des effets avantageux de cette science merveilleuse, & les obligeroient à abandonner le commerce qui est permis avec les bons Genies, lesquels sont sans cesse attentifs à veiller à nôtre conservation. Dés qu’il eut achevé ce discours, je le vis s’élever au Ciel, enveloppé d’un nuage de feu, & je restay fort consolé des lumieres qu’il venoit de me communiquer. Aussi-tost je fis appeller les Sages, qui m’avoient accompagné, je travaillay en leur presence à expliquer ces emblêmes mysterieuses, & je traçay toutes les figures necessaires à faire les operations. Chacun prit la plume pour copier mes commentaires, & fut M ij

140 Histoire de Geofroy ravi de joüir de ce tresor. Ils ne l’eurent pas plûtôt en leur possession, qu’ils songerent à s’en retourner à Babillone, & emporter au plus vîte ces precieux cahiers, qu’ils estimoient plus que la conquête de toute la Province. Cependant les peuples de Gades, qui se voyoient traitez humainement par leurs Conquerans, me prierent de leur donner un chef; je leur laissay Carathuse pour les gouverner. La pluspart des troupes qui nous avoient suivies, voulurent rester à sa solde ; je demeuray encore quelque temps avec luy, pour affermir son gouvernement : ensuite je m’en allay chercher une nouvelle gloire à travers de nouveaux perils. Les Sarazins faisoient en ce tempslà de grands exploits : Ces guerriers, commençoient à s’acheminer pied à pied à la Monarchie Universelle. J’avois vû autrefois Saladin au grand Caire, & quoy-que je ne fusse pas de sa nation, il avoit de l’amitié pour moy. Il me pria de l’accompagner dans l’expedition de la conqueste du Royaume de Jerusalem, qu’il meditoit. Je le suivis ; j’ay assisté à tous les combats qu’il a donnez, & à tous les sieges qu’il a faits. Comme j’avois conduit celuy de Ptolemaïde, il m’en donna le gouvernement aprés la prise, se doutant bien qu’on feroit des efforts pour reprendre cette place importante. Ce fut alors que me voyant tranquile, je priay mon ami Carathuse de venir me trouver ; il a eu le chagrin comme moy, de nous voir assiegez, & pris. Saladin avoit esté heureux jusqu’à vôtre arrivée en ce pays Seigneur : nous sçavons qu’il n’y a que vôtre étoile seule, qui le domine. Geofroy admira les évenemens miraculeux de la vie de Zoés ; Il le regarda comme un homme digne d’une grande veneration ; Il luy dit qu’il étoit vray qu’ils avoient tous deux le malheur d’avoir esté vaincus, mais qu’ils étoient maistres de leur liberté ; qu’il feroit tout son pouvoir pour adoucir les travaux qu’ils avoient soufferts, & que toute la grace qu’il leur demandoit, c’étoit de rester encore avec luy quelque temps.

* Joppe, ou Jaffa, à deux lieuës de Jerusalem, estoit anciennement une jolie ville. Son nom le témoigne, puisqu’il signifie en Hebreu beauté, & ornement. Elle estoit bâtie sur un promontoire. Son port est bon. On y transportoit du Liban par mer, tous les bois & les pierres pour la construction du Temple. Le port subsiste toûjours, mais la ville est maintenant ruinée.

* L’Histoire de Chypre imprimée en 1580. page 121.

[1] La même histoire p. 121. dit que ce fut 14. ans après.

[2] Ibidem.

* S. Thomas d’Aquin dit, que les commerces avec ces Esprits peuvent estre non seulement feconds, mais que les enfans qui en naissent sont d’une nature genereuse & heroïque. Lactance est de ce sentiment, & plusieurs autres Auteurs graves.

[3] Zoroastre étoit Empereur des Bactriens, & fort entendu dans les secrets de l’Astronomie. Ce fut luy qui la fit connoistre le premier aux hommes.

[4] Apollonius, natif de Tianée, bourg de Capadoce, vivoit dans le premier siecle. Philostrate,qui a écrit sa vie, en dit des merveilles, dont la pluspart sont confirmées par S. Jerôme, & S. Justin le martyr. Entr’autres il prédit à Domitien qu’il seroit Empereur : quelque temps aprés ayant choqué ce Prince, il ordonna à ses gardes de s’en saisir, mais il disparut. Enfin haranguant un jour dans Ephese devant les Ambassadeurs de l’Asie, il s’arrêta au milieu de son discours, & s’écria, Frappe, frappe le Tyran. Ensuite il assura que Domitien venoit d’estre tué à Rome ; ce qui se trouva vray, & arrivé au même moment qu’il l’avoit dit.

* Paracelse, un des plus grands Cabalistes qui ait jamais esté, dit à ce sujet des choses étonnantes, & dont il a fait aussi des épreuves sur sa personne.

* Cette opinion convient à ce qui est dit de S. Paul, qu’il fut ravi au troisieme Ciel, il faut croire que ce fut au plus élevé.

[5] On trouvera icy presque toute la Physique ancienne & moderne renversée, mais les nouvelles opinions que j’avance sont probables, & sont un jeu dans cette Histoire qui ne paroistra pas désagreable.

[6] Ceux qui s’étudient à les compter, soûtiennent qu’il n’y en a que mille vingt-deux.

* L’Astronomie assure qu’elles sont cent quinze fois plus grandes.

* Les Astronomes disent à ce sujet, qu’une étoile du firmament sous l’Equateur, telle que pourroit estre l’une de celles qu’ils nomment les trois Rois, entraînée par le mouvement de son ciel, fait chaque heure plus de quinze cens mille lieuës françoises, & le prouvent en disant que ce ciel a 88000. diametres de la terre, ensuite les divisant en 24. heures que cette étoile employe à faire tout ce tour, ils trouvent qu’elle fait par heure 3666. diametres de la terre, & plus. Or soûtenant que chaque diametre de la terre vaut 290. lieuës Françoise, ils multiplient l’un par l’autre, & concluënt par leur suputation, que cette étoile fait pendant chaque heure, un million soixante ¬ trois mille cent quarante lieuës françoises. Et on ne peut douter de cette verité, si la quantité de diametres a esté mesurée sur les lieux pour estre juste.

[7] Copernic n’a fait que renouveller ce systême. Hiparcus l’avoit soûtenu avant luy. Les Anciens ont dit tout ce que nous disons, & même il y a une grande quantité de leurs découvertes qui ne sont pas parvenuës jusqu’à nous.

[8] Arcane est un terme usité dans la science de la Cabale, & signifie un secret caché aux hommes.

* Les Grecs nomment cette maniere d’image du Soleil l’arelie, & celle de la Lune Paraseline.

* Cette foiblesse est prouvée par l’action d’un bucheron, à qui de loin on voit donner un coup de cognée pour abbattre un arbre, & l’on n’entend le coup que quelques momens aprés. L’effet du canon est encore plus fort. On y voit mettre le feu, & l’on n’entend le coup de long-temps aprés, quoy-que le boulet soit placé à l’endroit où il doit arriver, aussi-tost qu’on a apperçû la lumiere.

* Les pilotes les nomment aujourd’huy le feu saint Elme ; & comme ce sont gens superstitieux, qui croyent que des Sorciers peuvent s’envelopper de ces feux pour leur nuire, ainsi qu’ils en racontent plusieurs histoires, ils ont coûtume de les conjurer en recitant l’Evangile de S. Jean ; & de les poursuivre même avec des espontons & des épées, lorsqu’ils s’abattent sur le vaisseau, & vont rouler dans toutes les chambres, où ils se cachent quelquefois, & reparoissent ensuite. On a vû des choses étonnantes à ce sujet.

* Ceux qui ont descendu dans les mines de Hongrie, dans la montagne de cuivre en Suede, & ailleurs, assurent qu’il y fait tres-chaud : ce qui prouve la force du feu central. Plus on creuse avant dans la terre, plus on en ressent la chaleur.

[9] Contre cette opinion, on rapporte l’Histoire de Nicolas Flamel, copiste dans Paris, qui acheta un vieux livre 40. s. & lequel enseignoit à faire de l’or : mais qu’étant plein de hyerogliphes qu’il n’entendoit pas, il s’en alla par le monde pour en chercher l’intelligence ; & que l’ayant trouvée, il revint à Paris, où il travailla à ce grand œuvre, & y réüssit le 17. Janvier 1340 fonda 14. Hôpitaux, sept Eglises, maria quantité de pauvres filles, fit de grandes aumônes, puis brûla son livre, dans la crainte qu’il ne fist plus de mal que de bien, & mourut en bon Chrestien. Il est representé au naturel sur le portail de l’Eglise de sainte Genevieve des Ardens, & à S. Jacques de la Boucherie sa Paroisse.

[10] Il y a plusieurs cavernes dans le Perou, d’où sortent ainsi les vents ; dans les Isles Eolienes sur les costes d’Italie ; dans les Alpes maritimes de la Provence ; dans la Province de Galles en Angleterre, & c.

* On a vû des temps où ce Volcan avoit tant de matiere, qu’elle s’ouvroit des passages en divers endroits au pied de la montagne, d’où sortoient des ruisseaux de bitume enflammé, qui calcinoient la terre sur laquelle ils passoient, faisoient disparoistre les villages qui se rencontroient sur leur route, & se rendoient dans la mer. La ville de Catane pensa perir en 1669. dans un pareil embrassement, mais elle en fut quitte pour un bastion que cette matiere entraîna.

* Les Anciens nommoient ce fleuve Alphée. On l’appelle aujourd’huy Carbon. Il coule dans le pays d’Elide, & l’on connoist que c’est le même qui vient joindre ses eaux à celles d’Arethuse, parce que souvent on y retrouve des choses qu’on a jettées dans le lieu où il s’abîme. Virgile au liv. 3. de l’Eneïde, dit qu’en effet ce fleuve s’est fait un chemin par dessous la mer, pour aller trouver Arethuse. Occultas egisse vias subter mare, &c. Cette merveille a donné lieu à la fable qu’on a faite.

* On trouye des Tritons bien faits dans le Bresil, & au dessous de la Baye de tous les Saints, à l’embouchure des rivieres. Daviti rapporte qu’en 1500. prés l’Isle de Manar, du costé de Goa, des pescheurs prirent 7. Tritons, avec 9. Sirenes, & que le P. Henriquez Jesuite, en fit dissequer un de chaque espece. Ils furent trouvez interieurement & exterieurement, semblables à nous. Qu’à la verité leur teste sortoit de leurs épaules sans cou ; mais qu’ils avoient les oreilles & la bouche comme nous, les dents fort blanches, les yeux un peu enfoncez, & le nez un peu plat ; l’estomac large. & la peau blanche. Les bras longs d’environ trois pieds, sans coudes, sans mains, & sans doigts, & avoient du poil par tous les endroits où nous en avons. Le bas finissoit en poisson. On rapporte que dans ces derniers temps on à vû un Triton prés de Belle-Isle, qui étoit tres bien fait : il avoit les cheveux blancs,  & une barbe qui luy venoit jusqu’à la ceinture. Il se laissa voir long-temps, & même approcher ; mais se sentant pris dans un filet, il le rompit. Vous trouverez une histoire bien plus surprenante d’un homme marin, dans les Annales Ecclesiastiques de M. l’Evêque de Sponde, & laquelle est citée aussi par le Pere Fournier.

* Il est naturel de croire que cette mer à quelque communication semblable, parce qu’elle ne reçoit des eaux d’aucun endroit, pas même de rivieres considerables. Toutefois cette communication avec la Mediterranée me surprend, puisque le pont Euxin en est plus prés, il faut que les prodi gieuses montagnes, qui les separent, y apportent un obstacle par la profondeur de leurs racines.

* Ces machines hydroliques, & toutes naturelles, se font voir en plusieurs lieux, & particulierement au mont Senis, dont le sommet forme une esplanade si grande qu’on y a établi une poste. On y voit aussi un lac spatieux, d’où sort une riviere, qui se nomme la Cinizele, laquelle prenant son cours du costé de l’Italie, se rend dans la Doire à Suze.

* Ce livre est maintenant perdu. Les Sages ont voulu sans doute le soustraire aux impies, lorsqu’ils ont vû qu’ils en abusoient. Celuy qui paroist aujourd’huy sous le même titre, est entierement corrompu, & plein de necromance : de sorte qu’il n’y a point de Chrestien, qui puisse jetter les yeux dessus sans horreur. La Preface seule ne paroist point avoir esté alterée. Elle est belle. Salomon parle à son fils, & commence ainsi : Recordare fili mi Roboam, &c. Elle contient le recit de cette découverte, ainsi que je le rapporte, & nomme ce livre, Secreta Secretorum.

Chapitre IV

Prise de Samarie par les Chrestiens. La peste fait un grand ravage dans leur camp. Saladin surprend la ville de Joppe. Geofroy d’un autre costé, met ses troupes en fuite, & fait prisonnieres, la belle sœur & la niece du Soudan. Le vainqueur devient amoureux d’une de ces Princesses. Avantures avec la Reine d’Angleterre à ce sujet. Furieuse bataille gagnée par les François seuls contre Saladin.

POur reprendre la suite de nostre discours, Samarie qui étoit battuë par deux breches, fut enfin forcée à capituler, & la garnison faite prisonniere de guerre. Saladin eut le déplaisir de n’avoir pû la secourir, parce que la vigilance de Geofroy l’observoit sans cesse, & qu’il craignoit d’en venir aux mains avec ce Heros. On trouva dans cette ville un grand nombre de toute sorte de munitions, & elles y furent laissées dans le dessein de faire le siege de Jerusalem. La prise de cette place attira celle de plusieurs autres forteresses voisines. Mais ces heureux commencemens se virent encore échosez par la désunion des Princes, Chrestiens.

Le Roy de France ne pouvant plus supporter l’arrogance du Roy d’Angleterre, dont l’Histoire de cette Croisade dit les raisons, monta sur les Saleres de Genes, & se retira, laissant Otton Duc de Bourgogne, son Lieutenant General, avec dix mille fantassins, & cinq cens chevaux. Outre cela la peste se mit dans le camp avec tant de fureur, qu’elle y fit un terrible ravage.

Les troupes de Lusignan, que Geofroy, commandoit avec ses freres n’ayant pas encore joint l’armée de la Croisade, furent preservées de ce malheur ; mais ce qu’il y eut de facheux, c’est qu’elles n’oserent avoir de communication avec elle. La garnison de Samarie, qui étoit nombreuse, ne voulut point aussi souffrir les troupes du camp, & ferma les portes de la ville, aprés avoir mis dehors quantité de munitions.

Saladin, qui fut informé de l’état où les Chrestiens se trouvoient, retint aussi ses troupes dans ses retranchemens, de peur qu’on ne luy amenast quelque prisonnier, qui eût infecté son armée. Ainsi l’on voit combien cette maladie est à craindre, puisque les amis, & les ennemis, fuyent également ceux qui en sont attaquez.

Le Soudan laissa donc agir la maladie ; Elle travailla puissamment pour ses interests, & le malheur voulut qu’elle le servît avec trop d’ardeur : car elle enleva un nombre considerable d’Evêques, & de Seigneurs ; on en compta plus de cinquante, & trente mille hommes au moins. Pendant que la peste faisoit ce ravage dans le camp des Chrestiens, les Mahometans détruisoient le reste des forteresses, qui étoient en leur possession, & songeoient à munir Jerusalem de tout ce qui étoit necessaire pour soûtenir un siege, persuadez que les Chrestiens le tenteroient aussi-tost qu’ils seroient en état de l’entreprendre. C’étoit bien aussi leur dessein. Ils ne furent pas plûtost délivrez de leurs maux, qu’ils fortifierent Ascalon, Porphirie, & mirent une colonie de Latins dans Joppe. Les Chevaliers du Temple reparerent Gaza, qui leur appartenoit, & on laissa toûjours les munitions dans Samarie, avec une grosse garnison.

Mais pendant que cela s’executoit, Saladin faisoit mine de temps en temps de vouloir forcer Geofroy, & d’ailleurs il entretenoit des pratiques dans la ville de Joppe, parmy les Grecs, qui ne pouvoient s’accorder avec les Latins ; il s’y conduisit si adroitement, qu’il surprit le port, y fit entrer toutes ses galeres, & se rendit maistre de la ville.

Ce coup imprévû fut tres-rude : cependant Geofroy ayant appris que Saladin étoit occupé à cette expedition, vint attaquer son camp ; mais son frere qui le gardoit, & qui avoit ordre de l’abandonner plûtôt, que de risquer le peu de troupes qui luy étoient restées, n’attendit pas l’arrivée des Chrestiens ; il avoit de si bons espions pour l’avertir de leurs moindres mouvemens, qu’il décampa aussi-tost qu’il eut avis de leur marche, & se retira dans des lieux où Geofroy ne jugea pas à propos d’aller le combattre.

Il arriva une chose assez particuliere dans cette occasion. La Princesse Rosane, femme du frere de Saladin, étoit venuë voir son époux depuis quelques jours, accompagnée d’une fille qu’elle avoit, & elle étoit sur le point de s’en retourner à Damas, lorsque la nouvelle de la marche de Geofroy arriva. Aussi-tôt le General ne songeant qu’à mettre ses troupes en sûreté, les fit décamper à la hâte, & chargea un de ses Officiers de conduire Rosane avec un gros détachement ; mais la frayeur de l’arrivée des ennemis avoit surpris si fort cette Princesse, qu’elle s’étoit évanoüie, ce qui avoit retardé son départ ; & pour comble de malheur, une rouë de son char s’étoit rompuë en chemin, par la vitesse dont il rouloit, & l’avoit versée.

Ces accidens embarrassoient fort l’Officier. La foiblesse où se trouvoient les Princesses, les empêchoit de pouvoir se tenir à cheval : il les encourageoit neanmoins, & les pressoit à s’y déterminer ; mais pendant ce temps-là les coureurs de l’armée Chrétienne arriverent. Ils furent repoussez d’abord par l’escorte ; d’autres qui survinrent se joignirent aux premiers. Ils croyoient que ce détachement étoit l’arriere-garde du bagage ; & quoyqu’ils ne se vissent pas assez forts, l’ardeur de piller les porta à l’attaquer ; Ils le firent avec beaucoup de valeur, & furent repoussez une seconde fois avec perte considerable des leurs.

Le party qu’avoit pris le Commandant se voyant en rase campagne, avoit esté de disposer en rond à la queuë les uns des autres plusieurs chariots qu’il conduisoit, & de s’y enfermer comme dans un petit fort pour se défendre, jusqu’à ce qu’il pût avoir du secours, ou ne se rendre qu’à composition.

Enfin l’avant-garde arriva, commandée par Geofroy : ce Prince fut averti de la vigoureuse resistance, que faisoit le petit retranchement de chariots ; Il trouva de la fermeté dans l’action, & apprit que le Commandant ne vouloit se rendre qu’à luy. Il y alla, & les Sarazins mirent les armes bas à sa vûë. L’Officier vint rendre compte au Prince de sa commission, & luy dit de quelle maniere il l’avoit si malheureusemeut executée : ensuite faisant ouvrir ses troupes, il luy fit voir les deux Princesses couchées par terre, sans connoissance, car elles l’avoient perduë dés le premier choc des Chrétiens, & n’en étoient pas revenuës. Ce triste spectacle émut Geofroy, il donna ordre qu’on dressât ses pavillons en cet endroit, & qu’on fist venir au plûtôt ses Medecins. Ensuite considerant que les Sarazins s’étoient déja retirez au delà d’une riviere, sur laquelle ils avoient fait dresser des ponts dés le jour precedent, & qu’ils avoient mis encore un bois au devant d’eux, il ne jugea pas à propos de pousser plus loin.

Aprés avoir campé l’armée, son premier soin fut d’aller sçavoir l’état de la santé des Princesses, elles étoient revenuës de leur foiblesse, & il trouva auprés d’elles Zoés & Carathuse, qui tâchoient de les consoler, les assurant qu’elles n’avoient rien à craindre avec un Prince doüé de toutes les qualitez des plus grands Heros.

Les Princesses firent à l’abord de Geofroy, ce que la femme & la fille de Darius, observerent en pareille occasion, à la vûë du grand Alexandre, & Geofroy ne les receut pas avec moins de noblesse & de douceur, que ce Vainqueur des Perses en avoit usé avec la famille de cet infortuné Monarque. Il les plaignit de leur malheur, & leur promit de faire son possible pour adoucir leurs peines : ensuite il donna des ordres afin que rien ne leur manquât, & pria Zoés & Carathuse de tenir compagnie à ces Princesses, pendant qu’il iroit mettre ordre aux affaires de son camp.

En sortant du pavillon de Rosane, ce Prince y fit marcher un détachement de ses gardes comme pour luy faire honneur ; mais c’étoit pour s’assurer contre les surprises qui pouvoient arriver. La Princesse s’en douta, mais Zoés tourna la chose si adroitement, qu’elle se laissa persuader ce qu’on voulut, & n’en témoigna aucune émotion.

Quelques heures aprés on vit arriver un Heraut d’armes, qui venoit reclamer les Princesses, & proposer leur rançon. Geofroy répondit qu’il étoit bien le maistre de la regler, mais qu’il étoit de la bienseance de n’en rien faire sans l’avis des Princes ses alliez, & qu’il leur en donneroit incessamment des nouvelles.

Cette réponse étoit juste, toutefois elle avoit un autre motif que cette déference. Geofroy avoit beaucoup regardé la Princesse Elomire, fille de Rosane, & la mere, qui étoit une femme fort adroite, s’en étoit apperçuë, & l’avoit fait remarquer à Zoés, & à Carathuse. Elomire étoit assez belle, cependant Rosane la surpassoit en tout, & son âge ne luy faisoit aucun tort ; puisqu’elle n’avoit que quatorze ans plus que sa fille, qui en avoit quinze.

Rosane étoit du caractere des belles femmes, qui veulent seules attirer les yeux. Les frequens regards que le Prince avoit jettez sur sa fille, avoient trouvé moyen de la choquer, quoy-qu’elle fût alors toute occupée de son affliction. Elle n’eut d’abord aucun dessein ; mais dans la suite elle employa tous ses charmes pour se captiver son vainqueur, & réünir en elle tous ses desseins.

Quant à Elomire, elle ne s’étoit point apperçuë ni des regards du Prince, ni de la peine que sa mere en avoit euë : elle étoit d’un naturel tranquille, ennemy de l’embarras ; & même quelques jours aprés sa captivité, elle commença à regarder son sort, comme un état auquel elle devoit s’accoûtumer.

Pendant ce temps-là Geofroy voyant qu’il ne pouvoit combattre les Sarazins, trouva à propos de retourner dans son vieux camp, qui étoit bien fortifié, & fit agréer aux Princesses d’aller demeurer à Samarie, où on leur prepara un Palais. Elles y reçûrent la visite de tous les Princes, dés qu’on sçut leur arrivée. Le Roy d’Angleterre y alla aussi, & la Reine son épouse l’accompagna par curiosité ; elle se nommoit Gelase, & étoit fille du Roy de Navarre. Richard qui en étoit éperdument amoureux, avoit repudié la fille de Philippe Auguste à son sujet, quelque temps avant son départ, & avoit épousé Gelase à son arrivée en la Terre Sainte, où elle étoit venuë avec la Reine de Sicile. Cette Gelase étoit d’un naturel hautain. Elle entra chez Rosane en Souveraine, ne luy fit aucuns honneurs, & tint même des discours à cette Princesse fort humilians, au sujet de sa captivité, qu’elle nommoit durement un esclavage.

Geofroy, qui étoit present à cette conversation, ne pouvant souffrir les manieres imperieuses de la Reine, ni la mortification, ou ses termes incivils reduisoient les Princesses, répondit, mais d’un air galant, qu’il étoit surpris que la Reine crût qu’on pût reduire de si belles Dames en esclavage, elles qui étoient capables de charger de fers les Princes les plus fiers.

Cette réponse fit rentrer la Reine en elle-même, elle prit un visage plus gracieux, applaudit à la galanterie du Vainqueur, & l’avertit fort spirituellement de craindre les propheties. Cette pensée fit rire ceux qui avoient les mêmes sentimens, & donna la liberté de faire l’éloge de la beauté des Princesses, ce qui leur fit beaucoup de plaisir. La Reine ne put s’empêcher aussi d’en dire son sentiment ; & cela fut cause qu’on agita la question, sçavoir si les femmes étoient plus belles en Asie qu’en Europe.

Il n’y a qu’à voir vôtre Majesté pour en juger, dit Rosane à la Reine. Chacun applaudit à ce discours : car Gelase étoit une tres-belle femme, & c’étoit la raison qui l’avoit fait rechercher par le Roy d’Angleterre. Ensuite Geofroy prenant la parole, assura la Reine, qu’il falloit croire la Princesse à son aveu ; puisqu’étant elle-même la plus belle de l’Asie, elle décidoit en faveur des charmes de sa rivale.

Rosane, qui se sentoit déja fort obligée à Geofroy de ses premiers sentimens, luy voulut bon gré d’une décision si avantageuse. Dés qu’elle fut seule, elle repassa dans sa memoire les manieres galantes dont ce Prince avoit sçû faire rentrer la Reine dans les bornes de la civilité dont elle s’étoit éloignée à son égard, ce qui luy avoit esté fort sensible ; & elle se representoit les grandes qualitez de ce Heros, si estimées mêmes de ses ennemis : tout cela réüny, faisoit naistre dans son cœur des sentimens qui alloient plus loin que l’estime.

D’un autre côté ce Prince pensoit bien differemment. Ce qu’il avoit dit à l’avantage de Rosane, partoit seulement de l’honnête homme, qui doit avancer toûjours quelque chose d’obligeant

de Lusignan. 155 pour les Dames ; mais la pensée qu’il avoit euë touchant l’esclavage, étoit l’effet d’un cœur touché des beautez naissantes d’Elomire.

Au milieu de cette nouvelle passion, Geofroy ne perdoit pas ses ennemis de vûë, c’est-à dire qu’il envoyoit souvent en party, pour apprendre s’ils faisoient quelque mouvement ; & un jour il fut fort étonné d’entendre dire qu’ils venoient reprendre fierement la possession de leur ancien camp. Saladin étoit à leur tête, triomphant de son expedition de Joppe : il avoit grossi son armée d’un grand nombre de troupes, qui l’avoient joint. Geofroy apprit que le dessein de ce Prince étoit de forcer son camp, & ensuite d’assieger Samarie, pour délivrer les Princesses par la force, puisqu’on ne rendoit aucune réponse touchant leur rançon. Geofroy communiqua aussi-tôt cet avis à ses alliez, & ils vinrent tous le joindre avec la meilleure partie des troupes de la Croisade, laissans le Duc de Bourgogne à la garde du camp.

Le lendemain on vit paroistre les troupes du Soudan ; elles marchoient en bataille sur deux lignes, & formoient un front d’une aussi grande étenduë que les retranchemens des Chrestiens : chacun avoit son quartier à défendre ; & il avoit esté arrêté qu’on laisseroit approcher les Sarazins, jusqu’à la portée du trait sans faire aucun mouvement. Dés qu’ils y furent arrivez, on en fit pleuvoir sur eux des nuées terribles : ils soûtinrent neanmoins ces décharges avec fermeté, & marcherent toûjours en bonne contenance. Le Soudan donnoit ses ordres de tous costez ; il fit attaquer tous les retranchemens à la fois ; mais il n’y eut que deux bonnes attaques, & trois fausses.

Comme il n’étoit pas informé de la distribution des quartiers, ceux des deux attaques serieuses se trouverent commandez justement par le Roy de Jerusalem, & par Geofroy, ainsi l’on peut juger si les Sarazins furent bien reçus. Ils les attaquerent avec une fureur terrible ; mais ils furent repoussez avec une égale valeur. Saladin & son frere, conduisoient ces deux attaques, leur presence soûtenoit le courage des soldats, les échelles bordoient tout le retranchement : Ils y montoient en foule avec des heursemens épouventables : la rage de se faire tuer à cet assaut, rendoit le spectacle affreux ; on ne voyoit que des testes voler à terre, & des corps mutilez tomber à bas des échelles ; mais plus on en precipitoit, plus l’acharnement étoit grand à s’y porter les uns sur les autres ; & cela provenoit de ce qu’il n’y avoit que ceux, qui étoient parvenus au haut du parapet, qui voyoient le peril, car dés que les feux d’artifices furent arrivez, l’ardeur des assaillis fit ralentir celle des assaillans. Ces feux coulerent le long des échelles, & couvrans tous ceux qui les couvroient, ils se firent sentir depuis les premiers jusqu’aux derniers, malgré les boucliers qu’ils mettoient sur leurs testes, & par ce moyen on les vit bien-tôt abandonnées.

Le soldat rebuté retourne difficilement à la charge. Cette experience, obligea le Soudan à la retraite. Il perdit encore beaucoup de monde en se retirant, quoy-qu’il le fist avec precipitation ; mais ce qui pensa mettre la déroute parmy ses troupes, fut la crainte d’estre suivies par Geofroy. En effet si ce Prince eut pris dans ce moment le party de sortir de ses retranchemens, il est à croire qu’il eût mené les Sarazins battans jusques dans leur camp, puisqu’un seul détachement qui sortit, & qu’ils crûrent estre son avantgarde, leur donna l’allarme d’une telle force, qu’ils doublerent le pas à sa vûë, & abandonnerent une partie du bagage qu’ils avoient amené.

Cette victoire ne causa aucun chagrin à la Princesse Rosane, à cause de la douce habitude qu’elle s’étoit faite, de voir souvent un Prince qui avoit sçû luy plaire ; mais Elomire, malgré son naturel tranquille, parut émeuë de ce facheux évenement : prévoyant que leur liberté seroit plus difficile à obtenir des Chrestiens, si la fortune continuoit à se ranger de leur party. Elle ne se trompa pas. Geofroy se rendit plus difficile pour la rançon des Princesses, il la fit monter à si haut prix, qu’un second Heraut qui fut envoyé, se vit contraint de s’en retourner, sans espoir de pouvoir réüssir dans sa negotiation, & son retour infructueux donna à penser aux plus clairvoyans.

L’assiduité que Geofroy commença d’avoir chez les Princesses confirma les curieux dans leur soupçon. Quoyque ce Prince aimât Elomire, il avoit de grandes complaissances pour Rosane ; & cette Princesse s’attribuoit volontiers tous ses soins, à la maniere des belles femmes, qui croyent que tout leur est dû ; cependant elle remarquoit que Geofroy alloit souvent dans l’appartement de sa fille, & la cherchoit des yeux d’abord qu’il entroit dans un lieu où elle étoit.

Zoés & Carathuse étoient les confidens de cette passion ; & ils la servoient de tout leur pouvoir, parce qu’ils la connoissoient legitime, mais l’un & l’autre avoit bien de la peine à reduire cette jeune personne à donner son cœur à un Prince, qui n’étoit pas de sa loy, & qu’elle regardoit comme l’ennemy de son pere. Ajoûtez que cette Princesse, qui avoit beaucoup de jugement, avoit commencé à s’appercevoir que sa mere parloit toûjours de Geofroy avec éloge, & prenoit plaisir à le voir.

Quoy-que le Prince fût bien informé par ses confidens, que toutes ces contrarietez se trouvoient dans l’esprit de sa Maistresse, il ne laissoit pas de se rendre assidu auprés d’elle, & d’essayer à la vaincre à force d’amour. On pourroit s’étonner que ce Heros au milieu des horreurs de la guerre, ait esté accessible à cette tendre passion, si les Histoires n’étoient pas remplies d’exemples semblables, qui nous montrent que l’amour sçait se jouër ainsi des plus grands hommes.

Cependant Geofroy, qui accordoit tres-bien dans son cœur l’amour & la gloire, quelques jours aprés l’attaque de ses retranchemens, ayant eu avis que le Soudan faisoit conduire un grand convoy à Jerusalem, s’étoit allé mettre en embuscade à deux journées de la ville, où il avoit battu l’escorte, & avoit enlevé le convoy ; ce qui donnoit tant de terreur aux Sarazins, qu’ils n’osoient plus paroistre en campagne.

Au retour de cette expedition, ce Prince assembla un conseil general, où il representa que le convoy qu’il venoit de prendre, rendoit la garnison de Jerusalem fort allarmée ; & que si on l’assiegeoit dans cette conjoncture, il y avoit lieu d’esperer qu’on pourroit s’en rendre maistre. Que les prisonniers qu’il avoit faits, disoient qu’il y avoit peu de vivres dans la place ; & que la reputation que les armes Chrétiennes s’étoient acquises depuis l’arrivée de l’armée de la Croisade, donnoit une tres-grande facilité à cette entreprise. Cet avis fut unanimement approuvé : on prit toutes les mesures pour faire ce siege, les quartiers mêmes furent distribuez entre les Princes ; mais comme on avoit affaire à à tant de Commandans de differentes nations, on travailla lentement à l’execution de ce projet.

Pendant ce temps-là Rosane qui devenoit de plus en plus amoureuse de Geofroy, craignant qu’on ne conclud trop tost à sa rançon, cherchoit sans cesse des moyens pour en differer le Traité. Elle avoit en femme habile, des espions, qui l’avertissoient de toutes les démarches du Prince. C’est pourquoy il ne fut pas sorti du Conseil, qu’elle apprit le dessein qu’on y avoit formé. Cette occasion luy parut propre pour faire connoistre au Soudan, en luy donnant cet avis, qu’elle luy étoit utile où elle se trouvoit, & il ne luy fut pas difficile de faire passer un de ses domestiques au camp des Sarazins pour l’en informer.

Saladin profita d’un avis si important ; il travailla en diligence à jetter des munitions dans Jerusalem par mer, étant maistre de Joppe, et il fit charger au plûtôt des vaisseaux de tout ce qui étoit necessaire pour soûtenir, un siege de cette importance : ainsi la place se trouva munie avant que les Anglois se fussent emparez de leur quartier, qui ôtoit aux ennemis, la communication de la ville avec le port de Joppe.

Les Chrestiens furent dans une surprise incroyable, quand ils apprirent quelques jours aprés, que la place étoit ravitaillée. Le Gouverneur pour favorisser les convois continuels qu’on faisoit de Joppe à Jerusalem, avoit amusé par de frequentes sorties, les differentes troupes, qui prenoient possession de leurs quartiers, sans soupçonner qu’on travailloit en liberté du costé de Joppe à un tel ouvrage.

Le Roy d’Angleterre ne sçut que dire à ce malheur : cependant les Princes parlerent fort haut à son désavantage : on sçavoit que la Reine étoit cause de sa negligence. Richard avoit voulu l’aller voir à Samarie, avant de décamper ; & l’amour qu’il avoit pour cette belle Princesse, voulant se récompenser de l’absence, l’avoit obligé à rester auprés d’elle plus long-temps, que son devoir ne luy permettoit.

Geofroy parla comme les autres, & même avec un peu plus de chagrin, parce qu’il étoit fâché de voir avorter un projet si avantageux, & dont l’execution eut fait rentrer le Roy son frere, dans sa capitale, & les Chrestiens en possession des saints lieux. Les discours que ce Prince tenoit furent rapportez, à la maniere des flateurs de la Cour, à la Reine, qui s’en trouva fort offensée. La vengeance, comme l’on sçait, est l’inclination favorite des femmes ; & cette Princesse en cherchoit les occasions avec ardeur, lorsqu’un de ses Officiers luy apprit, qu’un party Anglois avoit fait des prisonniers, qui assuroient avoir entendu dire chez le Soudan, que Rosane avoit donné l’avis du siege de Jerusalem.

Il n’en fallut pas davantage à Gelase, elle en avertit son époux. Le Roy d’Angleterre, à la sollicitation de sa femme, qui vouloit chagriner Geofroy par son endroit sensible, pria tous les Princes de s’assembler ; les prisonniers furent interrogez en leur presence, & déclarerent la même chose. On fut fort surpris de cela, & le Roy representa combien il étoit dangereux de laisser des prisonniers de cette importance, agir en toute liberté : ensuite il proposa de renfermer Rosane dans la forteresse de Ptolemaïde.

Le Duc de Bourgogne répondit, que la declaration de ces prisonniers n’étoit pas assez sûre, ni quand elle seroit vraye, assez forte, pour traiter si indignement une Princesse, qui étoit libre & retenuë seulement sur sa bonne foy. Que c’étoit à eux à tenir leurs avis plus secrets, & ne les pas répandre, comme on faisoit toûjours, à la sortie des conseils.

A ces mots, Geofroy prenant la parole, dit que le Conseil que l’on convoquoit, pourroit plus justement estre employé à trouver des remedes au mal qu’on venoit de faire à la Chrestienté, & lequel étoit d’une nature à ne pas se guerir facilement.

Ce discours fit élever un bruit sourd, qui témoignoit le mécontentement qu’on avoit de la negligence du Roy d’Angleterre, qui avoit fait manquer un si beau coup. D’un autre costé ce Prince fut fort chagrin contre Geofroy du ton qu’il venoit de prendre dans l’accusation tacite qu’il avoit faite contre luy publiquement : & voilà en quoy les hommes sont injustes. Richard vouloit bien mortifier Geofroy, en proposant de renfermer Rosane dans une étroite prison ; & il trouvoit mauvais que ce Prince s’en ressentît.

Cependant les choses n’en demeurerent pas-là. La Reine jetta feu & flamme contre Rosane, qui garda un profond silence par deux raisons. La premiere, qu’elle se sentoit coupable de ce qu’on l’accusoit. La seconde, que son état present l’obligeoit à souffrir. Tous ceux qui étoient dans le party de Geofroy, faisoient passer ce silence, pour une grande moderation, & le Prince alloit chez Rosane à son ordinaire. L’amour extrême qu’il avoit pour Elomire, de laquelle il commençoit à estre regardé de bon œil, fit qu’il soûtint tout ce qu’on pût dire au désavantage de sa mere ; & d’autant plus que cette Princesse assuroit toujours qu’elle n’avoit point donné cet avis.

L’opiniâtreté à nier cette verité, obligea le Roy d’Angleterre à députer en particulier vers le Soudan, sous pretexte de reclamer des prisonniers Anglois ; l’Officier dont il se servit pour executer cette commission, étoit un homme subtile, & qui possedoit la langue Arabe : il luy donna ordre sur tout de s’informer adroitement des domestiques de Saladin, de ce qu’il vouloit sçavoir en leur faisant connoistre que le Soudan avoit fait un grand coup dans l’entreprise de munir Jerusalem, & aprés avoir découvert le mystere, qu’il les avertiroit en confidence, qu’on étoit sur le point de renfermer les Princesses dans la forteresse de Ptolemaïde, parce que Rosane étoit soupçonnée de mander tout ce qui se passoit.

L’affaire réüssit comme elle avoit esté projettée. Le Roy d’Angleterre, sçut positivement que c’étoit Rosane, qui avoit donné l’avis, & il arriva ce que la Reine souhaitoit : car le Soudan averty par les siens du dessein qu’on avoit pris contre Rosane, dépêcha un de ses principaux Officiers, avec un plein pouvoir de traiter pour le rachat des Princesses, aux conditions que les Chrestiens le trouveroient à propos. L’arrivée de ce Député étonna bien des gens, & sur tout Rosane. Elle fit ce qu’elle put pour empêcher Geofroy d’écouter les propositions du Soudan. C’étoit aussi son intention, mais le Roy d’Angleterre faisoit entendre à tous les Princes, que les offres de Saladin étoient trop avantageuses pour les refuser : aussi chacun se rendoit à une verité si plausible, & lorsque dans un conseil que l’on tint à ce sujet, on demanda à Geofroy son avis, il prefera sans balancer l’utilité publique, à l’interest de son cœur, consentant qu’on reçût l’argent comptant qu’on proposoit de donner, avec la liberté du nombre de Chrestiens dont on étoit convenu.

Il est difficile d’exprimer la douleur que Rosane ressentit de la conclusion de ce Traité. En effet cette Princesse étoit d’autant plus à plaindre, quelle n’avoit personne à qui elle osast confier ses chagrins, qu’à celuy qui en étoit l’auteur.

D’un autre costé le Prince étoit inconsolable de se voir enlever Elomire ; & cette jeune Princesse, qui avoit enfin ouvert son cœur, comme je l’ay dit, aux empressemens de Geofroy, sentit pour la premiere fois, les peines que peut causer une absence prématurée.

Zoés & Carathuse s’occupoient à consoler ces amans. J’ay dit qu’ils étoient les confidens de cet amour naissant ; le Prince les en avoit fait dépositaires, & ne leur avoit jamais rien déclaré des feux illegitimes de Rosane, qu’il tâchoit seul d’éteindre par toutes sortes de moyens ; mais plus il faisoit des efforts pour y réüssir, & plus cette Princesse se livroit aux extravagances de sa passion.

La Reine d’Angleterre, qui avoit gagné des espions pour sçavoir ce qui se passoit chez les Princesses, étoit informée que Geofroy n’en bougeoit, & qu’ils étoient tous dans la derniere consternation, d’où l’on peut juger si son cœur nageoit dans la joye.

Dans ces entrefaites le Député de Saladin arriva avec la rançon promise, & les esclaves, au nombre de mille, ou environ, qui étoient tout ce qui restoit entre les mains des Sarazins depuis la derniere échange qu’on avoit faite avec eux.

Ce fut alors que Geofroy considerant qu’il alloit se separer, peut-être pour jamais, d’une Princesse qu’il adoroit, se sentit penetré d’un vray chacrin ; & si la gloire ne se fût opposée à la violence de sa passion, il auroit declaré à ses freres, & à ses amis, l’état où il se trouvoit, & se seroit servi de tout son pouvoir, pour retenir des prisonnieres, que le sort des armes luy avoit acquises.

Ce Prince rempli de cette moderation heroïque, alla faire ses adieux aux Princesses separément ; & comme il avoit des mesures à garder avec Rosane, pour ne pas se la rendre contraire, il reçut toutes les tendresses qu’elle luy témoigna avec des honnêtetez si grandes, qu’elle les prit pour tout ce qu’elles n’étoient point, & se laissa ainsi abuser facilement, pour flatter son amour.

Mais la scene fut toute autre chez Elomire. Geofroy malgré son grand cœur, fit paroistre toutes les foiblesses ausquelles un amant, veritablement touché, se livre dans une pareille occasion ; & la Princesse de son costé n’étoit pas moins penetrée de douleur, à la vûë d’une si rude separation ; mais la pudeur de son sexe n’en faisoit entrevoir qu’une partie à son amant : toutefois ce qu’il en voyoit, soulageoit infiniment ses peines. C’est une manie assez particuliere entre les amans, que dans ces sortes d’occasions, plus on voit souffrir l’objet aimé, plus on ressent de soulagement.

Zoés & Carathuse arriverent pendant que ces amans étoient en cet état & se juroient un amour éternel. Ces deux confidens sortoient de l’appartement de Rosane, & l’avoient fait consentir fort prudemment, qu’elle ne recevroit aucune visite, & partiroit au plûtôt. Geofroy approuva fort ce dessein, & les Princesses ne songerent plus qu’à leur départ. Enfin l’heure ayant esté marquée, que Rosane, & Elomire devoient quitter des lieux où elles laissoient la meilleure partie d’elles-mêmes ; Geofroy fit un détachement des troupes les plus lestes de son armée pour escorter ces Princesses jusqu’au camp des Sarazins, & leur faire tout l’honneur qui étoit dû à leur rang. Il pria aussi Zoés & Carathuse de l’accompagner. On peut croire que ce Prince fut presque toûjours le sujet de la conversation pendant tout le chemin ; c’étoit à qui se louëroit le plus de ses belles manieres, & des plaisirs qu’il avoit cherché sans cesse à leur procurer.

Le départ de ces Princesses tranquilisa un peu les esprits : cependant la Reine d’Angleterre jettant les derniers feux de son cœur vindicatif, ne put s’empêcher de parler à leur désavantage, quoy-qu’elle les vît éloignées, & fit repandre malicieusement de tous costez par ses émissaires, le recit de ce qui s’étoit passé entre elles & Geofroy, au moment de leur separation : Mais tous ces bruits faisoient éclater la vertu du Prince, au lieu de la ternir, chacun admiroit sa moderation, persuadé qu’il eût esté en son pouvoir de retenir ces Princesses malgré toutes les oppositions de l’envie, en cas que son cœur y eût pris interest ; & que s’il ne l’avoit pas fait, il n’avoit esté porté à cette generosité que par un esprit de paix.

Quelques jours aprés, le Conseil de guerre trouva à propos de joindre toutes les troupes ensemble, & de s’approcher de Jerusalem, pour voir quels mouvemens feroient les ennemis. Ce dessein paroissoit avoir une vûë juste : toutefois c’étoit une adresse du Roy d’Angleterre, pour affoiblir le pouvoir de Geofroy, qu’il s’imaginoit estre trop puissant, d’avoir une armée separée.

Geofroy quitta donc son camp, qui couvroit Samarie, & vint joindre l’armée de la Croisade, laquelle s’éloigna aussi en même temps de cette ville, & s’approcha de Jerusalem. Mais elle ne fut pas plûtôt arrivée dans son nouveau camp, que les Sarazins s’emparerent des retranchemens de Geofroy, quoy-qu’il eût eu la précaution de les démolir en les abandonnant. Le Soudan fit travailler jour & nuit pour les reparer, & s’y établir : de sorte que vingt-quatre heures aprés il se trouva hors d’insulte. Cette activité donna des soupçons, mais on ne penetra point les desseins de Saladin que quelques jours aprés, qu’il les fit éclater.

J’ay dit que ce Prince avoit reçû un grand nombre de troupes, plusieurs autres l’avoient encore joint depuis ce temps-là, si bien qu’il se voyoit six vingt mille hommes au moins, lorsqu’il vint s’établir dans ce nouveau camp. Les retranchemens de Geofroy n’étans pas suffisans pour contenir cette nombreuse armée, le Soudan poussa sa gauche vers le camp des ennemis, au devant duquel il fit plusieurs forts. Tout cela ne declaroit point encore son projet ; mais un matin on fut étonné de le voir marcher en bataille, laissant Samarie derriere luy, & étendant sa droite vers la gauche des Chrétiens.

A dire la verité, une si grande armée, qui surpassoit presque de moitié, celle qui luy étoit opposée, surprit d’abord. On crut qu’elle alloit attaquer le camp, & l’on trouva à propos de s’y renfermer ; mais ces troupes resterent tout le jour sous les armes dans cette contenance, faisant retentir l’air de tous leurs instrumens militaires ; & cependant un grand nombre de pionniers travailloit derriere elles, à des lignes de circonvallation, pour assieger Samarie, & à de bons retranchemens pour faire teste aux Chrestiens.

Ce fut alors que l’on commença à blâmer l’avis qu’on avoit donné de faire sortir Geofroy de son camp, les plus penetrans en rechercherent l’origine, on la reconnut, & l’on en sçut les raisons. Le bruit s’en répandit aussi-tôt parmy le camp : on joignit cette action à ce qui étoit arrivé du costé de Joppe, & le Roy d’Angleterre fut accusé ouvertement d’estre la cause de l’état fâcheux où l’on se trouvoit.

En effet la situation des affaires paroissoit fort triste. Samarie étoit assiegée, & les magazins generaux renfermez dans cette place, à l’exception d’une certaine quantité de munitions qu’on avoit eu la précaution d’en tirer pour estre plus à la portée du camp ; mais elle ne pouvoit suffire que pour quelques jours : ce qui obligea le Conseil de guerre à arrêter que l’armée se trouvant trop foible pour resister à celle des ennemis, & privée de ses magazins, il étoit necessaire qu’elle se retirât sous les murailles de Ptolemaïde, comme étant la plus proche de ses forteresses.

Geofroy, qui n’avoit pas coûtume de craindre les Sarazins, & de se retirer en leur presence, remontra que la retraite seroit dangereuse si les ennemis s’en appercevoient ; que des troupes qui fuyent sont à moitié vaincuës ; & que puisqu’on étoit assez malheureux de s’estre laissé reduire par des intrigues & des factions, à l’extrémité, où l’on se voyoit, le plus honorable, & le plus sûr, étoit de risquer un combat, plûtôt que de s’exposer à estre taillez en pieces, en prenant le party qu’on proposoit.

Cette remontrance fit revenir de leur opinion les plus courageux ; mais le grand nombre des ennemis, sur tout le manquement des munitions, étoient de puissantes raisons pour faire incliner à la retraite. Geofroy eut beau alleguer que la victoire ne se déclare pas toûjours pour les gros bataillons, qu’il suffit de mépriser son ennemy, pour le vaincre ; qu’ils avoient affaire à des troupes ramassées, la pluspart milices, sans discipline : & qu’enfin les Chrestiens combattoient pour la cause du Ciel, qui ne les abandonneroit jamais à la fureur des Infideles.

Ce discours étoit sensible, cependant il ne fut pas suivi ; & la retraite fut arrêtée pour la nuit suivante. Cette opinion étoit si fortement établie dans tous les esprits, que Geofroy ne put resoudre ses freres même à suivre son avis, & il ne trouva qu’Oton, Duc de Bourgogne, un des hommes les plus hardis de son temps, qui luy promit de ne le point abandonner, s’il vouloit entreprendre quelque action digne de leur gloire.

Geofroy embrassant Otton, luy déclara que son dessein étoit de laisser partir l’armée, & de rester dans le camp avec les huit mille hommes qu’il avoit, que pendant qu’elle marcheroit, il observeroit la contenance des Sarazins ; que s’ils paroissoient tranquiles dans leurs retranchemens, il la suivroit pour soûtenir l’arriere-garde en cas de besoin ; & que s’ils sortoient pour la combattre, il prendroit le chemin de leurs lignes, passeroit au travers, leur donneroit en queuë pour faire diversion, & se retireroit ensuite dans la place pour la défendre jusqu’à l’extrémité. Ce projet plut au Duc de Bourgogne, il voulut rester avec les Poitevins : de sorte que les François coururent seuls le hazard de cette journée, & en sortirent glorieux, ainsi que vous allez entendre.

Cependant les Rois voyans Otton dans cette resolution, & que ces deux Princes détachez affoiblissoient leur armée de dix-huit mille hõmes au moins, douterent s’ils poursuivroient leur dessein ; mais informez que ce gros détachement les soutiendroit, en cas qu’ils voulussent se mettre en marche pendant le jour, ce qui étoit plus honorable que pendant la nuit, l’armée partit le lendemain en bataille, & détacha plusieurs escadrons pour aller escarmoucher, quand elle seroit à la vûë des ennemis.

Le mouvement d’une partie de cette armée, qui se mettoit en marche, pendant que l’autre sembloit garder le camp, étonna les Infideles. Saladin assembla son Conseil, & l’on trouva à propos de ne point interrompre cette marche, qu’on n’eut vû à quoy elle se détermineroit. L’armée avança donc sans que rien s’ébranlât ; & lorsqu’elle fut à la hauteur de la droite des ennemis, les escadrons commandez allerent fierement jusqu’à la demie portée du trait faire leur décharge. Les Sarazins s’émurent à cette insulte ; & d’autant plus, qu’ils apperçûrent que la teste de l’armée Chrestienne se rangeoit en bataille pour faire face à leur droite ; mais ce n’étoit que pour couvrir les troupes qui suivoient, & leur donner le temps d’avancer, ce qui réüssit fort heureusement, car cette fierté suspendit encore pendant quelques heures la resolution des Sarazins.

Pendant ce temps-là Geofroy voyant l’armée fort avancée, & qu’il étoit necessaire de la suivre, sortit du camp, avec Otton, faisant retentir les airs du son de leurs trompettes ; & ces deux Princes marcherent d’un pas victorieux droit aux retranchemens des Sarazins, qu’ils trouverent presque dégarnis de ce costé-là, parce que Saladin s’étant transporté à l’endroit que les Chrestiens faisoient mine de vouloir venir attaquer, avoit pris le party de faire sortir toutes les troupes de sa droite pour les mettre en bataille ; & comme la ligne entiere filoit en hâte pour le joindre, Geofroy trouva jour pour la couper, & donnant avec furie sur tout ce qui se presentoit à son passage, il separa facilement cette armée.

Otton prit le soin de faire teste aux troupes qui arrivoient le long de la ligne, pendant que Geofroy tomba sur le Soudan avec une si grande valeur, qu’il l’étonna : aussi son état étoit tresperilleux. Ce Prince se voyoit entre deux fers, separé du reste de son armée, ses soldats épouvantez de se voir exposez aux coups d’un bras qu’ils redoutoient, & point de retraite à esperer.

Dans ces entrefaites l’armée Chrétienne considerant le desordre du Soudan, s’étoit avancée pour soûtenir sa cavalerie, & faisoit de terribles décharges sur les Sarazins. Alors la terreur les saisissant tout à coup, ils ne se trouverent plus capables d’écouter les ordres de leur General. Les uns s’abandonnerent à la fuite, sans sçavoir où trouver leur salut : les autres jettoient les armes bas, & demandoient quartier ; mais Geofroy en vainqueur experimenté, les faisoit passer tous au fil de l’épée, pour ne pas se charger de prisonniers au commencement d’un combat.

D’un autre costé Otton avoit eu bon marché d’abord des troupes, qui arrivoient en desordre ; mais quelque temps aprés se trouvans en grand nombre, & de braves Officiers à leur teste, il avoit besoin du secours que luy amena Geofroy aprés la déroute de Saladin. Alors ces troupes voyans ce renfort, & que le Soudan avoit pris la fuite, ne firent point de difficulté de l’imiter, & les François de les poursuivre l’épée dans les reins, faisans une boucherie effroyable le long des lignes.

A cette vûë l’armée Chrestienne quittant son dessein, suivit les pas des victorieux, & servit à ramasser les dépoüilles des vaincus ; lorsque Geofroy, & Otton couroient aprés la gloire, elle fit prisonniers tous ceux, que ses avant-coureurs du triomphe laisserent derriere eux. Enfin ce prodigieux nombre de troupes se vit dissipé avant que le jour finît, & il n’y eut que l’ombre de la nuit, qui sauva aux horreurs de la mort, les tristes restes de cette nombreuse armée.

Les Chrestiens aprés avoir rendu graces au Ciel d’une victoire si glorieuse, si complette, & si peu esperée, camperent sur les lignes des Infideles, ou pour mieux dire dans leurs pavillons, car ils avoient abandonné leur camp dans son entier, sans avoir eu le temps d’emporter la moindre chose.

Lorsqu’il fut question du campement, personne ne disputa, comme l’on peut croire, à Geofroy, & à Otton, la teste de l’armée, qui étoit le poste d’honneur ce jour-là ; & aussitost que les quartiers furent établis, tous les Princes & les Commandans vinrent congratuler, & remercier les victorieux d’avoir sauvé leur gloire, & peut-estre leur vie, dans une occasion si desesperée.

Le Roy d’Angleterre sur tout reconnut la faute qu’il avoit faite, & embrassant Geofroy, luy demanda son amitié, & un oubli éternel des chagrins qu’il avoit cru luy donner. Il étoit ravy que cette heureuse journée luy rendoit sa chere Gelase, qui se trouvoit enfermée dans Samarie, & en risque de se voir exposée à la mercy des Sarazins, où par un retour terrible, cette Reine si fiere auroit servy d’esclave à sa rivale.

Le lendemain on eut avis que Saladin s’étoit sauvé du costé de Jerusalem, & que par bonheur pour luy, la plus grande partie des fuyards avoit pris la même route, aussi étoit-ce celle qui leur étoit la plus facile, puisque l’armée des Chrestiens s’en étoit éloignée en prenant le chemin de la droite des Sarazins.

Quoy-que cette victoire fût tresgrande, elle ne décida rien : au contraire, le Soudan ayant ramassé les débris de son armée, se trouva plus fort qu’on ne s’imaginoit, parce qu’à quelques jours de là, aprés la revûë faite de ses troupes, il compta encore prés, de quatre-vingts mille hommes : ainsi c’étoit environ quarante mille morts, blessez, ou faits prisonniers, & même tués par les paysans, qui haïssoient les Sarazins à la fureur.

Ce Prince, qui n’avoit rien de plus important, que de conserver Jerusalem, fit des travaux surprenans pour se retrancher sous ses murs ; & il s’étendit encore du costé de Joppe, comme étant un poste d’une extrême consequence, & le seul d’où il pouvoit tirer les secours dont il avoit besoin. Pour cet effet il y fit construire de nouvelles fortifications, & donna ordre à toute son armée navale d’y venir.

On peut croire que ces précautions arrêterent les desseins que les Chrétiens pouvoient avoir de ce costé-là. Ils demeurerent dans leur camp de Sanarie, assez tranquillement, se contentans d’envoyer des détachemens vers les ennemis, & ils faisoient souvent des prisonniers, de qui ils apprenoient toutes ces nouvelles.

Chapitre V

Zoés, par une avanture toute extraordinaire, prend congé de Geofroy pour se retirer en Arabie. L’état des affaires contraint le Roy de Jerusalem à faire une tréve de dix ans avec Saladin. Amours de Geofroy, & de la Princesse Elomire, niece du Soudan. Avantures surprenantes à ce sujet. Geofroy retourne en France.

QUand Zoés & Carathuse apprirent que les deux partis étoient assez tranquiles, ils partirent de Damas, & vinrent retrouver Geofroy, qui fut bien-aise de revoir ces deux amis. Ils luy firent un recit exact de ce que Rosane & Elomire avoient fait depuis leur départ de Samarie, & luy dirent le chagrin extrême que la derniere avoit eu de le quitter ; Carathuse luy rendit aussi une lettre de cette Princesse, & cette agreable surprise luy fit plaisir : il l’ouvrit avec une marque d’impatience, & y lut ce qui suit.

Je me trouve bien bonne de vous écrire, aprés tout le mal que vous nous faites. J’avois resolu de ne plus vous aimer, mais qui peut tenir contre un Heros, qui sçait vaincre des armées formidables, & s’assujettir les cœurs les plus fiers. J’admire la conduite que l’amour a tenuë pour soûmettre le mien; tout puissant qu’il est, il sçavoit que seul, il n’auroit jamais eu le pouvoir de le reduire à faire ses volontez : il a emprunté le secours du Dieu de la guerre, cette Divinité m’a jettée entre vos bras, & ma liberté a esté le pride vostre victoire. Ce fut alors qu’ayant tout le temps de considerer vos grandes qualitez, elles acheverent de vaincre ce qui restoit de libre en moy, & ne dépendoit que de moy seule. Accoûtumé au triomphe, vous voulutes encore en triompher, & vous en eutes tout le plaisirEnsuite content de vostre gloire, vous souffrites que je reprisse ma premiere liberté ; mais où est celle que vostre vertu m’a ravie ? Je suis sortie d’auprés de vous chargée de chaînes plus pesantes que celles d’un esclavage visible. J’ay des peines & des inquietudes, que je ne sentois point avant que je vous eusse vûë ; ce n’est donc qu’une liberté apparente que vous m’avez renduë, rendez la moy toute entiere. Mais quoy : Il n’est plus en mon pouvoir de la reprendre. A Dieu. Mandezmoy si au milieu de vos glorieuses occupations, & chargé du soin de vos armées victorieuses, vous songez que je suis tristement separée de vous.

Geofroy se sentit penetré de cette lecture, & son amour augmenta de tout ce qu’il pouvoit augmenter. Le tour d’esprit qui paroissoit dans la lettre de la Princesse, luy plut beaucoup. Elle étoit tendre, & c’est ce qu’il faut pour soûtenir la passion d’un amant. Carathuse dit au Prince, que Rosane l’avoit aussi chargée avec empressement de le saluer ; mais Geofroy, qui connoissoit la passion, que cette Princesse avoit pour luy, ne voyant point de lettre de sa part, crut qu’elle n’avoit osé se hazarder à luy écrire par un homme, qui étoit fort consideré de son époux, & du Soudan.

Toute la soirée fut employée à s’entretenir de ces Princesses, & des nouvelles qui avoient couru de la défaite de l’armée de Saladin, qu’on croyoit encore plus grande qu’elle n’étoit. Le Prince fit à ses amis un recit naturel de l’action, leur raconta son origine, & montra le danger qu’il y a à celuy dont la puissance est absoluë, d’adherer aux sentimens d’une femme vindicative, & emportée.

Sur la fin de la conversation, Zoés dit à Geofroy, qu’il avoit eu avis par une voye extraordinaire, que sa mere étoit morte par une avanture fort étonnante, & dont il n’y avoit qu’un seul * exemple dans toute l’antiquité. Le Prince souhaitant sçavoir quelle étoit cette avanture, Zoés commença ce discours. Je vous ay entretenu, Seigneur, des mariages que les substances élementaires peuvent contracter avec les filles des hommes ; mais je ne vous ay pas dit que pendant ce mariage il ne doit jamais naistre d’une même femme deux enfans par deux grossesses differentes ; & la raison est que ces heureux Genies ne cherchent point à se multiplier comme font les hommes, ils sont bien aises seulement d’avoir un portrait d’eux-mêmes, quoy-que foible, dans lequel ils puissent se complaire, & leur servir à glorifier le Createur.

Quoy-qu’Amasis eût instruit ma mere de ce qu’il étoit important qu’elle sçût à ce sujet, pour s’y conformer. L’amour extrême qu’elle portoit à son époux, la violentoit quelquefois jusqu’à un point, qu’il avoit beaucoup de peine à moderer sa passion ; mais elle étoit pardonnable dans ses mouvemens. Je vous ay décrit la figure toute charmante, dont Amasis s’étoit revêtu pour se communiquer à Egerie. Pouvoit-elle apporter de la moderation à un amour, qui devoit estre sans bornes pour de si rares perfections ? Cet effort étoit trop difficile pour une mortelle.

Enfin ma mere ces jours derniers, joüissant de la presence heureuse de son époux, se sentit tout à coup si enflammée d’amour pour tous ses charmes, qu’elle le pressa de luy donner un second fils. Il luy remontra l’impossibilité de la satisfaire, à cause de la foiblesse de sa nature : il luy découvrit même le risque qu’elle couroit de la vie, s’il l’approchoit d’elle sans une préparation qui luy étoit necessaire pour moderer l’ardeur de son essence, & la reduire à un degré qu’elle fût capable de supporter. Rien ne la put appaisser, que l’accomplissement de ses désirs. Ainsi Amasis poussé à bout, ne put se défendre de ses empressemens ; mais cette amante infortunée ne l’eut pas plûtôt joint, qu’elle se sentit penetrée, d’une flamme devorante ; & elle fut consumée en peu de temps, sans qu’on pût y apporter aucun remede. J’ay sçû que tout son regret en expirant, avoit esté de ne pouvoir mourir entre mes bras, pour la consoler du départ de son époux, qui avoit disparu à ses yeux.

Cette triste avanture donna du chagrin à Geofroy. Ce Prince avoit beaucoup de tendresse pour Zoés, & se plaisoit infiniment aux entretiens de ce Sage. Il comprit bien qu’il alloit le quitter, pour mettre ordre à ses affaires domestiques ; & cette pensée augmenta son déplaisir ; mais comme il sçavoit que son ami auroit de la peine à luy déclarer son départ, il le prévint, & luy conseilla d’y songer. Zoés luy avoüa qu’il étoit dans cette resolution ; & prenant congé du Prince, il luy fit mille remercimens de luy avoir accordé si genereusement son amitié, & luy en demanda la continuation. Le lendemain il prit le chemin de Cerine ; mais Carathuse resta auprés de Geofroy, aimant mieux vivre avec cet amy, que de retourner à son gouvernement de Gades.

Dans le même temps la Reine d’Angleterre, toûjours agitée de son esprit de curiosité, voyant Zoés & Carathuse de retour, jugea que Geofroy avoit reçû des nouvelles des Princesses. Sa jalousie se reveilla aussi-tôt, elle rechercha ses espions, les mit de nouveau sur les voyes, & apprit qu’Elomire avoit écrit à son amant : ce fut par un des Valets de chambre du Prince, qu’on découvrit ce secret. Et c’est ainsi que les Grands, qui ne peuvent rien faire sans estre observez, sont toûjours trahis par ceux qui les approchent de plus prés.

La Reine n’osant plaisanter ouvertement des amours de Geofroy, s’en railloit en particulier avec ses familiers, & s’applaudissoit d’avoir travaillé si heureusement à l’éloignement des Princesses, dont la beauté avoit merité sa haine ; mais les railleries que Gelase faisoit dans son cabinet, se répandirent bien-tôt plus loin ; & comme les Princes ont toûjours auprés d’eux des courtisans, qui ne cherchent qu’à leur apporter des nouvelles, que souvent ils pourroient bien se passer d’entendre, on peut juger si les deux Rois, Geofroy même, & les autres Princes, n’en furent pas bien-tôt informez.

La moderation que Geofroy témoigna par son silence, les chagrina tous si fort contre la Reine, que les plus zelez luy en firent ouvertement des reproches. Richard voulut parler sur ce sujet, mais on le condamna d’avoir tant de foiblesse pour une folle, qui meritoit mieux d’estre renfermée, que de la laisser courir le monde.

Gelase enragée d’un traitement si public, persuada à son mari de retourner en Angleterre, le Roy de Jerusalem, qui étoit fort attentif à tout ce qui regardoit ses interests, fut averti de cette resolution : il sçut encore que les galeres de Venise, de Pise, & les vaisseaux de Frise, & de Danemarc, songeoient de même à retourner dans leur païs ; tout cela luy ôtant plus de quinze mille hommes, il resolut de faire une tréve avec le Soudan : aussi-bien étant retranché comme il étoit, on ne pouvoit l’entamer, & qu’ainsi son armée se consommeroit à ne rien faire.

Ce Prince ne consultant donc que ses freres, & le Duc de Bourgogne, envoya Carathuse comme un ami commun vers Saladin, avant qu’il eût nouvelle du départ des vaisseaux Chrétiens. Ce Sage ne commit point le Roy Guy. Il representa seulement au Soudan, l’état où le dernier combat l’avoit reduit, les travaux qu’il avoit esté contraint de faire pour se mettre à couvert de l’insulte des victorieux, il luy fit remarquer que Geofroy avoit un tel ascendant de fortune sur luy, qu’il étoit à craindre que n’ayant pû luy resister une seule fois, il pourroit à la fin succomber entierement ; & il ajoûta que toutes ces reflexions l’avoient porté à croire, qu’une tréve pourroit luy estre avantageuse ; qu’il osoit se flatter que s’il la proposoit de luy-même aux Chrestiens, il les obligeroit à y consentir, & qu’étant toûjours infiniment dans ses interests, il étoit venu le pressentir là dessus.

Saladin, qui avoit écouté attentivement ce discours, & en connoissoit la verité, remercia son amy de l’offre de service qu’il luy faisoit, & le pria d’y employer son entremise. Carathuse retourna donc au camp des Chrestiens, & fit signer aux Princes de Lusignan, & au Duc de Bourgogne, un Traité par lequel les deux partis s’accordoient reciproquement une tréve de dix ans ; & que pendant ce temps-là chacun joüiroit en toute liberté des places dont il étoit en possession, avec leurs dépendances, &c. Le Soudan souscrivit aux mêmes conditions ; & quelques jours aprés le retour du Plenipotentiaire, les vaisseaux & les galeres dont j’ay parlé mirent à la voile, & furent bien-tôt suivis des Anglois. Ce départ augmenta la tranquilité que la tréve donnoit ; on envoya toutes les troupes dans des quartiers, pour se rétablir des fatigues qu’elles avoient souffertes pendant une guerre si longue ; & l’on songea à mettre toutes les places en bon état.

Un mois aprés la conclusion de la tréve, le frere de Saladin mourut subitement, & jetta sa famille dans la douleur, car c’étoit un bon Prince, & fort aimé. Cette mort donna aussi du chagrin à Geofroy, parce qu’il sçavoit la tendresse qu’Elomire avoit pour son pere. Il voulut l’en consoler par une lettre qu’il luy écrivit, & ne trouva pas de meilleur moyen pour la luy faire rendre en sûreté, que de la confier à Carathuse. La tréve qui avoit réüni les cœurs, ou du moins avoit suspendu la haine, obligeoit les Princes aux civilitez reciproques, qui s’observent dans ces occasions. C’est pourquoy Geofroy s’en servit pour envoyer son ami faire compliment aux Princesses, & au Soudan, sur cette mort inopinée.

Saladin étoit à Damas pour lors. Carathuse luy fit son compliment ; & ce Prince le reçut avec les remercimens ordinaires, mais il trouva Rosane sur son départ pour l’Egypte. Ses affaires l’appelloient dans cette Province, & le Soudan l’obligeoit à aller y donner les ordres, que la mort de son époux luy demandoit.

L’Envoyé rendit à cette Princesse une lettre d’honnêteté, que Geofroy luy écrivit, sur la perte qu’elle venoit de faire d’un époux plein de merite, & regreté de tout le monde, ce qui devoit faire sa consolation ; mais ces complimens ne luy plurent pas, elle eût bien voulu trouver dans cette lettre des sentimens conformes aux siens ; la mort toute recente de son mary, n’apportoit aucun obstacle dans son cœur à cet égard. On voit des femmes de ce caractere.

La lettre que reçut Elomire étoit d’un autre style, Carathuse attendit un temps commode pour la rendre à cette Princesse. Aussi-tôt qu’elle l’eut, elle l’ouvrit avec une precipitation, qui témoignoit sa joye, & elle y trouva ces paroles.

Le sensible plaisir que m’a donné vôtre lettre, charmante Princesse, s’est vû cruellement troublé par la douleur, que je sçay que vous avez ressentie de la mort de celuy qui vous a donné la vie. Mais comme je me persuade que les premiers mouvemens que vous devez à la nature ont à present cedé à ceux que l’amour vous inspire, & qu’ainsi vôtre esprit est dégagé de l’accablement de ces tristes pensées, je reprens de même cette joye, dont la lecture de vôtre lettre m’a penetré ; & je veux bien vous avouër, pour soulager vos inquietudes, que vous êtes tres-vengée de celuy qui vous les cause. Vôtre vainqueur, par un retour merveilleux, se voit entierement soûmis par vos attraits ; & je vous assure que l’absence n’a fait qu’augmenter sa passion. Nous avons à present une tréve qui rétablit le commerce entre les deux partis ; & je n’y ay contribué que pour avoir le plaisir de vous voir. J’attends vôtre réponse avec impatience, pour m’y disposer, & faire paroistre à vos yeux un amour sans bornes, pour payer toute la tendresse que vous me témoignez. Adieu.

Il est aisé de juger du chagrin qu’Elomire reçut, d’apprendre que son amant se disposoit à faire le voyage de Damas, lorsqu’elle se voyoit obligée à suivre sa mere en Egypte. Elle s’en plaignit à Carathuse en des termes si touchans, qu’il s’en trouva aussi tout émû ; & s’efforça de la consoler : mais toutes ses raisons ne faisoient qu’augmenter sa douleur.

Cette Princesse affligée passa la nuit dans une agitation si forte, que le lendemain on luy trouva de la fievre. Le Soudan ayant esté informé de l’indisposition de sa niece, vint la voir, & conseilla à Rosane de differer son départ, jusqu’à ce qu’on eût vû à quoy cette émotion se fixeroit. Mais comme elle ne provenoit que d’une surprise, l’alteration cessa, lors qu’Elomire commença à se tranquiliser par les reflexions : de sorte qu’elle se vit en état de partir quelques jours aprés.

Cependant Rosane, à qui tout faisoit ombrage, consideroit la promtitude de la maladie de sa fille avec des soupçons, qui approchoient fort de la verité ; & pour l’approfondir, elle concilioit le temps que son mal avoit paru, avec les symptômes, qui l’avoient declaré, & les personnes qui y étoient presentes. La longue conversation que Carathuse avoit euë avec Elomire jointe aux assiduitez que Rosane avoit remarquées que Geofroy avoit euës autrefois pour cette Princesse, luy faisoient juger que ce confident luy avoit rendu une lettre qui la touchoit beaucoup, ou qu’il luy avoit tenu de sa part, des discours fort sensibles. Et de tout cela, elle concluoit qu’elle avoit une rivale en la personne de sa fille.

La dissimulation fut le party qu’elle prit : l’éclat auroit esté affreux, & puis se confiant à ses charmes, elle esperoit de faire tourner Geofroy de son costé, d’autant plus, qu’elle se voyoit en état de luy offrir la Souveraineté d’une grande Province pour prix de son cœur : ainsi pleine de cette confiance, elle luy écrivit une lettre toute conforme, & en chargea Carathuse, sans luy rien témoigner de ses soupçons.

Elomire fit aussi réponse à son amant. Et le confident se chargea de la luy rendre. Il fit souvent sa cour aux Princesses pendant qu’elles resterent à Damas ; & aprés leur départ, il prit congé de Saladin pour aller retrouver Geofroy. Ce Prince fut ravy du retour de son amy : il reçut de luy les lettres des Princesses ; & la premiere qu’il ouvrit fut celle d’Elomire, elle étoit conçûë en ces termes :

Vôtre lettre est venuë bien juste, mon cher, pour calmer la douleur que j’ay ressentie de la perte de mon pere ; mais en même temps elle m’a jetté dans le déplaisir extrême de voir avorter le dessein que vous avec de venir icy, par la cruelle obligation où je suis d’accompagner ma mere dans un voyage qu’elle va faire en Egypte, où ses affaires l’appellent, le chagrin que j’ay conçû de ce contretemps terrible, qui me prive de vôtre vûë, a causé en moy une revolution, qui a allarmé bien des gens, & auroit rompu ce triste voyage, si elle avoit eu des suites ; mais je n’ay pas esté assez aimée du Ciel pour me donner une bonne fievre, qui auroit duré jusqu’à vôtre arrivée. Il m’est venu dans la pensée d’en feindre une, ou quelqu’autre indisposition ; & j’ay vû qu’il me seroit impossible d’imposer aux Medecins, qui connoissent plus sûrement la réalité des maladies, que le moyen de les guerirAinsi je voy que mon destin est d’estre, long-temps separée de vous, si vous n’en corrigez la rigueur. Profitez de la tréve, que vous nous accordez pour venir voir nos Provinces, & faire par avance l’amour des peuples que vous pourrez conquerir un jour. Je juge par moy-même que vous n’aurez pas grand’ peine à vous soûmettre leurs cœurs. Que j’aurois de plaisir à vous voir le maistre de l’Univers :

A Dieu. Geofroy fut charmé des tendres sentimens de cette Princesse. Il se sentit même flatté des propositions qu’elle luy faisoit si adroitement. Un Heros est susceptible de ces sortes de pensées, & les conquestes ont bien des attraits pour luy. Mais le plaisir de voir cette Princesse toute charmante, l’emportoit sur ses autres idées, & luy faisoit prendre la resolution de l’aller voir dans quelque temps.

Ensuite de ces reflexions, ce Prince s’enquit de Carathuse, quelle avoit esté l’indisposition d’Elomire. Il fut bien aise d’apprendre que luy seul l’avoit causée. C’est un des plus considerables triomphes de l’amour que celuy-là, puisque c’est aussi la marque la plus sensible d’un cœur veritablement touché.

Aprés un long recit que Carathuse, fit à Geofroy des conversations qu’il avoit euës à son sujet avec la Princesse, & de tout ce qui s’étoit passé à la Cour devant & aprés son départ, Rosane ayant esté souvent citée pendant ce discours, le Prince qui craignoit d’ouvrir sa lettre, parce qu’il se doutoit de ce qu’elle renfermoit ; s’y resolut neanmoins, & y trouva ces paroles.

Je m’attendois bien, Seigneur à un compliment de vôtre part, au sujet de la perte que j’ay faite de mon époux ; mais j’esperois qu’il seroit suivi de certains sentimens, qui pouvoient merveilleusement soulager ma douleur : si vôtre cœur ne s’y sentoit pas porté, au moins la reconnoissance de toute la tendresse que je vous ay témoignée, devoit faire les fonctions de l’amour en cette rencontre, & abuser agreablement ma credulitéCelles de mon caractere aiment mieux un discours où brille la galanterie, qu’un plus sincere & trop sec. Enfin comme je vous aime, tout ingrat que vous étesje veux bien vous fournir une excuse plausible, qui est de dire, que le sujet qui a donné le fondement à vôtre lettre, est trop funebre, pour y en mêler un tout opposé. Vous voilà excusé, mais ce n’est que par un effort de passion : je suis libre de vous en faire une declaration ouverte à present, que je me voy maîtresse de moy-même, & que je puis vous offrir une couronne pour prix de vôtre cœur. Ne manquez pas de me faire réponse à Alexandrie, où je vais. A Dieu.

Geofroy, qui n’avoit rien de secret pour Carathuse avoit lû ces lettres tout haut ; ils furent l’un & l’autre également surpris de cette derniere. Elle renfermoit des choses d’une assez grande importance pour meriter de serieuses reflexions ; ce n’est pas que le Prince fût émû des offres pompeuses de Rosane ; mais il craignoit que les suites de cette passion, ne devinssent funestes à celle qu’il avoit pour Elomire, si jamais sa mere pouvoit en estre informée.

Aprés que Geofroy eut révé un moment, il dit,quel conseil me donne-tu, mon cher Carathuse, dans cette fâcheuse conjoncture ? Il m’est impossible de correspondre à l’amour de Rosane, quelque avantage qu’elle me propose. Carathuse qui prévoyoit aussi le malheur dans lequel la passion du Prince alloit jetter Elomire ; ne répondoit rien ; & Geofroy repassant tout ce qui luy venoit dans l’esprit à ce sujet, gardoit de même le silence, ils furent un temps dans cet état : ensuite le Prince pressant de nouveau son amy de luy dire son sentiment, Carathuse luy tint ce discours.

Puisque vous m’ordonez absolument, Seigneur, que je vous ouvre mon cœur sur une affaire qui me paroist de consequence pour vous ; il faut avant tout, que je vous fasse connoistre la difficulté de réüssir dans vôtre entreprise. La Princesse Rosane vous aime, & vous aimez Elomire. L’amour ne souffre point de concurrens ; la haine est toûjours mortelle entre deux rivales : c’est à qui se détruira l’une & l’autre ; ainsi jugez à quoy la jeune Princesse sera exposée, lorsque sa mere croira que vous la regardez avec indifference, pendant que sa fille fera tous vos empressemens.

Nous connoissons, Seigneur, le naturel de Rosane, elle se ressent de la grandeur des Ptolomées, dont elle tire son origine. Nous avons vû un terrible exemple de sa fierté dans la mort d’un Officier tres-considerable, qu’elle fit étrangler il n’y a pas long-temps, pour des raisons qu’elle ne voulut jamais declarer à son mary. Elle luy allegua seulement qu’elle étoit Souveraine, & qu’il se ressouvint que c’étoit elle qui l’avoit fait maistre d’une des plus grandes Prouinces de l’Asie.

Aprés cette action, jugez combien cette Princesse est dangereuse. Il est vray qu’elle aime beaucoup Elomire, & que c’est son unique heritiere ; mais un amour méprisé devient insensible aux mouvemens de la nature ; il n’écoute que la vengeance ; il poursuit ses victimes sans quartier, & la jalousie luy met un bandeau devant les yeux, pour les immoler indifferemment à sa rage. Ces reflexions faites, le conseil que j’ose vous donner, Seigneur, c’est d’abandonner vôtre entreprise, elle ne peut qu’estre funeste à l’objet de vôtre amour ; la Princesse Rosane ne souffrira jamais que sa fille triomphe d’elle à la vûë de toute la terre.

Ce discours fut d’un grand poids sur l’esprit de Geofroy : le portrait de Rosane l’effrayoit ; il avoit conversé, assez souvent avec elle, pour la connoistre capable d’une vengeance affreuse, & sur tout dans un sujet qui la touchoit de si prés. Ces pensées funestes faisoient resoudre ce Prince à ne la voir jamais. D’autre costé il luy étoit impossible de se défaire de l’amour qu’il avoit pour la charmante Elomire, & se resoudre en quittant la mere, à se priver de voir la fille le reste de ses jours.

Ce dernier sentiment le détermina, il voulut suivre son destin ; & son projet fut d’entretenir Rosane dans sa passion, par de simples complaisances, sans luy faire aucune promesse ; mais que dans le temps qu’elle le presseroit de conclure, ce qui ne pouvoit estre qu’aprés l’année de son veuvage, il feroit intervenir ses freres, & gagneroit le Soudan, pour representer à cette Princesse, que sa fille luy conviendroit mieux ; ainsi qu’il resterrit toûjours en faveur. Tout cela paroissoit bien concerté, cependant l’oracle de Carathuse prévalut, comme nous le verrons par la suite.

J’ay dit que Rosane s’étoit apperçûë que sa fille avoit eu des nouvelles de Geofroy, & qu’elle les avoit prises si fort à cœur, qu’elle en avoit esté indisposée : depuis ce temps-là elle l’avoit fort observée, non seulement pendant le chemin qu’elles avoient fait de Damas à Joppe, où elles s’étoient embarquées, mais encore aprés leur arrivée à Alexandrie, pour découvrir quelque chose de son commerce, & surprendre ses lettres ; mais la Princesse, qui étoit sur la défiance, ne les relisoit jamais : il luy suffisoit de faire souvent des reflexions sur ce qu’elles contenoient, pour soulager le chagrin qu’elle avoit de se voir separée d’un Prince qu’elle aimoit avec tant d’ardeur.

Enfin il luy arriva un accident, qui découvrit le mystere. Un jour que cette Princesse descendoit d’un escalier avec sa mere, qu’elle tenoit par dessous le bras, le pied luy manqua, & en tombant elle se heurta la teste contre une des marches avec assez de violence pour s’évanoüir. Aussi-tôt elle fut transportée dans son appartement : Rosane la délassant elle-même, sentit un papier à travers la doublure de son corps, & ne fit semblant de rien. On se servit de tous les remedes pour faire revenir Elomire, les Chirurgiens trouverent que la teste n’étoit point offensée, elle fut mise au lit ; & Rosane emporta le corps de sa fille, sans que ses femmes s’en apperçussent.

On peut s’imaginer avec quelle impatience, cette Princesse décousit la doublure, & avec quelle précipitation elle lut la lettre. Elle fut étonnée de voir que Geofroy parloit avec tant de confiance, que leur passion paroissoit toute formée, que la tréve étoit l’ouvrage de cet amour, & que le Prince n’envoyoit Carathuse que pour preparer sa route.

Tous ces desseins luy donnerent à penser. D’un costé elle s’applaudissoit que son départ avoit rompu leurs mesures ; mais d’autre costé faisant reflexion que sans ce voyage elle auroit vû cet ingrat, ce même départ luy donnoit pour le moins autant de déplaisir, qu’il en avoit fait à Elomire. C’est ainsi que l’amour a ses retours dans les cœurs qu’il a une fois soûmis.

Rosane fort chagrine, voulut neanmoins dissimuler, jusqu’à ce que la Princesse se portast mieux ; & dés qu’elle eut passé le temps que les Medecins prescrivent pour estre délivré des accidens qui peuvent suivre ces sortes de coups ; la malheureuse Elomire commença à entrer dans la carriere de ses travaux. Elle essuya d’abord tous les reproches qu’une mere severe peut faire à sa fille en pareille occasion, & ensuite toutes les insultes d’une rivale imperieuse. La Princesse ne sçavoit que répondre à des choses si bien prouvées ; elle dit seulement à Rosane avec beaucoup de modestie, qu’elle avoit crû pouvoir recevoir le cœur d’un Heros, que les plus grandes Dames de l’Univers feroient gloire d’accepter. Ces paroles choquerent Rosane, elle les regarda comme un reproche tacite que sa fille luy faisoit de l’amour qu’elle avoit elle-même pour Geofroy, ne doutant pas que ce Prince ne luy en eût fait confidence, & peutestre des sacrifices dans leurs entretiens particuliers. Voilà comme la jalousie interprete toûjours en mauvaise part les pensées les plus sinceres, & les tourne au désavantage de ceux qu’elle possede.

Je ne rapporteray point tous les mauvais traitemens que cette jeune Princesse reçut depuis le jour que Rosane s’expliqua avec elle, jusqu’à la nouvelle de l’arrivée de Geofroy à Alexandrie ; il suffit de dire qu’ils furent tres-mortifians. Mais lorsque cette rivale implacable eut appris par un courier que le Prince luy envoya, le dessein qu’il avoit de passer la mer pour la voir, & qu’elle eut vû une lettre extrêmement tendre que sa fille avoit reçûë par la même voye, elle la fit enfermer dans le lieu le plus retiré de son Palais, & renvoya le courier avec une réponse cadrante à ses desseins, qui étoient de dissimuler toûjours, afin de laisser venir Geofroy, & de s’en rendre la maistresse.

Au retour du courier, le Prince fut étonné de ne point recevoir de lettre d’Elomire, & d’apprendre de cet homme, qu’aprés qu’on luy eut rendu le paquet de Rosane, il luy avoit esté impossible de parler à la Princesse ; il jugea qu’il y avoit quelque chose d’extraordinaire ; Carathuse n’en fut pas moins surpris, & ils en parlerent long-temps. Enfin cet amy voyant que Geofroy étoit dans une peine extrême à ce sujet, se retira dans son appartement, pour travailler aux moyens de développer ce mystere. Ce Sage consulta sa science, & vint dire au Prince de quelle maniere Rosane avoit découvert le commerce de cœur qu’il avoit avec Elomire, la fureur qu’elle avoit fait éclater contre cette Princesse, & comme elle l’avoit renfermée dans une tour de son Palais.

De l’humeur dont étoit Geofroy, il vouloit, dans son premier mouvement, aller à force ouverte retirer sa maistresse de l’oppression ; mais Carathuse luy remontra que la violence étoit dangereuse dans cette occasion, puisqu’on pouvoit changer Elomire de prison, sur l’avis de sa marche, & la luy enlever pour jamais ; que le plus fûr pour vaincre Rosane, étoit de luy opposer une dissimulation pareille à la sienne, c’est-à-dire d’ignorer ses fureurs ; & aprés avoir pris de justes mesures, aller la voir, comme pour satisfaire à ses desirs.

Le Prince approuva le conseil de son amy ; & par bonheur les affaires se trouverent alors disposées pour favoriser ses desseins. Le Roy de Jerusalem se preparoit à aller en Chypre, & celuy d’Armenie à retourner dans ses Etats, pour disposer leurs affaires, à recommencer la guerre à la fin de la tréve. Quant à Geofroy, il s’offroit à avoir soin des places en leur absence, & entretenir la discipline militaire parmy les troupes.

Ainsi ce Prince aprés le départ de ses freres, se vit le maistre de ses volontez ; il fit venir à Ptolemaïde l’élite de toutes les troupes qu’il avoit sous son commandement, les fit passer sur ses vaisseaux ; & laissant le Duc de Bourgogne pour donner les ordres en son absence, il luy fit une fausse confidence, & s’embarqua avec Carathuse par un vent favorable, qui leur fit voir en peu de jours le port d’Alexandrie.

Les sentinelles qui étoient sur les tours, apperçûrent de loin les vaisseaux ; & lorsqu’ils furent assez prés, ils reconnurent les pavillons. Rosane en fut aussi-tost avertie, & se douta que c’étoit Geofroy. Elle fut surprise, de ce qu’il n’avoit pas détaché un brigantin pour luy annoncer son arrivée ; & comme elle étoit persuadée qu’il ne l’aimoit pas assez pour vouloir la surprendre agreablement, elle se figura qu’il avoit un autre dessein, & qu’il ne manqueroit pas de luy demander à voir sa fille dés qu’il auroit mis pied à terre. Cette pensée luy fit prendre la resolution de la faire transferer dans un château, qui n’étoit pas éloigné d’Alexandrie, mais où il n’iroit pas la chercher sans risque. Dans ce dessein elle alla trouver cette malheureuse Princesse luy parla avec beaucoup d’aigreur, & luy donna ordre de suivre le Capitaine de ses gardes, avec qui cette marastre avoit déja concerté pour s’opposer aux entreprises qu’on pourroit faire pour la luy enlever.

Aprés cette expedition, Rosane se tint tranquille, & Geofroy resolu à feindre, ne fut pas plûtôt entré dans le port, qu’il se mit en chalouppe avec Carathuse. Dés qu’il fut à terre, il alla droit au Palais de la Princesse, qui parut fort étonnée de le voir : cependant elle luy fit un accueil, qui répondoit aux sentimens qu’elle luy avoit écrits ; aussi ressentit-elle en le voyant, plus d’amour pour luy, qu’elle n’avoit encore fait.

Aprés les premiers complimens, le Prince demanda à Rosane où étoit Elomire. Elle sans balancer, répondit qu’elle l’avoit laissée prés de Damiette, avec une parente de son mary, dans l’esperance d’y retourner, lorsqu’elle auroit terminé quelques affaires à Alexandrie.

Geofroy ne fut pas content de cette réponse, cependant il dissimula, & prenant un air gratieux, il dit à la Princesse cent jolies choses pour luy plaire ; il l’assura que la douleur qu’elle avoit ressentie de la perte de son époux, n’avoit fait aucun tort à ses attraits ; & qu’au contraire, elle faisoit voir une nouvelle beauté depuis son veuvage.

Je suis ravie, Seigneur, luy répondit Rosane, que vous vous apperceviez que j’ay rappellé les Graces à vôtre arrivée. Avant cet heureux moment elles m’avoient tout-à-fait abandonnées. La mort d’un mary, la charge d’un Etat, & sur tout vôtre absence, leur avoient fait peur, & les avoient mises en fuite ; mais elles ne me quitteront plus, lorsque j’auray pour appuy un Prince aussi puissant que vous.

La soirée se passa ainsi dans une conversation agreable, Carathuse y étoit en tiers, & flattoit aussi la Princesse sur ses nouveaux charmes : cependant comme le cœur du Prince n’étoit pas touché pour Rosane, les discours de galanterie furent bien-tôt épuisez, il se jetta sur les nouvelles, & raconta entr’autres à cette Princesse, tout le chagrin qu’avoit reçû la Reine d’Angleterre avant son départ, ce qui luy fit plaisir. Enfin la nuit étant avancée, la Princesse proposa à Geofroy d’aller prendre du repos pour se délasser des fatigues de la mer, & le Prince se retira dans l’appartement qu’on luy avoit preparé.

Il n’y fut pas plûtôt, que s’enfermant avec Carathuse, il luy fit voir un emportement outré au sujet des traitemens barbares, que sa maistresse recevoit, & proposa à cet ami de songer aux moyens de la délivrer de l’endroit où elle étoit détenuë dans ce Palais : mais Carathuse qui avoit déja consulté sa science à ce sujet, & étoit informé que la Princesse avoit changé de prison à leur arrivée, dit à Geofroy le lieu où on l’avoit transferée, qui se nommoit la tour des Arabes : c’étoit un château dont on voit encore aujourd’huy les ruines. Il étoit tres-fort, & situé sur le bord de la mer, à deux lieuës d’Alexandrie.

Ce Prince fut surpris à cette nouvelle ; mais Carathuse qui connoissoit son naturel violent, le pria de le moderer, jusqu’à ce qu’il luy eût rendu un compte assuré de l’état où se trouvoit Elomire, luy disant que son dessein étoit d’aller la trouver le lendemain, parce qu’il n’étoit pas en son pouvoir de le faire pendant les tenebres ; & qu’aussi ce n’étoit pas un temps où il pût honnêtement parler à cette Princesse : qu’au surplus il luy conseilloit de faire sa cour à Rosane le matin, dés qu’elle seroit visible, afin d’éloigner ses soupçons. Geofroy approuva le projet & le conseil de Carathuse, & ils se separerent tous deux ; l’un pour passer une des plus tristes nuits de sa vie, l’autre pour travailler à se mettre en état de réüssir à son entreprise.

Le Prince agité par ses chagrins, vit paroistre l’aurore, sans avoir pû goûter la douceur du repos, l’inquieude où il étoit, l’obligea à se lever en même temps que le Soleil, & sortant de sa chambre il entra sur un balcon qui regardoit la mer. Aprés avoir rêvé quelque temps en cet endroit, il passa dans une galerie, au bout de laquelle il y avoit un escalier de dégagement dans une tour, qui étoit terminé par une coupole en forme de fanal si bien travaillée, que le Prince voulut y monter pour en considerer l’ouvrage. En effet il monta jusqu’au haut, mais il n’y fut pas plûtôt parvenu qu’une voix plaintive vint frapper ses oreilles. Il s’avança du costé d’où elle partoit. Il écouta attentivement, & entendit prononcer ces mots : Ah, malheureuse Elomire, Princesse infortunée.

Geofroy ému à ces paroles, penetra jusqu’au lieu où les soûpirs qui suivoient ce discours l’attiroient. Il ouvrit la porte d’une chambre, & vit une Dame éplorée, qui s’écria en l’appercevant, & dit : Cruel, je veux la suivre. Ensuite elle s’avança, mais reconnoissant le Prince, elle se jetta à ses pieds sans pouvoir proferer une parole. C’étoit la nourrice d’Elomire, qui avoit travaillé aussi-bien que Zoés & Carathuse, à attendrir le cœur de cette Princesse en faveur de ce Heros. Aprés qu’elle eut repris ses esprits, elle raconta à Geofroy, les cruels traitemens que Rosane avoit exercez envers sa fille, aprés avoir surpris une lettre, qui découvroit leurs amours. Que cette chambre étoit le lieu où elle l’avoit tenuë renfermée pendant plus d’un mois ; & que le soir precedent son Capitaine des gardes étoit venu l’enlever, sans declarer où il alloit la conduire, & sans vouloir souffrir qu’elle l’accompagnât. Quant à vous, Seigneur, poursuivit cette Dame, par quelle heureuse avanture étes-vous dans ce Palais ?

Geofroy luy raconta succintement les motifs de son départ, son arrivée, à Alexandrie, & sa premiere entrevûë avec Rosane, à qui il avoit déguisé son ressentiment, pour mieux servir la Princesse, & la tirer de sa prison ; que Carathuse y travailloit aussi avec tout le pouvoir de sa science ; qu’il étoit allé la trouver à la tour des Arabes où elle avoit esté menée, & qu’il attendoit son retour pour prendre leurs mesures sur ce qu’ils avoient à faire.

La nourrice apprit encore à ce Prince plusieurs circonstances de la détention d’Elomire, & de quelle maniere le peuple d’Alexandrie s’étoit ému à cette action, parce que la Princesse étoit fort aimée ; que les esprits n’étoient pas appaissez ; qu’il étoit facile de les faire soulever tout de nouveau pour cette nouvelle cruauté, & qu’elle étoit resoluë d’aller la publier par tout, avec la douleur dont elle étoit penetrée.

Geofroy qui prévoyoit que cette affaire ne se termineroit que par la force, encouragea cette Dame à executer son dessein, & la laissa dans cette resolution, l’assurant que de son costé il n’oublieroit rien pour la délivrance d’Elomire. Le Prince quitta fort juste sa conversation avec la nourrice, car à peine étoit-il rentré dans la galerie, qu’il rencontra Rosane, que la fureur de sa jalousie, jointe à l’excés de son amout, n’avoit pas aussi laissé reposer tranquilement. Cette Princesse fut surprise de trouver Geofroy en cet endroit. Les soupçons la saisirent, elle crut que ce Prince venoit de chercher sa fille, elle n’osa toutefois luy rien témoigner à ce sujet : car elle étoit persuadée qu’il s’emporteroit à de terribles reproches, & dont elle craignoit les suites, ce qui l’obligea à luy dire en souriant : Est ce l’amour qui vous a réveillé de si bon matin, Seigneur, & croyiez-vous me trouver en ce lieu ?

L’amour, répondit Geofroy, peut bien y avoir part, Madame, cependant un petit soin m’a obligé à me lever, pour envoyer Carathuse donner quelques ordres sur mes vaisseaux ; je les ay considerez du balcon, j’ay contemplé long-temps le beau coup d’œil que la vaste mer, & vos côteaux fertiles offrent de toutes parts ; & j’ay admiré avec étonnement, les divers travaux de ce peuple nombreux, qui travaille dans le port, & fait un mouvement continuel pour le commerce de cette grande ville, ensuite je suis venu me promener dans cette galerie.

Si toutes ces beautez, reprit Rosane, vous touchent assez, Seigneur, pour en devenir le maistre, je m’estimeray la plus heureuse Princesse de la terre. Je vous ay offert par mes lettres la Souveraineté de ces Provinces, je vous le confirme de bouche, il ne tient plus qu’à vous de me donner la main. Ouvrez-moy vôtre cœur là-dessus, je vous prie, afin que je sçache quel est mon destin.

Une proposition si pressante étonna Geofroy. Il ne vouloit point abuser cette Princesse, jusqu’à luy donner une parole qu’il n’avoit pas dessein de tenir ; & pour parer ce coup, il trouva l’expedient de luy representer qu’il n’étoit pas en son pouvoir, & même de la bienseance de l’un & de l’autre, de s’engager dans une affaire de cette importance, avant que d’avoir le consentement du Soudan.

Rosane n’eut rien à repliquer à un discours si prudent, elle consentit à dépêcher un courier à Saladin pour ce sujet ; & aprés avoir conduit le Prince pour voir les appartemens de ce Palais, qui étoit superbe, & tres-ancien, puisqu’il avoit servi aux derniers Ptolomées, elle se retira dans son cabinet pour faire ses dépêches.

Quelque temps aprés Carathuse arriva, & dit à Geofroy de quelle maniere il étoit parti le matin, & s’étoit rendu sans fatigue dans la tour des Arabes, à la faveur de son bâton mysterieux ; que là étant devenu invisible pour tous ceux qu’il avoit rencontrez, à l’exception de la Princesse, elle n’avoit point esté troublée à sa vûë : au contraire, qu’elle étoit venuë au devant de luy, & que ses premieres paroles avoient esté de luy demander des nouvelles de Geofroy. Qu’il luy avoit appris son arrivée, & l’envie qu’il avoit de la délivrer au plûtôt de la captivité où elle étoit reduite. Il ajoûta que cette Princesse avoit paru ravie de cette nouvelle ; qu’elle luy avoit fait un détail de toutes les indignitez qu’elle avoit reçûës de sa mere ; & qu’aprés plusieurs discours de tendresse en sa faveur, elle avoit fini par ces mots : Enfin dites à mon liberateur que je l’attens avec toute l’impatience qu’il peut s’imaginer. Qu’au surplus il avoit eu tout le temps d’examiner le fort & le foible des fortifications de la tour ; que la mer flottoit aux pieds, entrant dans de larges fossez qui l’environnoient, & que Rosane y avoit jetté les meilleures troupes qu’elle avoit pour la défendre.

On ne peut s’imaginer la joye que Geofroy reçut d’apprendre des nouvelles si positives de sa chere Elomire. La difficulté de la tirer de cette tour n’étoit pas son embarras, il avoit des forces suffisantes pour cela ; l’entreprise seule luy paroissoit extraordinaire, & Carathuse la regardoit du même œil. La cause de cet enlevement étoit l’amour du Prince ; & cette raison luy sembloit suffisante, mais il étoit à craindre qu’elle ne le fût pas aux yeux de tout le monde.

Geofroy & Carathuse agitoient cette question d’un grand serieux, lorsqu’un murmure confus de voix ramassées vint la décider. Ce tumulte les surprit, ils se mirent à la fenêtre du costé de la cour du Palais, où le bruit se faisoit entendre ; & ils apperçûrent une foule de peuple qui paroissoit fort ému, & demandoit à parler à Rosane. Ils sortirent aussi-tôt, & étant parvenus au grand escalier, ils rencontrerent cette Princesse qui marchoit fierement au devant de cette populace ; les plus apparens l’aborderent, & un d’entr’eux prenant la parole, luy dit avec une fermeté pleine de respect : « Qu’ils avoient appris que la Princesse Elomire n’étoit plus dans le Palais ; qu’ils la supplioient de la faire revenir ; que cette Princesse étant l’unique heritiere de la Couronne, ils avoient interest dans sa conservation ; & qu’ils la consideroient comme un gage précieux que leur Prince leur avoit laissé de son amitié. »

A ces mots, Rosane rougissant de colere, leur reprocha leur insolence, de venir ainsi tumultueusement dans son Palais pour luy imposer la loy ; elle leur dit du même ton, qu’elle étoit maîtresse de sa fille & de l’Etat, & qu’ils eussent à se retirer chacun chez eux, s’ils ne vouloient pas ressentir les effets de son indignation.

La Princesse achevant ces paroles leur tourna le dos, & rentra dans son appartement, où Geofroy & Carathuse la suivirent, & luy remontrerent qu’une populace émuë ne se congedioit pas avec des paroles aussi aigres que celles qu’elle venoit de proferer. Elle ne répondit autre chose à cela, sinon qu’elle étoit Souveraine, & qu’elle trouveroit bien le moyen de punir ces seditieux.

Pendant ce temps-là le tumulte augmentoit, & le peuple crioit à haute voix, qu’il vouloit revoir Elomire. Geofroy étoit ravi d’entendre ces cris ; cette rumeur étoit l’ouvrage de la nourrice de la Princesse. Cette Dame se voyant appuyée de la presence de Geofroy, avoit raconté publiquement en divers endroits avec des larmes & des sanglots, les cruels traitemens qu’Elomire recevoit de sa mere par un effet de jalousie.

Dans ces entrefaites, quelques-uns des seditieux ayant eu la témerité d’entrer dans l’antichambre de Rosane, furent repoussez par un Lieutenant, à la teste de plusieurs gardes qu’il avoit ramassez à la hâte ; ensuite la plus grande partie des Officiers de la Princesse étans accourus, on chassa facilement le peuple, qui étoit sans armes, hors du Palais.

Alors Rosane devenuë furieuse, & méprisant les prudens conseils que Geofroy luy donnoit, prit des resolutions, & envoya des ordres, qui la jetterent dans le malheur affreux qui suivit. La nuit étant venuë, elle fit entrer dans la ville des troupes qu’elle avoit fait venir par précaution, au moment qu’elle avoit appris l’arrivée de Geofroy. Son Capitaine des gardes, qui étoit le ministre de ses fureurs, arriva aussi. Elle envoya prendre plusieurs citoyens ; entr’autres, celuy qui avoit eu l’audace de luy porter la parole à la teste des seditieux, & le fit étrangler en sa presence. Geofroy avoit eu beau luy representer les terribles consequences de cette action, il n’avoit pû l’en détourner, ce qui l’avoit obligé à la quitter, aprés luy avoir dit qu’il n’étoit pas venu prés d’elle pour estre le témoin de sa cruauté. Toute la nuit se passa en d’autres executions semblables ; & comme personne n’entroit dans le Palais, cette tragedie ne fut publiée que le lendemain.

Dés la pointe du jour Geofroy retourna sur ses vaisseaux, & craignant tout des fureurs de Rosane, il en détacha trois chargez de ses meilleurs troupes, pour aller investir la tour des Arabes ; afin d’empêcher cette marâtre de faire enlever de nouveau Elomire, ou peut-estre la sacrifier à sa passion, & il donna la conduite de cette expedition à Carathuse.

Cependant les avis que Rosane recevoit de temps en temps par les espions qu’elle avoit envoyez pour estre informée des mouvemens de la ville, augmentoient de moment en moment ses fureurs. Tantost elle apprenoit que les Magistrats s’étoient assemblez avant le jour ; tantost on venoit luy dire que les Bourgeois armez marchoient par troupes, que les uns sortoient de la ville, & que les autres s’assembloient dans les places : enfin on vint l’avertir que les Magistrats en corps étoient allez aux vaisseaux de Geofroy pour luy demander du secours, & qu’il faisoit débarquer ses troupes.

Ce coup fut le plus sensible que cette Princesse pouvoit recevoir. Elle dépêcha aussi-tôt à Geofroy, pour le prier de ne pas écouter des seditieux, & l’assurer que s’il vouloit venir la trouver, il seroit le mediateur entre elle, & ses sujets.

Geofroy répondit qu’il ne pouvoit refuser d’écouter un peuple qui étoit autorisé par ses Magistrats. Qu’il avoit approfondi les raisons qui obligeoient Rosane à traiter si indignement la Princesse sa fille, & que l’interest qu’il avoit dans les persecutions qu’elle souffroit, l’engageoient à la secourir de tout son pouvoir.

Rosane fut outrée de douleur en apprenant cette réponse ; sa fureur se changea en rage, elle fit retourner dans le même moment son Capitaine des gardes à la tour, avec les ordres les plus sanglans qu’on peut s’imaginer. Cette Princesse esperoit que ce boureau y seroit plûtôt arrivé que Geofroy ; mais il fut surpris de trouver que Carathuse avec des troupes reglées, jointes à un grand nombre de peuple d’Alexandrie, s’étoit rendu maistre des dehors. Comme ce Capitaine étoit bien accompagné, il tenta le passage, mais il fut repoussé avec vigueur. Cependant il ne perdit point courage : il rallia ses gens en homme experimenté, & en fit trois troupes pour attaquer par trois differens endroits. Le détachement qui donna du costé de Carathuse fut taillé en pieces, & les deux autres forcerent les Bourgeois, & entrerent dans la place.

Cependant les Magistrats avertis que le Capitaine des gardes de la Princesse venoit de sortir du Palais, à la teste d’une grosse troupe, & avoit pris la route de la tour, jugerent qu’il partoit pour quelque entreprise violente, & trouverent à propos d’en avertir Geofroy, Ce Prince qui craignoit sans cesse pour la vie d’Elomire, aprés avoir donné ordre à ses troupes de le suivre en hâte, monta aussi-tôt à cheval, & prit deux des Magistrats avec luy pour autoriser son action. Il arriva un peu aprés que le Capitaine fut entré dans la tour ; & la premiere chose qu’il fit, fut d’envoyer un des Magistrats avec escorte, pour le sommer de remettre Elomire entre les mains du peuple, chargeant l’Officier qui l’accompagnoit, de luy dire de sa part, que s’il arrivoit le moindre mal à la Princesse, il le feroit pendre à la porte de la tour.

Le Magistrat executa sa commission avec la fermeté qu’il devoit ; mais le Capitaine luy repondit sur le même ton, que la Princesse Rosane luy avoit confié Elomire, & qu’il ne la rendroit qu’à elle-même. Alors l’Officier qui commandoit l’escorte, luy prononça en termes formels, ce que Geofroy luy avoit ordonné de luy dire : ce langage l’étonna, il demanda si le Prince étoit venu, l’Officier luy répondit qu’il venoit d’arriver, & que toutes ses troupes le suivoient, qu’ainsi il feroit tresprudemment d’obéïr. Le Capitaine repartit qu’il avoit des ordres, & qu’il les suivroit, ensuite il se retira.

Pendant cette conference, Geofroy fit avancer les troupes que Carathuse avoit amenées, & aprés que le Député eut rendu compte de sa negociation, elles firent des décharges continuelles, aussi-bien que les Bourgeois, sur tous ceux qui paroissoient sur les fortifications de la tour, lesquels se défendoient leur costé avec ardeur.

A quelque temps de là le reste des troupes de Geofroy arriva, ce Prince les plaça aux endroits qu’il jugea necessaires, suivant ses desseins ; on tira des vaisseaux, tout l’attirail dont on se sert pour donner des assauts ; mais comme il manquoit des échelles, on en apporta de la ville, & l’on travailla à faire des ponts pour jetter sur les fossez.

Cependant Carathuse, à la priere de Geofroy, s’étoit encore rendu invisible pour voir ce qui se passoit dans la tour, & informer Elomire de ce qu’on faisoit pour sa liberté. Carathuse fut longtemps à attendre le moment de parler à cette Princesse, parce que plusieurs gens entroient & sortoient continuellement de sa chambre : enfin il trouva ce moment. Elomire fut ravie de le revoir, elle le pria d’empêcher Geofroy de s’exposer, & fut étonnée de toutes les cruautez qu’il luy raconta, que sa mere avoit exercées. Ensuite elle le congedia crainte d’accident.

Carathuse de retour dit à Geofroy, ce que la Princesse demandoit de luy pour sa conservation : ensuite il luy donna avis du dessein que le Commandant avoit de faire une sortie la nuit suivante par des voutes qui passoient sous le fossé, & dont les issuës étoient couvertes de terre à deux cens pas de la place; que ces soûterrains étoient si bien cimentez, que l’eau n’y entroit pas ; qu’il les avoit fait reconnoistre au sujet de sa sortie ; & qu’aprés le combat, il meditoit de faire sa retraite par la porte du pont ; ajoûtant que deux Officiers s’en étoient ainsi entretenus dans l’antichambre d’Elomire.

Le Prince voulant profiter de cet avis, fit tenir ses troupes sous les armes, dés que la nuit fut close, & choisissant un bon nombre des plus braves, les envoya sous la conduite de Carathuse l’attendre, ventre à terre, assez prés de la porte de la tour, leur donnant ordre de ne point s’ébranler, que cette porte ne fût ouverte, & qu’ils ne l’eussent vû entrer dedans. Cela fait, il composa encore un petit corps de gens d’élite, ausquels il joignit quelques Bourgeois, à cause de la langue, ensuite il attendit tranquillement les ennemis.

L’attente du Prince ne fut pas longue, car à quelque temps de là les assiegez ayans débouché leurs soûterrains, se mirent en bataille à petit bruit, & vinrent donner sur les troupes de Geofroy, qu’ils croyoient endormies, à cause qu’ils ne voyoient presque plus de feux dans le camp ; mais ils furent reçûs comme des gens qu’on attendoit. Le Prince suivi de son petit détachement, porta l’ordre de tous costez ; & aprés un quart d’heure de combat, courut vers la porte du pont de la tour, où il fit crier par ses Bourgeois de l’ouvrir : aussi-tôt le pont-levis fut abbattu ; Geofroy s’en saisit, & passant plus avant, il se rendit maistre des portes & des barrieres, les donna à garder à Carathuse, & fit passer au fil de l’épée toute la garde ; ensuite il retourna où étoit le fort du combat ; les ennemis plierent par tout : enfin le Capitaine des gardes quittant un moment la bataille pour aller faire ouvrir sa porte de retraite, & y conduire son monde, fut étonné de la trouver ouverte ; il s’approcha pour remontrer à ses gens qu’ils n’avoient pas du l’ouvrir si-tôt, & l’on se saisit de luy. On peut croire si aprés cette prise, les troupes qui se trouvoient sans chef resisterent. Tous ceux qui crûrent se sauver dans la tour furent tuez, ou faits prisonniers ; plusieurs jetterent les armes bas, & le reste s’enfuit par la campagne, ou se retira dans les soûterrains.

Geofroy ne voyant plus d’ennemis à combattre, entra dans la tour ; il trouva encore neanmoins de la resistance dans la seconde enceinte, où des Officiers qui s’y étoient retirez avec quelques soldats, ne voulurent se rendre qu’à composition, & firent paroistre la Princesse pour obtenir leur liberté. On peut juger si Geofroy l’accorda.

La joye que ces deux amans eurent de se revoir ne peut s’exprimer ; mais elle fut troublée par une indisposition qui étoit survenuë à la Princesse pendant son soupé : elle sentoit une chaleur interieure qui la devoroit, & luycausoit une grande alteration. Geofroy qui soupçonnoit le poison, fit arrêter generalement tous les domestiques d’Elomire, & charger de fers le Capitaine des gardes de Rosane, qu’il ne doutoit point estre l’auteur de ce crime. Il fit venir promptement des Medecins, & ils dõnerent des remedes à la Princesse qui la soulagerent un peu.

Pendant que ce soin occupoit Geofroy tout entier, on ne put si bien faire dans la recherche des domestiques d’Elomire, que quelques-uns n’échapassent, Rosane sçût par eux tout ce qui s’étoit passé : sa rage redoubla, & elle devint forcenée. Dans ses premiers transports elle voulut faire mettre le feu à son Palais pour s’y consumer toute vive ; ensuite quittant cette pensée, elle chercha un autre genre de mort ; car voyant tous ses crimes découverts, elle avoit peur de servir de triomphe à sa rivale, ou d’estre immolée à la vengeance du Prince, en cas qu’elle survécût à sa fille. Cette Medée pleine de ces funestes transports, se détermina donc à perir : elle ouvrit une boëte qui renfermoit un poison tres-subtil, elle prit tranquillement un vase, mit de l’eau dedans, fit détremper ce mortel elixir, & prenant ensuite le vase avec fermeté, elle considera d’un œil feroce, la liqueur stigiale qu’il contenoit, & l’avala. Ses femmes qui étoient presentes, ne sçachant ce qu’elle avoit envie de faire, furent tresétonnées de la voir tomber à leurs pieds ; elles chercherent aussi-tôt à luy donner du secours, mais ce fut inutilement, elle expira à leurs yeux.

La mort de Rosane s’étant d’abord répanduë par tout, Geofroy en eut bien-tôt la nouvelle, avec le recit exact de la maniere dont elle se l’étoit donnée. Cette catastrophe étonna tout le monde. Les Magistrats & les principaux citoyens d’Alexandrie, vinrent à la tour pour saluer Elomire comme leur Souveraine ; mais cette Princesse accablée de son mal, & de la douleur qu’elle avoit de tant de malheurs arrivez à la fois, parut peu sensible à ces hommages. Geofroy étoit aussi dans un terrible accablement : Cependant ayant tenu conseil en presence de la Princesse, on trouva à propos de dépêcher un courier de la part des Magistrats au Soudan, pour l’informer de tout ce qui s’étoit passé, & luy mander le danger où la vie d’Elomire se trouvoit, quoy-qu’elle parût un peu soulagée par les bons remedes qu’elle avoit pris.

Le brigantin que le courier montoit, arriva en deux jours au port de Joppe. Saladin s’y étoit rendu de Jerusalem pour quelques affaires. Ce Prince fut frappé d’un étonnement incroyable, par la lecture de la lettre des Magistrats, & le recit du courier. Il ne balança pas à partir, dans la crainte de ne plus trouver sa niece en vie ; il avoit toûjours eu une grande tendresse pour elle ; il donna donc les ordres qu’il crut necessaires pendant son absence, & on fut étonné de le voir aborder en trespeu de temps à Alexandrie.

Aussi-tôt que Geofroy eut appris l’arrivée du Soudan, il alla le trouver, & le rencontra en chemin. Ces Princes ne se firent que de tristes complimens, étans tous deux egalement affligez. Le sujet de leur premier discours fut l’état funeste où se trouvoit Elomire. Geofroy n’en cacha rien au Soudan ; il luy dit en soûpirant, que son mal avoit tous les simptômes du poison, & que c’étoit luy qui étoit la cause innocente de ce malheur, ensuite il luy apprit la folle passion que Rosane s’étoit mise en teste à son égard, dés le vivant du Prince son époux ; que depuis sa mort elle l’avoit pressé de venir la trouver à Alexandrie ; qu’avant son arrivée, ayant découvert qu’il avoit de l’inclination pour Elomire, elle avoit traité cette Princesse avec beaucoup d’indignité, & jusqu’à la tenir enfermée sous la garde d’un boureau, qui apparemment avoit suivi ses ordres pour l’empoisonner ; mais qu’il l’avoit fait mettre aux fers avec tous les domestiques soupçonnez, afin qu’on pût en apprendre la verité de leur bouche, lorsqu’il l’ordonneroit.

Le Soudan ne répondit à tout cela, que par des soûpirs, qui témoignoient une grande affliction ; & étant arrivé à la tour, il ne put soûtenir la vûë de sa niece sans répandre des larmes à torrens ; la Princesse en jetta aussi en abondance, & Geofroy ne put s’empêcher de les imiter. Aprés les premiers discours au sujet de leurs communs malheurs, Saladin ordonna qu’on appliquât à la torture le Capitaine des gardes, & tous ceux qui pouvoient estre coupables d’avoir empoisonné la Princesse. Cet homme souffrit des tourmens extraordinaires sans rien avouër ; mais un Officier de l’échançonnerie, & deux femmes de chambre, luy soûtinrent jusqu’à la mort, qu’il leur avoit donné une petite fiole, qui renfermoit une liqueur semblable à l’eau, pour la mettre dans la boisson de leur maîtresse, & qu’ils l’avoient executé, parce qu’il les avoit menacez de la haine de Rosane.

Aprés cet aveu, tous les coupables furent mis à mort par divers genres de supplices ; & les Medecins travaillerent plus sûrement aux remedes qu’ils donnerent à la Princesse, mais ils ne firent que prolonger sa vie de quelques jours. Elomire s’affoiblissoit d’heure en heure, & se sentoit mourir. Cette jeune Princesse montroit une constance qui surpassoit & son âge, & son sexe : elle souffroit beaucoup, mais sa plus grande douleur étoit de voir l’abbattement où paroissoit Geofroy : elle luydisoit les choses les plus tendres pour le consoler : enfin elle expira entre ses bras.

Ce Prince parut inconsolable aprés cette perte. Il s’abandonna à tous les regrets dont un cœur veritablement touché est capable ; & il passa la nuit dans cette affiction outrée. Le lendemain le Soudan étant de retour d’Alexandre où il étoit allé, Geofroy eut une conference assez longue avec ce Prince en presence de Carathuse ; ensuite il prit congé de luy, & remonta sur son vaisseau avec cet ami pour s’en retourner à Ptolemaïde.

Aussi-tôt qu’il y fut arrivé, il écrivit à ses freres le détail de ses aventures, & leur declara qu’il ne pouvoit plus rester dans un pays, où il venoit de faire une si grande perte. Qu’ils ne devoient point le blâmer d’avoir ces sentimens, puisque l’obet qu’il regrettoit étoit d’un merite infini ; & il ajoûtoit qu’une tréve de dix ans pouvoit bien luy permettre de retourner dans ses Etats, pour les gouverner, jusqu’à ce que la necessité de leurs affaires le rappellât.

Le Duc de Bourgogne qui avoit reçû des ordres du Roy de France pour songer à son retour, leur écrivit aussi en conformité ; & ces resolutions obligerent le Roy de Jerusalem à venir reprendre le soin de ses affaires, & établir de nouvelles garnisons dans ses places.

Dés que le Roy fut arrivé, Carathuse voyant que le départ de Geofroy étoit tout-à fait resolu, songea aussitôt à sa retraite. Le Prince qui l’aimoit tendrement, n’osoit luy faire aucune proposition ; mais ce Sage ayant pris le party de retourner auprés de Zoés ; s’en ouvrit enfin à Geofroy, & ce fut avec tout le chagrin possible, que ces deux amis se separerent.

Il se passa encore un temps considerable avant que Geofroy & le Duc de Bourgogne, qui étoient convenus de partir ensemble, eussent disposé leurs troupes & leurs vaisseaux pour faire un si long voyage ; mais à la fin toutes choses se trouvans en état, Geofroy embrassa son frere, & quittant un pays où il avoit acquis tant de gloire, & éprouvé tant de douleur, il fit voile en France.

Les Princes partirent par un vent favorable, mais deux jours aprés une tempeste les surprit, & les separa. Les vaisseaux de Geofroy furent tres-maltraitez, & ses troupes souffrirent beaucoup, & long-temps : toutefois la tempeste s’appaisa ; & la flotte ayant doublé heureusement le détroit, arriva à la Rochelle dans un état assez mauvais, pour montrer qu’elle avoit besoin de ce port.

Geofroy n’eut pas plûtôt mis pied à terre, qu’il envoya des couriers à ses freres, pour leur faire sçavoir son retour. Les Comtes de la Marche, de Forest, & le Marquis de Partenay, vinrent aussi-tôt le voir. La joye de s’embrasser fut égale. Tous les Seigneurs, tant de leurs Etats, que des Provinces voisines, se rendirent à Lusignan. Ce ne furent que fêtes & que réjoüissances pendant plusieurs jours. Geofroy raconta à ses freres toutes ses avantures ; & ils luy rendirent compte aussi de ce qui s’étoit passé de leur costé. Enfin ce Prince devenu plus tranquille & plus consommé dans la politique par l’experience, appliqua tous ses soins à gouverner ses Etats, & à les rendre florissans.

* Cet exemple se trouve dans l’Histoire de Semelé, que Jupiter consuma de la même maniere, & dans la même action. Il faloit que Jupiter fût une substance pareille à Amasis. Les anciens ont toûjours mis ainsi des voiles devant toutes les veritez surnaturelles

Texte linéarisé complet

HISTOIRE
DE MELUSINE
TIREE DES CHRONIQUES DU POITOU
ET
Qui sert d’Origine à l’ancienne Maison
DE LUSIGNAN

A PARIS
Chez Claude Barbin, au Palais
ET
Thomas Moette, ruë de la Bouclerie, prés le Pont S. Michel,
à S. Alexis
________________________
M. DC. XCVIII.
AVEC PRIVILEGE DU ROY

A SON ALTESSE ROYALE MADEMOISELLE.

MADEMOISELLE,

Si-tôt que Melusine, la plus celebre des Fées, a sceu que VÔTRE ALTESSE ROYALE avoit eu la bonté de donner de favorables audiences aux Fées du bas ordre, & qu’elle avoit pris quelque plaisir au recit de leurs avantures ; cette Heroïne m’a inspiré de composer un corps d’histoire des merveilles qu’elle a faites à la veuë de toute l’Europe, & de le presenter à VÔTRE ALTESSE ROYALE, pour la divertir aux heures de ses loisirs.

J’ay donc recüeilli tous ces évenemens fameux ; mais pour les rendre plus agreables à VÔTRE ATLESSE ROYALE j’ay crû qu’il ne falloit pas les laisser aussi nuds qu’ils le sont dans les Chroniques, qui en font mention ; & que je devois leur donner les ornemens qui peuvent leur convenir : sans alterer néanmoins la verité des faits qui regardent le fondement de l’ancienne Maison de Lusignan, qui raporte son origine à cette femme miraculeuse.

Melusine est persuadée, MADEMOISELLE, qu’il luy est tres-avantageux d’avoir la protection d’une aussi grande Princesse que vous, pour paroître de nouveau sur le theatre du monde. Avec ce puissant secours, elle ne craindra point la faction des incredules.Tout ce qu ils pouront alleguer contre la foy, qui est deuë au recit de ses actions merveilleuses, sera détruit par le bon accuëil que vous luy ferez. Il ne manque plus que cette protection à sa gloire : C’est aussi ce qu’elle ambitione ; & moy d’avoir l’honneur d’être avec un tres-profond respect,

MADEMOISELLE,

De Vôtre Altesse Royale,

Le tres-humble, tres-obéissant, & tres-soumis serviteur,

N…

PREFACE

L’HISTOIRE de Melusine fit tant de bruit dans son tems qu’elle remplit toute l’Europe d’admiration ; & dans la suite, les Curieux voulans en aprofondir la verité, l’ont cherchée dans les Memoires de ceux qui avoient écrit à ce sujet. Entr’autres, la Princesse Marie, Duchesse de Bar, fille de Jean Roy de France, entendant parler un jour, avec étonnement, des prodiges que cette puissante Fée avoit faits, pria son frere le Duc de Berry en 1387. aprés qu’il eut repris la Forteresse de Lusignan aux Anglois, d’en faire composer le recit par un homme sçavant qu’il avoit auprés de luy nommé Jean Daras, lequel mit au jour ce que nous en avons de plus ample.

Cet Auteur dit, dans une maniere de Preface, digne d’être lûë pour son ingenuité, qu’il a tiré toute sa narration des Croniques de Lusignan, qui étoient tombées en la possession du Duc ; comme aussi dans les Ecrits du Comte Salebry Anglois, & d’autres Historiens ; Ajoûtant, qu’il obéit à son Prince, & qu’il refere tout à la gloire de Dieu, parce qu’il est persuadé que son recit est tres-vray, quoy qu’il paroisse incroyable ; mais que l’operatlon des choses surnaturelles, ainsi que le sont celles des Fées, sont des jugemens du Ciel, qui selon le Prophete David, paroissent des abîmes à l’esprit de l’homme, trop foible pour les comprendre.

En effet, on voit dans tous les differens Païs des choses merveilleuses ; chacun raconte les siennes ; toutefois, pas un homme depuis Adam n’a pu en connoître les causes, & en penetrer les raisons. Qui peut expliquer les mysteres des Apparitions, les Translations des Corps vivans d’un endroit dans un autre en un moment, les Edifices construits en peu de tems dans des lieux où il n’y en avoit jamais paru? Ce sont des faits constans parmi toutes les Nations, & qu’on ne peut revoquer en doute sans vouloir détruire les Traditions, les Histoires, & nier même l’existence des Monumens qui subsistent.

La construction du Château de Lusignan est une preuve assurée de ce que je dis : cette merveille s’est faite à la vuë de tout le Peuple de Poitou, dans le temps qu’il étoit soûmis à un Prince particulier. Peut-on avoir ainsi abusé un Peuple entier, & avoir si bien ajusté au theâtre la construction si promte de cette Place, avec les prodiges qui en precederent la fondation ?

J’ay entrepris de renouveller cette Histoire, & même de l’éclaircir en quantité d’endroits, à la solicitation de plusieurs personnes de qualité qui sont sorties de la fameuse Melusine, dont la posterité devint tres-puissante, par neuf enfans mâles qu’elle eut les uns aprés les autres, dont le premier fut ce fameux Guy de Lusignan Roy de Chipre & de Jerusalem ; & les autres eurent tous des établissemens tres-illustres.

Pour composer nôtre Histoire avec plus d’exactitude, je n’ay pas seulement suivy pour les faits l’Auteur qui l’a écrite en 1387, mais j’ay consulté tous les Livres que j’ay pu découvrir qui en ont parlé. J’ay trouvé que c’étoit environ l’an mille que Melusine fit les prodiges qu’on luy attribuë, & bâtit entr’autres ce Château si fameux & si important, que dans les tems de revolution en France, il fortifioit considerablement le parti qui en étoit en possession. On verra dans la fin de cette Histoire comme il fut pris par les Anglois, & repris sur eux par le Comte de Bery, dont nous venons de parler. Teligny le surprit pour ceux de la Religion en 1569. & quatre mois aprés Louïs de Bourbon, second du nom, Duc de Montpensier, l’assiegea, & le reprit. Enfin, la raison d’Estat obligea à le démolir. On rendit un Arrest au Conseil du Roy pour cela en l’an 1574. Brantome le raporte dans l’Eloge qu’il fait de ce Prince. Quant à la beauté de cette Place, voilà ses propres termes. C’étoit la plus belle Forteresse antique qu’on pût voir, construite par une Dame tres-noble en lignée, en vertu, en esprit, en magnificence, & en tout ce qui fut de son tems, voire d’autre, qui étoit Melusine, de laquelle on a dit tant de choses qui paroissent fable, mais le tout beau & bon ; & si l’on veut dire la verité, c’étoit le Soleil de son tems, de laquelle sont descendus ces braves Seigneurs, Rois, Princes, & Capitaines portans le nom de Lusignan, dont les Histoires sont pleines. Cette grande Maison d’Archiac en étant sortie, en Xaintonge, & de S. Gelais. Ensuite il ajoûte : Que Melusine étoit aparuë, & avoit fait des cris effroyables, quand on donna les premiers coups pour démolir la Forteresse ; ce qui porta la Reine Mere, qui y étoit presente, à s’informer des gens du Pays de tout ce qu’on disoit de cette Fée, & qu’elle en aprit des choses étonnantes, telles que nous allons les décrire. Mais, comme je cite les Auteurs, & les Chroniques d’où ces avantures sont tirées, je ne garantis point les acronismes, & les autres fautes contre l’Histoire.

TABLE DES CHAPITRES
Contenus en ce Livre.

CHAP. I. Elinas Roy d’Al banie se marie avec Pressine la Fée

CHAP. II. Melusine épouse Raimondin, fils du Comte de Forest, & bâtit le Château de Lusignan

CHAP. III. Voyage de Raimondin en Bretagne, & ses avantures

CHAP. IV. Guy de Lusignan, & Urian son frere, vont avec une armée navale au secours du Roy de Cipre

CHAP. V. Guy & Urian battent l’armée du Soudan, & délivrent le Roy de Cipre. Guy succede à sa Couronne. Urian est élevé sur le Trône d’Armenie

CHAP. VI. Mariage d’Odon de Lusignan avec la Princesse Constance heritiere du Comté de la Marche

CHAP. VII. Antoine & Regnault de Lusignan marchent contre le Roy de Metz, & ensuite contre les Sarazins. Antoine est élu Duc de Luxembourg, & Regnault Roy de Boheme

CHAP.VIII. Raimondin viole la promesse qu’il avoit faite à Melusine, & elle le quitte metamorphosée en Serpent

FIN.

Chapitre I

Elinas roy d’Albanie se marie avec Pressine la Fée.

MELUSINE étoit fille d’Elinas Roy d’Albanie, & de Pressine, laquelle il épousa en secondes noces.L’Histoire rapporte que Pressine étoit Fée, & que les Fées avoient le don de faire tout ce qu’il leur plaisoit, jusqu’à charmer les hommes qu’elles trouvoient à leur gré, & se marier avec eux, à certaines conditions, qui les rendoient heureux & puissans, s’ils les observoient ; & au contraire, tres-malheureux, quand ils faussoient leurs promesses.

L’avanture qui fit connoître Pressine à Elinas est particuliere. Ce Prince aprés la mort de sa femme s’étoit adonné à la chasse comme à un exercice afsez propre pour dissiper ses chagrins, parce qu’on est toujours en action. Un jour qu’il chassoit par une chaleur exeessive, il se trouva separé de sa suite, & ayant grand soif, il s’avança vers une fontaine où il entendit une Dame qui chantoit parfaitement bien; il approcha doucement, & s’arrêta quelque tems pour l’écouter ; mais le desir de la voir le pressant encore plus que la soif, il marcha vers la fontaine, & salua la Dame, qu’il trouva la plus belle personne du monde.

A peine eut-il achevé son compliment, sur l’heureuse rencontre qu’il faisoit, & receu celuy de la Dame, qui luy avoit répondu fort galament, qu’il vit arriver un Page tenant en main un tres-beau cheval, & le plus richement harnaché qu’il eût jamais vû. Ce Page dit à Pressine, en l’abordant : Madame, il est tems de partir, si vous le trouvez à propos; elle prit donc congé du Roy, & il luy aida à monter à cheval.

Dés qu’elle fut éloignée, Elinas qui avoit conçû de l’amour pour elle, fut chagrin de l’avoir laissée partir ainsi, & la suivit ; il rencontra en chemin une partie de ses Gens, & les congedia : Enfin, avançant dans la forest, & marchant sur les traces de la Dame, il la joignit, & l’aborda avec un trouble d’esprit si grand qu’il ne put proferer une seule parole. Pressine qui sçavoit tres-bien ce qui devoit arriver de cette rencontre, luy dit : Elinas, pourquoy me suivezvous ? Le Roy s’entendant nommer fut encore plus surpris qu’auparavant, parce qu’il ne la connoissoit point ; cependant, reprenant ses esprits, il luy dit, Madame, puisque vous passez par mes Estats, & que vous paroissez étrangere, je viens vous offrir tout ce qui dépend de moy ; le Soleil commence à tomber, & je ne puis vous voir marcher seule de la sorte ; je connois tres-bien ce Pays, vous ne trouverés point de retraite que fort loin, & des logis indignes de recevoir une personne comme vous; ces raisons m’engagent à vous prier de prendre un apartement dans une maison de chasse que j’ay au bord de cette forest.

Pressine aprés quelques difficultés accepta cet office, & pendant qu’Elinas l’accompagnoit en luy tenant des discours pleins de galanterie sur son heureuse avanture ; le Cerf de meute que couroient les Piqueurs du Roy vint à passer proche d’eux, les chiens en queue, & tous les Chasseurs ; de sorte qu’étant sur ses fins, le Roy donna à Pressine le plaisir de le voir aux abois ; ensuite il la mena au Château, & la conduisit dans l’apartement le plus propre.

Elinas passa la soirée avec cette belle Dame, dont il devenoit de moment en moment plus amoureux : Leur entretien roula sur la puissance du Royaume d’Albanie, sur l’heureuse tranquilité de ses Peuples, sur la famille du Roy, sur la perte qu’il venoit de faire de la Reine. Helas ! disoit ce Prince, en regardant fixement Pressine, si je trouvois une personne comme vous, Madame, qui voulût essuyer mes larmes, je tâcherois de me consoler de la mort d’une Princesse que j’aimois tendrement.

Cette Personne seroit fort heureuse, Seigneur, repartit Pressine ; la tendresse que vous avés euë pour la premiere seroit d’un bon augure pour la seconde. Au surplus, je ne me flate pas d’avoir le merite que vous croyés trouver en moy pour parvenir à ce bonheur.

Vous n’en avés que trop, reprit le Roy, j’en ay ressenti les effets au premier instant que je vous ay vûë ; & je sens du plaisir à laisser augmenter dans mon cœur l’ardeur que vous y avés fait naître.

Pressine rougit à cet aveu, & y répondit modestement ; toute la conversation roula sur le même sujet ; elle fut fort animée & tres galante ; enfin, le Prince se retira pour laisser à sa nouvelle Maîtresse la liberté de prendre du repos.

Cependant, la Cour étoit curieuse de sçavoir quelle étoit cette belle Dame, & par quelle avanture le Roy l’avoit amenée avec luy : Ce Prince, qui n’en parla point à son coucher, fit encore augmenter la curiosité ; il se mit au lit, & passa la nuit dans de terribles inquietudes. Sa passion l’agita si fort qu’il n’eut qu’un sommeil interrompu; il s’étoit fait une idée si vive de Pressine qu’il luy sembloit ne l’avoir point quittee ; & même, comme les ombres de la nuit donnent de la hardiesse à un Amant, il se hazardoit quelquefois à vouloir l’embrasser ; ensuite il luy demandoit pardon de sa temerité ; mais le jour commençant à paroître fit évanouïr toutes ses agreables chimeres, & ne luy laissa que son amour. Alors il eut des pensées moins confuses ; il repassa dans son esprit la declaration qu’il avoit faite à Pressine, qui ayant tourné la chose en galanterie ne luy avoit fait aucune réponse positive : l’ardeur qui le devoroit n’etoit pas contente de cela ; il voulut s’expliquer plus ouvertement pour l’obliger à se determiner, & le Soleil s’avançoit avec trop de lenteur pour le rendre heureux.

Dés que Pressine fut en état d’être vûë, le Roy entra dans sa chambre, d’un air qui témoignoit l’état de son cœur. Les premieres paroles de ce Prince furent des excuses de l’avoir reçûë dans un lieu si peu convenable à son merite, ajoûtant qu’il esperoit qu’elle en seroit bien tost recompensée par un Palais magnifique qu’il avoit envoyé luy preparer.

Pressine répondit au Roy fort spirituellement sur ses honnêtetez ; & tous les Courtisans s’étans retirés par respect, ils se dîrent de fort jolies choses touchant la maniere dont l’un & l’autre avoient passé la nuit; carPressine avoüa qu’elle avoit eu aussi ses rêves & ses inquietudes ; enfin, leur conversation ne fut interrompuë que lors qu’il fut tems de partir pour aller à la Ville de Scutari, qui etoit la Capitale du Royaume.

Pressine fut surprise de l’Entrée superbe qu’on luy fit ; tous les balcons des maisons étoient ornés de tapis tres-riches ; une affluence de Peuple bordoit les rues, & sa beauté surprenoit si fort qu’elle luy attiroit mille acclamations. Cette charmante Dame étoit assise à côté du Roy, dans une maniere de char, à découvert, & elle passa ainsi à travers la Ville comme en triomphe. Elinas étoit ravi d’entendre les acclamations du Peuple ; il les écoutoit avec joye, & comme des aplaudissemens à son choix.

Pressine reçut ensuite les complimens des Grands du Royaume & de toutes les Dames. La Cour étoit fort grosse pour lors, & chacun s’empressa, par l’ordre du Roi, à faire naître les plaisirs ; il ne se passoit point de jour que de nouveaux divertissemens ne se succedassent les uns aux autres, & l’amour du Roi les rendoit d’une magnificence extraordinaire. Enfin, sa passion vint à un tel point, qu’il propola à Pressine de l’épouser. Cette Dame reçut l’offre du Roi avec beaucoup de reconnoissance & de tendresse ; mais elle lui fit connoître que son cœur ne pouvoit s’accorder qu’à des conditions qui demandoient une fidelité inviolable sur un certain sujet qui paroissoit peu de chose, & qui cependant étoit d’une si grande importance pour elle, que son repos éternel en dépendoit.

Le Roi fut surpris à ce discours, & il lui demanda avec precipitation, ce que ce pouvoit être, l’asseurant qu’il n’y avoit rien au monde qu’il ne lui accordast pour avoir le bonheur de la posseder.

Pressine, se rendant à cette protestation, lui declara quelle vouloit qu’il lui promît de ne jamais avoir la curiosité de la voir pendant ses couches, & il le lui jura avec serment. Cet accord fait entr’eux, le Roi donna les ordres pour son mariage. Le bon esprit de Pressine, & sa douceur, firent que tout le monde parut content du choix que ce Prince faisoit d’elle ; cependant, on le blâmoit de prendre pour femme une personne dont la naissance & l’état lui étoient inconnus ; mais on ne sçavoit pas que Pressine entraînoit, par une puissance secrette, la volonté du Roi, & que les mariages des Fées se faisoient d’une maniere extraordinaire.

Elinas vêcut tres-bien avec son Epouse ; Elle eut aussi pour le Roi toute la tendresse possible. Cette charmante union étoit d’un grand exemple dans le Royaume, & la vertu de la Reine servoit de modele à toutes les Dames. Cette Princesse étant devenuë grosse accoucha de trois filles à la fois. La premiere fut nommée Melusine; la seconde Melior; & la troisième Palatine.

Dans ce tems là le Roi étoit allé vers les frontieres de son Païs, & le Prince Nathas son fils, qu’il avoit eu de sa premiere femme, voyant la Reine accouchée si heureusement, prit la Poste, pour aller annoncer à son Pere qu’il avoit les trois plus belles Princesses qui fussent au monde.

Le Roi, ravi de cette nouvelle, fit si grande diligence qu’il arriva en peu de tems, & sans se souvenir de la promesse qu’il avoit faite à sa femme, entra brusquement dans sa chambre lors qu’elle baignoit ses filles, ce qui étoit mysterieux ; Pressine, l’apercevant, s’écria : Perfide, tu as violé ra parole, & tu t’en repentiras ; je sçai toutefois que c’est par le moyen de ton fils que ce malheur nous arrive ; mais j’en serai vengée quelque jour par un de mes Descendans, apuyé de ma Sœur, qui est Souveraine de l’Isle Perduë. Adieu, il ne m’est plus permis de rester en ces lieux. Achevant ces paroles, elle prit ses trois Enfans, sortit avec une extrême vitesse de son apartement, & ayant descendu l’escalier on la perdit de vûë.

Elinas, épouvanté de ce terrible accident, tomba dans un chagrin si profond qu’il ne faisoit que soupirer, & regretter sa chere Pressine qu il aimoit veritablement. Il resta plusieurs années dans cet état, & chacun disoit qu’il étoit ensorcelé. Cependant, la Noblesse d’Albanie voyant que le Roi étoit devenu incapable du Gouvernement, le déposa, & mit son Fils Nathas en sa place. Ce Prince eut toûjours de grands égards pour son Pere ; mais il lui arriva de terribles infortunes, & dont on trouve le recit dans l’Histoire de Geoffroi à la Grand-dent, fils de Melusine, de qui nous parlerons ci-aprés.

Pour en revenir à Pressine, elle se transporta en l’Isle Perduë. Cette Isle se nommoit ainsi, parce qu’aucun homme ne la pouvoit trouver que par Hazard, aprés même y avoir été plusieurs fois : Elle y éleva ses filles jusqu’à l’âge de quinze ans ; & tous les matins elle les menoit sur une haute montagne d’où elle découvroit l’Albanie, & leur disoit, en pleurant : Mes Enfans, vous voyés ce beau Païs, il vous a donné la naissance, vôtre Pere y regne & vous y eussiés vêcu heureuses, si ce malheureux homme n’avoit point violé la promesse qu’il m’avoit faite.

Pressine avoit tant de fois tenu ce discours à ses Filles, qu’étans parvenuës à l’âge que j’ai dit, Melusine, l’aînée, demanda un jour à sa mere ce que leur Pere avoit fait pour les priver d’un si grand bonheur ; & cette Mere affligée lui raconta lachose exactement. Mélusine qui conçut dans le moment le dessein de s’en venger, s’informa des chemins de ce Pais ; ensuite, elle engagea dans son entreprise Melior, & Palatine ses Sœurs; & elles firent si bien qu’elles allerent en Albanie, où elles enleverent Elinas, avec toutes ses richesses, & l’enfermerent, par un charme, dans une haute Montagne nommée Brandelois. Aprés cette expedition, elles vinrent en faire le recit à leur mere, qui leur dit : « Malheureuses, qu’avés-vous fait ? je ne laissois pas d’aimer vôtre Père quoi-qu’il en eût agi  de la sorte avec moi. Etoit-ce à vous de le punir ? Vous le serés vousmême ; & pour vous le faire connoître, Toy, Melusine, qui as engagé tes Sœurs à commettre ce crime, je te declare que tu seras tous  les Samedis Serpent depuis la ceinture jusqu’en bas; mais s’il se rencontre quelqu’un qui veuille t’épouser, fais qu’il te promette de ne te point voir ces jours-là ; tu vivras ton cours naturel, & mouras comme une autre femme. Il sortira de toi une puissante lignée qui regnera sur plusieurs Nations ; & si par malheur ton mari viole la promesse qu’il t’aura donnée, tu retomberas dans tes premières peines jusqu’au jour du Jugement. De plus, à chaque mutation des Seigneurs d’une Forteresse que tu auras fait bâtir miraculeusement, tu aparoîtras pendant trois jours consecutifs, & feras trois cris aux environs ; observant la même chose quand un homme de ta lignée devra mourir. Voilà la fatalité à laquelle tu es attachée.

Quant à toi, Melior, tu habiteras un superbe Château dans la grande Armenie, où tu garderas un Epreuvier, jusqu’à ce que le Redempteur vienne Juger les Hommes ; & tous les Chevaliers qui voudront y aller veiller la surveille de la veille du vingtiéme jour de Juin, sans sommeiller, recevront un don de ta main, quelque chose que ce soit, pourvu que ce présent ne concerne point ta Personne, quand ce seroit pour le mariage ; & ceux qui  voudront exiger tes embrassemens, soit d’amitié, ou de force, seront malheureux, de toute maniere, jusqu’à la neuvième generation.

Pour toy, Palatine, tu seras enfermée dans la Montagne de Guido, où je ferai transporter ton Pere avec ses tresors aprés sa mort, & tu y resteras jusqu’à ce qu’un Chevalier de nôtre Famille vienne te  délivrer, & enlever ces tresors pour s’en servir à la Conquête de la Terre Sainte. »

Aprés que ces trois Princesses eurent entendu leur destinée, la tristesse sempara de leur cœur : Elles quitterent leur mere, la larme à l’œil, & chacune suivit son sort ; Melusine prit le chemin des grandes Forests ; Melior alla au Château de l’Eprevier, & Palatine s’enferma dans la Montagne de Guido.

Quelque tems aprés Elinas mourut, Pressine vint l’ensevelir, & le fit transporter avec toutes ses richesses dans sa Montagne où étoit Palatine. Là elle fit ériger à son mari un Mausolée si magnifique, que jamais il ne s’en est vu de pareil. Il y avoit un grand nombre de chandeliers d’or, garnis de pierreries, & des lampes semblables, qui brûloient jour & nuit. On voyoit au pied de la tombe une Representation naturelle du Roy faite d’albâtre, qui lui ressembloit beaucoup. Cette Figure avoit la main droite appuyée sur une table de marbre noir, où l’avanture de ce malheureux Prince étoit écrite en lettres d’or. Pressine établir un Geant horrible, pour garder ces tresors jusqu’à la venuë de Geoffroy à la Grand-dent, dont nous venons de parler.

Chapitre II

Melusine épouse Raimondin fils fils du Comte de Forest, & bâtit le Château de Lusignan.

Pressine ayant rendu les derniers devoirs à son époux, s’en retourna auprés de sa sœur dans l’Isle perduë. Quant à Melusine, elle cherchoit par tout à se marier, puisque sa fatalité vouloit qu’épousant un homme qui luy tiendroit parole, elle seroit délivrée de l’affreuse penitence qui luy étoit imposée.

J’ay dit qu’elle s’étoit retirée dans les forests, pour y être instruite par les Fées qui les habitent : Aussi se perfectionna-t-elle dans les connoissances mysterieuses, dont sa mere n’avoit pû luy donner que les premieres idées, à cause de sa jeunesse. Elle alla donc ainsi de forest en forest pendant long tems, & aprit si bien les Sciences occultes par la communication qu’elle eut encore avec les Esprits aëriens, & les terrestres, qu’elle s’aquit beaucoup de credit parmy* ces peuples élementaires ; & si le desir de se voir délivrée de sa metamorphose des Samedis ne l’eût pas pressée, elle eût renoncè à s’allier ayec les hommes, pour conserver cet heureux empire.

Melusine étoit errante de la sorte, quand, aprés avoir passe par la Forest noire, & par les Ardenes, elle arriva dans la forest de Colombiers en Poitou. Dés qu’elle y fut, toutes les Fées des environs s’assemblerent, & luy dirent qu’elles l’attendoient pour regner dans ce lieu ; qu’il devoit la fixer ; & qu’elle y trouveroit un époux; ce qui arriva : mais pour en sçavoir toutes les avantures, il faut prendre la chose dés son origine.

Un Seigneur de Bretagne ayant tué le neveu du Duc, qui y regnoit alors, s’enfuit avec ce qu’il put emporter de biens ; & se sauvant par les chemins de traverse, ariva enfin dans des lieux remplis de forests, & s’arrêta à un grand Château, où demeuroit une tres-belle Dame Souveraine de ces quartiers-là, qui le prit si bien en amitié, qu’elle l’épousa. Ce Seigneur étant un homme de valeur & d’expedition, cultiva le païs, y bâtit des Villes, des Forteresses, & le nomma Forest, qui est le nom qu’il porte encore aujourd’huy; parce qu’il y avoit trouvé quantité de bocages. Cette Dame étant venuë à mourir, la Noblesse du Païs s’assembla, & fit épouser à ce Seigneur la sœur du Comte de Poitiers dont il eut plusieurs enfans mâles, entre lesquels il y en avoit un nommé Raimondin qui étoit le troisiéme, & promettoit beaucoup.

Raimondin avoit environ quinze ans quand Aymeri, Comte de Poitiers, ayant dessein de faire son fils aîné Chevalier, envoya prier tous les Seigneurs, voisins de ses Etats, de venir assister à cette Feste ; & entreautres, il dépêcha vers le Comte de Forest, son beau-frere, afin qu’il y amenât les trois plus âgés de ses enfans, parce qu’il les vouloit voir.

La Fête fut magnifique, & continuée pendant plusieurs jours. Le Comte de Poitiers fit plusieurs Chevaliers ; entr’autres, l’aîné du Comte de Forest, qui se comporta vaillamment dans le Combat de la Lance ; mais Raimondin lui plut si fort qu’il engagea son pere à le lui laisser pour prendre soin de son éducation, & le garder toûjours auprés de lui ; ainsi Raimondin resta sous la conduite de son oncle.

Le Comte Aymeri étoit un des plus sçavans hommes de son siecle ; & sur tout il excelloit dans l’Astrologie, c’est pourquoi il donna à son neveu les meilleurs Maîtres qui se purent trouver en toutes sortes d’exercices & de sciences. Quand il fut plus âgé il le mena souvent à la chasse pour le faire à la fatigue. Le Comte s’y plaisoit beaucoup, & il n’y avoit pas de Souvetain en ce tems-là qui eût de plus beaux équipages que lui, soit pour le vol, soit pour la grand’bête.

Un jour son Grand Veneur vint lui dire qu’il y avoit dans la forest de Colombiers un sanglier d’une grandeur demesurée, & qu’il auroit du plaisir à le forcer. Le Comte mit la partie au lendemain, & prit Raimondin avec lui, car il l’aimoit extrémement ; ce jeune Seigneur avoit aussi une veneration toute particuliere pour son oncle.

Le Comte partit de Poitiers aprés le dîner avec ses Courtisans, & trouva les Chasseurs au rendés-vous. On commença la chasse, le sanglier fut vû dans sa bauge, & chacun parut surpris de sa grandeur ; la fierté de l’animal étonnoit les chiens ; aucun limier n’osoit l’aborder ; les Chasseurs mêmes se tenoient en arriere, & pasun ne mettoit pied à terre pour se presenter à lui. Ainsi la chasse demeuroit comme suspenduë, lors que le Comte s’écria : Quoi, sera t il dit, que ce fils de truye nous fera peur à tous?

Raimondin n’eut pas plûtost entendu ces paroles qu’il se jetta à bas de son cheval, & mettant l’épée à la main, marcha contre le sanglier qu’il blessa à l’épaule ; l’animal s’élança sur luy, & le fit tomber; mais Raimondin se releva avec une agilité surprenante, & le sanglier le voyant s’avancer de nouveau avec fermeté prit la fuite d’une telle vitesse que les Chasseurs le perdirent de vûë, excepté le Comte, & Raimondin, qui étoit remonté à cheval.

Le Comte étoit tres bon Piqueur ; mais Raimondin étoit si bien monté, & tellement animé, qu’il laissa son oncle derriere fort inquiet, par la crainte qu’il avoit que le sanglier ne le blessât ; le Comte le rapeloit de toute sa force, par le son d’un petit cor qu’il portoit toûjours, & le suivoit de loin. Enfin, la nuit étant survenuë, Raimondin s’arrêta, son oncle le joignit, & ils se retirerent sous un arbre pour y attendre le jour, parce qu’ils étoient égarés; mais comme la nuit étoit fraîche, Raimondin tira un fuzil de sa poche & fit du feu, pendant que le Comte s’occupoit à observer les astres, & y paroissoit si fort attaché qu’on eût dit qu’il lisoit dans les Cieux, puis il soupiroit de tems en tems. Raimondin qui voyoit que son oncle s’inquietoit le pria de venir se chauffer, ajoûtant qu’il ne convenoit pas à un si grand Prince de s’amuser à ces sortes de sciences d’Astronomie qui sont tres-incertaines.

Helas, s’écria le Comte, si tu sçavois ce que je vois, tu serois frapé d’étonnement. Aprés avoir proferé ces paroles, il se mit encore à réver plus profondement qu’il n’avoit fait, tenant les yeux fixés dans le Ciel ; mais Raimondin qui vouloit détourner son oncle de ces speculations l’interrompit encore, & le pressa de lui dire ce qu’il voyoit de si merveilleux.

Je vois, répondit il, par la conjonction de deux Planetes que voilà, que si dans le tems que je parle un Sujet tuoit son Souverain il deviendroit le plus puissant de sa race, & auroit une lignée dont il seroit parlé jusqu’à la fin du monde.

Pour moi j’estime, repris Raimondin, que celui qui feroit une telle action seroit le plus malheureux de tous les hommes, bien loin de se voir comblé d’honneur & de fortune. Mais, Seigneur, poursuit-il, comment se peut-il faire que le Ciel vueille recompenser de tant de biens un si grand forfait, & prenne la peine même de declarer sa volonté à ce sujet par des signes celestes ? Ha ! mon fils, dit le Comte, Dieu fait tout pour sa gloire, & sa providence est impenetrable. Peut-être que celui qui commettroit ce crime le feroit par accident, & delivrant la terre d’un Souverain qui peut n’étre pas agreable à l’Eternel pour quelques pechés inconnus, le Ciel voudroit recompenser de mille felicités une action qui deviendroit meritoire envers Dieu. Telle fut l’entreprise de Judith, & plusieurs autres de même nature.

A peine le Prophete finissoit son discours, qu’ils entendirent brosser à travers les buissons, & rompre les branches ; ensuite ils aperçurent le même sanglier qu’on avoit chassé, & que sa playe agitoit ; la lumiere du feu l’attiroit vers eux ; il y marchoit en fureur d’un pas précipité, & montroit ses longues deffenses. Alors Raimondin conseilla au Comte de monter sur un arbre pour éviter l’abord de ce terrible animal. A Dieu ne plaise, repartit le Comte, que je te laisse en un semblable danger ; achevant ces paroles il se saisit de son épieu. Raimondin se jetta au devant du Comte, & marcha hardiment au sanglier qui s’avançoit ; aussi-tôt l’animal se détourna & courut sur le Comte qui le reçut avec fermeté, & luy porta un coup d’épieu qui entra fort avant ; cependant, les os faisans resistance, & le sanglier forçant du devant fit tomber le Comte à genoux ; dans ces entrefaites Raimondin tourna sur le sanglier & voulut l’enfiler entre les quatre jambes, mais l’épée glissant le long du dos sur les soyes, la pointe alla fraper le Comte, qui étoit visà vis.

Raimondin ne s’aperçut point de ce malheur, tant il étoit échauffé, & ne songeant qu’à se défaire du sanglier il acheva de le tuer ; ensuite il courut pour relever le Comte, qu’il croyoit seulement tombé de l’effort qu’il avoit soûtenu ; mais il le trouva mort, & reconnut à sa blessure d’où provenoit le coup.

Ce funeste accident le jetta dans le dernier desespoir ; il s abandonna à tous les regrets imaginables ; l’amour, & la crainte firent un combat terrible dans son cœur. Il aimoit veritablement son oncle, & il craignoit que ce malheur étant publié on ne reconnût pas son innocence ; vingt fois il fut prest de se passer cette fatale épée à travers le corps, se persuadant ne pouvoir survivre à la perte qu’il faisoit d’un si bon ami, & au remords éternel de lui avoir ôté la vie.

Aprés que Raimondin eut passé une partie de la nuit dans cette agitation, il resolut de quitter le pais, & d’aller errant par le monde, suivre sa malheureuse destinée. Il s’aprocha donc du corps de son oncle, & répandant un torrent de larmes, il le baisa ; ensuite il monta à cheval, & marcha au travers de la Forest sans suivre aucune route ; son esprit étoit si abattu qu’il paroissoit être dans un entier assoupissement ? ainsi son cheval le conduisoit à son gré.

Il arriva proche d’une fontaine située dans un lieu tres-agreable, car elle étoit au pied d’une grande roche élevée qui dominoit sur une longue prairie voisine de la Forest; les Gens du Pays nommoient cette fontaine la fontaine de la Soif, ou la* fontaine des Fées, parce qu’il étoit arrivé en cet endroit plusieurs choses merveilleuses. Pour lors il y avoit trois Dames autour de cette fontaine, qui se divertissoient au clair de la Lune qui s’étoit levée, le tems étant extrêmement doux & le Ciel fort serein ; l’une de ces Dames qui paroissoit superieure aux autres, voyant passer Raimondin, sans les saluer, lui dit, tout haut ; Chevalier, vous n’êtes gueres honnête aux Dames. Raimondin ne répondit rien, si grand étoit son assoupissement, & le cheval ayant la bride sur le cou, marchoit assez doucement, ce qui fit que la Dame s’aprocha facilement de Raimondin, & le tira si fort par le bras, que se réveillant en sursaut, il porta la main sur la garde de son épée, s’imaginant que les Gens du Comte le poursuivoient & vouloient l’arrêter ; mais la Dame lui dit, en riant, Chevalier, avec qui voulez vous combattre ; vous n’avés point d’ennemis icy, & je suis de vôtre party ?

Raimondin jettant les yeux sur la Dame fut surpris de sa beauté, il luy demanda pardon de son incivilité, & luy avoua qu’il révoit tres-profondement à une affaire qui le touchoit si fort qu’il n’avoit point entendu sa voix.

Je vous croy, lui répondit cette belle Dame ; mais, où allez-vous à present, car cet endroit n’etant point un grand chemin je me persuade que vous vous êtes égaré ? Je vous enseigneray la bonne route si vous voulés ; il n’y en a point que je ne sçache dans cette Forest, & vous pouvez vous fier à moy.

Je vous suis fort obligé, Madame, repartit Raimondin ; en effet je voi que je ne suis pas dans le chemin.

Alors la Dame connoissant qu’il se déguisoit, luy dit, Raimondin, vous ne devez pas vous cacher de moy, je sçai vos affaires.

Raimondin fut extrêmement surpris de s’entendre nommer, & la Dame voyant son étonnement, ajoûta ; Chevalier, je suis celle, après Dieu, qui peut vous donner de meilleurs conseils & vous procurer de plus grands avantages. Il est inutile de vous cacher à moy ; je sçai que vous venés de tuer le Comte de Poitiers par un accident épouvantable.

Ces paroles jetterent Raimondin dans un grand étonnement, il se sentit forcé d’avouer la verité, & demanda à la Dame comment elle avoit pû aprendre cette nouvelle si promptement.

Ne t’informe pas de cela, repliqua-t-elle, & ne t’imagine pas que je sois un fantôme ou quelque œuvre du Demon, je fais profession d’être aussi bonne Chrêtienne que toy, & sois persuadé que tout ceci arrive par la volonté de Dieu ; souviens-toy de ce que ton Souverain a dit un peu avant sa mort aprés avoir lu dans les Cieux cette mysterieuse avanture.

Raimondin se souvint alors de la Prophetie de son oncle, & crut que Dieu vouloit sans doute l’accomplir en lui ; ce qui le determina à dire à la Dame qu’il étoit prest d’executer tout ce qu’elle souhaiteroit.

Si vous parlés sans déguisement, répondit la Dame, vous êtes seur de vôtre élevation ; mais il faut avant que je vous declare mes pensées, que vous me promettiés de m’épouser quand je vous auray fait sortir du malheur où vous êtes.

Tres-volontiers, Madame, dit Raimondin, je vous en donne ma parole. Ce n’est pas tout, poursuivit-elle, il faut que vous me juriés autre chose qui est tres-essentiel pour nôtre commun bonheur. Parlez, repartit Raimondin, aprés vous avoir donné ma foy je n’ay plus rien à vous refuser.

C’est, continua la Dame, que vous m’assurerés, avec serment d’homme vraiment Catholique, & d’une foy parfaite, que pendant tout le tems que je serai vôtre compagne, vous ne me verrés point les Samedis, ny ne vous mettrez aucunement en peine des lieux où je seray.

Je vous le jure par ce qu’il y a de plus sacré, dit Raimondin, & puisse le Ciel me punir si je viole jamais la promesse que je vous en fais.

Alors cette Dame luy commanda d’aller à Poitiers, où arrivant du matin on ne manqueroit pas de luy demander des nouvelles du Comte, mais qu’il répondroit, en s’étonnant : Quoy n’est-il pas venu ! & ajoûteroit, je l’ay quitté au fort de la chasse, mon cheval ayant manqué d’haleine; ensuite, qu’il en paroîtroit surpris autant que les autres. Que quelque tems aprés des Officiers de la Vennerie arriveroient aportant le corps du Prince avec le sanglier, & que les Chirurgiens assureroient que la playe auroit été faite par une des deffenses de cet animal que le Comte avoit blessé auparavant, & pouvoit ensuite être mort du coup d’épieu qu’il avoit reçu. Enfin, qu’il falloit pleurer à cette vuë, & pousser des sanglots à l’imitation de tous les assistans, prendre le deüil, assister aux funerailles, & paroître fort triste ; mais que la veille du jour destiné pour assembler les Estats du Pays, afin de rendre hommage au jeune Comte Bertrand fils du défunt, il retournât vers elle en la même place où il la trouvoit, qu’elle lui donneroit de nouveaux conseils, & que pour gage de son cœur elle lui faisoit present de deux bagues dont les pierres avoient de grandes vertus ; l’une de preserver de coups de fer & de feu celui à qui elle étoit donnée par amour ; & l’autre que celui qui la porteroit surmonteroit les efforts de ceux qui voudroient lui donner de la peine dans ses affaires, qu’ainsi il n’avoit qu’à s’en aller en seureté.

Aprés de si bonnes instructions, Raimondin se separa de sa Dame, & arrivant à Poitiers, trouva tout le monde en alarme au sujet de l’absence du Comte. Ceux qui l’aperçurent les premiers ne manquerent pas de lui en demander des nouvelles, & il leur répondit conformement aux conseils qu’on lui avoit donnés. Ensuite, il s en mit en peine comme les autres, & s’en informoit à tous ceux qui venoient. Enfin, l’on vit arriver des Officiers de la Vennerie, lesquels aportoient le corps du Comte qu’ils avoient trouvé auprés du sanglier, & asseuroient qu’il avoit tué leur Prince.

On ne peut décrire les larmes, les sanglots, & les cris du Peuple à ce spectacle. La douleur de la Comtesse & de ses Enfans fut extrême. Raimondin, sur tout, parut inconsolable La funeste vuë du Cadavre le saisit d’une manière qu’il en pensa perdre le jugement, & peu s’en fallut qu’il ne declarât publiquement son malheur.

Cependant, on donna les ordres pour honorer la memoire du défunt par une pompe funebre qui fut magnifique, & la Populace outrée de la perte d’un si bon Prince se saisit du sanglier & le brûla devant la grande porte de l’Eglise de Nôtre-Dame.

Les Barons du Païs n’eurent pas plûtost rendu les derniers devoirs à leur Seigneur, qu’ils songerent à s’assembler pour reconnoître le jeune Comte Bertrand son fils. Dés que Raimondin eut appris le jour destiné pour l’assemblée, il se déroba de Poitiers dés la veille, & alla trouver sa Dame avec tant de diligence qu’il arriva bien-tost à Colombiers, prit son chemin par la valée, monta la montagne, d’où il découvrit la prairie qui est au bas de la roche & la fontaine de Soif, audessus de laquelle il aperçut une Chapelle tres propre nouvellement bâtie sur le roc, ou jamais il n’y avoit eu aucun édifice, ce qui l’étonna beaucoup ; ensuite, étant proche du lieu oú il devoit arriver, plusieurs Dames & Gentilshommes vinrent audevant de luy ; & une d’entre elles luy dit, Seigneur, Madame vous attend dans son pavillon. Dés que sa Maîtresse le vit elle le fit asseoir auprés d’elle, & luy témoigna la joye qu’elle avoit de ce qu’il avoit executé si regulierement ses conseils.

Je m’en trouve si bien, repliqua-t-il, que je continuëray toûjours de les suivre ; achevant ce discours un Maître d’Hôtel entra, & se mettant à genoux, suivant la coûtume de ce temslà chés les Souverains, dit, Madame, on a servy. La Dame se leva aussitost, & prenant Raimondin par la main, le conduisit dans un autre pavillon, où la table étoit dressée & magnifiquement servie ; ils s’y mirent seuls, & une foule de Courtisans les environna. Raimondin en fut si étonné qu’il demanda à sa Maîtresse d’où luy étoit venu tant de beau monde ; elle ne répondit rien, ce qui augmenta sa curiosité, & luy fit reïterer sa demande jusqu’à trois fois; enfin, elle luy dit, ils sont tous vos sujets & prests à vous obeïr. Cette réponse luy fit connoître qu’elle ne vouloit pas s’expliquer plus clairement, mais il crut qu’il pouvoit luy parler de la Chapelle, aussi luy demanda-t-il la raison de cet édifice qui se trouvoit bâty en si peu de tems.

Rien ne se fait en ce monde, repartit la Dame, que par la volonté de Dieu. Cette Chapelle est l’ouvrage de ses mains, & tout ce que vous verrés dans la suite se fera en execution de ses ordres. Cette Chapelle sera dédiée à la Vierge sa tres-chere Mere ; & c’est sur ce pieux fondement que j’ay voulu commencer l’heureux établissement de nôtre maison. La conversation roula ensuite sur plusieurs autres choses qui concernoient l’embellissement qu’elle avoit dessein de faire dans ces lieux là.

Aprés le dîné la Dame retourna dans son pavillon avec son Amant, & luy tint ce discours ; c’est demain, Seigneur, que les Barons rendent hommage au Comte Bertrand, attendés qu’ils se soient tous aquittés de ce devoir ; ensuite vous luy demanderés un don, qui ne sera ny Ville, ny Château ; mais une chose de peu de consequence, je sçay qu’il vous l’accordera. Aprés vous luy declarerés que c’est la possession de cette roche que vous souhaités, avec autant d’espace autour qu’un cuir de cerf peut en contenir, & il vous en fera le don en si bonne forme qu’on ne pourra y contredire. Souvenés vous d’en faire sceller aussi tost les Patentes du grand Sceau de la Comté, & de ceux des Pairs du Païs. Au sortir de l’Assemblée vous trouverés un homme qui portera dans un sac un cuir de cerf corroyé, vous le marchanderés, & luy en payerés ce qu’il voudra, puis vous le ferés tailler en couroye le plus délié qu’il se pourra ; ensuite vous prierés le Comte Bertrand de commettre des Gens pour vous delivrer vôtre place, laquelle vous trouverés tracée ainsi que je souhaîte que vous l’ayés, & si la couroye se trouve plus longue que la grande enceinte de la roche, vous la ferés étendre le long de la valée joignant les bouts ensemble, & en cet endroit naîtra une source qui formera un grand ruisseau, lequel sera fameux dans la suite ; aprés avoir executé tout cela exactement revenés icy.

Raimondin remercia sa Maîtresse de ses bons avis, & lui promit de les suivre de point en point ; ils se firent ensuite mille amitiés : l’Amant avoit de la peine à se separer d’une si belle personne, mais il falloit qu’il allât remplir sa destinée : Il partit donc, & arrivant à Poitiers, il trouva que tous les Barons étoient venus pour rendre hommage à leur nouveau Seigneur.

Aussi-tost qu’ils furent assemblés, le Comte Bertrand se rendit à S. Hilaire, où il parut pendant l’Office en habit de Chanoine, comme ayant ce droit, & quand le Service fut achevé les Barons s’aprocherent de luy, chacun en leur rang, & luy renouvellerent les hommages de leurs Fiefs. Ensuite Raimondin se presenta devant le Comte & luy dit : Sire, j’ay une grace à vous demander, c’est de me faire le don d’une chose qui n’est ny Château, ny Forteresse, & est de peu de valeur.

Volontiers, repartit le Comte, pourvu que mes Barons y consentent; aussi-tost ils donnerent leur consentement d’une commune voix.

Monseigneur, continua Raimondin, la grace que je vous demande, c’est qu’ayant dessein de m’attacher plus étroitement à vôtre service, & n’ayant pas un seul pouce de terre dans vos Etats, je vous suplie de m’accorder en don, la roche qui est audessous de la Fontaine de Soif, dans la Forest de Colombiers, & autant de terrain aux environs qu’un cuir de cerf en pourra contenir.

Je vous la donne de bon cœur, dit le Comte, de la manière que vous la desirés, & pour l’amitié que je vous porte, je vous décharge encore, tant envers moy, qu’envers mes successeurs à perpetuité, de tout hommage, rente, & redevance aucune.

Alors Raimondin se mit à genoux pour remercier le Comte de cette faveur, & le prier de luy en faire expédier des Patentes, ce qu’il ordonna, & on y attacha le grand Sceau de la Comté avec ceux des douze Pairs, ainsi que le raporte l’Histoire, qui dit de plus, que Raimondin, aprés avoir passé le reste du jour à solliciter son expedition, & l’ayant reçuë, se retira le lendemain dans l’Eglise de l’Abbayedu Moustier où il fit ses devotions, & pria Dieu de benir son mariage, puis qu’il n’avoit en vuë que sa gloire.

Raimondin demeura ainsi en priere jusqu’à midy, & au sortir du Moustier neuf au-delà du Château, un homme l’aborda & luy dit, Seigneur, achetés un bon cuir de cerf que j’ay dans ce sac, il servira à vous faire des couroyes de chasse.

Combien en veux-tu, dit Raimondin? Cent sols, répondit le Marchand. Aporte-le à mon Hôtel, repartit Raimondin, & cet homme le suivit pour recevoir son payement.

Dés que Raimondin se vit en possession du cuir, il envoya querir un Sellier, le fit tailler par filets en sa presence le plus delié qu’il se put ; Ensuite le Marchand en fit un pacquet, & à peine l’avoit-il remis dans le sac, que les Commissaires qui etoient deputés pour le mettre en possession des terres qui luy étoient données, arriverent, & il partit avec eux.

Ces Commissaires étoient Gens qui connoissoient tres-bien les endroits des quartiers où ils alloient ; c’est pourquoy en y arrivant ils furent surpris de voir autour de la Roche quantité d’arbres abattus, & de larges tranchées, où il n’y en avoit jamais eu. Raimondin connut d’abord l’ouvrage de sa Dame ; il dissimula, & étans descendus dans la prairie on tira le cuir du sac. Quand les Commissaires virent les filets si deliés ils ne sçurent par quel bout s’y prendre ; mais lors qu’ils étoient dans cet embarras, deux hommes habillés comme des Paysans se presenterent à eux, disans qu’ils étoient venus pour leur rendre service ; puis l’un d’eux, qui étoit chargé de piquets, alla en planter un des plus forts proche du Rocher, pendant que son camarade devidoit les filets de cuir avec beaucoup d’habileté.

On commença donc l’ouvrage, en attachant à ce piquet le premier bout du cuir, & de la sorte, plantansdes piquets de distance en distance suivant la tranchée, on conduisoit le cuir, ainsi ils environnerent la montagne; mais quand ils furent revenus au premier piquet, & qu’ils trouverent encore beaucoup de cuir de reste, ils s’étendirent dans la prairie aussi loin que le cuir put aller. Alors, chose merveilleuse, ils n’eurent pas fiché en terre le dernier piquet, qu’ il sortit une source du même endroit si abondante qu’elle forma aussi tost un grand ruisseau.

Raimondin, qui etoit averty de tous ces evenemens miraculeux, n’en fut pas si étonné que les Commissaires, lesquels contemploient ces merveilles avec admiration, car le cuir renfermoit une enceinte de plus de deux lieuës; toutefois ils en mirent Raimondin en possession suivant le don qui luy en étoit fait ; & du moment qu’ils en eurent signé l’acte les deux ouvriers disparurent.

Tant de choses surnaturelles épouvanterent si fort les Commissaires qu’ils eussent voulu être bien loin. Aussi dés qu’ils eurent achevé leur office ils prirent congé de Raimondin & retournerent au plus vite à Poitiers pour anoncer au Comte ce qu’ils avoient vu.

Quant à Raimondin, il alla presenter à sa Maîtresse les Patentes du don qu’on luy avoit fait, & luy raconter de quelle maniere il en avoit pris possession. Elle le congratula sur sa bonne conduite, & luy declara qu’il étoit tems de l’épouser, mais qu’il falloit prier de leurs nopces la Comtesse de Poitiers, le Prince Bertrand, & la Princesse Blanche sa sœur, avec toute leur Cour, parce qu’elle ne se mettoit pas en peine de les bien recevoir quelque grand nombre qu’ils fussent.

Raimondin qui souhaittoit extrêmement cette conclusion, & ne connoissoit rien d’impossible à sa Maîtresse, partit aussi-tost pour aller faire le compliment à la Comtesse & à ses Enfans ; il trouva avec eux le Comte de Forest son frere aîné, qui étoit arrivé à la Cour le jour d’auparavant, pour témoigner au Comte de Poitiers la douleur qu’il avoit de la mort de son pere. Raimondin le pria aussi de ses nopces ; & ses complimens étans achevés, le Comte de Poitiers luy dit, nous assisterons volontiers à vôtre mariage, mon Cousin, mais nous sommes étonnés de ce que vous avés formé ce dessein sans nous en parler, il me semble que vous deviés prendre nôtre conseil là-dessus; cependant, l’affaire est bien avancée, puisque vous priés déja de la celebration. Quel jour avés-vous choisi pour cette ceremonie, & en quel endroit se fera-t-elle?

Dans trois jours, répondit Raimondin, & au même lieu que vous avés eu la bonté de me donner.

Comment, repartit le Comte fort surpris, ce lieu est desert ? Mais, continua-t-il, mon cher cousin, avoüezmoy la verité, quelle avanture avezvous trouvée dans cette forest ? De tout tems la fontaine de Soif a été fertile en choses merveilleuses, & même les Commissaires que ay envoyez pour vous en mettre en possession nous ont rapporté des choses étonnantes touchant les grandes tranchées qu’ils ont trouvées & la source miraculeuse qui est sortie de la terre tout à coup sous leurs pieds avec une grande abondance d’eau ; de quelle maniere le cuir de cerf a pû renfermer deux bonnes lieuës de circuit, & comme deux ouvriers ont paru, & disparu à leurs yeux.

J’avouë que cela est arrivé de la sorte, repliqua Raimondin, mais Dieu fait des miracles quand il luy plaît, & nous devons regarder tous ses ouvrages avec une grande soumission.

La Dame que vous prenez pour vôtre épouse, reprit le Comte, de quelle Maison est elle ? Il est, ce me semble, de nôtre interêt de le sçavoir.

Je ne puis vous en donner aucun éclaircissement, reprit Raimondin, parce que je ne le sçai pas moy-même.

Cecy est assez particulier, continua le Comte, Raimondin se marie, & ne sçait point quelle femme il prend, ny de quelle famille elle est.

Je puis seulement vous répondre, Monseigneur, dit Raimondin, qu’elle est de grande Maison, & fort puissante ; au reste elle me plaît, & si je fais une faute, j’en souffriray seul la punition.

Le Comte qui aimoit Raimondin, ne voulut pas le pousser davantage, de peur de le chagriner, & l’assura qu’il iroit à ses nôces au jour marqué avec toute sa Cour.

Vous y serez tres-bien reçu, reprit Raimondin, & la Dame vous plaira assurément. Ensuite la conversation tourna sur d’autre matiere.

Au jour marqué le Comte de Poitiers ne manqua à sa parole ; il se mit en chemin avec tous ses Barons pour aller à la fête. La Comtesse y mena aussi la Princesse sa fille, & toutes les Dames de la Cour. Quand le Comte fut arrivé sur la montagne, il apperçut d’abord les grandes tranchées dont les Commissaires luy avoient parlé, & la source abondante qui formoit le ruisseau. Il en fut si étonné, qu’il ne sçavoit que penser ; mais il fut bien plus surpris quand il vit la Chapelle de Nôtre-Dame si bien bâtie, un grand nombre de pavillons magnifiques qui s’élevoient dans la prairie, les quartiers tres-bien disposez ; ceux-cy pour les logemens, ceux là pour les cuisines, les autres pour les ecuries, & un grand nombre d’Officiers qui alloient & venoient pour le service de leur Maîtresse.

Ce grand appareil obligea le Comte de Forest de dire à son frere qui étoit venu au-devant d’eux jusqu’à Poitiers, qu’il vouloit absolument sçavoir quelle étoit la Dame qu’il épousoit, vû qu’il pouvoit y avoir du prestige dans ce magnifique spectacle.

Vous l’apprendrez dans peu par elle-même, répondit Raimondin. Quant au prestige que vous soupçonnez, je ne puis croire qu’il y en ait, n’ayant jamais rien vû dans tout ce qui s’est fait jusqu’à present par cette Dame, que de tres-vertueux, & de tres réel.

Achevant ce discours ils apercûrent une troupe de gens fort leste qui venoit à eux, & quand ils furent assez proche, un vieux Chevalier vêtu magnifiquement salua humblement Raimondin qui marchoit des premiers avec son frere, & luy dit : Seigneur, faites-moy conduire, s’il vous plaît, vers le Comte de Poitiers, je souhaite luy parler.

Aussi-tôt Raimondin le presenta au Comte, auquel il tint ce discours : Monseigneur, la Princesse Melusine, fille du Roy d’Albanie, m’envoye vous remercier de l’honneur que vous luy faites de venir assister à son mariage.

Chevalier, reprit le Comte, je ne sçavois pas que cette Princesse fût logée si prés de moy, & avec une suite aussi nombreuse que je le voy.

Elle en a bien d’autres, repartit le vieux Chevalier, puis qu’elle n’a qu’à souhaiter.

Je seray bien aise de saluer une si puissante Dame, repliqua le Comte; ensuite la curiosité le prenant, il questionna beaucoup le Chevalier touchant l’apareil magnifique qu’ il voïoit, & dont il admiroit l’ordre & la disposition. Enfin le Comte entrant dans la plaine fut conduit dans un riche Pavillon, qu’il trouva plus beau, & plus commode qu aucun Palais qu’il eût jamais vû. Tous les Barons furent logez de même, & séparément. Aprés cela le vieux Chevalier, accompagné de plusieurs Dames, alla au-devant de la Comtesse & de la Princesse sa fille, & les conduisit dans les Pavillons qui leur étoient préparez. Toutes les Dames de leur suite furent aussi menées à leurs apartemens ; & chacun étoit étonné de la propreté & de la commodité des lieux ; car les Valets & les équipages furent logés de la même maniére, ayant tous des magazins à portée pour la subsistance des chevaux.

Aprés que la Comtesse & les Dames se furent un peu reposées de la fatigue du chemin, le Comte vint les prendre avec Raimondin pour aller faire leur visite à Melusine. Arrivans à son pavillon, un nombre de Chevaliers se presenterent à l’entrée pour les recevoir. Les Dames passerent ainsi plusieurs sales & antichambres, superbemens meublées, à travers d’un grand nombre d’Officiers; & quand elles entrerent dans la chambre de la Princesse, leurs yeux eurent de la peine à soûtenir l’éclat de l’or & des pierreries qui y brilloient de tous côtés. Melusine vint au-devant d’elles, les embrassa, & les remercia de l’honneur qu’elles luy faisoient. Le Comte partagea le compliment, mais il ne baisa point la Princesse, par respect, car il la trouva si belle qu’elle l’ébloüit.

La conversation ne roula que sur les magnificences qui paroissoient de toutes toutes parts, & le bel ordre qui regnoit par les Officiers qui prenoient soin des logemens, & de fournir à propos tout ce qui étoit necessaire à tant de monde à la fois. Le Comte disoit que cette charmante Princesse répandoit cet esprit universel sur ses Sujets, & qu’il étoit aisé de voir qu’ils la servoient avec autant de zele que d’inclination.

Les Dames raisonnoient un peu plus materiellement. Elles admiroient la beauté de l’habillement de Melusine, qui ne tiroit pas seulement son merite de sa magnificence, mais du bon air qu’il avoit. Elles prisoient infiniment la grosseur & le brillant de ses pierreries ; les meubles furent aussi visitez par tout ; la richesse des étoffes fut loüée par excés, & toute la soirée se passa de la sorte dans l’étonnement & dans l’admiration, jusqu’au moment que le premier Maître d’Hôtel vint annoncer qu’on avoit servi.

Aussi-tôt la Princesse mena la compagnie dans un superbe Pavillon, où il y avoit plusieurs tables dressées au milieu, & sur les quatre faces des buffets chargez de quantité de vaisselle d’or & d’argent entremêlée de vases de cristal. Cette salle étoit éclairée de plusieurs lustres enrichis de pierres précieuses & de chandeliers d’or & d’argent. Je ne dirai point l’ordonnance des fruits & l’abondance des mets; il suffit de sçavoir que tout y étoit exquis & d’un goût delicat. L’excellence des vins répondoit à la bonté des viandes. Il y en avoit de tres-rares, & toute sorte de liqueurs. Oi y mangea beaucoup, & on y but agreablement. On ne manqua pas de porter solemnellement la santé des futurs époux; le Comte de Poitiers la commença ; Melusine but celle des premieres personnes de l’assemblée, & la joye qui paroissoit entre les conviez etoit d’un bon augure pour la suite.

Apres soupé la conversation dura peu, parce qu’on avoit poussé le plaifir de la table assez avant dans la nuit, & l’entretien fut assez serieux. On ne parla que des preparatifs qu’on devoit faire le lendemain pour la celebration du mariage; & quand les Dames voulurent se retirer, Melusine prit la Comtesse par la main & la conduisit dans son apartement ; Raimondin s’aquitta du même devoir envers le Comte, & chacun chercha le repos. Le lendemain toutes choses étant preparées, le Comte de Poitiers, & le Comte de Forests, allerent avec une suite honorable prendre la mariée pour la mener à la Chapelle ; les Dames y étoient déja arrivées, & Raimondin qui avoit pourveu à tout ce qui regardoit la ceremonie, y avoit conduit aussi le Grand Aumônier du Comte pour faire la celebration.

Il est bon de sçavoir que ce Prelat avoit eu de la peine à accepter cet employ, s’imaginant, comme le reste des Courtisans, qu’il y avoit quelque chose de diabolique dans toutes les merveilles qui paroissoient en ce lieu-là ; sur tout, la Chapelle si richement parée, & qui avoit été bâtie si promptement, l’embarassoit fort ; il voulut la benir avant toutes choses, & il la dédia à la Mere de Dieu suivant la volonté de la Fondatrice. Ce bon Prelat étoit grand homme de bien, c’est-pourquoy il employa avant que de faire la Benediction les plus forts Exorcismes dont l’Eglise se sert pour purger les lieux Saints des Esprits immondes.

Lors que ce Prelat commença les Ceremonies plusieurs personnes sortirent de la Chapelle dans la crainte qu’elles eurent que le Demon ne voulût reprendre son bien, & emporter ce bâtiment tout entier sur ses épaules ; mais leur terreur panique s’apaisa, la Ceremonie se fit tranquilement, & même sans que l’air fût aucunement agité; ensuite on commença la Messe qui fut chantée par la Musique de la Princesse, avec des voix, pour ainsi dire, angeliques. Toute l’assistance en fut charmée, jusqu’au point de croire qu’elles n’étoient pas humaines, ce qui ranima le scrupule qui commençoit à se dissiper, tellement que plusieurs eurent moins d’attention au Sacrifice, qu’à prendre garde si Melusine ne disparoîtroit point à la consecration, ou du moins ne feroit pas des contorsions qui donneroient des marques de son état ; ainsi tous les yeux étoient attachés sur elle ; mais elle parut toûjours dans une devotion exemplaire, & elle n’eut d’autres mouvemens que ceux qu’un bon Chrêtien fait paroître lors qu’il se conforme au Prêtre suivant les differens points du Mystere. Toutes les Ceremonies étant achevées, & les craintes évanoüies, l’Epouse fut ramenée dans son apartement par les deux illustres Escuyers qui l’avoient conduite à l’Eglise, & tous les Barons leur firent cortege. Quant à Raimondin, il tint compagnie aux Dames.

Le Service ayant finy fort tard, on se mit à table en sortant de l’Eglise, & aprés le dîné les Chevaliers allerent se preparer pour le Tournois. Aprés que les Dames se furent placées sur les échafaux, le Comte de Poitiers entra le premier dans la Carriere, et y parut avec beaucoup de valeur; mais le Chevalier choisi pour soûtenir la gloire de la Mariée, fit des merveilles ; c’étoit Raimondin à qui Melusine avoit envoyé un cheval admirable, tout son équipage étoit blanc ; il mit par terre d’abord le Comte de Forest son frere, & plusieurs autres, si bien qu’il se fit redouter de tous les Chevaliers des deux partis. Le Comte de Poitiers se presenta par deux fois pour combattre Raimondin, mais il se détourna toûjours, par respect, & il alloit attaquer d’autres Chevaliers, lors qu’il voyoit que le Comte venoit à luy. Enfin, il se comporta avec tant de bravoure que chacun donna la palme au Chevalier des Armes Blanches.

Ces combats durerent jusqu’à la nuit, & quand les Chevaliers furent desarmez ils se mirent à table pour se délasser de leur fatigue. Pendant le repas les Dames donnerent des loüanges à ceux qu’elles crurent en meriter. Raimondin fut celebré sur tous, & le Comte de Forest témoigna quelque chagrin de ce qu’il l’avoit choisi pour commencer ses victoires. Aprés le soupé, le Comte & la Comtesse, qui faisoient les honneurs des nôces, conduisirent l’épouse dans son apartement. Le Prelat qui l’avoit mariée vint benir le lit, & les Chevaliers se retirerent pour laisser aux Dames la liberté de la coucher, & de luy faire tous les discours naturels, & ingenus, qu’on faisoit alors touchant le devoir conjugal, & dont on ne se sert plus aujourd’huy dans cette occasion, parce que la jeunesse a plus d’experience que dans ces tems-là.

Tous ces charitables discours étans finis, les Dames envoyerent querir l’Epoux, qui étoit en bonne main ; car le Comte, & tous les jeunes Seigneurs de la Cour l’entretenoient galamment du bonheur qu’il alloit avoir de posseder une personne si charmante : de sorte que quand on vint luy faire le compliment de la part des Dames, le Comte luy dit tout bas : Mon Cousin, tout ce que j’ay veu icy jusqu’a present, me fait craindre que vous n’ayez cette nuit l’avanture *d’lxion. Achevant ce discours ils sortirent tous ensemble, & allerent livrer le marié entre les bras de son épouse ; ensuite chacun se retira dans son Pavillon.

Le lendemain toute la Cour alla faire compliment aux Epoux, & pendant six jours que la fête dura, Melusine fit paroître chaque jour de nouveaux divertissemens : tantôt on donnoit le Bal, tantôt on alloit à la chasse, tantôt on s’exerçoit aux Joutes, & aprés toutes ces réjouissances la Comtesse & ses enfans prirent congé de leur belle Cousine, qui leur fit des presens tres-riches. Elle donna un bracelet de grand prix à la Comtesse, un beau fil de perles à la Princesse, & toutes les Dames & les Seigneurs éprouverent aussi sa magnificence; ce qui luy attira le cœur de tout le monde.

Raimondin accompagna la Cour jusqu’ au delà de Colombiers, & pendant le chemin le Comte de Forest luy reïtera la priere qu’il luy avoit déja faite de luy declarer par quelle avanture il s’étoit engagé à épouser Melusine. Cette seconde demande chagrina Raimondin. Mon frere, luy répondit-il, l’avanture qui me l’a fait connoître, & l’épouser, est un secret du Ciel qui m’est inconnu; outre cela, ignorez-vous la puissance de l’amour ? Il sçait unir les personnes les plus éloignées quand leurs cœurs sont nez l’un pour l’autre.

Le Comte de Forest vit bien par cette réponse que son frere n’étoit pas content de sa demande, c’est pourquoy il luy promit de ne luy en parler jamais, & Raimondin l’en pria fortement ; cependant le Comte ne luy tint pas parole dans la suite, ce qui fut cause de sa ruïne entiere, comme nous le dirons à la fin de cette Histoire.

Le Comte de Poitiers étant arrivé à Colombiers, Raimondin prit congé de luy, & de toute la Cour pour s’en retourner auprés de son Epouse. Il fut tres étonné qu’à son arrivée el le luy raconta la conversation qu’il avoit euë avec son frere, & l’assura que s’il gardoit toujours le secret de cette maniere, & luy tenoit de même la parole qu’il luy avoit donnée de ne la jamais voir les Samedis, il deviendroit le plus puissant & le plus heureux de sa lignée. Ce que Raimondin luy jura de nouveau d’observer religieusement.

Melusine fort contente découvrit ensuite à Raimondin son projet touchant une Forteresse qu’elle vouloit construire sur la roche de la fontaine de Soif, & qui devoit servir de fondement à leur maison. Dés le jour même il luy arriva un grand nombre de toute sorte d’ouvriers, & une prodigieuse abondance de vivres pour leur subsistance. L’ouvrage se commença & fut poussé avec tant de diligence, que tous ceux qui venoient voir ces merveilles en étoient surpris. Il fut achevé en peu de tems, & Melusine s’y logea aussi-tôt, sans crainte d’essuyer la fraîcheur des murailles. Elle y fit transporter tous les meubles precieux qui étoient dans les Pavillons ; quand tout fut en état de n’y rien desirer, Raimondin envoya des courriers à tous les Seigneurs des Provinces voisines, pour les prier d’assister à une fête qu’il vouloit donner pour faire la dédicace de ce superbe édifice.

Quantité d’Etrangers s’y trouverent au jour nommé. Les Comtes de Poitiers & de Forest s’y rendirent aussi avec leur Noblesse. Chacun étoit surpris de voir la grandeur de cette forte Place bâtie dans toutes les regles de la guerre; & le peu de tems qu’on avoit employé à la construire, jettoit tout le monde dans une profonde admiration.

Dés que Melusine aperçut le Comte de Poitiers, elle luy dit : Seigneur, nous vous avons prié de venir icy pour voir cette Forteresse, & luy donner le nom que vous trouverez à propos qu’elle porte.

Ma charmante Cousine, reprit le Comte, vous seule pouvez avoir cet honneur, & il vous convient mieux qu’à nous : car les sages ont droit d’imposer le nom aux choses. Vous êtes beaucoup plus sage & plus sçavante que nous ne sommes tous. Il vous sied bien, Seigneur, de me railler si galamment, repartit Melusine; nôtre sexe doit être soumis au vôtre en tout ; parlez seulement.

Personne ne me conseillera, reprit le Comte, de vous obéïr en cette occasion. Le nom que cette Forteresse portera doit être heureux, afin qu’il convienne à l’heureuse avanture qui en est l’origine; par consequent vous devez être sa maraine, puis qu’il n’y a personne qui sçache mieux tous ces mysteres que vous, &…

Melusine craignant que le Comte de Poitiers n’entrât plus avant dans cette matiere, l’interrompit pour luy dire, que puis qu’il le souhaitoit, elle la nommeroit Lusineem, que par corruption on a dit depuis Lusignen, & Lusignan.

Ce nom luy convient tres-bien en deux manières, dit le Comte; en premier lieu, parce que c’est l’anagrame du vôtre, si je ne me trompe ; & en second lieu, que Lusineem signifie en langage d’Albanie chose bien établie, & miraculeuse.

L’explication si juste que le Comte fit de ce nom reçut une approbation generale ; Lusineem passa ensuite de bouche en bouche, & courut par toute l’Europe.

Aprés cette décision la joye se repandant de toutes parts, les Chevaliers allerent se preparer pour leurs jeux ordinaires. Il se fit de tres-beaux combats; mais il y en eut un malheureux. Le Comte de Forest fut legerement blessé de l’éclat d’une lance que rompit sur luy un Chevalier Poitevin, & cet accident luy donna encore un nouveau chagrin.

La Fête dura quelques jours. Melusine traitta tous ces Seigneurs avec la même magnificence qu’elle avoit déja fait. Elle s’attacha fort à gratieuser les Etrangers ; enfin tout le monde s’en retourna tres-content.

La reputation de la Forteresse de Lusignan y attira un peuple considerable, qui se mit à bâtir aux environs, aidé par Melusine, qui luy donnoit tout le souhaittoit ; de maniere qu’il y parut un gros Bourg en peu de tems. Raimondin travailloit comme elle à embellir ces lieux, & il joüissoit d’une heureuse tranquillité. Cependant Melusine accoucha d’un fils, qui reçut au Baptême le nom de Guy. Il avoit le corps bien fait, mais son visage étoit large & court, & il avoit les oreilles prodigieusement grandes. Melusine eut soin de luy donner une tres-bonne nourrice, & il profita beaucoup.


* Voyez le Livre intitulé LE COMTE DE GABALIS touchant la nature de cet Peuples. Il est fort divertissant.

* On l’apelle aujourd’huy, par corruption la Font de Sée, & tous les ans au mois de May on tient une grande Foire dans la Prairie voisine où les Patissiers vendent des figures de femmes bien coiffées, qu’on nomme des Merlusines.

* Ixion étant devenu amoureux de Junon, cette Deesse luy supposa un corps d’air, qui luy ressembloit, dont naquirent les Centaures.

Chapitre III

Voyage de Raimondin en Bretagne, & ses aventures.

QUAND Melusine fut relevée de couche, elle conseilla à son Epoux de faire un voyage en Bretagne pour rentrer dans les biens que son pere y avoit abandonnez autrefois, & elle luy raconta toute l’histoire en la maniere qui suit.

Henry de Léon vôtre pere, luy dit-elle, étoit si estimé de Thiery Duc de Bretagne, qui regnoit alors, qu’il prenoit conseil de luy en toutes choses, & pour récompense le fit son grand Sénechal, ce qui luy attita la jalousie de ceux qui pretendoient aussi aux bonnes graces du Prince. Un certain Courtisan nommé Josselin fut le chef de cette cabale. Le Duc avoit un neveu, seul heritier de sa Couronne, & les rivaux de la fortune de vôtre pere se servirent de ce jeune Seigneur pour le faire perir. Ils luy firent accroire que son oncle aimoit votre pere à un point, qu’il l’avoit choisi pour son successeur, que c’étoit une chose concluë, & que la declaration, qu’il en faisoit aux Etats, en étoit expediée.

Ce jeune Seigneur ne voulut pas d’abord ajoûter foy à leurs discours, mais ils luy firent tant de sermens qu’il les crut ; de-sorte qu’il forma le dessein d’assassiner Henry. Josselin & ses complices, le voyant dans cette resolution, luy en procurerent les moyens, en l’avertissant du jour qu’il quitteroit la Cour pour s’en aller, suivant sa coutume, à sa Terre de Leon. Ce qui ne manqua pas : car le neveu du Duc étant informé du départ de vôtre pere, alla l’attendre en un petit bois joignant le Château, où Henry avoit coûtume de se promener le matin. Il n’étoit accompagné que de Josselin suivi de ses émissaires, & quand ils virent venir vôtre pere, ils l’encouragerent à se jetter sur luy, disant, si vous avez besoin de secours, nous vous aiderons ; ce que toutefois ils ne firent point : au contraire ils s’enfuirent aussi-tôt qu’ils les virent aux prises, depeur d’être reconnus par les gens du Château.

Cependant vôtre pere, qui étoit sans armes, voyant arriver un Chevalier sur luy l’épée à la main, para du bras gauche son premier coup avec tant d’adresse, que l’épée passant à côté, il s’en saisit ; mais le Chevalier se voyant desarmé, tira un poignard qu’il avoit à sa ceinture, dont il frappa vôtre pere, qui sentant le coup, quoique leger, donna du pommeau de l’épée si rudement contre la temple du Chevalier, qu’il enfonça la coëffe de son casque, & le tua; puis levant la visiere pour voir qui c’étoit, reconnut le neveu du Duc. Ce malheur l’affligea beaucoup, & le fit resoudre à s’enfuir; c’est pourquoy rentrant aussitôt dans son Château, il banda sa playe, prit tout ce qu’il avoit de meilleur, & choisissant les plus affidez de ses domestiques, il fit seller des chevaux, & partit sans rien dire. La fortune qui conduisoit ses pas le mena du côté de Forests, où il trouva une Dame qui le laissa à sa mort Seigneur du Pays, ensuite il épousa la sœur du Comte de Poitiers, comme vous sçavez.

Vôtre pere s’étant absenté de la sorte, & le neveu du Duc se trouvant tué proche de son Château, on jugea que c’étoit luy qui l’avoit assassiné. Josselin en fit courir le bruit plus qu’aucun autre, & le Duc luy accorda la confiscation de tous ses biens. Il en joüit encore à present, & son fils aîné demeure au Château de Léon.

Vous voyez, mon cher, par le recit que je viens de vous faire, qu’il n’est pas juste de laisser des biens si considerables entre les mains des ennemis de vôtre Maison. Il faut donc que vous alliez en ces quartiers-là, & que vous preniez d’abord vôtre chemin par Quemeguignant, où vous trouverez le Seigneur du lieu, qui est frere de vôtre pere, & se nomme Alain. Il a deux fils Chevaliers, qui sont vaillans, & fort estimez de leur Prince. Vous vous ferez connoître à eux, & ils verront bien-tôt par vos discours qui vous êtes. Ensuite ils vous presenteront au Duc, à qui vous demanderez justice, & aprés qu’il vous l’aura promis, vous luy exposerez le fait, & ferez appeller Josselin; Son fils acceptera le combat pour luy, vous en serez vainqueur, ils seront pendus tous deux, & vous serez rétabli dans les biens de vôtre pere. Soyez persuadé de tout ce que je vous dis, & confiez-vous en Dieu, il vous soûtiendra dans toutes vos affaires lors qu’elles seront justes.

Raimondin qui regardoit son Epouse comme un oracle, luy dit qu’il étoit prêt de faire ce qu’elle voudroit. Aussitôt elle luy fit preparer un superbe équipage, & il partit avec une suite de cinq cens Gentilshommes, tous bien armez.

Melusine avoit chargé l’ancien Chevalier, dont nous avons parlé, de pourvoir sur la route à tout ce qui seroit necessaire à tant de monde, & elle luy recommanda sur tout de faire les choses honorablement.

Dés que cette troupe parut dans le pays, le Duc en étant averti envoya des Officiers au-devant, pour sçavoir le sujet de son arrivée, & Raimondin leur répondit qu’il venoit implorer la justice de leur Prince touchant une affaire qu’il auroit l’honneur de luy expliquer, & qu’il seroit bien-tôt auprés de luy pour luy rendie ses respects ; mais qu’avant toutes choses il falloit qu’il allât visiter le Seigneur de Quemeguignant, & qu’il les prioit de luy en enseigner le chemin. Les Officiers le luy montrerent, & disant qu’ils alloient rendre compte au Duc de sa réponse, ils prirent un chemin de traverse pour informer aussi Alain de cette illustre visite.

Alain fut extrémement surpris de la venuë d’un si grand Seigneur, & d’apprendre qu’il étoit accompagné de cinq cens hommes au moins. Il donna ordre à ses deux fils de les aller recevoir, & de songer à les traitter du mieux qu’ils pourroient ; mais ce dernier ordre fut inutile : car le vieux Chevalier, qui prenoit toûjours les devants, ayant vû que la Ville étoit trop petite pour contenir sa troupe, avoit fait tendre ses, Pavillons, & payoit si bien, qu’on luy apportoit des vivres de tous côtez.

Les deux Chevaliers trouverent Raimondin assez prés de la Ville, & luy firent tout l’honneur qu’ils purent. Il s’informa de la santé de leur pere, & ne leur dit rien de l’affaire qui l’amenoit qu’il n’eut joint Alain, à qui il se fit connoître par le recit circonstancié de l’avanture d’Henry de Leon.

Alain fut étonné d’apprendre que Josselin étoit l’auteur du malheur de son frere, & il en parut d’autant plus indigné, que ce traître en avoit profité seul par la confiscation qu’il avoit obtenuë de ses biens à son exclusion. Il pria son neveu de luy faire l’honneur de loger dans son Château, ce qu’il accepta pour luy seulement. Alain luy fit la meilleure chere qu’il put; on parla beaucoup de l’affaite en question, & Raimondin engagea son oncle & ses cousins à venir à la Cour avec luy, pour être témoins de la justice qu’il étoit seur qu’on luy rendroit.

Le Duc qui demeuroit ordinairement à Vannes, vint à Nantes pour paroître avec plus de majesté devant ce Seigneur étranger, qui marchoit avec un si gros train ; & le jour qu’il lui demanda audience, il avoit donné ordre à tous les Pairs, & à tous les Barons de ses Etats de s’y trouver. Josselin & son fils Olivier y étoient comme les autres, & Alain les fit connoître à son neveu.

Raimondin ayant été introduit en la presence du Duc, le supplia de luy rendre justice sur un fait qui le regardoit luy – même, puis qu’un Prince n’est jamais en seureté quand il y a des traîtres auprés de sa personne.

Le Duc demeura surpris à ce discours ; il promit toute justice à Raimondin, & l’assura sur sa parole sacrée qu’il feroit punir du dernier supplice tous les traîtres qu’il pourroit luy montrer dans sa Cour.

Raimondin aprés l’avoir remercié luy raconta succinctement, mais de point en point, la malheureuse avanture d’Henry de Leon son pere, arrivée il y avoit quarante ans, sous Thiery, dont il étoit le quatriéme successeur : de quelle maniere il avoit tué, à son corps deffendant, le neveu de ce Prince, seul heritier de sa Couronne ; que cette catastrophe étoit arrivée par la trahison de Josselin du Pont qui étoit là present, & lequel au moyen de son crime jouissoit de tous les biens d’Henry, par la confiscation qu’il en avoit obtenuë.

Ce fait étant deduit avec toutes ses circonstances, Raimondin ajoûta : Seigneur, puis que je suis assez malheureux d’aprendre, depuis mon arrivée en ce pais, que tous les témoins que je pouvois avoir contre Josselin sont morts, je me sers du droit des Chevaliers, qui est, que j’offre avec vôtre permission, & celle de tous vos Pairs & Barons, de combattre Josselin, & luy faire avoüer son crime, ou l’expier par son sang. Achevant ces paroles il jetta son gage, & il n’y eut personne si hardy que de répondre.

Le Duc voyant que personne ne répondoit, dit tout haut : Josselin, Estes-vous sourd ? Vous autorisez par vôtre silence nôtre Proverbe, qui dit, Qu’un vieux peché fait nouvelle vergogne. Songez, cependant, à répondre à cette terrible accusation.

Josselin fut si confus & palpitant, qu’il ne sçut dire autre chose, sinon, que ce Chevalier se moquoit de raconter une telle Fable.

C’est si peu une Fable, repartit Raimondin, que je te feray bien avoüer que c’est une verité, si Monseigneur me le permet, ainsi que je l’en suplie tres-humblement.

Josselin, continua le Duc, je veux que vous répondiez d’une autre maniere à cette accusation. Olivier entendant ces paroles, dit : Sire, ce Chevalier a plus de peur qu’il ne nous en fait ; je tiens mon Pere pour un homme incapable d’avoir fait l’action qu’on luy impute ; c’est pourquoy j’accepte le duel pour luy ; & voilà mon gage. Il sera bien vaillant, s’il peut venir à bout de moy, & d’un de mes Parens que je choisiray.

Quand le Duc l’entendit parler de la sorte, il se fâcha, & luy dit, ce ne sera pas tant que je vivray, qu’on verra qu’un Chevalier soit obligé de combattre contre deux, l’un aprés l’autre, pour une même querelle ; Olivier, il est honteux à vous d’avoir eu cette pensée, c’est une marque de vôtre mauvaise cause ; sçachez, que si vous êtes vaincu je vous feray pendre avec vôtre pere, & j’assigne vôtre combat à demain : ensuite, le Duc prit des cautions pour s’asseurer de leurs personnes, & fit garder Josselin à veuë.

Cependant, Thiery, qui étoit un Prince fort prudent, faisant reflexion au grand nombre de parens & d’amis que ces deux puissantes Maisons avoient dans ses Estats, fit entrer des Troupes dans la Ville, pour empêcher qu’il n’arrivât aucun désordre.

Le lendemain matin les Champions, aprés avoir entendu la Messe, allerent s’armer, & aussi-tôt que Raimondin eut apris que le Duc étoit sur le champ, il s’y rendit, accompagné de quantité de Chevaliers. Il avoit l’Ecu pendu au cou, la Lance sur sa cuisse, & étoit vétu de sa Cotte d’Armes bordée d’argent & d’azur. Il montoit un cheval tres fier, & qui étoit armé jusqu’à l’ongle du pied. Il salua ainsi le Duc avec tous les Seigneurs qui l’accompagnoient & chacun disoit, à voir son grand air, qu’il étoit homme à ne pas se laisser battre facilement.

Ce Chevalier marcha ensuite vers la chaise qui luy étoit preparée, & descendit aussi legerement de cheval que s’il n’eût point été chargé de ses armes, puis il s’assit en attendant que son ennemy arrivât. Il vint peu de tems aprés avec son pere, & ils firent tous deux la reverence au Duc, mais Josselin paroissoit abattu, ce qui étoit de mauvaise augure. Ils descendirent de cheval, & les saintes Evangiles leur étant aportées, Raimondin jura que Josselin avoit commis la trahison de la manière qu’il en avoit fait le recit ; aprés il s’agenoüilla, & baisa les Reliques qui luy furent presentées. Quant à Josselin, il jura le contraire ; mais l’Histoire raporte, qu’il chancella si fort pour baiser les Reliques, qu’il n’en put approcher, & Olivier fit la même chose : car ils sçavoient tous deux que c’étoit leur condamnation.

Cette ceremonie achevée, un Herault cria à haute voix, De par Monseigneur, qu’aucun ne soit si hardi de dire un mot, ny faire aucun signe à un des combatans qu’il puisse entendre, ou apercevoir. Après ce cry chacun se retira hors du champ de bataille, excepté ceux qui étoient destinez pour le garder, & Josselin.

Les deux combattans étant montez à cheval, le Herault fit encore cet autre cry par trois fois : Laissez aller vos chevaux, & faites votre devoir. Dans ces entrefaites Raimondin posant le fer de sa lance à terre, l’appuya sur le cou de son cheval pour faire le signe de la Croix. Son ennemi qui s’en aperçut, se servit de ce moment, & poussa son cheval avec une si grande vitesse, qu’il frappa Raimondin sur sa cotte d’armes, sans qu’il pût parer le coup avec son bouclier ; mais il se tint si ferme, qu’il ne se renversa point, & la lance rencontrant une armure à l’épreuve, vola par éclats.

Alors Raimondin s’écria, Traître, cette action n’est pas d’un brave Chevalier ; & comme sa lance étoit tombée par la force du choc, il mit le sabre à la main, & en déchargea un coup si terrible sur le casque d’Olivier, qu’il en abattit la visiere ; ainsi il eut le visage à découvert, ce qui l’étonna. Cependant il mit le sabre à la main, & les deux combattans se chamaillerent long – tems de la sorte; enfin Raimondin, qui vouloit finir, fit un écart pour se jetter à bas proche de sa lance, & la ramassa subtilement ; ensuite il vint contre Olivier, qui l’évita toujours par la dexterité de son cheval, ne songeant qu’à le lasser, parce qu’il étoit à pied, & à passer ainsi le tems prescrit pour le combat, sans le terminer ; mais Raimondin s’avisa d’un expedient ; il retourna à son cheval, défit promptement un des étriers, & marcha à son ennemi, qui le voyant venir la lance d’une main & un étrier de l’autre, ne sçavoit quel dessein il avoit, ce qui le porta à s’abandonner tout d’un coup sur luy pour le frapper de la pointe de son sabre au defaut de sa cuirasse ; mais comme son cheval tressailloit du coup d’épron qu’il luy donna pour le faire avancer, Raimondin fronda l’étrier à la tête du cheval d’une si grande force, que le gonfrain d’acier fut enfoncé, & luy entra dans le front. L’animal étourdi du coup s’accula sur les jarrets ; & comme Olivier apuyoit des deux pour le faire relever, Raimondin luy donna un coup de sa lance dans le côté, lorsque le cheval s’élevoit, & le jetta par terre. La lance entra pour le moins d’un demypied dans son corps, & avant qu’il pût se relever, le vainqueur sauta sur luy & luy donna plusieurs coups de gantelets par la tête aprés luy avoir arraché le bassinet qui la défendoit, ensuite il luy mit le genou sur le ventre, & la main gauche sur la gorge, si bien qu’il ne pouvoit remuer, puis il tira un poignard de sa ceinture & luy dit, Rens-toy, ou tu es mort.

J’aime mieux mourir, répondit Olivier, de la main d’un brave homme comme vous, que d’un autre.

Avouë donc, repartit Raimondin, que tu sçais que ton pere a commis la trahison.

Comment le sçaurois-je, repliqua-t-il, je n’etois pas né pour lors ? Raimondin, qui étoit persuadé de la verité, fut si chagrin de cette réponse, qu’il luy donna encore tant de coups de gantelet de côté & d’autre sur les jouës, qu’il luy fit perdre connoissance ; ensuite le prenant par les pieds, il le traîna hors de la lice.

Cette action étant ainsi terminée, Raimondin vint au balcon où étoit le Duc, & luy dit : Sire, je vous supplie de me faire connoître si j’ay fait mon devoir, & si vous souhaittez quelque chose de plus.

Vous vous en êtes bien acquitté, répondit le Duc, & les traîtres souffriront le suplice qu’ils meritent. Aussitôt il donna ordre de les pendre, & que le Victorieux rentrât dans les biens de son pere, y ajoûtant encore ceux de Josselin, dont il luy donna la confiscation. Raimondin, aprés avoir remercié le Duc de ses bienfaits, luy demanda la grace de ces malheureux ; mais il demeura ferme dans sa résolution.

Alain, ses enfans, & tous leurs amis, eurent une joye inconcevable de la victoire que leur parent venoit de remporter, & des grands biens que Thiery luy avoit ajugez Ils luy aiderent à l’en mettre en possession. Jean d’Aras dit que Raimondin donna la Baronnie de Leon avec ses autres biens à Henry son cousin germain, & les Terres de Josselin à Alain son frere le cadet, tous deux fils de son oncle Alain ; mais je trouve ailleurs qu’il garda ces grandes Terres pour ses enfans, & cela me paroît plus vrai-semblable, puis qu’une des premieres raisons que Melusine luy allégua pour luy faire entreprendre le voyage de Bretagne, fut celle de recouvrer les grands biens que son pere avoit laissez en ce pays-là.

Quand Raimondin eut terminé toutes ses affaires, & rendu hommage à Thierry de ses Fiefs, ce Prince le retint plusieurs jours auprés de lui pour le réjoüir, & luy faire oublier ses travaux. Il mangea toujours seul avec luy ; & comme le Duc aimoit extrémement la chasse, il luy en donna le divertissement de toute maniere. Au milieu de tant d’honneurs, & de plaisirs, Raimondin brûloit d’envie de revoir sa chere Melusine; de sorte qu’il prit congé du Duc; & le vieux Chevalier abordant le Prince, luy presenta de la part de sa Maîtresse un gobelet d’or enrichi de diamans. Il fit aussi des presens considerables à tous les Seigneurs de la Cour, dont Alain & ses deux fils furent les mieux partagez ; & en contr’échange le Duc donna à Raimondin plusieurs beaux chevaux, & la plus grande partie de ses meilleurs chiens, parce qu’il les avoit trouvez fort bons.

Au sortir de Nantes Raimondin reprit le chemin de Quemeguignant avec son oncle, & ses cousins. Il y fut tres-bien regalé ; mais lors qu’ils étoient au plus fort de leur réjoüissance, on vint avertir Alain que le Châtelain d’Orval, homme tres-accredité & neveu de Josselin, avoit fait assemble toute sa parenté, & ses amis jusqu’au nombre de huit cens à dessein d’assassiner Raimondin lors qu’il passeroit par la forest, & qu’ils étoient distribuez à droite & à gauche aux environs d’une maison de chasse qu’il y avoit.

Alain n’eut pas plutôt reçu cet avis, qu’il envoya aussi avertir tous ses amis, & il en vint jusqu’au nombre de quatre cens, qu’il fit cacher en plusieurs endroits à mesure qu’ils arrivoient. Cependant le Châtelain avoit de bons espions pour sçavoir le jour du depart de Raimondin, qui de son côté paroissoit inquiet de cette entreprise, parce qu’il prévoyoit qu’il y auroit du sang répandu Il eût bien voulu l’éviter, d’autant plus que Melusine ne luy avoit point dit que cet incident devoit arriver. Il demanda pour cet effet s’il ne pouvoit pas trouver un autre chemin que celuy de la forest pour s’en aller ; mais apprenant qu’il n’y en avoit point, il voulut partir le lendemain & risquer l’issuë de cette rencontre.

Sa résolution étant prise, Alain fit marcher dés le soir ses quatre cens hommes sous la conduite de son fils aîné, qui les posta secrettement dans un endroit par où le Châtelain devoit passer, & à la pointe du jour Raimondin entra dans la forest avec ses gens en belle ordonnance : car ils marchoient serré les armes hautes, & étoient precedez par des coureurs qui battoient l’estrade pour découvrir si l’on venoit à eux.

Le Châtelain qui fut averti tres-juste, sortit avec toute sa suite. Il passa devant l’embuscade, qui ne se découvrit point, afin de le prendre en queuë lors qu’il attaqueroit Raimondin. Le Châtelain s’avançant aperçut ses ennemis, & il fut étonné de les voir marcher fierement en bataille. Il les attaqua neanmoins vaillamment, & ils le reçûrent avec encore plus de valeur. Ce premier choc fut terrible. Raimondin y fit de si belles actions, que le Châtelain qui ne cherchoit que luy, le distingua facilement, & le fit remarquer aux plus braves de ses gens; ensuite se mettant à la tête de cinq qu’il choisit, ils coururent tous ensemble sur Raimondin les lances baissées, & jetterent son cheval par terre ; mais luy ne perdant point le jugement donna des deux au cheval qui se remit aussi-tôt sur les pieds fort legerement; de sorte que n’ayant point quitté les étriers, & se trouvant toujours l’épée à la main, il tourna sur le Châtelain avec tant de fureur, qu’il l’étourdit d’un coup d’estramaçon qu’il luy dé chargea sur la tête. Le Châtelain tomba de cheval, & courut grand’risque : car la mêlée étoit forte. Cependant ses gens l’ayant remonté, il reprit courage, & le combat devint encore plus rude qu’auparavant ; mais dans ce moment les quatre cens hommes de l’embuscade arrivans prirent leurs ennemis par derriere, & enveloperent si bien le Châtelain & tous ses gens, qu’on en assomma une grande partie, & que le reste fut pris.

Aprés une si heureuse victoire Raimondin tint conseil avec ses cousins & leurs principaux amis, pour aviser à ce qu’on feroit de tant de prisonniers, & il fut resolu qu’on les pendroit tous aux fenêtres & aux creneaux de la maison de chasse du Châtelain, à l’exception de leur Chef, qui seroit envoyé au Duc avec tous ceux qui se trouveroient parens de Josselin, afin qu’il en fist la justice qu’il trouveroit à propos ; ce qui fut aussitôt executé.

Alain le cadet eut la commission de les conduire avec trois cens hommes d’escorte à Vannes, où Thierry étoit retourné. Il les luy presenta de la part de Raimondin, luy fit un détail exact de leur entreprise, & luy dit de quelle maniere le Ciel les avoit préservez d’être tous assommez.

Le Duc parut tres-indigné de cet attentat, qui regardoit même son autorité, parce que le Châtelain n’avoit entrepris d’assassiner Raimondin qu’à cause de la justice qui luy avoit été renduë. C’est pourquoy il fit pendre tous les parens de Josselin, & envoya le Châtelain à Rennes, pour tenir compagnie à son oncle.

Cependant Raimondin ayant appris par le retour de son cousin la continuation de la bonne justice du Duc, en parut joyeux ; mais il crut qu’il étoit obligé à faire prier Dieu pour les ames de tant de gens qui avoient peri par cette querelle. C’étoit assez l’usage de ce tems-là. Les persecutions que l’Eglise souffroit par la barbarie des Sarazins & des Maures, excitoient la pieté des Chrétiens, & les portoient à luy faire de grands biens ; de sorte qu’aussi tôt que les personnes riches étoient échapées d’un peril, elles faisoient des fondations suivant leurs moyens. C’est pourquoy en memoire de cette heureuse journée où Raimondin avoit évité un si grand danger, il laissa à son oncle le soin de fonder un Prieuré de huit Religieux. Le Duc même eut part à cette bonne œuvre : car il voulut qu’il fût bâti auprés du Château de Suissinom, & il accorda aux Moines plusieurs beaux droits, entre autres demi-lieuë de terrain autour de leur Couvent dans la forest & le droit de pesche dans la mer qui est à un quart de lieuë de là. Il y a d’autres monumens qui subsistent encore, & empêchent de douter de cette histoire.

Aprés que Raimondin eut terminé si heureusement ses affaires, il reprit le chemin de Poitou, & quand il fut arrivé à la vuë de Lusignan, il ne reconnut plus le lieu, tant il étoit augmenté. Le Bourg qui est au pied de la Forteresse ressembloit à une Ville ; il étoit ceint de bonnes murailles, flanquées de grosses tours, avec de larges fossez, & il ne pouvoit se lasser de considerer ces nouveaux prodiges. Cependant quelques Cavaliers qui avoient pris les devants, annoncerent sa venuë à Melusine, qui la sçavoit tres bien, & fit semblant de l’ignorer. Elle donna ordre aux Bourgeois de prendre les armes, & elle alla à la rencontre de son Epoux avec toutes les Dames, & les Chevaliers du pays.

Il est impossible d’exprimer la joye qu’ils eurent de se revoir aprés une si longue absence  Raimondin fit une ample relation à son Epouse de tout ce qui luy étoit arrivé, & l’assura que la fermeté qui avoit paru dans toute sa conduite provenoit de la confiance qu’il avoit toujours euë dans ses paroles.

Un peu apres l’arrivée de Raimondin Melusine accoucha d’un second fils qui fut nommé Odon, & apporta en naissant une oreille plus grande que l’autre. D’ailleurs il étoit tres bien fait de sa personne, & dans la suite il devint Comte de la Marche, pour avoir épousé l’heritiere de cette Principauté.

Apres que Raimondin fut remis des fatigues qu’il avoit souffertes pendant son voyage, il travailla avec Melusine à la construction de plusieurs Villes & Forteresses dans les Terres qui luy appartenoient jusques sur les frontieres de Poitou, & de Guienne. Ils commencerent par bâtir la Ville & le Château de Melle & Voüant ; celle de S. Maixant avec l’Abbaye ; le Fort & le Bourg de Partenay, qu’ils rendirent une Place considerable. Melusine jettaensuite les premiers fondemens des fortifications de la Rochelle, & du Château. Il y avoit déja une grosse Tour bâtie par Cesar, qui se nommoit la Tour de l’Aigle, parce que cet Empereur en portoit un dans ses Etendards ; elle la fit environner de fortes murailles, défenduës de bonnes Tours à la maniere de ce tems là, & on luy donna le nom de *Castel aiglon. Elle bâtit encore Pons en Poitou, rétablit Xaintes qui se nommoit Linges pour lors. Enfin cette Dame aquit tant de biens à son mari en Bretagne, en Poitou, en Guienne, & en Gascogne, qu’il devint un des plus puissans Seigneurs de France, & se fit redouter de ses voisins.

Melusine ne se contentoit pas de bâtir de cette maniere, elle donnoit encore à son mary des enfans tous les ans, & des mâles ; ce qui a soûtenu sa posterité avec éclat, ainsi que nous allons le déduire dans l’histoire des illustres établissemens qu’ils se sont procurez tous par leur valeur.

Le troisiéme fils qu’elle eut fut appellé Urian. C’étoit un bel enfant, mais il avoit un œil plus haut que l’autre. Le quatriéme fut nommé Antoine, le plus beau garçon du monde, mais il paroissoit sur sa jouë une griffe de lion. Le cinquiéme reçut le nom de Regnault, & n’avoit qu’un œil, mais il voyoit plus de vingt lieuës loin quand il étoit sur la mer. Le sixiéme se nomma Geoffroy, bel enfant au possible, mais il avoit une dent qui luy sortoit de la longueur d’un pouce hors de la bouche. Ce fut dans la suite un des plus vaillans hommes de son siécle Le septiéme eut nom Froimond. Il étoit bien fait, mais il avoit au bout du nez une petite tache veluë. Il se rendit Moine dans l’Abbaye de Mailleres. Le huitiéme s’appella Raimond ; le neuviéme Thierry, & le dixiéme nâquit avec trois yeux, dont l’un étoit au milieu du front. L’histoire ne marque point son nom, car il vêcut peu de tems par des raisons que nous dirons à la fin de cette Histoire.

Melusine avoit un si grand soin de chercher de bonnes nourrices à ses enfans, qu’ils profitoient à vûë d’œil. Ils furent tous de la riche taille, & tres forts. Elle prit aussi un pareil soin de leur éducation, en leur donnant les meilleurs Maîtres qu’elle put, tant pour les sciences, que pour tous les autres Exercices qui conviennent aux personnes de la premiere qualité.

Quand Guy fut parvenu à l’âge de dix-huit ans, il s’exerça avec ses freres Odon, & Urian à tout ce qui peut faire le corps à la fatigue ; par exemple, à la chasse, aux Joûtes, & ces jeunes Seigneurs y étoient si adroits, qu’ils étonnoient tous ceux qui les voyoient dans ces Exercices. Ils alloient aussi visiter les Princes voisins, & secomportoient si sagement, qu’ils s’attiroient l’amitié de tout le monde.

Guy avoit environ vingt trois ans, quand deux Chevaliers de Poitou arriverent à la Cour de leur Prince; Ils venoient de la Terre sainte, & racontoient la larme à l’œil les barbaries que les Sarazins exerçoient envers les Princes Chrétiens ; entre autres ils disoient de quelle maniere le Soudan de Damas avoit mis le siege devant Famagouste, pour forcer le Roy de Cipre à luy donner en mariage sa fille, qui étoit la plus belle personne de la terreCV, & unique heritiere de sa Couronne. Guy, &Urian étoient allez en ce tems là rendre visite au Comte de Poitiers, & ils se trouverent presens au recit patetique que les deux Chevaliers faisoient à ce Prince, qui

de son côté plaignoit beaucoup ces malheurs, & disoit, « que les Princes Chrétiens ne se réveilloient pas assez aux vifs assauts de ces Conquerans ; qu’ils étoient trop avant dans l’Europe pour negliger à faire de plus grands efforts contre eux ; qu’il est vray qu’on faisoit des Croisades, mais que ces secours étoient trop foibles pour exterminer de si puissans ennemis ; & il protestoit qu’il donneroit volontiers la moitié de ses Etats pour empêcher qu’un aussi beau Royaume, qu’est l’Isle de Cipre, tombât entre les mains des Infideles. »

Ces dernieres paroles firent tant d’effet sur le cœur des deux jeunes Seigneurs de Lusignan, qu’aprés avoir pris congé du Comte Bertrand, ils ne parlerent d’autre chose en s’en retournant, que de l’honneur qu’ils remporteroient, s’ils pouvoient secourir le Roy de Cipre, & délivrer une si belle Princesse des mains du Soudan. Mais comment faire, dit Urian, pour réüssir dans une si haute entreprise ? Mon frere, répondit Guy, rien n’est si facile si ma mere y consent ; vous connoissez sa puissance : aussi tôt qu’elle aura donne ses ordres, on aura bientôt levé des troupes pour cette expedition ; quant à moy je me flatte de la réüssite de nos projets si jamais nous sommes assez heureux que de partir, & je me charge, si vous voulez m’accompagner, d’en demander la permission.

Urian y consentit, & comme ces deux freres s’aimoient beaucoup, ils jurerent de ne point se separer qu’ils n’eussent conquis assez de terre pour leur établissement. Guy fit donc la proposition à sa mere en presence d’Urian du dessein qu’ils avoient formé, & aprés luy avoir exaggeré le soutien de la foy, qui étoit leur principal motif, & la gloire qu’ils envisageoient dans cette noble entreprise, il ajoûta, « qu’elle ne devoit pas craindre que sa maison ne se trouvât bien appuyée quand le malheur voudroit qu’il vint manque de son frere & de luy. Il la pria aussi de faire reflexion que ses Etats, quoique puissans, ne pouvoient pas se partager entre tant de freres, qu’il falloit qu’il n’y en eût qu’un seul qui les possedât, qu’Urian & luy étoient resolus d’aller chercher quelque établissement digne de leur naissance, & qu’un secret mouvement les assuroit qu’ils s’en procureroient de fort considerables. »

« Mes enfans, répondit Melusine, vôtre dessein est aussi pieux qu’il est  grand ; il ne peut avoir été conçu que par une valeur extraordinaire. Je vais en parler à vôtre pere : car  je ne puis rien determiner sans luy, & nous ferons attention à vos empressemens. »

Aussi tôt elle alla exposer à Raimondin le dessein de Guy & d’Urian, luy exaggerant la noble resolution qu’ils avoient prise touchant leur établissement. Elle l’assura que Dieu assisteroit leur pieuse entreprise d’une manière qu’ils acquereroient autant d’honneur& de biens, qu’ils en meritoient.

Raimondin, qui avoit une confiance extrême dans tout ce que son Epouse lui disoit, voyant qu’elle approuvoit le dessein de ses Enfans, & même qu’elle en auguroit heureusement, consentit avec joye à leur depart ; ensuite il travailla à lever des troupes, & à faire équiper des Vaisseaux, pendant que Melusine faisoit preparer tout ce qui étoit necessaire pour ce puissant armement.

Guy, & Urian de leur côté se voyant assurez de leurs parens allerent a Poitiers pour communiquer leur dessein au Comte Bertrand, qui fut ravi de voir ces jeunes Seigneurs animez d’un si beau zele que celuy d’aller exposer leur vie pour le soûtien de la Religion, & acquerir une gloire immortelle. Ils demanderent permission au Comte d’envoyer querir les deux Chevaliers, pour leur faire part de leur resolution, & les prier de les accompagner Ces Chevaliers étans mandez s’offrirent de grand cœur, & le bruit de cet armement s’étant répandu par la France, plusieurs Gentilshommes vinrent se joindre avec leur suite aux deux Seigneurs de Lusignan, pour partager la gloire d’une si sainte, & si noble entreprise.

Le rendez vous fut donné à la Rochelle, & en moins de six semaines chacun se trouva prest pour l’embarquement. Raimondin, & Melusine avoient si bien pourvû à tout, que rien ne manqua, tant pour les agrez des Vaisseaux, & les vivres dont on les chargea, que pour l’armement des troupes. Les deux jeunes Guerriers eurent soin de l’embarquement, qui fut de plus de douze mille hommes : & dés qu’il fut achevé, ils allerent prendre congé de leurs pere & mere, qui eurent beaucoup de chagrin de leur départ, quoy qu’ils fissent leur pouvoir pour n’en donner aucune marque.

Raimondin ne tint pas grand discours à ses Enfans, il se retira aprés les avoir embrassez, pressé qu’il etoit de sa douleur, & laissa le soin à son Epouse de leur donner les instructions qu’ils devoient suivre pour se comporter prudemment dans une si haute entreprise. Comme Melusine n’ignoroit pas leur destinée, elle commença par leur dire, que la providence de Dieu étoit singuliere à leur égard, parce qu’ils se verroient tous deux élevez sur des Trônes. Et aprés cette declaration, elle leur enseigna les maximes les plus seures qu’ils pouvoient pratiquer pour regner heureusement ; elle leur prescrivit encore la maniere dont ils en devoient user avec une si grande quantité de Noblesse, qui leur faisoit l’honneur de les suivre pour combatre sous leurs Etendards. Ensuite elle leur donna à chacun une bague, dont les pierres avoient la vertu de les preserver de blessure, de poison, & de quelque danger que ce fût ; pourvu que la cause pour laquelle ils s’exposeroient fût juste, & qu’ils n’eussent dans le cœur aucun dessein de surprise, & de trahison. Aprés cela elle les embrassa tendrement, & les recommanda à quatre Barons de Poitiers, & de Guyenne, qu’elle avoit choisis pour être auprés d’eux en qualité de leurs Lieutenans Generaux.

* On le nomme aujourd’huy Castelaillon, & depuis peu la mer a englouti cet édifice aprés en avoir miné les fondemens.

Chapitre IV

Guy de Lusignan et Urian son frère vont avec une Armée Navale au secours du Roy de Cipre.

GUy, & Urian courans à la Gloire, ne témoignerent pas le moindre mouvement de tristesse à cette separation. Le cœur des Heros ne doit être accessible à aucune foiblesse, & la nature n’y est point écoutée quand il s’agit de soûtenir les interests de leur grandeur. Enfin, ces jeunes Guerriers, étans montez sur l’Amiral, & le vent se trouvant favorable, perdirent bien tôt de veuë les côtes de France. Cette Flotte alla toûjours ainsi jusqu’au Détroit, où elle relâcha à cause d’un vent contraire qu’elle y rencontra ; de-là elle toucha à quelques Isles, pour y prendre des rafraîchissemens, & quand elle fut à la hauteur de Rhodes, une Sentinelle cria qu’elle apercevoit des Vaisseaux. Guy donna ordre qu’on arrivât sur eux, & pendant qu’on faisoit force de voiles, & qu’on en étoit assez prés; deux Galleres, qui se sauvoient de l’attaque de ces Vaisseaux, vinrent se ranger sous la Flotte, connoissant que c’étoit des Chrêtiens ; & un des Capitaines, qui s’étoit jetté dans une chaloupe, ayant abordé l’Amiral, dît à Guy, qu’ils étoient des Galeres de la Religion, lesquelles s’en alloient en Cipre au secours du Roy, qui étoit assiegé par le Soudan de Damas ; qu’ils avoient rencontré cette Escadre de Sarazins, & que c’étoit une belle prise à faire ; parce qu’elle affoibliroit beaucoup le Soudan, qui attendoit avec impatience les munitions qu’elle portoit.

Cependant la Flotte avançoit vent arriere sur les Infidelles, & tout étoit prest pour les aborder, lorsque s’étans avisez de remplir de bois & de gaudron un Vaisseau qu’ils avoient pris, ils y mirent le feu en même tems, pour s’en servir comme d’une maniere de brûlot qui devoit s’attacher à l’Amiral; mais il l’évita, & le combat commença avec beaucoup d’ardeur. Les deux Galeres firent des merveilles ; elles étoient remplies d’un grand nombre de Chevaliers, qui vinrent sans crainte à l’abordage, & sautans dans les Vaisseaux Sarazins, assommerent tous ceux qui leur firent resistance. Les Vaisseaux de la Flotte s’emparerent aussi de ceux qu’ils acrocherent, de – sorte qu’il n’en échapa pas un.

La prise des Vaisseaux fut considerable ; Guy fit distribuer aussi-tost tout l’argent aux Troupes : il s’en trouva beaucoup : il étoit destiné pour la paye de l’Armée du Soudan; & comme l’Isle de Rhodes étoit la terre la plus proche du lieu où le combat s’étoit fait, on trouva à propos d’y aborder pour reparer le dommage que quelques Vaisseaux avoient souffert.

Dans cette resolution les Galeres prirent le devant, & allerent annoncer au Grand-Maître l’arrivée de la Flotte. Les Officiers luy dirent « quels Gens c’étoit que ceux qui la commandoient, le dessein de leur armement, de quelle maniere ils les avoient delivrés de la poursuitte des Sarazins, comment ils s’étoient rendus maîtres de tous leurs Vaisseaux, & qu’ils les conduisoient dans le Port. »

Le Grand Maître receut les deux jeunes Heros avec tout l’honneur possible, il les felicita de leur Victoire, les loüa de leur noble entreprise, & leur fit donner les rafraîchissemens qui pouvoient être necessaires à la Flotte.

Guy & Urian firent aussi present au Grand-Maître de tous les Vaisseaux qu’ils avoient pris, & donnerent de grandes loüanges à la valeur de ses Chevaliers, exagerans la bravoure avec laquelle ils avoient monté à l’abordage.

Ce recit fit un extrême plaisir au Grand Maître : C’étoit un homme de courage, & fort jaloux de l’honneur de son Ordre, dont il étoit devenu le Chef par les grandes actions, qu’il avoit faites contre les Mahometans. Il étoit amy intime du Roy de Cipre, & souffroit impatiemment de le voir étroitement serré par les Infidelles. Il leur raconta aussi fort au long la cause de cette guerre ; comment le Soudan avoit voulu épouser la Princesse Hermine ; le refus que le Roy luy en avoit fait à moins qu’il ne se fit Chrétien ; de quelle maniere il avoit méprisé cette proposition ; mais qu’il étoit si amoureux de cette Princesse, qu’il avoit pris la resolution de venir la chercher avec cent mille combattans ; que ses Troupes étoient en mauvais état,  & par la fatigue du Siege de Famagouste, qui duroit depuis long-tems,  & par la difficulté de tirer des convois de loin pour une Armée si nombreuse ; tellement qu’il tenoit leur perte asseurée par la prise de celuy qu’on venoit de luy enlever. En effet, le Grand-Maître fut si per suadé que le Soudan ne pouvoit plus tenir devant Famagouste aprés cette perte, qu’il offrit à Guy, & à Urian de les accompagner, pour partager la Gloire d’assister à la deroute de son Armée, ce qu’ils accépterent avec beaucoup de joye.

Pendant qu’on travailloit à la reparation de la flotte, & que le GrandMaître songeoit à armer de son côté, les deux Freres tenoient souvent conseil, pour prendre de justes mesures auparavant de se remettre en mer, & il fut resolu qu’avant toutes choses on dépêcheroit un brigantin,  monté par un Chevalier de l’Ordre, pour donner avis du secours au Gouverneur du Fort de Limisson, qui étoit le plus prés de Rhodes, afin qu’il en avertît le Roy,  & luy fit rendre une Lettre de la part des deux Freres ; elle estoit conçûë en ces terme

SIRE, La nouvelle de la Guerre que le Soudan de Damas a declarée si injustement à vôtre Majesté étant venuë jusqu’en France, nous en avons esté tellement touchés, que nous nous sommes embarquez aussi-tost auec un grand nombre d’Officiers, qui commandent nos Troupes, pour aller à vôtre secours ; heureux si nous pouvons répandre nôtre sang pour le soûtien de la Religion Catholique, rendre la liberté a un aussi grand Roy que vous êtes, & delivrer de l’oppression d’un Barbare la vertu d’une Princesse, qui attire la veneration de tous les cœurs. La Victoire que le Ciel vient de nous donner sur une escadre du Soudan, est un augure certain de sa ruine ; le Grand-Maître de Rhodes en est si persuadé, qu’il se prepare à nous accompagner, pour assister à la déroute de vos Ennemis; tenez-la donc pour asseurée ; puis que vôtre cause est celle de Dieu-même. Nous le prions qu’il vous continuë sa protection.

GUY ET URIAN DE LUSIGNAN

Le Brigantin étant parti par un bon vent, arriva bien tôt au port de Limisson, & le Chevalier rendit une Lettre du Grand Maître au Gouverneur, par laquelle il le prioit de faire tenir au plus vite celle de Guy au Roy, & dans le moment le Gouverneur en chargea un Sarrasin affidé, qu’il tenoit toûjours auprés de luy, pour aller au camp des Ennemis, & luy en porter des nouvelles. Cet espion étoit tres adroit ; sa nation luy donnoit un grand avantage ; & il prenoit si bien son tems, qu’il entroit aussi dans la Ville quand il le vouloit sans être aperçu.

L’espion passa heureusement, & le Roy eut une joye incroyable du secours qui luy venoit. Le Gouverneur avoit envoyé à Sa Majesté la Lettre du Grand Maître, qui marquoit ce qu’il avoit pû apprendre de la force de la Flotte, & de la prise des Vaisseaux du Soudan. L’impatience que le Roy eut de renvoyer l’espion, luy fit mettre la main à la plume dans le même tems, pour faire la réponse qui suit :

A Guy, & à Urian de Lusignan.

SEIGNEURS, Le premier objet de vôtre voyage étant la gloire de Dieu dans le soutien de la Foy, je suis persuadé, comme vous, que la perte du Soudan est inévitable, & il est tres – vray que le Ciel vient de nous en donner des marques sensibles, en faisant tomber ses Vaisseaux dans vos mains ; mais comme il se peut faire que le barbare, connoissant que la prise du convoy qu’il attendoit, le met hors d’état de de demeurer plus long-tems devant cette Place, vondra faire un effort pour l’emporter, je vous prie instamment de voler à nôtre secours. Vous êtes les Anges tutelaires que Dieu a chargez de nôtre conservation ; puisqu’elle vous est confiée, ne nous laissez pas perir à vos yeux.

LE ROY DE CYPRE.

Pendant que le Roy faisoit ses depêches, la Princesse Hermine s’informoit avec grand soin de l’espion quels étoient ces deux Seigneurs de Lusignan, leur âge, & l’état de leurs troupes.

Madame, répondit l’espion, j’ay été fort attentif au recit que le Chevalier de Rhodes en a fait a nôtre Gouverneur. Ce sont deux Seigneurs d’ude Maison tres-illustre en France, & qui sont suivis de la plus belle Noblesse qu’on ait jamais vuë ; ils sont jeunes. L’aîné à le visage court, diton, & les oreilles fort grandes ; mais c’est un grand homme tres-bien fait, qui a le port majestueux, & l’air martial. Le cadet n’a pas la taille si avantageuse que son frere, quoy qu’elle soit belle ; il a aussi un œil plus haut que l’autre ; mais le Chevalier assure que ces defauts ne leur messieyent point, ajoûtant qu’ils viennent en bonne resolution d’exterminer l’armée du Soudan, & que l’aîné dit tout haut, que si le malheur avoit voulu que le Soudan eût pris Famagouste avant son arrivée, & qu’il vous eût emmenée avec luy, il auroit été vous chercher jusqu’au fond de ses Etats, pour ne pas laisser une Princesse aussi charmante que vous entre les bras d’un barbare.

Hermine eut un plaisir extréme d’entendre ce discours ; & comme l’amour se sert de toutes les routes pour parvenir au cœur, la Princesse en fut si bien touchée, qu’elle commença d’aimer un Heros, qui avoit pour elle de si beaux sentimens.

Cependant le Roy, impatient de faire partir l’espion, le chargea de son paquet : & cet homme repassa à travers l’armée ennemie sans être arrêté; il porta les dépêches au Gouverneur, qui expedia au plutôt le Chevalier, qu’un vent aussi favorable que le premier reporta bien-tôt dans le port de Rhodes.

Aprés son arrivée les deux jeunes Guerriers, qui ne respiroient que le sang des Infideles, & la gloire de venir à bout d’une entreprise, qui attiroit les yeux de toute la Chretienté, flattez encore par la Lettre du Roy de Cipre, hâtoient leur embarquement, & le Grand Maître joignit ses soins à leur ardeur, en sorte que peu de jours aprés la flotte se remit à la voile, & arriva heureusement au port de Limisson.

Le Gouverneur qui avoit ordre de les bien recevoir, leur fit tous les honneurs imaginables. Il fut surpris de la taille & de la fierté de Guy, du bon air d’Urian ; & il admira au débarquement non seulement la beauté des troupes, mais encore la bonne volonté qu’elles faisoient paroître d’aller aux ennemis. Ce Gouverneur étoit un homme d’une grande experience, & le Roy de Cipre avoit tant de confiance en sa valeur, qu’il luy avoit abandonné la conservation de son pays, depuis qu’il s’étoit enfermé dans Famagouste, & donné le commandement de toutes les Troupes, qui gardoient ses Places.

La premiere chose que firent les deux freres, ce fut de charger le Gouverneur de donner avis au Roy qu’ils avoient mis pied à terre, & qu’ils alloient joindre leurs Troupes aux siennes, pour marcher à son secours. Le Gouverneur se servit de son même espion pour cela, & Guy le chargea en particulier d’un billet pour la Princesse, qui contenoit ces paroles :

J’ay crû, Madame, qu’aprés avoir fait sçavoir au Roy le sujet de mon entreprise, je devois aussi vous en rendre compte ; puisque vous y avez la meilleure part. Je m’attendois à trouver icy tous les jeunes Princes de la Chretienté, parce qu’il n’y en a pas un, qui ne soit obligé d’embrasser la cause d’une si belle Princesse; & comme je n’en voy point paroître, je connois que le Ciel a reservé à moy seul l’honneur de vous délivrer de l’oppression. Je vais donc exposer ma vie avec plaisir pour vous en voir bien-tôt dégagée. Mais, helas ! ilse peut faire, qu’en voulant vous procurer la liberté, je travailleray à me charger de fers.

GUY DE LUSIGNAN.

L’adroit Espion qui n’avoit pas encore manqué son passage, rendit la Lettre du Gouverneur au Roy. Ce Prince eut beaucoup de joye d’apprendre le débarquement du secours, & Hermine n’en eut pas moins en lisant le billet de Guy. L’amour avoit déja fait de grands préparatifs dans son cœur, pour y recevoir ce jeune Heros ; c’est pourquoy il n’eut pas de peine à s’en rendre maître, aprés la lecture de son billet, & il s’y établit avec un empire si absolu, que la Princesse commença de s’en inquieter.

Cependant le Roy, qui avoit travaillé à expedier l’espion, étoit sur le point de le faire partir, quand on luy apporta la nouvelle que les assiegeans venoient de repousser ses troupes dans une sortie, & qu’ils paroissoient en plusieurs endroits autour de la Ville. Cet avis fit retarder le depart de l’espion jusqu’à la nuit ; ainsi la Princesse eut le tems de le charger d’une réponse pour Guy, laquelle étoit conçuë en ces termes :

Il est impossible, Seigneur, de donner à vôtre generosite des loüanges proportionnées à son merite. En mon particulier, je luy suis tres-redevable, puisque la noble entreprise qui vous amene en ce Royaume, me regarde si fort. Vôtre grand dessein est trop appuyé du Ciel, pour ne pas vous augurer la victoire. Ne craignez point de perdre vôtre liberté en vous exposant pour la nôtre. J’ose vous asseurer que vous ne devez vous preparer qu’à des conquêtes ; mettez-vous seulement en état de les faire au plutôt. Adieu.

LA PRINCESSE HERMINE.

Comme l’amour est toûjours mysterieux, Hermine ne parla point à son pere du billet qu’elle avoit reçû; elle se retiroit même en secret pour le lire souvent, & elle se livroit ainsi toute entiere à sa passion naissante. Guy de son côté trouva tant d’esprit dans la réponse de cette Princesse, qu’il en fut charmé. Il se hâta de travailler à la voir, & il commença dés ce moment à regarder le Soudan comme son ennemi, & son rival tout ensemble.

Pendant ce tems-là le Gouverneur avoit envoyé des Courriers dans tous les lieux-du Royaume, où il y avoit des troupes, pour les assembler à un rendez-vous qu’il leur donnoit. Sibien qu’en peu de tems il amassa quatorze mille hommes de troupes réglées, & celles du secours en composoient prés de quinze mille. Ces deux corps étant joints marcherent aux Ennemis, & ils n’en étoient plus qu’à deux journées lors que le Soudan en fut averti.

Le Gouverneur de Limisson, qui connoissoit tres-bien le pays, conseilla à Guy d’envoyer des troupes pour s’emparer d’un pont qui étoit sur la route de Famagouste, & dont il falloit absolument se rendre maître pour s’assurer le passage d’une petite riviere qui n’étoit point gayable, & dont les bord étoient fort élevez. Guy y envoya un gros détachement ; & après avoir fait la revûë de son Armée, elle ne se trouva composée que d’environ vingt-neuf mille hommes, ce qui étoit un nombre bien inégal à celuy des Ennemis.

Cependant Guy, qui ne s’embarrassoit pas du nombre, donna les ordres pour marcher ; mais le Gouverneur, qui étoit de ces gens, qui sont persuadez, que le Ciel est toûjours pour les gros bataillons, representa qu’il y auroit une espece de temerité d’aller attaquer cent mille hommes bien retranchez avec vingt neuf, & que si l’on vouloit differer un peu, il feroit venir jusqu’aux Milices qui gardoient les Côtes ; puis qu’aparemment les Sarazins ne songeroient pas à y faire des descentes quand ils verroient une Armée en face de leur Camp.

Cette proposition suspendit l’ordre que Guy avoit donné pour la marche, & il assembla le Conseil de Guerre, pour montrer qu’il ne vouloit rien faire temerairement ; chacun donna son avis ; & Guy remontra, « qu’il falloit un tems considerable à ces troupes dispersées pour venir le joindre ; que cependant, les Sarazins avertis pourroient donner un assaut general à la Place, & la mettre en danger d’être prise ; que le Roy même craignoit cette extremité ; qu’il falloit pren dre le Soudan au dépourvu pendant qu’il n’étoit pas encore averty de leur arrivée, & qu’enfin le grand nombre n’étoit point à craindre dans cette occasion, parce qu’aparemment l’Ennemy les attendroit dans ses retranchemens. Ajoûtant que la victoire ne dépend pas de la multitude des Troupes, qui embarrasse le plus souvent un General ; qu’une poignée de Gens, bien aguerris & bien commandez, étoient toûjours victorieux ; & qu’Alexandre ne vouloit que dix mille hommes pour conquerir toute la terre.

Guy prononça ce discours avec tant de force, que tous les Officiers Generaux furent de son sentiment, & dîrent tout haut qu’il étoit digne luy-même de cette conquête, puis qu’il en paroissoit si penetré. L’Armée marcha dans le même tems, & si à propos, que le lendemain on reçut nouvelle que les Sarazins, aprés avoir envoyé reconnoître les Troupes qui gardoient le Pont, s’avançoient au nombre de dix mille pour les en chasser.

L’importance de conserver ce passage fit que Guy laissa son frere & le Grand-Maître à la garde du Camp, & monta à cheval suivi du Gouverneur, & de l’élite de la Cavalerie. A peine étoit-il en marche qu’il reçut un second avis, qui lui aprenoit que les Sarazins avoient déja forcé un des retranchemens qu’on avoit fait à la tête du Pont. Il doubla le pas à cette nouvelle, & arriva assez à tems pour soûtenir ses Gens, qui avoient grand besoin de sa presence; car les Infidelles, animez par un heureux commencement, combattoient avec vigueur ; mais ils se virent bientost chassez de leur petite conquête, & Guy les ayant repoussez dans la plaine, tomba sur eux d’une si rude maniere, le sabre à la main, à la tête de sa Cavalerie, qu’il les mit en fuite, & les mena battans jusqu’à trois lieuës de leur Camp, aprés en avoir assommé la plus grande partie.

Le Soudan fut extrêmement sur pris au recit de ce combat, & particulierement de la relation qu’on luy fit de la valeur de ses nouveaux Ennemis : il ne sçavoit quels Gens ce pouvoit être, ny d’où ils pouvoient venir. Cependant la nouvelle qui luy étoit arrivée de la prise de son Convoy, luy fit soupçonner qu’ils étoient conduits par le Grand Maître de Rhodes, qui l’avoit toûjours inquieté depuis le siege ; mais il ne pouvoit s’imaginer qu’ils fussent en grand nombre, & capables de le venir attaquer; ce qui le porta à rester dans ses retranchemens jusqu’à ce qu’il en fût mieux instruit.

Cependant Guy avoit envoyé ordre à l’Armée de marcher, elle vint camper le lendemain au Pont, & le jour d’aprés ce jeune Heros, qui avoit choisi un terrain avantageux à deux lieuës des Ennemis, disposa toutes ses troupes d’une maniere qu’elles paroissoient en grand nombre, dans le dessein d’obliger le Soudan à ne point sortir de ses retranchemens. En effet ce stratagême réüssit, car ses Espions luy ayant raporté que les Chrêtiens s’étendoient assez loin le long des postes du Camp, il resolut de ne point quitter la deffense de ses lignes, crainte de se trouver plus foible en partageant son Armée, & il se contenta de faire observer la contenance de ses Ennemis.

Guy de son côté ne faisoit travailler à aucun retranchement, pour deux raisons. La premiere, parce qu’il avoit dessein d’attaquer le Soudan à découvert dans les endroits les plus foibles ; & la seconde, pour faire connoître à son Armée, qu’il falloit vaincre, ou mourir ; puis qu’elle n’avoit aucune retraite.

Pendant que ce General attendoit le tems qu’il avoit resolu d’executer ses projets, il envoyoit de gros partis pour fatiguer les Sarazins par de frequentes allarmes ; ce qui réüssissoit heureusement : car cette hardiesse de venir attaquer sans cesse leur inspiroit une crainte, qui se trouvoit fortifiée par le bruit, qui s’étoit répandu entre eux de la valeur de ces nouveaux Ennemis.

Le Soudan se voyoit fort embarrassé dans la situation où étoient alors ses affaires. l. Le convoy qu’on venoit de luy enlever, luy faisoit grand tort, parce que les munitions de guerre, & de bouche commençoient à luy manquer. Il. Il avoit entête une armée, qu’il croyoit plus forte de beaucoup qu’elle n’étoit, & il s’apercevoit que ses troupes sembloient la redouter. III. Il confideroit que si la mauvaise fortune luy en vouloit, il n’avoit pas suffisamment de Vaisseaux pour sa retraite. Toutes ces reflexions luy firent prendre le party d’envoyer proposer au Roy de Cipre un accommodement, qui étoit de luy donner sa fille en mariage, de luy assurer la succession de sa Couronne, & de luy rembourser les frais de la guerre ; moyennant quoy il étoit prêt de se faire Chrétien.

Le Roy répondit à l’Envoyé du Soudan ; qu’il n’étoit pas à present le maître de regler seul une affaire de cette importance, & qu’il falloit qu’il en communiquât avec ses alliez, qui venoient d’arriver à son secours.

Le Soudan qui avoit besoin de ménager le tems, crut que ces conferences le jetteroient trop loin ; c’est pourquoy il pressa le Roy de se déterminer seul. Ce Prince qui étoit fatigué de se voir enfermé, & qui craignoit l’évenement des armes, envoya aussi vers le Soudan un de ses Conseillers, pour luy faire comprendre les raisons indispensables qu’il avoit de ne rien faire sans la participation de ses amis, & des Etats de son Royaume.

Mais pendant ces allées, & venuës, la Princesse Hermine, qui voyoit l’irresolution de son pere, & qui apprehendoit de tomber entre les mains du Soudain sous pretexte de sa conversion, crut qu’il étoit à propos d’écrire à Guy ce qui se passoit, afin qu’il y apportât du remede, s’il étoit vray qu’il eût quelque dessein pour elle. La difficulté étoit de luy faire tenir sa Lettre; mais l’occasion luy en devint favorable par l’arrivée du même espion dont nous avons parlé. Guy l’envoyoit au Roy pour l’avertir qu’il attaqueroit le lendemain à la pointe du jour les retranchemens du Soudan par quatre endroits differens, dont la veritable attaque seroit vis-à-vis la Tour de S. Jean, & qu’il eût à ne pas manquer au premier bruit de faire des sorties par toutes les portes de la Ville, dont la plus forte seroit du côté de cette Tour ; mais qu’il attendoit le retour de l’espion pour sçavoir la volonté de Sa Majesté.

Le Roy fut surpris de cet avis à cause du pourparler où il étoit avec le Soudan; toutefois il ne balança pas à le rompre dés le soir même, pour disposer les sorties & se preparer au combat du lendemain. Il renvoya donc l’espion sur le champ avec sa réponse, & la Princesse le chargea aussi de la Lettre qu’elle avoit écrite avant que la conference fût rompuë, parce qu’elle ne pouvoit faire qu’un bon effet.

Il faut sçavoir que pendant une maniere de treve qu’il y avoit euë, quelques Officiers Sarazins étoient venus se promener jusqu’aux portes de la Ville, & y avoient vû entrer l’espion assez vîte, ce qui leur avoit donné du soupçon; ensuite se retirans le soir, aprés avoir fait le tour de la Place, ils aperçûrent le même homme qui sortoit par une poterne, ce qui les obligea à courir pour le couper à travers les jardins, & l’ayant atteint, ils le conduisirent au Soudan, qu’ils trouverent plein de fureur de l’affront, qu’il croyoit que le Roy de Cipre luy faisoit, de refuser son alliance à des conditions qu’il luy avoit demandées autrefois.

Ce Prince étoit extrêmement amoureur d’Hermine. Sa passion avoit commencé à la Cour du Roy d’Armenie, oncle de cette Princesse, où elle avoit été élevée, & où il l’avoit vuë assez long-temps. Comme il étoit tres-bien fait de sa personne, & beau diseur, la Princesse l’avoit écouté, & il n’y avoit que la difference de Religion qui avoit été un obstacle à leur union.

Le Soudan étoit donc dans ces transports de fureur quand on luy amena l’espion. Il l’interrogea beaucoup, mais ne pouvant tirer aucune verité de sa bouche, il le fit appliquer à la torture; tellement qu’il avoüa qu’il avoit jetté dans les jardins, où on l’avoit arrêté, deuxLettres qu’il portoit à l’armée des Chrétiens. On alla les chercher, & elles furent renduës au Soudan. La première qu’il ouvrit, fut celle du Roy, qui étoit conçuë en ces termes :

A Guy de Lusignan.

SEIGNEUR,

Quand le porteur est arrivé, j’étois dans une maniere de conference avec le Soudan, qui me proposoit la paix à des conditions qui n’ont que de l’apparence ; car je ne puis me persuader qu’il veüille se rendre Chrétien. Peutêtre se sert-il de ce pretexte pour gagner du tems, & vous laisser refroidir. Cela est cause que j’ay rompu cette conference, pour me mettre en état de faire les sorties que vous me marquez, pendant que vous l’attaquerez de vôtre côté. Je prie le Ciel qu’il benisse nos projets, afin que j’aye demain le plaisir de vous embrasser victorieux.

LE ROY DE CIPRE.

Aprés-que le Soudan eut lû cette Lettre, il rêva quelque tems ; puis il ouvrit la suivante ; & y trouva ces paroles :

J’ay donné un sens si favorable pour moy aux deux dernieres lignes de vôtre Lettre, Seigneur, que je fais fond sur le mistere qu’elles renferment. Songez donc que ma liberté est entre vos mains de toute maniere. On travaille icy depuis deux jours à vous priver de la gloire de vôtre entreprise. Le Soudan épouvanté de vôtre valeur propose de se faire Chrétien. Le Roy est irresolu ; ainsi je pourrois bien devenir la victime qu’on immoleroit à la paix. Cette pensée me fait trembler, Seigneur, & si elle fait en vous un effet pareil, je suis seure que vous mettrez tout en usage pour ne me pas voir entre les bras de vos ennemis. Adieu.

La lecture de cette Lettre obligea le Soudan à faire retirer tous ceux qui étoient dans son Pavillon, afin de pouvoir donner un libre cours à ses soupirs. Il se desesperoit de voir qu’il n’y avoit plus de retour pour luy dans le cœur d’Hermine; puis qu’un rival s’en étoit emparé, & rival d’autant plus agreable aux yeux de cette Princesse, qu’il étoit à la tête d’une puissante armée. Mais ce qui mettoit le comble à son desespoir, c’est que sa Maîtresse le sacrifioit à la valeur de Guy Toutes ces reflexions l’accablerent si fort, qu’il fut long tems dans un abbattement extréme. Enfin il en sortit comme d’un profond sommeil, & reprenant ses esprits, il fit venir ses principaux Officiers, ausquels il communiqua la Lettre du Roy de Cipre. Il fut resolu qu’on tireroit de tous les postes un détachement de vingt mille hommes, & que le reste de l’armée seroit toute la nuit sous les armes, pour s’opposer au dessein des Chrétiens.

Le conseil de ce détachement étoit l’ouvrage du Soudan. Il avoit resolu dans sa colere de forcer la Ville cette nuit-là ; ainsi tout se prepara pour l’assaut.

D’autre côté Guy ne recevant aucunes nouvelles, demeura tranquille dans son camp, attendant que le Roy renvoyât l’espion avec des ordres de ce qu’on auroit à faire. Mais sur le minuit les Gardes avancées donnerent avis qu’on entendoit un fracas horrible du côté de la Ville. Guy monta aussi-tôt à cheval avec une partie de la Cavalerie, & quand il fut arrivé sur une éminence, qui n’étoit qu’à demilieuë des retranchemens des Sarazins, il connut qu’effectivement le Soudan attaquoit la Ville. Que faire dans cette conjoncture ? Il donna l’allarme seulement en trois ou quatre endroits, pour faire diversion, & trouva les Ennemis bien preparez. Il y en eut qui se hazarderent à sortir, & ils furent taillez en pieces, dans le chagrin où étoient les Chrétiens de ne pouvoir secourir les assiegez. Le Roy de son côté, qui avoit donné ses ordres pour les sorties, ne fut pas pris au dépourvû. Le Soudan ne tenta aucun endroit qu’il n’y fût bien reçu, & les Sarazins ne gagnerent pas un pied de terre pendant plus de six heures que l’assaut dura. Comme la nuit étoit obscure, les assiegeans souffrirent beaucoup en certains endroits, où ils s’entre-tuerent les uns les autres, croyant avoir affaire aux assiegez, qui faisoient de tems en tems des sorties, où ils avoient toûjours de l’avantage. Enfin le Roy en voulut faire une considerable à la tête de l’élite de ses troupes, & il s’y comporta avec tant de valeur, qu’il repoussa les Sarazins jusques dans leur camp. Le Soudan n’étoit pas present à cette occasion ; il étoit allé au secours d’un quartier où Guy avoit donné une fois allarme : toutefois étant averty de l’avantage du Roy, il accourut avec un nombre considerable de Troupes, & trouva que les Vainqueurs avoient fait un grand carnage ; & se retiroient avec des Prisonniers. Cette vûë le mit en fureur, il fit ses efforts pour leur arracher leur proye, mais le Roy les couvrant dans leur retraite arrêta ses desseins. Il se fit en cet endroit de grandes actions; le Roy y brilloit le sabre à la main, & le Soudan le voyant abattre les siens de tous côtez, luy lança un dard envenimé dont il le blessa au côté droit ; le Prince ne parut point émû du coup, il retira luy-même le dard avec une constance admirable, & le rejetta au Soudan, mais glissant sur son bouclier il alla fraper un Officier qui étoit derriere lui, & le tua.

Ce fut pour lors que le combat se renforça, car le bruit s’etant repandu dans la Ville que le Roy étoit blessé, toute la Garnison accourut de ce côté-là. On combattoit assez prés des portes ; c’est pourquoy les Assiegez avoient l’avantage d’être soûtenus par les nuées de fleches qui sortoient des remparts. Le massacre fut grand de part & d’autre, & le Roy malgré sa blessure y resta jusqu’à la retraite qui se fit en tres-bon ordre.

Cependant la Princesse, fort inquiete de la blessure du Roy, & consternée de peur par les grands efforts que faisoit le Soudan, resolut d’informer Guy de l’extremité où étoient les affaires, & elle s’y trouvoit d’autant plus portée, qu’elle entrevoyoit dans la prompte entreprise du Soudan quelque chose d’extraordinaire. Elle jetta donc les yeux sur un de ses Domestiques qu’elle connoissoit aussi fidelle que déterminé, & luy faisant prendre l’habit d’un des Prisonniers qu’on venoit defaire, elle le chargea de la Lettre qui suit :

SEIGNEUR,

Les efforts surprenans que le Soudan fait depuis le commencement de la nuit pour forcer la Ville, & la tranquilité qu’on voit du côté des retranchemens, nous font croire que l’Espion qu’on vous renvoya hier a éte arrêté. Nos Troupes se surpassent pour la deffense ; mais le Roy vient d’être blessé dangereusement de la main du Soudan meme, dans une sortie. Vous voyez par ce recit le peril où je suis exposée : songez à m’en delivrer au plûtost, pour voir couronner vôtre ouvrage.

Le domestique travesty sortit heureusement à la faveur des ombres, & marcha vers les retranchemens dans un endroit où il n’entendoit aucun bruit ; c’étoit aussi un lieu qui n’etoit gardé que par la veuë des Sentinelles, de manière qu’il en aprocha facilement, & trouva encore la commodité de monter sur le parapet, à l’aide de quelques fassines qu’on y avoit laissées ; mais le remuëment des feuilles ayant attiré une sentinelle qui en étoit assez prez, il prit le party de se jetter de l’autre côté dans le fossé, & ne se fit aucun mal, parce que la terre étoit nouvellement remuée ; la Sentinelle s’écria, le Corps de Garde accourut, & l’on tira plusieurs fleches, mais inutilement ; car cet homme étoit alerte, & sçavoit tres-bien les chemins.

A peine étoit-il à demy-lieuë de là, qu’il fut étonné d’entendre devant luy un hannissement de chevaux, qui continuoit dans une longue étenduë de terrain, ce qui l’obligea de rester au lieu où il se trouvoit pour attendre le jour, & voir quels Gens ce pouvoit être ; il en fut bientôt éclaircy ; parce que des Cavaliers, qui battoient l’estrade, l’ayant aperçu à la pointe du jour, & croyans que c’étoit un Soldat Sarazin, le menerent à Guy, qui s’étoit retiré dans cet endroit pour rafraîchir ses Troupes.

A dire la verité, Guy ne s’attendoit pas à recevoir de si tristes nouvelles, que celle qu’il aprit par la Lettre de la Princesse, il ne balança pas à faire partir au plus viste un Ayde de Camp pour donner ordre à l’Armée de le venir joindre ; cependant il monta à cheval, & alla choisir un terrain le plus avantageux qu’il put pour le campement.

Chapitre V

Guy et Urian battent l’armée du Soudan, et délivrent le roy de Cipre. Guy succede à sa Couronne. Urian est élevé sur le Trône d’Armenie.

PENDANT que l’armée marchoit, Urian, & le Grand-Maître de Rhodes, à qui l’Aide de Camp avoit appris la funeste avanture qui étoit arrivée au Roy, prirent les devants, & trouverent Guy accablé de douleur dans l’apprehension où il étoit de voir avorter ses desseins. Il leur fit la lecture de la Lettre de la Princesse, & ils jugerent qu’il n’y avoit pas de tems à perdre pour forcer les retranchemens : de sorte que l’armée fut campée dans ce dessein, à une distance proportionnée.

Dés que l’arriere garde eut joint, Guy assembla le conseil de guerre, & exposa l’état où étoient les affaires : la resolution qu’on avoit prise fut confirmée, & chacun alla se preparer pour les attaques.

Le Soudan fut extrémement surpris, lors qu’il vit à la pointe du jour la Cavalerie des Chrétiens si proche de ses retranchemens. Il proposa à ses Generaux de faire une sortie pour essayer de l’éloigner ; mais ne voyant point paroître d’infanterie, ils crurent qu’elle étoit cachée derriere dans un fond où l’on pouvoit avoir dessein de les attirer : tellement qu’ils resolurent d’en observer seulement les mouvemens.

Cependant les Sarazins commençoient à s’inquieter de voir si prés d’eux des gens qui leur avoient déja donné des preuves de leur valeur. Cette crainte, dont j’ay parlé, s’augmentoit dans leur cœur à mesure qu’ils voyoient augmenter les troupes : car l’armée arrivoit peu à peu, & se campoit fierement à leur veuë sur un terrain inégal ; ce qui les empêchoit d’en connoître la force ; mais comme le propre de la peur est de multiplier les objets, ils s’imaginoient qu’elle étoit pour le moins aussi nombreuse que la leur.

Quant au Soudan, il fit cesser les attaques de la Ville à l’approche de l’armée, pour n’avoir plus d’autre soin que de visiter ses postes, & encourager ses troupes au combat. Il leur asseuroit, « Que les gens qu’ils voyoient n’étoient autre chose que les Milices du Royaume, jointes à un ramassis de Chrétiens, qui étoient recrus des fatigues de la mer. » Mais on persuade difficilement contre l’experience ; les deux rencontres où les Sarazins en étoient venus aux mains avec ces mêmes gens, leur prouvoient le contraire.

Toute la journée se passa en preparatifs de côté & d’autre, & dés que la nuit fut arrivée, Guy fit éteindre tous les feux de son camp, afin que les Sarazins ne pussent connoître le nombre des troupes qu’il disposeroit pour les attaques. Il en fit faire d’abord plusieurs seulement pour fatiguer les Ennemis, & pendant ce tems là l’armée se reposoit ; mais elle étoit sous les armes, afin d’être prête à repousser ceux qui oseroient sortir des retranchemens.

Enfin Guy, las de se joüer des Sarazins, & de donner la peine au Soudan de courir sans cesse inutilement d’un poste à un autre pour en appuyer la défense, fit insulter les retranchemens en six endroits differens par toute son armée : de ces six attaques il y en eut trois bonnes, & qui étoient des postes de suite, afin que ceux qui auroient forcé les premiers, fussent soûtenus & suivis par les autres. Chaque corps étoit de huit mille hommes. Il donna le commandement du premier à son frere, celuy du second au Grand Maître, & il se mit à la tête du troisième. Quant au Gouverneur de Limisson, il luy abandonna la conduite des fausses attaques.

Ces troupes donnerent toutes en même tems, & les Sarazins, fatiguez des precedentes allarmes, laisserent prendre aux Chrétiens de grands avantages, ne pouvans s’imaginer que ce fût un combat réel ; mais reconnoissans au moyen des feux qu’ils avoient allumez, que le nombre augmentoit, & que plusieurs avoient déja gagné les parapets, ils se mirent dans une veritable défense.

Cependant l’ardeur des Chrétiens se signaloit de tous côtez, & particulierement à l’attaque de Guy. Il avoit choisi le quartier, où la nuit precedente il avoit assommé tous les Sarazins qui avoient osé sortir des retranchemens. Les troupes qui gardoient cet endroit, se souvenoient fort de la valeur qu’elles avoient remarquée dans les gens avec qui elles avoient eu à faire. C’est pourquoy retrouvant cette même valeur, elles luy disputerent si foiblement ce passage, que Guy se rendit maître en peu de tems de ce poste. Il en fit avertir aussi-tôt les autres Commandans, qui le suivirent, excepté Urian, qui ne le joignit qu’aprés avoir aussi forcé l’endroit qu’il attaquoit.

L’épouvante s’étoit jettée si universellement parmy les Sarazins, qu’ils fuyoient en déroute de toutes parts, & le Soudan ne sçut que les Chrétiens avoient forcé ses retranchemens, que par les fuyards. Il ramassa donc au plus vîte tous ceux qui avoient la fermeté de le suivre, & il vint droit à Guy, qui faisant mettre ses troupes en bataille, à mesure qu’elles entroient, marchoit en victorieux, au son des trompettes, & avec les drapeaux déployez.

Le Soudan fut étonné de voir la tête de cette armée marcher si fierement, & en si bon ordre. Comme le jour étoit déja grand, il remarquoit encore, que les Pionniers avoient abbattu un long espace de ses retranchemens, & que toutes les troupes avançoient à grands pas. Il n’avoit qu’environ deux mille combattans avec luy ; toutefois il ne laissa pas de se jetter en desesperé parmy les Chrétiens, frappant à droite & à gauche avec une terrible hache d’armes qu’il tenoit à deux mains. C’étoit un grand homme fort bien fait ; c’est pourquoy Guy le connut à son air guerrier, & le Soudan s’imagina aussi que le Chevalier qui marchoit à la tête des Chrétiens, & avoit tres-bonne mine, étoit ce Guy qui l’avoit chassé du cœur de sa Maîtresse.

Ces deux Rivaux s’étant ainsi reconnus, s’avancerent d’un même pas l’un contre l’autre, & le Soudan se trouvant à portée, s’efforça d’atteindre la tête de Guy du tranchant de sa hache ; mais il évita le coup en se panchant sur le cou de son cheval & l’effort que ce barbare fit, fut si grand, que la hache en baissant s’échapa de ses mains, entraînée par son poids. Alors Guy s’étant redressé, luy donna un coup d’estramaçon si violent entre le cou & l’épaule gauche, qu’il le fit pancher sur le pommeau de sa selle ; ensuite voulant dégager son sabre, qui se trouvoit retenu parmy la fracture des os, il l’attira à luy, & le précipita à bas de son cheval : au même tems les deux mille Sarazins qui le suivoient furent taillez en pieces, & Guy fit aussi tost plusieurs détachemens pour suivre les fuyards.

Dans ces entrefaites la Garnison de Famagouste, qui avoit pris les armes au premier bruit, estoit sortie dés qu’elle avoit aperçu la déroute des Ennemis, & la plus grande partie avoit couru au Port, par ordre du Roy, pour s’emparer des Vaisseaux, ce qu’elle avoit executé heureusement, les ayant pris tous, à l’exception de deux, qui étoient déja à la voile. Ce conseil venoit du Gouverneur de Limisson, qui avoit esté le premier annoncer au Roy que les retranchemens estoient forcez. Guy avoit eu aussi la même précaution, car il avoit envoyé vers la mer un gros détachement sous la conduite du Grand-Maître ; de manière que tous les Sarazins qui prirent la fuite du côté du Port, furent passez au fil de l’épée ; l’ordre estant donné de ne faire de quartier à pas un ; mais ils vendirent leur vie fort cher ; car se voyans hors d’espoir de salut, ils se ralierent plusieurs fois ; & comme l’endroit où se trouvoient leurs Vaisseaux étoit un rendez-vous naturel que leur inspiroit la peur, ils s’y rencontrerent en si grand nombre, & firent de si violens efforts pour s’en rendre Maîtres, que Guy en estant averty fut contraint d’y aller pour les exterminer.

Cependant le Roy & la Princesse avoient envoyé leurs premiers Barons, pour feliciter les deux jeunes Heros de leurs Victoires : Ils les rencontrerent dans le Pavillon du Soudan, où Guy, à qui l’on avoit aporté la Cassette de ce Barbare, venoit de lire la Lettre du Roy, & celle d’Hermine, qu’il y avoit trouvées. Il faisoit alors toutes les reflexions que l’Amour & la Gloire pouvoient luy inspirer. Il étoit ravy de connoître l’état du cœur de la Princesse, qui s’expliquoit si clairement dans cette Lettre, & il se flattoit en secret de la Couronne qu’elle luy offroit par sa derniere, avec autant d’esprit que de tendresse.

Urian étant averty de la venuë des Barons, alla au – devant d’eux pour les introduire auprés de son Frere. Les Envoyez les saluerent tous deux de la part du Roy & de la Princesse, & les asseurerent que Sa Majesté seroit venuë elle même leur témoigner l’extrême obligation qu’elle leur avoit, si elle n’étoit pas retenuë au lit, par la blessure qu’elle avoit reçuë dans le dernier assaut.

Ces deux Seigneurs, qui étoient fort chagrins de ce malheur, s’informerent, avec grand soin, de l’état de la playe du Roy, & aprenant qu’elle étoit tres-dangereuse, parce que le dard dont Sa Majesté avoit esté blessée estoit empoisonné, ils monterent aussi – tost à cheval, & le GrandMaître de Rhodes étant survenu, ils allerent ensemble témoigner au Roy la douleur dont ils étoient penetrez.

Cependant, le Peuple qui étoit accouru au-devant d’eux se jettoit à genoux à leur veuë ; & les nommoit, avec acclamation, les Liberateurs du Royaume. Ce Peuple transporté de joye sembloit n’avoir pas assez d’yeux pour les regarder ; & sur tout, il admiroit la majesté qui paroissoit dans la personne de Guy.

Lorsque les Victorieux arriverent à la Ville, ils trouverent que les ruës estoient tenduës de tapisseries, & ils passerent au milieu de tous les Officiers de la Couronne qui étoient venus à leur rencontre. La Princesse même, impatiente de voir son Vainqueur, se presenta aux portes du Palais pour le recevoir, suivie de toutes les Dames de la Cour magnifiquement vétuës.

Il est difficile d’exprimer les mouvemens du cœur de Guy, & de celuy d’Hermine, au moment de leur entreveuë. La Princesse sentit une émotion extraordinaire qui la fit rougir extrêmement. D’autre côté la puissance de ses charmes excita une espece de tremblement dans la personne du Heros, que toute l’Armée des Sarazins n’avoit pas eu le pouvoir de faire naître. Hermine se posseda neanmoins assez pour témoigner aux deux freres combien le Roy, & elle, leur étoient obligez d’être venus de si loin pour entreprendre leur défense, & elle s’excusoit de ce que la fâcheuse conjoncture des affaires estoit cause qu’on ne leur faisoit pas un triomphe digne de la victoire qu’ils venoient de remporter.

Guy, & Urian répondirent à la Princesse en des termes qui luy donnerent beaucoup de plaisir à entendre ; & pendant qu’ils s’entretenoient de la sorte ils arriverent à la Chambre du Roy, qui les voyant entrer se mit sur son seant, & embrassa tendrement ces deux Seigneurs. Il donna toutes les loüanges qu’il put à la grandeur de leur entreprise, & à son heureuse execution. Il combla de gloire leur valeur, & celle des troupes qu’ils conduisoient ; élevant sur tout les François qui avoient fait, à ce qu’on luy avoit raporté, les plus grandes actions de cette journée. Enfin il avoüoit tout haut, qu’il devoit à ces Guerriers le rétablissement de son honneur, & le maintien de sa Couronne. Le Grand-Maître eut aussi sa part de ces loüanges, & de ces remerciemens, parce qu’en effet les Chevaliers de Rhodes s’etoient comportez dés le commencement de cette guerre, avec beaucoup de bravoure & de zele, pour procurer du secours à ce Royaume.

Le Roy prononça son discours avec tant d’ardeur, que sa playe jetta beaucoup de sang ; ce qui le fit tomber en foiblesse, & allarma tout le monde. La Princesse étoit fort triste de l’état où elle voyoit son pere, & cet accident s’opposoit cruellement à la joye qu’elle pouvoit avoir de contempler un Heros, à qui elle devoit la liberté, & peut être la vie. Ce visage extraordinaire, qui s’offroit à ses yeux, & qui surprenoit un chacun, ne luy parut point un defaut : on n’en trouve jamais dans ce qu’on aime. Elle se persuadoit que la Nature l’avoit fait exprés de cette forme, pour montrer qu’elle avoit voulu rendre ce Guerrier sans pareil de toute maniere. C’étoit les reflexions qui l’occupoient, pendant que le Roy faisoit l’éloge des Victorieux ; mais quand il tomba en foiblesse, elle n’eut plus d’attention qu’à sa douleur, & chacun sortit de la chambre du Prince, pour laisser les Medecins en liberté d’appliquer leurs remedes.

Guy & Urian, qui étoient encore couverts de la poussiere du camp & de la pesanteur de leurs armes, furent conduits dans des apartemens magnifiques, qu’on leur avoit preparez, & celuy de Guy se trouva par hazard assez prés de la chambre d’Hermine. Cette Princesse s’y étoit retirée aprés que le Roy fut revenu de sa foiblesse. Guy prit cette occasion pour luy rendre visite. Il la trouva fondante en larmes, & elle luy parut tres-charmante dans cet état, parce qu’il y a des femmes qui pleurent sans grimace, & ont un air si tendre, qu’elles en paroissent plus agreables ; mais ces belles pleureuses sont rares.

Guy fut également touché de voir Hermine briller de tant d’appas, & se montrer en même tems penetrée de tant de douleur. Comment se peut-il faire, Madame, luy dit-il en l’abordant, que vous travailliez si vivement à alterer vôtre santé ? Croyez vous rétablir celle du Roy en détruisant la vôtre ?

Ah, Seigneur ! répondit elle, je fais peu de cas de la mienne si celle du Roy me manque ; & elle est sur le point de me manquer : car son mal augmente à vûë d’œil. Ouy, Seigneur, je ne pourray survivre à la perte de mon pere. Deux choses m’enfermeront dans son tombeau; l’extréme tendresse que j’ay pour luy, & l’état malheureux de ce Royaume.

Quant à cette premiere cause de vôtre douleur, ma belle Princesse, repartit ce jeune Heros, je laisse à vôtre raison le soin de la guerir ; mais je m’offre tout entier pour remedier à la seconde, & je suis seur d’y réüssir.

Je vous ay déja de si grandes obligations, Seigneur, reprit Hermine, que je n’ose en exiger encore de vôtre generosité : car de quelle maniere pourrois je satisfaire à tant de graces ?

En suivant le penchant que vous témoignez avoir par vos Lettres, Madame, ajoûta cet Amant : ces precieuses Lettres que j’ay reluës cent fois, & dont ma bonne fortune vient d’augmenter le nombre. En disant ces paroles, il tira de sa poche la Lettre de la Princesse, que le Soudan avoit interceptée, & luy raconta de quelle maniere il venoit de la recouvrer.

Hermine, qui se souvenoit tres-bien du stile dont cette Lettre étoit écrite, rougit en jettant les yeux dessus ; ce qui porta Guy à luy dire : Quoy, ma charmante Princesse, vous rougissez à la veuë de ce papier ! Avez vous honte d’avoir conçû les sentimens qu’il renferme ?

Tant s’en faut, Seigneur, reprit Hermine, ces sentimens partent d’un fond d’estime, qui vous est trop avantageux, pour en ressentir la moindre peine. Heureuse si je puis trouver le reciproque, &….

Pouvez-vous craindre à ce sujet interrompit cet Amant avec precipitation, & reconnoissez vous si peu le pouvoir de vos charmes ?

Comme il achevoit ces paroles, on vint avertir la Princesse que le Roy étoit tombé dans une seconde foiblesse. Elle y courut aussi-tôt, & laissa son Amant penetré de joye. Il faisoit mille reflexions touchant la Couronne de Cipre, qu’il pouvoit se mettre sur la tête en épousant Hermine, & il admiroit les effets de la providence de Dieu, qui étoient conformes aux predictions de sa Mere.

Guy, sortant de l’apartement de sa Maîtresse, alla raconter à son frere la conversation qu’il avoit euë avec elle. Ensuite ils aviserent aux moyens de faire réüssir le dessein dont je viens de parler ; & le Grand-Maître leur parut fort propre à l’inspirer au Roy. Il n’eut pas de peine à réüssir dans sa negotiation : car il trouva le Prince tout disposé à ce mariage. Il avoit déja jetté les yeux sur Guy, à ce sujet, dés qu’il avoit commencé à sentir que le venin se glissant vers les parties nobles de son corps, luy ôtoit toute esperance de réchaper. Sa veuë étoit d’assurer la Couronne à sa fille pendant le peu de tems qui luy restoit à vivre, apprehendant qu’aprés sa mort les Grands de son Royaume ne prissent les armes pour se disputer la possession de l’une & de l’autre. Il s’en étoit même expliqué avec la Princesse ; & c’est ce qui avoit autorissé l’ouverture du cœur qu’elle avoit faite avec son Amant.

Le Grand Maître fut chargé par Sa Majesté d’assurer son Liberateur, qu’il avoit prevenu son dessein, & qu’il luy accordoit avec plaisir sa demande; puis qu’elle affermissoit le repos de son Royaume ; ce qui étoit la seule consolation qui luy restoit en mourant.

Guy reçut une joye incroyable de cette réponse ; & comme le Roy desiroit luy parler sur cette affaire, il alla le trouver, accompagné de son frere, & du Grand-Maître. Ce Prince l’embrassa avec beaucoup de tendresse, & le remercia de l’honneur qu’il faisoit à sa fille. Il luy dit la joye qu’il ressentoit de ce que le Ciel leur avoit inspiré en même tems de pareils sentimens ; l’avantage que le Royaume alloit recevoir d’une si puissante alliance, & le bonheur qui arrivoit à la Princesse, d’avoir l’appuy d’un si vaillant homme, pour soûtenir ses droits sur une Couronne qui luy apartenoit, & que toutefois on luy auroit disputée aprés sa mort, sans cet heureux secours. Qu’au reste il étoit tems d’executer leur dessein, parce qu’il sentoit que le venin aprochoit insensiblement de son cœur.

Ces dernieres paroles toucherent extrémement ce jeune Heros, & elles suspendirent pour quelques momens l’excés de sa joye. Il répondit au Roy en des termes proportionnez à la grace qu’il luy faisoit, & il luy promit avec serment de soûtenir, aux dépens de sa vie, les precieux interêts qu’il luy remettoit entre les mains. Dans le même tems le Roy envoya querir Hermine, & luy demanda son consentement ; elle le donna, & Guy se jetta aux pieds de la Princesse, pour luy témoigner qu’il recevoit le don de avec toute la reconnoissance possible, & luy faisoit en même tems hommage du sien.

Ces conventions étant faites, le Roy pria le Grand Maître de voir les Barons les plus considerables, & les premiers Officiers de la Couronne, pour les pressentir au sujet de cette alliance ; & leur dire qu’il la tenoit resoluë, dans l’apprehension que le Roy avoit de mourir bien-tôt. Il trouva les esprits fort partagez. Ceux qui avoient interêt de broüiller les affaires pour accommoder les leurs, alleguoient mille raisons ; & entre autres, ils improuvoient fort qu’on donnât la Princesse & le Royaume à un étranger. Ils n’osoient toutefois en dire davantage, parce qu’ils apprehendoient sa valeur. Les autres, qui étoient en plus grand nombre, mais qui se trouvoient plus soumis, parce qu’ils étoient moins puissans, remettoient les choses à la volonté du Roy. Cependant tous ensemble ne paroissoient point satisfaits de voir passer le Royaume en des mains étrangeres.

Pendant que le Grand-Maître étoit occupé à ces conferences, les deux freres, qui avoient donné ordre de poursuivre les fuyards, & de rassembler toutes les dépoüilles de cette nombreuse armée, qu’ils venoient de détruire, étoient allez au Camp, où ils travailloient à les partager entre les soldats, & s’attachoient à donner les lots les plus considerables aux troupes du Royaume, pour s’attirer leur affection. Ce qui leur réüssit ; car un peu aprés le bruit s’étant répandu du dessein du Roy, les troupes en témoignerent tant de joye, que les mécontents, qui avoient déja formé quelques desseins de revolte, n’oserent tenter des cœurs qui paroissoient si pleins de satisfaction.

Cependant le Grand-Maître informa le Roy de la disposition des esprits ; mais comme c’étoit un Prince absolu, & qui n’avoit encore rien perdu de sa fermeté, quoi qu’il fût dans un état desesperé, il envoya ordre le même jour à tous les Grands du Royaume, de le venir trouver, & il leur declara nettement la resolution qu’il avoit prise, de donner sa fille, & sa Couronne à Guy de Lusignan, ajoûtant « qu’il ne pouvoit les confier en de meilleures mains que dans celles du Heros que Dieu venoit d’envoyer pour les délivrer du joug des Mahometans ; Que ce Guerrier avoit toutes les qualitez pour porter non pas une simple Couronne, mais celle d’un Empire ; Qu’il étoit d’une Maison digne de la posseder, & qu’enfin le Ciel luy avoit inspiré de faire ce choix, pour affermir le repos de ses Etats. »

Le Roy parla avec tant d’autorité, qu’il n’entendit autour de son lit qu’un consentement general. C’est pourquoy sentant que sa fin approchoit, il fit disposer tout pour les nôces, aprés avoir pris le conseil de Guy, qui ne bougeoit de sa chambre, depuis la declaration du Roy, & y recevoit même les complimens de toute la Cour. Enfin la celebration du mariage fut faite le lendemain par l’Archevêque de Nicosie, en presence de Sa Majesté, qui survécut peu de tems à ce contentement.

Le jour même que Guy épousa Hermine, le Roy voulut qu’ils fussent couronnez, & que le lendemain ils reçûssent ensemble le serment de fidelité de leurs Sujets. La ceremonie s’en fit avec la magnificence accoutumée, & le peuple en témoigna sa joye par des festins publics, & par toutes les marques exterieures qu’il en put donner.

Pendant ce tems le Roy s’affoiblissoit de moment en moment; car le venin luy gagnoit le cœur, & dés que cette partie fut attaquée, il mourut. Le nouveau Roy luy fit faire des obseques dignes de sa grandeur ; & aprés qu’il se fut aquitté de ce devoir, il s’appliqua à regler les affaires de l’Etat, qui avoient souffert une grande alteration depuis la descente des Sarazins.

Il est à remarquer, que le nouveau Roy ne faisoit rien de considerable qu’il ne consultât la Reine ; qu’il aimoit parfaitement, & il trouvoit dans cette Princesse tout ce qui pouvoit rendre heureux un époux, qui n’auroit pas eu une Couronne. C’est ainsi que les mariages, qui partent du Ciel, entretiennent les cœurs dans une union pleine de charmes.

Aprés que ce Prince eut rétabli le bon ordre & l’abondance dans Famagouste, par laquelle il voulut commencer, comme ayant le plus souffert, prit la resolution d’aller avec la Reine visiter toutes les Villes de son Royaume ; mais auparavant il composa une grosse flotte, tant des Vaisseaux qu’il avoit pris aux Sarazins, que de ceux qu’il avoit amenez, & d’autres bâtimens du pays ; ensuite les chargeant d’un grand nombre de troupes, toutes Cipriennes & Rhodiennes : car il garda les François auprés de luy par précaution ; il forma une puissante armée navale, & pria son frere, & le GrandMaître de se mettre en mer, pour reconnoître si les alliez du Soudan ne viendroient pas vanger sa mort.

Dés que la flotte eut fait voile, le Roy partit pour la visite de ses Places. Il fut reçu par tout avec des acclamatiors generales ; & sur tout, on luy fit une Entrée triomphante dans Nicosie, qui étoit la Capitale. Chacun admiroit la Majesté de sa Personne, & son air martial. Il n’avoit conservé pour luy de toutes les dépoüilles des Sarazins, que cette terrible hache d’armes qu’il avoit euë à la mort du Soudan. Il la portoit comme une marque illustre de la victoire qu’il avoit remporté sur ce formidable Turc ; & chacun la regardoit avec admiration.

Ce Prince fit ainsi le tour de son Royaume. Aprés avoir reglé toutes les affaires, & pourvû à la seureté de ses Places, il retourna à Famagouste, où il s’apliqua à se faire un Plan pour établir un bon gouvernement dans ses Estats. Au milieu de ces occupations il songeoit au dessein qu’il avoit pris dés qu’il fut monté sur le Trône de Cipre, de donner à ses parens des nouvelles de son élevation ; & pour l’executer il avoit resolu d’attendre qu’il s’en vist le tranquile possesseur ; c’est pourquoy aprés son retour il fit appareiller quelques Vaisseaux, qu’il avoit donné ordre avant son depart de radouber; il les chargea de plusieurs Etendards des Sarazins, & de tous ceux qui voulurent s’en retourner en France; il en donna la conduite à un de ses Lieutenans Generaux, auquel il confia ses Lettres, & cette petite escadre fit une heureuse navigation.

Cependant Urian, & le GrandMaistre parcouroient la mer, pour observer si les Sarazins paroistroient, & ils voguoient déja depuis quelques jours, lors qu’ils apperçurent une Flotte qui s’efforçoit de prendre le vent sur eux. Aussi-tost ils se preparerent au combat; mais s’étans approchez, ils reconnurent que c’étoit des Vaisseaux Armeniens, & l’on envoya un esquif, qui raporta qu’ils estoient chargez des Troupes, que le Roy d’Armenie envoyoit au secours du Roy de Cipre son beau – frere ; tellement que les Commandans des deux Armées s’étans abouchez, les Armeniens aprirent la levée du Siege de Famagouste, la mort du Soudan de Damas, la défaite entiere de ses Troupes ; & aprés cette nouvelle ils trouverent à propos de ne pas aller plus avant ; mais comme les Armeniens étoient encore assez prés de leur pays, ils inviterent Urian & le Grand-Maistre à venir voir le Roy qui étoit à Crury ; ils y consentirent d’autant plus volontiers, qu’il ne paroissoit en mer aucuns Sarazins, & que le Grand-Maistre fut bien aise de trouver cette occasion pour saluer le Roy d’Armenie, qui estoit son allié.

Pendant la route les Commandans de ces deux Flottes parlerent beaucoup de l’état malheureux où estoient les Princes Chrétiens de se voir exposez de toutes parts aux insultes continuelles des Mahometans ; que cependant les affaires pouvoient changer de face par la ruïne d’une aussi grande Armée que celle du Soudan de Damas, qui passoit pour le plus puissant d’entre eux ; Ils convenoient tous que Dieu seul avoit inspiré cette haute entreprise aux Seigneurs de Lusignan, & que le Royaume de Cipre alloit devenir florissant sous le Gouvernement d’un Roy si genereux. » Ensuite les Officiers Armeniens informerent le Grand-Maistre de l’état de leur païs, qui auroit esté sans doute attaqué par les Infidelles, sans l’occupation qu’ils avoient en Cipre, & que leur Prince en avoit reçu des avis certains qui luy avoient donné de grandes aprehensions, aussi-bien qu’à la Princesse Florie sa fille, laquelle craignoit le sort de sa cousine, parce que les jeunes Princes Sarrazins, qui frequentoient les Cours des Roys Chrétiens, lorsqu’ils n’étoient point en guerre, devenoient facilement amoureux des Princesses, & les vouloient avoir en mariage ; ce qui repugnoit infiniment à de jeunes cœurs, qui étans élevez dans la douceur des vertus du Christianisme, regardoient avec horreur la necessité de vivre parmy les Barbares, dont les actions estoient entierement oposées à celles qu’elles pratiquoient.

Cet entretien donna lieu au GrandMaistre de Rhodes de parler des belles qualitez que possedoit la Princesse Florie, & il en fit un portrait si avantageux, qu’il donna une grande envie à Urian de la voir. Ce Seigneur fut bien-tost satisfait, car les Flottes étoient déja à la vûë de Crury. Le Grand-Maistre trouva donc à propos d’envoyer annoncer au Roy leur arrivée, & le réjouïr, par avance, des heureuses nouvelles qu’ils luy apportoient.

Quand le Roy d’Armenie, & la Princesse sa fille aprirent la déroute du Soudan, ils en furent ravis, parce que c’étoit le plus grand Ennemy de leur Maison. Ils admiroient les effets surprenans de la Providence divine, qui avoit fait partir d’un païs si éloigné ces Heros, pour venir delivrer une terre Chrétienne du joug affreux de Mahomet, & y regner ensuite pour la conserver dans son bonheur. Mais ils furent tres affligez de la mort du Roy de Cipre.

Cependant les deux Flottes entrerent dans le Port. Dés que le Roy en fut averty, il alla luy-même audevant d’Urian & du Grand Maître, & les reçut avec tous les témoignages d’une extrême tendresse. Aprés les premiers complimens, ce Monarque les conduisit à l’apartement de la Princesse Florie, qui fut surprise à la vûë d’Urian, quoy qu’elle eût esté avertie qu’il avoit un œil plus haut que l’autre ; mais le bon air, & les autres avantages qu’elle remarquoit dans sa personne, joints au recit qu’on luy avoit fait de sa valeur, & de l’estime qu’il avoit pour elle, diminuoient ce deffaut à ses yeux, & la portoient à ne pas le regarder avec indifference. Urian de son costé avoit esté preparé par les discours du Grand – Maistre à aprocher de cette Princesse avec de semblables dispositions, & sa vûë acheva de l’engager à l’aimer.

Ces mouvemens agitoient leurs cœurs, quand le Grand-Maistre, à la priere du Roy, fit un recit exact de tout ce qui estoit arrivé depuis le premier combat fait à la hauteur de Rhodes, jusqu’au Couronnement de Guy. Le Roy en fut si charmé, qu’il ne pouvoit se lasser de loüer la valeur de ces deux jeunes Princes. Quant à Florie, elle envioit en secret le bonheur de sa Cousine.

Aprés ce recit, le Roy songea à procurer tous les plaisirs qu’il put à ces Seigneurs. Ce ne furent que divertissemens pendant qu’ils resterent en Armenie. La Princesse les diversifioit agreablement chaque jour, & les accompagnoit de toute la galanterie imaginable. Les Dames de sa Cour s’y occupoient aussi de tout leur cœur, & l’amour y avoit la meilleure part. Urian estoit fort assidu auprés de la Princesse, le Roy même aprouvoit ses soins, & le GrandMaistre, qui donnoit volontiers les mains aux Unions, travailloit de tout son pouvoir à cette alliance.

Un mois se passa ainsi parmy les plaisirs, & Urian se délassoit fort agreablement des fatigues de la guerre, lors qu’un Vaisseau Armenien arriva à Crury, & donna avis qu’il avoit vû une armée navale de Sarazins, qui prenoit la route de Cipre.

Cette nouvelle interrompit les amours, & Urian, sensible à son devoir, prit aussi-tôt congé du Roy, qui fut également fâché de l’arrivée des Sarazins, & du depart de ses amis. Urian fut regretté de toute la Cour, & particulierement de la Princesse, qui s’étoit fait une douce habitude de le voir, & de le regarder comme un homme qu’il luy étoit permis d’aimer.

La flotte n’eut pas plutôt mis à la voile, qu’un grand vent s’éleva, & la fit souffrir beaucoup pendant quelque jours, quoi qu’il la portât du côté où elle devoit aller; mais cet accident produisit un bonheur : car la même tempête ayant surpris l’armée navale des Infideles, le General de l’Artillerie s’en trouva separé, avec son équipage, qui étoit composé de sept Vaisseaux; comme à la pointe du jour, les vents s’étant calmez, il reprenoit la route de Cipre, la flotte Chrétienne qui l’aperçut, fit force de voile, l’attaqua, & prit les sept Vaisseaux ; mais le General se sauva luy sixiéme dans une Galliotte, sans qu’on y prît garde.

L’on aprit par les prisonniers, que Brandimont Roy de Syrie, oncle du Soudan de Damas, & le Caliphe de Bandas, ayant apris la mort du Soudan, & la déroute de son armée, avoient assemblé soixante mille hommes, & alloient avec une grosse flotte en Cipre ; mais que la tempête les ayant surpris, les avoit separez.

Aprés cette nouvelle, Urian fit jetter à la mer tous les Sarazins qui avoient échapé à la mort, excepté deux cens les mieux faits, qu’il envoya à Crury sous la conduite d’un Chevalier de Rhodes, avec trois des plus grands Vaisseaux ; & luy donna ordre d’offrir de sa part à la Princesse les Prisonniers & deux Vaisseaux, & de ramener en Cipre le troisiéme, avec tous les Matelots ; le chargeant aussi de faire au Roy le recit de l’action, & de rendre à la Princesse la Lettre qui suit.

Charmante Princesse, je vous offre, comme à ma Divinité tutelaire les prémices de cette Campagne, qui commence assez heureusement contre nos Ennemis ; puisque je viens de prendre sept de leurs plus gros Vaisseaux, & tout leur équipage d’artillerie. Je vous en envoye deux avec un nombre de prisonniers. Je voudrois pouvoir vous assujettir l’Univers, & charger de vos chaînes toutes les Nations, pour me voir à la tête de vos esclaves. Tenez-moy compte de ce grand dessein, & si je ne puis l’effectuer, la possession de vôtre cœur me tiendra lieu de l’Empire du monde.

Aprés le depart du Chevalier, Urian pria le Grand-Maître d’accepter les quatre autres Vaisseaux, & on les envoya à Rhodes. Sur le soir, la flotte voguant par un bon vent, rencontra une barque, qui donna avis de l’arrivée de l’armée des Sarazins en Cipre, & assura, que le Roy n’avoit pas été surpris, parce qu’il avoit été averti par un Brigantin de Rhodes, qui l’avoit rencontré. Qu’aussi – tôt il avoit envoyé des ordres à toutes les Gardes de la Côte de faire promptement leurs signaux, pour marquer l’endroit où les Ennemis tenteroient le débarquement, & que peu de tems aprés le Roy, qui tenoit la campagne, avoit vû les feux de garde en garde incliner du côté du Port de Limisson ; mais que les Infideles y ayant été vigoureusement reçûs, avoient pris le party de débarquer prés de là à un petit Port, où étoit une Abbaye de S. André ; ce que le Roy leur avoit laissé executer tranquillement, dans l’asseurance qu’il avoit que pas un ne retourneroit en son pays.

Des nouvelles si positives firent prendre à Urian, & au Grand Maître, les mesures qu’ils trouverent à propos, & ce fut d’aller à la hauteur de S. André, pour considerer la disposition des Sarazins. Quand ils furent en lieu d’où ils les distinguoient facilement, ils jugerent qu’ils ne pouvoient rien faire de plus avantageux, que de brûler les Vaisseaux qui les avoient apportez. Dans ce dessein, ils allerent les attaquer avec tant de valeur, qu’ils s’en rendirent les maîtres, & passerent au fil de l’épée quatre mille hommes qui les gardoient. Le Roy Brandimont, & le Caliphe ne purent avoir au même tems nouvelle de cette perte parce que tous ces Vaisseaux n’aïant pû contenir dans le petit Port de S. André, se trouvoient à l’ancre dans une plage voisine.

Pendant ce tems-là le Roy observoit ses Ennemis de prés, & les laissoit avancer, pour les attirer dans certains défilez, dont ils prenoient la route. D’autre côté la flotte étant entrée dans le port de Limisson, Urian fit débarquer ses troupes, & marcha pour joindre son frere. Le Roy eut beaucoup de joye de le revoir, & elle redoubla, lors qu’aprés luy avoir parlé de la bonne reception qu’on luy avoit faite à la Cour d’Armenie, il luy raconta la prise des sept Vaisseaux, qui portoient la meilleure partie de l’artillerie des Ennemis, & l’incendie de tous les bâtimens qu’ils avoient trouvez dans la plage de S. André.

A cette nouvelle on tint conseil, & il fut resolu qu’on iroit attaquer les Sarazins ; mais comme il leur restoit encore des Vaisseaux, qu’Urian n’avoit pas aperçus, parce qu’ils étoient à couvert dans le Port de S. André, le Roy pria le Grand Maître de tenir la mer pendant qu’il attaqueroit les Infideles, afin qu’il n’en échapât aucun.

Dans ces entrefaites l’Admiral de Damas s’étant retiré à S. André, vint annoncer au Caliphe, & à Brandimont les pertes qu’ils venoient de faire. Ils en furent tres-affligez, & cette disgrace ne se put si bien cacher, que toute l’armée ne la sçût. L’épouvante s’empara des cœurs, & le Roy, qui par ses espions apprit la disposition des Sarazins, les surprit avant même qu’ils fussent arrivez aux défilez dont j’ay parlé, & les tailla en pieces. Brandimont fut tué dans la bataille ; & le Caliphe, qui s’étoit sauvé à S. André, monta sur les Vaisseaux qu’il y faisoit garder depuis l’arrivée de l’Admiral ; mais dés qu’il parut en mer, il fut attaqué par le Grand Maître, à qui tous les Vaisseaux se rendirent sans combattre, tant la terreur y regnoit. Le Caliphe, & l’Admiral se jetterent dans la même Galliotte qui avoit déja servi à ce dernier dans sa fuite ; & comme ce petit bâtiment étoit tres – bon volier, il se déroba bien-tôt aux yeux des Vainqueurs.

Le Roy de son côté donna ordre de faire main-basse sur les Sarazins, & il n’en échappa aucun. On fit grace neanmoins à ceux des Vaisseaux, qui s’étoient rendus par composition, car la foy des Traitez doit être inviolable, même avec les Infideles.

Le Roy ne se vit pas plutôt le maître du champ de bataille, qu’il dépêcha un Courrier à la Reine, pour luy annoncer cette heureuse nouvelle, & ce Prince arriva un peu aprés à Famagouste, où il fut reçu en triomphe.

A quelque tems de là, la Reine, accoucha d’un fils, dont on fit de grandes réjoüissances par tout le Royaume, & particulierement à la Cour. Mais lors qu’on étoit au plus fort des plaisirs, on vit arriver des Ambassadeurs en grand duëil, qui apportoient la nouvelle de la mort du Roy d’Armenie, & le choix qu’il avoit fait d’Urian pour luy succeder, à la charge d’épouser la Princesse sa fille. Ces Ambassadeurs, aprés avoir eu audience du Roy, remirent à Urian deux Lettres. L’une qu’il luy avoit écrite un peu avant sa mort, où il le prioit « de prendre le gouvernement de ses Etats, & sa fille en mariage ; Ajoûtant qu’il n’avoit trouvé que ce moyen pour preserver son pays de tomber entre les mains des Infideles, persuadé qu’il en deviendroit la terreur, en joignant la puissance de l’Armenie avec celle de Cipre, & la valeur de son frere à la sienne ; Qu’il venoit d’obliger les Etats de son Royaume à consentir à cette alliance, & que s’assurant sur les nobles sentimens qu’il luy avoit vûs, il mouroit avec la consolation d’avoir affermi sa Couronne, & procuré la tranquillité à ses peuples. » L’autre Lettre étoit de la Princesse Florie, & elle renfermoit ces paroles.

Enfin, Seigneur, nous voila parvenus au comble de nos desirs ; mais il m’en coûte trop cher pour m’en réjoüir. Je donnerois de grand cœur ma Couronne pour racheter la vie à celuy qui me l’a laissée par sa mort. Vous voyez dans la Lettre du feu Roy mon pere les mêmes sentimens qu’il a toûjours eus pour vous. Avez vous encore pour moy ceux que vous m’avez témoignez tant de fois ? Si vous me conservez cette fidelité, venez recevoir au plutôt la récompense qu’elle merite. J’écris à ce sujet au Roy vôtre frere, & à la Reine ma chere cousine ; mais ce ne sont que des complimens : je veux ne devoir qu’à vous le sacrifice que vous me ferez de vous-même. Quant au mien, la victime est toute prête. Adieu.

FLORIE REINE d’ARMENIE.

Urian penetré de tendresse à cette lecture, en fit part au Roy, à la Reine, & au Grand-Maître. Ils eurent au milieu de leur tristesse toute la joye qu’on pouvoit ressentir d’un évenement si heureux. Le Grand-Maître, qui regardoit cette alliance comme son ouvrage, pressa Urian de partir. Le Roy luy donna des Vaisseaux, & un grand nombre d’Officiers demanderent d’accompagner ce nouveau Roy. Le Grand Maître voulut aussi être de la nôce ; & Urian, aprés avoir pris avec son frere toutes les mesures necessaires, tant pour son établissement, que pour la seureté commune de leurs Etats, partit, & arriva à Crury, où la Princesse attendoit de ses nouvelles avec grande impatience.

L’arivée d’Urian ne donna pas moins de joye au peuple, qu’à la Princesse. Les ceremonies du mariage furent faites avec un aplaudissement general. La magnificence, qui y parut, fut digne d’un si puissant Royaume ; & quand Urian s’en vit paisible possesseur, il envoya aussi des Vaisseaux, pour en donner avis à ses parens.

L’élevation de Guy de Lusignan sur le Trône de Cipre avoit été receuë en France avec étonnement ; mais celle d’Urian à la Couronne d’Armenie jetta tout le monde dans l’admiration : car les victoires signalées qu’ils avoient remportées sur les Mahometans, étoient sçuës de toute l’Europe. Il est donc facile de s’imaginer la joye que Raimondin & Melusine en ressentirent. Ils firent de beaux presents aux Chevaliers qui leur avoient rendu les Lettres de leurs fils, & ils donnerent de grandes Fêtes pour rendre leur joye publique ; de sorte que ces illustres établissemens aquirent une haute reputation à la Maison de Lusignan.

Chapitre VI

Mariage d’Odon de Lusignan avec la princesse Constance, héritière du Comté de la Marche.

A QUELQUE tems de là Melusine songea à marier Odon son second fils à la fille du Comte de la Marche, qui estant seule heritiere de cette Province, qui luy estoit voisine, paroissoit plus convenable à son alliance. Elle disposoit ainsi d’abord dans son esprit de tout ce qui pouvoit estre avantageux à sa Maison, & aprés elle en parloit à son mary, qui ne s’opposoit jamais à ses sentimens, parce qu’il avoit une longue experience de son habileté & de l’empressement qu’elle avoit pour son élevation.

Melusine ouvrit donc à Raimondin le dessein qu’elle avoit conçu pour le mariage d’Odon ; ce qu’il aprouva beaucoup, & d’autant plus qu’il aimoit ce fils avec prédilection, parce qu’il estoit d’une humeur douce & convenable à la sienne ; ce qui est assez ordinaire dans les peres pour leurs enfans.

La chose estant resoluë, ils choisirent un de leurs premiers Barons, pour l’envoyer en Ambassade vers le Comte de la Marche, & pour luy faire la demande de sa fille. Melusine qui avoit le don d’estre instruite du futur dans les choses seulement qui regardoient le destin de sa famille, & non pas de ce qui la concernoit elle-même, comme il a toûjours paru dans son Histoire, sçavoit tres-bien qu’aprés plusieurs difficultez on leur accorderoit cette Princesse, quoy que le Comte de la Marche eût un engagement ailleurs : c’est pourquoy elle fit sans crainte la dépense qui estoit necessaire pour faire paroître à cette Cour son Ambassadeur avec beaucoup de magnificence.

Tout cadra au sujet de l’Ambassade. Le Baron étoit un jeune homme d’environ trente ans, tres-bien fait de sa personne, & qui ressembloit même à Odon. Il étoit accompagné de la plus belle jeunesse de la Cour, qui avoit fait travailler à l’envy à des habillemens fort galands, & à de superbes équipages.

L’Ambassadeur partit avec ce train magnifique, & arriva à Gueret, où le Comte faisoit sa residence pour lors. CePrince fut surpris à la lecture de la Lettre de Raimondin, non pas à cause de son alliance, parce qu’il l’estimoit beaucoup, & s’en faisoit honneur, mais à cause de l’engagement qu’il avoit avec le Dauphin de Viennois, pour lequel le Comte de Provence, son oncle, étoit venu luy-même luy demander sa fille en mariage, & la luy avoit promise.

Le Comte fit connoître ce fâcheux contre-tems à l’Ambassadeur, qui apporta toutes les raisons, qu’on peut s’imaginer, pour combattre celles qu’on luy alleguoit ; mais voyant qu’aprés plusieurs conferences, qu’il avoit euës, tant avec le Comte en particulier, qu’avec ses Ministres, il n’avançoit rien, & que cette maniere de traiter avec luy avoit toutes les apparences d’un refus honnête, il s’avisa de faire en sorte de gagner la Princesse, qu’il avoit apris n’avoir pas donné son consentement à ce mariage ; & dans ce dessein, il feignit de tomber malade, pour avoir un pretexte plausible de rester à Gueret. Aussi – tôt il fit donner avis au Comte de son indisposition, & ce Prince luy envoya faire offre de tout ce qu’il jugeroit necessaire pour soulager son indisposition.

Dés que l’Ambassadeur eut pris ses mesures de ce côté-là, il pratiqua en Politique adroit un des Officiers de la Princesse, qui se trouvoit parent d’une de ses filles d’honneur, & pour laquelle elle avoit toute la confiance possible. Ce fut par le moyen de cet Officier, qui se nommoit Durval, qu’il établit son intrigue. Il luy promit de faire sa fortune, & à sa parente, si elle pouvoit engager la Princesse Constance à ne point donner son consentement pour son mariage avec le Dauphin, & qu’il luy en suggereroit les moyens, pourvû qu’il pût instruire luy-même la Demoiselle de ce qu’elle auroit à dire à sa Maîtresse.

Durval, qui ne douta point de sa fortune s’il réüssissoit dans cette negotiation, promit tout à l’Ambassadeur, & partit en même tems pour aller executer sa commission, Il n’employa aucun préliminaire auprés de sa parente avant de luy declarer sa proposition, dans l’assurance qu’il avoit quelle la recevroit agreablement ; ce qui arriva : car Belinde (c’étoit le nom de cette fille) fut ravie d’une si heureuse occasion, pour ne point quitter sa Maîtresse, parce que le bruit couroit à la Cour, que le Dauphin vouloit changer tous les domestiques de la Princesse, pour mettre auprés d’elle les Officiers qui avoient servi la Dauphine sa mere, qui etoit morte depuis peu.

Belinde, qui étoit une fille d’esprit, & pleine de précaution, trouva à propos que les entreveuës de l’Ambassadeur & d’elle se fissent dans la maison de son parent, où elle étoit libre d’aller sans soupçon, qu’elle ne manqueroit pas de s’y rendre tous les jours, dés que la nuit seroit venuë, & qu’elle commenceroit le même soir.

Durval ayant rendu compte à l’Ambassadeur de sa negotiation, ce Ministre connut qu’il ne pouvoit pas tomber en de meilleures mains, pour réüssir à son dessein. Il s’aplaudit par avance de cette heureuse réüssite, à l’imitation de ceux qui font quelque entreprise d’importance, & le moment de voir Belinde luy faisoit desirer avec empressement l’arrivée de la nuit.

Il est facile de se persuader que cet empressement porta l’Ambassadeur à se trouver le premier au rendez vous, & Belinde ne le fit pas beaucoup attendre. J’ay dit que le Baron étoit un jeune homme bien fait ; il avoit autant d’esprit que de bonne mine, & Belinde ne l’avoit pas encore vû, parce qu’on n’avoit pas permis à cet Ambassadeur d’avoir audience de la Princesse, étant une chose inutile, & même dangereuse, dans les engagemens où l’on étoit.

Le Baron commença par recommander à Belinde le secret dans toute la conduite de cette affaire, luy faisant voir que c’étoit le moyen le plus seur d’y reüssir. Ensuite il luy representa l’avantage qu’elle procureroit à sa maîtresse, si elle pouvoit être cause de son mariage avec un Prince qui étoit frere de ces jeunes Heros, lesquels depuis quelques années s’étoient aquis des Royaumes par leur valeur ; Que ses Etats étant voisins de ceux de Lusignan, Odon resteroit auprés d’elle ; au lieu qu’épousant le Dauphin, elle seroit obligée d’aller habiter un pays rempli de montagnes, & de vivre avec un peuple, dont le cœur tenoit beaucoup du naturel de ces lieux.

Mais comme l’Ambassadeur poursuivoit son discours, Belinde l’interrompit pour luy dire franchement, qu’elle sçavoit mieux que luy ce qu’il falloit representer à sa maîtresse, & qu’il la laissât faire. L’Ambassadeur aprouva fort son air libre, connoissant que c’étoit l’effet d’un bon cœur, & que cette fille avoit interêt que la Princesse n’épousât pas le Dauphin.

L’Ambassadeur se voyant ainsi assuré de la bonne volonté de Belinde, tira de sa poche un portrait de son Maître, enrichi de diamans, & le luy mit entre les mains. Le portrait ressembloit fort. Il fit l’admiration de cette confidente, & elle assura l’Ambassadeur, qu’il seroit beaucoup mieux reçû que celuy du Dauphin qu’on avoit donné à sa Maîtresse. Le Baron voulut faire present ensuite à Belinde d’un diamant de grand prix, qu’il portoit à son doigt ; mais il trouva tant de generosité dans cette fille à le refuser plusieurs fois, avec des discours toutà-fait spirituels, qu’il en fut charmé.

Belinde étoit une grande brune fort agreable ; elle avoit les yeux vifs & les plus belles dents du monde ; le reste de son visage n’étoit pas tout-à-fait regulier ; mais sa taille étoit fine, & elle avoit un agrément dans toute sa personne qui la rendoit aimable.

Tout ce que je viens de dire à l’avantage de Belinde, avoit si bien touché l’Ambassadeur, qu’elle luy donna à rêver dés qu’il l’eut quittée ; la vivacité de son esprit luy avoit plû sur tout ; mais il cessa de penser à cette charmante fille, pour songer à rendre compte à Raimondin & à Melusine du projet qu’il avoit fait, & de l’esperance qu’il avoit d’y réüssir. Il n’avoit pas jugé à propos de le faire avant que d’être bien asseuré de son intrigue. Il depêcha donc un Courrier, par lequel il les informa de tout, jusqu’aux moindres circonstances, & en attendant leur réponse, il continua ses correspondances avec sa confidente. A dire la verité, il brûloit d’envie de la revoir, autant pour le repos de son cœur, que pour l’interêt de son Maître.

Le lendemain il fut bien dans une autre agitation, quand il vit que Belinde ne venoit point au rendez vous : tellement qu’aprés l’avoir attenduë fort avant dans la nuit, il pria Durval d’aller en sçavoir la cause ; & il revint, sans qu’il luy eût été possible de luy parler; parce qu’on luy dit que la Princesse se trouvoit indisposée.

Cependant quelques Officiers de la chambre aïant dit à Belinde que Durval avoit demandé à luy parler, elle se douta bien que c’étoit l’impatience de l’Ambassadeur, qui l’avoit envoyé vers elle, pour apprendre ce qu’elle avoit fait. Elle avoit aussi beaucoup d’envie de l’entretenir ; mais l’indisposition de sa Maîtresse l’empêchant de la quitter, elle s’enferma un moment pour écrire le billet qui suit, & qu’elle remit entre les mains de Durval, qu’elle avoit envoyé querir. Il contenoit ces paroles :

Comme je vous connois un homme capable de ne pas reposer cette nuit, si je ne vous donne des nouvelles de ce que vous m’avez confié, je vous diray que la presence de l’absent a fait mettre son rival au coffre. Ce combat a duré peu de tems ; cependant le champ de bataille en souffre, mais nul bien sans peine. Dormez en repos, & reposez-vous sur mes soins. Adieu.

L’Ambassadeur, à qui Durval rendit ce billet, aussi-tôt qu’il l’eut reçu, fut ravi de l’exactitude de Belinde. Son stile luy parut particulier, & il y trouva d’autant plus d’esprit, qu’il falloit être instruit de leur affaire, pour entendre ses expressions. Enfin il reconnut que rien ne le démentoit en elle : car sa maniere d’écrire répondoit à son humeur libre. Cet heureux commencement luy faisoit bien augurer de la suite ; il étoit pourtant curieux d’aprendre en original comment ce combat s’étoit fait, & ce qui se passoit pour lors dans le champ de bataille, qui étoit le cœur de la Princesse.

Belinde avoit pris son tems juste que sa Maîtresse, en touchant quelques hardes, fit tomber le portrait du Dauphin, qui étoit dedans ; & cette fille, qui n’en étoit pas éloignée, l’ayant ramassé, dit à la Princesse : Madame, cette chute n’est pas avantageuse à ce portrait.

J’ay remarqué, repartit la Princesse, que voilà déja plusieurs fois qu’il tombe, & que cependant il ne s’est fait aucun mal.

Qui sçait, Madame, reprit Belinde, si le dedans n’en souffre pas ?

Tu es toujours pleine de pointes, repliqua la Princesse ; j’entens ce que tu veux dire. Il est vray que l’original ne me plaît pas trop; mais il faut obéïr.

J’avouë, Madame, répondit Belinde, que vous devez l’obéïssance ; mais comme on ne vous force point, que ne vous expliquez-vous ?

Il n’est plus tems, Belinde, dit la Princesse, c’est une affaire reglée ; la parole, que mon pere a donnée, entraîne la mienne, & anneantit ma volonté.

Mais, Madame, ajoûta cette confidente, pouvez – vous vous resoudre à passer le reste de vos jours avec un homme dont vous connoissez toutes les imperfections ; pendant qu’un Prince tres-bien-fait, & d’une Maison tres-illustre, recherche avec empressement à vous posseder ? Toute la Cour vous plaint depuis l’arrivée de son Ambassadeur. Ce Seigneur a charmé tout le monde d’abord qu’il a paru, tant par la suite nombreuse des gens de qualité qui l’accompagnent, que par sa galanterie, & ses équipages magnifiques. Cette prodigieuse dépense montre également la puissance de son Maître, & l’ardeur de son amour. Vous ne répondez rien, Madame ; n’êtes-vous pas sensible à de si nobles marques de sa tendresse ?

La Princesse gardoit le silence, & souffroit de ne pouvoir exprimer ce qui se passoit dans son cœur en faveur d’Odon; ce que Belinde apercevant, & voulant profiter de ce moment, Madame, poursuivit-elle, il est fâcheux qu’on n’ait pas donné permission à l’Ambassadeur d’avoir l’honneur de vous voir, parce qu’il a un tres-beau portrait de son Maître à vous remettre entre les mains ; je l’ay vû, & sçay où il est.

Ne pourrois-je point le voir ? interrompit la Princesse avec precipitation.

Oüy, Madame, dit Belinde, & je n’iray pas loin pour vous le montrer. Ensuite tirant ce Portrait d’un petit sac en broderie, où il étoit enfermé, elle se mit en état de l’ouvrir ; mais la Princesse le luy prit pour avoir ellemême ce plaisir. Elle fut surprise de voir la beauté, & le bon air d’Odon, & cette peinture, quoique muette, eut une éloquence si vive, qu’elle se fit entendre long tems, sans que la Princesse proferât une seule parole.

Belinde étoit ravie de ce silence, dont elle connoissoit la cause ; elle n’avoit garde de l’interrompre ; il étoit trop avantageux à la perfection de son ouvrage ; enfin la Princesse le rompit elle-même, pour luy avoüer qu’elle se figuroit tant de charmes dans l’original de ce Portrait, qu’elle ne pouvoit plus souffrir celuy du Dauphin; & elle donna ordre dés ce moment à Belinde de l’ôter de sa veuë. Ensuite elle pressa cette confidente de luy dire de quelle maniere le portrait d’Odon luy étoit tombé entre les mains, & si elle ne pouvoit pas le garder.

Alors Belinde luy raconta l’avanture qui luy estoit arrivée avec l’Ambassadeur, & dans quel esprit elle s’étoit chargée de ce portrait ; Ajoûtant qu’elle pouvoit le garder en seureté ; mais qu’il falloit songer aux moyens de rompre son mariage avec le Dauphin.

La Princesse estoit si fort occupée de sa passion naissante, qu’elle dît à Belinde de prendre elle-même ce soin, parce qu’elle ne se sentoit pas l’esprit assez libre, pour donner à une affaire de cette importance toute l’aplication qu’elle meritoit. La Confidente s’en chargea volontiers, & pendant toute la soirée leur conversation roula sur la violence qu’on luy faisoit, & sur le malheur des Princesses qui sont presque toûjours les victimes de la raison d’Estat.

Toutes ces reflexions, jointes à la passion de la Princesse, qui se formoit de moment en moment par la vûë continuelle du portrait d’Odon, luy firent passer une si mauvaise nuit, que sa santé s’en trouva alterée, ce qui fut cause, comme nous l’avons dit, que Belinde ne put pas aller ce soir-là rendre compte à l’Ambassadeur du bon succés de ses soins ny le jour d’aprés ; ce qui obligea l’Ambassadeur, qui avoit conçu de l’amour pour cette aimable fille, à luy écrire le Billet suivant.

J’ay reçû vôtre Enigme, que j’ay developée aussi tost. Je voudrois bien sçavoir si la victoire est complette. En attendant le plaisir de vous voir, charmante Belinde, je vous avouëray que vous estes fort dangereuse à regarder fixement ; & que j’ay peur en voulant faire les affaires d’autruy, de gâter les miennes. Vous voilà exposée aux confidences de toutes manieres ; ne manquez-donc pas de venir demain, afin que je vous explique celle-cy : Adieu.

L’Ambassadeur fit tenir ce Billet par la voye ordinaire, & Belinde en lisant cette maniere de declaration, crut qu’il avoit voulu seulement trouver matiere pour luy écrire. Cependant la chose estoit tres – serieuse, ainsi que nous le verrons par la suite. Elle vint le lendemain au rendez vous, & fut surprise de ce que le Baron l’entretint d’abord de ses propres interests ; mais comme elle avoit beaucoup d’esprit, elle tourna si adroitement la conversation, qu’elle ne parla que de ceux de son Maistre, luy faisant un recit exact de la conduite qu’elle avoit tenuë; De quelle maniere la Princesse estoit resoluë à preferer Odon au Dauphin, pourvu qu’on la soûtint dans ses resolutions ; Combien son portrait luy faisoit de plaisir à voir ; Enfin, tout ce qu’elle avoit dit à l’avantage du Prince de Lusignan.

Ce Discours ravit l’Ambassadeur, il estoit charmé de ce que sa Maîtresse avoit si bien commencé, parce qu’il tenoit la fortune de cette aimable fille, assurée si la conclusion y pouvoit répondre ; il luy dît à ce sujet tout ce qu’il put pour luy faire plaisir, & leur conversation ne fut tissuë d’autre chose.

Dés que l’Ambassadeur fut retiré chez luy il fit ses dépêches pour Lusignan, & elles partirent à la pointe du jour. Il ne fut pas long-temps à en avoir réponse. Il reçut ordre de feindre toûjours sa maladie pour ne pas quitter prise, jusqu’à ce qu’on eût trouvé des mesures convenables à l’estat des affaires. Le Courier luy remit encore une grosse somme d’argent, & plusieurs bijoux de grand prix pour distribuer à ceux qui rendroient service dans cette occasion.

On peut juger si l’Ambassadeur en offrit à Belinde. Elle les refusa long temps, & elle n’eût jamais rien accepté, si elle n’eût parlé à sa Maîtresse de toutes ces richesses dont on vouloit luy faire part à toute force. Cet air de grandeur de la part d’Odon plut infiniment à la Princesse, qui ne voyoit rien de magnifique du costé du Dauphin ; elle obligea Belinde à violenter une vertu desinteressée, & si rare dans tous les siecles. Ainsi elle reçut des presens tres considerables, & les cacha fort prudemment, crainte de donner des soupçons qui luy eussent été funestes.

Cependant le Dauphin ayant eu avis par son Resident qu’il étoit arrivé un Ambassadeur de Lusignan, pour demander la Princesse Constance en mariage, avoit écrit au Comte de la Marche à ce sujet, lequel luy avoit fait réponse, qu’à la verité cet Ambassadeur luy avoit fait la demande de sa fille, mais qu’ayant des engagemens de son costé, il l’avoit remercié de l’honneur que son Maître luy faisoit, & que sans une indisposition qui estoit survenuë à cet Ambassadeur, il s’en seroit retourné.

Le Dauphin naturellement soupçonneux, ne se tint pas en repos par cette réponse. L’indisposition de ce Ministre, arrivée si à propos, luy fit craindre quelque intrigue de Cour. Il en écrivit à son Resident, qui veilla si bien, que l’Ambassadeur fut veu pendant trois soirs consecutifs sortir de chez luy seul à cheval, mais si bien monté qu’on n’avoit pû le suivre ; ce qui fut heureux, car on ne découvrit rien du mystere. Toutefois le Resident s’étant plaint au Comte de ce que l’Ambassadeur restoit toûjours à Gueret, quoy qu’il se portast bien, ce Prince voulut s’en éclaircir, & ayant reconnu la feinte de l’Ambassadeur, il le fit prier de se retirer, ce qu’il n’executa pas ; au contraire, il se plaignit hautement, que c’étoit violer le droit des Gens, & même celui de l’humanité, que de vouloir contraindre le Ministre d’un Prince, avec lequel on étoit en bonne intelligence, à se retirer au plus fort d’une maladie. Tous les Seigneurs de sa suite, qui avoient fait quantité d’amis par la grande dépense qu’ils faisoient depuis qu’ils étoient dans le pays, semoient ces mesmes plaintes de tous costez, & augmentoient le murmure, ce qui obligea à laisser les choses comme indecises, parce que le Comte n’osoit prendre le party de la force, crainte de s’attirer sur les bras une Maison aussi puissante & aussi redoutable qu’étoit pour lors celle de Lusignan.

Dans ces entrefaites, le Dauphin apprehendant l’effet de ses soupçons, arriva en poste à la Cour, & sollicita fortement le Comte de la Marche de conclure son mariage. La Princesse l’avoit reçu assez froidement, ce qui donnoit lieu à son pere de ne rien precipiter, car il avoit beaucoup de tendresse pour elle. Belinde estoit toûjours son conseil, & l’Ambassadeur le conseil de Belinde ; un avis qu’il avoit reçu qu’on l’épioit luy avoit fait changer d’allure ; il ne voyoit plus sa Confidente que travesty en habit de femme, à quoy sa taille convenoit assez.

Enfin, le Comte pressé par le Dauphin, proposa à sa Fille de l’épouser dans huit jours, & il donna des ordres pour les preparatifs du mariage. L’Ambassadeur eut aussi-tost avis par Belinde de cette resolution. Cette fille, qui estoit devenuë plus que son amie, ne manquoit pas de l’informer exactement de tout ce qui se passoit, & elle en estoit bien payée de toute maniere. Cette conjoncture estoit fâcheuse, & demandoit un azile dont la protection pût mettre la Princesse hors la portée de la puissance de son pere. Aprés avoir bien cherché, ils trouverent qu’il n’y avoit que l’Eglise, de qui les privileges estoient alors encore plus respectez qu’ils ne le sont aujourd’huy en Italie, qui pût l’en garantir. Il fut donc arresté, que la Princesse iroit se jetter entre les bras d’une de ses tantes, Abbesse d’un celebre Monastere qui estoit dans la Ville, & que Belinde ne la suivroit point pour deux raisons ; l’une afin de ne donner aucun soupçon d’elle ; l’autre pour estre en liberté d’aller & de venir pour ses interests.

Belinde, qui estoit persuadée que tout ce qu’elle faisoit ne pouvoit estre que tres-avantageux à sa Maîtresse, la porta à se retirer auprés de cette Tante, puisqu’il n’y avoit que cet azile pour la delivrer des persecutions du Dauphin. La Princesse s’y resolut aussi -ost, car elle estoit entreprenante, & croyoit aveuglément tout ce que luy disoit sa Confidente. Elle sortit donc du Palais de grand matin, suivie d’une de ses filles, à laquelle elle ne declara point son dessein ; & elle entra dans le Convent avant que sa Tante en fût avertie, parce qu’elle le trouva plus à propos.

Vous voyez, Madame, dit elle en l’abordant, & se jettant entre ses bras, fondante en larmes, une malheureuse Princesse, qui ne peut trouver d’autre azile que cette sainte Closture pour la delivrer des injustes pretentions d’un homme, qu’on veut luy faire épouser, contre sa volonté. J’ay fait assez présentir à mon pere qu’il en avoit donné sa parole trop legerement ; mais comme la chose dépend de mon consentement, il doit s’en croire aujourd’huy degagé par la declaration publique que j’en fais. Je vous prie de le faire avertir que j’ay choisi ce lieu pour ma retraite, & que je n’en sortiray jamais tandis qu’il sera dans les sentimens où je le vois.

L’Abbesse fur également étonnée du discours de sa niece, & de sa fermeté ; elle fit donner aussi-tost avis au Comte de la retraite qu’elle avoit choisie. Il vint dans le moment au Convent, où aprés avoir esté informé par sa sœur de la resolution de la Princesse, & convaincu par les raisons de cette pieuse Dame, du danger qu’il y a de forcer la volonté d’une fille à ce sujet, il fit venir Constance, qui soûtint tres-bien son caractere, & parla avec tant de force à son pere, qu’il ne put luy contredire, & se retira penetré de douleur.

Le Comte fit avertir le Dauphin de ce triste évenement ; ce Prince passa aussi-tost de son apartement à celuy du Comte, tout transporté, & ne pouvant croire à ses paroles, courut à la chambre de la Princesse, où il trouva toutes ses filles dans une terrible affliction. Ce spectacle le toucha, car leurs larmes & leur silence sembloient luy reprocher la perte de leur Maîtresse. Il courut ensuite au Convent, & demanda à parler à Constance, mais inutilement ; sa Tante ne put obtenir d’elle de la faire aller au parloir ; & même, pour éviter toute sorte de visite, elle se mit au lit.

Le Dauphin prit ce refus pour un sanglant affront ; & il s’en plaignit au Comte avec tant d’aigreur, qu’il perdit mesme le respect qu’il devoit à un Prince, qui l’avoit reçu si honorablement dans ses Estats, & avec lequel il étoit en si grande liaison ; mais le Comte regarda toutes ses extravagances avec plus de pitié que de ressentiment. Enfin, cet Amant malheureux,  voyant qu’il n’y avoit pas moyen de flechir la Princesse, à laquelle il fit parler encore par son pere, & par plusieurs Dames de la Cour qui entroient dans le Convent, il reprit la poste pour s’en retourner en Dauphiné.

Cependant Belinde, & l’Ambassadeur triomphoient dans leur cœur, & s’aplaudissoient d’avoir si heureusement réüssi. Belinde voyoit souvent sa Maîtresse ; elle la fortifioit dans ses resolutions, & aprés le depart du Dauphin, elle luy conseilla encore de ne point sortir du Couvent, de crainte qu’il ne revint sur ses pas, & que n’étant plus maîtresse de sa personne, on ne contraignît ses volontez ; ce qu’elle observa : car son pere luy ayant proposé de revenir auprés de luy, elle le pria de regler sa destinée avant sa sortie, & luy representa, que le Dauphin n’étant pas né pour elle, on luy faisoit d’autres propositions qu’il pouvoit écouter.

Il n’en fallut pas davantage au Comte pour penetrer les sentimens de sa fille. Il ne les condamna pas ; mais il la blâma d’avoir gardé le silence, pendant qu’elle voyoit qu’il prenoit des engagemens ailleurs. Ajoûtant que puis qu’elle luy avoit déclaré sa pensée, il alloit prendre des mesures pour la satisfaire.

En effet le Comte, en quittant sa fille, alla assembler son Conseil, auquel il exposa tout ce qui s’étoit passé entre elle, & le Dauphin ; & dît à ses Ministres, qu’ils eussent à aviser non seulement à la maniere dont il pourroit retirer sa parole, mais encore s’il pouvoit s’engager du côté de Lusignan, pour satisfaire à la declaration que la Princesse luy en avoit faite, & qu’elle souhaittoit de voir reglée avant que de sortir du Couvent.

Ces propositions ne firent pas de difficulté. Tous les Conseillers dirent d’une voix au Comte, que son engagement cessoit de droit au moment que la Princesse ne vouloit point donner de consentement à son mariage, & que le Dauphin l’avoit si bien reconnu luy-même, qu’il avoit pris le party de s’en retourner, aprés avoir fait toutes les tentatives qu’il avoit pû auprés d’elle ; & qu’ainsi il étoit libre de traiter avec qui il luy plairoit, aprés sa declaration ; Que la Maison de Lusignan étoit puissante, & que l’époux de la Princesse devant naturellement succeder à ses Etats, il seroit tresavantageux de s’allier avec un Prince de cette Maison, qui étoit son voisin. Au sortir du Conseil le Comte alla declarer à sa fille, qu’elle étoit libre de choisir un époux. Elle reçut cette nouvelle sans faire paroître aucune émotion ; ce qu’il admira. La Princesse étoit d’un esprit ferme, & sçavoit se posseder. Elle remercia son pere, & le pria de travailler à sa liberté,  parce qu’elle étoit resoluë de ne point sortir du Couvent que dans le moment qu’il faudroit aller au pied des Autels.

Belinde se trouva auprés de sa Maîtresse, lorsque son pere luy aporta cette agreable nouvelle. Il est aisé de s’imaginer la joye qu’elle en témoigna à cette confidente, parce qu’elle commençoit d’avoir une passion violente pour Odon. Elle étoit ravie d’aprendre que la realité alloit succeder aux charmantes idées qu’elle s’étoit faite de ce Prince, & qu’enfin elle possederoit bien-tôt l’original d’une peinture, qui avoit nourri son amour avec tant de plaisir.

On peut croire que l’Ambassadeur fut informé dans le moment de cette nouvelle. Belinde luy fit le recit exact de tout ce qui s’étoit passé, & luy dît, que la fermeté que la Princesse avoit fait paroître à ne point sortir du Convent que son destin ne fût réglé, avoit avancé les affaires au point où elles étoient ; qu’apparemment le Comte alloit l’envoyer querir, pour renoüer avec luy, & qu’il falloit qu’il se portât mieux pour aller le trouver au premier ordre.

La journée entiere se passa neanmoins sans que l’Ambassadeur reçût aucune nouvelle de la part de la Cour; ce qui l’inquieta beaucoup : Belinde n’en fut pas moins surprise, aussi-bien que la Princesse. Ils ne sçavoient à quoy attribuer ce retardement. Enfin ils tinrent conseil, & il fut resolu que l’Ambassadeur, feignant de se mieux porter, feroit demander audience au Comte, pour prendre congé de luy, & s’en retourner à Lusignan.

Ce conseil fut fort adroit pour faire expliquer le Comte. L’Ambassadeur demanda son audience de congé, & il trouva le Prince dans toute une autre disposition que celle de luy accorder la permission de se retirer. Il fut ravi de ce que l’Ambassadeur luy donnoit luy-même occasion de luy parler : car il étoit fort embarrassé à trouver un sujet pour le faire venir au Palais ; l’interêt de son honneur voulant qu’il ne parût pas rechercher une alliance qu’il avoit refusée. Il commença par congratuler l’Ambassadeur, en souriant, de son bon visage aprés une si longue maladie, & ensuite il luy demanda des nouvelles de Lusignan.

Je n’en reçois, Seigneur, que des Lettres pleines de chagrin de la partdu Prince Odon, répondit l’Ambassadeur, depuis qu’il a été informé du bonheur de son rival.

Il n’est pas grand, repartit le Comre : car apparemment vous avez appris que le Dauphin est parti plein de dese poir des traittemens qu’il a reçus de ma fille.

C’est donc une affaire rompuë, Seigneur, reprit l’Ambassadeur. Si cela est, promettez moy d’offrir à la Princesse les respects de mon Maître, & de luy engager son cœur.

Je suis seur, repliqua le Comte, que vôtre offre sera bien reçu, & vous le sçavez comme moy. Je ne veux point penetrer ce mystere ; mais s’il est vray que le Prince est accablé d’un si grand chagrin, vôtre maladie sera cause de sa guérison. Mandez luy qu’il ait à se mieux porter, & qu’il se prepare à venir nous voir.

L’Ambassadeur reçut cet ordre avec un plaisir incroyable. Il depêcha aussitôt un courrier à Raimondin & à Melusine, pour leur donner cette agreable nouvelle, qui étoit l’effet de ses soins, par le moyen de l’intrigue qu’il avoit si bien conduite, & dont il les avoit informé exactement, à mesure qu’il faisoit quelque progrés.

Odon ne tarda pas à venir aprés cet avis. Son amour luy prêta des aîles. Le Comte de la Marche eut beaucoup de joye de le voir. Il avoit tout un autre air que le Dauphin.

Belinde aprit son arrivée à sa Maîtresse ; & comme elle avoit été curieuse de le voir des premieres, elle voulut luy faire une fidelle description de sa personne, afin qu’elle ne fût point surprise par son abord. Ainsi cette Princesse se trouva bien preparée lorsque son pere luy amena luy-même son Amant : car elle avoit tenu parole, n’ayant point voulu sortir du Couvent pour l’arrivée d’Odon.

Je tais les ceremonies de cette entreveuë, qui fut fort serieuse à cause de la presence du Comte : toutefois les changemens qu’on remarquoit sur les visages de ces Amans, témoignoient l’agitation de leur cœur. Mais ils n’en furent pas toujours sur le compliment. Odon vit sa Maîtresse sans témoins ; leurs conversations furent charmantes; jamais l’amour n’a inspiré de plus tendres sentimens. Belinde étoit souvent de tiers avec eux. Le Prince la regardant comme la mediatrice de son bonheur, luy faisoit toutes les amitiez possibles. L’Ambassadeur accompagnoit aussi quelquefois son Maître dans ses visites ; & quand ils se trouvoient tous ensemble, ils disoient mille plaisanteries sur les avantures de leur intrigue ; & Belinde, qui par la vivacité de son esprit étoit l’ame de ces agreables entretiens, leur faisoit des portraits si réjoüissans des gens qui les avoient traversez, & particulierement du Dauphin, qu’ils étoient contraints quelquefois de la faire taire, n’en pouvant plus de rire.

Pendant qu’Odon passoit le tems si agreablement, Melusine faisoit travailler au plus superbe équipage qu’on eût jamais vû; & cette Dame ayant le don de perfectionner les ouvrages en peu de tems, on le vit bien-tôt sur pied ; Elle en donna encore la conduite à l’ancien Chevalier, qui avoit suivi Raimondin en Bretagne ; & comme son dessein étoit de faire assister Antoine & Regnault, ses quatriéme & cinquiéme fils, au mariage de leur frere, elle les fit accompagner par huit cens Gentilshommes les mieux faits qui fussent dans ses Etats.

Ce grand train arriva à Gueret, & fit un fracas prodigieux, parce que la Ville se trouvant trop petite pour contenir tant de monde d’extraordinaire, il fallut particulierement trouver des écuries pour les chevaux des Chevaliers, & ceux de leur suite, la saison ne leur permettant pas de camper. Il n’est pas hors de propos de faire le recit de l’entrée magnifique que firent Antoine & Regnault dans Gueret, le jour qu’ils eurent audience du Comte, qui fut celuy – là même de leur arrivée, parce qu’ils n’avoient pas besoin de préparation.

Ce Prince étant averti de leur venuë, fit partir dés le matin les premiers Barons de sa Cour, pour aller au devant de ces jeunes Seigneurs, & leur faire des complimens de sa part, & de celle de la Princesse. Ces envoyez les rencontrerent à deux lieuës de la Ville ; & aprés avoir executé leur ordre, ils les accompagnerent. L’Ambassadeur, qui avoit pris les devants, les avoit instruits de tout ce qu’ils avoient à faire, tant pour cette reception, que pour l’audience du Comte, & de la Princesse.

Quand ils furent à la veuë de Gueret, les Magistrats vinrent à leur rencontre ; & avant que d’entrer dans la Ville, l’ancien Chevalier disposa la marche en la maniere qui suit.

On vit paroître d’abord un grand nombre de trompettes, & d’autres instrumens militaires, qui marchoient à la tête de quatre cens Gentilshommes richement vêtus. Cette troupe étoit suivie des Officiers de la maison des Princes, qui precedoient trente chariots attelez de huit chevaux chacun, richement harnachez, & lesquels étoient chargez des bagages d’Odon, de même que soixante mulets, qui les suivoient, parez de riches couvertures en broderie d’or & d’argent, où brilloient les Armes de Lusignan, jointes à plusieurs devises qui expliquoient l’amour du Prince par des pensées galantes. Melusine avoit trouvé à propos de faire porter toutes les richesses qu’elle donnoit à son fils, parce que les conventions du contrat étoient reglées. Aprés ces bagages on vit trente Pages superbement habillez. Ils avoient leurs Ecuyers à leur tête. Les Magistrats marchoient ensuite. Antoine & Regnault étoient au milieu d’eux, & leur bon air attiroit les yeux de tout le monde. Cette troupe étoit fermée par les quatre cens Gentilshommes qui restoient, & lesquels étoient suivis d’un grand nombre de valets de pied, & d’autres bas Officiers, tous fort lestes.

Odon étoit avec la Princesse à un balcon au dehors de l’Abbaye, quand cette entrée passa. Elle fut surprise de la richesse qu’elle voyoit, & elle s’aplaudissoit en secret du choix qu’elle avoit fait. Ce secret toutefois ne pouvoit l’être jusqu’au point de le cacher tout entier à son Amant, & elle le luy declaroit assez par les loüanges qu’elle donnoit sans cesse à cette magnificence.

Cependant Antoine & Regnault étant arrivez au Palais, furent reçus à la porte par le Grand-Maître des Ceremonies, & ils passerent à travers les Officiers de la Couronne jusqu’à la Sale des audiences, où le Comte vint au devant d’eux. Ils luy firent un compliment si juste sur l’honneur que leur Maison alloit recevoir de son alliance, que ce Prince en fut charmé. Il leur répondit avec des sentimens pareils ; & aprés les avoir entretenus quelque tems sur les difficultez qui s’étoient presentées, & avoient aporté des obstacles à cette union, il les conduisit à l’Abbaye, pour saluer la Princesse, & voir leur frere qui les y attendoit.

La joye fut grande à cette veuë; mais la Princesse fut si étonnée quand elle aperçut une griffe de lion sur la jouë d’Antoine, & que Regnault n’avoit qu’un œil, qu’elle n’eut pas toute l’attention possible au compliment qu’ils luy firent. Elle y répondit neanmoins d’une manière qui leur plut, & ils ne s’apperçûrent point de son étonnement.

Aprés quelques momens de conversation, le Comte les laissa ensemble pour donner des ordres pour la celebration du mariage, qu’il avoit resolu qu’on feroit le lendemain de l’arrivée des Princes, afin de se voir quite d’un soin qui l’occupoit depuis longtems. Il restoit peu de preparatifs à faire, parce qu’il y avoit déja plusieurs jours qu’on y travailloit. Cependant l’ancien Chevalier ayant ouvert les coffres, où étoient les bijoux que Melusine luy avoit donné charge de remettre entre les mains de son Ambassadeur, pour les presenter de sa part à sa belle fille, avoit executé son ordre, & ce Ministre étoit allé les porter à la Princesse. Il y en avoit de plusieurs sortes, & tous à l’usage de sa parure. Ils étoient renfermez dans une cassette faite d’un bois rare, & garnie d’or, dont l’ouvrage étoit merveilleux. La Princesse ouvrit elle même cette cassette, & fut ébloüie d’abord par l’éclat des pierreries, dont l’arrangement faisoit plaisir à voir, parce que chaque sorte d’ajustement étoit distinguée par des compartimens. On voyoit entre autres un collier dans toute sa longueur, dont les perles étoient d’une grosseur prodigieuse, & d’une eau parfaite. Ce riche present reçut des remerciemens infinis, & l’Ambassadeur fut prié d’aller le montrer au Comte dans le moment, & de le rapporter aussi tôt.

Le Comte admira la beauté de ces pierreries, & donna toutes les loüanges possibles à la grandeur que Raimondin & Melusine faisoient paroître dans toutes leurs entreprises. Mais à peine avoit-on refermé la cassette, qu’un Garde entra, & donna avis au Comte, que le Dauphin venoit d’arriver, & qu’il avoit mis pied à terre à l’Hôtel de son Resident, lequel il avoit laissé exprés dans la Ville pour être informé de ce que deviendroit l’Ambassadeur de Lusignan, qui luy avoit toûjours donné du soupçon depuis sa feinte maladie, & ses sorties de nuit.

Jamais étonnement ne fut pareil à celuy du Comte quand il reçut cette nouvelle, & l’Ambassadeur ne fut pas moins surpris. Aprés avoir fait ensemble plusieurs raisonnemens à ce sujet, ils trouverent à propos d’ignorer la venuë du Dauphin, & d’attendre ce qu’il feroit : que cependant on mettroit des espions autour de la maison où il étoit pour voir s’il entreprendroit quelque chose d’extraordinaire.

L’Ambassadeur alla ensuite reporter la cassette à la Princesse; & comme il vouloit l’informer de l’arrivée du Dauphin, il trouva qu’elle la sçavoit déja. Durval s’étant rencontré par hazard hors de la Ville, l’avoit vû entrer suivi seulement de quatre personnes. L’Ambassadeur dit à ses Maîtres la resolution que le Comte avoit prise à cet avis, & qu’ainsi il falloit attendre en repos l’issuë de ce nouvel évenement.

La soirée se passa sans qu’on entendist parler du Dauphin, & cependant on preparoit toutes choses pour les ceremonies du lendemain, car le Comte ayant consulté encore ses Ministres, se croyoit si bien degagé de sa parole, par la declaration de sa fille, & trouvoit tant d’avantage dans l’alliance de Lusignan, qu’il vouloit la conclure au plûtost.

Cependant le Dauphin, qui estoit party de son pays avec le dernier sur l’avis qu’Odon estoit arrivé à la Cour pour épouser la Princesse, & qui aprenoit encore, en mettant pied à terre, que ce mariage estoit si fort avancé, qu’il devoit estre consommé le lendemain, se mit au lit, penetré de douleur ; & sans se trouver assez de force pour executer des desseins de vengeance qu’il avoit conçus contre son Rival. Il passa donc la nuit dans de terribles agitations, & elles furent si violentes, que l’on craignit le transport au cerveau ; mais le lendemain se trouvant un peu mieux il envoya son Resident vers le Comte pour luy declarer : « Qu’il estoit venu exprés pour combattre le Chevalier, à qui il estoit sur le point de donner la Princesse sa fille, parce qu’elle luy avoit esté promise avant luy. Que si une fievre violente, qui luy avoit pris en arrivant, & dont l’injustice qu’on luy faisoit estoit la seule cause, ne le privoit pas de ses forces, il auroit été trouver cet ennemy au moment de son arrivée ; mais qu’esperant de se voir rétably dans peu de tems, il prioit le Comte de differer de quelques jours l’execution de son dessein ; autrement qu’il estoit dans la resolution de se porter à toutes les violences dont un amour outré estoit capable. »

Le Comte reçut l’Envoyé fort honnestement ; mais il considera son discours de la manière qu’il luy avoit esté dicté par un homme, dont l’esprit estoit encore frapé des vapeurs de la fiévre. Cependant, comme il est bon de faire connoistre à un emporté qu’on est en droit de reprimer ses fureurs, il parla à l’Envoyé d’un ton qui luy fit comprendre, que l’issuë du projet de son Maistre pourroit luy estre funeste ; & luy dît que c’étoit toute la réponse qu’il convenoit luy donner.

Il est aisé de s’imaginer combien cette réponse donna de chagrin au Dauphin, elle augmenta son mal de beaucoup ; mais sa principale peine étoit de n’avoit pas la force d’aller arracher sa Maîtresse des bras de son rival.

Cependant l’arrivée du Dauphin estant sçuë de tout le monde, on s’attendoit à quelque catastrophe, car on connoissoit son naturel violent. La celebration du mariage s’acheva pourtant sans trouble, & avec toute la pompe qu’on put s’imaginer. La consommation s’en fit aussi le soir même avec une pareille tranquillité, mais non pas à l’égard du Dauphin, qui pensa expirer quand il aprit que l’Eglise venoit de regler son destin avec la Princesse.

Pendant que ce Prince malheureux étoit ainsi retenu au lit, accablé d’une si vive douleur, les peuples faisoient paroître leur joye par toutes les marques qu’ils ont coûtume d’en donner. Du côté de la Cour il se fit un superbe Carousel, où les Princes de Lusignan se distinguerent par beaucoup d’adresse & de valeur. Il y eut un bal magnifique le soir, où les Dames & tous les Courtisans firent voir aussi un grand nombre de pierreries & de riches vêtemens.Enfin cette fête dura l’espace de huit jours, & il y eut chaque jour de nouveaux divertissemens.

Le Dauphin, qui étoit du naturel de ces gens qui sont ingenieux à se faire de la peine, se faisoit instruire exactement de ce qui se passoit, & toutes les fois qu’on luy en rendoit compte, il souffroit infiniment sans le témoigner ; ce qui fit que sa maladie augmenta d’une maniere à faire craindre pour sa vie. Le Comte en étant informé envoya querir son Resident, & luy fit toutes les offres de service qu’il put pour son Maître ; ensuite il le pria de luy faire comprendre que les chagrins qu’il se donnoit étoient à present inutiles, & qu’il devoit songer à rétablir sa santé.

Le Resident, qui étoit un homme de bon sens, avoüa que son Maître se tuoit luy-même, & il prit congé du Comte dans la resolution de faire tous ses efforts pour guerir l’esprit de ce Prince. En effet il y travailla si heureusement, que les Medecins aperçûrent un changement notable en peu de tems. On voit par là que les maladies de l’esprit sont toujours à craindre pour le corps, & que c’est par la guérison de ce premier qu’il faut commencer pour rendre la santé à l’autre.

Le Dauphin se fortifiant tous les jours, se trouva dans peu en état de se lever ; & la raison qui luy étoit revenuë, luy inspira de faire prier le Comte de le venir voir. Ce Prince eut beaucoup de joye d’aprendre que le Dauphin souhaitoit luy parler. Il jugea que toutes ses violences étoient dissipées, & il ne se trompa pas, car aussi-tôt que le Dauphin le vit paroître, il s’efforça d’aller au devant de luy, & ses premieres paroles furent de luy demander pardon de ses folies. Il se servit de ces propres termes, ajoûtant que tout doit être excusable dans un amant réduit au desespoir ; qu’il n’oublieroit jamais la Princesse, mais qu’il ne pouvoit se resoudre à pardonner à la Maison de Lusignan.

Le Comte voyant tant de retour à son égard dans le cœur du Dauphin, luy fit connoître la necessité où il s’étoit vû de ceder aux volontez de sa fille, qui en effet ne luy avoit jamais dit qu’elle consentoit à l’épouser, mais avoit souffert par une obéïssance aveugle qu’on traitât de son mariage jusqu’au point de le voir conclure, & qu’assurément elle en eût été la victime contre son gré, si quelqu’un, gagné apparemment par l’Ambassadeur de Lusignan, ne luy avoit pas fait ouvrir les yeux sur le droit naturel qu’elle avoit de s’opposer à cet engagement, pour lequel il falloit qu’elle eût fait paroître à ces gens-là de la repugnance, & que l’intrigue avoit été conduite avec tant d’adresse, qu’il ne s’en étoit point aperçû, & ne vouloit pas encore en connoître les auteurs. Quant à la Maison de Lusignan, il luy remontra qu’il y auroit de l’injustice de luy vouloir du mal, puisque la liberté des cœurs étant un droit qu’on tient de la nature, il ne falloit pas trouver étrange qu’un jeune Prince eût tenté toutes les voyes possibles de gagner celuy d’une Princesse qu’il aimoit, & de l’obliger à se declarer en sa faveur.

Ce raisonnement fut fait par le Comte avec un air si insinuant, que le Dauphin en fut convaincu. Il avoüa que tout cela étoit un effet de son malheur, qu’il n’y avoit rien de plus juste que le procedé du Comte ; mais qu’il ne pouvoit pardonner à son rival ; que cependant il promettoit de ne rien entreprendre contre sa personne, malgré ce qu’il avoit resolu, parce qu’il le regardoit à present comme un homme à qui la Princesse prenoit toute sorte d’interêts.

Aprés cette assurance, qui faisoit un fort grand plaisir au Comte, parce qu’elle luy evitoit un terrible embarras, il prit congé du Dauphin, & alla faire le recit de cette conversation au Prince, & à la Princesse.

Dés que le Comte fut sorti, Belinde, qui étoit presente, & n’avoit pas perdu un mot de ce recit, dit cent plaisanteries au Prince, qui le divertirent beaucoup, aux dépens de la bravoure du Dauphin, qu’un retour de raison avoit sçu moderer si à propos & avec tant de puissance. A la verité il paroissoit une inégalité dans toute sa conduite, qui meritoit bien ce ridicule.

Cependant le Comte, qui étoit un adroit politique, envoyoit s’informer tres-souvent de sa santé, & il aprenoit tous les jours qu’il se portoit de mieux en mieux ; enfin il se trouva si bien rétabli, qu’il songea à s’en retourner dans ses Etats, & il ne voulut voir que le Comte avant son depart.

Ce Prince fut ravi de se voir délivré de luy, & d’apprendre qu’il avoit aussi emmené son Resident. On s’aperçut de cette joye par une plus grande application qu’il eut à donner aux nouveaux mariez de nouveaux divertissemens. Odon en inventoit aussi souvent pour son épouse ; & comme ces plaisirs étoient publics, toute la jeunesse de la Cour les partageoit agreablement.

Pendant que les choses se passoient ainsi à Gueret, Melusine, qui vouloit récompenser amplement les soins que Belinde avoit pris pour procurer à son fils le bonheur dont il joüissoit, donna ordre à son Ambassadeur de chercher à acheter une Terre considerable dans le pays, pour en faire present à cette fille ; qu’elle luy en remettroit le prix aussi-tôt, & qu’en attendant il luy donnât tout ce qu’elle souhaitteroit.

Cette generosité de Melusine étoit un effet de tout ce que l’Ambassadeur avoit écrit à l’avantage de Belinde, qu’il aimoit passionnément.Il est donc aisé de juger s’il fit son devoir pour trouver au plutôt dequoy faire de cette aimable fille une puissante Dame, & il n’eut pas de peine à y réüssir avec un gros argent comptant ; mais ensuite voyant Belinde si riche, & fort aimée du Prince & de la Princesse, il luy proposa de l’épouser, sçachant bien qu’il ne feroit aucun tort à sa famille, parce que Belinde étoit d’une Maison des plus considerables de la Province.

Belinde reçut avec plaisir cette proposition, quoy qu’elle pût soupçonner qu’elle luy avoit été inspirée plutôt par l’interêt que par l’amour ; & leur mariage fut conclu en peu de jours avec l’agrément du Comte, qui con nut par ce dénouëment le secret de la piece.

Quelque tems aprés, Antoine & Regnault prirent congé du Comte de la Marche, & des nouveaux mariez. Ils s’en retournerent à Lusignan, & laisserent dans le pays beaucoup d’estime, par la sagesse qu’ils avoient fait paroître dans leur conduite ; & beaucoup de reputation par l’adresse & la valeur dont ils s’étoient distinguez dans les exercices militaires.

Quand ces deux jeunes Seigneurs furent arrivez à Lusignan, ils reprirent leurs emplois ordinaires, qui commencerent bien-tôt à ne leur être plus agreables, parce qu’ils étoient fort differens de ce fracas de pompe & de magnificence, qu’ils venoient de quitter, & qui leur avoit inspiré de grands desseins pour leur élevation. L’exemple de leurs aînez les excitoient encore beaucoup. Ils se sentoient animez du même esprit, & ils s’encourageoient l’un l’autre à les imiter. Enfin ces nobles sentimens les firent résoudre à declarer à leurs parents, qu’ils étoient dans la volonté d’aller chercher leur fortune par le monde, à l’imitation de leurs freres, & qu’ils les prioient instamment de les aider dans leur resolution.

Melusine, qui sçavoit la fortune qui leur devoit arriver, conseilla à Raimondin de leur laisser suivre leur penchant, & dés ce moment elle disposa de son côté toutes les choses qui pouvoient les mettre en état de répondre aux desseins de la Providence. Dans ce même tems la guerre étoit fort allumée du côté de l’Allemagne, & entre autres la ville de Luxembourg étoit assiegée par le Roy de Metz, qui s’efforçoit d’usurper le pays, parce que le Duc qui le possedoit, étoit mort, & n’avoit laissé pour heritier qu’une fille d’environ dix-huit ans, nommée Cristine, que ce Roy vouloit épouser malgré elle, & les Etats du Pays ; ce qui avoit engagé toute la Noblesse à se retirer avec la Duchesse dans cette Place comme la plus forte, pour en disputer la possession à ce Prince.

Les affaires étoient dans cette situa tion, quand un Chevalier, qui étoit de retour de Cipre, & avoit assisté à la levée du siege de Famagouste, vint se jetter dans la Place, & un jour qu’on voyoit grossir l’armée des assiegeans, on assembla le Conseil pour déliberer des moyens de trouver du secours chez les Princes voisins. Alors le Chevalier prit la parole, & dit, que « revenant de la guerre du Levant, il avoit passé à Lusignan, pour saluer les Parents de ces deux Heros, dont l’Europe, l’Asie, & l’Afrique admiroient la valeur, pour avoir ruiné les principales forces des Sarazins, & s’être mis sur la tête les Couronnes de deux grands Royaumes ; Qu’il avoit consideré la puissance de cette Maison, & qu’elle étoit la plus capable de leur donner secours, par ce qu’il y avoit encore deux jeunes Princes, freres des Rois de Cipre & d’Armenie, qui portez du fameux exemple de leurs aînez, cherchoient l’occasion de faire briller aussi leur vertu ; qu’il s’offroit d’aller demander leur protection au nom de la Duchesse, & qu’il étoit assuré de l’obtenir. »

Le Conseil ne balança pas à donner les mains à cete proposition, & l’on deputa quatre des premiers Barons du pays pour accompagner le Chevalier, que la Duchesse chargea d’une Lettre pour les Seigneurs de Lusignan, laquelle étoit conçuë en des termes si touchants, que dés qu’Antoine & Regnault l’eurent luë, ils solliciterent sans relâche leurs parents à leur donner des troupes, pour marcher à son secours.

Melusine fut bien-aise que cette occasion s’offroit si juste pour remplir la destinée de ses fils. Elle reçut magnifiquement les Ambassadeurs, compatit beaucoup au malheur de la Duchesse ; & laissant à son Epoux le soin de lever des troupes, elle s’appliqua à pourvoir à tout ce qui étoit necessaire pour l’achapt des chevaux, & pour l’armement.

Chapitre VII

Antoine et Regnault de Lusignan marchent contre le roy de Metz, & ensuite contre les Sarrazins. Antoine est élu Duc de Luxembourg, & Regnault Roy de Boheme.

Dés que la nouvelle se fut répanduë par la France, qu’Antoine & Regnault alloient se mettre en campagne pour marcher au secours de la Duchesse de Luxembourg, la Noblesse, qui étoit remplie d’estime pour cette illustre Maison, vint de toutes parts pour les accompagner dans une si juste entreprise, & il y eut de puissans Seigneurs qui amenerent beaucoup de monde avec eux ; ce qui composa en peu de tems, avec les troupes qu’on leva, une armée tres-considerable.

Le rendez-vous general étoit à Lusignan. Les troupes camperent dans la prairie, qui est sous la Forteresse. Jusqu’à leur depart, Antoine & Regnault avoient un soin tres-grand que rien ne manquât au camp, & l’ordre y étoit observé fort exactement ; on faisoit tous les jours l’exercice. Enfin l’armée se trouvant en état de marcher, les deux freres firent leurs adieux, & Melusine en usa à leur égard de la même maniere qu’elle avoit fait avec ses aînez.

La premiere chose que les jeunes guerriers firent étant en marche fut d’entretenir leurs troupes dans une bonne discipline, en passant sur les Terres qui se trouvoient dans leur route ; ils envoyoient toujours par avance demander le passage, pour n’être pas contraints de commettre des actes d’hostilité, & les Princes accordoient leur demande par deux raisons ; la pre miere, que leur armée étoit capable de l’obtenir par la force; la seconde, que la querelle qu’ils embrassoient étoit juste.

Pendant toute la route, Antoine & Regnault prenoient les mesures necessaires pour attaquer les lignes des assiegeans. Les Ambassadeurs leur faisoient un plan de la situation du pays, pour asseoir leur camp avec avantage, quand ils seroient en leur presence. Ils leur enseignoient des moyens pour s’assurer des vivres de toutes parts, & se rendre maîtres de la campagne ; & un jour ils leur dirent qu’ils avoient avis que sur la nouvelle qui s’étoit répanduë qu’il venoit du secours, tous ceux qui n’étoient pas arrivez assez à tems pour se jetter dans la Ville, s’étoient réünis sous un Chef, & inquietoient beaucoup les assiegeants dans leurs convois & dans leurs fourages : de maniere qu’ils ne les soûtenoient que par de grosses escortes ; & qu’ainsi les troupes ennemies se trouvoient tres fatiguées.

Il faut remarquer que parmy tous ces discours, les Ambassadeurs, qui ne songeoient qu’à s’assurer pour toûjours la protection de la Maison de Lusignan, entretenoient leurs Chefs, quand ils en trouvoient l’occasion, des avantages de leur pays, qui étoit d’une plus grande étenduë pour lors qu’il ne l’est aujourd’huy. Ils parloient aussi des belles qualitez de la Duchesse, & Antoine prenoit plaisir à s’en entretenir.

Cependant l’armée s’avançoit, & dés qu’elle fut sur les Terres de Luxembourg, les deux Chefs firent partir un des Barons avec le Chevalier. Celuy-là pour annoncer leur arrivée au Roy de Metz, & luy proposer de lever le siege, aprés luy avoir fait connoître les injustes motifs qui l’avoient porté à l’entreprendre ; sinon luy declarer, qu’ils étoient venus pour le combattre. Celui-cy fut chargé de trouver le moyen de passer dans la Ville, en cas que le Roy demeurât ferme dans son dessein, & on luy remit des Lettres pour rendre à la Duchesse, & au Conseil d’Etat. Celle qui étoit adressée au Conseil, assuroit ; « Que si les Ennemis ne levoient le siege, ils pouvoient s’attendre d’y être forcez ; qu’il ne falloit pas manquer de faire des sorties de toute la garnison au premier bruit qu’on entendroit du côté du camp, pour faire une diversion considerable ; Que le procedé du Roy de Metz étoit en horreur à toutes les troupes, & qu’elles marchoient avec une confiance si merveilleuse, qu’elles partageoient déja ses dépouilles. » Quant à la Lettre pour la Duchesse, elle avoit été écrite par Antoine seul, & étoit conceuë en ces termes :

MADAME, Vôtre Lettre nous a touché si fort, qu’aprés l’avoir luë, nous n’avons pas perdu un moment pour lever des troupes, & marcher à vôtre secours. Le Chevalier vous dira nos forces, & nos bonnes intentions. Si le Ciel les favorise, vous pouvez être assurée de vous voir bien tôt délivrée de vos ennemis. Il ne s’étoit jamais veu jusqu’à present qu’on eût mis le siege devant un cœur pour l’obliger à se rendre. C’est une Place qui ne se gagne qu’à force de tendresse, de soins, d’empressemens, & non pas à main armée ; ce sont-là les troupes qu’on doit faire agir pour s’en rendre maître. Les plus forts bataillons sont de foibles moyens pour s’en emparer. La contrainte en éloigne la possession. Nous aimons la liberté de pouvoir en disposer en faveur de qui il nous plaît. Heureux, Madame, celuy que vous trouverez digne du vôtre.

ANTOINE DE LUSIGNAN.

Le Chevalier qui étoit chargé de ces Lettres, passa heureusement dans la Ville, car le Roy ne voulut entendre à aucune proposition. On ne peut exprimer combien la joye fut grande à la nouvelle de l’arrivée du secours : on disposa tout pour les sorties, & la garnison paroissoit répondre à l’assurance des Lettres.

La Duchesse de son côté fut charmée de voir la galanterie dont Antoine luy écrivoit. Les derniers mots de sa Lettre pouvoient passer pour une declaration. Cet air libre luy fit plaisir. Elle se flatta que ce jeune Guerrier avoit conceu de l’amour pour elle, sur la relation de ses Ambassadeurs ; & c’est aussi de cette maniere que les Princes se connoissent & s’aiment souvent, sans s’être jamais vûs.

Cristine s’entretenoit dans ces sentimens, pendant qu’Antoine & Regnault s’avançoient à grandes journées, parce que le Baron étoit retourné leur porter la réponse du Roy de Metz. Ce Prince, qui avoit de la valeur, ne voulut pas attendre ses Ennemis. Il laissa suffisamment de troupes pour continuer le siege, & marcha au devant du secours, qu’il croyoit, au rapport de ses espions, plus foible qu’il n’etoit ; ce qui le fit abandonner à une maniere de confiance, qui l’empêcha de prendre les précautions qu’il devoit, & lesquelles eussent pû luy assurer la victoire, ou luy donner moyen de la disputer plus long-tems qu’il ne fit : car ses troupes ayant rencontré l’armée d’Antoine, qui marchoit à elles en bataille avec une contenance à ne pas les apprehender, prirent d’abord quelque épouvante, & ensuite leur avant-garde ayant été repoussée avec une vigueur extraordinaire, se renversa sur le corps de l’armée ; ce qui causa un si grand desordre, que tout s’abandonna à une fuite honteuse. Le Roy fit ce qu’il put pour retenir les fuyards, & les rallier ; mais les victorieux les poursuivoient avec tant de chaleur, l’épée dans les reins, qu’ils les menerent battans jusques dans leur camp, où ils entrerent pêlemêle avec eux. Le Roy même pressé par les siens, tomba de cheval à l’entrée des retranchemens, & fut pris par Antoine, qui le donna à garder à son frere, pendant qu’il alla achever de vaincre la garde du camp, qui faisoit une vigoureuse resistance.

Cependant ceux de la Ville ayant aperceu du haut des Tours la déroute du Roy, étoient sortis, & attaquoient vaillamment les troupes qui étoient restées dans le camp; ce qui fit qu’Antoine eut moins de peine à les soumettre. Dés qu’il se vit entierement maître du champ de bataille, il fit venir les quatre Barons, & leur confiant son prisonnier, il les pria d’aller l’offrir de sa part, & de celle de son frere, à la Duchesse, pour en faire ce qu’il luy plairoit. Le Roy fit son possible pour s’exempter de cette honte, jusqu’à dire qu’il aimoit mieux souffrir la mort ; mais Antoine demeura inflexible.

Les Barons firent leur commission. La Duchesse fut extrémement surprise de voir le Roy de Metz, & la generosité d’Antoine. Elle dit au prisonnier, qu’elle ne se sentoit pas assez de force pour le renfermer ; mais qu’il eût à luy promettre, sur sa parole Royale, qu’il ne sortiroit point du Palais sans la permission de ses Vainqueurs. Ce qu’il luy promit volontiers, penetré des manieres honorables dont il se voyoit traitté, contre son attente.

La Duchesse fit prier ensuite ses Liberateurs de venir loger dans la Ville; ce qu’ils firent aprés avoir mis les ordres necessaires au camp ; & elle envoya au devant d’eux les principaux Magistrats, accompagnez des personnes de la premiere qualité de la Cour. Tout le monde étoit surpris de la grife de Lion qui paroissoit sur la jouë d’Antoine, & de voir que Regnault n’avoit qu’un œil ; mais la beauté de leur visage, leur taille avantageuse, & l’air guerrier qu’ils avoient, attiroient l’admiration. Pour la Duchesse, elle n’en fut nullement étonnée : car elle les connoissoit extrémement bien, par la relation du Chevalier, avec qui elle s’en étoit souvent entretenuë. Elle se sentit seulement émeuë à l’abord d’Antoine ; cependant elle se posseda assez pour faire à ces deux Heros des remerciemens proportionnez au service qu’ils luy rendoient, & leur dit qu’elle aviseroit avec son Conseil à la reconnoissance qu’elle leur en devoit.

Antoine prenant la parole luy répondit, que la satisfaction que son frere & luy avoient de la voir si heureusement secouruë, leur tenoit lieu de toute sorte de récompense. Aprés ces honnêtetez, ils passerent à l’apartement du Roy, que son chagrin retenoit solitaire. Antoine en l’abordant, luy tint ce discours.

« L’injustice vous a fait prendre les armes, Seigneur, & violer les droits les plus sacrez ; mais le Ciel vengeur de ces sortes d’actions, vous rend prisonnier d’une Princesse, qui eût peut-être succombé à vos efforts, si nous n’eussions été inspirez de venir à son secours. Vôtre sort dépend de sa volonté, & c’est à elle à le regler. »

« Seigneurs, repartit la Duchesse, les fatigues que vous avez euës, & les hazards que vous avez courus, demandent que le Prisonnier demeure en vôtre possession. Ordonnez donc vous-même de sa destinée.

« En quelque main que je tombe, dit le Roy, on n’aura aucun avantage de me tenir long tems captif, c’est pourquoy vous, Seigneurs, que j’estime pour vôtre valeur ; & vous, Madame, qui malgré mon entreprise, paroissez avoir tant de bonté pour moy, je vous prie de me rendre la liberté, en m’imposant la peine que vous trouverez à propos. »

La Duchesse, qui étoit d’un bon naturel, consentit à cette proposition, & Antoine prononça, « Que le Roy payeroit comptant tous les dommages qu’il avoit faits dans le pays, à l’estimation des Commissaires qui seroient nommez à cet effet. Outre cela, qu’il fonderoit un Prieuré de douze Religieux prés du champ de bataille, pour avoir soin de prier Dieu pour les ames de ceux qui étoient morts dans cette journée, & que pour assurance de ce Traitté il donneroit des ôtages. »

Le Prisonnier consentit à tout pour recouvrer la liberté, & il se crut tellement obligé à ses Vainqueurs, de ne rien demander pour les frais de la guerre, que surmontant genereusement l’amour qu’il avoit pour la Duchesse, il forma le dessein de procurer à Antoine l’avantage d’épouser cette riche heritiere. Il s’en ouvrit à quelques-uns des Barons les plus acreditez, leur representant, que s’ils avoient un Seigneur de cette vertu, ils seroient craints & respectez de leurs voisins. L’affaire fut aussi-tôt proposée dans le Conseil ; & comme en ce temslà on cherchoit les moyens de reconnoître le service signalé qu’on venoit de recevoir des Seigneurs de Lusignan, on trouva qu’il n’y en avoit point de meilleur, que d’offrir à l’aîné ce qu’ils possedoient de plus precieux. Le Roy se chargea d’en parler à Antoine, & les Barons à la Duchesse. Ils y consentirent tous deux d’autant plus volontiers, que l’amour avoit déja fait du progrés dans leurs cœurs depuis leur premiere veuë.

Ce mariage donna beaucoup de joye à toute la Province. Les ceremonies s’en firent avec toute la magnificence de ces tems-là, qui consistoit en des tournois & autres divertissemens semblables. Aprés que la fête fut faite, les Barons renouvellerent leurs hommages au nouveau Duc ; ensuite il alla visiter visiter toutes ses Places, & laissa le Roy de Metz auprés de la Duchesse, son épouse, pour executer les articles de son Traitté.

Dans ces entrefaites, un Courrier, qui cherchoit le Roy, étoit allé droit à Metz, & ne le trouvant point, avoit pris la route de Luxembourg. Il luy rendit une Lettre de Frederic Roy de Boheme, son frere, qui luy mandoit, que le Sarazin Zelodus Roy de Croco étoit entré sur ses Terres avec quatre-vingt mille hommes, & marchoit à Prague, où il s’étoit retiré avec toute sa Noblesse, ne se sentant pas assez fort pour luy faire tête en campagne. C’est pourquoy il le prioit de venir au plutôt à son secours.

Cette nouvelle affligea beaucoup le Roy, parcequ’il se voïoit dans l’impuissance de secourir son frere. La douleur qu’il en avoit, jointe au malheureux état de ses affaires, l’avoient tellement accablé, qu’il étoit retenu au lit, lorsque le Duc arriva. Ce Prince compatit beaucoup à son affliction. Il lut la Lettre de Frederic, & fut touché d’apprendre qu’un si beau Royaume étoit exposé à l’invasion des Infidelles.

Le Roy de Metz voyant le Duc dans ces sentimens, tâcha de l’émouvoir encore davantage, luy representant vivement l’état déplorable où se trouveroit son frere, si les Sarazins le forçoient dans Prague ; qu’il avoit une fille âgée de seize ans, unique heritiere de ses Etats, qui seroit exposée à leur brutalité, & réduite dans un dur esclavage ; qu’il n’y avoit rien qu’il n’offrît pour leur procurer du secours; & qu’il le prioit de luy permettre d’envoyer dans toutes les Cours d’Allemagne, pour en demander non seulement à ses Alliez, mais aussi à tous les Princes ; puisque ce secours regardoit également la conservation de la Foy, & la seureté du pays.

Le Duc Antoine entendant ainsi parler le Roy de Metz, la larme aux yeux, s’offrit d’aller secourir Frederic de toutes ses forces, & le Roy luy promit, qu’à la faveur de ce secours, il feroit donner sa niece en mariage à Regnault avec la Couronne de Boheme aprés la mort de son frere.

Toutes ces considerations firent armer promtement nos deux Heros. Le Roy de Metz alla aussi dans son pays lever autant de soldats qu’il luy fut possible, & il joignit le Duc au plutôt à un rendez-vous qu’il luy assigna sur la route. Le Prince de Cologne leur donna le passage & des troupes; celles de Brandebourg, de Baviere, & plusieurs autres joignirent aussi l’armée Chrétienne. Odon Duc de Baviere étoit à la tête des siennes, comme ayant le plus d’interêt dans cette affaire, car il étoit le plus proche voisin de Prague. Ainsi l’armée se trouva tres-forte, lors qu’elle entra en Boheme.

Elle n’y fut pas plutôt, que le Roy de Metz envoya un Gentilhomme du pays, pour donner avis à son frere du secours qui luy venoit. Le courrier eut le bonheur d’entrer dans la Ville, & il arriva tres juste, parce que Frederic ayant été tué dans une sortie, la garnison, aussi affligée que remplie de crainte, étoit prête à capituler ; mais aprenant une si heureuse nouvelle, sa terreur se dissipa, les forces luy revinrent, & la Princesse Aiglantine, ne songeant qu’à venger la mort de son pere, encouragea elle-même tout le monde à la défense ; si bien que les Sarazins aperçurent bien tôt une nouvelle valeur dans les assiegez. Ils ne sçavoient à quoy l’attribuer ; mais ils en aprirent bien-tôt la cause par leurs coureurs, qui raporterent, qu’une formidable armée de Chretiens venoit au secours de Prague, & n’étoit plus qu’à deux journées du camp.

Cette nouvelle étonna les Sarazins, & Zelodus en parut si surpris, qu’il douta s’il iroit au devant de ces nouveaux ennemis, ou s’il les attendroit dans ses lignes. Enfin il se determina à les attendre, pour ne pas partager ses forces, & il donna tous les ordres necessaires pour les repousser vaillamment.

D’autre côté le Duc Antoine, qui avoit envoyé plusieurs partis vers le camp, pour sçavoir les mouvemens des Sarazins, aprenant qu’ils n’en faisoient aucun, marcha droit à leurs retranchemens, & campa à leur veuë le plus avantageusement qu’il put sur une éminence, qui exposoit son armée aux yeux de toute la Ville, & luy offroit un aussi agreable spectable, qu’il étoit terrible aux Infidelles.

Quant à Zelodus, il visitoit continuellement ses postes, & animoit ses troupes du mieux qu’il pouvoit, avec des discours de mépris contre les Chretiens; mais qui perdirent bien-tôt leur credit dans les esprits, par la fuite de deux gros détachemens, qu’il avoit envoyez garder des passages importans, & qui rentrerent dans les retranchemens avec beaucoup de precipitation, d’effroy, & de perte.

Ces heureux commencemens augmenterent si fort le courage de l’armée Chretienne, que les soldats demandoient à combattre, sans vouloir se reposer ; ce qui fit qu’Antoine, pour profiter de cette ardeur, disposa aussi tôt les attaques Il pria le Roy de Metz, le Duc de Baviere, & Regnault d’en prendre le commandement, & ces Princes s’y comporterent avec tant de valeur, qu’aprés deux heures de combat seulement, ils forcerent les retranchemens des Sarazins ; aidez neanmoins par les assiegez, qui sortirent en grand nombre dans le tems qu’ils virent qu’on attaquoit les lignes. Et cette diversion fit tres-bien : car Zelodus, qui ne s’y attendoit pas, fut contraint de dégarnir quelques-uns de ses postes, pour faire tête de tous côtez ; ainsi les Sarazins se trouvant trop foibles en certains endroits, furent obligez de ceder la victoire aux Chretiens, qui en firent un terrible carnage, & Zelodus fut trouvé parmy les morts.

La joye de cet heureux succés fut diminuée par la douleur d’aprendre, que le Roy de Boheme avoit perdu la vie. La Princesse Aiglantine, qui avoit surmonté dans cette occasion & son sexe & son âge, s’étant trouvée sans cesse à la tête de ses troupes, vint au-devant des Victorieux ; & aprit à son oncle cette triste nouvelle ; elle en étoit si vivement touchée, qu’elle eut de la peine à exprimer à Antoine aux autres Chefs l’obligation qu’elle leur avoit de sa Couronne, & de sa liberté.

Aprés qu’ils eurent témoigné la part qu’ils prenoient tous à la perte qu’elle faisoit du Roy son pere, ils donnerent ordre de poursuivre les Sarazins, qui avoient cherché leur salut dans la fuite. On en assembla un grand nombre ; & le Roy de Metz, qui avoit apris que Zelodus avoit fait brûler le corps de son frere à la veuë de de la Ville, avec indignité, pour émouvoir les assiegez, fit porter celuy de ce Roy barbare sur une montagne voisine, & la fit brûler de même avec un nombre de prisonniers.

Pendant ce tems là on s’appliquoit à preparer la pompe funebre. Tous les Princes assisterent au Service ; & le Roy de Metz, qui n’avoit point encore voulu de clarer à sa niece la promesse qu’il avoit faite au Duc Antoine en faveur de Regnault, parce qu’il étoit juste de luy laisser donner quelques jours à sa douleur, trouva à propos de luy en parler aprés qu’elle eut ren du les derniers devoirs à son pere.

Aiglantine receut cette declaration avec plaisir, persuadée que son oncle ne songeoit qu’à son avantage. Elle assembla ensuite son Conseil, pour deliberer sur cette affaire, & chacun fut ravi de cette proposition ; car une alliance si considerable asseuroit la Couronne de Boheme à la Maison de Frederic, & affermissoit le repos de l’Etat.

Le Roy de Metz aprit aussi-tôt à Antoine & à Regnault la réüssite de leur dessein, & ils allerent ensemble rendre visite à la Princesse, qui les receut agreablement, & ne fut point du tout embarrassée de traitter avec ces Prince d’une affaire si importante. Ce qui les étonna à cause de son âge. Elle fut assistée dans cette negotiation de ses Ministres, & des premiers Seigneurs du Royaume. Les articles du mariage furent dressez, & la celebration s’en fit quelques jours aprés au grand contentement des peuples.

Les réjoüissances, qui se firent à ces noces, furent extraordinaires par tous les divertissemens qui parurent dans l’armée. Les soldats en inventerent de plusieurs sortes ; & la Reine, qui avoit le cœur martial, se plaisoit si fort à les voir, qu’elle étoit presque toûjours dans le camp. Enfin aprés que la fête fut finie, & que Regnault eut travaillé avec son frere, & avec le Roy de Metz, aux moyens de s’affermir sur le Trône, chaque corps des troupes étrangeres reprit le chemin de sa Province ; & Antoine, accompagné du Duc de Baviere, qu’il quitta en repassant par ses Etats, retourna à Luxembourg.

Ces deux Princes, Antoine & Regnault, eurent des enfans mâles, qui augmenterent la reputation de leurs peres. Antoine eut Bertrand & Lohier. Regnault eut Oniphar, Prince tres vaillant, & qui conquit, avec Lohier son cousin, la Hollande, la Zelande, le Danemarc & la Norvege. Bertrand épousa Melide, fille du Roy de Metz, & succeda à son Royaume. Quant à Lohier, il fut Duc de Luxembourg, & purgea les Ardennes de voleurs, qui s’y étoient fortifiez.

Aprés avoir raconté les illustres établissemens de ces cinq premiers fils de Melusine, revenons à Raimondin, qui de son côté s’étoit aquis des Provinces entieres, & recevoit des hommages jusqu’en Bretagne. Ainsi il se voyoit un des plus puissans Seigneurs de France, & sa famille la mieux établie qui fût en Europe. Il avoit receu des nouvelles de la haute fortune de ses deux derniers fils aussi-tôt aprés leur élevation ; ce qui l’avoit comblé de joye.

Ainsi la prophetie de sa femme étoit accomplie à cet égard, & elle se fût soûtenuë pour tout le reste jusqu’à la fin, s’il luy eût gardé la parole qu’il luy avoit donnée, & dont l’execution faisoit la durée de son bonheur ; mais disons de quelle maniere il la faussa, & la triste avanture qui s’ensuivit.

Chapitre VIII

Raimondin viole la promesse qu’il avait fait à Mélusine. Et elle le quitte metamorphosée en serpent.

IL restoit encore cinq enfans à Raimondin, dont les deux plus âgez se nommoient l’un Froimont, & l’autre Geoffroy. Nous avons dit que le dernier étoit né avec une dent semblable à la défense d’un sanglier, & qu’il fut surnommé, à cause de cette marque, Geoffroy à la Grand’dent. Ce fut le plus furieux homme de la terre. Dés sa tendre jeunesse, il fit mourir plusieurs nourrices, pour les avoir tetéesavec trop de force ; & à peine avoitil sept ans, qu’il tua deux de ses Ecuyers. Il n’a jamais trouvé d’homme qui ait pû le vaincre en combat singulier. Il fit de grandes actions, & fut Seigneur de Lusignan.

Quant à Froimont, ce fut un homme vertueux, aimant la retraite ; il se rendit Moine à Mailleres, Abbaye celebre assez voisine de Lusignan.

Geoffroy eut un tel chagrin de voir que son frere avoit pris ce party, qu’il n’estimoit pas, persuadé que c’étoit celuy d’un faineant, & qu’il faisoit tort à la splendeur de sa Maison, qu’il fit son possible pour le détourner de ce dessein. Il pressa même l’Abbé avec menace de ne le pas recevoir. Cependant voyant que malgré toutes ses sollicitations, Froimont avoit pris l’habit, il alla au Couvent, y mit le feu, & brûla tous les Moines.

Ce malheur ne fut pas plutôt arrivé, qu’un courrier vint en aporter la nouvelle à Raimondin, qui étoit pour lors à Mermande, & Melusine étoit de Niort, où elle faisoit bâtir les deux belles Tours qu’on y voit encore. Raimondin trouva cette action si horrible, qu’il n’en voulut croire que ses yeux. Il monta à cheval, & alla à Mailleres, qu’il trouva dans une terrible desolation ; car tous les Paysans des environs étant accourus, s’occupoient les uns à retirer les corps à demy brûlez, les autres à éteindre les flammes, qui s’efforçoient de consommer le reste de l’Abbaye.

Ce triste spectacle toucha extrémement Raimondin, & le jetta dans de profondes reflexions, qui le faisant remonter jusqu’à l’origine de son mariage, luy representoient toutes les choses extraordinaires qu’il avoit veu arriver par l’operation de sa femme. La haute fortune où elle avoit élevé sa Maison, les marques mysterieuses qui paroissoient à tous ses enfans, enfin tant de prodiges luy faisoient douter qu’elle fût veritablement une femme naturelle.

Raimondin étoit plongé dans ces reflexions, lorsque Melusine arriva de Niort. Il ne put s’empêcher de luy témoigner la colere où il étoit de l’action de son fils. Elle, qui en étoit aussi tres bien informée, blâma beaucoup Geoffroy ; mais comme elle avoit un grand ascendant sur l’esprit de son mary, elle luy rendit bien-tôt la tranquillité ; & les raisons dont elle se servit, furent singulieres. Elle luy representa que rien en ce monde n’arrivant que par la volonté de Dieu, dont les jugemens sont merveilleux, il se pouvoit faire que sa justice s’étoit voulu servir de Geoffroy, pour punir ces Moines, trop sensuels pour lors, & qui menoient une vie scandaleuse. Que cependant, pour reparation du tort que souffroit l’Eglise, elle alloit faire rebâtir cette Abbaye plus belle qu’elle n’étoit, & capable d’y loger un plus grand nombre de Religieux, qui deserviroient l’Autel avec plus de pieté ; & que pour son fils, on pouvoit considerer son action comme un zele, qui prouvoit l’élevation de son cœur. Aprés ce beau raisonnement, Melusine prit soin de faire rétablir l’Abbaye. En effet, elle la rendit plus belle qu’auparavant.

Dans ces entrefaites, le Comte de Forest, frere de Raimondin, dont nous avons parlé, vint à Lusignan, où il fut receu avec une joye fort grande, parce qu’il y avoit long-tems qu’il n’y étoit venu. Il arriva justement un Samedy, jour que Melusine n’étoit visible à personne, pas même à son mary, suivant cette convention que nous avons dite, & qui étoit l’article secret de leur mariage. Le Comte avoit un dessein formé à ce sujet ; ce qui fit qu’il demanda à la voir avec empressement ; & Raimondin ne sceut que répondre : de sorte que le Comte prenant un serieux affecté, dît à son frere, qu’il étoit obligé de l’avertir des bruits qui couroient contre son honneur à l’égard de sa femme ; les uns assurans qu’elle avoit un rendez-vous tous les Samedis avec un galant ; les autres, qu’elle étoit un esprit Fée, qui faisoit sa penitence ces jours là.

Raimondin entendant ces paroles se leva tout furieux, prit son épée, & sans songer à ce qu’il avoit promis avec tant de sermens à sa femme, courut à l’endroit où il sçavoit qu’elle se retiroit tous les Samedis. Le lieu étoit obscur & fait exprés pour cette retraite. Jamais il n’avoit éte si avant dans le Donjon de la Forteresse ; il y trouva une porte de fer qu’il tâta par tout avec la main, & n’y rencontra aucune ouverrure que le deffaut d’un clou où il mit la pointe de son épée, qui étoit de bonne trempe, & la tourna si long-tems qu’il fit un petit trou par où il vit Melusine qui se baignoit dans une grande cuve de marbre. Elle étoit toute nuë, & plongée dans l’eau jusqu’à la ceinture ; la partie superieure de son corps paroissoit à son ordinaire, ayant les cheveux épars, & un peigne à la main; quant à la partie inferieure, elle ressembloit à la queuë d’un serpent grosse à proportion du corps, & elle l’agitoit d’une si grande force, à cause qu’elle ressentoit des peines terribles de ce qu’on la regardoit, qu’elle faisoit rejallir l’eau jusqu’à la voute du salon.

Raimondin n’eut pas plûtost aperçu cet horrible spectacle, qu’il se repentit de sa curiosité, & connut ** Qu’en matiere de Femme il est souvent dangereux de  voir plus qu’elle ne veut qu’on voye. Enfin, affligé au dernier point d’avoir violé sa promesse, il courut à sa chambre, prit de la cire & boucha le funeste trou par où il avoit vu sa perte : Ensuite il alla retrouver son frere contre lequel il eut tous les emportemens imaginables, jusqu’à luy commander de sortir à l’heure même de chez luy; à quoy le Comte obéït, & partit aussitost, quoy qu’il fût fort tard, pour s’en retourner en Forest, chagrin d’avoir obligé son frere à luy faire un si dur traitement.

D’autre côté, Melusine qui sentoit des tourmens infinis, resta dans les mêmes peines jusqu’à minuit, qui étoit le tems où il luy étoit libre de sortir du lieu de sa penitence. De là elle alla trouver Raimondin à son ordinaire dans son lit. Il est aisé de juger qu’il n’avoit pas fermé l’œil, depuis qu’il s’étoit couché, persuadé du malheur qui luy devoit arriver. Quand il entendit venir Melusine, il fit semblant de dormir, & continua cette feinte jusqu’au tems qu’il avoit coutume de se lever.

Melusine voyant son mary dans le repos, ne voulut point le troubler ; elle passa ainsi le reste de la nuit auprés de luy ; mais le Soleil étant levé elle sortit du lit, sans attendre que ses Dames fussent entrées dans sa chambre, & elle alla s’enfermer dans un Cabinet, où on l’entendoit pleurer & soupirer avec tant d’effort, que ses Officiers en furent alarmez.

Cependant Raimondin se tenoit toûjours au lit, penetré aussi de sa douleur, qui fut prodigieusement augmentée, quand un de ses Gentilshommes vint lui dire l’état où étoit son Epouse. Il se leva promptement, & entrant dans le Cabinet, il la trouva étenduë par terre, se debattant comme si elle eût été possedée. Ce triste objet le saisit, & fondant en larmes il se mit en devoir de la relever, mais elle luy dît : Mon cher amy, il ne vous est plus permis de me toucher, & à moy de rester en vôtre compagnie. Vous avez violé vos sermens, & par cette funeste action vous me rengagez dans une penitence qui ne finira qu’au Jugement dernier. Si vous m’aviez tenu la parole que vous m’aviez donnée de ne me jamais voir les Samedis, je fusse toûjours restée comme vous m’avez vûe, je serois morte d’une mort naturelle, & me voilà replongée dans l’abyme de mes douleurs.

Achevant ces paroles, elle s’agita beaucoup, fit des cris horribles, & Raimondin en fut tellement épouvanté, qu’il tomba en foiblesse auprés d’elle.

Cependant le bruit de ce terrible évenement s’étant répandu par tout, les Barons & autres personnes considerables accoururent au Château, & furent sensiblement touchez de voir un si triste accident. Melusine faisoit des cris qui perçoient le cœur, & elle repetoit de tems en tems ces paroles : Quoy, faut-il que je quitte ces lieux que j’ay tant cheris ? Et tout le monde pleuroit à torrens, car elle étoit extrêmement aymée.

Les plus familiers de ses Courtisans & ses Dames d’honneur voulurent essayer de la consoler, s’imaginant que c’étoit une vapeur qui la prenoit. Dans ce moment elle sembla devenir plus calme, elle se leva & alla dans la salle des Gardes, où étant arrivée avec Raimondin, elle regarda d’un œil ferme la foule de monde qui l’environnoit, & adressant la parole à son mary, elle luy dit avec une voix extraordinaire. Le Ciel veut que je vous annonce vôtre destinée avant mon départ. Sçachez qu’aprés vous, personne ne joüira de la possession de vos Terres en repos ; que vos heritiers soûtiendront des guerres tres-fortes, & que quelques uns d’entr’eux tomberont dans l’infortune par leur faute. Quant à Geoffroy, quittez le chagrin que vous pouvez avoir contre luy, car ce sera un jour le plus vaillant homme de la terre, & il soûtiendra l’honneur de Lusignan. Ce sera luy qui vengera l’action qui me force à vous quitter ; c’est à dire le pernicieux conseil qu’on vous a donné de violer vôtre promesse en me voyant. Il établira Raimondin son frere Comte de Forest. Pour Thiery, il sera Seigneur de Partenay & de toutes vos Terres, jusqu’à la Rochelle.

Ce discours finy elle tira son mary à part auprés d’une fenestre, & fit aprocher les principaux Barons, puis continua ainsi.

Vous sçavez que mon dernier fils a trois yeux ; sa fatalité est de détruire tout ce que j’ay édifié, & d’entretenir des guerres immortelles dans le pays ; c’est pourquoy faitesle mourir aussi-tost que j’auray disparu à vos yeux, & n’y manquez pas.

Raimondin prenant la parole promit à Melusine d’executer tout ce qu’elle luy enjoignoit, & la suplia, fondant en larmes, de ne point le quitter.

Cela ne dépend pas de moy, s’écriat-elle ; c’est Dieu, dont les jugemens sont impenetrables, qui me l’ordonne, & je sens que le moment de nôtre cruelle separation approche.

Comme elle disoit ces mots on remarqua que son visage commençoit à s’allonger, & à se défigurer, que sa peau devenoit écaillée, que ses bras prenoient la forme de deux aîles ; & un moment aprés, s’élevant sur la fenêtre, qui étoit proche, elle dit adieu à son mary, & à tous les assistans avec une voix toute changée, & les chargea de nouveau d’executer ponctuellement ses dernieres volontez. Ensuite ou vit sortir de ses habits un Serpent aîlé, long d’environ huit pieds, qui s’élançant en l’air, fit par trois fois le tour de la Forteresse, & poussoit des cris terribles chaque fois qu’il passoit devant la fenêtre ; puis s’éloignant d’un vol assez lent, on le perdit peu à peu de veuë L’impression de son pied resta sur la pierre de la même fenêtre, & ce vestige y a demeuré jusqu’en 1574. que cette Forteresse fut démolie par les raisons que nous avons deduites dans la Preface.

Le President de Boissieu dit dans ce qu’il * rapporte de Melusine, qu’elle choisit pour retraitte une des montagnes de Sassenages prés de Grenoble, à cause de certaines cuves qu’on y voit, & qu’elle leur communiqua une vertu qui fait aujourd’huy une des sept merveilles du Dauphiné Ces cuves sont au nombre de deux. Leur beauté & leur grandeur surprennent, & elles sont si heureusement taillées dans le roc, qu’il est aisé de voir que la nature seule y a travaillé.

Melusine ayant choisi ce lieu pour sa retraite, & ces cuves pour continuer ses bains, leur donna la vertu de présager les tems, c’est-à dire d’annoncer la fertilité ou la sterilité des recoltes par une quantité d’eau dont elles se remplissent naturellement en certain tems. Lors qu’elles doivent être fertiles, l’eau surpasse les bords, & se répand avec abondance ; elles ne sont qu’à moitié pleines pour les années mediocres ; & elles demeurent seches, quand elles marquent la sterilité. L’une de ces cuves est consacrée pour les grains, & l’autre pour le vin. Il est juste de raporter icy de quelle maniere l’Auteur fait parler cette puissante Fée au même sujet, lors qu’aprés avoir décrit son depart de Lusignan, elle prit possession de ces montagnes escarpées.

Lusinianæos postquam Melusina penates,
Indignata viro colubri sub imagine
 liquit, &c.
Hæc, ait, quæsitum præbebunt antra recessum,
Néve piis videar posthac ingrata
 colonis,
Queis me proluerim tinæ sint fertilis anni
Signa, probaturam nunquam fallentia gentem.
Ut cum festa dies Eoâ luce micabit,
Quâ Sassenagiis successi finibus exul,
Utraque desudet puris ex tempore
 lymphis,
Et largas segetes Hæc denotet, Illa
 racemos.

Voicy l’antre que je choisis pour ma retraite ; & afin de ne point paroître ingrate envers les peuples qui habitent cette contrée, je veux que ces cuves, où je me baigneray doresnavant, ayent le don de présager la fertilité des années, & avec tant de certitude, que les nations en connoîtront la verité. Tous les ans à pareil jour, que celuy que je suis arrivée aux montagnes de Sassenages, ces deux cuves répandront tout à coup des eaux en abondance. Celle-cy marquera la fertilité des moissons ; Celle-là des vendanges.

Cette merveille est tres-connuë dans le pays, & les peuples ne manquent jamais d’aller consulter dans les tems ordinaires les cuves de Sassenages, pour connoître quelle sera la fertilité de la moisson, & l’abondance du vin.

Il est impossible d’exprimer la tristesse où le depart de Melusine plongea non seulement ceux qui la virent, mais encore tous les peuples de ses Etats : car étant tres-charitable aux pauvres, elle leur avoit fait de grands biens. Les Couvens & les Eglises particulieres, qu’elle avoit fondez, firent des prieres pour demander à Dieu son repos, & abreger s’il se pouvoit sa dure penitence.

Quant à Raimondin, il ne voulut plus rester dans le lieu où il avoit fait une si grande perte ; il quitta la Forteresse, & s’en alla demeurer à Mermande avec ses enfans; mais avant que de partir, il donna commission aux Barons d’executer l’ordre que Melusine avoit donné à l’égard de son fils à trois yeux. Ils l’attirerent donc par de belles paroles vers un lieu souterrain, où on l’étouffa à force de fumée ; ensuite son corps fut porté à Poitiers, & enterré au Moustier-neuf.

Un évenement si étrange étonna toute la France, & fit faire des reflexions à Raimondin, qui l’obligerent à prendre la resolution d’aller à Rome, persuadé que le Pape étoit le seul qui pouvoit luy donner conseil aprés un si funeste accident, & l’absoudre même du commerce qu’il avoit entretenu tres-long tems avec une femme qui venoit de donner des preuves si évidentes d’un estre surnaturel. Il remit donc à Geoffroy la Souveraineté de Lusignan, & luy fit recevoir les hommages de tous les Barons, le chargeant aussi d’établir ses freres, suivant la volonté que leur mere avoit témoignée ; & un jour il s’en alla avec peu de suite, sans en parler à personne.

Etant arrivé à Rome, le Pape Benoist, qui regnoit pour lors, le reçut tres-bien, le confessa, & luy ordonna une retraite pour sa penitence, qui fut à Montserrat en Aragon, lieu qui étoit en grande veneration pour lors, à cause des pieux Hermites qui s’y renfermoient. Raimondin executa religieusement cette penitence : car il finit ses jours dans cette sainte retraite. Aprés sa mort, ses enfans firent aporter son corps à Lusignan.

Il reste encore beaucoup de choses à dire de cette histoire ; mais comme elles regardent la vie de Geoffroy à la Grand’dent, j’en laisse le recit à ceux qui voudront prendre la peine de la composer.

J’ajoûteray seulement une remarque, qu’on a toujours faite depuis le depart de Melusine, qui est, que suivant la prophetie de sa mere, à chaque mutation de Seigneur de Lusignan, & même à la mort de tous ceux qui sont de cette Maison, elle apparoît trois jours auparavant en forme de serpent, & fait trois tours, & trois cris plaintifs aux environs de la Forteresse.

L’Auteur, que je viens de citer, rapporte aussi la même chose en parlant de la noble Famille de Sassenage, qui sort de la Maison de Lusignan. Il fait dire à Melusine à ce sujet, par maniere de prophetie :

Quin etiam nostrâ geniti de stirpe nepotes
Lusinianæis venient ex finibus olim,
Qui Sassenagiis æqui dent jura colonis ;
Aspera gens bello, gens fortibus inclita factis.
Quin ubi Parca ferox aliquem
 damnaverit orco,
Mœsta subibo Lares duri prænuncia fati,
Flebilibusque leves replebo questibus auras.

Il arrivera aussi un jour que quelques-uns de mes descendans, sortans de Lusignan deviendront Seigneurs de Sassenage : ce seront de grands Guerriers, & qui feront quantité de belles actions. Enfin lorsque quelqu’un de ma Maison sera prêt de mourir, j’iray annoncer leur cruel destin par des cris, & des gemissemens.

Jean Daras assure que Serville, ce fameux Capitaine, qui défendit la Forteresse de Lusignan pour les Anglois contre le Duc de Bery, qui l’assiegeoit, jura à ce Prince, sur sa foy & sur son honneur, « Que trois jours apres la reddition de la Place, un grand serpent, *émaillé de blanc & de bleu, entra dans sa chambre les portes fermées, & vint en debat tant sa queuë sur les pieds du lit où il étoit couché avec sa femme, la quelle n’eut aucune peur, mais que luy en eut beaucoup, & que se saississant de son épée, ce serpent se changea tout d’un coup en femme, & luy dit : Comment, Serville, vous qui avez assisté à tant de sieges & à tant de batailles, vous avez peur ; sçachez que je suis la Maîtresse de cette Place, que je l’ay fait bâtir, & qu’il faut que vous la rendiez dans peu. Ces paroles achevées, elle reprit sa forme de serpent, & se glissa si vîte, qu’il ne put l’appercevoir. » Cet Auteur ajoûte, que le même Prince luy a dit, que d’autres personnes dignes de foy luy avoient juré de l’avoir vuë aussi dans le même tems en d’autres lieux du voisinage, sous la même forme.

Tous ceux qui sont de la Maison de Lusignan, sont persuadez du soin que Melusine prend toûjours de ses descendans ; & il y en a peu qui ne sçachent par la relation de leurs Ancêtres, ou par leur propre experience, ces apparitions merveilleuses.

FIN.

* Morale qu’on doit tirer de la Metamorphose de Melusine.

* Dans un excellent Poëme, qui a pour titre MELUSINA, & qu’il a dedié à la Reine de Suede Christine.

* Les Armes de Lusignan portent burelé d’argent & d’azur, avec deux Melusines pour suppôts. Le serpent se conformoit à ce Blason, qui étoit aussi celuy que Raimondin portoit comme Chevalier : car la cotte d’armes qu’il avoit, lors qu’il combattit Olivier en presence du Duc de Bretagne, étoit bordée, dit l’Histoire, d’argent & d’azur. page 74.

Chapitre 3, p. 90

90 HISTOIRE
possible , mais il avoit une dent qui
luy sortoit de la longueur d’un pouce
hors de la bouche. Ce fut dans la suite
un des plus vaillans hommes de son
siécle Le septiéme eut nom Froimond.
Il étoit bien fait , mais il avoit au bout
du nez une petite tache veluë. Il se
rendit Moine dans l’Abbaye de Mail-
leres. Le huitiéme s’appel’a Raimond ;
le neuviéme Thierry , & le dixiéme
nâquit avec trois yeux, dont l’un étoit
au milieu du front. L’histoire ne mar¬
que point son nom , car il vêcut peu
de tems par des raisons que nous di-
rons à la fin de cette Histoire.
Melusine avoit un si grand soin de
chercher de bonnes nourrices à ses
enfans , qu’ils profitoient à vûë d’œil.
Ils furent tous de la riche taille, &
tres forts. Elle prit aussi un pareil
soin de leur éducation , en leur don-
nant les meilleurs Maîtres qu’elle put,
tant pour les sciences , que pour tous
les autres Exercices qui conviennent
aux personnes de la premiere qualité.
Quand Guy fut parvenu à l’âge de
dix-huit ans , il s’exerça avec ses fre¬

Chapitre 3, p. 89

DE MELUSINE. 89
Elle bâtit encore Pons en Poitou ,
rétablit Xaintes qui se nommoit Lin¬
ges pour lors. Enfin cette Dame aquit
tant de biens à son mari en Bretagne,
en Poitou , en Guienne, & en Gasco-
gne , qu’il devint un des plus puis-
sans Seigneurs de France, & se fit re¬
douter de ses voisins.
Melusine ne se contentoit pas de
bâtir de cette maniere, elle donnoit
encore à son mary des enfans tous les
ans , & des mâles ; ce qui a soûtenu
sa posterité avec éclat , ainsi que nous
allons le déduire dans l’histoire des il-
lustres établissemens qu’ils se sont pro¬
curez tous par leur valeur.
Le troisiéme fils qu’elle eut fut ap¬
pellé Urian. C’étoit un bel enfant ,
mais il avoit un œil plus haut que
l’autre. Le quatriéme fut nommé An-
toine, le plus beau garçon du monde,
mais il paroissoit sur sa jouë une griffe
de lion. Le cinquiéme reçut le nom
de Regnault , & n’avoit qu’un œil ,
mais il voyoit plus de vingt lieuës
loin quand il étoit sur la mer. Le sixié¬
me se nomma Geoffroy , bel enfant au

Chapitre 3, p. 88

88
HISTOIRE
avoir épousé l’heritiere de cette Prin-
cipauté.
Apres que Raimondin fut remis des
fatigues qu’il avoit souffertes pendant
son voyage, il travailla avec Melusine
à la construction de plusieurs Villes &
Forteresses dans les Terres qui luy ap¬
partenoient jusques sur les frontieres
de Poitou, & de Guienne. Ils com-
mencerent par bâtir la Ville & le Châ¬
teau de Melle & Voüant ; celle de
S. Maixant avec l’Abbaye ; le Fort &
le Bourg de Partenay, qu’ils rendirent
une Place considerable. Melusine jetta¬
ensuite les premiers fondemens des
fortifications de la Rochelle , & du
Château. Il y avoit déja une grosse
Tour bâtie par Cesar , qui se nom-
moit la Tour de l’Aigle , parce que
cet Empereur en portoit un dans ses
Etendards ; elle la fit environner de
fortes murailles, défenduës de bonnes
Tours à la maniere de ce tems là , &
on luy donna le nom de *Castel aiglon.

* On le nomme aujourd’huy Castel-
aillon , & depuis peu la mer a englouti cet
édifice aprés en avoir miné les fondemens.

Chapitre 3, p. 87

DE MELUSINE.. 87
quées de grosses tours, avec de larges
fossez, & il ne pouvoit se lasser de
considerer ces nouveaux prodiges. Ce¬
pendant quelques Cavaliers qui avoient
pris les devants , annoncerent sa venuë
à Melusine, qui la sçavoit tres bien,&
fit semblant de l’ignorer. Elle donna
ordre aux Bourgeois de prendre les
armes , & elle alla à la rencontre de
son Epoux avec toutes les Dames, &
les Chevaliers du pays.
Il est impossible d’exprimer la joye
qu’ils eurent de se revoir aprés une si
longue absence Raimondin fit une
ample relation à son Epouse de tout
ce qui luy étoit arrivé , & l’assura
que la fermeté qui avoit paru dans
toute sa conduite provenoit de la con¬
fiance qu’il avoit toujours euë dans ses
paroles.
Un peu apres l’arrivée de Raimon-
din Melusine accoucha d’un second
fils qui fut nommé Odon, & appor¬
ta en naissant une oreille plus grande
que l’autre. D’ailleurs il étoit tres bien
fait de sa personne, & dans la suite
il devint Comte de la Marche , pour

Chapitre 3, p. 86

86 HISTOIRE
de sorte qu’aussi tôt que les personnes
riches étoient échapées d’un peril , el-
les faisoient des fondations suivant
leurs moyens. C’est pourquoy en me¬
moire de cette heureuse journée où
Raimondin avoit évité un si grand
danger , il laissa à son oncle le soin
de fonder un Prieuré de huit Reli-
gieux. Le Duc même eut part à cette
bonne œuvre : car il voulut qu’il fût
bâti auprés du Château de Suissinom,
& il accorda aux Moines plusieurs
beaux droits , entre autres demi-lieuë
de terrain autour de leur Couvent dans
la forest & le droit de pesche dans la
mer qui est à un quart de lieuë de là.
Il y a d’autres monumens qui subsi-
stent encore , & empêchent de douter
de cette histoire.
Aprés que Raimondin eut terminé
si heureusement ses affaires , il reprit
le chemin de Poitou , & quand il fut
arrivé à la vuë de Lusignan , il ne re¬
connut plus le lieu, tant il étoit aug¬
menté. Le Bourg qui est au pied de
la Forteresse ressembloit à une Ville ;
il étoit ceint de bonnes murailles,flan-

Chapitre 3, p. 85

85 DE MELUSNE..
mes d’escorte à Vannes , où Thierry
étoit retourné. Il les luy presenta de
la part de Raimondin , luy fit un dé-
tail exact de leur entreprise, & luy
dit de quelle maniere le Ciel les avoit
préservez d’être tous assommez.
Le Duc parut tres-indigné de cet
attentat,qui regardoit même son auto¬
rité , parce que le Châtelain n’avoit
entrepris d’assassiner Raimondin qu’à
cause de la justice qui luy avoit été
renduë. C’est pourquoy il fit pendre
tous les parens de Josselin , & envoya
le Châtelain à Rennes , pour tenir
compagnie à son oncle.
Cependant Raimondin ayant appris
par le retour de son cousin la conti-
nuation de la bonne justice du Duc,
en parut joyeux ; mais il crut qu’il
étoit obligé à faire prier Dieu pour
les ames de tant de gens qui avoient
peri par cette querelle. C’étoit assez
l’usage de ce tems-là. Les persecu-
tions que l’Eglise souffroit par la bar¬
barie des Sarazins & des Maures , ex¬
citoient la pieté des Chrétiens , & les
portoient à luy faire de grands biens ;

Chapitre 3, p. 84

84
HISTOIRE
chargea sur la tête. Le Châtelain tom¬
ba de cheval, & courut grand’risque :
car la mêlée étoit forte. Cependant
ses gens l’ayant remonté , il reprit cou-
rage, & le combat devint encore plus
rude qu’auparavant ; mais dans ce mo¬
ment les quatre cens hommes de l’em¬
buscade arrivans prirent leurs enne¬
mis par derriere , & enveloperent si
bien le Châtelain & tous ses gens,
qu’on en assomma une grande partie,
& que le reste fut pris.
Aprés une si heureuse victoire Rai¬
mondin tint conseil avec ses cousins
& leurs principaux amis , pour aviser
à ce qu’on feroit de tant de prison-
niers, & il fut resolu qu’on les pen¬
droit tous aux fenêtres & aux cre¬
neaux de la maison de chasse du Châ-
telain , à l’exception de leur Chef,
qui seroit envoyé au Duc avec tous
ceux qui se trouveroient parens de Jos¬
selin , afin qu’il en fist la justice qu’il
trouveroit à propos ; ce qui fut aussi¬
tôt executé.
Alain le cadet eut la commission
de les conduire avec trois cens hom-

Chapitre 3, p. 83

DE MELUSINE. 83
Le Châtelain qui fut averti tres¬
juste, sortit avec toute sa suite. Il passa
devant l’embuscade , qui ne se décou-
vrit point, afin de le prendre en
queuë lors qu’il attaqueroit Raimon-
din. Le Châtelain s’avançant aperçut
ses ennemis , & il fut étonné de les
voir marcher fierement en bataille. Il
les attaqua neanmoins vaillamment, &
ils le reçûrent avec encore plus de
valeur. Ce premier choc fut terrible.
Raimondin y fit de si belles actions,
que le Châtelain qui ne cherchoit que
luy , le distingua facilement , & le fit
remarquer aux plus braves de ses gens;
ensuite se mettant à la tête de cinq
qu’il choisit,ils coururent tous ensem¬
ble sur Raimondin les lances baissées,
& jetterent son cheval par terre ; mais
luy ne perdant point le jugement don¬
na des deux au cheval qui se remit
aussi-tôt sur les pieds fort legerement;
de sorte que n’ayant point quitté les
étriers , & se trouvant toujours l’épée
à la main, il tourna sur le Châtelain
avec tant de fureur, qu’il l’étourdit
d’un coup d’estramaçon qu’il luy dé-
D vj