Archives de catégorie : Histoire de Mélusine – édition linéarisée

Privilège en faveur des fées

LOUIS, Par la grace de Dieu, Roy de France & de Navarre ; Nôtre amé le sieur N*** nous a fait remontrer, que dans ce tems, où l’on a tant d’empressement pour les contes des Fées, il a crû faire une chose agreable au public de ramasser ce que l’histoire & la tradition ont conserve de Melusine, la plus celebre d’entr’elles, & nous a tres-humblement fait supplier de luy accorder, pour le faire imprimer, nos Lettres de Privilege sur ce necessaires. A CES CAUSES, voulant favorablement traitter l’Exposant, comme nous avons déja fait pour d’autres Ouvrages plus sçavans, Nous luy avons permis de faire imprimer, vendre & debiter pendant le tems de huit années son Histoire de Melusine, Avec défense à tous autres d’imprimer vendre, & debiter ledit Livre, sous les peines, & ainsi qu’il est porté plus au long par les Patentes signées par le Roy en son Conseil, Dugono, le 15. Octobre 1697. & scellées. Registré sur le Livre de la Communauté des Imprimeurs & Libraires de Paris, le 14. Janvier 1698. Signé, AUBOUYN, Syndic. Achevé d’imprimer pour la premiere fois le 15. Janvier 1698.

Chapitre VIII

Raimondin viole la promesse qu’il avait fait à Mélusine. Et elle le quitte metamorphosée en serpent.

IL restoit encore cinq enfans à Raimondin, dont les deux plus âgez se nommoient l’un Froimont, & l’autre Geoffroy. Nous avons dit que le dernier étoit né avec une dent semblable à la défense d’un sanglier, & qu’il fut surnommé, à cause de cette marque, Geoffroy à la Grand’dent. Ce fut le plus furieux homme de la terre. Dés sa tendre jeunesse, il fit mourir plusieurs nourrices, pour les avoir tetéesavec trop de force ; & à peine avoitil sept ans, qu’il tua deux de ses Ecuyers. Il n’a jamais trouvé d’homme qui ait pû le vaincre en combat singulier. Il fit de grandes actions, & fut Seigneur de Lusignan.

Quant à Froimont, ce fut un homme vertueux, aimant la retraite ; il se rendit Moine à Mailleres, Abbaye celebre assez voisine de Lusignan.

Geoffroy eut un tel chagrin de voir que son frere avoit pris ce party, qu’il n’estimoit pas, persuadé que c’étoit celuy d’un faineant, & qu’il faisoit tort à la splendeur de sa Maison, qu’il fit son possible pour le détourner de ce dessein. Il pressa même l’Abbé avec menace de ne le pas recevoir. Cependant voyant que malgré toutes ses sollicitations, Froimont avoit pris l’habit, il alla au Couvent, y mit le feu, & brûla tous les Moines.

Ce malheur ne fut pas plutôt arrivé, qu’un courrier vint en aporter la nouvelle à Raimondin, qui étoit pour lors à Mermande, & Melusine étoit de Niort, où elle faisoit bâtir les deux belles Tours qu’on y voit encore. Raimondin trouva cette action si horrible, qu’il n’en voulut croire que ses yeux. Il monta à cheval, & alla à Mailleres, qu’il trouva dans une terrible desolation ; car tous les Paysans des environs étant accourus, s’occupoient les uns à retirer les corps à demy brûlez, les autres à éteindre les flammes, qui s’efforçoient de consommer le reste de l’Abbaye.

Ce triste spectacle toucha extrémement Raimondin, & le jetta dans de profondes reflexions, qui le faisant remonter jusqu’à l’origine de son mariage, luy representoient toutes les choses extraordinaires qu’il avoit veu arriver par l’operation de sa femme. La haute fortune où elle avoit élevé sa Maison, les marques mysterieuses qui paroissoient à tous ses enfans, enfin tant de prodiges luy faisoient douter qu’elle fût veritablement une femme naturelle.

Raimondin étoit plongé dans ces reflexions, lorsque Melusine arriva de Niort. Il ne put s’empêcher de luy témoigner la colere où il étoit de l’action de son fils. Elle, qui en étoit aussi tres bien informée, blâma beaucoup Geoffroy ; mais comme elle avoit un grand ascendant sur l’esprit de son mary, elle luy rendit bien-tôt la tranquillité ; & les raisons dont elle se servit, furent singulieres. Elle luy representa que rien en ce monde n’arrivant que par la volonté de Dieu, dont les jugemens sont merveilleux, il se pouvoit faire que sa justice s’étoit voulu servir de Geoffroy, pour punir ces Moines, trop sensuels pour lors, & qui menoient une vie scandaleuse. Que cependant, pour reparation du tort que souffroit l’Eglise, elle alloit faire rebâtir cette Abbaye plus belle qu’elle n’étoit, & capable d’y loger un plus grand nombre de Religieux, qui deserviroient l’Autel avec plus de pieté ; & que pour son fils, on pouvoit considerer son action comme un zele, qui prouvoit l’élevation de son cœur. Aprés ce beau raisonnement, Melusine prit soin de faire rétablir l’Abbaye. En effet, elle la rendit plus belle qu’auparavant.

Dans ces entrefaites, le Comte de Forest, frere de Raimondin, dont nous avons parlé, vint à Lusignan, où il fut receu avec une joye fort grande, parce qu’il y avoit long-tems qu’il n’y étoit venu. Il arriva justement un Samedy, jour que Melusine n’étoit visible à personne, pas même à son mary, suivant cette convention que nous avons dite, & qui étoit l’article secret de leur mariage. Le Comte avoit un dessein formé à ce sujet ; ce qui fit qu’il demanda à la voir avec empressement ; & Raimondin ne sceut que répondre : de sorte que le Comte prenant un serieux affecté, dît à son frere, qu’il étoit obligé de l’avertir des bruits qui couroient contre son honneur à l’égard de sa femme ; les uns assurans qu’elle avoit un rendez-vous tous les Samedis avec un galant ; les autres, qu’elle étoit un esprit Fée, qui faisoit sa penitence ces jours là.

Raimondin entendant ces paroles se leva tout furieux, prit son épée, & sans songer à ce qu’il avoit promis avec tant de sermens à sa femme, courut à l’endroit où il sçavoit qu’elle se retiroit tous les Samedis. Le lieu étoit obscur & fait exprés pour cette retraite. Jamais il n’avoit éte si avant dans le Donjon de la Forteresse ; il y trouva une porte de fer qu’il tâta par tout avec la main, & n’y rencontra aucune ouverrure que le deffaut d’un clou où il mit la pointe de son épée, qui étoit de bonne trempe, & la tourna si long-tems qu’il fit un petit trou par où il vit Melusine qui se baignoit dans une grande cuve de marbre. Elle étoit toute nuë, & plongée dans l’eau jusqu’à la ceinture ; la partie superieure de son corps paroissoit à son ordinaire, ayant les cheveux épars, & un peigne à la main; quant à la partie inferieure, elle ressembloit à la queuë d’un serpent grosse à proportion du corps, & elle l’agitoit d’une si grande force, à cause qu’elle ressentoit des peines terribles de ce qu’on la regardoit, qu’elle faisoit rejallir l’eau jusqu’à la voute du salon.

Raimondin n’eut pas plûtost aperçu cet horrible spectacle, qu’il se repentit de sa curiosité, & connut ** Qu’en matiere de Femme il est souvent dangereux de  voir plus qu’elle ne veut qu’on voye. Enfin, affligé au dernier point d’avoir violé sa promesse, il courut à sa chambre, prit de la cire & boucha le funeste trou par où il avoit vu sa perte : Ensuite il alla retrouver son frere contre lequel il eut tous les emportemens imaginables, jusqu’à luy commander de sortir à l’heure même de chez luy; à quoy le Comte obéït, & partit aussitost, quoy qu’il fût fort tard, pour s’en retourner en Forest, chagrin d’avoir obligé son frere à luy faire un si dur traitement.

D’autre côté, Melusine qui sentoit des tourmens infinis, resta dans les mêmes peines jusqu’à minuit, qui étoit le tems où il luy étoit libre de sortir du lieu de sa penitence. De là elle alla trouver Raimondin à son ordinaire dans son lit. Il est aisé de juger qu’il n’avoit pas fermé l’œil, depuis qu’il s’étoit couché, persuadé du malheur qui luy devoit arriver. Quand il entendit venir Melusine, il fit semblant de dormir, & continua cette feinte jusqu’au tems qu’il avoit coutume de se lever.

Melusine voyant son mary dans le repos, ne voulut point le troubler ; elle passa ainsi le reste de la nuit auprés de luy ; mais le Soleil étant levé elle sortit du lit, sans attendre que ses Dames fussent entrées dans sa chambre, & elle alla s’enfermer dans un Cabinet, où on l’entendoit pleurer & soupirer avec tant d’effort, que ses Officiers en furent alarmez.

Cependant Raimondin se tenoit toûjours au lit, penetré aussi de sa douleur, qui fut prodigieusement augmentée, quand un de ses Gentilshommes vint lui dire l’état où étoit son Epouse. Il se leva promptement, & entrant dans le Cabinet, il la trouva étenduë par terre, se debattant comme si elle eût été possedée. Ce triste objet le saisit, & fondant en larmes il se mit en devoir de la relever, mais elle luy dît : Mon cher amy, il ne vous est plus permis de me toucher, & à moy de rester en vôtre compagnie. Vous avez violé vos sermens, & par cette funeste action vous me rengagez dans une penitence qui ne finira qu’au Jugement dernier. Si vous m’aviez tenu la parole que vous m’aviez donnée de ne me jamais voir les Samedis, je fusse toûjours restée comme vous m’avez vûe, je serois morte d’une mort naturelle, & me voilà replongée dans l’abyme de mes douleurs.

Achevant ces paroles, elle s’agita beaucoup, fit des cris horribles, & Raimondin en fut tellement épouvanté, qu’il tomba en foiblesse auprés d’elle.

Cependant le bruit de ce terrible évenement s’étant répandu par tout, les Barons & autres personnes considerables accoururent au Château, & furent sensiblement touchez de voir un si triste accident. Melusine faisoit des cris qui perçoient le cœur, & elle repetoit de tems en tems ces paroles : Quoy, faut-il que je quitte ces lieux que j’ay tant cheris ? Et tout le monde pleuroit à torrens, car elle étoit extrêmement aymée.

Les plus familiers de ses Courtisans & ses Dames d’honneur voulurent essayer de la consoler, s’imaginant que c’étoit une vapeur qui la prenoit. Dans ce moment elle sembla devenir plus calme, elle se leva & alla dans la salle des Gardes, où étant arrivée avec Raimondin, elle regarda d’un œil ferme la foule de monde qui l’environnoit, & adressant la parole à son mary, elle luy dit avec une voix extraordinaire. Le Ciel veut que je vous annonce vôtre destinée avant mon départ. Sçachez qu’aprés vous, personne ne joüira de la possession de vos Terres en repos ; que vos heritiers soûtiendront des guerres tres-fortes, & que quelques uns d’entr’eux tomberont dans l’infortune par leur faute. Quant à Geoffroy, quittez le chagrin que vous pouvez avoir contre luy, car ce sera un jour le plus vaillant homme de la terre, & il soûtiendra l’honneur de Lusignan. Ce sera luy qui vengera l’action qui me force à vous quitter ; c’est à dire le pernicieux conseil qu’on vous a donné de violer vôtre promesse en me voyant. Il établira Raimondin son frere Comte de Forest. Pour Thiery, il sera Seigneur de Partenay & de toutes vos Terres, jusqu’à la Rochelle.

Ce discours finy elle tira son mary à part auprés d’une fenestre, & fit aprocher les principaux Barons, puis continua ainsi.

Vous sçavez que mon dernier fils a trois yeux ; sa fatalité est de détruire tout ce que j’ay édifié, & d’entretenir des guerres immortelles dans le pays ; c’est pourquoy faitesle mourir aussi-tost que j’auray disparu à vos yeux, & n’y manquez pas.

Raimondin prenant la parole promit à Melusine d’executer tout ce qu’elle luy enjoignoit, & la suplia, fondant en larmes, de ne point le quitter.

Cela ne dépend pas de moy, s’écriat-elle ; c’est Dieu, dont les jugemens sont impenetrables, qui me l’ordonne, & je sens que le moment de nôtre cruelle separation approche.

Comme elle disoit ces mots on remarqua que son visage commençoit à s’allonger, & à se défigurer, que sa peau devenoit écaillée, que ses bras prenoient la forme de deux aîles ; & un moment aprés, s’élevant sur la fenêtre, qui étoit proche, elle dit adieu à son mary, & à tous les assistans avec une voix toute changée, & les chargea de nouveau d’executer ponctuellement ses dernieres volontez. Ensuite ou vit sortir de ses habits un Serpent aîlé, long d’environ huit pieds, qui s’élançant en l’air, fit par trois fois le tour de la Forteresse, & poussoit des cris terribles chaque fois qu’il passoit devant la fenêtre ; puis s’éloignant d’un vol assez lent, on le perdit peu à peu de veuë L’impression de son pied resta sur la pierre de la même fenêtre, & ce vestige y a demeuré jusqu’en 1574. que cette Forteresse fut démolie par les raisons que nous avons deduites dans la Preface.

Le President de Boissieu dit dans ce qu’il * rapporte de Melusine, qu’elle choisit pour retraitte une des montagnes de Sassenages prés de Grenoble, à cause de certaines cuves qu’on y voit, & qu’elle leur communiqua une vertu qui fait aujourd’huy une des sept merveilles du Dauphiné Ces cuves sont au nombre de deux. Leur beauté & leur grandeur surprennent, & elles sont si heureusement taillées dans le roc, qu’il est aisé de voir que la nature seule y a travaillé.

Melusine ayant choisi ce lieu pour sa retraite, & ces cuves pour continuer ses bains, leur donna la vertu de présager les tems, c’est-à dire d’annoncer la fertilité ou la sterilité des recoltes par une quantité d’eau dont elles se remplissent naturellement en certain tems. Lors qu’elles doivent être fertiles, l’eau surpasse les bords, & se répand avec abondance ; elles ne sont qu’à moitié pleines pour les années mediocres ; & elles demeurent seches, quand elles marquent la sterilité. L’une de ces cuves est consacrée pour les grains, & l’autre pour le vin. Il est juste de raporter icy de quelle maniere l’Auteur fait parler cette puissante Fée au même sujet, lors qu’aprés avoir décrit son depart de Lusignan, elle prit possession de ces montagnes escarpées.

Lusinianæos postquam Melusina penates,
Indignata viro colubri sub imagine
liquit, &c.
Hæc, ait, quæsitum præbebunt antra recessum,
Néve piis videar posthac ingrata
colonis,
Queis me proluerim tinæ sint fertilis anni
Signa, probaturam nunquam fallentia gentem.
Ut cum festa dies Eoâ luce micabit,
Quâ Sassenagiis successi finibus exul,
Utraque desudet puris ex tempore
lymphis,
Et largas segetes Hæc denotet, Illa
racemos.

Voicy l’antre que je choisis pour ma retraite ; & afin de ne point paroître ingrate envers les peuples qui habitent cette contrée, je veux que ces cuves, où je me baigneray doresnavant, ayent le don de présager la fertilité des années, & avec tant de certitude, que les nations en connoîtront la verité. Tous les ans à pareil jour, que celuy que je suis arrivée aux montagnes de Sassenages, ces deux cuves répandront tout à coup des eaux en abondance. Celle-cy marquera la fertilité des moissons ; Celle-là des vendanges.

Cette merveille est tres-connuë dans le pays, & les peuples ne manquent jamais d’aller consulter dans les tems ordinaires les cuves de Sassenages, pour connoître quelle sera la fertilité de la moisson, & l’abondance du vin.

Il est impossible d’exprimer la tristesse où le depart de Melusine plongea non seulement ceux qui la virent, mais encore tous les peuples de ses Etats : car étant tres-charitable aux pauvres, elle leur avoit fait de grands biens. Les Couvens & les Eglises particulieres, qu’elle avoit fondez, firent des prieres pour demander à Dieu son repos, & abreger s’il se pouvoit sa dure penitence.

Quant à Raimondin, il ne voulut plus rester dans le lieu où il avoit fait une si grande perte ; il quitta la Forteresse, & s’en alla demeurer à Mermande avec ses enfans; mais avant que de partir, il donna commission aux Barons d’executer l’ordre que Melusine avoit donné à l’égard de son fils à trois yeux. Ils l’attirerent donc par de belles paroles vers un lieu souterrain, où on l’étouffa à force de fumée ; ensuite son corps fut porté à Poitiers, & enterré au Moustier-neuf.

Un évenement si étrange étonna toute la France, & fit faire des reflexions à Raimondin, qui l’obligerent à prendre la resolution d’aller à Rome, persuadé que le Pape étoit le seul qui pouvoit luy donner conseil aprés un si funeste accident, & l’absoudre même du commerce qu’il avoit entretenu tres-long tems avec une femme qui venoit de donner des preuves si évidentes d’un estre surnaturel. Il remit donc à Geoffroy la Souveraineté de Lusignan, & luy fit recevoir les hommages de tous les Barons, le chargeant aussi d’établir ses freres, suivant la volonté que leur mere avoit témoignée ; & un jour il s’en alla avec peu de suite, sans en parler à personne.

Etant arrivé à Rome, le Pape Benoist, qui regnoit pour lors, le reçut tres-bien, le confessa, & luy ordonna une retraite pour sa penitence, qui fut à Montserrat en Aragon, lieu qui étoit en grande veneration pour lors, à cause des pieux Hermites qui s’y renfermoient. Raimondin executa religieusement cette penitence : car il finit ses jours dans cette sainte retraite. Aprés sa mort, ses enfans firent aporter son corps à Lusignan.

Il reste encore beaucoup de choses à dire de cette histoire ; mais comme elles regardent la vie de Geoffroy à la Grand’dent, j’en laisse le recit à ceux qui voudront prendre la peine de la composer.

J’ajoûteray seulement une remarque, qu’on a toujours faite depuis le depart de Melusine, qui est, que suivant la prophetie de sa mere, à chaque mutation de Seigneur de Lusignan, & même à la mort de tous ceux qui sont de cette Maison, elle apparoît trois jours auparavant en forme de serpent, & fait trois tours, & trois cris plaintifs aux environs de la Forteresse.

L’Auteur, que je viens de citer, rapporte aussi la même chose en parlant de la noble Famille de Sassenage, qui sort de la Maison de Lusignan. Il fait dire à Melusine à ce sujet, par maniere de prophetie :

Quin etiam nostrâ geniti de stirpe nepotes
Lusinianæis venient ex finibus olim,
Qui Sassenagiis æqui dent jura colonis ;
Aspera gens bello, gens fortibus inclita factis.
Quin ubi Parca ferox aliquem
damnaverit orco,
Mœsta subibo Lares duri prænuncia fati,
Flebilibusque leves replebo questibus auras.

Il arrivera aussi un jour que quelques-uns de mes descendans, sortans de Lusignan deviendront Seigneurs de Sassenage : ce seront de grands Guerriers, & qui feront quantité de belles actions. Enfin lorsque quelqu’un de ma Maison sera prêt de mourir, j’iray annoncer leur cruel destin par des cris, & des gemissemens.

Jean Daras assure que Serville, ce fameux Capitaine, qui défendit la Forteresse de Lusignan pour les Anglois contre le Duc de Bery, qui l’assiegeoit, jura à ce Prince, sur sa foy & sur son honneur, « Que trois jours apres la reddition de la Place, un grand serpent, *émaillé de blanc & de bleu, entra dans sa chambre les portes fermées, & vint en debat tant sa queuë sur les pieds du lit où il étoit couché avec sa femme, la quelle n’eut aucune peur, mais que luy en eut beaucoup, & que se saississant de son épée, ce serpent se changea tout d’un coup en femme, & luy dit : Comment, Serville, vous qui avez assisté à tant de sieges & à tant de batailles, vous avez peur ; sçachez que je suis la Maîtresse de cette Place, que je l’ay fait bâtir, & qu’il faut que vous la rendiez dans peu. Ces paroles achevées, elle reprit sa forme de serpent, & se glissa si vîte, qu’il ne put l’appercevoir. » Cet Auteur ajoûte, que le même Prince luy a dit, que d’autres personnes dignes de foy luy avoient juré de l’avoir vuë aussi dans le même tems en d’autres lieux du voisinage, sous la même forme.

Tous ceux qui sont de la Maison de Lusignan, sont persuadez du soin que Melusine prend toûjours de ses descendans ; & il y en a peu qui ne sçachent par la relation de leurs Ancêtres, ou par leur propre experience, ces apparitions merveilleuses.

FIN.

* Morale qu’on doit tirer de la Metamorphose de Melusine.

* Dans un excellent Poëme, qui a pour titre MELUSINA, & qu’il a dedié à la Reine de Suede Christine.

* Les Armes de Lusignan portent burelé d’argent & d’azur, avec deux Melusines pour suppôts. Le serpent se conformoit à ce Blason, qui étoit aussi celuy que Raimondin portoit comme Chevalier : car la cotte d’armes qu’il avoit, lors qu’il combattit Olivier en presence du Duc de Bretagne, étoit bordée, dit l’Histoire, d’argent & d’azur. page 74.

Chapitre VII

Antoine et Regnault de Lusignan marchent contre le roy de Metz, & ensuite contre les Sarrazins. Antoine est élu Duc de Luxembourg, & Regnault Roy de Boheme.

Dés que la nouvelle se fut répanduë par la France, qu’Antoine & Regnault alloient se mettre en campagne pour marcher au secours de la Duchesse de Luxembourg, la Noblesse, qui étoit remplie d’estime pour cette illustre Maison, vint de toutes parts pour les accompagner dans une si juste entreprise, & il y eut de puissans Seigneurs qui amenerent beaucoup de monde avec eux ; ce qui composa en peu de tems, avec les troupes qu’on leva, une armée tres-considerable.

Le rendez-vous general étoit à Lusignan. Les troupes camperent dans la prairie, qui est sous la Forteresse. Jusqu’à leur depart, Antoine & Regnault avoient un soin tres-grand que rien ne manquât au camp, & l’ordre y étoit observé fort exactement ; on faisoit tous les jours l’exercice. Enfin l’armée se trouvant en état de marcher, les deux freres firent leurs adieux, & Melusine en usa à leur égard de la même maniere qu’elle avoit fait avec ses aînez.

La premiere chose que les jeunes guerriers firent étant en marche fut d’entretenir leurs troupes dans une bonne discipline, en passant sur les Terres qui se trouvoient dans leur route ; ils envoyoient toujours par avance demander le passage, pour n’être pas contraints de commettre des actes d’hostilité, & les Princes accordoient leur demande par deux raisons ; la pre miere, que leur armée étoit capable de l’obtenir par la force; la seconde, que la querelle qu’ils embrassoient étoit juste.

Pendant toute la route, Antoine & Regnault prenoient les mesures necessaires pour attaquer les lignes des assiegeans. Les Ambassadeurs leur faisoient un plan de la situation du pays, pour asseoir leur camp avec avantage, quand ils seroient en leur presence. Ils leur enseignoient des moyens pour s’assurer des vivres de toutes parts, & se rendre maîtres de la campagne ; & un jour ils leur dirent qu’ils avoient avis que sur la nouvelle qui s’étoit répanduë qu’il venoit du secours, tous ceux qui n’étoient pas arrivez assez à tems pour se jetter dans la Ville, s’étoient réünis sous un Chef, & inquietoient beaucoup les assiegeants dans leurs convois & dans leurs fourages : de maniere qu’ils ne les soûtenoient que par de grosses escortes ; & qu’ainsi les troupes ennemies se trouvoient tres fatiguées.

Il faut remarquer que parmy tous ces discours, les Ambassadeurs, qui ne songeoient qu’à s’assurer pour toûjours la protection de la Maison de Lusignan, entretenoient leurs Chefs, quand ils en trouvoient l’occasion, des avantages de leur pays, qui étoit d’une plus grande étenduë pour lors qu’il ne l’est aujourd’huy. Ils parloient aussi des belles qualitez de la Duchesse, & Antoine prenoit plaisir à s’en entretenir.

Cependant l’armée s’avançoit, & dés qu’elle fut sur les Terres de Luxembourg, les deux Chefs firent partir un des Barons avec le Chevalier. Celuy-là pour annoncer leur arrivée au Roy de Metz, & luy proposer de lever le siege, aprés luy avoir fait connoître les injustes motifs qui l’avoient porté à l’entreprendre ; sinon luy declarer, qu’ils étoient venus pour le combattre. Celui-cy fut chargé de trouver le moyen de passer dans la Ville, en cas que le Roy demeurât ferme dans son dessein, & on luy remit des Lettres pour rendre à la Duchesse, & au Conseil d’Etat. Celle qui étoit adressée au Conseil, assuroit ; « Que si les Ennemis ne levoient le siege, ils pouvoient s’attendre d’y être forcez ; qu’il ne falloit pas manquer de faire des sorties de toute la garnison au premier bruit qu’on entendroit du côté du camp, pour faire une diversion considerable ; Que le procedé du Roy de Metz étoit en horreur à toutes les troupes, & qu’elles marchoient avec une confiance si merveilleuse, qu’elles partageoient déja ses dépouilles. » Quant à la Lettre pour la Duchesse, elle avoit été écrite par Antoine seul, & étoit conceuë en ces termes :

MADAME, Vôtre Lettre nous a touché si fort, qu’aprés l’avoir luë, nous n’avons pas perdu un moment pour lever des troupes, & marcher à vôtre secours. Le Chevalier vous dira nos forces, & nos bonnes intentions. Si le Ciel les favorise, vous pouvez être assurée de vous voir bien tôt délivrée de vos ennemis. Il ne s’étoit jamais veu jusqu’à present qu’on eût mis le siege devant un cœur pour l’obliger à se rendre. C’est une Place qui ne se gagne qu’à force de tendresse, de soins, d’empressemens, & non pas à main armée ; ce sont-là les troupes qu’on doit faire agir pour s’en rendre maître. Les plus forts bataillons sont de foibles moyens pour s’en emparer. La contrainte en éloigne la possession. Nous aimons la liberté de pouvoir en disposer en faveur de qui il nous plaît. Heureux, Madame, celuy que vous trouverez digne du vôtre.

ANTOINE DE LUSIGNAN.

Le Chevalier qui étoit chargé de ces Lettres, passa heureusement dans la Ville, car le Roy ne voulut entendre à aucune proposition. On ne peut exprimer combien la joye fut grande à la nouvelle de l’arrivée du secours : on disposa tout pour les sorties, & la garnison paroissoit répondre à l’assurance des Lettres.

La Duchesse de son côté fut charmée de voir la galanterie dont Antoine luy écrivoit. Les derniers mots de sa Lettre pouvoient passer pour une declaration. Cet air libre luy fit plaisir. Elle se flatta que ce jeune Guerrier avoit conceu de l’amour pour elle, sur la relation de ses Ambassadeurs ; & c’est aussi de cette maniere que les Princes se connoissent & s’aiment souvent, sans s’être jamais vûs.

Cristine s’entretenoit dans ces sentimens, pendant qu’Antoine & Regnault s’avançoient à grandes journées, parce que le Baron étoit retourné leur porter la réponse du Roy de Metz. Ce Prince, qui avoit de la valeur, ne voulut pas attendre ses Ennemis. Il laissa suffisamment de troupes pour continuer le siege, & marcha au devant du secours, qu’il croyoit, au rapport de ses espions, plus foible qu’il n’etoit ; ce qui le fit abandonner à une maniere de confiance, qui l’empêcha de prendre les précautions qu’il devoit, & lesquelles eussent pû luy assurer la victoire, ou luy donner moyen de la disputer plus long-tems qu’il ne fit : car ses troupes ayant rencontré l’armée d’Antoine, qui marchoit à elles en bataille avec une contenance à ne pas les apprehender, prirent d’abord quelque épouvante, & ensuite leur avant-garde ayant été repoussée avec une vigueur extraordinaire, se renversa sur le corps de l’armée ; ce qui causa un si grand desordre, que tout s’abandonna à une fuite honteuse. Le Roy fit ce qu’il put pour retenir les fuyards, & les rallier ; mais les victorieux les poursuivoient avec tant de chaleur, l’épée dans les reins, qu’ils les menerent battans jusques dans leur camp, où ils entrerent pêlemêle avec eux. Le Roy même pressé par les siens, tomba de cheval à l’entrée des retranchemens, & fut pris par Antoine, qui le donna à garder à son frere, pendant qu’il alla achever de vaincre la garde du camp, qui faisoit une vigoureuse resistance.

Cependant ceux de la Ville ayant aperceu du haut des Tours la déroute du Roy, étoient sortis, & attaquoient vaillamment les troupes qui étoient restées dans le camp; ce qui fit qu’Antoine eut moins de peine à les soumettre. Dés qu’il se vit entierement maître du champ de bataille, il fit venir les quatre Barons, & leur confiant son prisonnier, il les pria d’aller l’offrir de sa part, & de celle de son frere, à la Duchesse, pour en faire ce qu’il luy plairoit. Le Roy fit son possible pour s’exempter de cette honte, jusqu’à dire qu’il aimoit mieux souffrir la mort ; mais Antoine demeura inflexible.

Les Barons firent leur commission. La Duchesse fut extrémement surprise de voir le Roy de Metz, & la generosité d’Antoine. Elle dit au prisonnier, qu’elle ne se sentoit pas assez de force pour le renfermer ; mais qu’il eût à luy promettre, sur sa parole Royale, qu’il ne sortiroit point du Palais sans la permission de ses Vainqueurs. Ce qu’il luy promit volontiers, penetré des manieres honorables dont il se voyoit traitté, contre son attente.

La Duchesse fit prier ensuite ses Liberateurs de venir loger dans la Ville; ce qu’ils firent aprés avoir mis les ordres necessaires au camp ; & elle envoya au devant d’eux les principaux Magistrats, accompagnez des personnes de la premiere qualité de la Cour. Tout le monde étoit surpris de la grife de Lion qui paroissoit sur la jouë d’Antoine, & de voir que Regnault n’avoit qu’un œil ; mais la beauté de leur visage, leur taille avantageuse, & l’air guerrier qu’ils avoient, attiroient l’admiration. Pour la Duchesse, elle n’en fut nullement étonnée : car elle les connoissoit extrémement bien, par la relation du Chevalier, avec qui elle s’en étoit souvent entretenuë. Elle se sentit seulement émeuë à l’abord d’Antoine ; cependant elle se posseda assez pour faire à ces deux Heros des remerciemens proportionnez au service qu’ils luy rendoient, & leur dit qu’elle aviseroit avec son Conseil à la reconnoissance qu’elle leur en devoit.

Antoine prenant la parole luy répondit, que la satisfaction que son frere & luy avoient de la voir si heureusement secouruë, leur tenoit lieu de toute sorte de récompense. Aprés ces honnêtetez, ils passerent à l’apartement du Roy, que son chagrin retenoit solitaire. Antoine en l’abordant, luy tint ce discours.

« L’injustice vous a fait prendre les armes, Seigneur, & violer les droits les plus sacrez ; mais le Ciel vengeur de ces sortes d’actions, vous rend prisonnier d’une Princesse, qui eût peut-être succombé à vos efforts, si nous n’eussions été inspirez de venir à son secours. Vôtre sort dépend de sa volonté, & c’est à elle à le regler. »

« Seigneurs, repartit la Duchesse, les fatigues que vous avez euës, & les hazards que vous avez courus, demandent que le Prisonnier demeure en vôtre possession. Ordonnez donc vous-même de sa destinée.

« En quelque main que je tombe, dit le Roy, on n’aura aucun avantage de me tenir long tems captif, c’est pourquoy vous, Seigneurs, que j’estime pour vôtre valeur ; & vous, Madame, qui malgré mon entreprise, paroissez avoir tant de bonté pour moy, je vous prie de me rendre la liberté, en m’imposant la peine que vous trouverez à propos. »

La Duchesse, qui étoit d’un bon naturel, consentit à cette proposition, & Antoine prononça, « Que le Roy payeroit comptant tous les dommages qu’il avoit faits dans le pays, à l’estimation des Commissaires qui seroient nommez à cet effet. Outre cela, qu’il fonderoit un Prieuré de douze Religieux prés du champ de bataille, pour avoir soin de prier Dieu pour les ames de ceux qui étoient morts dans cette journée, & que pour assurance de ce Traitté il donneroit des ôtages. »

Le Prisonnier consentit à tout pour recouvrer la liberté, & il se crut tellement obligé à ses Vainqueurs, de ne rien demander pour les frais de la guerre, que surmontant genereusement l’amour qu’il avoit pour la Duchesse, il forma le dessein de procurer à Antoine l’avantage d’épouser cette riche heritiere. Il s’en ouvrit à quelques-uns des Barons les plus acreditez, leur representant, que s’ils avoient un Seigneur de cette vertu, ils seroient craints & respectez de leurs voisins. L’affaire fut aussi-tôt proposée dans le Conseil ; & comme en ce temslà on cherchoit les moyens de reconnoître le service signalé qu’on venoit de recevoir des Seigneurs de Lusignan, on trouva qu’il n’y en avoit point de meilleur, que d’offrir à l’aîné ce qu’ils possedoient de plus precieux. Le Roy se chargea d’en parler à Antoine, & les Barons à la Duchesse. Ils y consentirent tous deux d’autant plus volontiers, que l’amour avoit déja fait du progrés dans leurs cœurs depuis leur premiere veuë.

Ce mariage donna beaucoup de joye à toute la Province. Les ceremonies s’en firent avec toute la magnificence de ces tems-là, qui consistoit en des tournois & autres divertissemens semblables. Aprés que la fête fut faite, les Barons renouvellerent leurs hommages au nouveau Duc ; ensuite il alla visiter visiter toutes ses Places, & laissa le Roy de Metz auprés de la Duchesse, son épouse, pour executer les articles de son Traitté.

Dans ces entrefaites, un Courrier, qui cherchoit le Roy, étoit allé droit à Metz, & ne le trouvant point, avoit pris la route de Luxembourg. Il luy rendit une Lettre de Frederic Roy de Boheme, son frere, qui luy mandoit, que le Sarazin Zelodus Roy de Croco étoit entré sur ses Terres avec quatre-vingt mille hommes, & marchoit à Prague, où il s’étoit retiré avec toute sa Noblesse, ne se sentant pas assez fort pour luy faire tête en campagne. C’est pourquoy il le prioit de venir au plutôt à son secours.

Cette nouvelle affligea beaucoup le Roy, parcequ’il se voïoit dans l’impuissance de secourir son frere. La douleur qu’il en avoit, jointe au malheureux état de ses affaires, l’avoient tellement accablé, qu’il étoit retenu au lit, lorsque le Duc arriva. Ce Prince compatit beaucoup à son affliction. Il lut la Lettre de Frederic, & fut touché d’apprendre qu’un si beau Royaume étoit exposé à l’invasion des Infidelles.

Le Roy de Metz voyant le Duc dans ces sentimens, tâcha de l’émouvoir encore davantage, luy representant vivement l’état déplorable où se trouveroit son frere, si les Sarazins le forçoient dans Prague ; qu’il avoit une fille âgée de seize ans, unique heritiere de ses Etats, qui seroit exposée à leur brutalité, & réduite dans un dur esclavage ; qu’il n’y avoit rien qu’il n’offrît pour leur procurer du secours; & qu’il le prioit de luy permettre d’envoyer dans toutes les Cours d’Allemagne, pour en demander non seulement à ses Alliez, mais aussi à tous les Princes ; puisque ce secours regardoit également la conservation de la Foy, & la seureté du pays.

Le Duc Antoine entendant ainsi parler le Roy de Metz, la larme aux yeux, s’offrit d’aller secourir Frederic de toutes ses forces, & le Roy luy promit, qu’à la faveur de ce secours, il feroit donner sa niece en mariage à Regnault avec la Couronne de Boheme aprés la mort de son frere.

Toutes ces considerations firent armer promtement nos deux Heros. Le Roy de Metz alla aussi dans son pays lever autant de soldats qu’il luy fut possible, & il joignit le Duc au plutôt à un rendez-vous qu’il luy assigna sur la route. Le Prince de Cologne leur donna le passage & des troupes; celles de Brandebourg, de Baviere, & plusieurs autres joignirent aussi l’armée Chrétienne. Odon Duc de Baviere étoit à la tête des siennes, comme ayant le plus d’interêt dans cette affaire, car il étoit le plus proche voisin de Prague. Ainsi l’armée se trouva tres-forte, lors qu’elle entra en Boheme.

Elle n’y fut pas plutôt, que le Roy de Metz envoya un Gentilhomme du pays, pour donner avis à son frere du secours qui luy venoit. Le courrier eut le bonheur d’entrer dans la Ville, & il arriva tres juste, parce que Frederic ayant été tué dans une sortie, la garnison, aussi affligée que remplie de crainte, étoit prête à capituler ; mais aprenant une si heureuse nouvelle, sa terreur se dissipa, les forces luy revinrent, & la Princesse Aiglantine, ne songeant qu’à venger la mort de son pere, encouragea elle-même tout le monde à la défense ; si bien que les Sarazins aperçurent bien tôt une nouvelle valeur dans les assiegez. Ils ne sçavoient à quoy l’attribuer ; mais ils en aprirent bien-tôt la cause par leurs coureurs, qui raporterent, qu’une formidable armée de Chretiens venoit au secours de Prague, & n’étoit plus qu’à deux journées du camp.

Cette nouvelle étonna les Sarazins, & Zelodus en parut si surpris, qu’il douta s’il iroit au devant de ces nouveaux ennemis, ou s’il les attendroit dans ses lignes. Enfin il se determina à les attendre, pour ne pas partager ses forces, & il donna tous les ordres necessaires pour les repousser vaillamment.

D’autre côté le Duc Antoine, qui avoit envoyé plusieurs partis vers le camp, pour sçavoir les mouvemens des Sarazins, aprenant qu’ils n’en faisoient aucun, marcha droit à leurs retranchemens, & campa à leur veuë le plus avantageusement qu’il put sur une éminence, qui exposoit son armée aux yeux de toute la Ville, & luy offroit un aussi agreable spectable, qu’il étoit terrible aux Infidelles.

Quant à Zelodus, il visitoit continuellement ses postes, & animoit ses troupes du mieux qu’il pouvoit, avec des discours de mépris contre les Chretiens; mais qui perdirent bien-tôt leur credit dans les esprits, par la fuite de deux gros détachemens, qu’il avoit envoyez garder des passages importans, & qui rentrerent dans les retranchemens avec beaucoup de precipitation, d’effroy, & de perte.

Ces heureux commencemens augmenterent si fort le courage de l’armée Chretienne, que les soldats demandoient à combattre, sans vouloir se reposer ; ce qui fit qu’Antoine, pour profiter de cette ardeur, disposa aussi tôt les attaques Il pria le Roy de Metz, le Duc de Baviere, & Regnault d’en prendre le commandement, & ces Princes s’y comporterent avec tant de valeur, qu’aprés deux heures de combat seulement, ils forcerent les retranchemens des Sarazins ; aidez neanmoins par les assiegez, qui sortirent en grand nombre dans le tems qu’ils virent qu’on attaquoit les lignes. Et cette diversion fit tres-bien : car Zelodus, qui ne s’y attendoit pas, fut contraint de dégarnir quelques-uns de ses postes, pour faire tête de tous côtez ; ainsi les Sarazins se trouvant trop foibles en certains endroits, furent obligez de ceder la victoire aux Chretiens, qui en firent un terrible carnage, & Zelodus fut trouvé parmy les morts.

La joye de cet heureux succés fut diminuée par la douleur d’aprendre, que le Roy de Boheme avoit perdu la vie. La Princesse Aiglantine, qui avoit surmonté dans cette occasion & son sexe & son âge, s’étant trouvée sans cesse à la tête de ses troupes, vint au-devant des Victorieux ; & aprit à son oncle cette triste nouvelle ; elle en étoit si vivement touchée, qu’elle eut de la peine à exprimer à Antoine aux autres Chefs l’obligation qu’elle leur avoit de sa Couronne, & de sa liberté.

Aprés qu’ils eurent témoigné la part qu’ils prenoient tous à la perte qu’elle faisoit du Roy son pere, ils donnerent ordre de poursuivre les Sarazins, qui avoient cherché leur salut dans la fuite. On en assembla un grand nombre ; & le Roy de Metz, qui avoit apris que Zelodus avoit fait brûler le corps de son frere à la veuë de de la Ville, avec indignité, pour émouvoir les assiegez, fit porter celuy de ce Roy barbare sur une montagne voisine, & la fit brûler de même avec un nombre de prisonniers.

Pendant ce tems là on s’appliquoit à preparer la pompe funebre. Tous les Princes assisterent au Service ; & le Roy de Metz, qui n’avoit point encore voulu de clarer à sa niece la promesse qu’il avoit faite au Duc Antoine en faveur de Regnault, parce qu’il étoit juste de luy laisser donner quelques jours à sa douleur, trouva à propos de luy en parler aprés qu’elle eut ren du les derniers devoirs à son pere.

Aiglantine receut cette declaration avec plaisir, persuadée que son oncle ne songeoit qu’à son avantage. Elle assembla ensuite son Conseil, pour deliberer sur cette affaire, & chacun fut ravi de cette proposition ; car une alliance si considerable asseuroit la Couronne de Boheme à la Maison de Frederic, & affermissoit le repos de l’Etat.

Le Roy de Metz aprit aussi-tôt à Antoine & à Regnault la réüssite de leur dessein, & ils allerent ensemble rendre visite à la Princesse, qui les receut agreablement, & ne fut point du tout embarrassée de traitter avec ces Prince d’une affaire si importante. Ce qui les étonna à cause de son âge. Elle fut assistée dans cette negotiation de ses Ministres, & des premiers Seigneurs du Royaume. Les articles du mariage furent dressez, & la celebration s’en fit quelques jours aprés au grand contentement des peuples.

Les réjoüissances, qui se firent à ces noces, furent extraordinaires par tous les divertissemens qui parurent dans l’armée. Les soldats en inventerent de plusieurs sortes ; & la Reine, qui avoit le cœur martial, se plaisoit si fort à les voir, qu’elle étoit presque toûjours dans le camp. Enfin aprés que la fête fut finie, & que Regnault eut travaillé avec son frere, & avec le Roy de Metz, aux moyens de s’affermir sur le Trône, chaque corps des troupes étrangeres reprit le chemin de sa Province ; & Antoine, accompagné du Duc de Baviere, qu’il quitta en repassant par ses Etats, retourna à Luxembourg.

Ces deux Princes, Antoine & Regnault, eurent des enfans mâles, qui augmenterent la reputation de leurs peres. Antoine eut Bertrand & Lohier. Regnault eut Oniphar, Prince tres vaillant, & qui conquit, avec Lohier son cousin, la Hollande, la Zelande, le Danemarc & la Norvege. Bertrand épousa Melide, fille du Roy de Metz, & succeda à son Royaume. Quant à Lohier, il fut Duc de Luxembourg, & purgea les Ardennes de voleurs, qui s’y étoient fortifiez.

Aprés avoir raconté les illustres établissemens de ces cinq premiers fils de Melusine, revenons à Raimondin, qui de son côté s’étoit aquis des Provinces entieres, & recevoit des hommages jusqu’en Bretagne. Ainsi il se voyoit un des plus puissans Seigneurs de France, & sa famille la mieux établie qui fût en Europe. Il avoit receu des nouvelles de la haute fortune de ses deux derniers fils aussi-tôt aprés leur élevation ; ce qui l’avoit comblé de joye.

Ainsi la prophetie de sa femme étoit accomplie à cet égard, & elle se fût soûtenuë pour tout le reste jusqu’à la fin, s’il luy eût gardé la parole qu’il luy avoit donnée, & dont l’execution faisoit la durée de son bonheur ; mais disons de quelle maniere il la faussa, & la triste avanture qui s’ensuivit.

Chapitre VI

Mariage d’Odon de Lusignan avec la princesse Constance, héritière du Comté de la Marche.

A QUELQUE tems de là Melusine songea à marier Odon son second fils à la fille du Comte de la Marche, qui estant seule heritiere de cette Province, qui luy estoit voisine, paroissoit plus convenable à son alliance. Elle disposoit ainsi d’abord dans son esprit de tout ce qui pouvoit estre avantageux à sa Maison, & aprés elle en parloit à son mary, qui ne s’opposoit jamais à ses sentimens, parce qu’il avoit une longue experience de son habileté & de l’empressement qu’elle avoit pour son élevation.

Melusine ouvrit donc à Raimondin le dessein qu’elle avoit conçu pour le mariage d’Odon ; ce qu’il aprouva beaucoup, & d’autant plus qu’il aimoit ce fils avec prédilection, parce qu’il estoit d’une humeur douce & convenable à la sienne ; ce qui est assez ordinaire dans les peres pour leurs enfans.

La chose estant resoluë, ils choisirent un de leurs premiers Barons, pour l’envoyer en Ambassade vers le Comte de la Marche, & pour luy faire la demande de sa fille. Melusine qui avoit le don d’estre instruite du futur dans les choses seulement qui regardoient le destin de sa famille, & non pas de ce qui la concernoit elle-même, comme il a toûjours paru dans son Histoire, sçavoit tres-bien qu’aprés plusieurs difficultez on leur accorderoit cette Princesse, quoy que le Comte de la Marche eût un engagement ailleurs : c’est pourquoy elle fit sans crainte la dépense qui estoit necessaire pour faire paroître à cette Cour son Ambassadeur avec beaucoup de magnificence.

Tout cadra au sujet de l’Ambassade. Le Baron étoit un jeune homme d’environ trente ans, tres-bien fait de sa personne, & qui ressembloit même à Odon. Il étoit accompagné de la plus belle jeunesse de la Cour, qui avoit fait travailler à l’envy à des habillemens fort galands, & à de superbes équipages.

L’Ambassadeur partit avec ce train magnifique, & arriva à Gueret, où le Comte faisoit sa residence pour lors. CePrince fut surpris à la lecture de la Lettre de Raimondin, non pas à cause de son alliance, parce qu’il l’estimoit beaucoup, & s’en faisoit honneur, mais à cause de l’engagement qu’il avoit avec le Dauphin de Viennois, pour lequel le Comte de Provence, son oncle, étoit venu luy-même luy demander sa fille en mariage, & la luy avoit promise.

Le Comte fit connoître ce fâcheux contre-tems à l’Ambassadeur, qui apporta toutes les raisons, qu’on peut s’imaginer, pour combattre celles qu’on luy alleguoit ; mais voyant qu’aprés plusieurs conferences, qu’il avoit euës, tant avec le Comte en particulier, qu’avec ses Ministres, il n’avançoit rien, & que cette maniere de traiter avec luy avoit toutes les apparences d’un refus honnête, il s’avisa de faire en sorte de gagner la Princesse, qu’il avoit apris n’avoir pas donné son consentement à ce mariage ; & dans ce dessein, il feignit de tomber malade, pour avoir un pretexte plausible de rester à Gueret. Aussi – tôt il fit donner avis au Comte de son indisposition, & ce Prince luy envoya faire offre de tout ce qu’il jugeroit necessaire pour soulager son indisposition.

Dés que l’Ambassadeur eut pris ses mesures de ce côté-là, il pratiqua en Politique adroit un des Officiers de la Princesse, qui se trouvoit parent d’une de ses filles d’honneur, & pour laquelle elle avoit toute la confiance possible. Ce fut par le moyen de cet Officier, qui se nommoit Durval, qu’il établit son intrigue. Il luy promit de faire sa fortune, & à sa parente, si elle pouvoit engager la Princesse Constance à ne point donner son consentement pour son mariage avec le Dauphin, & qu’il luy en suggereroit les moyens, pourvû qu’il pût instruire luy-même la Demoiselle de ce qu’elle auroit à dire à sa Maîtresse.

Durval, qui ne douta point de sa fortune s’il réüssissoit dans cette negotiation, promit tout à l’Ambassadeur, & partit en même tems pour aller executer sa commission, Il n’employa aucun préliminaire auprés de sa parente avant de luy declarer sa proposition, dans l’assurance qu’il avoit quelle la recevroit agreablement ; ce qui arriva : car Belinde (c’étoit le nom de cette fille) fut ravie d’une si heureuse occasion, pour ne point quitter sa Maîtresse, parce que le bruit couroit à la Cour, que le Dauphin vouloit changer tous les domestiques de la Princesse, pour mettre auprés d’elle les Officiers qui avoient servi la Dauphine sa mere, qui etoit morte depuis peu.

Belinde, qui étoit une fille d’esprit, & pleine de précaution, trouva à propos que les entreveuës de l’Ambassadeur & d’elle se fissent dans la maison de son parent, où elle étoit libre d’aller sans soupçon, qu’elle ne manqueroit pas de s’y rendre tous les jours, dés que la nuit seroit venuë, & qu’elle commenceroit le même soir.

Durval ayant rendu compte à l’Ambassadeur de sa negotiation, ce Ministre connut qu’il ne pouvoit pas tomber en de meilleures mains, pour réüssir à son dessein. Il s’aplaudit par avance de cette heureuse réüssite, à l’imitation de ceux qui font quelque entreprise d’importance, & le moment de voir Belinde luy faisoit desirer avec empressement l’arrivée de la nuit.

Il est facile de se persuader que cet empressement porta l’Ambassadeur à se trouver le premier au rendez vous, & Belinde ne le fit pas beaucoup attendre. J’ay dit que le Baron étoit un jeune homme bien fait ; il avoit autant d’esprit que de bonne mine, & Belinde ne l’avoit pas encore vû, parce qu’on n’avoit pas permis à cet Ambassadeur d’avoir audience de la Princesse, étant une chose inutile, & même dangereuse, dans les engagemens où l’on étoit.

Le Baron commença par recommander à Belinde le secret dans toute la conduite de cette affaire, luy faisant voir que c’étoit le moyen le plus seur d’y reüssir. Ensuite il luy representa l’avantage qu’elle procureroit à sa maîtresse, si elle pouvoit être cause de son mariage avec un Prince qui étoit frere de ces jeunes Heros, lesquels depuis quelques années s’étoient aquis des Royaumes par leur valeur ; Que ses Etats étant voisins de ceux de Lusignan, Odon resteroit auprés d’elle ; au lieu qu’épousant le Dauphin, elle seroit obligée d’aller habiter un pays rempli de montagnes, & de vivre avec un peuple, dont le cœur tenoit beaucoup du naturel de ces lieux.

Mais comme l’Ambassadeur poursuivoit son discours, Belinde l’interrompit pour luy dire franchement, qu’elle sçavoit mieux que luy ce qu’il falloit representer à sa maîtresse, & qu’il la laissât faire. L’Ambassadeur aprouva fort son air libre, connoissant que c’étoit l’effet d’un bon cœur, & que cette fille avoit interêt que la Princesse n’épousât pas le Dauphin.

L’Ambassadeur se voyant ainsi assuré de la bonne volonté de Belinde, tira de sa poche un portrait de son Maître, enrichi de diamans, & le luy mit entre les mains. Le portrait ressembloit fort. Il fit l’admiration de cette confidente, & elle assura l’Ambassadeur, qu’il seroit beaucoup mieux reçû que celuy du Dauphin qu’on avoit donné à sa Maîtresse. Le Baron voulut faire present ensuite à Belinde d’un diamant de grand prix, qu’il portoit à son doigt ; mais il trouva tant de generosité dans cette fille à le refuser plusieurs fois, avec des discours toutà-fait spirituels, qu’il en fut charmé.

Belinde étoit une grande brune fort agreable ; elle avoit les yeux vifs & les plus belles dents du monde ; le reste de son visage n’étoit pas tout-à-fait regulier ; mais sa taille étoit fine, & elle avoit un agrément dans toute sa personne qui la rendoit aimable.

Tout ce que je viens de dire à l’avantage de Belinde, avoit si bien touché l’Ambassadeur, qu’elle luy donna à rêver dés qu’il l’eut quittée ; la vivacité de son esprit luy avoit plû sur tout ; mais il cessa de penser à cette charmante fille, pour songer à rendre compte à Raimondin & à Melusine du projet qu’il avoit fait, & de l’esperance qu’il avoit d’y réüssir. Il n’avoit pas jugé à propos de le faire avant que d’être bien asseuré de son intrigue. Il depêcha donc un Courrier, par lequel il les informa de tout, jusqu’aux moindres circonstances, & en attendant leur réponse, il continua ses correspondances avec sa confidente. A dire la verité, il brûloit d’envie de la revoir, autant pour le repos de son cœur, que pour l’interêt de son Maître.

Le lendemain il fut bien dans une autre agitation, quand il vit que Belinde ne venoit point au rendez vous : tellement qu’aprés l’avoir attenduë fort avant dans la nuit, il pria Durval d’aller en sçavoir la cause ; & il revint, sans qu’il luy eût été possible de luy parler; parce qu’on luy dit que la Princesse se trouvoit indisposée.

Cependant quelques Officiers de la chambre aïant dit à Belinde que Durval avoit demandé à luy parler, elle se douta bien que c’étoit l’impatience de l’Ambassadeur, qui l’avoit envoyé vers elle, pour apprendre ce qu’elle avoit fait. Elle avoit aussi beaucoup d’envie de l’entretenir ; mais l’indisposition de sa Maîtresse l’empêchant de la quitter, elle s’enferma un moment pour écrire le billet qui suit, & qu’elle remit entre les mains de Durval, qu’elle avoit envoyé querir. Il contenoit ces paroles :

Comme je vous connois un homme capable de ne pas reposer cette nuit, si je ne vous donne des nouvelles de ce que vous m’avez confié, je vous diray que la presence de l’absent a fait mettre son rival au coffre. Ce combat a duré peu de tems ; cependant le champ de bataille en souffre, mais nul bien sans peine. Dormez en repos, & reposez-vous sur mes soins. Adieu.

L’Ambassadeur, à qui Durval rendit ce billet, aussi-tôt qu’il l’eut reçu, fut ravi de l’exactitude de Belinde. Son stile luy parut particulier, & il y trouva d’autant plus d’esprit, qu’il falloit être instruit de leur affaire, pour entendre ses expressions. Enfin il reconnut que rien ne le démentoit en elle : car sa maniere d’écrire répondoit à son humeur libre. Cet heureux commencement luy faisoit bien augurer de la suite ; il étoit pourtant curieux d’aprendre en original comment ce combat s’étoit fait, & ce qui se passoit pour lors dans le champ de bataille, qui étoit le cœur de la Princesse.

Belinde avoit pris son tems juste que sa Maîtresse, en touchant quelques hardes, fit tomber le portrait du Dauphin, qui étoit dedans ; & cette fille, qui n’en étoit pas éloignée, l’ayant ramassé, dit à la Princesse : Madame, cette chute n’est pas avantageuse à ce portrait.

J’ay remarqué, repartit la Princesse, que voilà déja plusieurs fois qu’il tombe, & que cependant il ne s’est fait aucun mal.

Qui sçait, Madame, reprit Belinde, si le dedans n’en souffre pas ?

Tu es toujours pleine de pointes, repliqua la Princesse ; j’entens ce que tu veux dire. Il est vray que l’original ne me plaît pas trop; mais il faut obéïr.

J’avouë, Madame, répondit Belinde, que vous devez l’obéïssance ; mais comme on ne vous force point, que ne vous expliquez-vous ?

Il n’est plus tems, Belinde, dit la Princesse, c’est une affaire reglée ; la parole, que mon pere a donnée, entraîne la mienne, & anneantit ma volonté.

Mais, Madame, ajoûta cette confidente, pouvez – vous vous resoudre à passer le reste de vos jours avec un homme dont vous connoissez toutes les imperfections ; pendant qu’un Prince tres-bien-fait, & d’une Maison tres-illustre, recherche avec empressement à vous posseder ? Toute la Cour vous plaint depuis l’arrivée de son Ambassadeur. Ce Seigneur a charmé tout le monde d’abord qu’il a paru, tant par la suite nombreuse des gens de qualité qui l’accompagnent, que par sa galanterie, & ses équipages magnifiques. Cette prodigieuse dépense montre également la puissance de son Maître, & l’ardeur de son amour. Vous ne répondez rien, Madame ; n’êtes-vous pas sensible à de si nobles marques de sa tendresse ?

La Princesse gardoit le silence, & souffroit de ne pouvoir exprimer ce qui se passoit dans son cœur en faveur d’Odon; ce que Belinde apercevant, & voulant profiter de ce moment, Madame, poursuivit-elle, il est fâcheux qu’on n’ait pas donné permission à l’Ambassadeur d’avoir l’honneur de vous voir, parce qu’il a un tres-beau portrait de son Maître à vous remettre entre les mains ; je l’ay vû, & sçay où il est.

Ne pourrois-je point le voir ? interrompit la Princesse avec precipitation.

Oüy, Madame, dit Belinde, & je n’iray pas loin pour vous le montrer. Ensuite tirant ce Portrait d’un petit sac en broderie, où il étoit enfermé, elle se mit en état de l’ouvrir ; mais la Princesse le luy prit pour avoir ellemême ce plaisir. Elle fut surprise de voir la beauté, & le bon air d’Odon, & cette peinture, quoique muette, eut une éloquence si vive, qu’elle se fit entendre long tems, sans que la Princesse proferât une seule parole.

Belinde étoit ravie de ce silence, dont elle connoissoit la cause ; elle n’avoit garde de l’interrompre ; il étoit trop avantageux à la perfection de son ouvrage ; enfin la Princesse le rompit elle-même, pour luy avoüer qu’elle se figuroit tant de charmes dans l’original de ce Portrait, qu’elle ne pouvoit plus souffrir celuy du Dauphin; & elle donna ordre dés ce moment à Belinde de l’ôter de sa veuë. Ensuite elle pressa cette confidente de luy dire de quelle maniere le portrait d’Odon luy étoit tombé entre les mains, & si elle ne pouvoit pas le garder.

Alors Belinde luy raconta l’avanture qui luy estoit arrivée avec l’Ambassadeur, & dans quel esprit elle s’étoit chargée de ce portrait ; Ajoûtant qu’elle pouvoit le garder en seureté ; mais qu’il falloit songer aux moyens de rompre son mariage avec le Dauphin.

La Princesse estoit si fort occupée de sa passion naissante, qu’elle dît à Belinde de prendre elle-même ce soin, parce qu’elle ne se sentoit pas l’esprit assez libre, pour donner à une affaire de cette importance toute l’aplication qu’elle meritoit. La Confidente s’en chargea volontiers, & pendant toute la soirée leur conversation roula sur la violence qu’on luy faisoit, & sur le malheur des Princesses qui sont presque toûjours les victimes de la raison d’Estat.

Toutes ces reflexions, jointes à la passion de la Princesse, qui se formoit de moment en moment par la vûë continuelle du portrait d’Odon, luy firent passer une si mauvaise nuit, que sa santé s’en trouva alterée, ce qui fut cause, comme nous l’avons dit, que Belinde ne put pas aller ce soir-là rendre compte à l’Ambassadeur du bon succés de ses soins ny le jour d’aprés ; ce qui obligea l’Ambassadeur, qui avoit conçu de l’amour pour cette aimable fille, à luy écrire le Billet suivant.

J’ay reçû vôtre Enigme, que j’ay developée aussi tost. Je voudrois bien sçavoir si la victoire est complette. En attendant le plaisir de vous voir, charmante Belinde, je vous avouëray que vous estes fort dangereuse à regarder fixement ; & que j’ay peur en voulant faire les affaires d’autruy, de gâter les miennes. Vous voilà exposée aux confidences de toutes manieres ; ne manquez-donc pas de venir demain, afin que je vous explique celle-cy : Adieu.

L’Ambassadeur fit tenir ce Billet par la voye ordinaire, & Belinde en lisant cette maniere de declaration, crut qu’il avoit voulu seulement trouver matiere pour luy écrire. Cependant la chose estoit tres – serieuse, ainsi que nous le verrons par la suite. Elle vint le lendemain au rendez vous, & fut surprise de ce que le Baron l’entretint d’abord de ses propres interests ; mais comme elle avoit beaucoup d’esprit, elle tourna si adroitement la conversation, qu’elle ne parla que de ceux de son Maistre, luy faisant un recit exact de la conduite qu’elle avoit tenuë; De quelle maniere la Princesse estoit resoluë à preferer Odon au Dauphin, pourvu qu’on la soûtint dans ses resolutions ; Combien son portrait luy faisoit de plaisir à voir ; Enfin, tout ce qu’elle avoit dit à l’avantage du Prince de Lusignan.

Ce Discours ravit l’Ambassadeur, il estoit charmé de ce que sa Maîtresse avoit si bien commencé, parce qu’il tenoit la fortune de cette aimable fille, assurée si la conclusion y pouvoit répondre ; il luy dît à ce sujet tout ce qu’il put pour luy faire plaisir, & leur conversation ne fut tissuë d’autre chose.

Dés que l’Ambassadeur fut retiré chez luy il fit ses dépêches pour Lusignan, & elles partirent à la pointe du jour. Il ne fut pas long-temps à en avoir réponse. Il reçut ordre de feindre toûjours sa maladie pour ne pas quitter prise, jusqu’à ce qu’on eût trouvé des mesures convenables à l’estat des affaires. Le Courier luy remit encore une grosse somme d’argent, & plusieurs bijoux de grand prix pour distribuer à ceux qui rendroient service dans cette occasion.

On peut juger si l’Ambassadeur en offrit à Belinde. Elle les refusa long temps, & elle n’eût jamais rien accepté, si elle n’eût parlé à sa Maîtresse de toutes ces richesses dont on vouloit luy faire part à toute force. Cet air de grandeur de la part d’Odon plut infiniment à la Princesse, qui ne voyoit rien de magnifique du costé du Dauphin ; elle obligea Belinde à violenter une vertu desinteressée, & si rare dans tous les siecles. Ainsi elle reçut des presens tres considerables, & les cacha fort prudemment, crainte de donner des soupçons qui luy eussent été funestes.

Cependant le Dauphin ayant eu avis par son Resident qu’il étoit arrivé un Ambassadeur de Lusignan, pour demander la Princesse Constance en mariage, avoit écrit au Comte de la Marche à ce sujet, lequel luy avoit fait réponse, qu’à la verité cet Ambassadeur luy avoit fait la demande de sa fille, mais qu’ayant des engagemens de son costé, il l’avoit remercié de l’honneur que son Maître luy faisoit, & que sans une indisposition qui estoit survenuë à cet Ambassadeur, il s’en seroit retourné.

Le Dauphin naturellement soupçonneux, ne se tint pas en repos par cette réponse. L’indisposition de ce Ministre, arrivée si à propos, luy fit craindre quelque intrigue de Cour. Il en écrivit à son Resident, qui veilla si bien, que l’Ambassadeur fut veu pendant trois soirs consecutifs sortir de chez luy seul à cheval, mais si bien monté qu’on n’avoit pû le suivre ; ce qui fut heureux, car on ne découvrit rien du mystere. Toutefois le Resident s’étant plaint au Comte de ce que l’Ambassadeur restoit toûjours à Gueret, quoy qu’il se portast bien, ce Prince voulut s’en éclaircir, & ayant reconnu la feinte de l’Ambassadeur, il le fit prier de se retirer, ce qu’il n’executa pas ; au contraire, il se plaignit hautement, que c’étoit violer le droit des Gens, & même celui de l’humanité, que de vouloir contraindre le Ministre d’un Prince, avec lequel on étoit en bonne intelligence, à se retirer au plus fort d’une maladie. Tous les Seigneurs de sa suite, qui avoient fait quantité d’amis par la grande dépense qu’ils faisoient depuis qu’ils étoient dans le pays, semoient ces mesmes plaintes de tous costez, & augmentoient le murmure, ce qui obligea à laisser les choses comme indecises, parce que le Comte n’osoit prendre le party de la force, crainte de s’attirer sur les bras une Maison aussi puissante & aussi redoutable qu’étoit pour lors celle de Lusignan.

Dans ces entrefaites, le Dauphin apprehendant l’effet de ses soupçons, arriva en poste à la Cour, & sollicita fortement le Comte de la Marche de conclure son mariage. La Princesse l’avoit reçu assez froidement, ce qui donnoit lieu à son pere de ne rien precipiter, car il avoit beaucoup de tendresse pour elle. Belinde estoit toûjours son conseil, & l’Ambassadeur le conseil de Belinde ; un avis qu’il avoit reçu qu’on l’épioit luy avoit fait changer d’allure ; il ne voyoit plus sa Confidente que travesty en habit de femme, à quoy sa taille convenoit assez.

Enfin, le Comte pressé par le Dauphin, proposa à sa Fille de l’épouser dans huit jours, & il donna des ordres pour les preparatifs du mariage. L’Ambassadeur eut aussi-tost avis par Belinde de cette resolution. Cette fille, qui estoit devenuë plus que son amie, ne manquoit pas de l’informer exactement de tout ce qui se passoit, & elle en estoit bien payée de toute maniere. Cette conjoncture estoit fâcheuse, & demandoit un azile dont la protection pût mettre la Princesse hors la portée de la puissance de son pere. Aprés avoir bien cherché, ils trouverent qu’il n’y avoit que l’Eglise, de qui les privileges estoient alors encore plus respectez qu’ils ne le sont aujourd’huy en Italie, qui pût l’en garantir. Il fut donc arresté, que la Princesse iroit se jetter entre les bras d’une de ses tantes, Abbesse d’un celebre Monastere qui estoit dans la Ville, & que Belinde ne la suivroit point pour deux raisons ; l’une afin de ne donner aucun soupçon d’elle ; l’autre pour estre en liberté d’aller & de venir pour ses interests.

Belinde, qui estoit persuadée que tout ce qu’elle faisoit ne pouvoit estre que tres-avantageux à sa Maîtresse, la porta à se retirer auprés de cette Tante, puisqu’il n’y avoit que cet azile pour la delivrer des persecutions du Dauphin. La Princesse s’y resolut aussi -ost, car elle estoit entreprenante, & croyoit aveuglément tout ce que luy disoit sa Confidente. Elle sortit donc du Palais de grand matin, suivie d’une de ses filles, à laquelle elle ne declara point son dessein ; & elle entra dans le Convent avant que sa Tante en fût avertie, parce qu’elle le trouva plus à propos.

Vous voyez, Madame, dit elle en l’abordant, & se jettant entre ses bras, fondante en larmes, une malheureuse Princesse, qui ne peut trouver d’autre azile que cette sainte Closture pour la delivrer des injustes pretentions d’un homme, qu’on veut luy faire épouser, contre sa volonté. J’ay fait assez présentir à mon pere qu’il en avoit donné sa parole trop legerement ; mais comme la chose dépend de mon consentement, il doit s’en croire aujourd’huy degagé par la declaration publique que j’en fais. Je vous prie de le faire avertir que j’ay choisi ce lieu pour ma retraite, & que je n’en sortiray jamais tandis qu’il sera dans les sentimens où je le vois.

L’Abbesse fur également étonnée du discours de sa niece, & de sa fermeté ; elle fit donner aussi-tost avis au Comte de la retraite qu’elle avoit choisie. Il vint dans le moment au Convent, où aprés avoir esté informé par sa sœur de la resolution de la Princesse, & convaincu par les raisons de cette pieuse Dame, du danger qu’il y a de forcer la volonté d’une fille à ce sujet, il fit venir Constance, qui soûtint tres-bien son caractere, & parla avec tant de force à son pere, qu’il ne put luy contredire, & se retira penetré de douleur.

Le Comte fit avertir le Dauphin de ce triste évenement ; ce Prince passa aussi-tost de son apartement à celuy du Comte, tout transporté, & ne pouvant croire à ses paroles, courut à la chambre de la Princesse, où il trouva toutes ses filles dans une terrible affliction. Ce spectacle le toucha, car leurs larmes & leur silence sembloient luy reprocher la perte de leur Maîtresse. Il courut ensuite au Convent, & demanda à parler à Constance, mais inutilement ; sa Tante ne put obtenir d’elle de la faire aller au parloir ; & même, pour éviter toute sorte de visite, elle se mit au lit.

Le Dauphin prit ce refus pour un sanglant affront ; & il s’en plaignit au Comte avec tant d’aigreur, qu’il perdit mesme le respect qu’il devoit à un Prince, qui l’avoit reçu si honorablement dans ses Estats, & avec lequel il étoit en si grande liaison ; mais le Comte regarda toutes ses extravagances avec plus de pitié que de ressentiment. Enfin, cet Amant malheureux,  voyant qu’il n’y avoit pas moyen de flechir la Princesse, à laquelle il fit parler encore par son pere, & par plusieurs Dames de la Cour qui entroient dans le Convent, il reprit la poste pour s’en retourner en Dauphiné.

Cependant Belinde, & l’Ambassadeur triomphoient dans leur cœur, & s’aplaudissoient d’avoir si heureusement réüssi. Belinde voyoit souvent sa Maîtresse ; elle la fortifioit dans ses resolutions, & aprés le depart du Dauphin, elle luy conseilla encore de ne point sortir du Couvent, de crainte qu’il ne revint sur ses pas, & que n’étant plus maîtresse de sa personne, on ne contraignît ses volontez ; ce qu’elle observa : car son pere luy ayant proposé de revenir auprés de luy, elle le pria de regler sa destinée avant sa sortie, & luy representa, que le Dauphin n’étant pas né pour elle, on luy faisoit d’autres propositions qu’il pouvoit écouter.

Il n’en fallut pas davantage au Comte pour penetrer les sentimens de sa fille. Il ne les condamna pas ; mais il la blâma d’avoir gardé le silence, pendant qu’elle voyoit qu’il prenoit des engagemens ailleurs. Ajoûtant que puis qu’elle luy avoit déclaré sa pensée, il alloit prendre des mesures pour la satisfaire.

En effet le Comte, en quittant sa fille, alla assembler son Conseil, auquel il exposa tout ce qui s’étoit passé entre elle, & le Dauphin ; & dît à ses Ministres, qu’ils eussent à aviser non seulement à la maniere dont il pourroit retirer sa parole, mais encore s’il pouvoit s’engager du côté de Lusignan, pour satisfaire à la declaration que la Princesse luy en avoit faite, & qu’elle souhaittoit de voir reglée avant que de sortir du Couvent.

Ces propositions ne firent pas de difficulté. Tous les Conseillers dirent d’une voix au Comte, que son engagement cessoit de droit au moment que la Princesse ne vouloit point donner de consentement à son mariage, & que le Dauphin l’avoit si bien reconnu luy-même, qu’il avoit pris le party de s’en retourner, aprés avoir fait toutes les tentatives qu’il avoit pû auprés d’elle ; & qu’ainsi il étoit libre de traiter avec qui il luy plairoit, aprés sa declaration ; Que la Maison de Lusignan étoit puissante, & que l’époux de la Princesse devant naturellement succeder à ses Etats, il seroit tresavantageux de s’allier avec un Prince de cette Maison, qui étoit son voisin. Au sortir du Conseil le Comte alla declarer à sa fille, qu’elle étoit libre de choisir un époux. Elle reçut cette nouvelle sans faire paroître aucune émotion ; ce qu’il admira. La Princesse étoit d’un esprit ferme, & sçavoit se posseder. Elle remercia son pere, & le pria de travailler à sa liberté,  parce qu’elle étoit resoluë de ne point sortir du Couvent que dans le moment qu’il faudroit aller au pied des Autels.

Belinde se trouva auprés de sa Maîtresse, lorsque son pere luy aporta cette agreable nouvelle. Il est aisé de s’imaginer la joye qu’elle en témoigna à cette confidente, parce qu’elle commençoit d’avoir une passion violente pour Odon. Elle étoit ravie d’aprendre que la realité alloit succeder aux charmantes idées qu’elle s’étoit faite de ce Prince, & qu’enfin elle possederoit bien-tôt l’original d’une peinture, qui avoit nourri son amour avec tant de plaisir.

On peut croire que l’Ambassadeur fut informé dans le moment de cette nouvelle. Belinde luy fit le recit exact de tout ce qui s’étoit passé, & luy dît, que la fermeté que la Princesse avoit fait paroître à ne point sortir du Convent que son destin ne fût réglé, avoit avancé les affaires au point où elles étoient ; qu’apparemment le Comte alloit l’envoyer querir, pour renoüer avec luy, & qu’il falloit qu’il se portât mieux pour aller le trouver au premier ordre.

La journée entiere se passa neanmoins sans que l’Ambassadeur reçût aucune nouvelle de la part de la Cour; ce qui l’inquieta beaucoup : Belinde n’en fut pas moins surprise, aussi-bien que la Princesse. Ils ne sçavoient à quoy attribuer ce retardement. Enfin ils tinrent conseil, & il fut resolu que l’Ambassadeur, feignant de se mieux porter, feroit demander audience au Comte, pour prendre congé de luy, & s’en retourner à Lusignan.

Ce conseil fut fort adroit pour faire expliquer le Comte. L’Ambassadeur demanda son audience de congé, & il trouva le Prince dans toute une autre disposition que celle de luy accorder la permission de se retirer. Il fut ravi de ce que l’Ambassadeur luy donnoit luy-même occasion de luy parler : car il étoit fort embarrassé à trouver un sujet pour le faire venir au Palais ; l’interêt de son honneur voulant qu’il ne parût pas rechercher une alliance qu’il avoit refusée. Il commença par congratuler l’Ambassadeur, en souriant, de son bon visage aprés une si longue maladie, & ensuite il luy demanda des nouvelles de Lusignan.

Je n’en reçois, Seigneur, que des Lettres pleines de chagrin de la partdu Prince Odon, répondit l’Ambassadeur, depuis qu’il a été informé du bonheur de son rival.

Il n’est pas grand, repartit le Comre : car apparemment vous avez appris que le Dauphin est parti plein de dese poir des traittemens qu’il a reçus de ma fille.

C’est donc une affaire rompuë, Seigneur, reprit l’Ambassadeur. Si cela est, promettez moy d’offrir à la Princesse les respects de mon Maître, & de luy engager son cœur.

Je suis seur, repliqua le Comte, que vôtre offre sera bien reçu, & vous le sçavez comme moy. Je ne veux point penetrer ce mystere ; mais s’il est vray que le Prince est accablé d’un si grand chagrin, vôtre maladie sera cause de sa guérison. Mandez luy qu’il ait à se mieux porter, & qu’il se prepare à venir nous voir.

L’Ambassadeur reçut cet ordre avec un plaisir incroyable. Il depêcha aussitôt un courrier à Raimondin & à Melusine, pour leur donner cette agreable nouvelle, qui étoit l’effet de ses soins, par le moyen de l’intrigue qu’il avoit si bien conduite, & dont il les avoit informé exactement, à mesure qu’il faisoit quelque progrés.

Odon ne tarda pas à venir aprés cet avis. Son amour luy prêta des aîles. Le Comte de la Marche eut beaucoup de joye de le voir. Il avoit tout un autre air que le Dauphin.

Belinde aprit son arrivée à sa Maîtresse ; & comme elle avoit été curieuse de le voir des premieres, elle voulut luy faire une fidelle description de sa personne, afin qu’elle ne fût point surprise par son abord. Ainsi cette Princesse se trouva bien preparée lorsque son pere luy amena luy-même son Amant : car elle avoit tenu parole, n’ayant point voulu sortir du Couvent pour l’arrivée d’Odon.

Je tais les ceremonies de cette entreveuë, qui fut fort serieuse à cause de la presence du Comte : toutefois les changemens qu’on remarquoit sur les visages de ces Amans, témoignoient l’agitation de leur cœur. Mais ils n’en furent pas toujours sur le compliment. Odon vit sa Maîtresse sans témoins ; leurs conversations furent charmantes; jamais l’amour n’a inspiré de plus tendres sentimens. Belinde étoit souvent de tiers avec eux. Le Prince la regardant comme la mediatrice de son bonheur, luy faisoit toutes les amitiez possibles. L’Ambassadeur accompagnoit aussi quelquefois son Maître dans ses visites ; & quand ils se trouvoient tous ensemble, ils disoient mille plaisanteries sur les avantures de leur intrigue ; & Belinde, qui par la vivacité de son esprit étoit l’ame de ces agreables entretiens, leur faisoit des portraits si réjoüissans des gens qui les avoient traversez, & particulierement du Dauphin, qu’ils étoient contraints quelquefois de la faire taire, n’en pouvant plus de rire.

Pendant qu’Odon passoit le tems si agreablement, Melusine faisoit travailler au plus superbe équipage qu’on eût jamais vû; & cette Dame ayant le don de perfectionner les ouvrages en peu de tems, on le vit bien-tôt sur pied ; Elle en donna encore la conduite à l’ancien Chevalier, qui avoit suivi Raimondin en Bretagne ; & comme son dessein étoit de faire assister Antoine & Regnault, ses quatriéme & cinquiéme fils, au mariage de leur frere, elle les fit accompagner par huit cens Gentilshommes les mieux faits qui fussent dans ses Etats.

Ce grand train arriva à Gueret, & fit un fracas prodigieux, parce que la Ville se trouvant trop petite pour contenir tant de monde d’extraordinaire, il fallut particulierement trouver des écuries pour les chevaux des Chevaliers, & ceux de leur suite, la saison ne leur permettant pas de camper. Il n’est pas hors de propos de faire le recit de l’entrée magnifique que firent Antoine & Regnault dans Gueret, le jour qu’ils eurent audience du Comte, qui fut celuy – là même de leur arrivée, parce qu’ils n’avoient pas besoin de préparation.

Ce Prince étant averti de leur venuë, fit partir dés le matin les premiers Barons de sa Cour, pour aller au devant de ces jeunes Seigneurs, & leur faire des complimens de sa part, & de celle de la Princesse. Ces envoyez les rencontrerent à deux lieuës de la Ville ; & aprés avoir executé leur ordre, ils les accompagnerent. L’Ambassadeur, qui avoit pris les devants, les avoit instruits de tout ce qu’ils avoient à faire, tant pour cette reception, que pour l’audience du Comte, & de la Princesse.

Quand ils furent à la veuë de Gueret, les Magistrats vinrent à leur rencontre ; & avant que d’entrer dans la Ville, l’ancien Chevalier disposa la marche en la maniere qui suit.

On vit paroître d’abord un grand nombre de trompettes, & d’autres instrumens militaires, qui marchoient à la tête de quatre cens Gentilshommes richement vêtus. Cette troupe étoit suivie des Officiers de la maison des Princes, qui precedoient trente chariots attelez de huit chevaux chacun, richement harnachez, & lesquels étoient chargez des bagages d’Odon, de même que soixante mulets, qui les suivoient, parez de riches couvertures en broderie d’or & d’argent, où brilloient les Armes de Lusignan, jointes à plusieurs devises qui expliquoient l’amour du Prince par des pensées galantes. Melusine avoit trouvé à propos de faire porter toutes les richesses qu’elle donnoit à son fils, parce que les conventions du contrat étoient reglées. Aprés ces bagages on vit trente Pages superbement habillez. Ils avoient leurs Ecuyers à leur tête. Les Magistrats marchoient ensuite. Antoine & Regnault étoient au milieu d’eux, & leur bon air attiroit les yeux de tout le monde. Cette troupe étoit fermée par les quatre cens Gentilshommes qui restoient, & lesquels étoient suivis d’un grand nombre de valets de pied, & d’autres bas Officiers, tous fort lestes.

Odon étoit avec la Princesse à un balcon au dehors de l’Abbaye, quand cette entrée passa. Elle fut surprise de la richesse qu’elle voyoit, & elle s’aplaudissoit en secret du choix qu’elle avoit fait. Ce secret toutefois ne pouvoit l’être jusqu’au point de le cacher tout entier à son Amant, & elle le luy declaroit assez par les loüanges qu’elle donnoit sans cesse à cette magnificence.

Cependant Antoine & Regnault étant arrivez au Palais, furent reçus à la porte par le Grand-Maître des Ceremonies, & ils passerent à travers les Officiers de la Couronne jusqu’à la Sale des audiences, où le Comte vint au devant d’eux. Ils luy firent un compliment si juste sur l’honneur que leur Maison alloit recevoir de son alliance, que ce Prince en fut charmé. Il leur répondit avec des sentimens pareils ; & aprés les avoir entretenus quelque tems sur les difficultez qui s’étoient presentées, & avoient aporté des obstacles à cette union, il les conduisit à l’Abbaye, pour saluer la Princesse, & voir leur frere qui les y attendoit.

La joye fut grande à cette veuë; mais la Princesse fut si étonnée quand elle aperçut une griffe de lion sur la jouë d’Antoine, & que Regnault n’avoit qu’un œil, qu’elle n’eut pas toute l’attention possible au compliment qu’ils luy firent. Elle y répondit neanmoins d’une manière qui leur plut, & ils ne s’apperçûrent point de son étonnement.

Aprés quelques momens de conversation, le Comte les laissa ensemble pour donner des ordres pour la celebration du mariage, qu’il avoit resolu qu’on feroit le lendemain de l’arrivée des Princes, afin de se voir quite d’un soin qui l’occupoit depuis longtems. Il restoit peu de preparatifs à faire, parce qu’il y avoit déja plusieurs jours qu’on y travailloit. Cependant l’ancien Chevalier ayant ouvert les coffres, où étoient les bijoux que Melusine luy avoit donné charge de remettre entre les mains de son Ambassadeur, pour les presenter de sa part à sa belle fille, avoit executé son ordre, & ce Ministre étoit allé les porter à la Princesse. Il y en avoit de plusieurs sortes, & tous à l’usage de sa parure. Ils étoient renfermez dans une cassette faite d’un bois rare, & garnie d’or, dont l’ouvrage étoit merveilleux. La Princesse ouvrit elle même cette cassette, & fut ébloüie d’abord par l’éclat des pierreries, dont l’arrangement faisoit plaisir à voir, parce que chaque sorte d’ajustement étoit distinguée par des compartimens. On voyoit entre autres un collier dans toute sa longueur, dont les perles étoient d’une grosseur prodigieuse, & d’une eau parfaite. Ce riche present reçut des remerciemens infinis, & l’Ambassadeur fut prié d’aller le montrer au Comte dans le moment, & de le rapporter aussi tôt.

Le Comte admira la beauté de ces pierreries, & donna toutes les loüanges possibles à la grandeur que Raimondin & Melusine faisoient paroître dans toutes leurs entreprises. Mais à peine avoit-on refermé la cassette, qu’un Garde entra, & donna avis au Comte, que le Dauphin venoit d’arriver, & qu’il avoit mis pied à terre à l’Hôtel de son Resident, lequel il avoit laissé exprés dans la Ville pour être informé de ce que deviendroit l’Ambassadeur de Lusignan, qui luy avoit toûjours donné du soupçon depuis sa feinte maladie, & ses sorties de nuit.

Jamais étonnement ne fut pareil à celuy du Comte quand il reçut cette nouvelle, & l’Ambassadeur ne fut pas moins surpris. Aprés avoir fait ensemble plusieurs raisonnemens à ce sujet, ils trouverent à propos d’ignorer la venuë du Dauphin, & d’attendre ce qu’il feroit : que cependant on mettroit des espions autour de la maison où il étoit pour voir s’il entreprendroit quelque chose d’extraordinaire.

L’Ambassadeur alla ensuite reporter la cassette à la Princesse; & comme il vouloit l’informer de l’arrivée du Dauphin, il trouva qu’elle la sçavoit déja. Durval s’étant rencontré par hazard hors de la Ville, l’avoit vû entrer suivi seulement de quatre personnes. L’Ambassadeur dit à ses Maîtres la resolution que le Comte avoit prise à cet avis, & qu’ainsi il falloit attendre en repos l’issuë de ce nouvel évenement.

La soirée se passa sans qu’on entendist parler du Dauphin, & cependant on preparoit toutes choses pour les ceremonies du lendemain, car le Comte ayant consulté encore ses Ministres, se croyoit si bien degagé de sa parole, par la declaration de sa fille, & trouvoit tant d’avantage dans l’alliance de Lusignan, qu’il vouloit la conclure au plûtost.

Cependant le Dauphin, qui estoit party de son pays avec le dernier sur l’avis qu’Odon estoit arrivé à la Cour pour épouser la Princesse, & qui aprenoit encore, en mettant pied à terre, que ce mariage estoit si fort avancé, qu’il devoit estre consommé le lendemain, se mit au lit, penetré de douleur ; & sans se trouver assez de force pour executer des desseins de vengeance qu’il avoit conçus contre son Rival. Il passa donc la nuit dans de terribles agitations, & elles furent si violentes, que l’on craignit le transport au cerveau ; mais le lendemain se trouvant un peu mieux il envoya son Resident vers le Comte pour luy declarer : « Qu’il estoit venu exprés pour combattre le Chevalier, à qui il estoit sur le point de donner la Princesse sa fille, parce qu’elle luy avoit esté promise avant luy. Que si une fievre violente, qui luy avoit pris en arrivant, & dont l’injustice qu’on luy faisoit estoit la seule cause, ne le privoit pas de ses forces, il auroit été trouver cet ennemy au moment de son arrivée ; mais qu’esperant de se voir rétably dans peu de tems, il prioit le Comte de differer de quelques jours l’execution de son dessein ; autrement qu’il estoit dans la resolution de se porter à toutes les violences dont un amour outré estoit capable. »

Le Comte reçut l’Envoyé fort honnestement ; mais il considera son discours de la manière qu’il luy avoit esté dicté par un homme, dont l’esprit estoit encore frapé des vapeurs de la fiévre. Cependant, comme il est bon de faire connoistre à un emporté qu’on est en droit de reprimer ses fureurs, il parla à l’Envoyé d’un ton qui luy fit comprendre, que l’issuë du projet de son Maistre pourroit luy estre funeste ; & luy dît que c’étoit toute la réponse qu’il convenoit luy donner.

Il est aisé de s’imaginer combien cette réponse donna de chagrin au Dauphin, elle augmenta son mal de beaucoup ; mais sa principale peine étoit de n’avoit pas la force d’aller arracher sa Maîtresse des bras de son rival.

Cependant l’arrivée du Dauphin estant sçuë de tout le monde, on s’attendoit à quelque catastrophe, car on connoissoit son naturel violent. La celebration du mariage s’acheva pourtant sans trouble, & avec toute la pompe qu’on put s’imaginer. La consommation s’en fit aussi le soir même avec une pareille tranquillité, mais non pas à l’égard du Dauphin, qui pensa expirer quand il aprit que l’Eglise venoit de regler son destin avec la Princesse.

Pendant que ce Prince malheureux étoit ainsi retenu au lit, accablé d’une si vive douleur, les peuples faisoient paroître leur joye par toutes les marques qu’ils ont coûtume d’en donner. Du côté de la Cour il se fit un superbe Carousel, où les Princes de Lusignan se distinguerent par beaucoup d’adresse & de valeur. Il y eut un bal magnifique le soir, où les Dames & tous les Courtisans firent voir aussi un grand nombre de pierreries & de riches vêtemens.Enfin cette fête dura l’espace de huit jours, & il y eut chaque jour de nouveaux divertissemens.

Le Dauphin, qui étoit du naturel de ces gens qui sont ingenieux à se faire de la peine, se faisoit instruire exactement de ce qui se passoit, & toutes les fois qu’on luy en rendoit compte, il souffroit infiniment sans le témoigner ; ce qui fit que sa maladie augmenta d’une maniere à faire craindre pour sa vie. Le Comte en étant informé envoya querir son Resident, & luy fit toutes les offres de service qu’il put pour son Maître ; ensuite il le pria de luy faire comprendre que les chagrins qu’il se donnoit étoient à present inutiles, & qu’il devoit songer à rétablir sa santé.

Le Resident, qui étoit un homme de bon sens, avoüa que son Maître se tuoit luy-même, & il prit congé du Comte dans la resolution de faire tous ses efforts pour guerir l’esprit de ce Prince. En effet il y travailla si heureusement, que les Medecins aperçûrent un changement notable en peu de tems. On voit par là que les maladies de l’esprit sont toujours à craindre pour le corps, & que c’est par la guérison de ce premier qu’il faut commencer pour rendre la santé à l’autre.

Le Dauphin se fortifiant tous les jours, se trouva dans peu en état de se lever ; & la raison qui luy étoit revenuë, luy inspira de faire prier le Comte de le venir voir. Ce Prince eut beaucoup de joye d’aprendre que le Dauphin souhaitoit luy parler. Il jugea que toutes ses violences étoient dissipées, & il ne se trompa pas, car aussi-tôt que le Dauphin le vit paroître, il s’efforça d’aller au devant de luy, & ses premieres paroles furent de luy demander pardon de ses folies. Il se servit de ces propres termes, ajoûtant que tout doit être excusable dans un amant réduit au desespoir ; qu’il n’oublieroit jamais la Princesse, mais qu’il ne pouvoit se resoudre à pardonner à la Maison de Lusignan.

Le Comte voyant tant de retour à son égard dans le cœur du Dauphin, luy fit connoître la necessité où il s’étoit vû de ceder aux volontez de sa fille, qui en effet ne luy avoit jamais dit qu’elle consentoit à l’épouser, mais avoit souffert par une obéïssance aveugle qu’on traitât de son mariage jusqu’au point de le voir conclure, & qu’assurément elle en eût été la victime contre son gré, si quelqu’un, gagné apparemment par l’Ambassadeur de Lusignan, ne luy avoit pas fait ouvrir les yeux sur le droit naturel qu’elle avoit de s’opposer à cet engagement, pour lequel il falloit qu’elle eût fait paroître à ces gens-là de la repugnance, & que l’intrigue avoit été conduite avec tant d’adresse, qu’il ne s’en étoit point aperçû, & ne vouloit pas encore en connoître les auteurs. Quant à la Maison de Lusignan, il luy remontra qu’il y auroit de l’injustice de luy vouloir du mal, puisque la liberté des cœurs étant un droit qu’on tient de la nature, il ne falloit pas trouver étrange qu’un jeune Prince eût tenté toutes les voyes possibles de gagner celuy d’une Princesse qu’il aimoit, & de l’obliger à se declarer en sa faveur.

Ce raisonnement fut fait par le Comte avec un air si insinuant, que le Dauphin en fut convaincu. Il avoüa que tout cela étoit un effet de son malheur, qu’il n’y avoit rien de plus juste que le procedé du Comte ; mais qu’il ne pouvoit pardonner à son rival ; que cependant il promettoit de ne rien entreprendre contre sa personne, malgré ce qu’il avoit resolu, parce qu’il le regardoit à present comme un homme à qui la Princesse prenoit toute sorte d’interêts.

Aprés cette assurance, qui faisoit un fort grand plaisir au Comte, parce qu’elle luy evitoit un terrible embarras, il prit congé du Dauphin, & alla faire le recit de cette conversation au Prince, & à la Princesse.

Dés que le Comte fut sorti, Belinde, qui étoit presente, & n’avoit pas perdu un mot de ce recit, dit cent plaisanteries au Prince, qui le divertirent beaucoup, aux dépens de la bravoure du Dauphin, qu’un retour de raison avoit sçu moderer si à propos & avec tant de puissance. A la verité il paroissoit une inégalité dans toute sa conduite, qui meritoit bien ce ridicule.

Cependant le Comte, qui étoit un adroit politique, envoyoit s’informer tres-souvent de sa santé, & il aprenoit tous les jours qu’il se portoit de mieux en mieux ; enfin il se trouva si bien rétabli, qu’il songea à s’en retourner dans ses Etats, & il ne voulut voir que le Comte avant son depart.

Ce Prince fut ravi de se voir délivré de luy, & d’apprendre qu’il avoit aussi emmené son Resident. On s’aperçut de cette joye par une plus grande application qu’il eut à donner aux nouveaux mariez de nouveaux divertissemens. Odon en inventoit aussi souvent pour son épouse ; & comme ces plaisirs étoient publics, toute la jeunesse de la Cour les partageoit agreablement.

Pendant que les choses se passoient ainsi à Gueret, Melusine, qui vouloit récompenser amplement les soins que Belinde avoit pris pour procurer à son fils le bonheur dont il joüissoit, donna ordre à son Ambassadeur de chercher à acheter une Terre considerable dans le pays, pour en faire present à cette fille ; qu’elle luy en remettroit le prix aussi-tôt, & qu’en attendant il luy donnât tout ce qu’elle souhaitteroit.

Cette generosité de Melusine étoit un effet de tout ce que l’Ambassadeur avoit écrit à l’avantage de Belinde, qu’il aimoit passionnément.Il est donc aisé de juger s’il fit son devoir pour trouver au plutôt dequoy faire de cette aimable fille une puissante Dame, & il n’eut pas de peine à y réüssir avec un gros argent comptant ; mais ensuite voyant Belinde si riche, & fort aimée du Prince & de la Princesse, il luy proposa de l’épouser, sçachant bien qu’il ne feroit aucun tort à sa famille, parce que Belinde étoit d’une Maison des plus considerables de la Province.

Belinde reçut avec plaisir cette proposition, quoy qu’elle pût soupçonner qu’elle luy avoit été inspirée plutôt par l’interêt que par l’amour ; & leur mariage fut conclu en peu de jours avec l’agrément du Comte, qui con nut par ce dénouëment le secret de la piece.

Quelque tems aprés, Antoine & Regnault prirent congé du Comte de la Marche, & des nouveaux mariez. Ils s’en retournerent à Lusignan, & laisserent dans le pays beaucoup d’estime, par la sagesse qu’ils avoient fait paroître dans leur conduite ; & beaucoup de reputation par l’adresse & la valeur dont ils s’étoient distinguez dans les exercices militaires.

Quand ces deux jeunes Seigneurs furent arrivez à Lusignan, ils reprirent leurs emplois ordinaires, qui commencerent bien-tôt à ne leur être plus agreables, parce qu’ils étoient fort differens de ce fracas de pompe & de magnificence, qu’ils venoient de quitter, & qui leur avoit inspiré de grands desseins pour leur élevation. L’exemple de leurs aînez les excitoient encore beaucoup. Ils se sentoient animez du même esprit, & ils s’encourageoient l’un l’autre à les imiter. Enfin ces nobles sentimens les firent résoudre à declarer à leurs parents, qu’ils étoient dans la volonté d’aller chercher leur fortune par le monde, à l’imitation de leurs freres, & qu’ils les prioient instamment de les aider dans leur resolution.

Melusine, qui sçavoit la fortune qui leur devoit arriver, conseilla à Raimondin de leur laisser suivre leur penchant, & dés ce moment elle disposa de son côté toutes les choses qui pouvoient les mettre en état de répondre aux desseins de la Providence. Dans ce même tems la guerre étoit fort allumée du côté de l’Allemagne, & entre autres la ville de Luxembourg étoit assiegée par le Roy de Metz, qui s’efforçoit d’usurper le pays, parce que le Duc qui le possedoit, étoit mort, & n’avoit laissé pour heritier qu’une fille d’environ dix-huit ans, nommée Cristine, que ce Roy vouloit épouser malgré elle, & les Etats du Pays ; ce qui avoit engagé toute la Noblesse à se retirer avec la Duchesse dans cette Place comme la plus forte, pour en disputer la possession à ce Prince.

Les affaires étoient dans cette situa tion, quand un Chevalier, qui étoit de retour de Cipre, & avoit assisté à la levée du siege de Famagouste, vint se jetter dans la Place, & un jour qu’on voyoit grossir l’armée des assiegeans, on assembla le Conseil pour déliberer des moyens de trouver du secours chez les Princes voisins. Alors le Chevalier prit la parole, & dit, que « revenant de la guerre du Levant, il avoit passé à Lusignan, pour saluer les Parents de ces deux Heros, dont l’Europe, l’Asie, & l’Afrique admiroient la valeur, pour avoir ruiné les principales forces des Sarazins, & s’être mis sur la tête les Couronnes de deux grands Royaumes ; Qu’il avoit consideré la puissance de cette Maison, & qu’elle étoit la plus capable de leur donner secours, par ce qu’il y avoit encore deux jeunes Princes, freres des Rois de Cipre & d’Armenie, qui portez du fameux exemple de leurs aînez, cherchoient l’occasion de faire briller aussi leur vertu ; qu’il s’offroit d’aller demander leur protection au nom de la Duchesse, & qu’il étoit assuré de l’obtenir. »

Le Conseil ne balança pas à donner les mains à cete proposition, & l’on deputa quatre des premiers Barons du pays pour accompagner le Chevalier, que la Duchesse chargea d’une Lettre pour les Seigneurs de Lusignan, laquelle étoit conçuë en des termes si touchants, que dés qu’Antoine & Regnault l’eurent luë, ils solliciterent sans relâche leurs parents à leur donner des troupes, pour marcher à son secours.

Melusine fut bien-aise que cette occasion s’offroit si juste pour remplir la destinée de ses fils. Elle reçut magnifiquement les Ambassadeurs, compatit beaucoup au malheur de la Duchesse ; & laissant à son Epoux le soin de lever des troupes, elle s’appliqua à pourvoir à tout ce qui étoit necessaire pour l’achapt des chevaux, & pour l’armement.

Chapitre V

Guy et Urian battent l’armée du Soudan, et délivrent le roy de Cipre. Guy succede à sa Couronne. Urian est élevé sur le Trône d’Armenie.

PENDANT que l’armée marchoit, Urian, & le Grand-Maître de Rhodes, à qui l’Aide de Camp avoit appris la funeste avanture qui étoit arrivée au Roy, prirent les devants, & trouverent Guy accablé de douleur dans l’apprehension où il étoit de voir avorter ses desseins. Il leur fit la lecture de la Lettre de la Princesse, & ils jugerent qu’il n’y avoit pas de tems à perdre pour forcer les retranchemens : de sorte que l’armée fut campée dans ce dessein, à une distance proportionnée.

Dés que l’arriere garde eut joint, Guy assembla le conseil de guerre, & exposa l’état où étoient les affaires : la resolution qu’on avoit prise fut confirmée, & chacun alla se preparer pour les attaques.

Le Soudan fut extrémement surpris, lors qu’il vit à la pointe du jour la Cavalerie des Chrétiens si proche de ses retranchemens. Il proposa à ses Generaux de faire une sortie pour essayer de l’éloigner ; mais ne voyant point paroître d’infanterie, ils crurent qu’elle étoit cachée derriere dans un fond où l’on pouvoit avoir dessein de les attirer : tellement qu’ils resolurent d’en observer seulement les mouvemens.

Cependant les Sarazins commençoient à s’inquieter de voir si prés d’eux des gens qui leur avoient déja donné des preuves de leur valeur. Cette crainte, dont j’ay parlé, s’augmentoit dans leur cœur à mesure qu’ils voyoient augmenter les troupes : car l’armée arrivoit peu à peu, & se campoit fierement à leur veuë sur un terrain inégal ; ce qui les empêchoit d’en connoître la force ; mais comme le propre de la peur est de multiplier les objets, ils s’imaginoient qu’elle étoit pour le moins aussi nombreuse que la leur.

Quant au Soudan, il fit cesser les attaques de la Ville à l’approche de l’armée, pour n’avoir plus d’autre soin que de visiter ses postes, & encourager ses troupes au combat. Il leur asseuroit, « Que les gens qu’ils voyoient n’étoient autre chose que les Milices du Royaume, jointes à un ramassis de Chrétiens, qui étoient recrus des fatigues de la mer. » Mais on persuade difficilement contre l’experience ; les deux rencontres où les Sarazins en étoient venus aux mains avec ces mêmes gens, leur prouvoient le contraire.

Toute la journée se passa en preparatifs de côté & d’autre, & dés que la nuit fut arrivée, Guy fit éteindre tous les feux de son camp, afin que les Sarazins ne pussent connoître le nombre des troupes qu’il disposeroit pour les attaques. Il en fit faire d’abord plusieurs seulement pour fatiguer les Ennemis, & pendant ce tems là l’armée se reposoit ; mais elle étoit sous les armes, afin d’être prête à repousser ceux qui oseroient sortir des retranchemens.

Enfin Guy, las de se joüer des Sarazins, & de donner la peine au Soudan de courir sans cesse inutilement d’un poste à un autre pour en appuyer la défense, fit insulter les retranchemens en six endroits differens par toute son armée : de ces six attaques il y en eut trois bonnes, & qui étoient des postes de suite, afin que ceux qui auroient forcé les premiers, fussent soûtenus & suivis par les autres. Chaque corps étoit de huit mille hommes. Il donna le commandement du premier à son frere, celuy du second au Grand Maître, & il se mit à la tête du troisième. Quant au Gouverneur de Limisson, il luy abandonna la conduite des fausses attaques.

Ces troupes donnerent toutes en même tems, & les Sarazins, fatiguez des precedentes allarmes, laisserent prendre aux Chrétiens de grands avantages, ne pouvans s’imaginer que ce fût un combat réel ; mais reconnoissans au moyen des feux qu’ils avoient allumez, que le nombre augmentoit, & que plusieurs avoient déja gagné les parapets, ils se mirent dans une veritable défense.

Cependant l’ardeur des Chrétiens se signaloit de tous côtez, & particulierement à l’attaque de Guy. Il avoit choisi le quartier, où la nuit precedente il avoit assommé tous les Sarazins qui avoient osé sortir des retranchemens. Les troupes qui gardoient cet endroit, se souvenoient fort de la valeur qu’elles avoient remarquée dans les gens avec qui elles avoient eu à faire. C’est pourquoy retrouvant cette même valeur, elles luy disputerent si foiblement ce passage, que Guy se rendit maître en peu de tems de ce poste. Il en fit avertir aussi-tôt les autres Commandans, qui le suivirent, excepté Urian, qui ne le joignit qu’aprés avoir aussi forcé l’endroit qu’il attaquoit.

L’épouvante s’étoit jettée si universellement parmy les Sarazins, qu’ils fuyoient en déroute de toutes parts, & le Soudan ne sçut que les Chrétiens avoient forcé ses retranchemens, que par les fuyards. Il ramassa donc au plus vîte tous ceux qui avoient la fermeté de le suivre, & il vint droit à Guy, qui faisant mettre ses troupes en bataille, à mesure qu’elles entroient, marchoit en victorieux, au son des trompettes, & avec les drapeaux déployez.

Le Soudan fut étonné de voir la tête de cette armée marcher si fierement, & en si bon ordre. Comme le jour étoit déja grand, il remarquoit encore, que les Pionniers avoient abbattu un long espace de ses retranchemens, & que toutes les troupes avançoient à grands pas. Il n’avoit qu’environ deux mille combattans avec luy ; toutefois il ne laissa pas de se jetter en desesperé parmy les Chrétiens, frappant à droite & à gauche avec une terrible hache d’armes qu’il tenoit à deux mains. C’étoit un grand homme fort bien fait ; c’est pourquoy Guy le connut à son air guerrier, & le Soudan s’imagina aussi que le Chevalier qui marchoit à la tête des Chrétiens, & avoit tres-bonne mine, étoit ce Guy qui l’avoit chassé du cœur de sa Maîtresse.

Ces deux Rivaux s’étant ainsi reconnus, s’avancerent d’un même pas l’un contre l’autre, & le Soudan se trouvant à portée, s’efforça d’atteindre la tête de Guy du tranchant de sa hache ; mais il évita le coup en se panchant sur le cou de son cheval & l’effort que ce barbare fit, fut si grand, que la hache en baissant s’échapa de ses mains, entraînée par son poids. Alors Guy s’étant redressé, luy donna un coup d’estramaçon si violent entre le cou & l’épaule gauche, qu’il le fit pancher sur le pommeau de sa selle ; ensuite voulant dégager son sabre, qui se trouvoit retenu parmy la fracture des os, il l’attira à luy, & le précipita à bas de son cheval : au même tems les deux mille Sarazins qui le suivoient furent taillez en pieces, & Guy fit aussi tost plusieurs détachemens pour suivre les fuyards.

Dans ces entrefaites la Garnison de Famagouste, qui avoit pris les armes au premier bruit, estoit sortie dés qu’elle avoit aperçu la déroute des Ennemis, & la plus grande partie avoit couru au Port, par ordre du Roy, pour s’emparer des Vaisseaux, ce qu’elle avoit executé heureusement, les ayant pris tous, à l’exception de deux, qui étoient déja à la voile. Ce conseil venoit du Gouverneur de Limisson, qui avoit esté le premier annoncer au Roy que les retranchemens estoient forcez. Guy avoit eu aussi la même précaution, car il avoit envoyé vers la mer un gros détachement sous la conduite du Grand-Maître ; de manière que tous les Sarazins qui prirent la fuite du côté du Port, furent passez au fil de l’épée ; l’ordre estant donné de ne faire de quartier à pas un ; mais ils vendirent leur vie fort cher ; car se voyans hors d’espoir de salut, ils se ralierent plusieurs fois ; & comme l’endroit où se trouvoient leurs Vaisseaux étoit un rendez-vous naturel que leur inspiroit la peur, ils s’y rencontrerent en si grand nombre, & firent de si violens efforts pour s’en rendre Maîtres, que Guy en estant averty fut contraint d’y aller pour les exterminer.

Cependant le Roy & la Princesse avoient envoyé leurs premiers Barons, pour feliciter les deux jeunes Heros de leurs Victoires : Ils les rencontrerent dans le Pavillon du Soudan, où Guy, à qui l’on avoit aporté la Cassette de ce Barbare, venoit de lire la Lettre du Roy, & celle d’Hermine, qu’il y avoit trouvées. Il faisoit alors toutes les reflexions que l’Amour & la Gloire pouvoient luy inspirer. Il étoit ravy de connoître l’état du cœur de la Princesse, qui s’expliquoit si clairement dans cette Lettre, & il se flattoit en secret de la Couronne qu’elle luy offroit par sa derniere, avec autant d’esprit que de tendresse.

Urian étant averty de la venuë des Barons, alla au – devant d’eux pour les introduire auprés de son Frere. Les Envoyez les saluerent tous deux de la part du Roy & de la Princesse, & les asseurerent que Sa Majesté seroit venuë elle même leur témoigner l’extrême obligation qu’elle leur avoit, si elle n’étoit pas retenuë au lit, par la blessure qu’elle avoit reçuë dans le dernier assaut.

Ces deux Seigneurs, qui étoient fort chagrins de ce malheur, s’informerent, avec grand soin, de l’état de la playe du Roy, & aprenant qu’elle étoit tres-dangereuse, parce que le dard dont Sa Majesté avoit esté blessée estoit empoisonné, ils monterent aussi – tost à cheval, & le GrandMaître de Rhodes étant survenu, ils allerent ensemble témoigner au Roy la douleur dont ils étoient penetrez.

Cependant, le Peuple qui étoit accouru au-devant d’eux se jettoit à genoux à leur veuë ; & les nommoit, avec acclamation, les Liberateurs du Royaume. Ce Peuple transporté de joye sembloit n’avoir pas assez d’yeux pour les regarder ; & sur tout, il admiroit la majesté qui paroissoit dans la personne de Guy.

Lorsque les Victorieux arriverent à la Ville, ils trouverent que les ruës estoient tenduës de tapisseries, & ils passerent au milieu de tous les Officiers de la Couronne qui étoient venus à leur rencontre. La Princesse même, impatiente de voir son Vainqueur, se presenta aux portes du Palais pour le recevoir, suivie de toutes les Dames de la Cour magnifiquement vétuës.

Il est difficile d’exprimer les mouvemens du cœur de Guy, & de celuy d’Hermine, au moment de leur entreveuë. La Princesse sentit une émotion extraordinaire qui la fit rougir extrêmement. D’autre côté la puissance de ses charmes excita une espece de tremblement dans la personne du Heros, que toute l’Armée des Sarazins n’avoit pas eu le pouvoir de faire naître. Hermine se posseda neanmoins assez pour témoigner aux deux freres combien le Roy, & elle, leur étoient obligez d’être venus de si loin pour entreprendre leur défense, & elle s’excusoit de ce que la fâcheuse conjoncture des affaires estoit cause qu’on ne leur faisoit pas un triomphe digne de la victoire qu’ils venoient de remporter.

Guy, & Urian répondirent à la Princesse en des termes qui luy donnerent beaucoup de plaisir à entendre ; & pendant qu’ils s’entretenoient de la sorte ils arriverent à la Chambre du Roy, qui les voyant entrer se mit sur son seant, & embrassa tendrement ces deux Seigneurs. Il donna toutes les loüanges qu’il put à la grandeur de leur entreprise, & à son heureuse execution. Il combla de gloire leur valeur, & celle des troupes qu’ils conduisoient ; élevant sur tout les François qui avoient fait, à ce qu’on luy avoit raporté, les plus grandes actions de cette journée. Enfin il avoüoit tout haut, qu’il devoit à ces Guerriers le rétablissement de son honneur, & le maintien de sa Couronne. Le Grand-Maître eut aussi sa part de ces loüanges, & de ces remerciemens, parce qu’en effet les Chevaliers de Rhodes s’etoient comportez dés le commencement de cette guerre, avec beaucoup de bravoure & de zele, pour procurer du secours à ce Royaume.

Le Roy prononça son discours avec tant d’ardeur, que sa playe jetta beaucoup de sang ; ce qui le fit tomber en foiblesse, & allarma tout le monde. La Princesse étoit fort triste de l’état où elle voyoit son pere, & cet accident s’opposoit cruellement à la joye qu’elle pouvoit avoir de contempler un Heros, à qui elle devoit la liberté, & peut être la vie. Ce visage extraordinaire, qui s’offroit à ses yeux, & qui surprenoit un chacun, ne luy parut point un defaut : on n’en trouve jamais dans ce qu’on aime. Elle se persuadoit que la Nature l’avoit fait exprés de cette forme, pour montrer qu’elle avoit voulu rendre ce Guerrier sans pareil de toute maniere. C’étoit les reflexions qui l’occupoient, pendant que le Roy faisoit l’éloge des Victorieux ; mais quand il tomba en foiblesse, elle n’eut plus d’attention qu’à sa douleur, & chacun sortit de la chambre du Prince, pour laisser les Medecins en liberté d’appliquer leurs remedes.

Guy & Urian, qui étoient encore couverts de la poussiere du camp & de la pesanteur de leurs armes, furent conduits dans des apartemens magnifiques, qu’on leur avoit preparez, & celuy de Guy se trouva par hazard assez prés de la chambre d’Hermine. Cette Princesse s’y étoit retirée aprés que le Roy fut revenu de sa foiblesse. Guy prit cette occasion pour luy rendre visite. Il la trouva fondante en larmes, & elle luy parut tres-charmante dans cet état, parce qu’il y a des femmes qui pleurent sans grimace, & ont un air si tendre, qu’elles en paroissent plus agreables ; mais ces belles pleureuses sont rares.

Guy fut également touché de voir Hermine briller de tant d’appas, & se montrer en même tems penetrée de tant de douleur. Comment se peut-il faire, Madame, luy dit-il en l’abordant, que vous travailliez si vivement à alterer vôtre santé ? Croyez vous rétablir celle du Roy en détruisant la vôtre ?

Ah, Seigneur ! répondit elle, je fais peu de cas de la mienne si celle du Roy me manque ; & elle est sur le point de me manquer : car son mal augmente à vûë d’œil. Ouy, Seigneur, je ne pourray survivre à la perte de mon pere. Deux choses m’enfermeront dans son tombeau; l’extréme tendresse que j’ay pour luy, & l’état malheureux de ce Royaume.

Quant à cette premiere cause de vôtre douleur, ma belle Princesse, repartit ce jeune Heros, je laisse à vôtre raison le soin de la guerir ; mais je m’offre tout entier pour remedier à la seconde, & je suis seur d’y réüssir.

Je vous ay déja de si grandes obligations, Seigneur, reprit Hermine, que je n’ose en exiger encore de vôtre generosité : car de quelle maniere pourrois je satisfaire à tant de graces ?

En suivant le penchant que vous témoignez avoir par vos Lettres, Madame, ajoûta cet Amant : ces precieuses Lettres que j’ay reluës cent fois, & dont ma bonne fortune vient d’augmenter le nombre. En disant ces paroles, il tira de sa poche la Lettre de la Princesse, que le Soudan avoit interceptée, & luy raconta de quelle maniere il venoit de la recouvrer.

Hermine, qui se souvenoit tres-bien du stile dont cette Lettre étoit écrite, rougit en jettant les yeux dessus ; ce qui porta Guy à luy dire : Quoy, ma charmante Princesse, vous rougissez à la veuë de ce papier ! Avez vous honte d’avoir conçû les sentimens qu’il renferme ?

Tant s’en faut, Seigneur, reprit Hermine, ces sentimens partent d’un fond d’estime, qui vous est trop avantageux, pour en ressentir la moindre peine. Heureuse si je puis trouver le reciproque, &….

Pouvez-vous craindre à ce sujet interrompit cet Amant avec precipitation, & reconnoissez vous si peu le pouvoir de vos charmes ?

Comme il achevoit ces paroles, on vint avertir la Princesse que le Roy étoit tombé dans une seconde foiblesse. Elle y courut aussi-tôt, & laissa son Amant penetré de joye. Il faisoit mille reflexions touchant la Couronne de Cipre, qu’il pouvoit se mettre sur la tête en épousant Hermine, & il admiroit les effets de la providence de Dieu, qui étoient conformes aux predictions de sa Mere.

Guy, sortant de l’apartement de sa Maîtresse, alla raconter à son frere la conversation qu’il avoit euë avec elle. Ensuite ils aviserent aux moyens de faire réüssir le dessein dont je viens de parler ; & le Grand-Maître leur parut fort propre à l’inspirer au Roy. Il n’eut pas de peine à réüssir dans sa negotiation : car il trouva le Prince tout disposé à ce mariage. Il avoit déja jetté les yeux sur Guy, à ce sujet, dés qu’il avoit commencé à sentir que le venin se glissant vers les parties nobles de son corps, luy ôtoit toute esperance de réchaper. Sa veuë étoit d’assurer la Couronne à sa fille pendant le peu de tems qui luy restoit à vivre, apprehendant qu’aprés sa mort les Grands de son Royaume ne prissent les armes pour se disputer la possession de l’une & de l’autre. Il s’en étoit même expliqué avec la Princesse ; & c’est ce qui avoit autorissé l’ouverture du cœur qu’elle avoit faite avec son Amant.

Le Grand Maître fut chargé par Sa Majesté d’assurer son Liberateur, qu’il avoit prevenu son dessein, & qu’il luy accordoit avec plaisir sa demande; puis qu’elle affermissoit le repos de son Royaume ; ce qui étoit la seule consolation qui luy restoit en mourant.

Guy reçut une joye incroyable de cette réponse ; & comme le Roy desiroit luy parler sur cette affaire, il alla le trouver, accompagné de son frere, & du Grand-Maître. Ce Prince l’embrassa avec beaucoup de tendresse, & le remercia de l’honneur qu’il faisoit à sa fille. Il luy dit la joye qu’il ressentoit de ce que le Ciel leur avoit inspiré en même tems de pareils sentimens ; l’avantage que le Royaume alloit recevoir d’une si puissante alliance, & le bonheur qui arrivoit à la Princesse, d’avoir l’appuy d’un si vaillant homme, pour soûtenir ses droits sur une Couronne qui luy apartenoit, & que toutefois on luy auroit disputée aprés sa mort, sans cet heureux secours. Qu’au reste il étoit tems d’executer leur dessein, parce qu’il sentoit que le venin aprochoit insensiblement de son cœur.

Ces dernieres paroles toucherent extrémement ce jeune Heros, & elles suspendirent pour quelques momens l’excés de sa joye. Il répondit au Roy en des termes proportionnez à la grace qu’il luy faisoit, & il luy promit avec serment de soûtenir, aux dépens de sa vie, les precieux interêts qu’il luy remettoit entre les mains. Dans le même tems le Roy envoya querir Hermine, & luy demanda son consentement ; elle le donna, & Guy se jetta aux pieds de la Princesse, pour luy témoigner qu’il recevoit le don de avec toute la reconnoissance possible, & luy faisoit en même tems hommage du sien.

Ces conventions étant faites, le Roy pria le Grand Maître de voir les Barons les plus considerables, & les premiers Officiers de la Couronne, pour les pressentir au sujet de cette alliance ; & leur dire qu’il la tenoit resoluë, dans l’apprehension que le Roy avoit de mourir bien-tôt. Il trouva les esprits fort partagez. Ceux qui avoient interêt de broüiller les affaires pour accommoder les leurs, alleguoient mille raisons ; & entre autres, ils improuvoient fort qu’on donnât la Princesse & le Royaume à un étranger. Ils n’osoient toutefois en dire davantage, parce qu’ils apprehendoient sa valeur. Les autres, qui étoient en plus grand nombre, mais qui se trouvoient plus soumis, parce qu’ils étoient moins puissans, remettoient les choses à la volonté du Roy. Cependant tous ensemble ne paroissoient point satisfaits de voir passer le Royaume en des mains étrangeres.

Pendant que le Grand-Maître étoit occupé à ces conferences, les deux freres, qui avoient donné ordre de poursuivre les fuyards, & de rassembler toutes les dépoüilles de cette nombreuse armée, qu’ils venoient de détruire, étoient allez au Camp, où ils travailloient à les partager entre les soldats, & s’attachoient à donner les lots les plus considerables aux troupes du Royaume, pour s’attirer leur affection. Ce qui leur réüssit ; car un peu aprés le bruit s’étant répandu du dessein du Roy, les troupes en témoignerent tant de joye, que les mécontents, qui avoient déja formé quelques desseins de revolte, n’oserent tenter des cœurs qui paroissoient si pleins de satisfaction.

Cependant le Grand-Maître informa le Roy de la disposition des esprits ; mais comme c’étoit un Prince absolu, & qui n’avoit encore rien perdu de sa fermeté, quoi qu’il fût dans un état desesperé, il envoya ordre le même jour à tous les Grands du Royaume, de le venir trouver, & il leur declara nettement la resolution qu’il avoit prise, de donner sa fille, & sa Couronne à Guy de Lusignan, ajoûtant « qu’il ne pouvoit les confier en de meilleures mains que dans celles du Heros que Dieu venoit d’envoyer pour les délivrer du joug des Mahometans ; Que ce Guerrier avoit toutes les qualitez pour porter non pas une simple Couronne, mais celle d’un Empire ; Qu’il étoit d’une Maison digne de la posseder, & qu’enfin le Ciel luy avoit inspiré de faire ce choix, pour affermir le repos de ses Etats. »

Le Roy parla avec tant d’autorité, qu’il n’entendit autour de son lit qu’un consentement general. C’est pourquoy sentant que sa fin approchoit, il fit disposer tout pour les nôces, aprés avoir pris le conseil de Guy, qui ne bougeoit de sa chambre, depuis la declaration du Roy, & y recevoit même les complimens de toute la Cour. Enfin la celebration du mariage fut faite le lendemain par l’Archevêque de Nicosie, en presence de Sa Majesté, qui survécut peu de tems à ce contentement.

Le jour même que Guy épousa Hermine, le Roy voulut qu’ils fussent couronnez, & que le lendemain ils reçûssent ensemble le serment de fidelité de leurs Sujets. La ceremonie s’en fit avec la magnificence accoutumée, & le peuple en témoigna sa joye par des festins publics, & par toutes les marques exterieures qu’il en put donner.

Pendant ce tems le Roy s’affoiblissoit de moment en moment; car le venin luy gagnoit le cœur, & dés que cette partie fut attaquée, il mourut. Le nouveau Roy luy fit faire des obseques dignes de sa grandeur ; & aprés qu’il se fut aquitté de ce devoir, il s’appliqua à regler les affaires de l’Etat, qui avoient souffert une grande alteration depuis la descente des Sarazins.

Il est à remarquer, que le nouveau Roy ne faisoit rien de considerable qu’il ne consultât la Reine ; qu’il aimoit parfaitement, & il trouvoit dans cette Princesse tout ce qui pouvoit rendre heureux un époux, qui n’auroit pas eu une Couronne. C’est ainsi que les mariages, qui partent du Ciel, entretiennent les cœurs dans une union pleine de charmes.

Aprés que ce Prince eut rétabli le bon ordre & l’abondance dans Famagouste, par laquelle il voulut commencer, comme ayant le plus souffert, prit la resolution d’aller avec la Reine visiter toutes les Villes de son Royaume ; mais auparavant il composa une grosse flotte, tant des Vaisseaux qu’il avoit pris aux Sarazins, que de ceux qu’il avoit amenez, & d’autres bâtimens du pays ; ensuite les chargeant d’un grand nombre de troupes, toutes Cipriennes & Rhodiennes : car il garda les François auprés de luy par précaution ; il forma une puissante armée navale, & pria son frere, & le GrandMaître de se mettre en mer, pour reconnoître si les alliez du Soudan ne viendroient pas vanger sa mort.

Dés que la flotte eut fait voile, le Roy partit pour la visite de ses Places. Il fut reçu par tout avec des acclamatiors generales ; & sur tout, on luy fit une Entrée triomphante dans Nicosie, qui étoit la Capitale. Chacun admiroit la Majesté de sa Personne, & son air martial. Il n’avoit conservé pour luy de toutes les dépoüilles des Sarazins, que cette terrible hache d’armes qu’il avoit euë à la mort du Soudan. Il la portoit comme une marque illustre de la victoire qu’il avoit remporté sur ce formidable Turc ; & chacun la regardoit avec admiration.

Ce Prince fit ainsi le tour de son Royaume. Aprés avoir reglé toutes les affaires, & pourvû à la seureté de ses Places, il retourna à Famagouste, où il s’apliqua à se faire un Plan pour établir un bon gouvernement dans ses Estats. Au milieu de ces occupations il songeoit au dessein qu’il avoit pris dés qu’il fut monté sur le Trône de Cipre, de donner à ses parens des nouvelles de son élevation ; & pour l’executer il avoit resolu d’attendre qu’il s’en vist le tranquile possesseur ; c’est pourquoy aprés son retour il fit appareiller quelques Vaisseaux, qu’il avoit donné ordre avant son depart de radouber; il les chargea de plusieurs Etendards des Sarazins, & de tous ceux qui voulurent s’en retourner en France; il en donna la conduite à un de ses Lieutenans Generaux, auquel il confia ses Lettres, & cette petite escadre fit une heureuse navigation.

Cependant Urian, & le GrandMaistre parcouroient la mer, pour observer si les Sarazins paroistroient, & ils voguoient déja depuis quelques jours, lors qu’ils apperçurent une Flotte qui s’efforçoit de prendre le vent sur eux. Aussi-tost ils se preparerent au combat; mais s’étans approchez, ils reconnurent que c’étoit des Vaisseaux Armeniens, & l’on envoya un esquif, qui raporta qu’ils estoient chargez des Troupes, que le Roy d’Armenie envoyoit au secours du Roy de Cipre son beau – frere ; tellement que les Commandans des deux Armées s’étans abouchez, les Armeniens aprirent la levée du Siege de Famagouste, la mort du Soudan de Damas, la défaite entiere de ses Troupes ; & aprés cette nouvelle ils trouverent à propos de ne pas aller plus avant ; mais comme les Armeniens étoient encore assez prés de leur pays, ils inviterent Urian & le Grand-Maistre à venir voir le Roy qui étoit à Crury ; ils y consentirent d’autant plus volontiers, qu’il ne paroissoit en mer aucuns Sarazins, & que le Grand-Maistre fut bien aise de trouver cette occasion pour saluer le Roy d’Armenie, qui estoit son allié.

Pendant la route les Commandans de ces deux Flottes parlerent beaucoup de l’état malheureux où estoient les Princes Chrétiens de se voir exposez de toutes parts aux insultes continuelles des Mahometans ; que cependant les affaires pouvoient changer de face par la ruïne d’une aussi grande Armée que celle du Soudan de Damas, qui passoit pour le plus puissant d’entre eux ; Ils convenoient tous que Dieu seul avoit inspiré cette haute entreprise aux Seigneurs de Lusignan, & que le Royaume de Cipre alloit devenir florissant sous le Gouvernement d’un Roy si genereux. » Ensuite les Officiers Armeniens informerent le Grand-Maistre de l’état de leur païs, qui auroit esté sans doute attaqué par les Infidelles, sans l’occupation qu’ils avoient en Cipre, & que leur Prince en avoit reçu des avis certains qui luy avoient donné de grandes aprehensions, aussi-bien qu’à la Princesse Florie sa fille, laquelle craignoit le sort de sa cousine, parce que les jeunes Princes Sarrazins, qui frequentoient les Cours des Roys Chrétiens, lorsqu’ils n’étoient point en guerre, devenoient facilement amoureux des Princesses, & les vouloient avoir en mariage ; ce qui repugnoit infiniment à de jeunes cœurs, qui étans élevez dans la douceur des vertus du Christianisme, regardoient avec horreur la necessité de vivre parmy les Barbares, dont les actions estoient entierement oposées à celles qu’elles pratiquoient.

Cet entretien donna lieu au GrandMaistre de Rhodes de parler des belles qualitez que possedoit la Princesse Florie, & il en fit un portrait si avantageux, qu’il donna une grande envie à Urian de la voir. Ce Seigneur fut bien-tost satisfait, car les Flottes étoient déja à la vûë de Crury. Le Grand-Maistre trouva donc à propos d’envoyer annoncer au Roy leur arrivée, & le réjouïr, par avance, des heureuses nouvelles qu’ils luy apportoient.

Quand le Roy d’Armenie, & la Princesse sa fille aprirent la déroute du Soudan, ils en furent ravis, parce que c’étoit le plus grand Ennemy de leur Maison. Ils admiroient les effets surprenans de la Providence divine, qui avoit fait partir d’un païs si éloigné ces Heros, pour venir delivrer une terre Chrétienne du joug affreux de Mahomet, & y regner ensuite pour la conserver dans son bonheur. Mais ils furent tres affligez de la mort du Roy de Cipre.

Cependant les deux Flottes entrerent dans le Port. Dés que le Roy en fut averty, il alla luy-même audevant d’Urian & du Grand Maître, & les reçut avec tous les témoignages d’une extrême tendresse. Aprés les premiers complimens, ce Monarque les conduisit à l’apartement de la Princesse Florie, qui fut surprise à la vûë d’Urian, quoy qu’elle eût esté avertie qu’il avoit un œil plus haut que l’autre ; mais le bon air, & les autres avantages qu’elle remarquoit dans sa personne, joints au recit qu’on luy avoit fait de sa valeur, & de l’estime qu’il avoit pour elle, diminuoient ce deffaut à ses yeux, & la portoient à ne pas le regarder avec indifference. Urian de son costé avoit esté preparé par les discours du Grand – Maistre à aprocher de cette Princesse avec de semblables dispositions, & sa vûë acheva de l’engager à l’aimer.

Ces mouvemens agitoient leurs cœurs, quand le Grand-Maistre, à la priere du Roy, fit un recit exact de tout ce qui estoit arrivé depuis le premier combat fait à la hauteur de Rhodes, jusqu’au Couronnement de Guy. Le Roy en fut si charmé, qu’il ne pouvoit se lasser de loüer la valeur de ces deux jeunes Princes. Quant à Florie, elle envioit en secret le bonheur de sa Cousine.

Aprés ce recit, le Roy songea à procurer tous les plaisirs qu’il put à ces Seigneurs. Ce ne furent que divertissemens pendant qu’ils resterent en Armenie. La Princesse les diversifioit agreablement chaque jour, & les accompagnoit de toute la galanterie imaginable. Les Dames de sa Cour s’y occupoient aussi de tout leur cœur, & l’amour y avoit la meilleure part. Urian estoit fort assidu auprés de la Princesse, le Roy même aprouvoit ses soins, & le GrandMaistre, qui donnoit volontiers les mains aux Unions, travailloit de tout son pouvoir à cette alliance.

Un mois se passa ainsi parmy les plaisirs, & Urian se délassoit fort agreablement des fatigues de la guerre, lors qu’un Vaisseau Armenien arriva à Crury, & donna avis qu’il avoit vû une armée navale de Sarazins, qui prenoit la route de Cipre.

Cette nouvelle interrompit les amours, & Urian, sensible à son devoir, prit aussi-tôt congé du Roy, qui fut également fâché de l’arrivée des Sarazins, & du depart de ses amis. Urian fut regretté de toute la Cour, & particulierement de la Princesse, qui s’étoit fait une douce habitude de le voir, & de le regarder comme un homme qu’il luy étoit permis d’aimer.

La flotte n’eut pas plutôt mis à la voile, qu’un grand vent s’éleva, & la fit souffrir beaucoup pendant quelque jours, quoi qu’il la portât du côté où elle devoit aller; mais cet accident produisit un bonheur : car la même tempête ayant surpris l’armée navale des Infideles, le General de l’Artillerie s’en trouva separé, avec son équipage, qui étoit composé de sept Vaisseaux; comme à la pointe du jour, les vents s’étant calmez, il reprenoit la route de Cipre, la flotte Chrétienne qui l’aperçut, fit force de voile, l’attaqua, & prit les sept Vaisseaux ; mais le General se sauva luy sixiéme dans une Galliotte, sans qu’on y prît garde.

L’on aprit par les prisonniers, que Brandimont Roy de Syrie, oncle du Soudan de Damas, & le Caliphe de Bandas, ayant apris la mort du Soudan, & la déroute de son armée, avoient assemblé soixante mille hommes, & alloient avec une grosse flotte en Cipre ; mais que la tempête les ayant surpris, les avoit separez.

Aprés cette nouvelle, Urian fit jetter à la mer tous les Sarazins qui avoient échapé à la mort, excepté deux cens les mieux faits, qu’il envoya à Crury sous la conduite d’un Chevalier de Rhodes, avec trois des plus grands Vaisseaux ; & luy donna ordre d’offrir de sa part à la Princesse les Prisonniers & deux Vaisseaux, & de ramener en Cipre le troisiéme, avec tous les Matelots ; le chargeant aussi de faire au Roy le recit de l’action, & de rendre à la Princesse la Lettre qui suit.

Charmante Princesse, je vous offre, comme à ma Divinité tutelaire les prémices de cette Campagne, qui commence assez heureusement contre nos Ennemis ; puisque je viens de prendre sept de leurs plus gros Vaisseaux, & tout leur équipage d’artillerie. Je vous en envoye deux avec un nombre de prisonniers. Je voudrois pouvoir vous assujettir l’Univers, & charger de vos chaînes toutes les Nations, pour me voir à la tête de vos esclaves. Tenez-moy compte de ce grand dessein, & si je ne puis l’effectuer, la possession de vôtre cœur me tiendra lieu de l’Empire du monde.

Aprés le depart du Chevalier, Urian pria le Grand-Maître d’accepter les quatre autres Vaisseaux, & on les envoya à Rhodes. Sur le soir, la flotte voguant par un bon vent, rencontra une barque, qui donna avis de l’arrivée de l’armée des Sarazins en Cipre, & assura, que le Roy n’avoit pas été surpris, parce qu’il avoit été averti par un Brigantin de Rhodes, qui l’avoit rencontré. Qu’aussi – tôt il avoit envoyé des ordres à toutes les Gardes de la Côte de faire promptement leurs signaux, pour marquer l’endroit où les Ennemis tenteroient le débarquement, & que peu de tems aprés le Roy, qui tenoit la campagne, avoit vû les feux de garde en garde incliner du côté du Port de Limisson ; mais que les Infideles y ayant été vigoureusement reçûs, avoient pris le party de débarquer prés de là à un petit Port, où étoit une Abbaye de S. André ; ce que le Roy leur avoit laissé executer tranquillement, dans l’asseurance qu’il avoit que pas un ne retourneroit en son pays.

Des nouvelles si positives firent prendre à Urian, & au Grand Maître, les mesures qu’ils trouverent à propos, & ce fut d’aller à la hauteur de S. André, pour considerer la disposition des Sarazins. Quand ils furent en lieu d’où ils les distinguoient facilement, ils jugerent qu’ils ne pouvoient rien faire de plus avantageux, que de brûler les Vaisseaux qui les avoient apportez. Dans ce dessein, ils allerent les attaquer avec tant de valeur, qu’ils s’en rendirent les maîtres, & passerent au fil de l’épée quatre mille hommes qui les gardoient. Le Roy Brandimont, & le Caliphe ne purent avoir au même tems nouvelle de cette perte parce que tous ces Vaisseaux n’aïant pû contenir dans le petit Port de S. André, se trouvoient à l’ancre dans une plage voisine.

Pendant ce tems-là le Roy observoit ses Ennemis de prés, & les laissoit avancer, pour les attirer dans certains défilez, dont ils prenoient la route. D’autre côté la flotte étant entrée dans le port de Limisson, Urian fit débarquer ses troupes, & marcha pour joindre son frere. Le Roy eut beaucoup de joye de le revoir, & elle redoubla, lors qu’aprés luy avoir parlé de la bonne reception qu’on luy avoit faite à la Cour d’Armenie, il luy raconta la prise des sept Vaisseaux, qui portoient la meilleure partie de l’artillerie des Ennemis, & l’incendie de tous les bâtimens qu’ils avoient trouvez dans la plage de S. André.

A cette nouvelle on tint conseil, & il fut resolu qu’on iroit attaquer les Sarazins ; mais comme il leur restoit encore des Vaisseaux, qu’Urian n’avoit pas aperçus, parce qu’ils étoient à couvert dans le Port de S. André, le Roy pria le Grand Maître de tenir la mer pendant qu’il attaqueroit les Infideles, afin qu’il n’en échapât aucun.

Dans ces entrefaites l’Admiral de Damas s’étant retiré à S. André, vint annoncer au Caliphe, & à Brandimont les pertes qu’ils venoient de faire. Ils en furent tres-affligez, & cette disgrace ne se put si bien cacher, que toute l’armée ne la sçût. L’épouvante s’empara des cœurs, & le Roy, qui par ses espions apprit la disposition des Sarazins, les surprit avant même qu’ils fussent arrivez aux défilez dont j’ay parlé, & les tailla en pieces. Brandimont fut tué dans la bataille ; & le Caliphe, qui s’étoit sauvé à S. André, monta sur les Vaisseaux qu’il y faisoit garder depuis l’arrivée de l’Admiral ; mais dés qu’il parut en mer, il fut attaqué par le Grand Maître, à qui tous les Vaisseaux se rendirent sans combattre, tant la terreur y regnoit. Le Caliphe, & l’Admiral se jetterent dans la même Galliotte qui avoit déja servi à ce dernier dans sa fuite ; & comme ce petit bâtiment étoit tres – bon volier, il se déroba bien-tôt aux yeux des Vainqueurs.

Le Roy de son côté donna ordre de faire main-basse sur les Sarazins, & il n’en échappa aucun. On fit grace neanmoins à ceux des Vaisseaux, qui s’étoient rendus par composition, car la foy des Traitez doit être inviolable, même avec les Infideles.

Le Roy ne se vit pas plutôt le maître du champ de bataille, qu’il dépêcha un Courrier à la Reine, pour luy annoncer cette heureuse nouvelle, & ce Prince arriva un peu aprés à Famagouste, où il fut reçu en triomphe.

A quelque tems de là, la Reine, accoucha d’un fils, dont on fit de grandes réjoüissances par tout le Royaume, & particulierement à la Cour. Mais lors qu’on étoit au plus fort des plaisirs, on vit arriver des Ambassadeurs en grand duëil, qui apportoient la nouvelle de la mort du Roy d’Armenie, & le choix qu’il avoit fait d’Urian pour luy succeder, à la charge d’épouser la Princesse sa fille. Ces Ambassadeurs, aprés avoir eu audience du Roy, remirent à Urian deux Lettres. L’une qu’il luy avoit écrite un peu avant sa mort, où il le prioit « de prendre le gouvernement de ses Etats, & sa fille en mariage ; Ajoûtant qu’il n’avoit trouvé que ce moyen pour preserver son pays de tomber entre les mains des Infideles, persuadé qu’il en deviendroit la terreur, en joignant la puissance de l’Armenie avec celle de Cipre, & la valeur de son frere à la sienne ; Qu’il venoit d’obliger les Etats de son Royaume à consentir à cette alliance, & que s’assurant sur les nobles sentimens qu’il luy avoit vûs, il mouroit avec la consolation d’avoir affermi sa Couronne, & procuré la tranquillité à ses peuples. » L’autre Lettre étoit de la Princesse Florie, & elle renfermoit ces paroles.

Enfin, Seigneur, nous voila parvenus au comble de nos desirs ; mais il m’en coûte trop cher pour m’en réjoüir. Je donnerois de grand cœur ma Couronne pour racheter la vie à celuy qui me l’a laissée par sa mort. Vous voyez dans la Lettre du feu Roy mon pere les mêmes sentimens qu’il a toûjours eus pour vous. Avez vous encore pour moy ceux que vous m’avez témoignez tant de fois ? Si vous me conservez cette fidelité, venez recevoir au plutôt la récompense qu’elle merite. J’écris à ce sujet au Roy vôtre frere, & à la Reine ma chere cousine ; mais ce ne sont que des complimens : je veux ne devoir qu’à vous le sacrifice que vous me ferez de vous-même. Quant au mien, la victime est toute prête. Adieu.

FLORIE REINE d’ARMENIE.

Urian penetré de tendresse à cette lecture, en fit part au Roy, à la Reine, & au Grand-Maître. Ils eurent au milieu de leur tristesse toute la joye qu’on pouvoit ressentir d’un évenement si heureux. Le Grand-Maître, qui regardoit cette alliance comme son ouvrage, pressa Urian de partir. Le Roy luy donna des Vaisseaux, & un grand nombre d’Officiers demanderent d’accompagner ce nouveau Roy. Le Grand Maître voulut aussi être de la nôce ; & Urian, aprés avoir pris avec son frere toutes les mesures necessaires, tant pour son établissement, que pour la seureté commune de leurs Etats, partit, & arriva à Crury, où la Princesse attendoit de ses nouvelles avec grande impatience.

L’arivée d’Urian ne donna pas moins de joye au peuple, qu’à la Princesse. Les ceremonies du mariage furent faites avec un aplaudissement general. La magnificence, qui y parut, fut digne d’un si puissant Royaume ; & quand Urian s’en vit paisible possesseur, il envoya aussi des Vaisseaux, pour en donner avis à ses parens.

L’élevation de Guy de Lusignan sur le Trône de Cipre avoit été receuë en France avec étonnement ; mais celle d’Urian à la Couronne d’Armenie jetta tout le monde dans l’admiration : car les victoires signalées qu’ils avoient remportées sur les Mahometans, étoient sçuës de toute l’Europe. Il est donc facile de s’imaginer la joye que Raimondin & Melusine en ressentirent. Ils firent de beaux presents aux Chevaliers qui leur avoient rendu les Lettres de leurs fils, & ils donnerent de grandes Fêtes pour rendre leur joye publique ; de sorte que ces illustres établissemens aquirent une haute reputation à la Maison de Lusignan.

Chapitre IV

Guy de Lusignan et Urian son frère vont avec une Armée Navale au secours du Roy de Cipre.

GUy, & Urian courans à la Gloire, ne témoignerent pas le moindre mouvement de tristesse à cette separation. Le cœur des Heros ne doit être accessible à aucune foiblesse, & la nature n’y est point écoutée quand il s’agit de soûtenir les interests de leur grandeur. Enfin, ces jeunes Guerriers, étans montez sur l’Amiral, & le vent se trouvant favorable, perdirent bien tôt de veuë les côtes de France. Cette Flotte alla toûjours ainsi jusqu’au Détroit, où elle relâcha à cause d’un vent contraire qu’elle y rencontra ; de-là elle toucha à quelques Isles, pour y prendre des rafraîchissemens, & quand elle fut à la hauteur de Rhodes, une Sentinelle cria qu’elle apercevoit des Vaisseaux. Guy donna ordre qu’on arrivât sur eux, & pendant qu’on faisoit force de voiles, & qu’on en étoit assez prés; deux Galleres, qui se sauvoient de l’attaque de ces Vaisseaux, vinrent se ranger sous la Flotte, connoissant que c’étoit des Chrêtiens ; & un des Capitaines, qui s’étoit jetté dans une chaloupe, ayant abordé l’Amiral, dît à Guy, qu’ils étoient des Galeres de la Religion, lesquelles s’en alloient en Cipre au secours du Roy, qui étoit assiegé par le Soudan de Damas ; qu’ils avoient rencontré cette Escadre de Sarazins, & que c’étoit une belle prise à faire ; parce qu’elle affoibliroit beaucoup le Soudan, qui attendoit avec impatience les munitions qu’elle portoit.

Cependant la Flotte avançoit vent arriere sur les Infidelles, & tout étoit prest pour les aborder, lorsque s’étans avisez de remplir de bois & de gaudron un Vaisseau qu’ils avoient pris, ils y mirent le feu en même tems, pour s’en servir comme d’une maniere de brûlot qui devoit s’attacher à l’Amiral; mais il l’évita, & le combat commença avec beaucoup d’ardeur. Les deux Galeres firent des merveilles ; elles étoient remplies d’un grand nombre de Chevaliers, qui vinrent sans crainte à l’abordage, & sautans dans les Vaisseaux Sarazins, assommerent tous ceux qui leur firent resistance. Les Vaisseaux de la Flotte s’emparerent aussi de ceux qu’ils acrocherent, de – sorte qu’il n’en échapa pas un.

La prise des Vaisseaux fut considerable ; Guy fit distribuer aussi-tost tout l’argent aux Troupes : il s’en trouva beaucoup : il étoit destiné pour la paye de l’Armée du Soudan; & comme l’Isle de Rhodes étoit la terre la plus proche du lieu où le combat s’étoit fait, on trouva à propos d’y aborder pour reparer le dommage que quelques Vaisseaux avoient souffert.

Dans cette resolution les Galeres prirent le devant, & allerent annoncer au Grand-Maître l’arrivée de la Flotte. Les Officiers luy dirent « quels Gens c’étoit que ceux qui la commandoient, le dessein de leur armement, de quelle maniere ils les avoient delivrés de la poursuitte des Sarazins, comment ils s’étoient rendus maîtres de tous leurs Vaisseaux, & qu’ils les conduisoient dans le Port. »

Le Grand Maître receut les deux jeunes Heros avec tout l’honneur possible, il les felicita de leur Victoire, les loüa de leur noble entreprise, & leur fit donner les rafraîchissemens qui pouvoient être necessaires à la Flotte.

Guy & Urian firent aussi present au Grand-Maître de tous les Vaisseaux qu’ils avoient pris, & donnerent de grandes loüanges à la valeur de ses Chevaliers, exagerans la bravoure avec laquelle ils avoient monté à l’abordage.

Ce recit fit un extrême plaisir au Grand Maître : C’étoit un homme de courage, & fort jaloux de l’honneur de son Ordre, dont il étoit devenu le Chef par les grandes actions, qu’il avoit faites contre les Mahometans. Il étoit amy intime du Roy de Cipre, & souffroit impatiemment de le voir étroitement serré par les Infidelles. Il leur raconta aussi fort au long la cause de cette guerre ; comment le Soudan avoit voulu épouser la Princesse Hermine ; le refus que le Roy luy en avoit fait à moins qu’il ne se fit Chrétien ; de quelle maniere il avoit méprisé cette proposition ; mais qu’il étoit si amoureux de cette Princesse, qu’il avoit pris la resolution de venir la chercher avec cent mille combattans ; que ses Troupes étoient en mauvais état,  & par la fatigue du Siege de Famagouste, qui duroit depuis long-tems,  & par la difficulté de tirer des convois de loin pour une Armée si nombreuse ; tellement qu’il tenoit leur perte asseurée par la prise de celuy qu’on venoit de luy enlever. En effet, le Grand-Maître fut si per suadé que le Soudan ne pouvoit plus tenir devant Famagouste aprés cette perte, qu’il offrit à Guy, & à Urian de les accompagner, pour partager la Gloire d’assister à la deroute de son Armée, ce qu’ils accépterent avec beaucoup de joye.

Pendant qu’on travailloit à la reparation de la flotte, & que le GrandMaître songeoit à armer de son côté, les deux Freres tenoient souvent conseil, pour prendre de justes mesures auparavant de se remettre en mer, & il fut resolu qu’avant toutes choses on dépêcheroit un brigantin,  monté par un Chevalier de l’Ordre, pour donner avis du secours au Gouverneur du Fort de Limisson, qui étoit le plus prés de Rhodes, afin qu’il en avertît le Roy,  & luy fit rendre une Lettre de la part des deux Freres ; elle estoit conçûë en ces terme

SIRE, La nouvelle de la Guerre que le Soudan de Damas a declarée si injustement à vôtre Majesté étant venuë jusqu’en France, nous en avons esté tellement touchés, que nous nous sommes embarquez aussi-tost auec un grand nombre d’Officiers, qui commandent nos Troupes, pour aller à vôtre secours ; heureux si nous pouvons répandre nôtre sang pour le soûtien de la Religion Catholique, rendre la liberté a un aussi grand Roy que vous êtes, & delivrer de l’oppression d’un Barbare la vertu d’une Princesse, qui attire la veneration de tous les cœurs. La Victoire que le Ciel vient de nous donner sur une escadre du Soudan, est un augure certain de sa ruine ; le Grand-Maître de Rhodes en est si persuadé, qu’il se prepare à nous accompagner, pour assister à la déroute de vos Ennemis; tenez-la donc pour asseurée ; puis que vôtre cause est celle de Dieu-même. Nous le prions qu’il vous continuë sa protection.

GUY ET URIAN DE LUSIGNAN

Le Brigantin étant parti par un bon vent, arriva bien tôt au port de Limisson, & le Chevalier rendit une Lettre du Grand Maître au Gouverneur, par laquelle il le prioit de faire tenir au plus vite celle de Guy au Roy, & dans le moment le Gouverneur en chargea un Sarrasin affidé, qu’il tenoit toûjours auprés de luy, pour aller au camp des Ennemis, & luy en porter des nouvelles. Cet espion étoit tres adroit ; sa nation luy donnoit un grand avantage ; & il prenoit si bien son tems, qu’il entroit aussi dans la Ville quand il le vouloit sans être aperçu.

L’espion passa heureusement, & le Roy eut une joye incroyable du secours qui luy venoit. Le Gouverneur avoit envoyé à Sa Majesté la Lettre du Grand Maître, qui marquoit ce qu’il avoit pû apprendre de la force de la Flotte, & de la prise des Vaisseaux du Soudan. L’impatience que le Roy eut de renvoyer l’espion, luy fit mettre la main à la plume dans le même tems, pour faire la réponse qui suit :

A Guy, & à Urian de Lusignan.

SEIGNEURS, Le premier objet de vôtre voyage étant la gloire de Dieu dans le soutien de la Foy, je suis persuadé, comme vous, que la perte du Soudan est inévitable, & il est tres – vray que le Ciel vient de nous en donner des marques sensibles, en faisant tomber ses Vaisseaux dans vos mains ; mais comme il se peut faire que le barbare, connoissant que la prise du convoy qu’il attendoit, le met hors d’état de de demeurer plus long-tems devant cette Place, vondra faire un effort pour l’emporter, je vous prie instamment de voler à nôtre secours. Vous êtes les Anges tutelaires que Dieu a chargez de nôtre conservation ; puisqu’elle vous est confiée, ne nous laissez pas perir à vos yeux.

LE ROY DE CYPRE.

Pendant que le Roy faisoit ses depêches, la Princesse Hermine s’informoit avec grand soin de l’espion quels étoient ces deux Seigneurs de Lusignan, leur âge, & l’état de leurs troupes.

Madame, répondit l’espion, j’ay été fort attentif au recit que le Chevalier de Rhodes en a fait a nôtre Gouverneur. Ce sont deux Seigneurs d’ude Maison tres-illustre en France, & qui sont suivis de la plus belle Noblesse qu’on ait jamais vuë ; ils sont jeunes. L’aîné à le visage court, diton, & les oreilles fort grandes ; mais c’est un grand homme tres-bien fait, qui a le port majestueux, & l’air martial. Le cadet n’a pas la taille si avantageuse que son frere, quoy qu’elle soit belle ; il a aussi un œil plus haut que l’autre ; mais le Chevalier assure que ces defauts ne leur messieyent point, ajoûtant qu’ils viennent en bonne resolution d’exterminer l’armée du Soudan, & que l’aîné dit tout haut, que si le malheur avoit voulu que le Soudan eût pris Famagouste avant son arrivée, & qu’il vous eût emmenée avec luy, il auroit été vous chercher jusqu’au fond de ses Etats, pour ne pas laisser une Princesse aussi charmante que vous entre les bras d’un barbare.

Hermine eut un plaisir extréme d’entendre ce discours ; & comme l’amour se sert de toutes les routes pour parvenir au cœur, la Princesse en fut si bien touchée, qu’elle commença d’aimer un Heros, qui avoit pour elle de si beaux sentimens.

Cependant le Roy, impatient de faire partir l’espion, le chargea de son paquet : & cet homme repassa à travers l’armée ennemie sans être arrêté; il porta les dépêches au Gouverneur, qui expedia au plutôt le Chevalier, qu’un vent aussi favorable que le premier reporta bien-tôt dans le port de Rhodes.

Aprés son arrivée les deux jeunes Guerriers, qui ne respiroient que le sang des Infideles, & la gloire de venir à bout d’une entreprise, qui attiroit les yeux de toute la Chretienté, flattez encore par la Lettre du Roy de Cipre, hâtoient leur embarquement, & le Grand Maître joignit ses soins à leur ardeur, en sorte que peu de jours aprés la flotte se remit à la voile, & arriva heureusement au port de Limisson.

Le Gouverneur qui avoit ordre de les bien recevoir, leur fit tous les honneurs imaginables. Il fut surpris de la taille & de la fierté de Guy, du bon air d’Urian ; & il admira au débarquement non seulement la beauté des troupes, mais encore la bonne volonté qu’elles faisoient paroître d’aller aux ennemis. Ce Gouverneur étoit un homme d’une grande experience, & le Roy de Cipre avoit tant de confiance en sa valeur, qu’il luy avoit abandonné la conservation de son pays, depuis qu’il s’étoit enfermé dans Famagouste, & donné le commandement de toutes les Troupes, qui gardoient ses Places.

La premiere chose que firent les deux freres, ce fut de charger le Gouverneur de donner avis au Roy qu’ils avoient mis pied à terre, & qu’ils alloient joindre leurs Troupes aux siennes, pour marcher à son secours. Le Gouverneur se servit de son même espion pour cela, & Guy le chargea en particulier d’un billet pour la Princesse, qui contenoit ces paroles :

J’ay crû, Madame, qu’aprés avoir fait sçavoir au Roy le sujet de mon entreprise, je devois aussi vous en rendre compte ; puisque vous y avez la meilleure part. Je m’attendois à trouver icy tous les jeunes Princes de la Chretienté, parce qu’il n’y en a pas un, qui ne soit obligé d’embrasser la cause d’une si belle Princesse; & comme je n’en voy point paroître, je connois que le Ciel a reservé à moy seul l’honneur de vous délivrer de l’oppression. Je vais donc exposer ma vie avec plaisir pour vous en voir bien-tôt dégagée. Mais, helas ! ilse peut faire, qu’en voulant vous procurer la liberté, je travailleray à me charger de fers.

GUY DE LUSIGNAN.

L’adroit Espion qui n’avoit pas encore manqué son passage, rendit la Lettre du Gouverneur au Roy. Ce Prince eut beaucoup de joye d’apprendre le débarquement du secours, & Hermine n’en eut pas moins en lisant le billet de Guy. L’amour avoit déja fait de grands préparatifs dans son cœur, pour y recevoir ce jeune Heros ; c’est pourquoy il n’eut pas de peine à s’en rendre maître, aprés la lecture de son billet, & il s’y établit avec un empire si absolu, que la Princesse commença de s’en inquieter.

Cependant le Roy, qui avoit travaillé à expedier l’espion, étoit sur le point de le faire partir, quand on luy apporta la nouvelle que les assiegeans venoient de repousser ses troupes dans une sortie, & qu’ils paroissoient en plusieurs endroits autour de la Ville. Cet avis fit retarder le depart de l’espion jusqu’à la nuit ; ainsi la Princesse eut le tems de le charger d’une réponse pour Guy, laquelle étoit conçuë en ces termes :

Il est impossible, Seigneur, de donner à vôtre generosite des loüanges proportionnées à son merite. En mon particulier, je luy suis tres-redevable, puisque la noble entreprise qui vous amene en ce Royaume, me regarde si fort. Vôtre grand dessein est trop appuyé du Ciel, pour ne pas vous augurer la victoire. Ne craignez point de perdre vôtre liberté en vous exposant pour la nôtre. J’ose vous asseurer que vous ne devez vous preparer qu’à des conquêtes ; mettez-vous seulement en état de les faire au plutôt. Adieu.

LA PRINCESSE HERMINE.

Comme l’amour est toûjours mysterieux, Hermine ne parla point à son pere du billet qu’elle avoit reçû; elle se retiroit même en secret pour le lire souvent, & elle se livroit ainsi toute entiere à sa passion naissante. Guy de son côté trouva tant d’esprit dans la réponse de cette Princesse, qu’il en fut charmé. Il se hâta de travailler à la voir, & il commença dés ce moment à regarder le Soudan comme son ennemi, & son rival tout ensemble.

Pendant ce tems-là le Gouverneur avoit envoyé des Courriers dans tous les lieux-du Royaume, où il y avoit des troupes, pour les assembler à un rendez-vous qu’il leur donnoit. Sibien qu’en peu de tems il amassa quatorze mille hommes de troupes réglées, & celles du secours en composoient prés de quinze mille. Ces deux corps étant joints marcherent aux Ennemis, & ils n’en étoient plus qu’à deux journées lors que le Soudan en fut averti.

Le Gouverneur de Limisson, qui connoissoit tres-bien le pays, conseilla à Guy d’envoyer des troupes pour s’emparer d’un pont qui étoit sur la route de Famagouste, & dont il falloit absolument se rendre maître pour s’assurer le passage d’une petite riviere qui n’étoit point gayable, & dont les bord étoient fort élevez. Guy y envoya un gros détachement ; & après avoir fait la revûë de son Armée, elle ne se trouva composée que d’environ vingt-neuf mille hommes, ce qui étoit un nombre bien inégal à celuy des Ennemis.

Cependant Guy, qui ne s’embarrassoit pas du nombre, donna les ordres pour marcher ; mais le Gouverneur, qui étoit de ces gens, qui sont persuadez, que le Ciel est toûjours pour les gros bataillons, representa qu’il y auroit une espece de temerité d’aller attaquer cent mille hommes bien retranchez avec vingt neuf, & que si l’on vouloit differer un peu, il feroit venir jusqu’aux Milices qui gardoient les Côtes ; puis qu’aparemment les Sarazins ne songeroient pas à y faire des descentes quand ils verroient une Armée en face de leur Camp.

Cette proposition suspendit l’ordre que Guy avoit donné pour la marche, & il assembla le Conseil de Guerre, pour montrer qu’il ne vouloit rien faire temerairement ; chacun donna son avis ; & Guy remontra, « qu’il falloit un tems considerable à ces troupes dispersées pour venir le joindre ; que cependant, les Sarazins avertis pourroient donner un assaut general à la Place, & la mettre en danger d’être prise ; que le Roy même craignoit cette extremité ; qu’il falloit pren dre le Soudan au dépourvu pendant qu’il n’étoit pas encore averty de leur arrivée, & qu’enfin le grand nombre n’étoit point à craindre dans cette occasion, parce qu’aparemment l’Ennemy les attendroit dans ses retranchemens. Ajoûtant que la victoire ne dépend pas de la multitude des Troupes, qui embarrasse le plus souvent un General ; qu’une poignée de Gens, bien aguerris & bien commandez, étoient toûjours victorieux ; & qu’Alexandre ne vouloit que dix mille hommes pour conquerir toute la terre.

Guy prononça ce discours avec tant de force, que tous les Officiers Generaux furent de son sentiment, & dîrent tout haut qu’il étoit digne luy-même de cette conquête, puis qu’il en paroissoit si penetré. L’Armée marcha dans le même tems, & si à propos, que le lendemain on reçut nouvelle que les Sarazins, aprés avoir envoyé reconnoître les Troupes qui gardoient le Pont, s’avançoient au nombre de dix mille pour les en chasser.

L’importance de conserver ce passage fit que Guy laissa son frere & le Grand-Maître à la garde du Camp, & monta à cheval suivi du Gouverneur, & de l’élite de la Cavalerie. A peine étoit-il en marche qu’il reçut un second avis, qui lui aprenoit que les Sarazins avoient déja forcé un des retranchemens qu’on avoit fait à la tête du Pont. Il doubla le pas à cette nouvelle, & arriva assez à tems pour soûtenir ses Gens, qui avoient grand besoin de sa presence; car les Infidelles, animez par un heureux commencement, combattoient avec vigueur ; mais ils se virent bientost chassez de leur petite conquête, & Guy les ayant repoussez dans la plaine, tomba sur eux d’une si rude maniere, le sabre à la main, à la tête de sa Cavalerie, qu’il les mit en fuite, & les mena battans jusqu’à trois lieuës de leur Camp, aprés en avoir assommé la plus grande partie.

Le Soudan fut extrêmement sur pris au recit de ce combat, & particulierement de la relation qu’on luy fit de la valeur de ses nouveaux Ennemis : il ne sçavoit quels Gens ce pouvoit être, ny d’où ils pouvoient venir. Cependant la nouvelle qui luy étoit arrivée de la prise de son Convoy, luy fit soupçonner qu’ils étoient conduits par le Grand Maître de Rhodes, qui l’avoit toûjours inquieté depuis le siege ; mais il ne pouvoit s’imaginer qu’ils fussent en grand nombre, & capables de le venir attaquer; ce qui le porta à rester dans ses retranchemens jusqu’à ce qu’il en fût mieux instruit.

Cependant Guy avoit envoyé ordre à l’Armée de marcher, elle vint camper le lendemain au Pont, & le jour d’aprés ce jeune Heros, qui avoit choisi un terrain avantageux à deux lieuës des Ennemis, disposa toutes ses troupes d’une maniere qu’elles paroissoient en grand nombre, dans le dessein d’obliger le Soudan à ne point sortir de ses retranchemens. En effet ce stratagême réüssit, car ses Espions luy ayant raporté que les Chrêtiens s’étendoient assez loin le long des postes du Camp, il resolut de ne point quitter la deffense de ses lignes, crainte de se trouver plus foible en partageant son Armée, & il se contenta de faire observer la contenance de ses Ennemis.

Guy de son côté ne faisoit travailler à aucun retranchement, pour deux raisons. La premiere, parce qu’il avoit dessein d’attaquer le Soudan à découvert dans les endroits les plus foibles ; & la seconde, pour faire connoître à son Armée, qu’il falloit vaincre, ou mourir ; puis qu’elle n’avoit aucune retraite.

Pendant que ce General attendoit le tems qu’il avoit resolu d’executer ses projets, il envoyoit de gros partis pour fatiguer les Sarazins par de frequentes allarmes ; ce qui réüssissoit heureusement : car cette hardiesse de venir attaquer sans cesse leur inspiroit une crainte, qui se trouvoit fortifiée par le bruit, qui s’étoit répandu entre eux de la valeur de ces nouveaux Ennemis.

Le Soudan se voyoit fort embarrassé dans la situation où étoient alors ses affaires. l. Le convoy qu’on venoit de luy enlever, luy faisoit grand tort, parce que les munitions de guerre, & de bouche commençoient à luy manquer. Il. Il avoit entête une armée, qu’il croyoit plus forte de beaucoup qu’elle n’étoit, & il s’apercevoit que ses troupes sembloient la redouter. III. Il confideroit que si la mauvaise fortune luy en vouloit, il n’avoit pas suffisamment de Vaisseaux pour sa retraite. Toutes ces reflexions luy firent prendre le party d’envoyer proposer au Roy de Cipre un accommodement, qui étoit de luy donner sa fille en mariage, de luy assurer la succession de sa Couronne, & de luy rembourser les frais de la guerre ; moyennant quoy il étoit prêt de se faire Chrétien.

Le Roy répondit à l’Envoyé du Soudan ; qu’il n’étoit pas à present le maître de regler seul une affaire de cette importance, & qu’il falloit qu’il en communiquât avec ses alliez, qui venoient d’arriver à son secours.

Le Soudan qui avoit besoin de ménager le tems, crut que ces conferences le jetteroient trop loin ; c’est pourquoy il pressa le Roy de se déterminer seul. Ce Prince qui étoit fatigué de se voir enfermé, & qui craignoit l’évenement des armes, envoya aussi vers le Soudan un de ses Conseillers, pour luy faire comprendre les raisons indispensables qu’il avoit de ne rien faire sans la participation de ses amis, & des Etats de son Royaume.

Mais pendant ces allées, & venuës, la Princesse Hermine, qui voyoit l’irresolution de son pere, & qui apprehendoit de tomber entre les mains du Soudain sous pretexte de sa conversion, crut qu’il étoit à propos d’écrire à Guy ce qui se passoit, afin qu’il y apportât du remede, s’il étoit vray qu’il eût quelque dessein pour elle. La difficulté étoit de luy faire tenir sa Lettre; mais l’occasion luy en devint favorable par l’arrivée du même espion dont nous avons parlé. Guy l’envoyoit au Roy pour l’avertir qu’il attaqueroit le lendemain à la pointe du jour les retranchemens du Soudan par quatre endroits differens, dont la veritable attaque seroit vis-à-vis la Tour de S. Jean, & qu’il eût à ne pas manquer au premier bruit de faire des sorties par toutes les portes de la Ville, dont la plus forte seroit du côté de cette Tour ; mais qu’il attendoit le retour de l’espion pour sçavoir la volonté de Sa Majesté.

Le Roy fut surpris de cet avis à cause du pourparler où il étoit avec le Soudan; toutefois il ne balança pas à le rompre dés le soir même, pour disposer les sorties & se preparer au combat du lendemain. Il renvoya donc l’espion sur le champ avec sa réponse, & la Princesse le chargea aussi de la Lettre qu’elle avoit écrite avant que la conference fût rompuë, parce qu’elle ne pouvoit faire qu’un bon effet.

Il faut sçavoir que pendant une maniere de treve qu’il y avoit euë, quelques Officiers Sarazins étoient venus se promener jusqu’aux portes de la Ville, & y avoient vû entrer l’espion assez vîte, ce qui leur avoit donné du soupçon; ensuite se retirans le soir, aprés avoir fait le tour de la Place, ils aperçûrent le même homme qui sortoit par une poterne, ce qui les obligea à courir pour le couper à travers les jardins, & l’ayant atteint, ils le conduisirent au Soudan, qu’ils trouverent plein de fureur de l’affront, qu’il croyoit que le Roy de Cipre luy faisoit, de refuser son alliance à des conditions qu’il luy avoit demandées autrefois.

Ce Prince étoit extrêmement amoureur d’Hermine. Sa passion avoit commencé à la Cour du Roy d’Armenie, oncle de cette Princesse, où elle avoit été élevée, & où il l’avoit vuë assez long-temps. Comme il étoit tres-bien fait de sa personne, & beau diseur, la Princesse l’avoit écouté, & il n’y avoit que la difference de Religion qui avoit été un obstacle à leur union.

Le Soudan étoit donc dans ces transports de fureur quand on luy amena l’espion. Il l’interrogea beaucoup, mais ne pouvant tirer aucune verité de sa bouche, il le fit appliquer à la torture; tellement qu’il avoüa qu’il avoit jetté dans les jardins, où on l’avoit arrêté, deuxLettres qu’il portoit à l’armée des Chrétiens. On alla les chercher, & elles furent renduës au Soudan. La première qu’il ouvrit, fut celle du Roy, qui étoit conçuë en ces termes :

A Guy de Lusignan.

SEIGNEUR,

Quand le porteur est arrivé, j’étois dans une maniere de conference avec le Soudan, qui me proposoit la paix à des conditions qui n’ont que de l’apparence ; car je ne puis me persuader qu’il veüille se rendre Chrétien. Peutêtre se sert-il de ce pretexte pour gagner du tems, & vous laisser refroidir. Cela est cause que j’ay rompu cette conference, pour me mettre en état de faire les sorties que vous me marquez, pendant que vous l’attaquerez de vôtre côté. Je prie le Ciel qu’il benisse nos projets, afin que j’aye demain le plaisir de vous embrasser victorieux.

LE ROY DE CIPRE.

Aprés-que le Soudan eut lû cette Lettre, il rêva quelque tems ; puis il ouvrit la suivante ; & y trouva ces paroles :

J’ay donné un sens si favorable pour moy aux deux dernieres lignes de vôtre Lettre, Seigneur, que je fais fond sur le mistere qu’elles renferment. Songez donc que ma liberté est entre vos mains de toute maniere. On travaille icy depuis deux jours à vous priver de la gloire de vôtre entreprise. Le Soudan épouvanté de vôtre valeur propose de se faire Chrétien. Le Roy est irresolu ; ainsi je pourrois bien devenir la victime qu’on immoleroit à la paix. Cette pensée me fait trembler, Seigneur, & si elle fait en vous un effet pareil, je suis seure que vous mettrez tout en usage pour ne me pas voir entre les bras de vos ennemis. Adieu.

La lecture de cette Lettre obligea le Soudan à faire retirer tous ceux qui étoient dans son Pavillon, afin de pouvoir donner un libre cours à ses soupirs. Il se desesperoit de voir qu’il n’y avoit plus de retour pour luy dans le cœur d’Hermine; puis qu’un rival s’en étoit emparé, & rival d’autant plus agreable aux yeux de cette Princesse, qu’il étoit à la tête d’une puissante armée. Mais ce qui mettoit le comble à son desespoir, c’est que sa Maîtresse le sacrifioit à la valeur de Guy Toutes ces reflexions l’accablerent si fort, qu’il fut long tems dans un abbattement extréme. Enfin il en sortit comme d’un profond sommeil, & reprenant ses esprits, il fit venir ses principaux Officiers, ausquels il communiqua la Lettre du Roy de Cipre. Il fut resolu qu’on tireroit de tous les postes un détachement de vingt mille hommes, & que le reste de l’armée seroit toute la nuit sous les armes, pour s’opposer au dessein des Chrétiens.

Le conseil de ce détachement étoit l’ouvrage du Soudan. Il avoit resolu dans sa colere de forcer la Ville cette nuit-là ; ainsi tout se prepara pour l’assaut.

D’autre côté Guy ne recevant aucunes nouvelles, demeura tranquille dans son camp, attendant que le Roy renvoyât l’espion avec des ordres de ce qu’on auroit à faire. Mais sur le minuit les Gardes avancées donnerent avis qu’on entendoit un fracas horrible du côté de la Ville. Guy monta aussi-tôt à cheval avec une partie de la Cavalerie, & quand il fut arrivé sur une éminence, qui n’étoit qu’à demilieuë des retranchemens des Sarazins, il connut qu’effectivement le Soudan attaquoit la Ville. Que faire dans cette conjoncture ? Il donna l’allarme seulement en trois ou quatre endroits, pour faire diversion, & trouva les Ennemis bien preparez. Il y en eut qui se hazarderent à sortir, & ils furent taillez en pieces, dans le chagrin où étoient les Chrétiens de ne pouvoir secourir les assiegez. Le Roy de son côté, qui avoit donné ses ordres pour les sorties, ne fut pas pris au dépourvû. Le Soudan ne tenta aucun endroit qu’il n’y fût bien reçu, & les Sarazins ne gagnerent pas un pied de terre pendant plus de six heures que l’assaut dura. Comme la nuit étoit obscure, les assiegeans souffrirent beaucoup en certains endroits, où ils s’entre-tuerent les uns les autres, croyant avoir affaire aux assiegez, qui faisoient de tems en tems des sorties, où ils avoient toûjours de l’avantage. Enfin le Roy en voulut faire une considerable à la tête de l’élite de ses troupes, & il s’y comporta avec tant de valeur, qu’il repoussa les Sarazins jusques dans leur camp. Le Soudan n’étoit pas present à cette occasion ; il étoit allé au secours d’un quartier où Guy avoit donné une fois allarme : toutefois étant averty de l’avantage du Roy, il accourut avec un nombre considerable de Troupes, & trouva que les Vainqueurs avoient fait un grand carnage ; & se retiroient avec des Prisonniers. Cette vûë le mit en fureur, il fit ses efforts pour leur arracher leur proye, mais le Roy les couvrant dans leur retraite arrêta ses desseins. Il se fit en cet endroit de grandes actions; le Roy y brilloit le sabre à la main, & le Soudan le voyant abattre les siens de tous côtez, luy lança un dard envenimé dont il le blessa au côté droit ; le Prince ne parut point émû du coup, il retira luy-même le dard avec une constance admirable, & le rejetta au Soudan, mais glissant sur son bouclier il alla fraper un Officier qui étoit derriere lui, & le tua.

Ce fut pour lors que le combat se renforça, car le bruit s’etant repandu dans la Ville que le Roy étoit blessé, toute la Garnison accourut de ce côté-là. On combattoit assez prés des portes ; c’est pourquoy les Assiegez avoient l’avantage d’être soûtenus par les nuées de fleches qui sortoient des remparts. Le massacre fut grand de part & d’autre, & le Roy malgré sa blessure y resta jusqu’à la retraite qui se fit en tres-bon ordre.

Cependant la Princesse, fort inquiete de la blessure du Roy, & consternée de peur par les grands efforts que faisoit le Soudan, resolut d’informer Guy de l’extremité où étoient les affaires, & elle s’y trouvoit d’autant plus portée, qu’elle entrevoyoit dans la prompte entreprise du Soudan quelque chose d’extraordinaire. Elle jetta donc les yeux sur un de ses Domestiques qu’elle connoissoit aussi fidelle que déterminé, & luy faisant prendre l’habit d’un des Prisonniers qu’on venoit defaire, elle le chargea de la Lettre qui suit :

SEIGNEUR,

Les efforts surprenans que le Soudan fait depuis le commencement de la nuit pour forcer la Ville, & la tranquilité qu’on voit du côté des retranchemens, nous font croire que l’Espion qu’on vous renvoya hier a éte arrêté. Nos Troupes se surpassent pour la deffense ; mais le Roy vient d’être blessé dangereusement de la main du Soudan meme, dans une sortie. Vous voyez par ce recit le peril où je suis exposée : songez à m’en delivrer au plûtost, pour voir couronner vôtre ouvrage.

Le domestique travesty sortit heureusement à la faveur des ombres, & marcha vers les retranchemens dans un endroit où il n’entendoit aucun bruit ; c’étoit aussi un lieu qui n’etoit gardé que par la veuë des Sentinelles, de manière qu’il en aprocha facilement, & trouva encore la commodité de monter sur le parapet, à l’aide de quelques fassines qu’on y avoit laissées ; mais le remuëment des feuilles ayant attiré une sentinelle qui en étoit assez prez, il prit le party de se jetter de l’autre côté dans le fossé, & ne se fit aucun mal, parce que la terre étoit nouvellement remuée ; la Sentinelle s’écria, le Corps de Garde accourut, & l’on tira plusieurs fleches, mais inutilement ; car cet homme étoit alerte, & sçavoit tres-bien les chemins.

A peine étoit-il à demy-lieuë de là, qu’il fut étonné d’entendre devant luy un hannissement de chevaux, qui continuoit dans une longue étenduë de terrain, ce qui l’obligea de rester au lieu où il se trouvoit pour attendre le jour, & voir quels Gens ce pouvoit être ; il en fut bientôt éclaircy ; parce que des Cavaliers, qui battoient l’estrade, l’ayant aperçu à la pointe du jour, & croyans que c’étoit un Soldat Sarazin, le menerent à Guy, qui s’étoit retiré dans cet endroit pour rafraîchir ses Troupes.

A dire la verité, Guy ne s’attendoit pas à recevoir de si tristes nouvelles, que celle qu’il aprit par la Lettre de la Princesse, il ne balança pas à faire partir au plus viste un Ayde de Camp pour donner ordre à l’Armée de le venir joindre ; cependant il monta à cheval, & alla choisir un terrain le plus avantageux qu’il put pour le campement.

Chapitre III

Voyage de Raimondin en Bretagne, & ses aventures.

QUAND Melusine fut relevée de couche, elle conseilla à son Epoux de faire un voyage en Bretagne pour rentrer dans les biens que son pere y avoit abandonnez autrefois, & elle luy raconta toute l’histoire en la maniere qui suit.

Henry de Léon vôtre pere, luy dit-elle, étoit si estimé de Thiery Duc de Bretagne, qui regnoit alors, qu’il prenoit conseil de luy en toutes choses, & pour récompense le fit son grand Sénechal, ce qui luy attita la jalousie de ceux qui pretendoient aussi aux bonnes graces du Prince. Un certain Courtisan nommé Josselin fut le chef de cette cabale. Le Duc avoit un neveu, seul heritier de sa Couronne, & les rivaux de la fortune de vôtre pere se servirent de ce jeune Seigneur pour le faire perir. Ils luy firent accroire que son oncle aimoit votre pere à un point, qu’il l’avoit choisi pour son successeur, que c’étoit une chose concluë, & que la declaration, qu’il en faisoit aux Etats, en étoit expediée.

Ce jeune Seigneur ne voulut pas d’abord ajoûter foy à leurs discours, mais ils luy firent tant de sermens qu’il les crut ; de-sorte qu’il forma le dessein d’assassiner Henry. Josselin & ses complices, le voyant dans cette resolution, luy en procurerent les moyens, en l’avertissant du jour qu’il quitteroit la Cour pour s’en aller, suivant sa coutume, à sa Terre de Leon. Ce qui ne manqua pas : car le neveu du Duc étant informé du départ de vôtre pere, alla l’attendre en un petit bois joignant le Château, où Henry avoit coûtume de se promener le matin. Il n’étoit accompagné que de Josselin suivi de ses émissaires, & quand ils virent venir vôtre pere, ils l’encouragerent à se jetter sur luy, disant, si vous avez besoin de secours, nous vous aiderons ; ce que toutefois ils ne firent point : au contraire ils s’enfuirent aussi-tôt qu’ils les virent aux prises, depeur d’être reconnus par les gens du Château.

Cependant vôtre pere, qui étoit sans armes, voyant arriver un Chevalier sur luy l’épée à la main, para du bras gauche son premier coup avec tant d’adresse, que l’épée passant à côté, il s’en saisit ; mais le Chevalier se voyant desarmé, tira un poignard qu’il avoit à sa ceinture, dont il frappa vôtre pere, qui sentant le coup, quoique leger, donna du pommeau de l’épée si rudement contre la temple du Chevalier, qu’il enfonça la coëffe de son casque, & le tua; puis levant la visiere pour voir qui c’étoit, reconnut le neveu du Duc. Ce malheur l’affligea beaucoup, & le fit resoudre à s’enfuir; c’est pourquoy rentrant aussitôt dans son Château, il banda sa playe, prit tout ce qu’il avoit de meilleur, & choisissant les plus affidez de ses domestiques, il fit seller des chevaux, & partit sans rien dire. La fortune qui conduisoit ses pas le mena du côté de Forests, où il trouva une Dame qui le laissa à sa mort Seigneur du Pays, ensuite il épousa la sœur du Comte de Poitiers, comme vous sçavez.

Vôtre pere s’étant absenté de la sorte, & le neveu du Duc se trouvant tué proche de son Château, on jugea que c’étoit luy qui l’avoit assassiné. Josselin en fit courir le bruit plus qu’aucun autre, & le Duc luy accorda la confiscation de tous ses biens. Il en joüit encore à present, & son fils aîné demeure au Château de Léon.

Vous voyez, mon cher, par le recit que je viens de vous faire, qu’il n’est pas juste de laisser des biens si considerables entre les mains des ennemis de vôtre Maison. Il faut donc que vous alliez en ces quartiers-là, & que vous preniez d’abord vôtre chemin par Quemeguignant, où vous trouverez le Seigneur du lieu, qui est frere de vôtre pere, & se nomme Alain. Il a deux fils Chevaliers, qui sont vaillans, & fort estimez de leur Prince. Vous vous ferez connoître à eux, & ils verront bien-tôt par vos discours qui vous êtes. Ensuite ils vous presenteront au Duc, à qui vous demanderez justice, & aprés qu’il vous l’aura promis, vous luy exposerez le fait, & ferez appeller Josselin; Son fils acceptera le combat pour luy, vous en serez vainqueur, ils seront pendus tous deux, & vous serez rétabli dans les biens de vôtre pere. Soyez persuadé de tout ce que je vous dis, & confiez-vous en Dieu, il vous soûtiendra dans toutes vos affaires lors qu’elles seront justes.

Raimondin qui regardoit son Epouse comme un oracle, luy dit qu’il étoit prêt de faire ce qu’elle voudroit. Aussitôt elle luy fit preparer un superbe équipage, & il partit avec une suite de cinq cens Gentilshommes, tous bien armez.

Melusine avoit chargé l’ancien Chevalier, dont nous avons parlé, de pourvoir sur la route à tout ce qui seroit necessaire à tant de monde, & elle luy recommanda sur tout de faire les choses honorablement.

Dés que cette troupe parut dans le pays, le Duc en étant averti envoya des Officiers au-devant, pour sçavoir le sujet de son arrivée, & Raimondin leur répondit qu’il venoit implorer la justice de leur Prince touchant une affaire qu’il auroit l’honneur de luy expliquer, & qu’il seroit bien-tôt auprés de luy pour luy rendie ses respects ; mais qu’avant toutes choses il falloit qu’il allât visiter le Seigneur de Quemeguignant, & qu’il les prioit de luy en enseigner le chemin. Les Officiers le luy montrerent, & disant qu’ils alloient rendre compte au Duc de sa réponse, ils prirent un chemin de traverse pour informer aussi Alain de cette illustre visite.

Alain fut extrémement surpris de la venuë d’un si grand Seigneur, & d’apprendre qu’il étoit accompagné de cinq cens hommes au moins. Il donna ordre à ses deux fils de les aller recevoir, & de songer à les traitter du mieux qu’ils pourroient ; mais ce dernier ordre fut inutile : car le vieux Chevalier, qui prenoit toûjours les devants, ayant vû que la Ville étoit trop petite pour contenir sa troupe, avoit fait tendre ses, Pavillons, & payoit si bien, qu’on luy apportoit des vivres de tous côtez.

Les deux Chevaliers trouverent Raimondin assez prés de la Ville, & luy firent tout l’honneur qu’ils purent. Il s’informa de la santé de leur pere, & ne leur dit rien de l’affaire qui l’amenoit qu’il n’eut joint Alain, à qui il se fit connoître par le recit circonstancié de l’avanture d’Henry de Leon.

Alain fut étonné d’apprendre que Josselin étoit l’auteur du malheur de son frere, & il en parut d’autant plus indigné, que ce traître en avoit profité seul par la confiscation qu’il avoit obtenuë de ses biens à son exclusion. Il pria son neveu de luy faire l’honneur de loger dans son Château, ce qu’il accepta pour luy seulement. Alain luy fit la meilleure chere qu’il put; on parla beaucoup de l’affaite en question, & Raimondin engagea son oncle & ses cousins à venir à la Cour avec luy, pour être témoins de la justice qu’il étoit seur qu’on luy rendroit.

Le Duc qui demeuroit ordinairement à Vannes, vint à Nantes pour paroître avec plus de majesté devant ce Seigneur étranger, qui marchoit avec un si gros train ; & le jour qu’il lui demanda audience, il avoit donné ordre à tous les Pairs, & à tous les Barons de ses Etats de s’y trouver. Josselin & son fils Olivier y étoient comme les autres, & Alain les fit connoître à son neveu.

Raimondin ayant été introduit en la presence du Duc, le supplia de luy rendre justice sur un fait qui le regardoit luy – même, puis qu’un Prince n’est jamais en seureté quand il y a des traîtres auprés de sa personne.

Le Duc demeura surpris à ce discours ; il promit toute justice à Raimondin, & l’assura sur sa parole sacrée qu’il feroit punir du dernier supplice tous les traîtres qu’il pourroit luy montrer dans sa Cour.

Raimondin aprés l’avoir remercié luy raconta succinctement, mais de point en point, la malheureuse avanture d’Henry de Leon son pere, arrivée il y avoit quarante ans, sous Thiery, dont il étoit le quatriéme successeur : de quelle maniere il avoit tué, à son corps deffendant, le neveu de ce Prince, seul heritier de sa Couronne ; que cette catastrophe étoit arrivée par la trahison de Josselin du Pont qui étoit là present, & lequel au moyen de son crime jouissoit de tous les biens d’Henry, par la confiscation qu’il en avoit obtenuë.

Ce fait étant deduit avec toutes ses circonstances, Raimondin ajoûta : Seigneur, puis que je suis assez malheureux d’aprendre, depuis mon arrivée en ce pais, que tous les témoins que je pouvois avoir contre Josselin sont morts, je me sers du droit des Chevaliers, qui est, que j’offre avec vôtre permission, & celle de tous vos Pairs & Barons, de combattre Josselin, & luy faire avoüer son crime, ou l’expier par son sang. Achevant ces paroles il jetta son gage, & il n’y eut personne si hardy que de répondre.

Le Duc voyant que personne ne répondoit, dit tout haut : Josselin, Estes-vous sourd ? Vous autorisez par vôtre silence nôtre Proverbe, qui dit, Qu’un vieux peché fait nouvelle vergogne. Songez, cependant, à répondre à cette terrible accusation.

Josselin fut si confus & palpitant, qu’il ne sçut dire autre chose, sinon, que ce Chevalier se moquoit de raconter une telle Fable.

C’est si peu une Fable, repartit Raimondin, que je te feray bien avoüer que c’est une verité, si Monseigneur me le permet, ainsi que je l’en suplie tres-humblement.

Josselin, continua le Duc, je veux que vous répondiez d’une autre maniere à cette accusation. Olivier entendant ces paroles, dit : Sire, ce Chevalier a plus de peur qu’il ne nous en fait ; je tiens mon Pere pour un homme incapable d’avoir fait l’action qu’on luy impute ; c’est pourquoy j’accepte le duel pour luy ; & voilà mon gage. Il sera bien vaillant, s’il peut venir à bout de moy, & d’un de mes Parens que je choisiray.

Quand le Duc l’entendit parler de la sorte, il se fâcha, & luy dit, ce ne sera pas tant que je vivray, qu’on verra qu’un Chevalier soit obligé de combattre contre deux, l’un aprés l’autre, pour une même querelle ; Olivier, il est honteux à vous d’avoir eu cette pensée, c’est une marque de vôtre mauvaise cause ; sçachez, que si vous êtes vaincu je vous feray pendre avec vôtre pere, & j’assigne vôtre combat à demain : ensuite, le Duc prit des cautions pour s’asseurer de leurs personnes, & fit garder Josselin à veuë.

Cependant, Thiery, qui étoit un Prince fort prudent, faisant reflexion au grand nombre de parens & d’amis que ces deux puissantes Maisons avoient dans ses Estats, fit entrer des Troupes dans la Ville, pour empêcher qu’il n’arrivât aucun désordre.

Le lendemain matin les Champions, aprés avoir entendu la Messe, allerent s’armer, & aussi-tôt que Raimondin eut apris que le Duc étoit sur le champ, il s’y rendit, accompagné de quantité de Chevaliers. Il avoit l’Ecu pendu au cou, la Lance sur sa cuisse, & étoit vétu de sa Cotte d’Armes bordée d’argent & d’azur. Il montoit un cheval tres fier, & qui étoit armé jusqu’à l’ongle du pied. Il salua ainsi le Duc avec tous les Seigneurs qui l’accompagnoient & chacun disoit, à voir son grand air, qu’il étoit homme à ne pas se laisser battre facilement.

Ce Chevalier marcha ensuite vers la chaise qui luy étoit preparée, & descendit aussi legerement de cheval que s’il n’eût point été chargé de ses armes, puis il s’assit en attendant que son ennemy arrivât. Il vint peu de tems aprés avec son pere, & ils firent tous deux la reverence au Duc, mais Josselin paroissoit abattu, ce qui étoit de mauvaise augure. Ils descendirent de cheval, & les saintes Evangiles leur étant aportées, Raimondin jura que Josselin avoit commis la trahison de la manière qu’il en avoit fait le recit ; aprés il s’agenoüilla, & baisa les Reliques qui luy furent presentées. Quant à Josselin, il jura le contraire ; mais l’Histoire raporte, qu’il chancella si fort pour baiser les Reliques, qu’il n’en put approcher, & Olivier fit la même chose : car ils sçavoient tous deux que c’étoit leur condamnation.

Cette ceremonie achevée, un Herault cria à haute voix, De par Monseigneur, qu’aucun ne soit si hardi de dire un mot, ny faire aucun signe à un des combatans qu’il puisse entendre, ou apercevoir. Après ce cry chacun se retira hors du champ de bataille, excepté ceux qui étoient destinez pour le garder, & Josselin.

Les deux combattans étant montez à cheval, le Herault fit encore cet autre cry par trois fois : Laissez aller vos chevaux, & faites votre devoir. Dans ces entrefaites Raimondin posant le fer de sa lance à terre, l’appuya sur le cou de son cheval pour faire le signe de la Croix. Son ennemi qui s’en aperçut, se servit de ce moment, & poussa son cheval avec une si grande vitesse, qu’il frappa Raimondin sur sa cotte d’armes, sans qu’il pût parer le coup avec son bouclier ; mais il se tint si ferme, qu’il ne se renversa point, & la lance rencontrant une armure à l’épreuve, vola par éclats.

Alors Raimondin s’écria, Traître, cette action n’est pas d’un brave Chevalier ; & comme sa lance étoit tombée par la force du choc, il mit le sabre à la main, & en déchargea un coup si terrible sur le casque d’Olivier, qu’il en abattit la visiere ; ainsi il eut le visage à découvert, ce qui l’étonna. Cependant il mit le sabre à la main, & les deux combattans se chamaillerent long – tems de la sorte; enfin Raimondin, qui vouloit finir, fit un écart pour se jetter à bas proche de sa lance, & la ramassa subtilement ; ensuite il vint contre Olivier, qui l’évita toujours par la dexterité de son cheval, ne songeant qu’à le lasser, parce qu’il étoit à pied, & à passer ainsi le tems prescrit pour le combat, sans le terminer ; mais Raimondin s’avisa d’un expedient ; il retourna à son cheval, défit promptement un des étriers, & marcha à son ennemi, qui le voyant venir la lance d’une main & un étrier de l’autre, ne sçavoit quel dessein il avoit, ce qui le porta à s’abandonner tout d’un coup sur luy pour le frapper de la pointe de son sabre au defaut de sa cuirasse ; mais comme son cheval tressailloit du coup d’épron qu’il luy donna pour le faire avancer, Raimondin fronda l’étrier à la tête du cheval d’une si grande force, que le gonfrain d’acier fut enfoncé, & luy entra dans le front. L’animal étourdi du coup s’accula sur les jarrets ; & comme Olivier apuyoit des deux pour le faire relever, Raimondin luy donna un coup de sa lance dans le côté, lorsque le cheval s’élevoit, & le jetta par terre. La lance entra pour le moins d’un demypied dans son corps, & avant qu’il pût se relever, le vainqueur sauta sur luy & luy donna plusieurs coups de gantelets par la tête aprés luy avoir arraché le bassinet qui la défendoit, ensuite il luy mit le genou sur le ventre, & la main gauche sur la gorge, si bien qu’il ne pouvoit remuer, puis il tira un poignard de sa ceinture & luy dit, Rens-toy, ou tu es mort.

J’aime mieux mourir, répondit Olivier, de la main d’un brave homme comme vous, que d’un autre.

Avouë donc, repartit Raimondin, que tu sçais que ton pere a commis la trahison.

Comment le sçaurois-je, repliqua-t-il, je n’etois pas né pour lors ? Raimondin, qui étoit persuadé de la verité, fut si chagrin de cette réponse, qu’il luy donna encore tant de coups de gantelet de côté & d’autre sur les jouës, qu’il luy fit perdre connoissance ; ensuite le prenant par les pieds, il le traîna hors de la lice.

Cette action étant ainsi terminée, Raimondin vint au balcon où étoit le Duc, & luy dit : Sire, je vous supplie de me faire connoître si j’ay fait mon devoir, & si vous souhaittez quelque chose de plus.

Vous vous en êtes bien acquitté, répondit le Duc, & les traîtres souffriront le suplice qu’ils meritent. Aussitôt il donna ordre de les pendre, & que le Victorieux rentrât dans les biens de son pere, y ajoûtant encore ceux de Josselin, dont il luy donna la confiscation. Raimondin, aprés avoir remercié le Duc de ses bienfaits, luy demanda la grace de ces malheureux ; mais il demeura ferme dans sa résolution.

Alain, ses enfans, & tous leurs amis, eurent une joye inconcevable de la victoire que leur parent venoit de remporter, & des grands biens que Thiery luy avoit ajugez Ils luy aiderent à l’en mettre en possession. Jean d’Aras dit que Raimondin donna la Baronnie de Leon avec ses autres biens à Henry son cousin germain, & les Terres de Josselin à Alain son frere le cadet, tous deux fils de son oncle Alain ; mais je trouve ailleurs qu’il garda ces grandes Terres pour ses enfans, & cela me paroît plus vrai-semblable, puis qu’une des premieres raisons que Melusine luy allégua pour luy faire entreprendre le voyage de Bretagne, fut celle de recouvrer les grands biens que son pere avoit laissez en ce pays-là.

Quand Raimondin eut terminé toutes ses affaires, & rendu hommage à Thierry de ses Fiefs, ce Prince le retint plusieurs jours auprés de lui pour le réjoüir, & luy faire oublier ses travaux. Il mangea toujours seul avec luy ; & comme le Duc aimoit extrémement la chasse, il luy en donna le divertissement de toute maniere. Au milieu de tant d’honneurs, & de plaisirs, Raimondin brûloit d’envie de revoir sa chere Melusine; de sorte qu’il prit congé du Duc; & le vieux Chevalier abordant le Prince, luy presenta de la part de sa Maîtresse un gobelet d’or enrichi de diamans. Il fit aussi des presens considerables à tous les Seigneurs de la Cour, dont Alain & ses deux fils furent les mieux partagez ; & en contr’échange le Duc donna à Raimondin plusieurs beaux chevaux, & la plus grande partie de ses meilleurs chiens, parce qu’il les avoit trouvez fort bons.

Au sortir de Nantes Raimondin reprit le chemin de Quemeguignant avec son oncle, & ses cousins. Il y fut tres-bien regalé ; mais lors qu’ils étoient au plus fort de leur réjoüissance, on vint avertir Alain que le Châtelain d’Orval, homme tres-accredité & neveu de Josselin, avoit fait assemble toute sa parenté, & ses amis jusqu’au nombre de huit cens à dessein d’assassiner Raimondin lors qu’il passeroit par la forest, & qu’ils étoient distribuez à droite & à gauche aux environs d’une maison de chasse qu’il y avoit.

Alain n’eut pas plutôt reçu cet avis, qu’il envoya aussi avertir tous ses amis, & il en vint jusqu’au nombre de quatre cens, qu’il fit cacher en plusieurs endroits à mesure qu’ils arrivoient. Cependant le Châtelain avoit de bons espions pour sçavoir le jour du depart de Raimondin, qui de son côté paroissoit inquiet de cette entreprise, parce qu’il prévoyoit qu’il y auroit du sang répandu Il eût bien voulu l’éviter, d’autant plus que Melusine ne luy avoit point dit que cet incident devoit arriver. Il demanda pour cet effet s’il ne pouvoit pas trouver un autre chemin que celuy de la forest pour s’en aller ; mais apprenant qu’il n’y en avoit point, il voulut partir le lendemain & risquer l’issuë de cette rencontre.

Sa résolution étant prise, Alain fit marcher dés le soir ses quatre cens hommes sous la conduite de son fils aîné, qui les posta secrettement dans un endroit par où le Châtelain devoit passer, & à la pointe du jour Raimondin entra dans la forest avec ses gens en belle ordonnance : car ils marchoient serré les armes hautes, & étoient precedez par des coureurs qui battoient l’estrade pour découvrir si l’on venoit à eux.

Le Châtelain qui fut averti tres-juste, sortit avec toute sa suite. Il passa devant l’embuscade, qui ne se découvrit point, afin de le prendre en queuë lors qu’il attaqueroit Raimondin. Le Châtelain s’avançant aperçut ses ennemis, & il fut étonné de les voir marcher fierement en bataille. Il les attaqua neanmoins vaillamment, & ils le reçûrent avec encore plus de valeur. Ce premier choc fut terrible. Raimondin y fit de si belles actions, que le Châtelain qui ne cherchoit que luy, le distingua facilement, & le fit remarquer aux plus braves de ses gens; ensuite se mettant à la tête de cinq qu’il choisit, ils coururent tous ensemble sur Raimondin les lances baissées, & jetterent son cheval par terre ; mais luy ne perdant point le jugement donna des deux au cheval qui se remit aussi-tôt sur les pieds fort legerement; de sorte que n’ayant point quitté les étriers, & se trouvant toujours l’épée à la main, il tourna sur le Châtelain avec tant de fureur, qu’il l’étourdit d’un coup d’estramaçon qu’il luy dé chargea sur la tête. Le Châtelain tomba de cheval, & courut grand’risque : car la mêlée étoit forte. Cependant ses gens l’ayant remonté, il reprit courage, & le combat devint encore plus rude qu’auparavant ; mais dans ce moment les quatre cens hommes de l’embuscade arrivans prirent leurs ennemis par derriere, & enveloperent si bien le Châtelain & tous ses gens, qu’on en assomma une grande partie, & que le reste fut pris.

Aprés une si heureuse victoire Raimondin tint conseil avec ses cousins & leurs principaux amis, pour aviser à ce qu’on feroit de tant de prisonniers, & il fut resolu qu’on les pendroit tous aux fenêtres & aux creneaux de la maison de chasse du Châtelain, à l’exception de leur Chef, qui seroit envoyé au Duc avec tous ceux qui se trouveroient parens de Josselin, afin qu’il en fist la justice qu’il trouveroit à propos ; ce qui fut aussitôt executé.

Alain le cadet eut la commission de les conduire avec trois cens hommes d’escorte à Vannes, où Thierry étoit retourné. Il les luy presenta de la part de Raimondin, luy fit un détail exact de leur entreprise, & luy dit de quelle maniere le Ciel les avoit préservez d’être tous assommez.

Le Duc parut tres-indigné de cet attentat, qui regardoit même son autorité, parce que le Châtelain n’avoit entrepris d’assassiner Raimondin qu’à cause de la justice qui luy avoit été renduë. C’est pourquoy il fit pendre tous les parens de Josselin, & envoya le Châtelain à Rennes, pour tenir compagnie à son oncle.

Cependant Raimondin ayant appris par le retour de son cousin la continuation de la bonne justice du Duc, en parut joyeux ; mais il crut qu’il étoit obligé à faire prier Dieu pour les ames de tant de gens qui avoient peri par cette querelle. C’étoit assez l’usage de ce tems-là. Les persecutions que l’Eglise souffroit par la barbarie des Sarazins & des Maures, excitoient la pieté des Chrétiens, & les portoient à luy faire de grands biens ; de sorte qu’aussi tôt que les personnes riches étoient échapées d’un peril, elles faisoient des fondations suivant leurs moyens. C’est pourquoy en memoire de cette heureuse journée où Raimondin avoit évité un si grand danger, il laissa à son oncle le soin de fonder un Prieuré de huit Religieux. Le Duc même eut part à cette bonne œuvre : car il voulut qu’il fût bâti auprés du Château de Suissinom, & il accorda aux Moines plusieurs beaux droits, entre autres demi-lieuë de terrain autour de leur Couvent dans la forest & le droit de pesche dans la mer qui est à un quart de lieuë de là. Il y a d’autres monumens qui subsistent encore, & empêchent de douter de cette histoire.

Aprés que Raimondin eut terminé si heureusement ses affaires, il reprit le chemin de Poitou, & quand il fut arrivé à la vuë de Lusignan, il ne reconnut plus le lieu, tant il étoit augmenté. Le Bourg qui est au pied de la Forteresse ressembloit à une Ville ; il étoit ceint de bonnes murailles, flanquées de grosses tours, avec de larges fossez, & il ne pouvoit se lasser de considerer ces nouveaux prodiges. Cependant quelques Cavaliers qui avoient pris les devants, annoncerent sa venuë à Melusine, qui la sçavoit tres bien, & fit semblant de l’ignorer. Elle donna ordre aux Bourgeois de prendre les armes, & elle alla à la rencontre de son Epoux avec toutes les Dames, & les Chevaliers du pays.

Il est impossible d’exprimer la joye qu’ils eurent de se revoir aprés une si longue absence  Raimondin fit une ample relation à son Epouse de tout ce qui luy étoit arrivé, & l’assura que la fermeté qui avoit paru dans toute sa conduite provenoit de la confiance qu’il avoit toujours euë dans ses paroles.

Un peu apres l’arrivée de Raimondin Melusine accoucha d’un second fils qui fut nommé Odon, & apporta en naissant une oreille plus grande que l’autre. D’ailleurs il étoit tres bien fait de sa personne, & dans la suite il devint Comte de la Marche, pour avoir épousé l’heritiere de cette Principauté.

Apres que Raimondin fut remis des fatigues qu’il avoit souffertes pendant son voyage, il travailla avec Melusine à la construction de plusieurs Villes & Forteresses dans les Terres qui luy appartenoient jusques sur les frontieres de Poitou, & de Guienne. Ils commencerent par bâtir la Ville & le Château de Melle & Voüant ; celle de S. Maixant avec l’Abbaye ; le Fort & le Bourg de Partenay, qu’ils rendirent une Place considerable. Melusine jettaensuite les premiers fondemens des fortifications de la Rochelle, & du Château. Il y avoit déja une grosse Tour bâtie par Cesar, qui se nommoit la Tour de l’Aigle, parce que cet Empereur en portoit un dans ses Etendards ; elle la fit environner de fortes murailles, défenduës de bonnes Tours à la maniere de ce tems là, & on luy donna le nom de *Castel aiglon. Elle bâtit encore Pons en Poitou, rétablit Xaintes qui se nommoit Linges pour lors. Enfin cette Dame aquit tant de biens à son mari en Bretagne, en Poitou, en Guienne, & en Gascogne, qu’il devint un des plus puissans Seigneurs de France, & se fit redouter de ses voisins.

Melusine ne se contentoit pas de bâtir de cette maniere, elle donnoit encore à son mary des enfans tous les ans, & des mâles ; ce qui a soûtenu sa posterité avec éclat, ainsi que nous allons le déduire dans l’histoire des illustres établissemens qu’ils se sont procurez tous par leur valeur.

Le troisiéme fils qu’elle eut fut appellé Urian. C’étoit un bel enfant, mais il avoit un œil plus haut que l’autre. Le quatriéme fut nommé Antoine, le plus beau garçon du monde, mais il paroissoit sur sa jouë une griffe de lion. Le cinquiéme reçut le nom de Regnault, & n’avoit qu’un œil, mais il voyoit plus de vingt lieuës loin quand il étoit sur la mer. Le sixiéme se nomma Geoffroy, bel enfant au possible, mais il avoit une dent qui luy sortoit de la longueur d’un pouce hors de la bouche. Ce fut dans la suite un des plus vaillans hommes de son siécle Le septiéme eut nom Froimond. Il étoit bien fait, mais il avoit au bout du nez une petite tache veluë. Il se rendit Moine dans l’Abbaye de Mailleres. Le huitiéme s’appella Raimond ; le neuviéme Thierry, & le dixiéme nâquit avec trois yeux, dont l’un étoit au milieu du front. L’histoire ne marque point son nom, car il vêcut peu de tems par des raisons que nous dirons à la fin de cette Histoire.

Melusine avoit un si grand soin de chercher de bonnes nourrices à ses enfans, qu’ils profitoient à vûë d’œil. Ils furent tous de la riche taille, & tres forts. Elle prit aussi un pareil soin de leur éducation, en leur donnant les meilleurs Maîtres qu’elle put, tant pour les sciences, que pour tous les autres Exercices qui conviennent aux personnes de la premiere qualité.

Quand Guy fut parvenu à l’âge de dix-huit ans, il s’exerça avec ses freres Odon, & Urian à tout ce qui peut faire le corps à la fatigue ; par exemple, à la chasse, aux Joûtes, & ces jeunes Seigneurs y étoient si adroits, qu’ils étonnoient tous ceux qui les voyoient dans ces Exercices. Ils alloient aussi visiter les Princes voisins, & secomportoient si sagement, qu’ils s’attiroient l’amitié de tout le monde.

Guy avoit environ vingt trois ans, quand deux Chevaliers de Poitou arriverent à la Cour de leur Prince; Ils venoient de la Terre sainte, & racontoient la larme à l’œil les barbaries que les Sarazins exerçoient envers les Princes Chrétiens ; entre autres ils disoient de quelle maniere le Soudan de Damas avoit mis le siege devant Famagouste, pour forcer le Roy de Cipre à luy donner en mariage sa fille, qui étoit la plus belle personne de la terreCV, & unique heritiere de sa Couronne. Guy, &Urian étoient allez en ce tems là rendre visite au Comte de Poitiers, & ils se trouverent presens au recit patetique que les deux Chevaliers faisoient à ce Prince, qui

de son côté plaignoit beaucoup ces malheurs, & disoit, « que les Princes Chrétiens ne se réveilloient pas assez aux vifs assauts de ces Conquerans ; qu’ils étoient trop avant dans l’Europe pour negliger à faire de plus grands efforts contre eux ; qu’il est vray qu’on faisoit des Croisades, mais que ces secours étoient trop foibles pour exterminer de si puissans ennemis ; & il protestoit qu’il donneroit volontiers la moitié de ses Etats pour empêcher qu’un aussi beau Royaume, qu’est l’Isle de Cipre, tombât entre les mains des Infideles. »

Ces dernieres paroles firent tant d’effet sur le cœur des deux jeunes Seigneurs de Lusignan, qu’aprés avoir pris congé du Comte Bertrand, ils ne parlerent d’autre chose en s’en retournant, que de l’honneur qu’ils remporteroient, s’ils pouvoient secourir le Roy de Cipre, & délivrer une si belle Princesse des mains du Soudan. Mais comment faire, dit Urian, pour réüssir dans une si haute entreprise ? Mon frere, répondit Guy, rien n’est si facile si ma mere y consent ; vous connoissez sa puissance : aussi tôt qu’elle aura donne ses ordres, on aura bientôt levé des troupes pour cette expedition ; quant à moy je me flatte de la réüssite de nos projets si jamais nous sommes assez heureux que de partir, & je me charge, si vous voulez m’accompagner, d’en demander la permission.

Urian y consentit, & comme ces deux freres s’aimoient beaucoup, ils jurerent de ne point se separer qu’ils n’eussent conquis assez de terre pour leur établissement. Guy fit donc la proposition à sa mere en presence d’Urian du dessein qu’ils avoient formé, & aprés luy avoir exaggeré le soutien de la foy, qui étoit leur principal motif, & la gloire qu’ils envisageoient dans cette noble entreprise, il ajoûta, « qu’elle ne devoit pas craindre que sa maison ne se trouvât bien appuyée quand le malheur voudroit qu’il vint manque de son frere & de luy. Il la pria aussi de faire reflexion que ses Etats, quoique puissans, ne pouvoient pas se partager entre tant de freres, qu’il falloit qu’il n’y en eût qu’un seul qui les possedât, qu’Urian & luy étoient resolus d’aller chercher quelque établissement digne de leur naissance, & qu’un secret mouvement les assuroit qu’ils s’en procureroient de fort considerables. »

« Mes enfans, répondit Melusine, vôtre dessein est aussi pieux qu’il est  grand ; il ne peut avoir été conçu que par une valeur extraordinaire. Je vais en parler à vôtre pere : car  je ne puis rien determiner sans luy, & nous ferons attention à vos empressemens. »

Aussi tôt elle alla exposer à Raimondin le dessein de Guy & d’Urian, luy exaggerant la noble resolution qu’ils avoient prise touchant leur établissement. Elle l’assura que Dieu assisteroit leur pieuse entreprise d’une manière qu’ils acquereroient autant d’honneur& de biens, qu’ils en meritoient.

Raimondin, qui avoit une confiance extrême dans tout ce que son Epouse lui disoit, voyant qu’elle approuvoit le dessein de ses Enfans, & même qu’elle en auguroit heureusement, consentit avec joye à leur depart ; ensuite il travailla à lever des troupes, & à faire équiper des Vaisseaux, pendant que Melusine faisoit preparer tout ce qui étoit necessaire pour ce puissant armement.

Guy, & Urian de leur côté se voyant assurez de leurs parens allerent a Poitiers pour communiquer leur dessein au Comte Bertrand, qui fut ravi de voir ces jeunes Seigneurs animez d’un si beau zele que celuy d’aller exposer leur vie pour le soûtien de la Religion, & acquerir une gloire immortelle. Ils demanderent permission au Comte d’envoyer querir les deux Chevaliers, pour leur faire part de leur resolution, & les prier de les accompagner Ces Chevaliers étans mandez s’offrirent de grand cœur, & le bruit de cet armement s’étant répandu par la France, plusieurs Gentilshommes vinrent se joindre avec leur suite aux deux Seigneurs de Lusignan, pour partager la gloire d’une si sainte, & si noble entreprise.

Le rendez vous fut donné à la Rochelle, & en moins de six semaines chacun se trouva prest pour l’embarquement. Raimondin, & Melusine avoient si bien pourvû à tout, que rien ne manqua, tant pour les agrez des Vaisseaux, & les vivres dont on les chargea, que pour l’armement des troupes. Les deux jeunes Guerriers eurent soin de l’embarquement, qui fut de plus de douze mille hommes : & dés qu’il fut achevé, ils allerent prendre congé de leurs pere & mere, qui eurent beaucoup de chagrin de leur départ, quoy qu’ils fissent leur pouvoir pour n’en donner aucune marque.

Raimondin ne tint pas grand discours à ses Enfans, il se retira aprés les avoir embrassez, pressé qu’il etoit de sa douleur, & laissa le soin à son Epouse de leur donner les instructions qu’ils devoient suivre pour se comporter prudemment dans une si haute entreprise. Comme Melusine n’ignoroit pas leur destinée, elle commença par leur dire, que la providence de Dieu étoit singuliere à leur égard, parce qu’ils se verroient tous deux élevez sur des Trônes. Et aprés cette declaration, elle leur enseigna les maximes les plus seures qu’ils pouvoient pratiquer pour regner heureusement ; elle leur prescrivit encore la maniere dont ils en devoient user avec une si grande quantité de Noblesse, qui leur faisoit l’honneur de les suivre pour combatre sous leurs Etendards. Ensuite elle leur donna à chacun une bague, dont les pierres avoient la vertu de les preserver de blessure, de poison, & de quelque danger que ce fût ; pourvu que la cause pour laquelle ils s’exposeroient fût juste, & qu’ils n’eussent dans le cœur aucun dessein de surprise, & de trahison. Aprés cela elle les embrassa tendrement, & les recommanda à quatre Barons de Poitiers, & de Guyenne, qu’elle avoit choisis pour être auprés d’eux en qualité de leurs Lieutenans Generaux.

* On le nomme aujourd’huy Castelaillon, & depuis peu la mer a englouti cet édifice aprés en avoir miné les fondemens.

Chapitre II

Melusine épouse Raimondin fils fils du Comte de Forest, & bâtit le Château de Lusignan.

Pressine ayant rendu les derniers devoirs à son époux, s’en retourna auprés de sa sœur dans l’Isle perduë. Quant à Melusine, elle cherchoit par tout à se marier, puisque sa fatalité vouloit qu’épousant un homme qui luy tiendroit parole, elle seroit délivrée de l’affreuse penitence qui luy étoit imposée.

J’ay dit qu’elle s’étoit retirée dans les forests, pour y être instruite par les Fées qui les habitent : Aussi se perfectionna-t-elle dans les connoissances mysterieuses, dont sa mere n’avoit pû luy donner que les premieres idées, à cause de sa jeunesse. Elle alla donc ainsi de forest en forest pendant long tems, & aprit si bien les Sciences occultes par la communication qu’elle eut encore avec les Esprits aëriens, & les terrestres, qu’elle s’aquit beaucoup de credit parmy* ces peuples élementaires ; & si le desir de se voir délivrée de sa metamorphose des Samedis ne l’eût pas pressée, elle eût renoncè à s’allier ayec les hommes, pour conserver cet heureux empire.

Melusine étoit errante de la sorte, quand, aprés avoir passe par la Forest noire, & par les Ardenes, elle arriva dans la forest de Colombiers en Poitou. Dés qu’elle y fut, toutes les Fées des environs s’assemblerent, & luy dirent qu’elles l’attendoient pour regner dans ce lieu ; qu’il devoit la fixer ; & qu’elle y trouveroit un époux; ce qui arriva : mais pour en sçavoir toutes les avantures, il faut prendre la chose dés son origine.

Un Seigneur de Bretagne ayant tué le neveu du Duc, qui y regnoit alors, s’enfuit avec ce qu’il put emporter de biens ; & se sauvant par les chemins de traverse, ariva enfin dans des lieux remplis de forests, & s’arrêta à un grand Château, où demeuroit une tres-belle Dame Souveraine de ces quartiers-là, qui le prit si bien en amitié, qu’elle l’épousa. Ce Seigneur étant un homme de valeur & d’expedition, cultiva le païs, y bâtit des Villes, des Forteresses, & le nomma Forest, qui est le nom qu’il porte encore aujourd’huy; parce qu’il y avoit trouvé quantité de bocages. Cette Dame étant venuë à mourir, la Noblesse du Païs s’assembla, & fit épouser à ce Seigneur la sœur du Comte de Poitiers dont il eut plusieurs enfans mâles, entre lesquels il y en avoit un nommé Raimondin qui étoit le troisiéme, & promettoit beaucoup.

Raimondin avoit environ quinze ans quand Aymeri, Comte de Poitiers, ayant dessein de faire son fils aîné Chevalier, envoya prier tous les Seigneurs, voisins de ses Etats, de venir assister à cette Feste ; & entreautres, il dépêcha vers le Comte de Forest, son beau-frere, afin qu’il y amenât les trois plus âgés de ses enfans, parce qu’il les vouloit voir.

La Fête fut magnifique, & continuée pendant plusieurs jours. Le Comte de Poitiers fit plusieurs Chevaliers ; entr’autres, l’aîné du Comte de Forest, qui se comporta vaillamment dans le Combat de la Lance ; mais Raimondin lui plut si fort qu’il engagea son pere à le lui laisser pour prendre soin de son éducation, & le garder toûjours auprés de lui ; ainsi Raimondin resta sous la conduite de son oncle.

Le Comte Aymeri étoit un des plus sçavans hommes de son siecle ; & sur tout il excelloit dans l’Astrologie, c’est pourquoi il donna à son neveu les meilleurs Maîtres qui se purent trouver en toutes sortes d’exercices & de sciences. Quand il fut plus âgé il le mena souvent à la chasse pour le faire à la fatigue. Le Comte s’y plaisoit beaucoup, & il n’y avoit pas de Souvetain en ce tems-là qui eût de plus beaux équipages que lui, soit pour le vol, soit pour la grand’bête.

Un jour son Grand Veneur vint lui dire qu’il y avoit dans la forest de Colombiers un sanglier d’une grandeur demesurée, & qu’il auroit du plaisir à le forcer. Le Comte mit la partie au lendemain, & prit Raimondin avec lui, car il l’aimoit extrémement ; ce jeune Seigneur avoit aussi une veneration toute particuliere pour son oncle.

Le Comte partit de Poitiers aprés le dîner avec ses Courtisans, & trouva les Chasseurs au rendés-vous. On commença la chasse, le sanglier fut vû dans sa bauge, & chacun parut surpris de sa grandeur ; la fierté de l’animal étonnoit les chiens ; aucun limier n’osoit l’aborder ; les Chasseurs mêmes se tenoient en arriere, & pasun ne mettoit pied à terre pour se presenter à lui. Ainsi la chasse demeuroit comme suspenduë, lors que le Comte s’écria : Quoi, sera t il dit, que ce fils de truye nous fera peur à tous?

Raimondin n’eut pas plûtost entendu ces paroles qu’il se jetta à bas de son cheval, & mettant l’épée à la main, marcha contre le sanglier qu’il blessa à l’épaule ; l’animal s’élança sur luy, & le fit tomber; mais Raimondin se releva avec une agilité surprenante, & le sanglier le voyant s’avancer de nouveau avec fermeté prit la fuite d’une telle vitesse que les Chasseurs le perdirent de vûë, excepté le Comte, & Raimondin, qui étoit remonté à cheval.

Le Comte étoit tres bon Piqueur ; mais Raimondin étoit si bien monté, & tellement animé, qu’il laissa son oncle derriere fort inquiet, par la crainte qu’il avoit que le sanglier ne le blessât ; le Comte le rapeloit de toute sa force, par le son d’un petit cor qu’il portoit toûjours, & le suivoit de loin. Enfin, la nuit étant survenuë, Raimondin s’arrêta, son oncle le joignit, & ils se retirerent sous un arbre pour y attendre le jour, parce qu’ils étoient égarés; mais comme la nuit étoit fraîche, Raimondin tira un fuzil de sa poche & fit du feu, pendant que le Comte s’occupoit à observer les astres, & y paroissoit si fort attaché qu’on eût dit qu’il lisoit dans les Cieux, puis il soupiroit de tems en tems. Raimondin qui voyoit que son oncle s’inquietoit le pria de venir se chauffer, ajoûtant qu’il ne convenoit pas à un si grand Prince de s’amuser à ces sortes de sciences d’Astronomie qui sont tres-incertaines.

Helas, s’écria le Comte, si tu sçavois ce que je vois, tu serois frapé d’étonnement. Aprés avoir proferé ces paroles, il se mit encore à réver plus profondement qu’il n’avoit fait, tenant les yeux fixés dans le Ciel ; mais Raimondin qui vouloit détourner son oncle de ces speculations l’interrompit encore, & le pressa de lui dire ce qu’il voyoit de si merveilleux.

Je vois, répondit il, par la conjonction de deux Planetes que voilà, que si dans le tems que je parle un Sujet tuoit son Souverain il deviendroit le plus puissant de sa race, & auroit une lignée dont il seroit parlé jusqu’à la fin du monde.

Pour moi j’estime, repris Raimondin, que celui qui feroit une telle action seroit le plus malheureux de tous les hommes, bien loin de se voir comblé d’honneur & de fortune. Mais, Seigneur, poursuit-il, comment se peut-il faire que le Ciel vueille recompenser de tant de biens un si grand forfait, & prenne la peine même de declarer sa volonté à ce sujet par des signes celestes ? Ha ! mon fils, dit le Comte, Dieu fait tout pour sa gloire, & sa providence est impenetrable. Peut-être que celui qui commettroit ce crime le feroit par accident, & delivrant la terre d’un Souverain qui peut n’étre pas agreable à l’Eternel pour quelques pechés inconnus, le Ciel voudroit recompenser de mille felicités une action qui deviendroit meritoire envers Dieu. Telle fut l’entreprise de Judith, & plusieurs autres de même nature.

A peine le Prophete finissoit son discours, qu’ils entendirent brosser à travers les buissons, & rompre les branches ; ensuite ils aperçurent le même sanglier qu’on avoit chassé, & que sa playe agitoit ; la lumiere du feu l’attiroit vers eux ; il y marchoit en fureur d’un pas précipité, & montroit ses longues deffenses. Alors Raimondin conseilla au Comte de monter sur un arbre pour éviter l’abord de ce terrible animal. A Dieu ne plaise, repartit le Comte, que je te laisse en un semblable danger ; achevant ces paroles il se saisit de son épieu. Raimondin se jetta au devant du Comte, & marcha hardiment au sanglier qui s’avançoit ; aussi-tôt l’animal se détourna & courut sur le Comte qui le reçut avec fermeté, & luy porta un coup d’épieu qui entra fort avant ; cependant, les os faisans resistance, & le sanglier forçant du devant fit tomber le Comte à genoux ; dans ces entrefaites Raimondin tourna sur le sanglier & voulut l’enfiler entre les quatre jambes, mais l’épée glissant le long du dos sur les soyes, la pointe alla fraper le Comte, qui étoit visà vis.

Raimondin ne s’aperçut point de ce malheur, tant il étoit échauffé, & ne songeant qu’à se défaire du sanglier il acheva de le tuer ; ensuite il courut pour relever le Comte, qu’il croyoit seulement tombé de l’effort qu’il avoit soûtenu ; mais il le trouva mort, & reconnut à sa blessure d’où provenoit le coup.

Ce funeste accident le jetta dans le dernier desespoir ; il s abandonna à tous les regrets imaginables ; l’amour, & la crainte firent un combat terrible dans son cœur. Il aimoit veritablement son oncle, & il craignoit que ce malheur étant publié on ne reconnût pas son innocence ; vingt fois il fut prest de se passer cette fatale épée à travers le corps, se persuadant ne pouvoir survivre à la perte qu’il faisoit d’un si bon ami, & au remords éternel de lui avoir ôté la vie.

Aprés que Raimondin eut passé une partie de la nuit dans cette agitation, il resolut de quitter le pais, & d’aller errant par le monde, suivre sa malheureuse destinée. Il s’aprocha donc du corps de son oncle, & répandant un torrent de larmes, il le baisa ; ensuite il monta à cheval, & marcha au travers de la Forest sans suivre aucune route ; son esprit étoit si abattu qu’il paroissoit être dans un entier assoupissement ? ainsi son cheval le conduisoit à son gré.

Il arriva proche d’une fontaine située dans un lieu tres-agreable, car elle étoit au pied d’une grande roche élevée qui dominoit sur une longue prairie voisine de la Forest; les Gens du Pays nommoient cette fontaine la fontaine de la Soif, ou la* fontaine des Fées, parce qu’il étoit arrivé en cet endroit plusieurs choses merveilleuses. Pour lors il y avoit trois Dames autour de cette fontaine, qui se divertissoient au clair de la Lune qui s’étoit levée, le tems étant extrêmement doux & le Ciel fort serein ; l’une de ces Dames qui paroissoit superieure aux autres, voyant passer Raimondin, sans les saluer, lui dit, tout haut ; Chevalier, vous n’êtes gueres honnête aux Dames. Raimondin ne répondit rien, si grand étoit son assoupissement, & le cheval ayant la bride sur le cou, marchoit assez doucement, ce qui fit que la Dame s’aprocha facilement de Raimondin, & le tira si fort par le bras, que se réveillant en sursaut, il porta la main sur la garde de son épée, s’imaginant que les Gens du Comte le poursuivoient & vouloient l’arrêter ; mais la Dame lui dit, en riant, Chevalier, avec qui voulez vous combattre ; vous n’avés point d’ennemis icy, & je suis de vôtre party ?

Raimondin jettant les yeux sur la Dame fut surpris de sa beauté, il luy demanda pardon de son incivilité, & luy avoua qu’il révoit tres-profondement à une affaire qui le touchoit si fort qu’il n’avoit point entendu sa voix.

Je vous croy, lui répondit cette belle Dame ; mais, où allez-vous à present, car cet endroit n’etant point un grand chemin je me persuade que vous vous êtes égaré ? Je vous enseigneray la bonne route si vous voulés ; il n’y en a point que je ne sçache dans cette Forest, & vous pouvez vous fier à moy.

Je vous suis fort obligé, Madame, repartit Raimondin ; en effet je voi que je ne suis pas dans le chemin.

Alors la Dame connoissant qu’il se déguisoit, luy dit, Raimondin, vous ne devez pas vous cacher de moy, je sçai vos affaires.

Raimondin fut extrêmement surpris de s’entendre nommer, & la Dame voyant son étonnement, ajoûta ; Chevalier, je suis celle, après Dieu, qui peut vous donner de meilleurs conseils & vous procurer de plus grands avantages. Il est inutile de vous cacher à moy ; je sçai que vous venés de tuer le Comte de Poitiers par un accident épouvantable.

Ces paroles jetterent Raimondin dans un grand étonnement, il se sentit forcé d’avouer la verité, & demanda à la Dame comment elle avoit pû aprendre cette nouvelle si promptement.

Ne t’informe pas de cela, repliqua-t-elle, & ne t’imagine pas que je sois un fantôme ou quelque œuvre du Demon, je fais profession d’être aussi bonne Chrêtienne que toy, & sois persuadé que tout ceci arrive par la volonté de Dieu ; souviens-toy de ce que ton Souverain a dit un peu avant sa mort aprés avoir lu dans les Cieux cette mysterieuse avanture.

Raimondin se souvint alors de la Prophetie de son oncle, & crut que Dieu vouloit sans doute l’accomplir en lui ; ce qui le determina à dire à la Dame qu’il étoit prest d’executer tout ce qu’elle souhaiteroit.

Si vous parlés sans déguisement, répondit la Dame, vous êtes seur de vôtre élevation ; mais il faut avant que je vous declare mes pensées, que vous me promettiés de m’épouser quand je vous auray fait sortir du malheur où vous êtes.

Tres-volontiers, Madame, dit Raimondin, je vous en donne ma parole. Ce n’est pas tout, poursuivit-elle, il faut que vous me juriés autre chose qui est tres-essentiel pour nôtre commun bonheur. Parlez, repartit Raimondin, aprés vous avoir donné ma foy je n’ay plus rien à vous refuser.

C’est, continua la Dame, que vous m’assurerés, avec serment d’homme vraiment Catholique, & d’une foy parfaite, que pendant tout le tems que je serai vôtre compagne, vous ne me verrés point les Samedis, ny ne vous mettrez aucunement en peine des lieux où je seray.

Je vous le jure par ce qu’il y a de plus sacré, dit Raimondin, & puisse le Ciel me punir si je viole jamais la promesse que je vous en fais.

Alors cette Dame luy commanda d’aller à Poitiers, où arrivant du matin on ne manqueroit pas de luy demander des nouvelles du Comte, mais qu’il répondroit, en s’étonnant : Quoy n’est-il pas venu ! & ajoûteroit, je l’ay quitté au fort de la chasse, mon cheval ayant manqué d’haleine; ensuite, qu’il en paroîtroit surpris autant que les autres. Que quelque tems aprés des Officiers de la Vennerie arriveroient aportant le corps du Prince avec le sanglier, & que les Chirurgiens assureroient que la playe auroit été faite par une des deffenses de cet animal que le Comte avoit blessé auparavant, & pouvoit ensuite être mort du coup d’épieu qu’il avoit reçu. Enfin, qu’il falloit pleurer à cette vuë, & pousser des sanglots à l’imitation de tous les assistans, prendre le deüil, assister aux funerailles, & paroître fort triste ; mais que la veille du jour destiné pour assembler les Estats du Pays, afin de rendre hommage au jeune Comte Bertrand fils du défunt, il retournât vers elle en la même place où il la trouvoit, qu’elle lui donneroit de nouveaux conseils, & que pour gage de son cœur elle lui faisoit present de deux bagues dont les pierres avoient de grandes vertus ; l’une de preserver de coups de fer & de feu celui à qui elle étoit donnée par amour ; & l’autre que celui qui la porteroit surmonteroit les efforts de ceux qui voudroient lui donner de la peine dans ses affaires, qu’ainsi il n’avoit qu’à s’en aller en seureté.

Aprés de si bonnes instructions, Raimondin se separa de sa Dame, & arrivant à Poitiers, trouva tout le monde en alarme au sujet de l’absence du Comte. Ceux qui l’aperçurent les premiers ne manquerent pas de lui en demander des nouvelles, & il leur répondit conformement aux conseils qu’on lui avoit donnés. Ensuite, il s en mit en peine comme les autres, & s’en informoit à tous ceux qui venoient. Enfin, l’on vit arriver des Officiers de la Vennerie, lesquels aportoient le corps du Comte qu’ils avoient trouvé auprés du sanglier, & asseuroient qu’il avoit tué leur Prince.

On ne peut décrire les larmes, les sanglots, & les cris du Peuple à ce spectacle. La douleur de la Comtesse & de ses Enfans fut extrême. Raimondin, sur tout, parut inconsolable La funeste vuë du Cadavre le saisit d’une manière qu’il en pensa perdre le jugement, & peu s’en fallut qu’il ne declarât publiquement son malheur.

Cependant, on donna les ordres pour honorer la memoire du défunt par une pompe funebre qui fut magnifique, & la Populace outrée de la perte d’un si bon Prince se saisit du sanglier & le brûla devant la grande porte de l’Eglise de Nôtre-Dame.

Les Barons du Païs n’eurent pas plûtost rendu les derniers devoirs à leur Seigneur, qu’ils songerent à s’assembler pour reconnoître le jeune Comte Bertrand son fils. Dés que Raimondin eut appris le jour destiné pour l’assemblée, il se déroba de Poitiers dés la veille, & alla trouver sa Dame avec tant de diligence qu’il arriva bien-tost à Colombiers, prit son chemin par la valée, monta la montagne, d’où il découvrit la prairie qui est au bas de la roche & la fontaine de Soif, audessus de laquelle il aperçut une Chapelle tres propre nouvellement bâtie sur le roc, ou jamais il n’y avoit eu aucun édifice, ce qui l’étonna beaucoup ; ensuite, étant proche du lieu oú il devoit arriver, plusieurs Dames & Gentilshommes vinrent audevant de luy ; & une d’entre elles luy dit, Seigneur, Madame vous attend dans son pavillon. Dés que sa Maîtresse le vit elle le fit asseoir auprés d’elle, & luy témoigna la joye qu’elle avoit de ce qu’il avoit executé si regulierement ses conseils.

Je m’en trouve si bien, repliqua-t-il, que je continuëray toûjours de les suivre ; achevant ce discours un Maître d’Hôtel entra, & se mettant à genoux, suivant la coûtume de ce temslà chés les Souverains, dit, Madame, on a servy. La Dame se leva aussitost, & prenant Raimondin par la main, le conduisit dans un autre pavillon, où la table étoit dressée & magnifiquement servie ; ils s’y mirent seuls, & une foule de Courtisans les environna. Raimondin en fut si étonné qu’il demanda à sa Maîtresse d’où luy étoit venu tant de beau monde ; elle ne répondit rien, ce qui augmenta sa curiosité, & luy fit reïterer sa demande jusqu’à trois fois; enfin, elle luy dit, ils sont tous vos sujets & prests à vous obeïr. Cette réponse luy fit connoître qu’elle ne vouloit pas s’expliquer plus clairement, mais il crut qu’il pouvoit luy parler de la Chapelle, aussi luy demanda-t-il la raison de cet édifice qui se trouvoit bâty en si peu de tems.

Rien ne se fait en ce monde, repartit la Dame, que par la volonté de Dieu. Cette Chapelle est l’ouvrage de ses mains, & tout ce que vous verrés dans la suite se fera en execution de ses ordres. Cette Chapelle sera dédiée à la Vierge sa tres-chere Mere ; & c’est sur ce pieux fondement que j’ay voulu commencer l’heureux établissement de nôtre maison. La conversation roula ensuite sur plusieurs autres choses qui concernoient l’embellissement qu’elle avoit dessein de faire dans ces lieux là.

Aprés le dîné la Dame retourna dans son pavillon avec son Amant, & luy tint ce discours ; c’est demain, Seigneur, que les Barons rendent hommage au Comte Bertrand, attendés qu’ils se soient tous aquittés de ce devoir ; ensuite vous luy demanderés un don, qui ne sera ny Ville, ny Château ; mais une chose de peu de consequence, je sçay qu’il vous l’accordera. Aprés vous luy declarerés que c’est la possession de cette roche que vous souhaités, avec autant d’espace autour qu’un cuir de cerf peut en contenir, & il vous en fera le don en si bonne forme qu’on ne pourra y contredire. Souvenés vous d’en faire sceller aussi tost les Patentes du grand Sceau de la Comté, & de ceux des Pairs du Païs. Au sortir de l’Assemblée vous trouverés un homme qui portera dans un sac un cuir de cerf corroyé, vous le marchanderés, & luy en payerés ce qu’il voudra, puis vous le ferés tailler en couroye le plus délié qu’il se pourra ; ensuite vous prierés le Comte Bertrand de commettre des Gens pour vous delivrer vôtre place, laquelle vous trouverés tracée ainsi que je souhaîte que vous l’ayés, & si la couroye se trouve plus longue que la grande enceinte de la roche, vous la ferés étendre le long de la valée joignant les bouts ensemble, & en cet endroit naîtra une source qui formera un grand ruisseau, lequel sera fameux dans la suite ; aprés avoir executé tout cela exactement revenés icy.

Raimondin remercia sa Maîtresse de ses bons avis, & lui promit de les suivre de point en point ; ils se firent ensuite mille amitiés : l’Amant avoit de la peine à se separer d’une si belle personne, mais il falloit qu’il allât remplir sa destinée : Il partit donc, & arrivant à Poitiers, il trouva que tous les Barons étoient venus pour rendre hommage à leur nouveau Seigneur.

Aussi-tost qu’ils furent assemblés, le Comte Bertrand se rendit à S. Hilaire, où il parut pendant l’Office en habit de Chanoine, comme ayant ce droit, & quand le Service fut achevé les Barons s’aprocherent de luy, chacun en leur rang, & luy renouvellerent les hommages de leurs Fiefs. Ensuite Raimondin se presenta devant le Comte & luy dit : Sire, j’ay une grace à vous demander, c’est de me faire le don d’une chose qui n’est ny Château, ny Forteresse, & est de peu de valeur.

Volontiers, repartit le Comte, pourvu que mes Barons y consentent; aussi-tost ils donnerent leur consentement d’une commune voix.

Monseigneur, continua Raimondin, la grace que je vous demande, c’est qu’ayant dessein de m’attacher plus étroitement à vôtre service, & n’ayant pas un seul pouce de terre dans vos Etats, je vous suplie de m’accorder en don, la roche qui est audessous de la Fontaine de Soif, dans la Forest de Colombiers, & autant de terrain aux environs qu’un cuir de cerf en pourra contenir.

Je vous la donne de bon cœur, dit le Comte, de la manière que vous la desirés, & pour l’amitié que je vous porte, je vous décharge encore, tant envers moy, qu’envers mes successeurs à perpetuité, de tout hommage, rente, & redevance aucune.

Alors Raimondin se mit à genoux pour remercier le Comte de cette faveur, & le prier de luy en faire expédier des Patentes, ce qu’il ordonna, & on y attacha le grand Sceau de la Comté avec ceux des douze Pairs, ainsi que le raporte l’Histoire, qui dit de plus, que Raimondin, aprés avoir passé le reste du jour à solliciter son expedition, & l’ayant reçuë, se retira le lendemain dans l’Eglise de l’Abbayedu Moustier où il fit ses devotions, & pria Dieu de benir son mariage, puis qu’il n’avoit en vuë que sa gloire.

Raimondin demeura ainsi en priere jusqu’à midy, & au sortir du Moustier neuf au-delà du Château, un homme l’aborda & luy dit, Seigneur, achetés un bon cuir de cerf que j’ay dans ce sac, il servira à vous faire des couroyes de chasse.

Combien en veux-tu, dit Raimondin? Cent sols, répondit le Marchand. Aporte-le à mon Hôtel, repartit Raimondin, & cet homme le suivit pour recevoir son payement.

Dés que Raimondin se vit en possession du cuir, il envoya querir un Sellier, le fit tailler par filets en sa presence le plus delié qu’il se put ; Ensuite le Marchand en fit un pacquet, & à peine l’avoit-il remis dans le sac, que les Commissaires qui etoient deputés pour le mettre en possession des terres qui luy étoient données, arriverent, & il partit avec eux.

Ces Commissaires étoient Gens qui connoissoient tres-bien les endroits des quartiers où ils alloient ; c’est pourquoy en y arrivant ils furent surpris de voir autour de la Roche quantité d’arbres abattus, & de larges tranchées, où il n’y en avoit jamais eu. Raimondin connut d’abord l’ouvrage de sa Dame ; il dissimula, & étans descendus dans la prairie on tira le cuir du sac. Quand les Commissaires virent les filets si deliés ils ne sçurent par quel bout s’y prendre ; mais lors qu’ils étoient dans cet embarras, deux hommes habillés comme des Paysans se presenterent à eux, disans qu’ils étoient venus pour leur rendre service ; puis l’un d’eux, qui étoit chargé de piquets, alla en planter un des plus forts proche du Rocher, pendant que son camarade devidoit les filets de cuir avec beaucoup d’habileté.

On commença donc l’ouvrage, en attachant à ce piquet le premier bout du cuir, & de la sorte, plantansdes piquets de distance en distance suivant la tranchée, on conduisoit le cuir, ainsi ils environnerent la montagne; mais quand ils furent revenus au premier piquet, & qu’ils trouverent encore beaucoup de cuir de reste, ils s’étendirent dans la prairie aussi loin que le cuir put aller. Alors, chose merveilleuse, ils n’eurent pas fiché en terre le dernier piquet, qu’ il sortit une source du même endroit si abondante qu’elle forma aussi tost un grand ruisseau.

Raimondin, qui etoit averty de tous ces evenemens miraculeux, n’en fut pas si étonné que les Commissaires, lesquels contemploient ces merveilles avec admiration, car le cuir renfermoit une enceinte de plus de deux lieuës; toutefois ils en mirent Raimondin en possession suivant le don qui luy en étoit fait ; & du moment qu’ils en eurent signé l’acte les deux ouvriers disparurent.

Tant de choses surnaturelles épouvanterent si fort les Commissaires qu’ils eussent voulu être bien loin. Aussi dés qu’ils eurent achevé leur office ils prirent congé de Raimondin & retournerent au plus vite à Poitiers pour anoncer au Comte ce qu’ils avoient vu.

Quant à Raimondin, il alla presenter à sa Maîtresse les Patentes du don qu’on luy avoit fait, & luy raconter de quelle maniere il en avoit pris possession. Elle le congratula sur sa bonne conduite, & luy declara qu’il étoit tems de l’épouser, mais qu’il falloit prier de leurs nopces la Comtesse de Poitiers, le Prince Bertrand, & la Princesse Blanche sa sœur, avec toute leur Cour, parce qu’elle ne se mettoit pas en peine de les bien recevoir quelque grand nombre qu’ils fussent.

Raimondin qui souhaittoit extrêmement cette conclusion, & ne connoissoit rien d’impossible à sa Maîtresse, partit aussi-tost pour aller faire le compliment à la Comtesse & à ses Enfans ; il trouva avec eux le Comte de Forest son frere aîné, qui étoit arrivé à la Cour le jour d’auparavant, pour témoigner au Comte de Poitiers la douleur qu’il avoit de la mort de son pere. Raimondin le pria aussi de ses nopces ; & ses complimens étans achevés, le Comte de Poitiers luy dit, nous assisterons volontiers à vôtre mariage, mon Cousin, mais nous sommes étonnés de ce que vous avés formé ce dessein sans nous en parler, il me semble que vous deviés prendre nôtre conseil là-dessus; cependant, l’affaire est bien avancée, puisque vous priés déja de la celebration. Quel jour avés-vous choisi pour cette ceremonie, & en quel endroit se fera-t-elle?

Dans trois jours, répondit Raimondin, & au même lieu que vous avés eu la bonté de me donner.

Comment, repartit le Comte fort surpris, ce lieu est desert ? Mais, continua-t-il, mon cher cousin, avoüezmoy la verité, quelle avanture avezvous trouvée dans cette forest ? De tout tems la fontaine de Soif a été fertile en choses merveilleuses, & même les Commissaires que ay envoyez pour vous en mettre en possession nous ont rapporté des choses étonnantes touchant les grandes tranchées qu’ils ont trouvées & la source miraculeuse qui est sortie de la terre tout à coup sous leurs pieds avec une grande abondance d’eau ; de quelle maniere le cuir de cerf a pû renfermer deux bonnes lieuës de circuit, & comme deux ouvriers ont paru, & disparu à leurs yeux.

J’avouë que cela est arrivé de la sorte, repliqua Raimondin, mais Dieu fait des miracles quand il luy plaît, & nous devons regarder tous ses ouvrages avec une grande soumission.

La Dame que vous prenez pour vôtre épouse, reprit le Comte, de quelle Maison est elle ? Il est, ce me semble, de nôtre interêt de le sçavoir.

Je ne puis vous en donner aucun éclaircissement, reprit Raimondin, parce que je ne le sçai pas moy-même.

Cecy est assez particulier, continua le Comte, Raimondin se marie, & ne sçait point quelle femme il prend, ny de quelle famille elle est.

Je puis seulement vous répondre, Monseigneur, dit Raimondin, qu’elle est de grande Maison, & fort puissante ; au reste elle me plaît, & si je fais une faute, j’en souffriray seul la punition.

Le Comte qui aimoit Raimondin, ne voulut pas le pousser davantage, de peur de le chagriner, & l’assura qu’il iroit à ses nôces au jour marqué avec toute sa Cour.

Vous y serez tres-bien reçu, reprit Raimondin, & la Dame vous plaira assurément. Ensuite la conversation tourna sur d’autre matiere.

Au jour marqué le Comte de Poitiers ne manqua à sa parole ; il se mit en chemin avec tous ses Barons pour aller à la fête. La Comtesse y mena aussi la Princesse sa fille, & toutes les Dames de la Cour. Quand le Comte fut arrivé sur la montagne, il apperçut d’abord les grandes tranchées dont les Commissaires luy avoient parlé, & la source abondante qui formoit le ruisseau. Il en fut si étonné, qu’il ne sçavoit que penser ; mais il fut bien plus surpris quand il vit la Chapelle de Nôtre-Dame si bien bâtie, un grand nombre de pavillons magnifiques qui s’élevoient dans la prairie, les quartiers tres-bien disposez ; ceux-cy pour les logemens, ceux là pour les cuisines, les autres pour les ecuries, & un grand nombre d’Officiers qui alloient & venoient pour le service de leur Maîtresse.

Ce grand appareil obligea le Comte de Forest de dire à son frere qui étoit venu au-devant d’eux jusqu’à Poitiers, qu’il vouloit absolument sçavoir quelle étoit la Dame qu’il épousoit, vû qu’il pouvoit y avoir du prestige dans ce magnifique spectacle.

Vous l’apprendrez dans peu par elle-même, répondit Raimondin. Quant au prestige que vous soupçonnez, je ne puis croire qu’il y en ait, n’ayant jamais rien vû dans tout ce qui s’est fait jusqu’à present par cette Dame, que de tres-vertueux, & de tres réel.

Achevant ce discours ils apercûrent une troupe de gens fort leste qui venoit à eux, & quand ils furent assez proche, un vieux Chevalier vêtu magnifiquement salua humblement Raimondin qui marchoit des premiers avec son frere, & luy dit : Seigneur, faites-moy conduire, s’il vous plaît, vers le Comte de Poitiers, je souhaite luy parler.

Aussi-tôt Raimondin le presenta au Comte, auquel il tint ce discours : Monseigneur, la Princesse Melusine, fille du Roy d’Albanie, m’envoye vous remercier de l’honneur que vous luy faites de venir assister à son mariage.

Chevalier, reprit le Comte, je ne sçavois pas que cette Princesse fût logée si prés de moy, & avec une suite aussi nombreuse que je le voy.

Elle en a bien d’autres, repartit le vieux Chevalier, puis qu’elle n’a qu’à souhaiter.

Je seray bien aise de saluer une si puissante Dame, repliqua le Comte; ensuite la curiosité le prenant, il questionna beaucoup le Chevalier touchant l’apareil magnifique qu’ il voïoit, & dont il admiroit l’ordre & la disposition. Enfin le Comte entrant dans la plaine fut conduit dans un riche Pavillon, qu’il trouva plus beau, & plus commode qu aucun Palais qu’il eût jamais vû. Tous les Barons furent logez de même, & séparément. Aprés cela le vieux Chevalier, accompagné de plusieurs Dames, alla au-devant de la Comtesse & de la Princesse sa fille, & les conduisit dans les Pavillons qui leur étoient préparez. Toutes les Dames de leur suite furent aussi menées à leurs apartemens ; & chacun étoit étonné de la propreté & de la commodité des lieux ; car les Valets & les équipages furent logés de la même maniére, ayant tous des magazins à portée pour la subsistance des chevaux.

Aprés que la Comtesse & les Dames se furent un peu reposées de la fatigue du chemin, le Comte vint les prendre avec Raimondin pour aller faire leur visite à Melusine. Arrivans à son pavillon, un nombre de Chevaliers se presenterent à l’entrée pour les recevoir. Les Dames passerent ainsi plusieurs sales & antichambres, superbemens meublées, à travers d’un grand nombre d’Officiers; & quand elles entrerent dans la chambre de la Princesse, leurs yeux eurent de la peine à soûtenir l’éclat de l’or & des pierreries qui y brilloient de tous côtés. Melusine vint au-devant d’elles, les embrassa, & les remercia de l’honneur qu’elles luy faisoient. Le Comte partagea le compliment, mais il ne baisa point la Princesse, par respect, car il la trouva si belle qu’elle l’ébloüit.

La conversation ne roula que sur les magnificences qui paroissoient de toutes toutes parts, & le bel ordre qui regnoit par les Officiers qui prenoient soin des logemens, & de fournir à propos tout ce qui étoit necessaire à tant de monde à la fois. Le Comte disoit que cette charmante Princesse répandoit cet esprit universel sur ses Sujets, & qu’il étoit aisé de voir qu’ils la servoient avec autant de zele que d’inclination.

Les Dames raisonnoient un peu plus materiellement. Elles admiroient la beauté de l’habillement de Melusine, qui ne tiroit pas seulement son merite de sa magnificence, mais du bon air qu’il avoit. Elles prisoient infiniment la grosseur & le brillant de ses pierreries ; les meubles furent aussi visitez par tout ; la richesse des étoffes fut loüée par excés, & toute la soirée se passa de la sorte dans l’étonnement & dans l’admiration, jusqu’au moment que le premier Maître d’Hôtel vint annoncer qu’on avoit servi.

Aussi-tôt la Princesse mena la compagnie dans un superbe Pavillon, où il y avoit plusieurs tables dressées au milieu, & sur les quatre faces des buffets chargez de quantité de vaisselle d’or & d’argent entremêlée de vases de cristal. Cette salle étoit éclairée de plusieurs lustres enrichis de pierres précieuses & de chandeliers d’or & d’argent. Je ne dirai point l’ordonnance des fruits & l’abondance des mets; il suffit de sçavoir que tout y étoit exquis & d’un goût delicat. L’excellence des vins répondoit à la bonté des viandes. Il y en avoit de tres-rares, & toute sorte de liqueurs. Oi y mangea beaucoup, & on y but agreablement. On ne manqua pas de porter solemnellement la santé des futurs époux; le Comte de Poitiers la commença ; Melusine but celle des premieres personnes de l’assemblée, & la joye qui paroissoit entre les conviez etoit d’un bon augure pour la suite.

Apres soupé la conversation dura peu, parce qu’on avoit poussé le plaifir de la table assez avant dans la nuit, & l’entretien fut assez serieux. On ne parla que des preparatifs qu’on devoit faire le lendemain pour la celebration du mariage; & quand les Dames voulurent se retirer, Melusine prit la Comtesse par la main & la conduisit dans son apartement ; Raimondin s’aquitta du même devoir envers le Comte, & chacun chercha le repos. Le lendemain toutes choses étant preparées, le Comte de Poitiers, & le Comte de Forests, allerent avec une suite honorable prendre la mariée pour la mener à la Chapelle ; les Dames y étoient déja arrivées, & Raimondin qui avoit pourveu à tout ce qui regardoit la ceremonie, y avoit conduit aussi le Grand Aumônier du Comte pour faire la celebration.

Il est bon de sçavoir que ce Prelat avoit eu de la peine à accepter cet employ, s’imaginant, comme le reste des Courtisans, qu’il y avoit quelque chose de diabolique dans toutes les merveilles qui paroissoient en ce lieu-là ; sur tout, la Chapelle si richement parée, & qui avoit été bâtie si promptement, l’embarassoit fort ; il voulut la benir avant toutes choses, & il la dédia à la Mere de Dieu suivant la volonté de la Fondatrice. Ce bon Prelat étoit grand homme de bien, c’est-pourquoy il employa avant que de faire la Benediction les plus forts Exorcismes dont l’Eglise se sert pour purger les lieux Saints des Esprits immondes.

Lors que ce Prelat commença les Ceremonies plusieurs personnes sortirent de la Chapelle dans la crainte qu’elles eurent que le Demon ne voulût reprendre son bien, & emporter ce bâtiment tout entier sur ses épaules ; mais leur terreur panique s’apaisa, la Ceremonie se fit tranquilement, & même sans que l’air fût aucunement agité; ensuite on commença la Messe qui fut chantée par la Musique de la Princesse, avec des voix, pour ainsi dire, angeliques. Toute l’assistance en fut charmée, jusqu’au point de croire qu’elles n’étoient pas humaines, ce qui ranima le scrupule qui commençoit à se dissiper, tellement que plusieurs eurent moins d’attention au Sacrifice, qu’à prendre garde si Melusine ne disparoîtroit point à la consecration, ou du moins ne feroit pas des contorsions qui donneroient des marques de son état ; ainsi tous les yeux étoient attachés sur elle ; mais elle parut toûjours dans une devotion exemplaire, & elle n’eut d’autres mouvemens que ceux qu’un bon Chrêtien fait paroître lors qu’il se conforme au Prêtre suivant les differens points du Mystere. Toutes les Ceremonies étant achevées, & les craintes évanoüies, l’Epouse fut ramenée dans son apartement par les deux illustres Escuyers qui l’avoient conduite à l’Eglise, & tous les Barons leur firent cortege. Quant à Raimondin, il tint compagnie aux Dames.

Le Service ayant finy fort tard, on se mit à table en sortant de l’Eglise, & aprés le dîné les Chevaliers allerent se preparer pour le Tournois. Aprés que les Dames se furent placées sur les échafaux, le Comte de Poitiers entra le premier dans la Carriere, et y parut avec beaucoup de valeur; mais le Chevalier choisi pour soûtenir la gloire de la Mariée, fit des merveilles ; c’étoit Raimondin à qui Melusine avoit envoyé un cheval admirable, tout son équipage étoit blanc ; il mit par terre d’abord le Comte de Forest son frere, & plusieurs autres, si bien qu’il se fit redouter de tous les Chevaliers des deux partis. Le Comte de Poitiers se presenta par deux fois pour combattre Raimondin, mais il se détourna toûjours, par respect, & il alloit attaquer d’autres Chevaliers, lors qu’il voyoit que le Comte venoit à luy. Enfin, il se comporta avec tant de bravoure que chacun donna la palme au Chevalier des Armes Blanches.

Ces combats durerent jusqu’à la nuit, & quand les Chevaliers furent desarmez ils se mirent à table pour se délasser de leur fatigue. Pendant le repas les Dames donnerent des loüanges à ceux qu’elles crurent en meriter. Raimondin fut celebré sur tous, & le Comte de Forest témoigna quelque chagrin de ce qu’il l’avoit choisi pour commencer ses victoires. Aprés le soupé, le Comte & la Comtesse, qui faisoient les honneurs des nôces, conduisirent l’épouse dans son apartement. Le Prelat qui l’avoit mariée vint benir le lit, & les Chevaliers se retirerent pour laisser aux Dames la liberté de la coucher, & de luy faire tous les discours naturels, & ingenus, qu’on faisoit alors touchant le devoir conjugal, & dont on ne se sert plus aujourd’huy dans cette occasion, parce que la jeunesse a plus d’experience que dans ces tems-là.

Tous ces charitables discours étans finis, les Dames envoyerent querir l’Epoux, qui étoit en bonne main ; car le Comte, & tous les jeunes Seigneurs de la Cour l’entretenoient galamment du bonheur qu’il alloit avoir de posseder une personne si charmante : de sorte que quand on vint luy faire le compliment de la part des Dames, le Comte luy dit tout bas : Mon Cousin, tout ce que j’ay veu icy jusqu’a present, me fait craindre que vous n’ayez cette nuit l’avanture *d’lxion. Achevant ce discours ils sortirent tous ensemble, & allerent livrer le marié entre les bras de son épouse ; ensuite chacun se retira dans son Pavillon.

Le lendemain toute la Cour alla faire compliment aux Epoux, & pendant six jours que la fête dura, Melusine fit paroître chaque jour de nouveaux divertissemens : tantôt on donnoit le Bal, tantôt on alloit à la chasse, tantôt on s’exerçoit aux Joutes, & aprés toutes ces réjouissances la Comtesse & ses enfans prirent congé de leur belle Cousine, qui leur fit des presens tres-riches. Elle donna un bracelet de grand prix à la Comtesse, un beau fil de perles à la Princesse, & toutes les Dames & les Seigneurs éprouverent aussi sa magnificence; ce qui luy attira le cœur de tout le monde.

Raimondin accompagna la Cour jusqu’ au delà de Colombiers, & pendant le chemin le Comte de Forest luy reïtera la priere qu’il luy avoit déja faite de luy declarer par quelle avanture il s’étoit engagé à épouser Melusine. Cette seconde demande chagrina Raimondin. Mon frere, luy répondit-il, l’avanture qui me l’a fait connoître, & l’épouser, est un secret du Ciel qui m’est inconnu; outre cela, ignorez-vous la puissance de l’amour ? Il sçait unir les personnes les plus éloignées quand leurs cœurs sont nez l’un pour l’autre.

Le Comte de Forest vit bien par cette réponse que son frere n’étoit pas content de sa demande, c’est pourquoy il luy promit de ne luy en parler jamais, & Raimondin l’en pria fortement ; cependant le Comte ne luy tint pas parole dans la suite, ce qui fut cause de sa ruïne entiere, comme nous le dirons à la fin de cette Histoire.

Le Comte de Poitiers étant arrivé à Colombiers, Raimondin prit congé de luy, & de toute la Cour pour s’en retourner auprés de son Epouse. Il fut tres étonné qu’à son arrivée el le luy raconta la conversation qu’il avoit euë avec son frere, & l’assura que s’il gardoit toujours le secret de cette maniere, & luy tenoit de même la parole qu’il luy avoit donnée de ne la jamais voir les Samedis, il deviendroit le plus puissant & le plus heureux de sa lignée. Ce que Raimondin luy jura de nouveau d’observer religieusement.

Melusine fort contente découvrit ensuite à Raimondin son projet touchant une Forteresse qu’elle vouloit construire sur la roche de la fontaine de Soif, & qui devoit servir de fondement à leur maison. Dés le jour même il luy arriva un grand nombre de toute sorte d’ouvriers, & une prodigieuse abondance de vivres pour leur subsistance. L’ouvrage se commença & fut poussé avec tant de diligence, que tous ceux qui venoient voir ces merveilles en étoient surpris. Il fut achevé en peu de tems, & Melusine s’y logea aussi-tôt, sans crainte d’essuyer la fraîcheur des murailles. Elle y fit transporter tous les meubles precieux qui étoient dans les Pavillons ; quand tout fut en état de n’y rien desirer, Raimondin envoya des courriers à tous les Seigneurs des Provinces voisines, pour les prier d’assister à une fête qu’il vouloit donner pour faire la dédicace de ce superbe édifice.

Quantité d’Etrangers s’y trouverent au jour nommé. Les Comtes de Poitiers & de Forest s’y rendirent aussi avec leur Noblesse. Chacun étoit surpris de voir la grandeur de cette forte Place bâtie dans toutes les regles de la guerre; & le peu de tems qu’on avoit employé à la construire, jettoit tout le monde dans une profonde admiration.

Dés que Melusine aperçut le Comte de Poitiers, elle luy dit : Seigneur, nous vous avons prié de venir icy pour voir cette Forteresse, & luy donner le nom que vous trouverez à propos qu’elle porte.

Ma charmante Cousine, reprit le Comte, vous seule pouvez avoir cet honneur, & il vous convient mieux qu’à nous : car les sages ont droit d’imposer le nom aux choses. Vous êtes beaucoup plus sage & plus sçavante que nous ne sommes tous. Il vous sied bien, Seigneur, de me railler si galamment, repartit Melusine; nôtre sexe doit être soumis au vôtre en tout ; parlez seulement.

Personne ne me conseillera, reprit le Comte, de vous obéïr en cette occasion. Le nom que cette Forteresse portera doit être heureux, afin qu’il convienne à l’heureuse avanture qui en est l’origine; par consequent vous devez être sa maraine, puis qu’il n’y a personne qui sçache mieux tous ces mysteres que vous, &…

Melusine craignant que le Comte de Poitiers n’entrât plus avant dans cette matiere, l’interrompit pour luy dire, que puis qu’il le souhaitoit, elle la nommeroit Lusineem, que par corruption on a dit depuis Lusignen, & Lusignan.

Ce nom luy convient tres-bien en deux manières, dit le Comte; en premier lieu, parce que c’est l’anagrame du vôtre, si je ne me trompe ; & en second lieu, que Lusineem signifie en langage d’Albanie chose bien établie, & miraculeuse.

L’explication si juste que le Comte fit de ce nom reçut une approbation generale ; Lusineem passa ensuite de bouche en bouche, & courut par toute l’Europe.

Aprés cette décision la joye se repandant de toutes parts, les Chevaliers allerent se preparer pour leurs jeux ordinaires. Il se fit de tres-beaux combats; mais il y en eut un malheureux. Le Comte de Forest fut legerement blessé de l’éclat d’une lance que rompit sur luy un Chevalier Poitevin, & cet accident luy donna encore un nouveau chagrin.

La Fête dura quelques jours. Melusine traitta tous ces Seigneurs avec la même magnificence qu’elle avoit déja fait. Elle s’attacha fort à gratieuser les Etrangers ; enfin tout le monde s’en retourna tres-content.

La reputation de la Forteresse de Lusignan y attira un peuple considerable, qui se mit à bâtir aux environs, aidé par Melusine, qui luy donnoit tout le souhaittoit ; de maniere qu’il y parut un gros Bourg en peu de tems. Raimondin travailloit comme elle à embellir ces lieux, & il joüissoit d’une heureuse tranquillité. Cependant Melusine accoucha d’un fils, qui reçut au Baptême le nom de Guy. Il avoit le corps bien fait, mais son visage étoit large & court, & il avoit les oreilles prodigieusement grandes. Melusine eut soin de luy donner une tres-bonne nourrice, & il profita beaucoup.


* Voyez le Livre intitulé LE COMTE DE GABALIS touchant la nature de cet Peuples. Il est fort divertissant.

* On l’apelle aujourd’huy, par corruption la Font de Sée, & tous les ans au mois de May on tient une grande Foire dans la Prairie voisine où les Patissiers vendent des figures de femmes bien coiffées, qu’on nomme des Merlusines.

* Ixion étant devenu amoureux de Junon, cette Deesse luy supposa un corps d’air, qui luy ressembloit, dont naquirent les Centaures.

Chapitre I

Elinas roy d’Albanie se marie avec Pressine la Fée.

MELUSINE étoit fille d’Elinas Roy d’Albanie, & de Pressine, laquelle il épousa en secondes noces.L’Histoire rapporte que Pressine étoit Fée, & que les Fées avoient le don de faire tout ce qu’il leur plaisoit, jusqu’à charmer les hommes qu’elles trouvoient à leur gré, & se marier avec eux, à certaines conditions, qui les rendoient heureux & puissans, s’ils les observoient ; & au contraire, tres-malheureux, quand ils faussoient leurs promesses.

L’avanture qui fit connoître Pressine à Elinas est particuliere. Ce Prince aprés la mort de sa femme s’étoit adonné à la chasse comme à un exercice afsez propre pour dissiper ses chagrins, parce qu’on est toujours en action. Un jour qu’il chassoit par une chaleur exeessive, il se trouva separé de sa suite, & ayant grand soif, il s’avança vers une fontaine où il entendit une Dame qui chantoit parfaitement bien; il approcha doucement, & s’arrêta quelque tems pour l’écouter ; mais le desir de la voir le pressant encore plus que la soif, il marcha vers la fontaine, & salua la Dame, qu’il trouva la plus belle personne du monde.

A peine eut-il achevé son compliment, sur l’heureuse rencontre qu’il faisoit, & receu celuy de la Dame, qui luy avoit répondu fort galament, qu’il vit arriver un Page tenant en main un tres-beau cheval, & le plus richement harnaché qu’il eût jamais vû. Ce Page dit à Pressine, en l’abordant : Madame, il est tems de partir, si vous le trouvez à propos; elle prit donc congé du Roy, & il luy aida à monter à cheval.

Dés qu’elle fut éloignée, Elinas qui avoit conçû de l’amour pour elle, fut chagrin de l’avoir laissée partir ainsi, & la suivit ; il rencontra en chemin une partie de ses Gens, & les congedia : Enfin, avançant dans la forest, & marchant sur les traces de la Dame, il la joignit, & l’aborda avec un trouble d’esprit si grand qu’il ne put proferer une seule parole. Pressine qui sçavoit tres-bien ce qui devoit arriver de cette rencontre, luy dit : Elinas, pourquoy me suivezvous ? Le Roy s’entendant nommer fut encore plus surpris qu’auparavant, parce qu’il ne la connoissoit point ; cependant, reprenant ses esprits, il luy dit, Madame, puisque vous passez par mes Estats, & que vous paroissez étrangere, je viens vous offrir tout ce qui dépend de moy ; le Soleil commence à tomber, & je ne puis vous voir marcher seule de la sorte ; je connois tres-bien ce Pays, vous ne trouverés point de retraite que fort loin, & des logis indignes de recevoir une personne comme vous; ces raisons m’engagent à vous prier de prendre un apartement dans une maison de chasse que j’ay au bord de cette forest.

Pressine aprés quelques difficultés accepta cet office, & pendant qu’Elinas l’accompagnoit en luy tenant des discours pleins de galanterie sur son heureuse avanture ; le Cerf de meute que couroient les Piqueurs du Roy vint à passer proche d’eux, les chiens en queue, & tous les Chasseurs ; de sorte qu’étant sur ses fins, le Roy donna à Pressine le plaisir de le voir aux abois ; ensuite il la mena au Château, & la conduisit dans l’apartement le plus propre.

Elinas passa la soirée avec cette belle Dame, dont il devenoit de moment en moment plus amoureux : Leur entretien roula sur la puissance du Royaume d’Albanie, sur l’heureuse tranquilité de ses Peuples, sur la famille du Roy, sur la perte qu’il venoit de faire de la Reine. Helas ! disoit ce Prince, en regardant fixement Pressine, si je trouvois une personne comme vous, Madame, qui voulût essuyer mes larmes, je tâcherois de me consoler de la mort d’une Princesse que j’aimois tendrement.

Cette Personne seroit fort heureuse, Seigneur, repartit Pressine ; la tendresse que vous avés euë pour la premiere seroit d’un bon augure pour la seconde. Au surplus, je ne me flate pas d’avoir le merite que vous croyés trouver en moy pour parvenir à ce bonheur.

Vous n’en avés que trop, reprit le Roy, j’en ay ressenti les effets au premier instant que je vous ay vûë ; & je sens du plaisir à laisser augmenter dans mon cœur l’ardeur que vous y avés fait naître.

Pressine rougit à cet aveu, & y répondit modestement ; toute la conversation roula sur le même sujet ; elle fut fort animée & tres galante ; enfin, le Prince se retira pour laisser à sa nouvelle Maîtresse la liberté de prendre du repos.

Cependant, la Cour étoit curieuse de sçavoir quelle étoit cette belle Dame, & par quelle avanture le Roy l’avoit amenée avec luy : Ce Prince, qui n’en parla point à son coucher, fit encore augmenter la curiosité ; il se mit au lit, & passa la nuit dans de terribles inquietudes. Sa passion l’agita si fort qu’il n’eut qu’un sommeil interrompu; il s’étoit fait une idée si vive de Pressine qu’il luy sembloit ne l’avoir point quittee ; & même, comme les ombres de la nuit donnent de la hardiesse à un Amant, il se hazardoit quelquefois à vouloir l’embrasser ; ensuite il luy demandoit pardon de sa temerité ; mais le jour commençant à paroître fit évanouïr toutes ses agreables chimeres, & ne luy laissa que son amour. Alors il eut des pensées moins confuses ; il repassa dans son esprit la declaration qu’il avoit faite à Pressine, qui ayant tourné la chose en galanterie ne luy avoit fait aucune réponse positive : l’ardeur qui le devoroit n’etoit pas contente de cela ; il voulut s’expliquer plus ouvertement pour l’obliger à se determiner, & le Soleil s’avançoit avec trop de lenteur pour le rendre heureux.

Dés que Pressine fut en état d’être vûë, le Roy entra dans sa chambre, d’un air qui témoignoit l’état de son cœur. Les premieres paroles de ce Prince furent des excuses de l’avoir reçûë dans un lieu si peu convenable à son merite, ajoûtant qu’il esperoit qu’elle en seroit bien tost recompensée par un Palais magnifique qu’il avoit envoyé luy preparer.

Pressine répondit au Roy fort spirituellement sur ses honnêtetez ; & tous les Courtisans s’étans retirés par respect, ils se dîrent de fort jolies choses touchant la maniere dont l’un & l’autre avoient passé la nuit; carPressine avoüa qu’elle avoit eu aussi ses rêves & ses inquietudes ; enfin, leur conversation ne fut interrompuë que lors qu’il fut tems de partir pour aller à la Ville de Scutari, qui etoit la Capitale du Royaume.

Pressine fut surprise de l’Entrée superbe qu’on luy fit ; tous les balcons des maisons étoient ornés de tapis tres-riches ; une affluence de Peuple bordoit les rues, & sa beauté surprenoit si fort qu’elle luy attiroit mille acclamations. Cette charmante Dame étoit assise à côté du Roy, dans une maniere de char, à découvert, & elle passa ainsi à travers la Ville comme en triomphe. Elinas étoit ravi d’entendre les acclamations du Peuple ; il les écoutoit avec joye, & comme des aplaudissemens à son choix.

Pressine reçut ensuite les complimens des Grands du Royaume & de toutes les Dames. La Cour étoit fort grosse pour lors, & chacun s’empressa, par l’ordre du Roi, à faire naître les plaisirs ; il ne se passoit point de jour que de nouveaux divertissemens ne se succedassent les uns aux autres, & l’amour du Roi les rendoit d’une magnificence extraordinaire. Enfin, sa passion vint à un tel point, qu’il propola à Pressine de l’épouser. Cette Dame reçut l’offre du Roi avec beaucoup de reconnoissance & de tendresse ; mais elle lui fit connoître que son cœur ne pouvoit s’accorder qu’à des conditions qui demandoient une fidelité inviolable sur un certain sujet qui paroissoit peu de chose, & qui cependant étoit d’une si grande importance pour elle, que son repos éternel en dépendoit.

Le Roi fut surpris à ce discours, & il lui demanda avec precipitation, ce que ce pouvoit être, l’asseurant qu’il n’y avoit rien au monde qu’il ne lui accordast pour avoir le bonheur de la posseder.

Pressine, se rendant à cette protestation, lui declara quelle vouloit qu’il lui promît de ne jamais avoir la curiosité de la voir pendant ses couches, & il le lui jura avec serment. Cet accord fait entr’eux, le Roi donna les ordres pour son mariage. Le bon esprit de Pressine, & sa douceur, firent que tout le monde parut content du choix que ce Prince faisoit d’elle ; cependant, on le blâmoit de prendre pour femme une personne dont la naissance & l’état lui étoient inconnus ; mais on ne sçavoit pas quo Pressine entraînoit, par une puissance secrette, la volonté du Roi, & que les mariages des Fées se faisoient d’une maniere extraordinaire.

Elinas vêcut tres-bien avec son Epouse ; Elle eut aussi pour le Roi toute la tendresse possible. Cette charmante union étoit d’un grand exemple dans le Royaume, & la vertu de la Reine servoit de modele à toutes les Dames. Cette Princesse étant devenuë grosse accoucha de trois filles à la fois. La premiere fut nommée Melusine; la seconde Melior; & la troisième Palatine.

Dans ce tems là le Roi étoit allé vers les frontieres de son Païs, & le Prince Nathas son fils, qu’il avoit eu de sa premiere femme, voyant la Reine accouchée si heureusement, prit la Poste, pour aller annoncer à son Pere qu’il avoit les trois plus belles Princesses qui fussent au monde.

Le Roi, ravi de cette nouvelle, fit si grande diligence qu’il arriva en peu de tems, & sans se souvenir de la promesse qu’il avoit faite à sa femme, entra brusquement dans sa chambre lors qu’elle baignoit ses filles, ce qui étoit mysterieux ; Pressine, l’apercevant, s’écria : Perfide, tu as violé ra parole, & tu t’en repentiras ; je sçai toutefois que c’est par le moyen de ton fils que ce malheur nous arrive ; mais j’en serai vengée quelque jour par un de mes Descendans, apuyé de ma Sœur, qui est Souveraine de l’Isle Perduë. Adieu, il ne m’est plus permis de rester en ces lieux. Achevant ces paroles, elle prit ses trois Enfans, sortit avec une extrême vitesse de son apartement, & ayant descendu l’escalier on la perdit de vûë.

Elinas, épouvanté de ce terrible accident, tomba dans un chagrin si profond qu’il ne faisoit que soupirer, & regretter sa chere Pressine qu il aimoit veritablement. Il resta plusieurs années dans cet état, & chacun disoit qu’il étoit ensorcelé. Cependant, la Noblesse d’Albanie voyant que le Roi étoit devenu incapable du Gouvernement, le déposa, & mit son Fils Nathas en sa place. Ce Prince eut toûjours de grands égards pour son Pere ; mais il lui arriva de terribles infortunes, & dont on trouve le recit dans l’Histoire de Geoffroi à la Grand-dent, fils de Melusine, de qui nous parlerons ci-aprés.

Pour en revenir à Pressine, elle se transporta en l’Isle Perduë. Cette Isle se nommoit ainsi, parce qu’aucun homme ne la pouvoit trouver que par Hazard, aprés même y avoir été plusieurs fois : Elle y éleva ses filles jusqu’à l’âge de quinze ans ; & tous les matins elle les menoit sur une haute montagne d’où elle découvroit l’Albanie, & leur disoit, en pleurant : Mes Enfans, vous voyés ce beau Païs, il vous a donné la naissance, vôtre Pere y regne & vous y eussiés vêcu heureuses, si ce malheureux homme n’avoit point violé la promesse qu’il m’avoit faite.

Pressine avoit tant de fois tenu ce discours à ses Filles, qu’étans parvenuës à l’âge que j’ai dit, Melusine, l’aînée, demanda un jour à sa mere ce que leur Pere avoit fait pour les priver d’un si grand bonheur ; & cette Mere affligée lui raconta lachose exactement. Mélusine qui conçut dans le moment le dessein de s’en venger, s’informa des chemins de ce Pais ; ensuite, elle engagea dans son entreprise Melior, & Palatine ses Sœurs; & elles firent si bien qu’elles allerent en Albanie, où elles enleverent Elinas, avec toutes ses richesses, & l’enfermerent, par un charme, dans une haute Montagne nommée Brandelois. Aprés cette expedition, elles vinrent en faire le recit à leur mere, qui leur dit : « Malheureuses, qu’avés-vous fait ? je ne laissois pas d’aimer vôtre Père quoi-qu’il en eût agi  de la sorte avec moi. Etoit-ce à vous de le punir ? Vous le serés vousmême ; & pour vous le faire connoître, Toy, Melusine, qui as engagé tes Sœurs à commettre ce crime, je te declare que tu seras tous  les Samedis Serpent depuis la ceinture jusqu’en bas; mais s’il se rencontre quelqu’un qui veuille t’épouser, fais qu’il te promette de ne te point voir ces jours-là ; tu vivras ton cours naturel, & mouras comme une autre femme. Il sortira de toi une puissante lignée qui regnera sur plusieurs Nations ; & si par malheur ton mari viole la promesse qu’il t’aura donnée, tu retomberas dans tes premières peines jusqu’au jour du Jugement. De plus, à chaque mutation des Seigneurs d’une Forteresse que tu auras fait bâtir miraculeusement, tu aparoîtras pendant trois jours consecutifs, & feras trois cris aux environs ; observant la même chose quand un homme de ta lignée devra mourir. Voilà la fatalité à laquelle tu es attachée.

Quant à toi, Melior, tu habiteras un superbe Château dans la grande Armenie, où tu garderas un Epreuvier, jusqu’à ce que le Redempteur vienne Juger les Hommes ; & tous les Chevaliers qui voudront y aller veiller la surveille de la veille du vingtiéme jour de Juin, sans sommeiller, recevront un don de ta main, quelque chose que ce soit, pourvu que ce présent ne concerne point ta Personne, quand ce seroit pour le mariage ; & ceux qui  voudront exiger tes embrassemens, soit d’amitié, ou de force, seront malheureux, de toute maniere, jusqu’à la neuvième generation.

Pour toy, Palatine, tu seras enfermée dans la Montagne de Guido, où je ferai transporter ton Pere avec ses tresors aprés sa mort, & tu y resteras jusqu’à ce qu’un Chevalier de nôtre Famille vienne te  délivrer, & enlever ces tresors pour s’en servir à la Conquête de la Terre Sainte. »

Aprés que ces trois Princesses eurent entendu leur destinée, la tristesse sempara de leur cœur : Elles quitterent leur mere, la larme à l’œil, & chacune suivit son sort ; Melusine prit le chemin des grandes Forests ; Melior alla au Château de l’Eprevier, & Palatine s’enferma dans la Montagne de Guido.

Quelque tems aprés Elinas mourut, Pressine vint l’ensevelir, & le fit transporter avec toutes ses richesses dans sa Montagne où étoit Palatine. Là elle fit ériger à son mari un Mausolée si magnifique, que jamais il ne s’en est vu de pareil. Il y avoit un grand nombre de chandeliers d’or, garnis de pierreries, & des lampes semblables, qui brûloient jour & nuit. On voyoit au pied de la tombe une Representation naturelle du Roy faite d’albâtre, qui lui ressembloit beaucoup. Cette Figure avoit la main droite appuyée sur une table de marbre noir, où l’avanture de ce malheureux Prince étoit écrite en lettres d’or. Pressine établir un Geant horrible, pour garder ces tresors jusqu’à la venuë de Geoffroy à la Grand-dent, dont nous venons de parler.

Table des chapitres

TABLE DES CHAPITRES
Contenus en ce Livre.

CHAP. I. Elinas Roy d’Al banie se marie avec Pressine la Fée

CHAP. II. Melusine épouse Raimondin, fils du Comte de Forest, & bâtit le Château de Lusignan

CHAP. III. Voyage de Raimondin en Bretagne, & ses avantures

CHAP. IV. Guy de Lusignan, & Urian son frere, vont avec une armée navale au secours du Roy de Cipre

CHAP. V. Guy & Urian battent l’armée du Soudan, & délivrent le Roy de Cipre. Guy succede à sa Couronne. Urian est élevé sur le Trône d’Armenie

CHAP. VI. Mariage d’Odon de Lusignan avec la Princesse Constance heritiere du Comté de la Marche

CHAP. VII. Antoine & Regnault de Lusignan marchent contre le Roy de Metz, & ensuite contre les Sarazins. Antoine est élu Duc de Luxembourg, & Regnault Roy de Boheme

CHAP.VIII. Raimondin viole la promesse qu’il avoit faite à Melusine, & elle le quitte metamorphosée en Serpent

FIN.