Chapitre IV

Guy de Lusignan et Urian son frère vont avec une Armée Navale au secours du Roy de Cipre.

GUy, & Urian courans à la Gloire, ne témoignerent pas le moindre mouvement de tristesse à cette separation. Le cœur des Heros ne doit être accessible à aucune foiblesse, & la nature n’y est point écoutée quand il s’agit de soûtenir les interests de leur grandeur. Enfin, ces jeunes Guerriers, étans montez sur l’Amiral, & le vent se trouvant favorable, perdirent bien tôt de veuë les côtes de France. Cette Flotte alla toûjours ainsi jusqu’au Détroit, où elle relâcha à cause d’un vent contraire qu’elle y rencontra ; de-là elle toucha à quelques Isles, pour y prendre des rafraîchissemens, & quand elle fut à la hauteur de Rhodes, une Sentinelle cria qu’elle apercevoit des Vaisseaux. Guy donna ordre qu’on arrivât sur eux, & pendant qu’on faisoit force de voiles, & qu’on en étoit assez prés; deux Galleres, qui se sauvoient de l’attaque de ces Vaisseaux, vinrent se ranger sous la Flotte, connoissant que c’étoit des Chrêtiens ; & un des Capitaines, qui s’étoit jetté dans une chaloupe, ayant abordé l’Amiral, dît à Guy, qu’ils étoient des Galeres de la Religion, lesquelles s’en alloient en Cipre au secours du Roy, qui étoit assiegé par le Soudan de Damas ; qu’ils avoient rencontré cette Escadre de Sarazins, & que c’étoit une belle prise à faire ; parce qu’elle affoibliroit beaucoup le Soudan, qui attendoit avec impatience les munitions qu’elle portoit.

Cependant la Flotte avançoit vent arriere sur les Infidelles, & tout étoit prest pour les aborder, lorsque s’étans avisez de remplir de bois & de gaudron un Vaisseau qu’ils avoient pris, ils y mirent le feu en même tems, pour s’en servir comme d’une maniere de brûlot qui devoit s’attacher à l’Amiral; mais il l’évita, & le combat commença avec beaucoup d’ardeur. Les deux Galeres firent des merveilles ; elles étoient remplies d’un grand nombre de Chevaliers, qui vinrent sans crainte à l’abordage, & sautans dans les Vaisseaux Sarazins, assommerent tous ceux qui leur firent resistance. Les Vaisseaux de la Flotte s’emparerent aussi de ceux qu’ils acrocherent, de – sorte qu’il n’en échapa pas un.

La prise des Vaisseaux fut considerable ; Guy fit distribuer aussi-tost tout l’argent aux Troupes : il s’en trouva beaucoup : il étoit destiné pour la paye de l’Armée du Soudan; & comme l’Isle de Rhodes étoit la terre la plus proche du lieu où le combat s’étoit fait, on trouva à propos d’y aborder pour reparer le dommage que quelques Vaisseaux avoient souffert.

Dans cette resolution les Galeres prirent le devant, & allerent annoncer au Grand-Maître l’arrivée de la Flotte. Les Officiers luy dirent « quels Gens c’étoit que ceux qui la commandoient, le dessein de leur armement, de quelle maniere ils les avoient delivrés de la poursuitte des Sarazins, comment ils s’étoient rendus maîtres de tous leurs Vaisseaux, & qu’ils les conduisoient dans le Port. »

Le Grand Maître receut les deux jeunes Heros avec tout l’honneur possible, il les felicita de leur Victoire, les loüa de leur noble entreprise, & leur fit donner les rafraîchissemens qui pouvoient être necessaires à la Flotte.

Guy & Urian firent aussi present au Grand-Maître de tous les Vaisseaux qu’ils avoient pris, & donnerent de grandes loüanges à la valeur de ses Chevaliers, exagerans la bravoure avec laquelle ils avoient monté à l’abordage.

Ce recit fit un extrême plaisir au Grand Maître : C’étoit un homme de courage, & fort jaloux de l’honneur de son Ordre, dont il étoit devenu le Chef par les grandes actions, qu’il avoit faites contre les Mahometans. Il étoit amy intime du Roy de Cipre, & souffroit impatiemment de le voir étroitement serré par les Infidelles. Il leur raconta aussi fort au long la cause de cette guerre ; comment le Soudan avoit voulu épouser la Princesse Hermine ; le refus que le Roy luy en avoit fait à moins qu’il ne se fit Chrétien ; de quelle maniere il avoit méprisé cette proposition ; mais qu’il étoit si amoureux de cette Princesse, qu’il avoit pris la resolution de venir la chercher avec cent mille combattans ; que ses Troupes étoient en mauvais état,  & par la fatigue du Siege de Famagouste, qui duroit depuis long-tems,  & par la difficulté de tirer des convois de loin pour une Armée si nombreuse ; tellement qu’il tenoit leur perte asseurée par la prise de celuy qu’on venoit de luy enlever. En effet, le Grand-Maître fut si per suadé que le Soudan ne pouvoit plus tenir devant Famagouste aprés cette perte, qu’il offrit à Guy, & à Urian de les accompagner, pour partager la Gloire d’assister à la deroute de son Armée, ce qu’ils accépterent avec beaucoup de joye.

Pendant qu’on travailloit à la reparation de la flotte, & que le GrandMaître songeoit à armer de son côté, les deux Freres tenoient souvent conseil, pour prendre de justes mesures auparavant de se remettre en mer, & il fut resolu qu’avant toutes choses on dépêcheroit un brigantin,  monté par un Chevalier de l’Ordre, pour donner avis du secours au Gouverneur du Fort de Limisson, qui étoit le plus prés de Rhodes, afin qu’il en avertît le Roy,  & luy fit rendre une Lettre de la part des deux Freres ; elle estoit conçûë en ces terme

SIRE, La nouvelle de la Guerre que le Soudan de Damas a declarée si injustement à vôtre Majesté étant venuë jusqu’en France, nous en avons esté tellement touchés, que nous nous sommes embarquez aussi-tost auec un grand nombre d’Officiers, qui commandent nos Troupes, pour aller à vôtre secours ; heureux si nous pouvons répandre nôtre sang pour le soûtien de la Religion Catholique, rendre la liberté a un aussi grand Roy que vous êtes, & delivrer de l’oppression d’un Barbare la vertu d’une Princesse, qui attire la veneration de tous les cœurs. La Victoire que le Ciel vient de nous donner sur une escadre du Soudan, est un augure certain de sa ruine ; le Grand-Maître de Rhodes en est si persuadé, qu’il se prepare à nous accompagner, pour assister à la déroute de vos Ennemis; tenez-la donc pour asseurée ; puis que vôtre cause est celle de Dieu-même. Nous le prions qu’il vous continuë sa protection.

GUY ET URIAN DE LUSIGNAN

Le Brigantin étant parti par un bon vent, arriva bien tôt au port de Limisson, & le Chevalier rendit une Lettre du Grand Maître au Gouverneur, par laquelle il le prioit de faire tenir au plus vite celle de Guy au Roy, & dans le moment le Gouverneur en chargea un Sarrasin affidé, qu’il tenoit toûjours auprés de luy, pour aller au camp des Ennemis, & luy en porter des nouvelles. Cet espion étoit tres adroit ; sa nation luy donnoit un grand avantage ; & il prenoit si bien son tems, qu’il entroit aussi dans la Ville quand il le vouloit sans être aperçu.

L’espion passa heureusement, & le Roy eut une joye incroyable du secours qui luy venoit. Le Gouverneur avoit envoyé à Sa Majesté la Lettre du Grand Maître, qui marquoit ce qu’il avoit pû apprendre de la force de la Flotte, & de la prise des Vaisseaux du Soudan. L’impatience que le Roy eut de renvoyer l’espion, luy fit mettre la main à la plume dans le même tems, pour faire la réponse qui suit :

A Guy, & à Urian de Lusignan.

SEIGNEURS, Le premier objet de vôtre voyage étant la gloire de Dieu dans le soutien de la Foy, je suis persuadé, comme vous, que la perte du Soudan est inévitable, & il est tres – vray que le Ciel vient de nous en donner des marques sensibles, en faisant tomber ses Vaisseaux dans vos mains ; mais comme il se peut faire que le barbare, connoissant que la prise du convoy qu’il attendoit, le met hors d’état de de demeurer plus long-tems devant cette Place, vondra faire un effort pour l’emporter, je vous prie instamment de voler à nôtre secours. Vous êtes les Anges tutelaires que Dieu a chargez de nôtre conservation ; puisqu’elle vous est confiée, ne nous laissez pas perir à vos yeux.

LE ROY DE CYPRE.

Pendant que le Roy faisoit ses depêches, la Princesse Hermine s’informoit avec grand soin de l’espion quels étoient ces deux Seigneurs de Lusignan, leur âge, & l’état de leurs troupes.

Madame, répondit l’espion, j’ay été fort attentif au recit que le Chevalier de Rhodes en a fait a nôtre Gouverneur. Ce sont deux Seigneurs d’ude Maison tres-illustre en France, & qui sont suivis de la plus belle Noblesse qu’on ait jamais vuë ; ils sont jeunes. L’aîné à le visage court, diton, & les oreilles fort grandes ; mais c’est un grand homme tres-bien fait, qui a le port majestueux, & l’air martial. Le cadet n’a pas la taille si avantageuse que son frere, quoy qu’elle soit belle ; il a aussi un œil plus haut que l’autre ; mais le Chevalier assure que ces defauts ne leur messieyent point, ajoûtant qu’ils viennent en bonne resolution d’exterminer l’armée du Soudan, & que l’aîné dit tout haut, que si le malheur avoit voulu que le Soudan eût pris Famagouste avant son arrivée, & qu’il vous eût emmenée avec luy, il auroit été vous chercher jusqu’au fond de ses Etats, pour ne pas laisser une Princesse aussi charmante que vous entre les bras d’un barbare.

Hermine eut un plaisir extréme d’entendre ce discours ; & comme l’amour se sert de toutes les routes pour parvenir au cœur, la Princesse en fut si bien touchée, qu’elle commença d’aimer un Heros, qui avoit pour elle de si beaux sentimens.

Cependant le Roy, impatient de faire partir l’espion, le chargea de son paquet : & cet homme repassa à travers l’armée ennemie sans être arrêté; il porta les dépêches au Gouverneur, qui expedia au plutôt le Chevalier, qu’un vent aussi favorable que le premier reporta bien-tôt dans le port de Rhodes.

Aprés son arrivée les deux jeunes Guerriers, qui ne respiroient que le sang des Infideles, & la gloire de venir à bout d’une entreprise, qui attiroit les yeux de toute la Chretienté, flattez encore par la Lettre du Roy de Cipre, hâtoient leur embarquement, & le Grand Maître joignit ses soins à leur ardeur, en sorte que peu de jours aprés la flotte se remit à la voile, & arriva heureusement au port de Limisson.

Le Gouverneur qui avoit ordre de les bien recevoir, leur fit tous les honneurs imaginables. Il fut surpris de la taille & de la fierté de Guy, du bon air d’Urian ; & il admira au débarquement non seulement la beauté des troupes, mais encore la bonne volonté qu’elles faisoient paroître d’aller aux ennemis. Ce Gouverneur étoit un homme d’une grande experience, & le Roy de Cipre avoit tant de confiance en sa valeur, qu’il luy avoit abandonné la conservation de son pays, depuis qu’il s’étoit enfermé dans Famagouste, & donné le commandement de toutes les Troupes, qui gardoient ses Places.

La premiere chose que firent les deux freres, ce fut de charger le Gouverneur de donner avis au Roy qu’ils avoient mis pied à terre, & qu’ils alloient joindre leurs Troupes aux siennes, pour marcher à son secours. Le Gouverneur se servit de son même espion pour cela, & Guy le chargea en particulier d’un billet pour la Princesse, qui contenoit ces paroles :

J’ay crû, Madame, qu’aprés avoir fait sçavoir au Roy le sujet de mon entreprise, je devois aussi vous en rendre compte ; puisque vous y avez la meilleure part. Je m’attendois à trouver icy tous les jeunes Princes de la Chretienté, parce qu’il n’y en a pas un, qui ne soit obligé d’embrasser la cause d’une si belle Princesse; & comme je n’en voy point paroître, je connois que le Ciel a reservé à moy seul l’honneur de vous délivrer de l’oppression. Je vais donc exposer ma vie avec plaisir pour vous en voir bien-tôt dégagée. Mais, helas ! ilse peut faire, qu’en voulant vous procurer la liberté, je travailleray à me charger de fers.

GUY DE LUSIGNAN.

L’adroit Espion qui n’avoit pas encore manqué son passage, rendit la Lettre du Gouverneur au Roy. Ce Prince eut beaucoup de joye d’apprendre le débarquement du secours, & Hermine n’en eut pas moins en lisant le billet de Guy. L’amour avoit déja fait de grands préparatifs dans son cœur, pour y recevoir ce jeune Heros ; c’est pourquoy il n’eut pas de peine à s’en rendre maître, aprés la lecture de son billet, & il s’y établit avec un empire si absolu, que la Princesse commença de s’en inquieter.

Cependant le Roy, qui avoit travaillé à expedier l’espion, étoit sur le point de le faire partir, quand on luy apporta la nouvelle que les assiegeans venoient de repousser ses troupes dans une sortie, & qu’ils paroissoient en plusieurs endroits autour de la Ville. Cet avis fit retarder le depart de l’espion jusqu’à la nuit ; ainsi la Princesse eut le tems de le charger d’une réponse pour Guy, laquelle étoit conçuë en ces termes :

Il est impossible, Seigneur, de donner à vôtre generosite des loüanges proportionnées à son merite. En mon particulier, je luy suis tres-redevable, puisque la noble entreprise qui vous amene en ce Royaume, me regarde si fort. Vôtre grand dessein est trop appuyé du Ciel, pour ne pas vous augurer la victoire. Ne craignez point de perdre vôtre liberté en vous exposant pour la nôtre. J’ose vous asseurer que vous ne devez vous preparer qu’à des conquêtes ; mettez-vous seulement en état de les faire au plutôt. Adieu.

LA PRINCESSE HERMINE.

Comme l’amour est toûjours mysterieux, Hermine ne parla point à son pere du billet qu’elle avoit reçû; elle se retiroit même en secret pour le lire souvent, & elle se livroit ainsi toute entiere à sa passion naissante. Guy de son côté trouva tant d’esprit dans la réponse de cette Princesse, qu’il en fut charmé. Il se hâta de travailler à la voir, & il commença dés ce moment à regarder le Soudan comme son ennemi, & son rival tout ensemble.

Pendant ce tems-là le Gouverneur avoit envoyé des Courriers dans tous les lieux-du Royaume, où il y avoit des troupes, pour les assembler à un rendez-vous qu’il leur donnoit. Sibien qu’en peu de tems il amassa quatorze mille hommes de troupes réglées, & celles du secours en composoient prés de quinze mille. Ces deux corps étant joints marcherent aux Ennemis, & ils n’en étoient plus qu’à deux journées lors que le Soudan en fut averti.

Le Gouverneur de Limisson, qui connoissoit tres-bien le pays, conseilla à Guy d’envoyer des troupes pour s’emparer d’un pont qui étoit sur la route de Famagouste, & dont il falloit absolument se rendre maître pour s’assurer le passage d’une petite riviere qui n’étoit point gayable, & dont les bord étoient fort élevez. Guy y envoya un gros détachement ; & après avoir fait la revûë de son Armée, elle ne se trouva composée que d’environ vingt-neuf mille hommes, ce qui étoit un nombre bien inégal à celuy des Ennemis.

Cependant Guy, qui ne s’embarrassoit pas du nombre, donna les ordres pour marcher ; mais le Gouverneur, qui étoit de ces gens, qui sont persuadez, que le Ciel est toûjours pour les gros bataillons, representa qu’il y auroit une espece de temerité d’aller attaquer cent mille hommes bien retranchez avec vingt neuf, & que si l’on vouloit differer un peu, il feroit venir jusqu’aux Milices qui gardoient les Côtes ; puis qu’aparemment les Sarazins ne songeroient pas à y faire des descentes quand ils verroient une Armée en face de leur Camp.

Cette proposition suspendit l’ordre que Guy avoit donné pour la marche, & il assembla le Conseil de Guerre, pour montrer qu’il ne vouloit rien faire temerairement ; chacun donna son avis ; & Guy remontra, « qu’il falloit un tems considerable à ces troupes dispersées pour venir le joindre ; que cependant, les Sarazins avertis pourroient donner un assaut general à la Place, & la mettre en danger d’être prise ; que le Roy même craignoit cette extremité ; qu’il falloit pren dre le Soudan au dépourvu pendant qu’il n’étoit pas encore averty de leur arrivée, & qu’enfin le grand nombre n’étoit point à craindre dans cette occasion, parce qu’aparemment l’Ennemy les attendroit dans ses retranchemens. Ajoûtant que la victoire ne dépend pas de la multitude des Troupes, qui embarrasse le plus souvent un General ; qu’une poignée de Gens, bien aguerris & bien commandez, étoient toûjours victorieux ; & qu’Alexandre ne vouloit que dix mille hommes pour conquerir toute la terre.

Guy prononça ce discours avec tant de force, que tous les Officiers Generaux furent de son sentiment, & dîrent tout haut qu’il étoit digne luy-même de cette conquête, puis qu’il en paroissoit si penetré. L’Armée marcha dans le même tems, & si à propos, que le lendemain on reçut nouvelle que les Sarazins, aprés avoir envoyé reconnoître les Troupes qui gardoient le Pont, s’avançoient au nombre de dix mille pour les en chasser.

L’importance de conserver ce passage fit que Guy laissa son frere & le Grand-Maître à la garde du Camp, & monta à cheval suivi du Gouverneur, & de l’élite de la Cavalerie. A peine étoit-il en marche qu’il reçut un second avis, qui lui aprenoit que les Sarazins avoient déja forcé un des retranchemens qu’on avoit fait à la tête du Pont. Il doubla le pas à cette nouvelle, & arriva assez à tems pour soûtenir ses Gens, qui avoient grand besoin de sa presence; car les Infidelles, animez par un heureux commencement, combattoient avec vigueur ; mais ils se virent bientost chassez de leur petite conquête, & Guy les ayant repoussez dans la plaine, tomba sur eux d’une si rude maniere, le sabre à la main, à la tête de sa Cavalerie, qu’il les mit en fuite, & les mena battans jusqu’à trois lieuës de leur Camp, aprés en avoir assommé la plus grande partie.

Le Soudan fut extrêmement sur pris au recit de ce combat, & particulierement de la relation qu’on luy fit de la valeur de ses nouveaux Ennemis : il ne sçavoit quels Gens ce pouvoit être, ny d’où ils pouvoient venir. Cependant la nouvelle qui luy étoit arrivée de la prise de son Convoy, luy fit soupçonner qu’ils étoient conduits par le Grand Maître de Rhodes, qui l’avoit toûjours inquieté depuis le siege ; mais il ne pouvoit s’imaginer qu’ils fussent en grand nombre, & capables de le venir attaquer; ce qui le porta à rester dans ses retranchemens jusqu’à ce qu’il en fût mieux instruit.

Cependant Guy avoit envoyé ordre à l’Armée de marcher, elle vint camper le lendemain au Pont, & le jour d’aprés ce jeune Heros, qui avoit choisi un terrain avantageux à deux lieuës des Ennemis, disposa toutes ses troupes d’une maniere qu’elles paroissoient en grand nombre, dans le dessein d’obliger le Soudan à ne point sortir de ses retranchemens. En effet ce stratagême réüssit, car ses Espions luy ayant raporté que les Chrêtiens s’étendoient assez loin le long des postes du Camp, il resolut de ne point quitter la deffense de ses lignes, crainte de se trouver plus foible en partageant son Armée, & il se contenta de faire observer la contenance de ses Ennemis.

Guy de son côté ne faisoit travailler à aucun retranchement, pour deux raisons. La premiere, parce qu’il avoit dessein d’attaquer le Soudan à découvert dans les endroits les plus foibles ; & la seconde, pour faire connoître à son Armée, qu’il falloit vaincre, ou mourir ; puis qu’elle n’avoit aucune retraite.

Pendant que ce General attendoit le tems qu’il avoit resolu d’executer ses projets, il envoyoit de gros partis pour fatiguer les Sarazins par de frequentes allarmes ; ce qui réüssissoit heureusement : car cette hardiesse de venir attaquer sans cesse leur inspiroit une crainte, qui se trouvoit fortifiée par le bruit, qui s’étoit répandu entre eux de la valeur de ces nouveaux Ennemis.

Le Soudan se voyoit fort embarrassé dans la situation où étoient alors ses affaires. l. Le convoy qu’on venoit de luy enlever, luy faisoit grand tort, parce que les munitions de guerre, & de bouche commençoient à luy manquer. Il. Il avoit entête une armée, qu’il croyoit plus forte de beaucoup qu’elle n’étoit, & il s’apercevoit que ses troupes sembloient la redouter. III. Il confideroit que si la mauvaise fortune luy en vouloit, il n’avoit pas suffisamment de Vaisseaux pour sa retraite. Toutes ces reflexions luy firent prendre le party d’envoyer proposer au Roy de Cipre un accommodement, qui étoit de luy donner sa fille en mariage, de luy assurer la succession de sa Couronne, & de luy rembourser les frais de la guerre ; moyennant quoy il étoit prêt de se faire Chrétien.

Le Roy répondit à l’Envoyé du Soudan ; qu’il n’étoit pas à present le maître de regler seul une affaire de cette importance, & qu’il falloit qu’il en communiquât avec ses alliez, qui venoient d’arriver à son secours.

Le Soudan qui avoit besoin de ménager le tems, crut que ces conferences le jetteroient trop loin ; c’est pourquoy il pressa le Roy de se déterminer seul. Ce Prince qui étoit fatigué de se voir enfermé, & qui craignoit l’évenement des armes, envoya aussi vers le Soudan un de ses Conseillers, pour luy faire comprendre les raisons indispensables qu’il avoit de ne rien faire sans la participation de ses amis, & des Etats de son Royaume.

Mais pendant ces allées, & venuës, la Princesse Hermine, qui voyoit l’irresolution de son pere, & qui apprehendoit de tomber entre les mains du Soudain sous pretexte de sa conversion, crut qu’il étoit à propos d’écrire à Guy ce qui se passoit, afin qu’il y apportât du remede, s’il étoit vray qu’il eût quelque dessein pour elle. La difficulté étoit de luy faire tenir sa Lettre; mais l’occasion luy en devint favorable par l’arrivée du même espion dont nous avons parlé. Guy l’envoyoit au Roy pour l’avertir qu’il attaqueroit le lendemain à la pointe du jour les retranchemens du Soudan par quatre endroits differens, dont la veritable attaque seroit vis-à-vis la Tour de S. Jean, & qu’il eût à ne pas manquer au premier bruit de faire des sorties par toutes les portes de la Ville, dont la plus forte seroit du côté de cette Tour ; mais qu’il attendoit le retour de l’espion pour sçavoir la volonté de Sa Majesté.

Le Roy fut surpris de cet avis à cause du pourparler où il étoit avec le Soudan; toutefois il ne balança pas à le rompre dés le soir même, pour disposer les sorties & se preparer au combat du lendemain. Il renvoya donc l’espion sur le champ avec sa réponse, & la Princesse le chargea aussi de la Lettre qu’elle avoit écrite avant que la conference fût rompuë, parce qu’elle ne pouvoit faire qu’un bon effet.

Il faut sçavoir que pendant une maniere de treve qu’il y avoit euë, quelques Officiers Sarazins étoient venus se promener jusqu’aux portes de la Ville, & y avoient vû entrer l’espion assez vîte, ce qui leur avoit donné du soupçon; ensuite se retirans le soir, aprés avoir fait le tour de la Place, ils aperçûrent le même homme qui sortoit par une poterne, ce qui les obligea à courir pour le couper à travers les jardins, & l’ayant atteint, ils le conduisirent au Soudan, qu’ils trouverent plein de fureur de l’affront, qu’il croyoit que le Roy de Cipre luy faisoit, de refuser son alliance à des conditions qu’il luy avoit demandées autrefois.

Ce Prince étoit extrêmement amoureur d’Hermine. Sa passion avoit commencé à la Cour du Roy d’Armenie, oncle de cette Princesse, où elle avoit été élevée, & où il l’avoit vuë assez long-temps. Comme il étoit tres-bien fait de sa personne, & beau diseur, la Princesse l’avoit écouté, & il n’y avoit que la difference de Religion qui avoit été un obstacle à leur union.

Le Soudan étoit donc dans ces transports de fureur quand on luy amena l’espion. Il l’interrogea beaucoup, mais ne pouvant tirer aucune verité de sa bouche, il le fit appliquer à la torture; tellement qu’il avoüa qu’il avoit jetté dans les jardins, où on l’avoit arrêté, deuxLettres qu’il portoit à l’armée des Chrétiens. On alla les chercher, & elles furent renduës au Soudan. La première qu’il ouvrit, fut celle du Roy, qui étoit conçuë en ces termes :

A Guy de Lusignan.

SEIGNEUR,

Quand le porteur est arrivé, j’étois dans une maniere de conference avec le Soudan, qui me proposoit la paix à des conditions qui n’ont que de l’apparence ; car je ne puis me persuader qu’il veüille se rendre Chrétien. Peutêtre se sert-il de ce pretexte pour gagner du tems, & vous laisser refroidir. Cela est cause que j’ay rompu cette conference, pour me mettre en état de faire les sorties que vous me marquez, pendant que vous l’attaquerez de vôtre côté. Je prie le Ciel qu’il benisse nos projets, afin que j’aye demain le plaisir de vous embrasser victorieux.

LE ROY DE CIPRE.

Aprés-que le Soudan eut lû cette Lettre, il rêva quelque tems ; puis il ouvrit la suivante ; & y trouva ces paroles :

J’ay donné un sens si favorable pour moy aux deux dernieres lignes de vôtre Lettre, Seigneur, que je fais fond sur le mistere qu’elles renferment. Songez donc que ma liberté est entre vos mains de toute maniere. On travaille icy depuis deux jours à vous priver de la gloire de vôtre entreprise. Le Soudan épouvanté de vôtre valeur propose de se faire Chrétien. Le Roy est irresolu ; ainsi je pourrois bien devenir la victime qu’on immoleroit à la paix. Cette pensée me fait trembler, Seigneur, & si elle fait en vous un effet pareil, je suis seure que vous mettrez tout en usage pour ne me pas voir entre les bras de vos ennemis. Adieu.

La lecture de cette Lettre obligea le Soudan à faire retirer tous ceux qui étoient dans son Pavillon, afin de pouvoir donner un libre cours à ses soupirs. Il se desesperoit de voir qu’il n’y avoit plus de retour pour luy dans le cœur d’Hermine; puis qu’un rival s’en étoit emparé, & rival d’autant plus agreable aux yeux de cette Princesse, qu’il étoit à la tête d’une puissante armée. Mais ce qui mettoit le comble à son desespoir, c’est que sa Maîtresse le sacrifioit à la valeur de Guy Toutes ces reflexions l’accablerent si fort, qu’il fut long tems dans un abbattement extréme. Enfin il en sortit comme d’un profond sommeil, & reprenant ses esprits, il fit venir ses principaux Officiers, ausquels il communiqua la Lettre du Roy de Cipre. Il fut resolu qu’on tireroit de tous les postes un détachement de vingt mille hommes, & que le reste de l’armée seroit toute la nuit sous les armes, pour s’opposer au dessein des Chrétiens.

Le conseil de ce détachement étoit l’ouvrage du Soudan. Il avoit resolu dans sa colere de forcer la Ville cette nuit-là ; ainsi tout se prepara pour l’assaut.

D’autre côté Guy ne recevant aucunes nouvelles, demeura tranquille dans son camp, attendant que le Roy renvoyât l’espion avec des ordres de ce qu’on auroit à faire. Mais sur le minuit les Gardes avancées donnerent avis qu’on entendoit un fracas horrible du côté de la Ville. Guy monta aussi-tôt à cheval avec une partie de la Cavalerie, & quand il fut arrivé sur une éminence, qui n’étoit qu’à demilieuë des retranchemens des Sarazins, il connut qu’effectivement le Soudan attaquoit la Ville. Que faire dans cette conjoncture ? Il donna l’allarme seulement en trois ou quatre endroits, pour faire diversion, & trouva les Ennemis bien preparez. Il y en eut qui se hazarderent à sortir, & ils furent taillez en pieces, dans le chagrin où étoient les Chrétiens de ne pouvoir secourir les assiegez. Le Roy de son côté, qui avoit donné ses ordres pour les sorties, ne fut pas pris au dépourvû. Le Soudan ne tenta aucun endroit qu’il n’y fût bien reçu, & les Sarazins ne gagnerent pas un pied de terre pendant plus de six heures que l’assaut dura. Comme la nuit étoit obscure, les assiegeans souffrirent beaucoup en certains endroits, où ils s’entre-tuerent les uns les autres, croyant avoir affaire aux assiegez, qui faisoient de tems en tems des sorties, où ils avoient toûjours de l’avantage. Enfin le Roy en voulut faire une considerable à la tête de l’élite de ses troupes, & il s’y comporta avec tant de valeur, qu’il repoussa les Sarazins jusques dans leur camp. Le Soudan n’étoit pas present à cette occasion ; il étoit allé au secours d’un quartier où Guy avoit donné une fois allarme : toutefois étant averty de l’avantage du Roy, il accourut avec un nombre considerable de Troupes, & trouva que les Vainqueurs avoient fait un grand carnage ; & se retiroient avec des Prisonniers. Cette vûë le mit en fureur, il fit ses efforts pour leur arracher leur proye, mais le Roy les couvrant dans leur retraite arrêta ses desseins. Il se fit en cet endroit de grandes actions; le Roy y brilloit le sabre à la main, & le Soudan le voyant abattre les siens de tous côtez, luy lança un dard envenimé dont il le blessa au côté droit ; le Prince ne parut point émû du coup, il retira luy-même le dard avec une constance admirable, & le rejetta au Soudan, mais glissant sur son bouclier il alla fraper un Officier qui étoit derriere lui, & le tua.

Ce fut pour lors que le combat se renforça, car le bruit s’etant repandu dans la Ville que le Roy étoit blessé, toute la Garnison accourut de ce côté-là. On combattoit assez prés des portes ; c’est pourquoy les Assiegez avoient l’avantage d’être soûtenus par les nuées de fleches qui sortoient des remparts. Le massacre fut grand de part & d’autre, & le Roy malgré sa blessure y resta jusqu’à la retraite qui se fit en tres-bon ordre.

Cependant la Princesse, fort inquiete de la blessure du Roy, & consternée de peur par les grands efforts que faisoit le Soudan, resolut d’informer Guy de l’extremité où étoient les affaires, & elle s’y trouvoit d’autant plus portée, qu’elle entrevoyoit dans la prompte entreprise du Soudan quelque chose d’extraordinaire. Elle jetta donc les yeux sur un de ses Domestiques qu’elle connoissoit aussi fidelle que déterminé, & luy faisant prendre l’habit d’un des Prisonniers qu’on venoit defaire, elle le chargea de la Lettre qui suit :

SEIGNEUR,

Les efforts surprenans que le Soudan fait depuis le commencement de la nuit pour forcer la Ville, & la tranquilité qu’on voit du côté des retranchemens, nous font croire que l’Espion qu’on vous renvoya hier a éte arrêté. Nos Troupes se surpassent pour la deffense ; mais le Roy vient d’être blessé dangereusement de la main du Soudan meme, dans une sortie. Vous voyez par ce recit le peril où je suis exposée : songez à m’en delivrer au plûtost, pour voir couronner vôtre ouvrage.

Le domestique travesty sortit heureusement à la faveur des ombres, & marcha vers les retranchemens dans un endroit où il n’entendoit aucun bruit ; c’étoit aussi un lieu qui n’etoit gardé que par la veuë des Sentinelles, de manière qu’il en aprocha facilement, & trouva encore la commodité de monter sur le parapet, à l’aide de quelques fassines qu’on y avoit laissées ; mais le remuëment des feuilles ayant attiré une sentinelle qui en étoit assez prez, il prit le party de se jetter de l’autre côté dans le fossé, & ne se fit aucun mal, parce que la terre étoit nouvellement remuée ; la Sentinelle s’écria, le Corps de Garde accourut, & l’on tira plusieurs fleches, mais inutilement ; car cet homme étoit alerte, & sçavoit tres-bien les chemins.

A peine étoit-il à demy-lieuë de là, qu’il fut étonné d’entendre devant luy un hannissement de chevaux, qui continuoit dans une longue étenduë de terrain, ce qui l’obligea de rester au lieu où il se trouvoit pour attendre le jour, & voir quels Gens ce pouvoit être ; il en fut bientôt éclaircy ; parce que des Cavaliers, qui battoient l’estrade, l’ayant aperçu à la pointe du jour, & croyans que c’étoit un Soldat Sarazin, le menerent à Guy, qui s’étoit retiré dans cet endroit pour rafraîchir ses Troupes.

A dire la verité, Guy ne s’attendoit pas à recevoir de si tristes nouvelles, que celle qu’il aprit par la Lettre de la Princesse, il ne balança pas à faire partir au plus viste un Ayde de Camp pour donner ordre à l’Armée de le venir joindre ; cependant il monta à cheval, & alla choisir un terrain le plus avantageux qu’il put pour le campement.