Chapitre III

Suite du siege de Ptolemaïde, & de quelle maniere elle se rendit. Recit de l’Histoire merveilleuse de Zoés, Gouverneur de cette Place, racontée par luy-même.

Dans ces entrefaites les Princes de Lusignan eurent avis par un brigantin de l’arrivée de l’armée navalle au port de * Joppe, où elle estoit retenuë par un vent contraire, quoy-que cette nouvelle leur fût agreable, elle estoit mêlée neanmoins du chagrin, de voir qu’aprés avoir essuyé tous les perils, & toutes les fatigues d’un siege fort long, ils alloient partager la gloire de la prise de la place avec des nouveaux venus, qui n’auroient fait pour ainsi dire que la regarder. Cette reflexion anima sur tout Geofroy : Il fit preparer l’attirail dont on se servoit en ce temps-là pour donner l’assaut ; & quelques jours aprés toutes choses se trouvans prestes, il harangua si vivement ses soldats, qu’une certaine machine de nouvelle invention ayant fait tomber heureusement des tours & une face de bastion dans le fossé, ils parurent comme autant de lions pour passer à travers de ces débris, & parvenir au haut des remparts avec le secours d’un grand nombre d’échelles qui furent apportées dans le moment : mais les assiegez les reçûrent avec toute la vigueur imaginable.

Cependant les troupes qui soûtenoient les assaillans, décochoient des milliers de fleches contre les Sarazins, ce qui en diminuoit le nombre considerablement, & inspiroit de la terreur à ceux qui estoient commandez pour cette action. Geofroy animoit par son exemple ces terribles mouvemens. Il avoit choisi un endroit dont il s’étoit rendu maistre : le terrain se trouva d’abord fort étroit, mais estant secondé par les plus braves des siens, dont le nombre grossissoit sans cesse, il s’élargit, & y fit un logement.

Le Gouverneur ne se trouva pas de ce costé-là dans le commencement de l’action, ce qui fut cause que le Prince remporta cet avantage ; & dés qu’il le sceut, il fit ses efforts pour chasser les Chrestiens de ce poste. On ne peut voir plus de valeur qu’il en parut dans les deux partis : le terrain qui les separoit fut en peu de temps couvert de morts entassez les uns sur les autres, & qui sembloient former un rempart entr’eux.

Aussi-tost que les étendards de Lusignan parurent sur les remparts, les plus vaillans se presserent pour y monter ; les Rois de Jerusalem & d’Armenie restoient au bas des échelles pour empêcher la confusion : ainsi Geofroy eut bien-tost auprés de luy l’élite de son armée. Zoés voyant ce renfort, fit approcher aussi des troupes, & soûtint du mieux qu’il luy fut possible : cependant il faisoit travailler derriere luy pour se retrancher dans une seconde enceinte de la Ville ; & d’abord que ce travail fut en état, il prit le party de s’y retirer à la faveur de la nuit, & de laisser les assiegez se fortifier dans leur logement.

Ils travaillerent si bien les uns & les autres, qu’à la pointe du jour il paroissoit qu’ils fussent dans deux forteresses differentes, de sorte qu’ils se regarderent avec étonnement, & sans faire aucun mouvement : ils demeurerent tout le jour en cet état, & cette maniere de suspension d’armes servit aux Chrestiens à transporter le grand nombre de morts qui estoit sous leurs pieds.

Zoés se servit aussi de cette inaction pour envoyer demander les corps de plusieurs Officiers considerables, qui avoient pery dans cette occasion ; & Carathuse fut bien aise de se procurer cette commission pour congratuler Geofroy sur la valeur infatigable qu’il avoit fait paroistre pendant tout le combat. Le Prince eut beaucoup de plaisir de revoir cet amy : il luy accorda ce qu’il demandoit, & s’informa quel estoit le dessein du Gouverneur, à present qu’il voyoit que les Chrestiens avoient un pied dans la place.

Il attend, répondit Carathuse, qu’ils les y ayent tous deux, parce qu’il a receu ordre de la défendre jusqu’à l’extrémité. Mais il admire, Seigneur, avec quelle intrepidité vous affrontez les perils : cette assurance heroïque a fait qu’il n’a voulu combattre contre vous que de bonne guerre, & sans emprunter des secours surnaturels, qui eussent sixé sans doute les premiers pas de vôtre victoire ; j’ose vous dire cecy avec certitude.

Geofroy fit encore plusieurs autres questions à Carathuse, qui luy parla à cœur ouvert, & luy rendit raison de tout ce qu’il desiroit sçavoir ; mais pendant qu’ils s’entretenoient ainsi, on entendit comme des cris de joye dans la Ville, & l’on commença même à tirer quelques fleches sur les Chrestiens, ce qui obligea l’Envoyé à se retirer. En même temps une allarme vint du costé des lignes, & l’on apprit qu’un corps de sept à huit mille hommes, commandé par le frere de Saladin, estoit venu tâter les postes, & qu’en ayant trouvé un dégarny de la journée precedente, il l’avoit forcé, & estoit entré dans la Ville avec un bon nombre de prisonniers.

Cette triste nouvelle ne fit qu’animer les assiegeans. Geofroy tint conseil dans son nouveau logement, car il n’en avoit pas sorti depuis qu’il s’en estoit emparé. Il fut resolu qu’on pousseroit les travaux autant que le terrain le permettroit pour faire ensuite l’attaque de la seconde enceinte : Mais les assiegez qui se doutoient bien de ce dessein, vinrent en tres-grand nombre avec des troupes toutes fraîches, pour chasser les assiegeans de leur rempart, avant qu’ils s’y fussent davantage fortifiez, & tous leurs efforts furent inutiles, ils ne pûrent les entamer par aucun endroit ; de sorte qu’aprés un combat sanglant & opiniâtre, ils se virent contraints de se retirer, pour songer eux-mêmes à leur défense.

Les Infideles furent suivis dans leur retraite par Geofroy à la teste des siens, qui donna vigoureusement sur la queuë, & fit des prisonniers. On sçeut par eux au juste le nombre des troupes qui estoient entrées dans la place, & l’on apprit encore que Zoés faisoit travailler à deux retranchemens l’un derriere l’autre, pour se battre en retraite en cas qu’il fût forcé dans celuy qu’il occupoit, & que s’il estoit chassé de tous trois, son dessein estoit de se retirer dans la forteresse, où il avoit fait transporter quantité de munitions ; & là se défendre jusqu’à la dernière extrémité.

Ces grandes resolutions chagrinerent Geofroy ; quoy-qu’il en approuvât le merite, il eut bien voulu finir cette affaire avant l’arrivée de l’armée navalle. Dans l’ardeur de cette pensée, il attendit la nuit avec impatience, pour pousser ses travaux ; & il y réüssit si heureusement, qu’à la pointe du jour les assiegez furent surpris de voir leurs leurs ennemis à vingt pas d’eux, & les machines dressées pour les insulter, ce qui s’executa avec une valeur incroyable, mais avec une perte plus grande de la part des Chrestiens, que des Turcs.

A peine les victorieux s’étoient-ils établis dans leur nouvelle conqueste, que les vaisseaux qui faisoient l’avantgarde de l’armée navalle, parurent à la vûë du port, ensuite le reste de la flotte arriva, & tous ensemble y entrerent heureusement.

Le Roy de Jerusalem, & le Roy d’Armenie allerent recevoir Philippe Auguste Roy de France, Richard Roy d’Angleterre, & tous les Princes tant Ecclesiastiques que seculiers, & les Commandans pour les Republiques qui les accompagnoient. Cette premiere entrevûë fut touchante, car ces Princes parurent fort attendris du recit que le Roy de Jerusalem leur fit des cruautez que les peuples de ces tristes Provinces souffroirent de l’esclavage des Mahometans.

Aprés s’estre délassez pendant quelques heures des fatigues de la mer, ils allerent voir Geofroy dans ses retranchemens. Philippe Auguste voulut passer par la breche, quoy-qu’il fût libre d’y aller alors par une des portes de la Ville. Il considera le chemin glorieux qu’il avoit fallu frayer pour y arriver, & la valeur heroïque qu’il falloit avoir pour s’y maintenir. On ne peut exprimer les éloges que Geofroy reçut de tous ces Princes. Il leur raconta en peu de mots ce que ses freres & luy avoient fait depuis leur débarquement jusqu’alors, & les pria de luylaisser achever ce siege, puisque la place estoit reduite à un point qu’il n’avoit pas besoin de leur secours, ajoûtant que la gloire estoit le seul avantage qu’il vouloit en remporter.

Les Princes luy accorderent volontiers sa demande. Ils furent surpris de sa taille avantageuse, de son air guerrier, & trouvoient que cette dent qui luy sortoit de la bouche, au lieu de le défigurer le faisoit respecter, & inspiroit de la terreur. Les marques extraordinaires que ses freres portoient aussi, ne donnoient pas moins d’admiration, & rappelloient dans les esprits l’histoire surprenante de leur mere, & l’élevation où elle avoit porté la Maison de Lusignan.

Aussi-tost que les Rois furent retirez ; Geofroy, qui avoit fait preparer toutes ses machines, attaqua le second retranchement des assiegez. Ses troupes n’avoient jamais paru plus animées que dans cette occasion, & les ennemis plus déterminez à se bien défendre ; le combat fut tres-rude, & dura longtemps, ce qui attira une grande partie des volontaires de l’armée de la Croisade, & sur tout des François, que Geofroy ne put empêcher de se joindre aux siens, ce qui donna aux uns & aux autres une si forte émulation, que les assiegez en furent épouvantez.

Zoés qui soûtenoit ses gens de l’exemple & de la voix, en fut luy-même étonné ; plus il en faisoit tomber sous ses coups, & plus il en paroissoit devant luy. Enfin les assiegez se virent contraints de ceder au nombre, ils prirent la fuite par des retirades qu’on avoit faites exprés, & où Geofroy, qui les poursuivoit avec ardeur, essuya encore quelques ruses de guerre, mais il força tous les obstacles, & gagnant toûjours le terrain, il se vit fort avant dans la ville, & prés d’une place où il trouva un grand nombre de troupes qui mirent les armes bas à sa vûë, & se rendirent prisonniers.

Cependant le frere de Saladin, accompagné de Zoés & de Carathuse, s’étoit retiré dans la forteresse avec les soldats les plus braves, & presque tous les Officiers. Geofroy les fit sommer de se rendre : mais il ne fut pas content de leur réponse, & il se vit contraint, par leur refus, d’arrêter sa victoire.

Dans ces entrefaites le Roy de Jerusalem arriva pour empescher le pillage de la Ville, parce que ces peuples luy avoient toûjours esté fideles, & même l’avoient fait assurer de temps en temps de la soûmission de leur cœur, depuis qu’ils estoient tombez sous la puissance des Mahometans. Quant à Geofroy, il fit faire un retranchement sur l’esplanade de la forteresse pour mettre ses troupes à couvert, & en commencer le siege.

Comme la durée de ce nouveau siege estoit assez incertaine, les Rois de France, d’Angleterre, & les autres Princes, ayans achevé de débarquer leur armée, voulurent profiter de la conjoncture, car le bruit se répandit que Ptolemaïde avoit esté prise d’assaut. Ils assemblerent un Conseil de guerre general, où l’on agita plusieurs desseins, qui se réünirent par l’avis de Geofroy, à celuy de prendre toutes les Villes, & les forteresses, qui pouvoient boucler Jerusalem, afin de l’assieger : mais comme Saladin avoit fait sa place d’armes de Samarie, & y tenoit tous ses magazins, on resolut de commencer par cette Ville ; & l’armée de la Croisade marcha aussi-tôt pour cette expedition. Les Rois de Jerusalem & d’Armenie y joignirent aussi la meilleure partie de leurs troupes, & ne laisserent à Geofroy que ce qu’il luy en falloit pour achever le siege de la forteresse.

Cette forteresse estoit située sur une langue de terre qui avançoit vers la mer, car Ptolemaïde est d’une forme triangulaire, deux des angles regardent le port, & l’autre une fertile campagne. Cette situation fut cause que Geofroy ne se contenta pas d’attaquer la forteresse par terre, il voulut aussi la battre par mer. Il avoit un habile Ingenieur : Cet homme dressa certaines machines de sa façon sur des vaisseaux qui élevoient un pont si haut, qu’il estoit superieur aux remparts, parce que le terrain estoit bas. Chaque pont pouvoit contenir cinquante hommes en bataille, & ils s’y voyoient à couvert par un bon parapet, qui regnoit le long de la façade opposée aux ennemis.

Aprés que l’Ingenieur eut armé de cette sorte autant de vaisseaux qu’il en falloit pour faire face par mer à la forteresse, Geofroy se prepara à l’attaquer par terre. Il avoit poussé deux tranchées paralelles qui embrassoient toute la muraille qui regardoit la Ville, & tenoient la porte de la forteresse au milieu. Dés que le signal fut donné, les machines approcherent de cette porte pour l’enfoncer, & les échelles furent dressées de toutes parts ; si bien, que les assiegez se virent assaillis par terre & par mer dans le même temps, ce qui les épouvanta beaucoup : car le frere de Saladin, & Zoés, ne songeans pas qu’on les attaqueroit du costé du port avoient disposé leurs soldats d’une maniere qu’ils se trouverent à découvert, & exposez aux nuées de traits qu’on leur décochoit des vaisseaux. Ainsi se voyans entre deux attaques, ils soûtinrent fort mal celle de terre, & d’autant plus que le Gouverneur fut contraint de partager le peu de troupes qu’il avoit pour faire teste par tout. Cependant les assiegez se défendirent tres-vaillamment & long-temps ; mais enfin la porte de la forteresse ayant esté renversée, & les remparts forcez, Zoés fit sa derniere retraite dans le donjon avec les Officiers qui luy restoient, & s’y défendit si vigoureument jusqu’à la nuit, qu’on le receut à capituler. Il se rendit prisonnier de guerre avec tous les siens.

Quand Zoés vit sa destinée remplie, il sortit avec Carathuse pour aller reconnoistre leur vainqueur. Geofroy témoigna beaucoup de joye de les voir. Il donna de grandes loüanges à la valeur, & à la conduite, que le Gouverneur avoit fait paroistre pendant tout le siege. Il les laissa libres tous deux sur leur parole, à la charge qu’ils l’accompagneroient par tout, & il fit renfermer le reste des prisonniers dans les lieux où l’on avoit mis les autres, à l’exception du frere de Saladin, & des Officiers qui l’avoient suivi, lesquels ne furent point reduits en captivité.

Le Vainqueur passa quelques jours à rétablir ce qui estoit le plus endommagé, & mettre la Ville hors d’insulte ; il y établit une bonne garnison : & aprés que tout fut en état, il prit la route de Samarie, emmenant tous les prisonniers, pour executer la convention qu’il avoit faite avec les Princes, de les partager avec eux aussi-tost aprés la prise de la Ville ; parce que l’armée de la Croisade estoit censée avoir contribué à cette conqueste par sa presence.

Lorsque Geofroy arriva au camp il trouva le siege bien avancé, mais on avoit besoin de sa presence pour s’opposer à Saladin, qui témoignoit vouloir venir forcer les lignes, & en faisoit courir le bruit : il s’étoit mis en campagne à la teste de toutes les troupes qu’il avoit pû ramasser depuis qu’il avoit appris la descente de l’armée de la Croisade, afin de se jetter du costé qu’elle tourneroit.

Les choses estoient dans cet état quand Geofroy arriva au camp, il fut prié aussi-tost de marcher au devant de Saladin, qui venoit de Damas à grandes journées ; mais il resta en chemin quand il apprit que Ptolemaïde estoit pris, & que c’étoit Geofroy qui venoit s’opposer à son passage. Ce fut en cet endroit que Zoés pria nostre Heros de luy permettre d’aller rendre compte au Soudan de la conduite qu’il avoit tenuë pendant le siege, & de quelle maniere il avoit rendu la place. Saladin qui en estoit informé par des coureurs qu’on avoit fait prisonniers, reçut tres-bien Zoés, il le combla de loüanges, & le nomma à la maniere de parler des Orientaux, la lumiere & l’honneur de ses Capitaines. Ensuite il luy demanda des nouvelles de son frere, de Carathuse, & de plusieurs Officiers. Zoés l’assura que ces deux premiers estoient libres, & que les autres n’étoient pas reduits dans une dure captivité.

Cependant Geofroy, qui ne vouloit que faire teste à l’armée ennemie, s’étoit campé vis-à-vis d’elle pour l’observer, la suivre, l’empêcher de secourir Samarie, ou d’y faire passer des troupes : Ainsi il demeuroit en repos devant Saladin, qui de son costé attendoit avec impatience de grands renforts qui luy venoient.

Zoés, aprés avoir resté deux jours avec le Soudan, revint au camp de Geofroy chargé de complimens pour ce Prince de la part de Saladin. Ils s’étoient fort entretenus de ses grandes qualitez ; & Saladin, qui avoit éprouvé par deux fois sa valeur, luy rendoit toute la justice qu’elle meritoit. Ces sentimens sont naturels aux grands Capitaines ; la difference de party ne donne aucun faux jour dans leur cœur à la vertu de leurs ennemis, ils l’estiment par tout où elle triomphe.

Les propositions que Zoés fit de l’échange de tous les prisonniers de marque, & d’autres inferieurs, obligea Geofroy à aller trouver les Princes à leur camp pour en faire le partage. Il y en avoit un si grand nombre, que le Roy d’Angleterre en eut sept mille pour sa part, dit * l’Histoire ; apparemment que le Roy de France en eut autant, & les autres Princes à proportion. Quant à Geofroy il retint Zoés, & Carathuse. L’on peut croire cependant que si le Roy d’Angleterre eut tant de prisonniers, c’est qu’il y avoit parmy eux peu de gens considerables, un Officier de marque estant compté pour plusieurs soldats ; & cela paroist si vray-semblable, suivant la même Histoire, que ce Roy ne trouvant pas à échanger ses prisonniers contre des Chrestiens captifs, garda les plus apparens, & fit couper la teste à tous les autres.

Philippe Auguste, qui avoit pris les devans fit l’échange des siens, & délivra beaucoup de captifs. Le frere de Saladin, qui étoit dans son lot, fut rendu pour Boniface, Marquis de Montferrat, qui à quelques années de là fut [1] couronné Roy de Thessalie. Ce Prince avoit esté pris avec le Roy de Jerusalem, dans la journée où ils furent trahis par le Comte de Tripoli. [2] Ce fut dans cette occasion que Carathuse admirant la generosité de Philippe, luy dit que les Orientaux avoient une tradition qui assuroit, qu’un Roy de France subjugueroit un jour tout l’Orient ; & cette prophetie subsiste encore parmy les Turcs, ce qui les oblige à faire moins de mépris des François que des autres Chrestiens.

Pendant que ces échanges se faisoient, le siege se poursuivoit toûjours vigoureusement ; & Geofroy de son costé observoit sans cesse les mouvemens de Saladin, ce qui ne luy donnoit pas grand’ peine : au contraire, il y trouvoit du repos, aprés toutes les fatigues qu’il avoit souffertes pendant la longueur du siege de Ptolemaïde. Le Prince n’avoit donc alors d’autre employ que d’envoyer souvent des partis, & d’avoir de bons espions dans le camp ennemy : Au surplus il s’entretenoit avec Zoés & Carathuse, de science, de politique, & des évenemens fameux arrivez depuis Mahomet jusqu’alors. Ces deux Philosophes luy faisoient passer ainsi le temps agreablement. Un jour que Zoés luy faisoit le recit de ce qu’il avoit fait dans une occasion fort extraordinaire, Geofroy considerant la puissance merveilleuse de ce Sage, le pria de luy dire de quelle maniere il avoit pû parvenir à la perfection où il se voyoit. Zoés qui étoit bien aise de se faire connoistre à ce Prince, pour qui il avoit autant d’amititié que de reconnoissance, commença ce discours.

HISTOIRE DE ZOE’S.

SEigneur, la science que je posséde vient de si loin, que pour remonter à son principe, je me voy obligé de rappeller dans ma memoire les premieres idées de ma jeunesse. Ma naissance est aussi surprenante à vous raconter que mon éducation ; toutefois il n’est pas necessaire de vous dire encore de quelle maniere je suis né, je vous l’expliqueray dans la suite : il suffit que vous sçachiez que ma mere étoit de la race des anciens Rois de Saba : Cependant ses parens se trouvoient reduits, par la vicissitude des temps, à une fortune assez mediocre. Mais comme leur conduite étoit reglée, il ne leur manquoit rien des choses qui sont à l’usage de la vie, & même ils paroissoient avoir du superflu.

Ma mere ne fut pas plûtôt venuë au monde, que son pere, sçavant dans l’Astrologie, tira sa figure, & y reconnut tant de grandeur par un Saturne retrograde, un Mars au haut du Ciel, & un Jupiter à la pointe de son ascendant, regardé par Venus d’un sextile, qu’il voulut qu’on la nommât Egerie : aussi trouva-t-il en elle les mêmes caracteres de cette Nymphe, qui donna les loix à Numa pour gouverner l’Empire Romain ; & cette conformité l’assuroit d’une destinée toute mysterieuse.

Dés qu’Egerie fut dans un âge assez avancé, ce pere prit un grand soin de l’éducation de sa fille : il luy fit enseigner tout ce qui pouvoit luy donner un merite distingué : ainsi Egerie devint une des plus parfaites de son sexe ; outre cela la nature l’avoit doüée d’une beauté extraordinaire, ce qui ajoûtoit beaucoup d’éclat à toutes ses rares qualitez.

Tant de vertu ne put pas se renfermer dans Cerine, qui étoit une petite ville de l’Arabie heureuse, où Egerie faisoit sa residence. Sa reputation vola bien-tost par toutes les Provinces voisines, & donna envie à plusieurs de voir cette charmante personne. Un Philosophe entr’autres nommé Pistrate, qui venoit d’étudier avec les Sages qui habitent les fameuses retraites de l’Arabie heureuse, entendant parler d’Egerie avec tant d’éloges, porté d’ailleurs par des connoissances secrettes, vint à Cerine pour la voir, & aprés l’avoir envisagée long temps, dit à Protas son pere des choses surnaturelles qui devoient arriver à sa fille, & ajoûta que pour y parvenir, il étoit absolument necessaire qu’elle fût instruite dans la science des Sages, afin de pouvoir converser facilement avec ces sortes de substances qui sont invisibles à ceux qui n’ont pas le pouvoir de se les rendre familieres.

Protas qui avoit déja quelque teinture de la caballe, fut ravi de trouver un homme si habile…..

Je voudrois sçavoir, interrompit Geofroy, si la science des Sages & la caballe sont la même chose.

Sans doute, répondit Zoés, puisque la caballe n’est autre chose que la science de Salomon, le plus sage des hommes, & laquelle s’etend à connoistre depuis l’hysope jusqu’au cedre du Liban, c’est-à-dire tous les secrets de la nature.

Ainsi repartit Geofroy, cette science est toute divine.

Oüy, ajoûta Zoés, lorsqu’elle est sans mélange. Les Chaldéens l’ont reçûë du Ciel les premiers ; ensuite Joseph la communiqua à sa posterité, & les Egyptiens l’apprirent des Hebreux, & y devinrent tres-sçavans.

Mais pour revenir à mon discours, Protas ravi de voir un si habile homme, le receut tres-agreablement chez luy, & le pria d’enseigner à sa fille tout ce qui luy étoit necessaire pour remplir son heureuse destinée. Le Sage s’y appliqua volontiers, & son éleve, qui se trouvoit avec toutes les dispositions requises, changeoit insensiblement ses manieres d’agir, à mesure qu’elle avançoit dans cette merveilleuse science ; elle surprenoit tous ceux qui avoient coûtume de la frequenter, Pistrate luy-même étoit étonné de la voir marcher à si grands pas vers la perfection. Enfin elle devint tressçavante dans l’art de converser avec les substances aëriennes.

Permettez-moy, dit Geofroy à Zoés, d’interrompre vôtre recit lorsque je trouveray matiere à cela. Par exemple, expliquez – moy, je vous prie, ce que c’est que ces substances aëriennes, & s’il n’y en a pas encore d’autres ; parce que j’ay entendu dire qu’il y en avoit.

Connoissant vôtre origine comme je fais, répondit Zoés à Geofroy, je pourrois m’étonner de vous voir ignorer ce que vous me demandez ; mais je sçay que les enfans des Nymphes sont fixez dés leur naissance à l’état qu’ils doivent suivre pendant le cours de leur vie, & que cette détermination est si puissante sur eux, qu’elle corrige même les influences des astres au moment de leur nativité. Les uns suivent les traces des Heros dans la guerre, les autres sont instruits dans les sciences occultes, & il s’en voit quelques-uns qui tiennent de l’un & de l’autre, c’est-à-dire qui sont également guerriers & sçavans. Pour vous la guerre seule a esté vôtre partage ; c’est pourquoy la puissante Melusine, à qui vous devez le jour, ne vous a inspiré que des sentimens qui cadroient à vôtre ascendant, & ne vous a instruit que de ce qui convenoit à vôtre destination. Ainsi je ne suis pas surpris si vous n’avez aucune connoissance de nos mysteres : cependant je voy que le sang dont vous sortez, vous porte naturellement à vous en informer, & à aimer ceux qui les possedent.

Pour satisfaire donc vôtre curiosité, Seigneur, je vous diray que les quatre élemens sont remplis de creatures parfaites ; mais celles qui vivent dans l’immensité des airs, & dans la sphere du feu, sont superieures aux deux autres qui habitent les eaux, & les demeures soûterraines : de là vient que les premiers Philosophes, qui avoient cette connoissance, en ont fait des divinitez, & ont soûmis ces derniers aux autres, qu’ils nommoient Dii majores, ou maxumi & cœlestes. Dieux celestes, & superieurs.

Ces substances, particulierement les aëriennes, ont toûjours aimé les hommes, & se sont alliées avec eux, lorsqu’elles ont trouvé des merites distinguez dans l’un & dans l’autre sexe ; de ces heureux mariages, sont ** nez plusieurs Heros, que les Histoires celebrent. Nos Peres, à qui ces merveilles étoient connuës, regardoient avec veneration les grossesses de leurs filles, & de leurs femmes mêmes, lorsqu’elles arrivoient par cette voye surnaturelle ; parce que les enfans qui en naissoient étoient toûjours des hommes merveilleux. Vous avez lû les grandes actions d’Achille, de Persée, d’Hercule, d’Enée, de Romulus, & de tant d’autres, qui se sont distinguez dans la guerre. Il y a eu aussi un grand nombre d’autres hommes de pareille origine, qui ne se sont pas rendus moins recommandables, par leur science. N’avezvous jamais entendu parler du Grand [3] Zoroastre, [4]d’Apollonius de Tianée, & c. Le premier étoit fils d’Oromasis, Prince de la sphere du feu, & le second d’une autre intelligence de la même region. Je dis qu’Oromasis étoit Prince de cette sphere, parce qu’il y a de la subordination dans toutes les Hierarchies.

Voilà ce que je puis vous dire de ces substances parfaites qui sont des creatures entre l’Ange & l’homme, & connuës dans l’Hebreu sous le nom d’enfans d’Eloym.

Ce fut avec elles que le sage Pistrate mit en commerce la sçavante Egerie. Son art les luy rendit visibles ; elle fut ravie de cette nouvelle découverte ; car elle trouva toute une autre solidité dans la conversation de ces heureux Genies, que dans celle des hommes. Leurs manieres honnestes & gratieuses luy plurent infiniment ; leur figure parut charmante à ses yeux ; elle les trouva dociles, quoy-qu’un peu fiers ; grands amateurs des sciences, officieux aux sages ; ennemis des sots, & du vulgaire ; & j’ay sçû d’elle que depuis cette premiere entrevûë, elle méprisa si fort les mortels, qu’elle n’eut plus de relation avec eux que pour leur commander.

Je suis content, dit Geofroy, de la connoissance que vous me donnez des substances élementaires, mais je voudrois sçavoir de quelle maniere on peut les rendre visibles & traitables.

C’est-là le fort de nostre science, repartit Zoés. Je vous ay dit qu’il falloit estre né pour cela, & vous ne l’étes pas. Le Teraphim des Hebreux, qui étoit une petite figure mysterieuse, leur servoit à se procurer ce commerce, & elle en étoit toute la ceremonie. Nous en trouvons des preuves dans la vie des anciens Patriarches.

Quant à Egerie, elle s’y livra si parfaitement, qu’elle n’avoit plus d’autre societé, mais si elle s’y plaisoit avec tant de passion, elle s’étoit aussi acquis l’amitié de ces Genies à un point, que les plus puissans étoient charmez de ses belles manieres & de ses attraits. Enfin il y en eut un de la region du feu qui se declara pour elle. La coûtume établie parmy ces heureux Genies, est que lorsqu’un d’entr’eux s’est declaré pour une Nymphe, il faut, si elle consent de l’épouser, qu’elle accepte l’offre de son cœur en presence de tous les pretendans : ensuite ils se retirent, & ne la regardent plus qu’avec une indifference respectueuse. Ainsi point de rivalité comme vous voyez, point de temps perdu à se faire l’amour, & même point d’embarras de mariage : car du moment que cette declaration publique est faite, l’affaire se consomme sans autre mystere. Mais si l’hymen se contracte avec tant de facilité entr’eux, il en est plus solide, puisqu’il est l’ouvrage d’une volonté épurée, & entierement éloignée de tout interest.

Ce mariage est encore fort different de celuy des hommes, en ce que l’amour des derniers s’affoiblit souvent par la possession, & que celuy de ces heureux époux augmente aussi -tost qu’ils se possedent. La raison est que ceux-là ne trouvent que des defauts lorsqu’ils considerent de prés les objets ausquels ils sont attachez, & que ceux-cy y voyent des perfections sans nombre : aussi vivent – ils dans un amour continuel ; & comme ce n’est pas la mode parmy eux de le faire avant le mariage, ils commencent à se procurer tous les plaisirs du commerce du cœur aussi-tost qu’ils sont unis.

C’est ce que le Prince de la region ignée observa avec sa nouvelle épouse. Egerie ayant fait sçavoir à son pere l’honneur qu’il avoit d’avoir pour gendre le puissant Amasis, ainsi se nommoit ce Prince. Protas, qui s’attendoit bien à quelque bonheur semblable, sur l’assurance que Pistrate luy en avoit donnée quelques jours avant son départ, fut dans une joye inconcevable, parce qu’il étoit un peu inicié dans nos mysteres. Ce bon-homme eut bien voulu avoir une maison plus propre pour recevoir un si grand Prince, & des équipages magnifiques pour honorer sa fille. Ses facultez étoient foibles, ainsi que nous l’avons dit : cependant il resolut de luy faire construire un appartement, mais il n’eut pas plûtost arrêté des ouvriers pour son entreprise, & mis le marteau dans sa maison, qu’il les vit augmenter d’un grand nombre d’autres, arriver des materiaux, des marbres tous taillez, & s’élever insensiblement un Palais superbe, dont les dedans furent ornez en peu de temps de tout ce que l’art peut inventer de plus brillant, & les appartemens meublez avec une somptuosité au delà de l’imagination.

Ce n’est pas tout, les Celiers, les Offices, les Cuisines, se trouverent fournis de ce qui étoit necessaire, & les écuries remplies des plus beaux chevaux qu’on pût voir. Cent & cent domestiques de toute sorte, prirent aussi-tost possession de ces lieux. Le Palais fut de même habité par un nombre surprenant d’Officiers qui s’empressoient chacun pour leur ministere. Il est bon que vous sçachiez que tous ces gens-là étoient aussi des substances élementaires, & semblables à ceux qui parurent avec tant de magnificence aux nôces de Melusine. J’étois encore jeune alors, mais je me souviens bien qu’il en partit de tous élemens pour grossir sa Cour.

Lorsque ces lieux furent ainsi preparez au grand étonnement de tout le monde, Amasis qui n’avoit esté visible jusqu’à ce jour qu’à Egerie, voulut paroistre aux yeux de son beau-pere. Ce vieillard fut surpris de la beauté de ce Prince. Ses cheveux d’un blond doré flottans sur ses épaules, tomboient par boucles jusqu’à sa ceinture ; ses yeux jettoient un feu dont on avoit de la peine à soûtenir l’éclat ; son teint étoit un peu bazané, mais fort uny : il avoit un grand front, le nez aquilin, la bouche assez petite, vermeille, les plus belles dents du monde, le menton bien fait ; & toutes ces beautez étoient renfermées dans un demy ovale parfait. Sa taille répondoit à la grandeur de la majesté qu’il faisoit paroistre ; & l’air brillant qui animoit toute sa personne, faisoit bien voir qu’il étoit d’une nature au dessus de l’homme.

Protas ne pouvoit se lasser de considerer tant de charmes. Il étoit ravi du bonheur que sa fille avoit de posseder un époux si parfait, & qui faisoit voir une si grande puissance ; mais il ne joüit pas long-temps d’une vûë si agreable, parce qu’Amasis ne voulut paroistre devant luy que cette fois, à cause qu’il n’étoit pas du nombre des Sages ; & il n’avoit eu cette complaisance que pour contenter Egerie. Protas se vit donc privé pour toûjours de ce plaisir ; & il se consola en apprenant de sa fille les caresses continuelles qu’elle recevoit de ce charmant époux.

Cependant Egerie vivoit en Reine : elle avoit tout ce qu’elle pouvoit souhaiter, des habits magnifiques, des pierreries sans nombre & sans prix, des meubles de toutes saisons ; sa table étoit servie, & toûjours diversement, de ce qu’il y avoit de plus delicat, & de plus rare dans l’air, sur la terre & dans les eaux. Les peuples qui habitoient ces élemens, luy envoyoient ce qu’ils avoient de meilleur. Un grand nombre de courtisans s’empressoient à luy faire la cour. Elle donnoit des loix à toute la Province ; & avec tous ces honneurs & ces magnificences, elle joüissoit de l’amour d’un époux, qui s’étudioit sans cesse par ses empressemens, à luy faire trouver quelques nouveautez dans sa tendresse.

Tant d’amour eut enfin son effet. Egerie devint grosse, & ce fut alors que la passion de ce tendre époux parut augmenter ; parce que ces Genies tirent un grand avantage de donner à l’Univers des hommes distinguez. Ils s’attirent par ce moyen le respect des mortels, ou pour ainsi dire, une maniere de culte dans lequel ils se complaisent, & où ils font consister leur plus grande felicité ; parce qu’ils rapportent à Dieu, comme au premier principe, toute cette veneration qu’on a pour eux, & dont les anciens honoroient leurs enfans aprés leur mort, sous le titre d’apotheose.

Egerie pendant sa grossesse, occupa tous les soins de son époux. C’étoit chaque jour de nouveaux plaisirs pour elle, enfin l’heure vint où elle me mit au monde. Quoy-que vous soyez né d’une Fée, c’est-à-dire d’une Nymphe, vous ne sçavez peut-estre pas de quelle maniere les femmes des Sages accouchent.

Aussi-tost qu’elles commencent à sentir les premieres émotions, on leur fait prendre une certaine potion connuë parmy nous, laquelle est un vray nectar, qui les assoûpit insensiblement ; & pendant qu’elles joüissent d’un doux sommeil, elles se délivrent heureusement & sans accident, d’un fardeau qu’elles ont toûjours porté sans peine, & qu’à leur réveil elles reprennent dans leurs bras avec plaisir, pour luy donner la subsistance à laquelle la nature les oblige. C’est une loy indispensable entre elles. Les enfans des Sages n’ont jamais d’autres nourrices que leurs propres meres. Le lait d’une femme ordinaire n’est pas assez pur pour faire une nourriture si parfaite ; un enfant contracte toûjours les vices, ou les imperfections qui se trouvent dans cette substance délicate, & les defauts ne manquent pas aux femmes vulgaires. Mais quand les Nymphes épousent des Heros qui ne sont point imbus de nôtre science, elles sont dispensées de cette loy.

Ma mere prit donc le soin de m’alaiter, & dés le berceau elle commença à me parler raison. Je comprenois bien tout ce qu’elle disoit, & je m’efforçois à luy répondre, mais les organes n’étoient pas disposez : cependant je poussois des begayemens, & je faisois de petits gestes qui expliquoient mes pensées. Enfin ces organes se formerent peu à peu : je parlay, & l’on trouva dans mes raisonnemens, & dans mes inclinations, que je ne démentois pas mon origine.

Dés qu’on me vit une raison formée, ce qui arriva en moy de bonne heure, car l’esprit ne tenoit pas beaucoup de la matiere, on commença à m’enseigner les sciences qui servent de préliminaire à celle des Sages, comme l’Algebre, &c. j’y fis un si grand progrés en peu de temps, que mes parens ne firent point de difficulté de m’instruire de ce qu’il y a de plus profond, & je passay toute ma jeunesse à cette étude.

Lorsque mon pere me vit dans un âge tres-raisonnable, il voulut me faire connoistre par moy-même la verité des leçons qu’ils m’avoit données. Il m’empêcha de manger & de boire pendant un mois, & ne me substenta que de l’élixir universel, dont les Sages se servent si utilement dans la necessité, qu’ils passent des années entieres sans * manger. Il m’en faisoit prendre de deux jours l’un ; ainsi mon corps se trouva dégagé de toute matiere, & je sentis que mon esprit étoit plus net qu’à l’ordinaire.

Quand Amasis vit que j’étois dans cet état de perfection, il songea à nôtre départ ; il m’ordonna d’embrasser ma mere, qui avoit travaillé avec luy à tous ces mysteres : ensuite il me purifia les yeux par trois fois avec une eau tres-claire, mais qui jettoit des étincelles ; & aprés avoir pris dans sa main quatre petites fioles aussi brillantes que des pierres précieuses, il m’enleva dans un char lumineux.

Nous passames avec une rapidité prodigieuse les premieres regions, mais avant que d’entrer dans la sphere du feu Amasis ouvrit une de ses fioles, & mit promtement sur ma langue une poudre qu’il appelloit Solaire, parce. qu’elle étoit composée des rayons du Soleil concentrez, & reduits par art dans un miroir concave fait de diamans pulverisez. Cette poudre fit aussitost en moy un effet surprenant ; je me sentis tout enflammé, & capable de supporter la chaleur excessive dont les Cieux sont remplis.

Amasis se transporta de toutes parts comme un foudre qui traverse les airs. Les substances qui luy sont subordonnées, s’assemblerent autour de sa personne, & le suivirent pour recevoir ses ordres. Il visita toutes les intelligences qui president aux planettes, & à ces étoiles que les hommes nomment constellations. Il me fit connoistre leurs aspects favorables, ou contraires ; & tous ces mouvemens secrets, qui font le bonheur, ou le malheur des mortels, avec les sympaties & les antipaties.

Je remarquay qu’il n’y avoit que * trois cieux au lieu de neuf, que les Astronomes [5] s’imaginent. Le plus élevé, est nommé firmament, parce que les étoiles y sont fixes, & ne changent jamais leur figure ; le nombre en est [6] infini. Le Ciel du milieu contient les planettes, & le troisiéme renferme la Lune.

Tous les Cieux & les étoiles sont d’une même matiere, solide & fixe, aussi ne s’est-elle point alterée depuis sa creation. Les étoiles se distinguent des cieux par la couleur, à cause qu’elles peuvent seules recevoir l’impression de cette lumiere infinie dont elles brillent.

Le premier Ciel est opaque, c’est-àdire qu’on ne peut voir au travers ; le Createur l’a fait exprés de cette maniere, pour cacher aux yeux corporels ce qui est au delà, & le reserver à ceux de l’ame, lorsqu’elle sera separée de la matiere.

Les étoiles qu’on y voit sont attachées à ce cintre infiniment spacieux, comme des globes d’or resplendissans ; leur grandeur surpasse l’imagination : car telle paroist tres-petite aux yeux des hommes, qui est * beaucoup plus grande que toute la terre. Je demanday à Amasis d’où provenoit leur lumiere, il me dit qu’aucun mortel n’en pouvoit voir la source, qu’elle venoit de plus haut, & que tous ces astres n’étoient que des étincelles de la gloire de l’Eternel.

Les autres Cieux sont diaphanes, ou transparens. C’est pourquoy on voit facilement du globe de la terre, avec des lunettes, la difference qu’il y a des étoiles errantes aux fixes, quand l’opacité des nuées ne met point de rideau au devant.

Le second Ciel est celuy des planettes ; j’y remarquay six espaces separés où elles fuivent leurs differens cours. Le Soleil est placé au milieu, & semble être leur Roy : Il paroît comme un immense reservoir de lumiere, qui la répand de toutes parts, & fait des effets admirables dans les Cieux, & sur la terre, par ses conjonctions avec les autres astres.

Je vous diray encore que les Cieux & les étoiles vont d’un mouvement si * rapide d’Orient en Occident, qu’il ne m’auroit jamais esté possible d’en soûtenir un seul moment l’agitation, sans le secours des élixirs qu’Amasis m’avoit fait prendre. Cette rapidité paroist d’autant plus étonnante, qu’on ne peut s’en appercevoir quand on est sur la terre, quelques bonnes lunettes qu’on puisse avoir ; & cela provient de la foiblesse de l’œil, qui n’a point d’action parfaite sur les objets éloignez. Par exemple, on ne s’apperçoit point de loin du mouvement d’un vaisseau qui vogue à pleines voiles.

Avant que de quitter le Ciel des planettes, nous parcourûmes le Zodiaque, je n’y vis, ni ailleurs, ces figures d’animaux, indignes du sejour celeste, que les Astrologues y ont placées. Je remarquay seulement que le chemin annuel que fait le plus grand des astres, étoit distingué par douze poses, où il ne s’arrête pas neanmoins, mais il s’en sert pour regler les saisons avec justesse ; & ce fut par ce mouvement si visible, & par le cours des planettes, que je reconnus l’erreur où j’avois esté autrefois, de croire que ces astres sont fixes, & que c’est la [7] terre qui tourne sur ses axes. Cette reflexion me fit considerer la foiblesse de l’esprit humain, de s’imaginer qu’il peut penetrer de si loin tant [8] d’arcanes, & son audace de vouloir mesurer avec le compas, l’immensité de ces prodigieux espaces, & de ce nombre infiny de flambeaux celestes. Nous entrâmes ensuite dans le Ciel de la Lune. J’avois apperçû d’enhaut en elle les mêmes taches qu’on y voit, lorsqu’on la regarde de la terre, & qui la font ressembler à un visage ; mais quand j’en fus proche, je reconnus que ces bruns proviennent de sa matiere, qui est inégale : c’est-à dire que son corps à des parties plus épaisses les unes que les autres, & lesquelles par consequent reçoivent avec plus de difficulté la lumiere que le Soleil darde sans cesse sur sa glace directement, & également ; ainsi il ne se trouve aucune difference en la lumiere, mais au sujet, qui reflechit inégalement ; & de même qu’un miroir qui a des taches & des defauts. Elle me parut dans son plain, parce qu’il n’y avoit alors aucun corps opaque entre le Soleil & elle, qui pût l’éclipser à mes yeux. Je m’avisay de regarder la terre de cet endroit, elle ne me parut pas plus grande que la Lune paroist aux hommes, & de la même rondeur, elle me sembla estre un corps lumineux, mais c’étoit la reflexion des rayons du Soleil. Elle est supenduë comme un globe au centre du monde, à cause de sa pesanteur ; parce que toutes les choses graves de leur nature, tendent au centre.

Aprés avoir bien examiné ces merveilles, je m’apperçûs que nous descendions, & en peu de temps je vis la lune au dessus de ma teste. Nous traversames avec rapidité la sphere du feu : mais comme nous entrions dans la region de l’air, Amasis ouvrit une seconde fiole, & me fit prendre, de la même maniere qu’il avoit déja fait, une liqueur composée d’air tres-pur, c’est-à-dire rarefié au dernier degré. Cette liqueur rafraîchit mes sens, & je respiray avec plaisir dans cette region. Les substances qui l’habitent, reçûrent Amasis avec beaucoup de respect. Ces peuples ne me parurent pas si encherubinez que les precedens, ny avoir autant d’affaires qu’eux : au surplus ils ne sont pas moins beaux, & bienfaits.

Amasis devint plus tranquille dans cette region : aussi tout y paroissoit moins agité. Il n’y a que la sphere du feu où l’air est enflammé, & dans l’agitation par le voisinage du mouvement des Cieux. Il me fit considerer cette region, & la distingua en trois parties, haute, moyenne, & basse : disant que la haute est chaude & seiche, par la proximité du feu élementaire : La moyenne froide & humide, par les vapeurs aqueuses qui y sont élevées, & la refroidissent encore en venans à s’épaissir, & à se congeler : La basse chaude en Esté, par la reflexion des rayons du Soleil, dardez à plomb sur la terre, & froide en Hyver, à cause de l’obliquité contraire : tantost seiche & tantost humide, par la quantité des expirations seiches qui y passent, & des évaporations humides qui y sejournent.

Il me fit connoistre ensuite que l’air est un corps, puisqu’il peut estre vû & touché. Apres il m’entretint des meteores qui se font dans la plus haute de ces regions ; & me fit admirer comme le Soleil perce ces espaces immenses pour échauffer la terre, & aider au principe de la generation.

Les meteores, ajoûta-t-il, sont les comettes, les lances flamboyantes, les piramides & les autres impressions, qui prennent toutes leur nom de la figure dont elles paroissent. On peut dire qu’elles sont engendrées par le Soleil ; puisqu’elles ne sont composées que des exhalaisons & des vapeurs que cet astre, agissant sur le globe terrestre, attire à soy par la chaleur qui procede de la reflexion de ses rayons ; mais comme ces impressions de feu ne peuvent subsister long-temps, sans consumer une grande quantité d’exhalaisons, ce qui altere la terre, la desseiche, fait tort à ses fruits, & produit encore de l’infection dans l’air, les hommes jugent par ces accidens, que ces meteores présagent la famine, la peste, &c. Ce qui n’est pas éloigné de la verité, en les considerant mysterieusement ; parce que Dieu s’en sert souvent pour faire connoistre sa colere aux mortels ; & pour cet effet il nous ordonne de les montrer à toute la terre, les faisant mouvoir comme les autres astres d’Orient en Occident, ou d’une autre maniere, suivant sa volonté : ce qui fait croire à vos Astronomes, que la region de l’air a un mouvement pareil à celuy des Cieux, & ils se trompent.

Dans la moyenne region se forment les nuées : & des nuées, la pluye, la neige, & la gresle.

Les nuées sont composées d’un amas de vapeurs chaudes & humides, épaissies par la froideur extrême du lieu : elles sont quelque temps suspenduës en l’air par la chaleur du Soleil qui les attire, & souvent agitées de costé & d’autre par l’impulsion des vents. Il s’y forme, selon que le Soleil, ou la Lune les illumine, diverses representations qui ne sont pas des impressions réelles, mais apparentes. Par exemple, les cercles, ou les couronnes qu’on voit quelquefois autour de ces deux astres, l’arc-en-ciel, & autres semblables. Cet arc est le vray symbole de la vanité des mortels. Un beau rien teint de fausses couleurs, paré d’attraits chimeriques, & dont la matiere ne subfiste qu’un moment. C’est un cercle que forme dans une nuée rosoyante, épaisse, & obscure, la reflexion des rayons du Soleil, qui luit à l’opposite, & ne peut la penetrer. C’est aussi par cette raison qu’une même nuée, unie & polie, comme un miroir, se rencontrant à costé du Soleil, ou de la Lune, reçoit leur * image ; & parce que quelquefois leurs rayons frappent d’un même aspect plusieurs nuées voisines & pareilles, ou voit alors deux, trois, quatre Soleils, ou autant de Lunes.

La pluye se fait des nuées que la chaleur du Soleil dissout, ou que le vent fait crever en les poussant les unes contre les autres. Elle tombe menuë ou grosse, selon l’éloignement ou la proximité, & même suivant la diversité de la matiere, qui est tantost plus subtile, tantost plus grossiere.

La neige se forme d’une nuée qui est gelée par le froid, avant qu’elle soit condensée. Les vents l’ayant brisée menu, elle tombe par flocons. Elle paroist blanche & legere, parce qu’il y a de l’air meslé avec la vapeur.

La gresle n’est autre chose qu’une pluye qui se gele en l’air à mesure qu’elle descend, à cause du froid qui se trouve en la region. Elle tombe en Esté, & la neige en Hyver ; parce que plus la froidure de l’air est poussée en bas en Hyver, moins il fait froid en haut ; & au contraire, plus la chaleur de l’air est repoussée en bas en Esté, plus il fait froid en haut.

Le tonnerre se forme encore dans la moyenne region, en la maniere qui suit. Quand une exhalaison en s’élevant, rencontre une nuée épaisse, qui l’empêche de passer outre, & qu’aprés elle il monte des vapeurs qui se congelent aussi-tôt par la froideur du lieu, & se tournent en nuée; alors l’exhalaison, qui est chaude de sa nature, se voyant pressée de tous costez entre ces deux nuées froides, veut fuir son contraire, & fait de terribles efforts pour sortir du lieu où elle est étroitement resserrée. D’abord elle tente de forcer le haut, & elle y trouve un froid extrême, qui la repousse violemment : ensuite elle attaque le bas, & tâche d’y faire breche, mais en s’agitant de cette maniere, elle s’enflamme de plus en plus : enfin rompant la nuée par dessous, qui est toûjours l’endroit le plus foible, elle éclatte sa prison, fait un bruit effroyable, & darde une clarté perçante. Le bruit se nomme tonnerre, la clarté est l’éclair, & le foudre l’exhalaison. L’éclair suit ordinairement le foudre, mais il paroist seul, quand l’exhalaison est si subtile, qu’elle ne peut s’épaissir en foudre ; & si l’on voit l’éclair avant que d’entendre éclater le foudre, c’est que la vûë est un sens plus * subtil que l’oüie.

Les foudres formez de matiere épaisse, visqueuse, & un peu sulfurée, mettent le feu par tout où ils passent, & laissent une puanteur fort grande ; ceux qui sont de nature terrestre, noircissent plus qu’ils ne brûlent ; & ceux qui se font d’une exhalaison subtile, percent, brisent tout ce qui leur resiste, & produisent en un moment des effets merveilleux.

J’interrompis Amasis en cet endroit, pour luy demander quelle difference il y avoit entre l’air & le vent ; & d’où provenoit ce dernier ?

Le vent, me répondit-il, est d’une autre nature que l’air : il se forme d’un grand amas de vapeurs qui s’élevent dans les vastes concavitez de la terre, où la chaleur qui y regne les dilate, & les resout en vents ; ensuite ils sortent de ces concavitez avec impetuosité, quand les soûpiraux sont étroits, & partent ainsi de tous les coins du monde pour aller faire mille biens. Ouvrir le commerce aux mortels d’un pôle à l’autre, nourrir les semences, epanoüir les fleurs, meurir les fruits, temperer les ardeurs du Soleil, rafraîchir la nature, balayer le Ciel, purisier l’air, porter les nuées, en guise d’arrosoirs, pour faire distiller les pluyes aux lieux necessaires ; & quelquefois aussi ils se livrent entr’eux de si terribles combats, qu’on diroit qu’ils ont resolu de confondre les élemens.

Les exhalaisons, luy repliquay-je, ne contribuënt-elles pas à la naissance des vents ? Tres peu, me repartit-il ; parce qu’elles ne se tirent, & ne se détachent des corps terrestres qu’avec une grande chaleur, & ne se condensent dérechef que fort peu, quelque froid qu’il y ait ; mais une chaleur mediocre fait que l’eau tant soit peu tiede se dilate en vapeur, & que peu de froid la fait pareillement retourner en eau. De plus il est impossible de dilater les exhalaisons, & l’air même, en sorte qu’ils tiennent deux ou trois fois plus d’espace que devant ; au lieu que les vapeurs en occupent cinquante mille fois davantage : comme il se prouve par un grain d’encens jetté sur des charbons ardens. Enfin le corps humain, ne ressent aucune incommodité, quoyque les poulmons respirent sans cesse quantité de vent avec l’air, & ce vent l’incommoderoit, si ce n’étoit que des exhalaisons. Il faut admirer dans toutes ces merveilles, l’Auteur de la nature.

Mais pour retourner à mon discours, continua-t-il, les broüillards, qui sont des vapeurs épaisses & grossieres, ne pouvans s’élever plus haut, à cause de la foiblesse des rayons du Soleil, demeurent dans la basse region : & de ces broüillards proviennent la rosée, la brüine, & la glace ; de même que la pluye, la neige & la gresle, procedent des nuées. Ainsi cette region renferme beaucoup de bien, & beaucoup de mal. Les rosées enrichissent les hommes ; mais les funestes sereins les accablent de maladies.

La basse region souffre aussi des impressions du feu, mais ils paroissent sur la terre, & sur la mer.

Ceux qu’on voit sur la terre, se forment des exhalaisons grasses & huileuses, qui s’élevent des cimetieres & des voiries, par la reverberation des rayons du Soleil, & lesquelles s’enflamment par l’agitation des vents, ou de l’air : c’est pourquoy on en voit souvent au devant de ceux qui courent la poste, des carosses qui trottent en Esté quand les nuits sont chaudes, & même au haut des piques des soldats, lorsqu’ils marchent le soir serrez le long des bois.

Ceux qui paroissent sur mer, se font voir aprés les tempestes, & en assurent la fin : c’est ce que les Anciens nommoient * Castor & Pollux, ils proviennent des exhalaisons visqueuses, qui se sont separées des vapeurs que la mer a excitées par son agitation ; & ces exhalaisons ne pouvans s’élever en haut, à cause que la pesante & large nuée, qui a ému la tempeste par sa descente subite, les en empêche, elles voltigent de tous costez, s’enflamment, & s’attachent aux mats & aux cordages des vaisseaux, quand elles les rencontrent ; elles ne les brûlent point, parce que ce feu est encore imparfait.

Aprés qu’Amasis eut fini ce discours, nous allâmes considerer les merveilles qui sont renfermées dans les autres élemens ; & nous commençames par entrer dans les entrailles de la terre, aprés m’avoir fait prendre d’une autre poudre ; car sans cette purification, outre que mon esprit auroit toûjours esté voilé des ombres du corps, je n’aurois jamais pû passer par tous les endroits que nous traversames.

Les habitans des demeures souterraines vinrent en foule au devant d’Amasis, & luy presenterent quantité de tresors, car ils en ont une infinité à leur disposition : mais il les refusa avec quelque mépris, ce qui les obligea à se retirer par respect. Ces Genies sont faits pour estre commandez ; leur figure est désagreable à voir ; ils sont courts, gros & fort laids : ce sont les moins spirituels de tous les peuples élementaires, parce qu’ils tiennent de la matiere à laquelle ils président : cependant ils excellent dans la medecine. Ce sont eux qui ont soin des arbustes & des mineraux ; ils en connoissent toutes les vertus, & Dieu leur permet quelquefois de communiquer cette science aux Sages pour les faire vivre long-temps, ainsi qu’il est écrit des anciens Patriarches.

Permettez-moy de vous demander dit Geofroy à Zoés, combien le circuit de la terre peut avoir de lieuës.

Comme chaque peuple suivant sa mesure, répondit Zoes, donne une distance particuliere à la lieuë, je ne puis vous le dire qu’à nostre maniere. Cependant ayant conferé nos schenes, ou cordeaux Egyptiens & Arabes, avec les stades des Grecs, les parasanges des Perses, & les milles de la pluspart des Européans. Si je donne vingt-cinq lieuës communes à chaque degré, pour me conformer aux Geographes, les 360 degrez qu’on marque autour du globe de la terre, prouveront que son circuit a neuf mille lieuës. Geofroy se contenta de cet éclaircissement, le pria de continuer, & Zoés poursuivit ainsi:

Amasis me fit considerer d’abord le * feu central qui est de sa dépendance, puisqu’il se fortifie par le secours des rayons du Soleil. Il me montra de quelle maniere il se coule dans les veines & les fibres de la terre, pour repandre l’ame vegetale dans tout ce vaste corps. Il me fit voir de quelle maniere tout s’engendre de la corruption, & trouve dans sa semence, dans sa grene, ou dans son oignon, les fleurs & les fruits qu’il doit produire, ornez du merveilleux émail de toutes les couleurs.

Nous visitames ensuite les minieres, & nous nous arrestames quelque temps à celle de l’or. Je vis que le principe universel de la generation y produit l’estre, suivant la nature du métail, comme à la plante ; & de là je conclus la fausseté de l’opinion de ces Pseudo-philosophes, qui soûtiennent qu’ils peuvent produire ce métail dans le creuset ; mais il est aussi [9] difficile à l’homme d’en venir à bout de cette maniere, que de former un brin d’herbe. Ensuite nous passames sous des montagnes par des [10] cavernes prodigieuses, où je reconnus la verité de l’origine des vents, parce qu’ils en sortent continuellement, & que les vapeurs y sont infinies. La terre est percée par tout de cette maniere, & les eaux y coulent en plusieurs endroits. Il n’y a pas seulement des eaux dans ces cavernes, on y voit aussi des feux effroyables. J’en demanday la raison à Amasis, & pour toute réponse, comme nous n’étions pas loin de la Sicile, il me fit passer par des concavitez qui sont sous la mer, & me mena voir le plus fameux des Volcans, qui est le mont Etna. Ce volcan étoit pour lors fort enflammé. Je vis au dessous de la montagne, un espace qui contenoit une lieuë au moins, lequel étoit tout en feu, & ressembloit à du bitume fondu. La flamme ne s’élevoit pas d’un demi pied, mais il venoit de temps en temps des vents terribles, qui arrivans de divers endroits, s’entrechoquoient avec tant de violence, qu’ils faisoient trembler la terre, & cherchans un passage, sortoient en maniere de tourbillons, par un soupirail qui est au haut de la montagne, & attiroient avec eux, comme une pompe, non seulement une partie de cette matiere enflammée, mais encore des cartiers de rochers ardens. Tout ce fracas provenoit d’une prodigieuse mine de soufre, qui est en cet endroit, laquelle s’enflamme par l’agitation des vents, toutes les fois qu’elle a produit beaucoup de * matiere ; & comme ce soupirail sert sans cesse de passage aux vents ils voiturent par cet endroit des cendres, ou de la fumée, quand ils ne trouvent pas autre chose.

Enfin Amasis ouvrit sa derniere fiole, ce qu’il me fit prendre étoit liquide, & me sembla n’avoir aucun goust, mais l’effet en fut étonnant : car du moment que j’eus pris six gouttes de cette liqueur, je n’eus plus besoin de respirer l’air exterieurement, mes poumons en trouverent assez dans mon estomac pour entretenir leur mouvement, & faire leurs fonctions. Ce changement de nature me surprit, & Amasis qui s’en apperçut, me dit qu’ayant un corps humain, je ne pouvois pas rester pendant un temps considerable sous les eaux sans cet expedient, & que les poissons trouvoient de même en eux le moyen de respirer. N’avez-vous jamais pris garde, ajoûta-t-il, que les carpes ont des vessies pleines d’air ? C’est le reservoir de leur respiration.

Oüy, luy répondis-je, cependant il me semble qu’il n’y en a pas de pareilles dans les autres poissons. Vous vous trompez, repliqua-t-il, ils en ont tous, mais ces vessies perdent l’air, & ne paroissent plus aussi-tost que ces animaux cessent de vivre. Je vous ay cité exprés les carpes, parce qu’ayant la vie fort dure, elles les conservent plus long-temps dans leur entier.

Pendant que nous discourions de la sorte, nous entrames dans la mer par une ouverture qui n’est pas loin de Siracuse, & nous rencontrames un fleuve, qui traversoit nostre chemin, j’en fus d’autant plus surpris, que le canal qui servoit de lit à ce fleuve, me paroissoit estre sous la mer : je le fis remarquer à Amasis avec étonnement ; il me dit qu’à la verité c’étoit un * fleuve qui avoit sa source dans le Peloponnese, & lequel s’abîmant en terre, s’étoit fait ainsi un conduit par dessous la mer, pour aller mêler ses eaux avec celle d’Arethuse en Sicile. Mais qu’il n’étoit pas temps encore de m’étonner, parce que j’allois voir des choses bien plus surprenantes.

Je trouvay les peuples qui habitent les eaux, beaucoup mieux faits que ceux que nous venions de quitter : leurs Nymphes sur tout me parurent fort agreables ; & à leur tein prés, qui étoit verdâtre, j’ose dire qu’elles sont aussi belles, & aussi aimables que celles qui vivent dans les airs. Amasis alla visiter les plus apparens dans leurs demeures. J’ay vû des appartemens plus somptueux, mais je n’en ay jamais vû de plus extraordinaires.

Ils sont prodigieusement vastes & élevez, tous construits de rocailles & de nacres, qui font un effet agreable, par la varieté de leurs couleurs ; ce ne sont à proprement parler, que des portiques percez de tous costez pour donner un libre passage aux ondes. J’en admiray aussi les colommes : il y en a plusieurs de corail, & d’ambre, artistement travaillées, & dont les bases aussi bien que les chapiteaux, sont enrichis d’un nombre infiny de grosses perles qui les couronnent.

Je consideray avec plaisir la maniere dont ces peuples se portent à travers les eaux ; ils le font tres-legerement & avec autant de facilité, que nous penetrons en marchant l’air qui nous est opposé. Quand les ondes sont agitées, ils n’ont pas plus de peine à faire leur chemin, que nous en avons par le vent : ainsi le calme des eaux leur est aussi agreable, qu’un air tranquille nous le peut estre.

Nous rencontrames aussi une infinité de poissons de toute forme, & de toute grosseur. Il y en avoit de prodigieux, & qui paroissoient de loin comme des vaisseaux, parce qu’ils s’enfuyoient devant nous. Les Dauphins toutefois ne s’en éloignoient pas trop, on dit que le naturel de ces animaux est d’aimer les hommes. Mais nous vismes des manieres de *Tritons & de Sirenes, qui m’étonnerent, parce qu’ils étoient tres-bien formez.

Aprés les avoir considerez attentivement, Amasis me fit admirer avec quelle obéïssance la mer garde les bornes que le Createur luy a prescrites. L’influence des astres a beau l’attirer, me dit-il, les vents l’émouvoir, & sa fluidité naturelle la porter à prendre un cours, elle resiste à la Lune, tient bon contre les orages, & contraint plûtôt ses flots à devenir des montagnes liquides, que de les repandre sur la terre, qui semble cependant n’estre applanie que pour la recevoir.

Mais si la mer ose resister à la Lune en ce point, elle est forcée de luy obéïr en tout le reste. Considerez, ajoûtat-il, le flux & reflux, & apprenez au vray, comme ce miracle de la nature se fait. Le flux commence en même temps que la Lune se leve, puis il s’augmente peu à peu, jusqu’à ce qu’elle soit parvenuë à son midy ; & le reflux commence lorsqu’elle descend de son midy à l’Occident. Ensuite le flux revient quand elle va de l’Occident au point qu’on appelle minuit ; & le second reflux se fait lorsqu’elle retourne de ce point à l’Orient. Pour prouver que c’est cet astre qui gouverne la mer, considerez que selon qu’elle retarde son mouvement chaque jour de trois quarts d’heures, & un peu plus ; parce que le jour lunaire est de 24. heures 48 minutes, le flux se retarde de même, si quelques vents, ou quelques tempestes, extraordinaires ne le font avancer, ce qui arrive rarement. Enfin ces deux phenomenes s’accompagnent toûjours, & détruisent toutes les raisons que vos Philosophes alleguent contre cette grande experience.

On remarque encore d’autres effets sensibles de la Lune sur les poissons, particulierement dans ceux qui sont armez de coquilles, lesquels croissent, ou décroissent en chair, selon que la lumiere de cette planete croist, ou diminuë à nos yeux ; mais ce n’est pas seulement sur ces animaux qu’elle exerce son pouvoir, elle l’étend encore sur tout ce qui est sublunaire : elle est cause de la pluspart des generations dans les corps qu’on sçait se remplir de suc & de séve ; & elle opere plus, ou moins, selon qu’elle reçoit & renvoye en terre plus de rayons & de vertu. Enfin on peut dire que c’est l’Agent du Soleil dans son absence. Lorsque la Lune est dans son plain, elle domine par tout, émeut tous les corps, les remplit de vigueur, de mouëlle, & d’une humidité radicale, qui montre sa puissance. Aussi lorsque sa lumiere s’affoiblit, on voit que la nature tombe en langueur.

Finissant ce discours, il me conduisit vers un terrible abîme, qui n’étoit pas fort éloigné du lieu où nous étions, & même nous nous y sentions attirer par la prodigieuse quantité, d’eau qui entroit dans ce goufre. Regardez bien cecy, me dit-il, en nous approchant de ce lieu, vous voyez une chose inconnuë aux humains : il y a plusieurs abîmes dans la mer pareils à celuy-cy, qui sont les soupiraux des conduits tres-vastes, qui fournissent d’eau aux mers interieures, & aux lacs. Par exemple, celuy-cy sert de source à la mer * Caspie ; & c’est de la sorte que toutes les mers correspondent ensemble, quoy-qu’elles ayent des détroits de communication. La preuve par raisonnement est ; que si la Mediterranée, où nous sommes, ne se déchargeoit pas ainsi de toutes les eaux qu’elle reçoit de plusieurs grands fleuves, elle repousseroit les ondes de l’Ocean au détroit de Gibraltar : cependant de 24. heures, il y en a seize & plus où les eaux de l’Ocean entrent à grosses ondes dans la Mediterranée, & je veux vous en convaincre par vos yeux.

Nous nous y transportames en même temps ; & dans le chemin je remarquay encore de costé & d’autre, plusieurs petits endroits, où l’eau tournoyoit & entroit dans la terre, je demanday à Amasis ce que ce pouvoit estre ; il me répondit que c’étoit d’autres petits canaux souterrains, qui se rendoient en certains lieux, pour servir de sources aux fleuves, & aux rivieres, & que leur eau devenoit douce en se filtrant à travers la terre. Mais qu’il y a de ces conduits d’eau fort extraordinaires, parce qu’aprés avoir suivi leur route plusieurs lieuës avec une douce pente, ils se voyent tout à coup arrêtez par des rochers, ou des terrains impenetrables, & que leurs eaux s’augmentans en cet endroit, s’élevent en l’air par l’aide des vents, qui les poussent, comme des pistons, à travers les passages qu’elles se font quelquefois jusqu’au sommet des plus hautes * montagnes, & y forment des lacs spatieux, d’où il sort des rivieres. Ainsi, ajoûta-t-il, tout retourne à son origine, & rien n’est perdu dans la nature.

Amasis achevoit ces paroles, quand nous arrivames au détroit : je vis qu’effectivement les eaux de l’Ocean entroient triomphantes, & comme souveraines dans la Mediterranée : je luy dis que j’étois convaincu de cette verité, mais que peut-estre les marées étoient hautes pour lors, il me fit voir le contraire, en me menant en plusieurs endroits de cette immensité d’eau. Enfin n’ayant plus rien à desirer touchant toutes ces connoissances merveilleuses, je me vis rransporté sur la surface des ondes. Aussi-tost que l’air terrestre m’eut frappé, je me sentis restitué dans mon naturel, & je commençay à respirer à mon ordinaire. Nous passames ensuite avec beaucoup de vitesse en Arabie : ma mere fut ravie, de voir mon pere & moy. Je demeuray auprés d’elle, & je l’entretenois souvent de toutes les merveilles que j’avois vûës.

Quelques années aprés Amasis trouva à propos que j’allasse parcourir le monde pour aquerir de la reputation, à cause que la gloire est le principal motif, comme je vous l’ay dit, de tous les travaux des enfans celestes. J’allay donc la chercher parmy les perils ; & le premier que j’essuyay, fut dans un combat que je donnay assez heureusement à la teste des habitans d’Aden, dans l’Arabie, qui me prierent d’exterminer un grand nombre de voleurs ramassez, qui venoient faire des incursions sur leurs terres.

Ensuite j’allay visiter les Sages les plus renommez. Je trouvay Carathuse, parmy eux, je liay amitié avec luy, & nous ne nous sommes pas quittez depuis ce temps-là. J’appris des Sages de Babylone, qu’il y avoit une tradition parmy eux, qui assuroit qu’autrefois le fameux Zermés, ayant ravagé toutes les terres depuis la Phenicie, jusqu’à la mer Rouge, transporta à Gades, parmy les dépoüilles de ces Provinces, le cercueil de Salomon, excité à cela par un Philosophe qu’il avoit mené avec luy, lequel étoit son conseil ; & que ce Prince à son retour fit construire un tombeau superbe où l’on mit ce dépôt avec veneration, y joignant une cassette qu’on avoit trouvée dans l’ancien sepulcre, laquelle renfermoit des cahiers qui contenoient toute la science que ce grand Roy avoit des choses naturelles, & que son fils Roboam y avoit déposez par son ordre. Qu’alors on en fit l’ouverture, & que ces écrits n’ayans pû estre déchifrez, on les avoit remis dans la même cassette ; mais que le temps étoit venu, où ces secrets devoient estre revelez aux hommes.

Nous arrêtames donc qu’il falloit aller faire l’ouverure de ce tombeau, & enlever ce tresor ; mais il y avoit du peril à executer ce dessein. Un Geant terrible regnoit dans cette Province. Il étoit enfant de la terre, comme les anciens Titans, c’est-à-dire engendré par un de ces Genies souterrains dont nous avons parlé. Je m’offris à le combattre, chacun voulut me suivre, & le bruit s’en étant répandu, les peuples circonvoisins se joignirent à nous, parce que ce Geant éxigeoit d’eux des tributs extraordinaires, & leur faisoit de grandes violences.

Nos forces étant ainsi réünies, nous marchames à sa rencontre. Le Tyran qui en fut averti, ramassa au plûtost des troupes, & vint au devant de nous. Il parut à la teste de ses gens, avec toute la terreur qu’il pouvoit inspirer. La grandeur de son corps me sembla énorme, & elle en augmentoit l’horreur par son habillement, qui étoit fait de deux peaux de lyons fort longues, & dont les mufles garnis de leurs dents, tomboient à droit, & à gauche sur ses épaules. Sa teste monstrueuse s’élevoit au milieu, & étoit couverte d’un bonnet pareil : un troisiéme mufle en formoit le cimier, & le Geant s’appuyoit sur une grosse massuë pleine de nœuds menaçans ; c’étoit ses seules armes.

Lorsque nous fumes arrivez à cent pas de luy, je me détachay de mon armée, & m’avançant fierement, je luy fis entendre que pour épargner le sang de nos troupes, je me presentois pour le combattre seul à seul. Il reçut mon défi avec un air de mépris, & levant sa massuë pour toute réponse, il vint à moy ; dés qu’il me vit à sa portée, il voulut m’en décharger un coup furieux ; mais je l’esquivay d’une maniere qui le surprit, & vous surprendra sans doute : ce fut de me jetter par terre, & je n’y fut pas plûtost, que je luy donnay un coup de sabre de toute ma force à travers les jambes, ne trouvant point d’expedient plus sûr pour abbattre ce colosse, que de le sapper par les fondemens. Il tomba comme une tour, & éleva une nuée de poussiere par sa chute : cependant la douleur de la playe que je luy avois faite, & la prodigieuse masse de son corps l’empêchant de se relever assez-tost, je sautay sur luy pour luy couper la teste ; mais il faisoit de si grands efforts, que je ne pus l’executer, qu’aprés luy avoir coupé les deux bras en voltigeant autour de luy. A cette vûë mes troupes s’avançans, les autres mirent les armes bas; & au lieu de se plaindre de la mort de leur chef, elles en parurent joyeuses, & me remercierent de les avoir délivrées d’un Tyran qui les traitoit avec beaucoup de cruauté.

Ensuite de cette victoire, nous alla mes d’un pas de Conquerans, nous emparer de la ville de Gades, qui étoit prés du tombeau de Salomon ; & je campay aux environs, pour m’en assurer la possession. Les Sages qui m’avoient accompagné, étoient toûjours auprés de moy. Et le lendemain au Soleil levant, aprés avoir fait tous d’une voix, le visage tourné vers l’Orient, de ferventes prieres au Createur de l’Univers, principe de toute sagesse, je fis ouvrir ce lieu venerable. Il n’y eut pas-un de nous, qui ne fût saisi d’une sainte horreur, à l’aspect des cēndres de ce grand Monarque. Je descendis moy-même sous la voute, assuré de mes justes intentions, & m’armant de toute ma fermeté, je fis ma recherche à la faveur de la lumiere d’un flambeau composé à cet effet, & je trouvay un petit coffre de cedre, que j’apportay aux Sages ; il fut ouvert en presence de tous, & nous apperçûmes au dedans une cassette d’yvoire, qui renfermoit le précieux écrit dont j’ay parlé.

Alors je fis retirer tous ceux qui étoient indignes de jetter les yeux sur ce livre divin, & faisant approcher les Sages, je le tiray de la cassette, je l’ouvris, nous en lûmes plusieurs pages en divers endroits ; mais elles étoient pleines de hyerogliphes ; & le discours, étoit si abstrait, que pas-un de nous ne le pouvoit entendre. Je le remis donc dans la cassette, fort triste de ne pouvoir développer ces secrets. Ensuite je fis refermer le tombeau avec le même respect qu’on l’avoit ouvert, & nous nous retirames dans la ville. Le soir étant seul, je parcourus encore plusieurs feuillets de ce livre, sans en pouvoir déchiffrer la moindre chose : alors la tristesse me saisit si fort, que je me jettay à deux genoux, & prononçant trois fois Jehova, Adonaï, Eheye, qui sont les noms tout puissans du Createur, je le priay les larmes aux yeux, de m’inspirer les moyens d’expliquer les mysteres dont ce livre traitoit avec tant d’obscurité, promettant de ne jamais me servir des secrets qu’il renfermoit, que pour sa gloire.

Je n’eus pas achevé ma priere, qu’Amasis m’aparut, & me dit, mon fils, sçais-tu pourquoy Dieu veut que ces sciences excellentes, soient couvertes du voile d’une obscurité si impenetrable. C’est afin qu’elles ne tombent pas en des mains profanes, & capables d’en abuser. Je vais t’en donner l’explication, mais garde-toy de la communiquer jamais à d’autres qu’aux vrais Sages. Ensuite il commença dés la premiere page, & m’expliqua jusqu’à la fin chapitre par chapitte, toutes les matieres contenuës dans ce livre, qui étoit inutile. * Clavicula potentissimi Regis Salomonis. Il me fit considerer l’immensité de la science, qu’il renfermoit, & de quelle maniere l’homme s’approchoit de Dieu par son moyen ; mais il me découvrit qu’il y auroit dans la suite des temps de faux Sages qui la corromproient à l’instigation des demons, qui les abuseroient par des illusions & des prestiges ; Jaloux de voir les hommes joüir des effets avantageux de cette science merveilleuse, & les obligeroient à abandonner le commerce qui est permis avec les bons Genies, lesquels sont sans cesse attentifs à veiller à nôtre conservation. Dés qu’il eut achevé ce discours, je le vis s’élever au Ciel, enveloppé d’un nuage de feu, & je restay fort consolé des lumieres qu’il venoit de me communiquer. Aussi-tost je fis appeller les Sages, qui m’avoient accompagné, je travaillay en leur presence à expliquer ces emblêmes mysterieuses, & je traçay toutes les figures necessaires à faire les operations. Chacun prit la plume pour copier mes commentaires, & fut M ij

140 Histoire de Geofroy ravi de joüir de ce tresor. Ils ne l’eurent pas plûtôt en leur possession, qu’ils songerent à s’en retourner à Babillone, & emporter au plus vîte ces precieux cahiers, qu’ils estimoient plus que la conquête de toute la Province. Cependant les peuples de Gades, qui se voyoient traitez humainement par leurs Conquerans, me prierent de leur donner un chef; je leur laissay Carathuse pour les gouverner. La pluspart des troupes qui nous avoient suivies, voulurent rester à sa solde ; je demeuray encore quelque temps avec luy, pour affermir son gouvernement : ensuite je m’en allay chercher une nouvelle gloire à travers de nouveaux perils. Les Sarazins faisoient en ce tempslà de grands exploits : Ces guerriers, commençoient à s’acheminer pied à pied à la Monarchie Universelle. J’avois vû autrefois Saladin au grand Caire, & quoy-que je ne fusse pas de sa nation, il avoit de l’amitié pour moy. Il me pria de l’accompagner dans l’expedition de la conqueste du Royaume de Jerusalem, qu’il meditoit. Je le suivis ; j’ay assisté à tous les combats qu’il a donnez, & à tous les sieges qu’il a faits. Comme j’avois conduit celuy de Ptolemaïde, il m’en donna le gouvernement aprés la prise, se doutant bien qu’on feroit des efforts pour reprendre cette place importante. Ce fut alors que me voyant tranquile, je priay mon ami Carathuse de venir me trouver ; il a eu le chagrin comme moy, de nous voir assiegez, & pris. Saladin avoit esté heureux jusqu’à vôtre arrivée en ce pays Seigneur : nous sçavons qu’il n’y a que vôtre étoile seule, qui le domine. Geofroy admira les évenemens miraculeux de la vie de Zoés ; Il le regarda comme un homme digne d’une grande veneration ; Il luy dit qu’il étoit vray qu’ils avoient tous deux le malheur d’avoir esté vaincus, mais qu’ils étoient maistres de leur liberté ; qu’il feroit tout son pouvoir pour adoucir les travaux qu’ils avoient soufferts, & que toute la grace qu’il leur demandoit, c’étoit de rester encore avec luy quelque temps.

* Joppe, ou Jaffa, à deux lieuës de Jerusalem, estoit anciennement une jolie ville. Son nom le témoigne, puisqu’il signifie en Hebreu beauté, & ornement. Elle estoit bâtie sur un promontoire. Son port est bon. On y transportoit du Liban par mer, tous les bois & les pierres pour la construction du Temple. Le port subsiste toûjours, mais la ville est maintenant ruinée.

* L’Histoire de Chypre imprimée en 1580. page 121.

[1] La même histoire p. 121. dit que ce fut 14. ans après.

[2] Ibidem.

* S. Thomas d’Aquin dit, que les commerces avec ces Esprits peuvent estre non seulement feconds, mais que les enfans qui en naissent sont d’une nature genereuse & heroïque. Lactance est de ce sentiment, & plusieurs autres Auteurs graves.

[3] Zoroastre étoit Empereur des Bactriens, & fort entendu dans les secrets de l’Astronomie. Ce fut luy qui la fit connoistre le premier aux hommes.

[4] Apollonius, natif de Tianée, bourg de Capadoce, vivoit dans le premier siecle. Philostrate,qui a écrit sa vie, en dit des merveilles, dont la pluspart sont confirmées par S. Jerôme, & S. Justin le martyr. Entr’autres il prédit à Domitien qu’il seroit Empereur : quelque temps aprés ayant choqué ce Prince, il ordonna à ses gardes de s’en saisir, mais il disparut. Enfin haranguant un jour dans Ephese devant les Ambassadeurs de l’Asie, il s’arrêta au milieu de son discours, & s’écria, Frappe, frappe le Tyran. Ensuite il assura que Domitien venoit d’estre tué à Rome ; ce qui se trouva vray, & arrivé au même moment qu’il l’avoit dit.

* Paracelse, un des plus grands Cabalistes qui ait jamais esté, dit à ce sujet des choses étonnantes, & dont il a fait aussi des épreuves sur sa personne.

* Cette opinion convient à ce qui est dit de S. Paul, qu’il fut ravi au troisieme Ciel, il faut croire que ce fut au plus élevé.

[5] On trouvera icy presque toute la Physique ancienne & moderne renversée, mais les nouvelles opinions que j’avance sont probables, & sont un jeu dans cette Histoire qui ne paroistra pas désagreable.

[6] Ceux qui s’étudient à les compter, soûtiennent qu’il n’y en a que mille vingt-deux.

* L’Astronomie assure qu’elles sont cent quinze fois plus grandes.

* Les Astronomes disent à ce sujet, qu’une étoile du firmament sous l’Equateur, telle que pourroit estre l’une de celles qu’ils nomment les trois Rois, entraînée par le mouvement de son ciel, fait chaque heure plus de quinze cens mille lieuës françoises, & le prouvent en disant que ce ciel a 88000. diametres de la terre, ensuite les divisant en 24. heures que cette étoile employe à faire tout ce tour, ils trouvent qu’elle fait par heure 3666. diametres de la terre, & plus. Or soûtenant que chaque diametre de la terre vaut 290. lieuës Françoise, ils multiplient l’un par l’autre, & concluënt par leur suputation, que cette étoile fait pendant chaque heure, un million soixante ¬ trois mille cent quarante lieuës françoises. Et on ne peut douter de cette verité, si la quantité de diametres a esté mesurée sur les lieux pour estre juste.

[7] Copernic n’a fait que renouveller ce systême. Hiparcus l’avoit soûtenu avant luy. Les Anciens ont dit tout ce que nous disons, & même il y a une grande quantité de leurs découvertes qui ne sont pas parvenuës jusqu’à nous.

[8] Arcane est un terme usité dans la science de la Cabale, & signifie un secret caché aux hommes.

* Les Grecs nomment cette maniere d’image du Soleil l’arelie, & celle de la Lune Paraseline.

* Cette foiblesse est prouvée par l’action d’un bucheron, à qui de loin on voit donner un coup de cognée pour abbattre un arbre, & l’on n’entend le coup que quelques momens aprés. L’effet du canon est encore plus fort. On y voit mettre le feu, & l’on n’entend le coup de long-temps aprés, quoy-que le boulet soit placé à l’endroit où il doit arriver, aussi-tost qu’on a apperçû la lumiere.

* Les pilotes les nomment aujourd’huy le feu saint Elme ; & comme ce sont gens superstitieux, qui croyent que des Sorciers peuvent s’envelopper de ces feux pour leur nuire, ainsi qu’ils en racontent plusieurs histoires, ils ont coûtume de les conjurer en recitant l’Evangile de S. Jean ; & de les poursuivre même avec des espontons & des épées, lorsqu’ils s’abattent sur le vaisseau, & vont rouler dans toutes les chambres, où ils se cachent quelquefois, & reparoissent ensuite. On a vû des choses étonnantes à ce sujet.

* Ceux qui ont descendu dans les mines de Hongrie, dans la montagne de cuivre en Suede, & ailleurs, assurent qu’il y fait tres-chaud : ce qui prouve la force du feu central. Plus on creuse avant dans la terre, plus on en ressent la chaleur.

[9] Contre cette opinion, on rapporte l’Histoire de Nicolas Flamel, copiste dans Paris, qui acheta un vieux livre 40. s. & lequel enseignoit à faire de l’or : mais qu’étant plein de hyerogliphes qu’il n’entendoit pas, il s’en alla par le monde pour en chercher l’intelligence ; & que l’ayant trouvée, il revint à Paris, où il travailla à ce grand œuvre, & y réüssit le 17. Janvier 1340 fonda 14. Hôpitaux, sept Eglises, maria quantité de pauvres filles, fit de grandes aumônes, puis brûla son livre, dans la crainte qu’il ne fist plus de mal que de bien, & mourut en bon Chrestien. Il est representé au naturel sur le portail de l’Eglise de sainte Genevieve des Ardens, & à S. Jacques de la Boucherie sa Paroisse.

[10] Il y a plusieurs cavernes dans le Perou, d’où sortent ainsi les vents ; dans les Isles Eolienes sur les costes d’Italie ; dans les Alpes maritimes de la Provence ; dans la Province de Galles en Angleterre, & c.

* On a vû des temps où ce Volcan avoit tant de matiere, qu’elle s’ouvroit des passages en divers endroits au pied de la montagne, d’où sortoient des ruisseaux de bitume enflammé, qui calcinoient la terre sur laquelle ils passoient, faisoient disparoistre les villages qui se rencontroient sur leur route, & se rendoient dans la mer. La ville de Catane pensa perir en 1669. dans un pareil embrassement, mais elle en fut quitte pour un bastion que cette matiere entraîna.

* Les Anciens nommoient ce fleuve Alphée. On l’appelle aujourd’huy Carbon. Il coule dans le pays d’Elide, & l’on connoist que c’est le même qui vient joindre ses eaux à celles d’Arethuse, parce que souvent on y retrouve des choses qu’on a jettées dans le lieu où il s’abîme. Virgile au liv. 3. de l’Eneïde, dit qu’en effet ce fleuve s’est fait un chemin par dessous la mer, pour aller trouver Arethuse. Occultas egisse vias subter mare, &c. Cette merveille a donné lieu à la fable qu’on a faite.

* On trouye des Tritons bien faits dans le Bresil, & au dessous de la Baye de tous les Saints, à l’embouchure des rivieres. Daviti rapporte qu’en 1500. prés l’Isle de Manar, du costé de Goa, des pescheurs prirent 7. Tritons, avec 9. Sirenes, & que le P. Henriquez Jesuite, en fit dissequer un de chaque espece. Ils furent trouvez interieurement & exterieurement, semblables à nous. Qu’à la verité leur teste sortoit de leurs épaules sans cou ; mais qu’ils avoient les oreilles & la bouche comme nous, les dents fort blanches, les yeux un peu enfoncez, & le nez un peu plat ; l’estomac large. & la peau blanche. Les bras longs d’environ trois pieds, sans coudes, sans mains, & sans doigts, & avoient du poil par tous les endroits où nous en avons. Le bas finissoit en poisson. On rapporte que dans ces derniers temps on à vû un Triton prés de Belle-Isle, qui étoit tres bien fait : il avoit les cheveux blancs,  & une barbe qui luy venoit jusqu’à la ceinture. Il se laissa voir long-temps, & même approcher ; mais se sentant pris dans un filet, il le rompit. Vous trouverez une histoire bien plus surprenante d’un homme marin, dans les Annales Ecclesiastiques de M. l’Evêque de Sponde, & laquelle est citée aussi par le Pere Fournier.

* Il est naturel de croire que cette mer à quelque communication semblable, parce qu’elle ne reçoit des eaux d’aucun endroit, pas même de rivieres considerables. Toutefois cette communication avec la Mediterranée me surprend, puisque le pont Euxin en est plus prés, il faut que les prodi gieuses montagnes, qui les separent, y apportent un obstacle par la profondeur de leurs racines.

* Ces machines hydroliques, & toutes naturelles, se font voir en plusieurs lieux, & particulierement au mont Senis, dont le sommet forme une esplanade si grande qu’on y a établi une poste. On y voit aussi un lac spatieux, d’où sort une riviere, qui se nomme la Cinizele, laquelle prenant son cours du costé de l’Italie, se rend dans la Doire à Suze.

* Ce livre est maintenant perdu. Les Sages ont voulu sans doute le soustraire aux impies, lorsqu’ils ont vû qu’ils en abusoient. Celuy qui paroist aujourd’huy sous le même titre, est entierement corrompu, & plein de necromance : de sorte qu’il n’y a point de Chrestien, qui puisse jetter les yeux dessus sans horreur. La Preface seule ne paroist point avoir esté alterée. Elle est belle. Salomon parle à son fils, & commence ainsi : Recordare fili mi Roboam, &c. Elle contient le recit de cette découverte, ainsi que je le rapporte, & nomme ce livre, Secreta Secretorum.