Melusine épouse Raimondin fils fils du Comte de Forest, & bâtit le Château de Lusignan.
Pressine ayant rendu les derniers devoirs à son époux, s’en retourna auprés de sa sœur dans l’Isle perduë. Quant à Melusine, elle cherchoit par tout à se marier, puisque sa fatalité vouloit qu’épousant un homme qui luy tiendroit parole, elle seroit délivrée de l’affreuse penitence qui luy étoit imposée.
J’ay dit qu’elle s’étoit retirée dans les forests, pour y être instruite par les Fées qui les habitent : Aussi se perfectionna-t-elle dans les connoissances mysterieuses, dont sa mere n’avoit pû luy donner que les premieres idées, à cause de sa jeunesse. Elle alla donc ainsi de forest en forest pendant long tems, & aprit si bien les Sciences occultes par la communication qu’elle eut encore avec les Esprits aëriens, & les terrestres, qu’elle s’aquit beaucoup de credit parmy* ces peuples élementaires ; & si le desir de se voir délivrée de sa metamorphose des Samedis ne l’eût pas pressée, elle eût renoncè à s’allier ayec les hommes, pour conserver cet heureux empire.
Melusine étoit errante de la sorte, quand, aprés avoir passe par la Forest noire, & par les Ardenes, elle arriva dans la forest de Colombiers en Poitou. Dés qu’elle y fut, toutes les Fées des environs s’assemblerent, & luy dirent qu’elles l’attendoient pour regner dans ce lieu ; qu’il devoit la fixer ; & qu’elle y trouveroit un époux; ce qui arriva : mais pour en sçavoir toutes les avantures, il faut prendre la chose dés son origine.
Un Seigneur de Bretagne ayant tué le neveu du Duc, qui y regnoit alors, s’enfuit avec ce qu’il put emporter de biens ; & se sauvant par les chemins de traverse, ariva enfin dans des lieux remplis de forests, & s’arrêta à un grand Château, où demeuroit une tres-belle Dame Souveraine de ces quartiers-là, qui le prit si bien en amitié, qu’elle l’épousa. Ce Seigneur étant un homme de valeur & d’expedition, cultiva le païs, y bâtit des Villes, des Forteresses, & le nomma Forest, qui est le nom qu’il porte encore aujourd’huy; parce qu’il y avoit trouvé quantité de bocages. Cette Dame étant venuë à mourir, la Noblesse du Païs s’assembla, & fit épouser à ce Seigneur la sœur du Comte de Poitiers dont il eut plusieurs enfans mâles, entre lesquels il y en avoit un nommé Raimondin qui étoit le troisiéme, & promettoit beaucoup.
Raimondin avoit environ quinze ans quand Aymeri, Comte de Poitiers, ayant dessein de faire son fils aîné Chevalier, envoya prier tous les Seigneurs, voisins de ses Etats, de venir assister à cette Feste ; & entreautres, il dépêcha vers le Comte de Forest, son beau-frere, afin qu’il y amenât les trois plus âgés de ses enfans, parce qu’il les vouloit voir.
La Fête fut magnifique, & continuée pendant plusieurs jours. Le Comte de Poitiers fit plusieurs Chevaliers ; entr’autres, l’aîné du Comte de Forest, qui se comporta vaillamment dans le Combat de la Lance ; mais Raimondin lui plut si fort qu’il engagea son pere à le lui laisser pour prendre soin de son éducation, & le garder toûjours auprés de lui ; ainsi Raimondin resta sous la conduite de son oncle.
Le Comte Aymeri étoit un des plus sçavans hommes de son siecle ; & sur tout il excelloit dans l’Astrologie, c’est pourquoi il donna à son neveu les meilleurs Maîtres qui se purent trouver en toutes sortes d’exercices & de sciences. Quand il fut plus âgé il le mena souvent à la chasse pour le faire à la fatigue. Le Comte s’y plaisoit beaucoup, & il n’y avoit pas de Souvetain en ce tems-là qui eût de plus beaux équipages que lui, soit pour le vol, soit pour la grand’bête.
Un jour son Grand Veneur vint lui dire qu’il y avoit dans la forest de Colombiers un sanglier d’une grandeur demesurée, & qu’il auroit du plaisir à le forcer. Le Comte mit la partie au lendemain, & prit Raimondin avec lui, car il l’aimoit extrémement ; ce jeune Seigneur avoit aussi une veneration toute particuliere pour son oncle.
Le Comte partit de Poitiers aprés le dîner avec ses Courtisans, & trouva les Chasseurs au rendés-vous. On commença la chasse, le sanglier fut vû dans sa bauge, & chacun parut surpris de sa grandeur ; la fierté de l’animal étonnoit les chiens ; aucun limier n’osoit l’aborder ; les Chasseurs mêmes se tenoient en arriere, & pasun ne mettoit pied à terre pour se presenter à lui. Ainsi la chasse demeuroit comme suspenduë, lors que le Comte s’écria : Quoi, sera t il dit, que ce fils de truye nous fera peur à tous?
Raimondin n’eut pas plûtost entendu ces paroles qu’il se jetta à bas de son cheval, & mettant l’épée à la main, marcha contre le sanglier qu’il blessa à l’épaule ; l’animal s’élança sur luy, & le fit tomber; mais Raimondin se releva avec une agilité surprenante, & le sanglier le voyant s’avancer de nouveau avec fermeté prit la fuite d’une telle vitesse que les Chasseurs le perdirent de vûë, excepté le Comte, & Raimondin, qui étoit remonté à cheval.
Le Comte étoit tres bon Piqueur ; mais Raimondin étoit si bien monté, & tellement animé, qu’il laissa son oncle derriere fort inquiet, par la crainte qu’il avoit que le sanglier ne le blessât ; le Comte le rapeloit de toute sa force, par le son d’un petit cor qu’il portoit toûjours, & le suivoit de loin. Enfin, la nuit étant survenuë, Raimondin s’arrêta, son oncle le joignit, & ils se retirerent sous un arbre pour y attendre le jour, parce qu’ils étoient égarés; mais comme la nuit étoit fraîche, Raimondin tira un fuzil de sa poche & fit du feu, pendant que le Comte s’occupoit à observer les astres, & y paroissoit si fort attaché qu’on eût dit qu’il lisoit dans les Cieux, puis il soupiroit de tems en tems. Raimondin qui voyoit que son oncle s’inquietoit le pria de venir se chauffer, ajoûtant qu’il ne convenoit pas à un si grand Prince de s’amuser à ces sortes de sciences d’Astronomie qui sont tres-incertaines.
Helas, s’écria le Comte, si tu sçavois ce que je vois, tu serois frapé d’étonnement. Aprés avoir proferé ces paroles, il se mit encore à réver plus profondement qu’il n’avoit fait, tenant les yeux fixés dans le Ciel ; mais Raimondin qui vouloit détourner son oncle de ces speculations l’interrompit encore, & le pressa de lui dire ce qu’il voyoit de si merveilleux.
Je vois, répondit il, par la conjonction de deux Planetes que voilà, que si dans le tems que je parle un Sujet tuoit son Souverain il deviendroit le plus puissant de sa race, & auroit une lignée dont il seroit parlé jusqu’à la fin du monde.
Pour moi j’estime, repris Raimondin, que celui qui feroit une telle action seroit le plus malheureux de tous les hommes, bien loin de se voir comblé d’honneur & de fortune. Mais, Seigneur, poursuit-il, comment se peut-il faire que le Ciel vueille recompenser de tant de biens un si grand forfait, & prenne la peine même de declarer sa volonté à ce sujet par des signes celestes ? Ha ! mon fils, dit le Comte, Dieu fait tout pour sa gloire, & sa providence est impenetrable. Peut-être que celui qui commettroit ce crime le feroit par accident, & delivrant la terre d’un Souverain qui peut n’étre pas agreable à l’Eternel pour quelques pechés inconnus, le Ciel voudroit recompenser de mille felicités une action qui deviendroit meritoire envers Dieu. Telle fut l’entreprise de Judith, & plusieurs autres de même nature.
A peine le Prophete finissoit son discours, qu’ils entendirent brosser à travers les buissons, & rompre les branches ; ensuite ils aperçurent le même sanglier qu’on avoit chassé, & que sa playe agitoit ; la lumiere du feu l’attiroit vers eux ; il y marchoit en fureur d’un pas précipité, & montroit ses longues deffenses. Alors Raimondin conseilla au Comte de monter sur un arbre pour éviter l’abord de ce terrible animal. A Dieu ne plaise, repartit le Comte, que je te laisse en un semblable danger ; achevant ces paroles il se saisit de son épieu. Raimondin se jetta au devant du Comte, & marcha hardiment au sanglier qui s’avançoit ; aussi-tôt l’animal se détourna & courut sur le Comte qui le reçut avec fermeté, & luy porta un coup d’épieu qui entra fort avant ; cependant, les os faisans resistance, & le sanglier forçant du devant fit tomber le Comte à genoux ; dans ces entrefaites Raimondin tourna sur le sanglier & voulut l’enfiler entre les quatre jambes, mais l’épée glissant le long du dos sur les soyes, la pointe alla fraper le Comte, qui étoit visà vis.
Raimondin ne s’aperçut point de ce malheur, tant il étoit échauffé, & ne songeant qu’à se défaire du sanglier il acheva de le tuer ; ensuite il courut pour relever le Comte, qu’il croyoit seulement tombé de l’effort qu’il avoit soûtenu ; mais il le trouva mort, & reconnut à sa blessure d’où provenoit le coup.
Ce funeste accident le jetta dans le dernier desespoir ; il s abandonna à tous les regrets imaginables ; l’amour, & la crainte firent un combat terrible dans son cœur. Il aimoit veritablement son oncle, & il craignoit que ce malheur étant publié on ne reconnût pas son innocence ; vingt fois il fut prest de se passer cette fatale épée à travers le corps, se persuadant ne pouvoir survivre à la perte qu’il faisoit d’un si bon ami, & au remords éternel de lui avoir ôté la vie.
Aprés que Raimondin eut passé une partie de la nuit dans cette agitation, il resolut de quitter le pais, & d’aller errant par le monde, suivre sa malheureuse destinée. Il s’aprocha donc du corps de son oncle, & répandant un torrent de larmes, il le baisa ; ensuite il monta à cheval, & marcha au travers de la Forest sans suivre aucune route ; son esprit étoit si abattu qu’il paroissoit être dans un entier assoupissement ? ainsi son cheval le conduisoit à son gré.
Il arriva proche d’une fontaine située dans un lieu tres-agreable, car elle étoit au pied d’une grande roche élevée qui dominoit sur une longue prairie voisine de la Forest; les Gens du Pays nommoient cette fontaine la fontaine de la Soif, ou la* fontaine des Fées, parce qu’il étoit arrivé en cet endroit plusieurs choses merveilleuses. Pour lors il y avoit trois Dames autour de cette fontaine, qui se divertissoient au clair de la Lune qui s’étoit levée, le tems étant extrêmement doux & le Ciel fort serein ; l’une de ces Dames qui paroissoit superieure aux autres, voyant passer Raimondin, sans les saluer, lui dit, tout haut ; Chevalier, vous n’êtes gueres honnête aux Dames. Raimondin ne répondit rien, si grand étoit son assoupissement, & le cheval ayant la bride sur le cou, marchoit assez doucement, ce qui fit que la Dame s’aprocha facilement de Raimondin, & le tira si fort par le bras, que se réveillant en sursaut, il porta la main sur la garde de son épée, s’imaginant que les Gens du Comte le poursuivoient & vouloient l’arrêter ; mais la Dame lui dit, en riant, Chevalier, avec qui voulez vous combattre ; vous n’avés point d’ennemis icy, & je suis de vôtre party ?
Raimondin jettant les yeux sur la Dame fut surpris de sa beauté, il luy demanda pardon de son incivilité, & luy avoua qu’il révoit tres-profondement à une affaire qui le touchoit si fort qu’il n’avoit point entendu sa voix.
Je vous croy, lui répondit cette belle Dame ; mais, où allez-vous à present, car cet endroit n’etant point un grand chemin je me persuade que vous vous êtes égaré ? Je vous enseigneray la bonne route si vous voulés ; il n’y en a point que je ne sçache dans cette Forest, & vous pouvez vous fier à moy.
Je vous suis fort obligé, Madame, repartit Raimondin ; en effet je voi que je ne suis pas dans le chemin.
Alors la Dame connoissant qu’il se déguisoit, luy dit, Raimondin, vous ne devez pas vous cacher de moy, je sçai vos affaires.
Raimondin fut extrêmement surpris de s’entendre nommer, & la Dame voyant son étonnement, ajoûta ; Chevalier, je suis celle, après Dieu, qui peut vous donner de meilleurs conseils & vous procurer de plus grands avantages. Il est inutile de vous cacher à moy ; je sçai que vous venés de tuer le Comte de Poitiers par un accident épouvantable.
Ces paroles jetterent Raimondin dans un grand étonnement, il se sentit forcé d’avouer la verité, & demanda à la Dame comment elle avoit pû aprendre cette nouvelle si promptement.
Ne t’informe pas de cela, repliqua-t-elle, & ne t’imagine pas que je sois un fantôme ou quelque œuvre du Demon, je fais profession d’être aussi bonne Chrêtienne que toy, & sois persuadé que tout ceci arrive par la volonté de Dieu ; souviens-toy de ce que ton Souverain a dit un peu avant sa mort aprés avoir lu dans les Cieux cette mysterieuse avanture.
Raimondin se souvint alors de la Prophetie de son oncle, & crut que Dieu vouloit sans doute l’accomplir en lui ; ce qui le determina à dire à la Dame qu’il étoit prest d’executer tout ce qu’elle souhaiteroit.
Si vous parlés sans déguisement, répondit la Dame, vous êtes seur de vôtre élevation ; mais il faut avant que je vous declare mes pensées, que vous me promettiés de m’épouser quand je vous auray fait sortir du malheur où vous êtes.
Tres-volontiers, Madame, dit Raimondin, je vous en donne ma parole. Ce n’est pas tout, poursuivit-elle, il faut que vous me juriés autre chose qui est tres-essentiel pour nôtre commun bonheur. Parlez, repartit Raimondin, aprés vous avoir donné ma foy je n’ay plus rien à vous refuser.
C’est, continua la Dame, que vous m’assurerés, avec serment d’homme vraiment Catholique, & d’une foy parfaite, que pendant tout le tems que je serai vôtre compagne, vous ne me verrés point les Samedis, ny ne vous mettrez aucunement en peine des lieux où je seray.
Je vous le jure par ce qu’il y a de plus sacré, dit Raimondin, & puisse le Ciel me punir si je viole jamais la promesse que je vous en fais.
Alors cette Dame luy commanda d’aller à Poitiers, où arrivant du matin on ne manqueroit pas de luy demander des nouvelles du Comte, mais qu’il répondroit, en s’étonnant : Quoy n’est-il pas venu ! & ajoûteroit, je l’ay quitté au fort de la chasse, mon cheval ayant manqué d’haleine; ensuite, qu’il en paroîtroit surpris autant que les autres. Que quelque tems aprés des Officiers de la Vennerie arriveroient aportant le corps du Prince avec le sanglier, & que les Chirurgiens assureroient que la playe auroit été faite par une des deffenses de cet animal que le Comte avoit blessé auparavant, & pouvoit ensuite être mort du coup d’épieu qu’il avoit reçu. Enfin, qu’il falloit pleurer à cette vuë, & pousser des sanglots à l’imitation de tous les assistans, prendre le deüil, assister aux funerailles, & paroître fort triste ; mais que la veille du jour destiné pour assembler les Estats du Pays, afin de rendre hommage au jeune Comte Bertrand fils du défunt, il retournât vers elle en la même place où il la trouvoit, qu’elle lui donneroit de nouveaux conseils, & que pour gage de son cœur elle lui faisoit present de deux bagues dont les pierres avoient de grandes vertus ; l’une de preserver de coups de fer & de feu celui à qui elle étoit donnée par amour ; & l’autre que celui qui la porteroit surmonteroit les efforts de ceux qui voudroient lui donner de la peine dans ses affaires, qu’ainsi il n’avoit qu’à s’en aller en seureté.
Aprés de si bonnes instructions, Raimondin se separa de sa Dame, & arrivant à Poitiers, trouva tout le monde en alarme au sujet de l’absence du Comte. Ceux qui l’aperçurent les premiers ne manquerent pas de lui en demander des nouvelles, & il leur répondit conformement aux conseils qu’on lui avoit donnés. Ensuite, il s en mit en peine comme les autres, & s’en informoit à tous ceux qui venoient. Enfin, l’on vit arriver des Officiers de la Vennerie, lesquels aportoient le corps du Comte qu’ils avoient trouvé auprés du sanglier, & asseuroient qu’il avoit tué leur Prince.
On ne peut décrire les larmes, les sanglots, & les cris du Peuple à ce spectacle. La douleur de la Comtesse & de ses Enfans fut extrême. Raimondin, sur tout, parut inconsolable La funeste vuë du Cadavre le saisit d’une manière qu’il en pensa perdre le jugement, & peu s’en fallut qu’il ne declarât publiquement son malheur.
Cependant, on donna les ordres pour honorer la memoire du défunt par une pompe funebre qui fut magnifique, & la Populace outrée de la perte d’un si bon Prince se saisit du sanglier & le brûla devant la grande porte de l’Eglise de Nôtre-Dame.
Les Barons du Païs n’eurent pas plûtost rendu les derniers devoirs à leur Seigneur, qu’ils songerent à s’assembler pour reconnoître le jeune Comte Bertrand son fils. Dés que Raimondin eut appris le jour destiné pour l’assemblée, il se déroba de Poitiers dés la veille, & alla trouver sa Dame avec tant de diligence qu’il arriva bien-tost à Colombiers, prit son chemin par la valée, monta la montagne, d’où il découvrit la prairie qui est au bas de la roche & la fontaine de Soif, audessus de laquelle il aperçut une Chapelle tres propre nouvellement bâtie sur le roc, ou jamais il n’y avoit eu aucun édifice, ce qui l’étonna beaucoup ; ensuite, étant proche du lieu oú il devoit arriver, plusieurs Dames & Gentilshommes vinrent audevant de luy ; & une d’entre elles luy dit, Seigneur, Madame vous attend dans son pavillon. Dés que sa Maîtresse le vit elle le fit asseoir auprés d’elle, & luy témoigna la joye qu’elle avoit de ce qu’il avoit executé si regulierement ses conseils.
Je m’en trouve si bien, repliqua-t-il, que je continuëray toûjours de les suivre ; achevant ce discours un Maître d’Hôtel entra, & se mettant à genoux, suivant la coûtume de ce temslà chés les Souverains, dit, Madame, on a servy. La Dame se leva aussitost, & prenant Raimondin par la main, le conduisit dans un autre pavillon, où la table étoit dressée & magnifiquement servie ; ils s’y mirent seuls, & une foule de Courtisans les environna. Raimondin en fut si étonné qu’il demanda à sa Maîtresse d’où luy étoit venu tant de beau monde ; elle ne répondit rien, ce qui augmenta sa curiosité, & luy fit reïterer sa demande jusqu’à trois fois; enfin, elle luy dit, ils sont tous vos sujets & prests à vous obeïr. Cette réponse luy fit connoître qu’elle ne vouloit pas s’expliquer plus clairement, mais il crut qu’il pouvoit luy parler de la Chapelle, aussi luy demanda-t-il la raison de cet édifice qui se trouvoit bâty en si peu de tems.
Rien ne se fait en ce monde, repartit la Dame, que par la volonté de Dieu. Cette Chapelle est l’ouvrage de ses mains, & tout ce que vous verrés dans la suite se fera en execution de ses ordres. Cette Chapelle sera dédiée à la Vierge sa tres-chere Mere ; & c’est sur ce pieux fondement que j’ay voulu commencer l’heureux établissement de nôtre maison. La conversation roula ensuite sur plusieurs autres choses qui concernoient l’embellissement qu’elle avoit dessein de faire dans ces lieux là.
Aprés le dîné la Dame retourna dans son pavillon avec son Amant, & luy tint ce discours ; c’est demain, Seigneur, que les Barons rendent hommage au Comte Bertrand, attendés qu’ils se soient tous aquittés de ce devoir ; ensuite vous luy demanderés un don, qui ne sera ny Ville, ny Château ; mais une chose de peu de consequence, je sçay qu’il vous l’accordera. Aprés vous luy declarerés que c’est la possession de cette roche que vous souhaités, avec autant d’espace autour qu’un cuir de cerf peut en contenir, & il vous en fera le don en si bonne forme qu’on ne pourra y contredire. Souvenés vous d’en faire sceller aussi tost les Patentes du grand Sceau de la Comté, & de ceux des Pairs du Païs. Au sortir de l’Assemblée vous trouverés un homme qui portera dans un sac un cuir de cerf corroyé, vous le marchanderés, & luy en payerés ce qu’il voudra, puis vous le ferés tailler en couroye le plus délié qu’il se pourra ; ensuite vous prierés le Comte Bertrand de commettre des Gens pour vous delivrer vôtre place, laquelle vous trouverés tracée ainsi que je souhaîte que vous l’ayés, & si la couroye se trouve plus longue que la grande enceinte de la roche, vous la ferés étendre le long de la valée joignant les bouts ensemble, & en cet endroit naîtra une source qui formera un grand ruisseau, lequel sera fameux dans la suite ; aprés avoir executé tout cela exactement revenés icy.
Raimondin remercia sa Maîtresse de ses bons avis, & lui promit de les suivre de point en point ; ils se firent ensuite mille amitiés : l’Amant avoit de la peine à se separer d’une si belle personne, mais il falloit qu’il allât remplir sa destinée : Il partit donc, & arrivant à Poitiers, il trouva que tous les Barons étoient venus pour rendre hommage à leur nouveau Seigneur.
Aussi-tost qu’ils furent assemblés, le Comte Bertrand se rendit à S. Hilaire, où il parut pendant l’Office en habit de Chanoine, comme ayant ce droit, & quand le Service fut achevé les Barons s’aprocherent de luy, chacun en leur rang, & luy renouvellerent les hommages de leurs Fiefs. Ensuite Raimondin se presenta devant le Comte & luy dit : Sire, j’ay une grace à vous demander, c’est de me faire le don d’une chose qui n’est ny Château, ny Forteresse, & est de peu de valeur.
Volontiers, repartit le Comte, pourvu que mes Barons y consentent; aussi-tost ils donnerent leur consentement d’une commune voix.
Monseigneur, continua Raimondin, la grace que je vous demande, c’est qu’ayant dessein de m’attacher plus étroitement à vôtre service, & n’ayant pas un seul pouce de terre dans vos Etats, je vous suplie de m’accorder en don, la roche qui est audessous de la Fontaine de Soif, dans la Forest de Colombiers, & autant de terrain aux environs qu’un cuir de cerf en pourra contenir.
Je vous la donne de bon cœur, dit le Comte, de la manière que vous la desirés, & pour l’amitié que je vous porte, je vous décharge encore, tant envers moy, qu’envers mes successeurs à perpetuité, de tout hommage, rente, & redevance aucune.
Alors Raimondin se mit à genoux pour remercier le Comte de cette faveur, & le prier de luy en faire expédier des Patentes, ce qu’il ordonna, & on y attacha le grand Sceau de la Comté avec ceux des douze Pairs, ainsi que le raporte l’Histoire, qui dit de plus, que Raimondin, aprés avoir passé le reste du jour à solliciter son expedition, & l’ayant reçuë, se retira le lendemain dans l’Eglise de l’Abbayedu Moustier où il fit ses devotions, & pria Dieu de benir son mariage, puis qu’il n’avoit en vuë que sa gloire.
Raimondin demeura ainsi en priere jusqu’à midy, & au sortir du Moustier neuf au-delà du Château, un homme l’aborda & luy dit, Seigneur, achetés un bon cuir de cerf que j’ay dans ce sac, il servira à vous faire des couroyes de chasse.
Combien en veux-tu, dit Raimondin? Cent sols, répondit le Marchand. Aporte-le à mon Hôtel, repartit Raimondin, & cet homme le suivit pour recevoir son payement.
Dés que Raimondin se vit en possession du cuir, il envoya querir un Sellier, le fit tailler par filets en sa presence le plus delié qu’il se put ; Ensuite le Marchand en fit un pacquet, & à peine l’avoit-il remis dans le sac, que les Commissaires qui etoient deputés pour le mettre en possession des terres qui luy étoient données, arriverent, & il partit avec eux.
Ces Commissaires étoient Gens qui connoissoient tres-bien les endroits des quartiers où ils alloient ; c’est pourquoy en y arrivant ils furent surpris de voir autour de la Roche quantité d’arbres abattus, & de larges tranchées, où il n’y en avoit jamais eu. Raimondin connut d’abord l’ouvrage de sa Dame ; il dissimula, & étans descendus dans la prairie on tira le cuir du sac. Quand les Commissaires virent les filets si deliés ils ne sçurent par quel bout s’y prendre ; mais lors qu’ils étoient dans cet embarras, deux hommes habillés comme des Paysans se presenterent à eux, disans qu’ils étoient venus pour leur rendre service ; puis l’un d’eux, qui étoit chargé de piquets, alla en planter un des plus forts proche du Rocher, pendant que son camarade devidoit les filets de cuir avec beaucoup d’habileté.
On commença donc l’ouvrage, en attachant à ce piquet le premier bout du cuir, & de la sorte, plantansdes piquets de distance en distance suivant la tranchée, on conduisoit le cuir, ainsi ils environnerent la montagne; mais quand ils furent revenus au premier piquet, & qu’ils trouverent encore beaucoup de cuir de reste, ils s’étendirent dans la prairie aussi loin que le cuir put aller. Alors, chose merveilleuse, ils n’eurent pas fiché en terre le dernier piquet, qu’ il sortit une source du même endroit si abondante qu’elle forma aussi tost un grand ruisseau.
Raimondin, qui etoit averty de tous ces evenemens miraculeux, n’en fut pas si étonné que les Commissaires, lesquels contemploient ces merveilles avec admiration, car le cuir renfermoit une enceinte de plus de deux lieuës; toutefois ils en mirent Raimondin en possession suivant le don qui luy en étoit fait ; & du moment qu’ils en eurent signé l’acte les deux ouvriers disparurent.
Tant de choses surnaturelles épouvanterent si fort les Commissaires qu’ils eussent voulu être bien loin. Aussi dés qu’ils eurent achevé leur office ils prirent congé de Raimondin & retournerent au plus vite à Poitiers pour anoncer au Comte ce qu’ils avoient vu.
Quant à Raimondin, il alla presenter à sa Maîtresse les Patentes du don qu’on luy avoit fait, & luy raconter de quelle maniere il en avoit pris possession. Elle le congratula sur sa bonne conduite, & luy declara qu’il étoit tems de l’épouser, mais qu’il falloit prier de leurs nopces la Comtesse de Poitiers, le Prince Bertrand, & la Princesse Blanche sa sœur, avec toute leur Cour, parce qu’elle ne se mettoit pas en peine de les bien recevoir quelque grand nombre qu’ils fussent.
Raimondin qui souhaittoit extrêmement cette conclusion, & ne connoissoit rien d’impossible à sa Maîtresse, partit aussi-tost pour aller faire le compliment à la Comtesse & à ses Enfans ; il trouva avec eux le Comte de Forest son frere aîné, qui étoit arrivé à la Cour le jour d’auparavant, pour témoigner au Comte de Poitiers la douleur qu’il avoit de la mort de son pere. Raimondin le pria aussi de ses nopces ; & ses complimens étans achevés, le Comte de Poitiers luy dit, nous assisterons volontiers à vôtre mariage, mon Cousin, mais nous sommes étonnés de ce que vous avés formé ce dessein sans nous en parler, il me semble que vous deviés prendre nôtre conseil là-dessus; cependant, l’affaire est bien avancée, puisque vous priés déja de la celebration. Quel jour avés-vous choisi pour cette ceremonie, & en quel endroit se fera-t-elle?
Dans trois jours, répondit Raimondin, & au même lieu que vous avés eu la bonté de me donner.
Comment, repartit le Comte fort surpris, ce lieu est desert ? Mais, continua-t-il, mon cher cousin, avoüezmoy la verité, quelle avanture avezvous trouvée dans cette forest ? De tout tems la fontaine de Soif a été fertile en choses merveilleuses, & même les Commissaires que ay envoyez pour vous en mettre en possession nous ont rapporté des choses étonnantes touchant les grandes tranchées qu’ils ont trouvées & la source miraculeuse qui est sortie de la terre tout à coup sous leurs pieds avec une grande abondance d’eau ; de quelle maniere le cuir de cerf a pû renfermer deux bonnes lieuës de circuit, & comme deux ouvriers ont paru, & disparu à leurs yeux.
J’avouë que cela est arrivé de la sorte, repliqua Raimondin, mais Dieu fait des miracles quand il luy plaît, & nous devons regarder tous ses ouvrages avec une grande soumission.
La Dame que vous prenez pour vôtre épouse, reprit le Comte, de quelle Maison est elle ? Il est, ce me semble, de nôtre interêt de le sçavoir.
Je ne puis vous en donner aucun éclaircissement, reprit Raimondin, parce que je ne le sçai pas moy-même.
Cecy est assez particulier, continua le Comte, Raimondin se marie, & ne sçait point quelle femme il prend, ny de quelle famille elle est.
Je puis seulement vous répondre, Monseigneur, dit Raimondin, qu’elle est de grande Maison, & fort puissante ; au reste elle me plaît, & si je fais une faute, j’en souffriray seul la punition.
Le Comte qui aimoit Raimondin, ne voulut pas le pousser davantage, de peur de le chagriner, & l’assura qu’il iroit à ses nôces au jour marqué avec toute sa Cour.
Vous y serez tres-bien reçu, reprit Raimondin, & la Dame vous plaira assurément. Ensuite la conversation tourna sur d’autre matiere.
Au jour marqué le Comte de Poitiers ne manqua à sa parole ; il se mit en chemin avec tous ses Barons pour aller à la fête. La Comtesse y mena aussi la Princesse sa fille, & toutes les Dames de la Cour. Quand le Comte fut arrivé sur la montagne, il apperçut d’abord les grandes tranchées dont les Commissaires luy avoient parlé, & la source abondante qui formoit le ruisseau. Il en fut si étonné, qu’il ne sçavoit que penser ; mais il fut bien plus surpris quand il vit la Chapelle de Nôtre-Dame si bien bâtie, un grand nombre de pavillons magnifiques qui s’élevoient dans la prairie, les quartiers tres-bien disposez ; ceux-cy pour les logemens, ceux là pour les cuisines, les autres pour les ecuries, & un grand nombre d’Officiers qui alloient & venoient pour le service de leur Maîtresse.
Ce grand appareil obligea le Comte de Forest de dire à son frere qui étoit venu au-devant d’eux jusqu’à Poitiers, qu’il vouloit absolument sçavoir quelle étoit la Dame qu’il épousoit, vû qu’il pouvoit y avoir du prestige dans ce magnifique spectacle.
Vous l’apprendrez dans peu par elle-même, répondit Raimondin. Quant au prestige que vous soupçonnez, je ne puis croire qu’il y en ait, n’ayant jamais rien vû dans tout ce qui s’est fait jusqu’à present par cette Dame, que de tres-vertueux, & de tres réel.
Achevant ce discours ils apercûrent une troupe de gens fort leste qui venoit à eux, & quand ils furent assez proche, un vieux Chevalier vêtu magnifiquement salua humblement Raimondin qui marchoit des premiers avec son frere, & luy dit : Seigneur, faites-moy conduire, s’il vous plaît, vers le Comte de Poitiers, je souhaite luy parler.
Aussi-tôt Raimondin le presenta au Comte, auquel il tint ce discours : Monseigneur, la Princesse Melusine, fille du Roy d’Albanie, m’envoye vous remercier de l’honneur que vous luy faites de venir assister à son mariage.
Chevalier, reprit le Comte, je ne sçavois pas que cette Princesse fût logée si prés de moy, & avec une suite aussi nombreuse que je le voy.
Elle en a bien d’autres, repartit le vieux Chevalier, puis qu’elle n’a qu’à souhaiter.
Je seray bien aise de saluer une si puissante Dame, repliqua le Comte; ensuite la curiosité le prenant, il questionna beaucoup le Chevalier touchant l’apareil magnifique qu’ il voïoit, & dont il admiroit l’ordre & la disposition. Enfin le Comte entrant dans la plaine fut conduit dans un riche Pavillon, qu’il trouva plus beau, & plus commode qu aucun Palais qu’il eût jamais vû. Tous les Barons furent logez de même, & séparément. Aprés cela le vieux Chevalier, accompagné de plusieurs Dames, alla au-devant de la Comtesse & de la Princesse sa fille, & les conduisit dans les Pavillons qui leur étoient préparez. Toutes les Dames de leur suite furent aussi menées à leurs apartemens ; & chacun étoit étonné de la propreté & de la commodité des lieux ; car les Valets & les équipages furent logés de la même maniére, ayant tous des magazins à portée pour la subsistance des chevaux.
Aprés que la Comtesse & les Dames se furent un peu reposées de la fatigue du chemin, le Comte vint les prendre avec Raimondin pour aller faire leur visite à Melusine. Arrivans à son pavillon, un nombre de Chevaliers se presenterent à l’entrée pour les recevoir. Les Dames passerent ainsi plusieurs sales & antichambres, superbemens meublées, à travers d’un grand nombre d’Officiers; & quand elles entrerent dans la chambre de la Princesse, leurs yeux eurent de la peine à soûtenir l’éclat de l’or & des pierreries qui y brilloient de tous côtés. Melusine vint au-devant d’elles, les embrassa, & les remercia de l’honneur qu’elles luy faisoient. Le Comte partagea le compliment, mais il ne baisa point la Princesse, par respect, car il la trouva si belle qu’elle l’ébloüit.
La conversation ne roula que sur les magnificences qui paroissoient de toutes toutes parts, & le bel ordre qui regnoit par les Officiers qui prenoient soin des logemens, & de fournir à propos tout ce qui étoit necessaire à tant de monde à la fois. Le Comte disoit que cette charmante Princesse répandoit cet esprit universel sur ses Sujets, & qu’il étoit aisé de voir qu’ils la servoient avec autant de zele que d’inclination.
Les Dames raisonnoient un peu plus materiellement. Elles admiroient la beauté de l’habillement de Melusine, qui ne tiroit pas seulement son merite de sa magnificence, mais du bon air qu’il avoit. Elles prisoient infiniment la grosseur & le brillant de ses pierreries ; les meubles furent aussi visitez par tout ; la richesse des étoffes fut loüée par excés, & toute la soirée se passa de la sorte dans l’étonnement & dans l’admiration, jusqu’au moment que le premier Maître d’Hôtel vint annoncer qu’on avoit servi.
Aussi-tôt la Princesse mena la compagnie dans un superbe Pavillon, où il y avoit plusieurs tables dressées au milieu, & sur les quatre faces des buffets chargez de quantité de vaisselle d’or & d’argent entremêlée de vases de cristal. Cette salle étoit éclairée de plusieurs lustres enrichis de pierres précieuses & de chandeliers d’or & d’argent. Je ne dirai point l’ordonnance des fruits & l’abondance des mets; il suffit de sçavoir que tout y étoit exquis & d’un goût delicat. L’excellence des vins répondoit à la bonté des viandes. Il y en avoit de tres-rares, & toute sorte de liqueurs. Oi y mangea beaucoup, & on y but agreablement. On ne manqua pas de porter solemnellement la santé des futurs époux; le Comte de Poitiers la commença ; Melusine but celle des premieres personnes de l’assemblée, & la joye qui paroissoit entre les conviez etoit d’un bon augure pour la suite.
Apres soupé la conversation dura peu, parce qu’on avoit poussé le plaifir de la table assez avant dans la nuit, & l’entretien fut assez serieux. On ne parla que des preparatifs qu’on devoit faire le lendemain pour la celebration du mariage; & quand les Dames voulurent se retirer, Melusine prit la Comtesse par la main & la conduisit dans son apartement ; Raimondin s’aquitta du même devoir envers le Comte, & chacun chercha le repos. Le lendemain toutes choses étant preparées, le Comte de Poitiers, & le Comte de Forests, allerent avec une suite honorable prendre la mariée pour la mener à la Chapelle ; les Dames y étoient déja arrivées, & Raimondin qui avoit pourveu à tout ce qui regardoit la ceremonie, y avoit conduit aussi le Grand Aumônier du Comte pour faire la celebration.
Il est bon de sçavoir que ce Prelat avoit eu de la peine à accepter cet employ, s’imaginant, comme le reste des Courtisans, qu’il y avoit quelque chose de diabolique dans toutes les merveilles qui paroissoient en ce lieu-là ; sur tout, la Chapelle si richement parée, & qui avoit été bâtie si promptement, l’embarassoit fort ; il voulut la benir avant toutes choses, & il la dédia à la Mere de Dieu suivant la volonté de la Fondatrice. Ce bon Prelat étoit grand homme de bien, c’est-pourquoy il employa avant que de faire la Benediction les plus forts Exorcismes dont l’Eglise se sert pour purger les lieux Saints des Esprits immondes.
Lors que ce Prelat commença les Ceremonies plusieurs personnes sortirent de la Chapelle dans la crainte qu’elles eurent que le Demon ne voulût reprendre son bien, & emporter ce bâtiment tout entier sur ses épaules ; mais leur terreur panique s’apaisa, la Ceremonie se fit tranquilement, & même sans que l’air fût aucunement agité; ensuite on commença la Messe qui fut chantée par la Musique de la Princesse, avec des voix, pour ainsi dire, angeliques. Toute l’assistance en fut charmée, jusqu’au point de croire qu’elles n’étoient pas humaines, ce qui ranima le scrupule qui commençoit à se dissiper, tellement que plusieurs eurent moins d’attention au Sacrifice, qu’à prendre garde si Melusine ne disparoîtroit point à la consecration, ou du moins ne feroit pas des contorsions qui donneroient des marques de son état ; ainsi tous les yeux étoient attachés sur elle ; mais elle parut toûjours dans une devotion exemplaire, & elle n’eut d’autres mouvemens que ceux qu’un bon Chrêtien fait paroître lors qu’il se conforme au Prêtre suivant les differens points du Mystere. Toutes les Ceremonies étant achevées, & les craintes évanoüies, l’Epouse fut ramenée dans son apartement par les deux illustres Escuyers qui l’avoient conduite à l’Eglise, & tous les Barons leur firent cortege. Quant à Raimondin, il tint compagnie aux Dames.
Le Service ayant finy fort tard, on se mit à table en sortant de l’Eglise, & aprés le dîné les Chevaliers allerent se preparer pour le Tournois. Aprés que les Dames se furent placées sur les échafaux, le Comte de Poitiers entra le premier dans la Carriere, et y parut avec beaucoup de valeur; mais le Chevalier choisi pour soûtenir la gloire de la Mariée, fit des merveilles ; c’étoit Raimondin à qui Melusine avoit envoyé un cheval admirable, tout son équipage étoit blanc ; il mit par terre d’abord le Comte de Forest son frere, & plusieurs autres, si bien qu’il se fit redouter de tous les Chevaliers des deux partis. Le Comte de Poitiers se presenta par deux fois pour combattre Raimondin, mais il se détourna toûjours, par respect, & il alloit attaquer d’autres Chevaliers, lors qu’il voyoit que le Comte venoit à luy. Enfin, il se comporta avec tant de bravoure que chacun donna la palme au Chevalier des Armes Blanches.
Ces combats durerent jusqu’à la nuit, & quand les Chevaliers furent desarmez ils se mirent à table pour se délasser de leur fatigue. Pendant le repas les Dames donnerent des loüanges à ceux qu’elles crurent en meriter. Raimondin fut celebré sur tous, & le Comte de Forest témoigna quelque chagrin de ce qu’il l’avoit choisi pour commencer ses victoires. Aprés le soupé, le Comte & la Comtesse, qui faisoient les honneurs des nôces, conduisirent l’épouse dans son apartement. Le Prelat qui l’avoit mariée vint benir le lit, & les Chevaliers se retirerent pour laisser aux Dames la liberté de la coucher, & de luy faire tous les discours naturels, & ingenus, qu’on faisoit alors touchant le devoir conjugal, & dont on ne se sert plus aujourd’huy dans cette occasion, parce que la jeunesse a plus d’experience que dans ces tems-là.
Tous ces charitables discours étans finis, les Dames envoyerent querir l’Epoux, qui étoit en bonne main ; car le Comte, & tous les jeunes Seigneurs de la Cour l’entretenoient galamment du bonheur qu’il alloit avoir de posseder une personne si charmante : de sorte que quand on vint luy faire le compliment de la part des Dames, le Comte luy dit tout bas : Mon Cousin, tout ce que j’ay veu icy jusqu’a present, me fait craindre que vous n’ayez cette nuit l’avanture *d’lxion. Achevant ce discours ils sortirent tous ensemble, & allerent livrer le marié entre les bras de son épouse ; ensuite chacun se retira dans son Pavillon.
Le lendemain toute la Cour alla faire compliment aux Epoux, & pendant six jours que la fête dura, Melusine fit paroître chaque jour de nouveaux divertissemens : tantôt on donnoit le Bal, tantôt on alloit à la chasse, tantôt on s’exerçoit aux Joutes, & aprés toutes ces réjouissances la Comtesse & ses enfans prirent congé de leur belle Cousine, qui leur fit des presens tres-riches. Elle donna un bracelet de grand prix à la Comtesse, un beau fil de perles à la Princesse, & toutes les Dames & les Seigneurs éprouverent aussi sa magnificence; ce qui luy attira le cœur de tout le monde.
Raimondin accompagna la Cour jusqu’ au delà de Colombiers, & pendant le chemin le Comte de Forest luy reïtera la priere qu’il luy avoit déja faite de luy declarer par quelle avanture il s’étoit engagé à épouser Melusine. Cette seconde demande chagrina Raimondin. Mon frere, luy répondit-il, l’avanture qui me l’a fait connoître, & l’épouser, est un secret du Ciel qui m’est inconnu; outre cela, ignorez-vous la puissance de l’amour ? Il sçait unir les personnes les plus éloignées quand leurs cœurs sont nez l’un pour l’autre.
Le Comte de Forest vit bien par cette réponse que son frere n’étoit pas content de sa demande, c’est pourquoy il luy promit de ne luy en parler jamais, & Raimondin l’en pria fortement ; cependant le Comte ne luy tint pas parole dans la suite, ce qui fut cause de sa ruïne entiere, comme nous le dirons à la fin de cette Histoire.
Le Comte de Poitiers étant arrivé à Colombiers, Raimondin prit congé de luy, & de toute la Cour pour s’en retourner auprés de son Epouse. Il fut tres étonné qu’à son arrivée el le luy raconta la conversation qu’il avoit euë avec son frere, & l’assura que s’il gardoit toujours le secret de cette maniere, & luy tenoit de même la parole qu’il luy avoit donnée de ne la jamais voir les Samedis, il deviendroit le plus puissant & le plus heureux de sa lignée. Ce que Raimondin luy jura de nouveau d’observer religieusement.
Melusine fort contente découvrit ensuite à Raimondin son projet touchant une Forteresse qu’elle vouloit construire sur la roche de la fontaine de Soif, & qui devoit servir de fondement à leur maison. Dés le jour même il luy arriva un grand nombre de toute sorte d’ouvriers, & une prodigieuse abondance de vivres pour leur subsistance. L’ouvrage se commença & fut poussé avec tant de diligence, que tous ceux qui venoient voir ces merveilles en étoient surpris. Il fut achevé en peu de tems, & Melusine s’y logea aussi-tôt, sans crainte d’essuyer la fraîcheur des murailles. Elle y fit transporter tous les meubles precieux qui étoient dans les Pavillons ; quand tout fut en état de n’y rien desirer, Raimondin envoya des courriers à tous les Seigneurs des Provinces voisines, pour les prier d’assister à une fête qu’il vouloit donner pour faire la dédicace de ce superbe édifice.
Quantité d’Etrangers s’y trouverent au jour nommé. Les Comtes de Poitiers & de Forest s’y rendirent aussi avec leur Noblesse. Chacun étoit surpris de voir la grandeur de cette forte Place bâtie dans toutes les regles de la guerre; & le peu de tems qu’on avoit employé à la construire, jettoit tout le monde dans une profonde admiration.
Dés que Melusine aperçut le Comte de Poitiers, elle luy dit : Seigneur, nous vous avons prié de venir icy pour voir cette Forteresse, & luy donner le nom que vous trouverez à propos qu’elle porte.
Ma charmante Cousine, reprit le Comte, vous seule pouvez avoir cet honneur, & il vous convient mieux qu’à nous : car les sages ont droit d’imposer le nom aux choses. Vous êtes beaucoup plus sage & plus sçavante que nous ne sommes tous. Il vous sied bien, Seigneur, de me railler si galamment, repartit Melusine; nôtre sexe doit être soumis au vôtre en tout ; parlez seulement.
Personne ne me conseillera, reprit le Comte, de vous obéïr en cette occasion. Le nom que cette Forteresse portera doit être heureux, afin qu’il convienne à l’heureuse avanture qui en est l’origine; par consequent vous devez être sa maraine, puis qu’il n’y a personne qui sçache mieux tous ces mysteres que vous, &…
Melusine craignant que le Comte de Poitiers n’entrât plus avant dans cette matiere, l’interrompit pour luy dire, que puis qu’il le souhaitoit, elle la nommeroit Lusineem, que par corruption on a dit depuis Lusignen, & Lusignan.
Ce nom luy convient tres-bien en deux manières, dit le Comte; en premier lieu, parce que c’est l’anagrame du vôtre, si je ne me trompe ; & en second lieu, que Lusineem signifie en langage d’Albanie chose bien établie, & miraculeuse.
L’explication si juste que le Comte fit de ce nom reçut une approbation generale ; Lusineem passa ensuite de bouche en bouche, & courut par toute l’Europe.
Aprés cette décision la joye se repandant de toutes parts, les Chevaliers allerent se preparer pour leurs jeux ordinaires. Il se fit de tres-beaux combats; mais il y en eut un malheureux. Le Comte de Forest fut legerement blessé de l’éclat d’une lance que rompit sur luy un Chevalier Poitevin, & cet accident luy donna encore un nouveau chagrin.
La Fête dura quelques jours. Melusine traitta tous ces Seigneurs avec la même magnificence qu’elle avoit déja fait. Elle s’attacha fort à gratieuser les Etrangers ; enfin tout le monde s’en retourna tres-content.
La reputation de la Forteresse de Lusignan y attira un peuple considerable, qui se mit à bâtir aux environs, aidé par Melusine, qui luy donnoit tout le souhaittoit ; de maniere qu’il y parut un gros Bourg en peu de tems. Raimondin travailloit comme elle à embellir ces lieux, & il joüissoit d’une heureuse tranquillité. Cependant Melusine accoucha d’un fils, qui reçut au Baptême le nom de Guy. Il avoit le corps bien fait, mais son visage étoit large & court, & il avoit les oreilles prodigieusement grandes. Melusine eut soin de luy donner une tres-bonne nourrice, & il profita beaucoup.
* Voyez le Livre intitulé LE COMTE DE GABALIS touchant la nature de cet Peuples. Il est fort divertissant.
* On l’apelle aujourd’huy, par corruption la Font de Sée, & tous les ans au mois de May on tient une grande Foire dans la Prairie voisine où les Patissiers vendent des figures de femmes bien coiffées, qu’on nomme des Merlusines.
* Ixion étant devenu amoureux de Junon, cette Deesse luy supposa un corps d’air, qui luy ressembloit, dont naquirent les Centaures.