Chapitre III

Voyage de Raimondin en Bretagne, & ses aventures.

QUAND Melusine fut relevée de couche, elle conseilla à son Epoux de faire un voyage en Bretagne pour rentrer dans les biens que son pere y avoit abandonnez autrefois, & elle luy raconta toute l’histoire en la maniere qui suit.

Henry de Léon vôtre pere, luy dit-elle, étoit si estimé de Thiery Duc de Bretagne, qui regnoit alors, qu’il prenoit conseil de luy en toutes choses, & pour récompense le fit son grand Sénechal, ce qui luy attita la jalousie de ceux qui pretendoient aussi aux bonnes graces du Prince. Un certain Courtisan nommé Josselin fut le chef de cette cabale. Le Duc avoit un neveu, seul heritier de sa Couronne, & les rivaux de la fortune de vôtre pere se servirent de ce jeune Seigneur pour le faire perir. Ils luy firent accroire que son oncle aimoit votre pere à un point, qu’il l’avoit choisi pour son successeur, que c’étoit une chose concluë, & que la declaration, qu’il en faisoit aux Etats, en étoit expediée.

Ce jeune Seigneur ne voulut pas d’abord ajoûter foy à leurs discours, mais ils luy firent tant de sermens qu’il les crut ; de-sorte qu’il forma le dessein d’assassiner Henry. Josselin & ses complices, le voyant dans cette resolution, luy en procurerent les moyens, en l’avertissant du jour qu’il quitteroit la Cour pour s’en aller, suivant sa coutume, à sa Terre de Leon. Ce qui ne manqua pas : car le neveu du Duc étant informé du départ de vôtre pere, alla l’attendre en un petit bois joignant le Château, où Henry avoit coûtume de se promener le matin. Il n’étoit accompagné que de Josselin suivi de ses émissaires, & quand ils virent venir vôtre pere, ils l’encouragerent à se jetter sur luy, disant, si vous avez besoin de secours, nous vous aiderons ; ce que toutefois ils ne firent point : au contraire ils s’enfuirent aussi-tôt qu’ils les virent aux prises, depeur d’être reconnus par les gens du Château.

Cependant vôtre pere, qui étoit sans armes, voyant arriver un Chevalier sur luy l’épée à la main, para du bras gauche son premier coup avec tant d’adresse, que l’épée passant à côté, il s’en saisit ; mais le Chevalier se voyant desarmé, tira un poignard qu’il avoit à sa ceinture, dont il frappa vôtre pere, qui sentant le coup, quoique leger, donna du pommeau de l’épée si rudement contre la temple du Chevalier, qu’il enfonça la coëffe de son casque, & le tua; puis levant la visiere pour voir qui c’étoit, reconnut le neveu du Duc. Ce malheur l’affligea beaucoup, & le fit resoudre à s’enfuir; c’est pourquoy rentrant aussitôt dans son Château, il banda sa playe, prit tout ce qu’il avoit de meilleur, & choisissant les plus affidez de ses domestiques, il fit seller des chevaux, & partit sans rien dire. La fortune qui conduisoit ses pas le mena du côté de Forests, où il trouva une Dame qui le laissa à sa mort Seigneur du Pays, ensuite il épousa la sœur du Comte de Poitiers, comme vous sçavez.

Vôtre pere s’étant absenté de la sorte, & le neveu du Duc se trouvant tué proche de son Château, on jugea que c’étoit luy qui l’avoit assassiné. Josselin en fit courir le bruit plus qu’aucun autre, & le Duc luy accorda la confiscation de tous ses biens. Il en joüit encore à present, & son fils aîné demeure au Château de Léon.

Vous voyez, mon cher, par le recit que je viens de vous faire, qu’il n’est pas juste de laisser des biens si considerables entre les mains des ennemis de vôtre Maison. Il faut donc que vous alliez en ces quartiers-là, & que vous preniez d’abord vôtre chemin par Quemeguignant, où vous trouverez le Seigneur du lieu, qui est frere de vôtre pere, & se nomme Alain. Il a deux fils Chevaliers, qui sont vaillans, & fort estimez de leur Prince. Vous vous ferez connoître à eux, & ils verront bien-tôt par vos discours qui vous êtes. Ensuite ils vous presenteront au Duc, à qui vous demanderez justice, & aprés qu’il vous l’aura promis, vous luy exposerez le fait, & ferez appeller Josselin; Son fils acceptera le combat pour luy, vous en serez vainqueur, ils seront pendus tous deux, & vous serez rétabli dans les biens de vôtre pere. Soyez persuadé de tout ce que je vous dis, & confiez-vous en Dieu, il vous soûtiendra dans toutes vos affaires lors qu’elles seront justes.

Raimondin qui regardoit son Epouse comme un oracle, luy dit qu’il étoit prêt de faire ce qu’elle voudroit. Aussitôt elle luy fit preparer un superbe équipage, & il partit avec une suite de cinq cens Gentilshommes, tous bien armez.

Melusine avoit chargé l’ancien Chevalier, dont nous avons parlé, de pourvoir sur la route à tout ce qui seroit necessaire à tant de monde, & elle luy recommanda sur tout de faire les choses honorablement.

Dés que cette troupe parut dans le pays, le Duc en étant averti envoya des Officiers au-devant, pour sçavoir le sujet de son arrivée, & Raimondin leur répondit qu’il venoit implorer la justice de leur Prince touchant une affaire qu’il auroit l’honneur de luy expliquer, & qu’il seroit bien-tôt auprés de luy pour luy rendie ses respects ; mais qu’avant toutes choses il falloit qu’il allât visiter le Seigneur de Quemeguignant, & qu’il les prioit de luy en enseigner le chemin. Les Officiers le luy montrerent, & disant qu’ils alloient rendre compte au Duc de sa réponse, ils prirent un chemin de traverse pour informer aussi Alain de cette illustre visite.

Alain fut extrémement surpris de la venuë d’un si grand Seigneur, & d’apprendre qu’il étoit accompagné de cinq cens hommes au moins. Il donna ordre à ses deux fils de les aller recevoir, & de songer à les traitter du mieux qu’ils pourroient ; mais ce dernier ordre fut inutile : car le vieux Chevalier, qui prenoit toûjours les devants, ayant vû que la Ville étoit trop petite pour contenir sa troupe, avoit fait tendre ses, Pavillons, & payoit si bien, qu’on luy apportoit des vivres de tous côtez.

Les deux Chevaliers trouverent Raimondin assez prés de la Ville, & luy firent tout l’honneur qu’ils purent. Il s’informa de la santé de leur pere, & ne leur dit rien de l’affaire qui l’amenoit qu’il n’eut joint Alain, à qui il se fit connoître par le recit circonstancié de l’avanture d’Henry de Leon.

Alain fut étonné d’apprendre que Josselin étoit l’auteur du malheur de son frere, & il en parut d’autant plus indigné, que ce traître en avoit profité seul par la confiscation qu’il avoit obtenuë de ses biens à son exclusion. Il pria son neveu de luy faire l’honneur de loger dans son Château, ce qu’il accepta pour luy seulement. Alain luy fit la meilleure chere qu’il put; on parla beaucoup de l’affaite en question, & Raimondin engagea son oncle & ses cousins à venir à la Cour avec luy, pour être témoins de la justice qu’il étoit seur qu’on luy rendroit.

Le Duc qui demeuroit ordinairement à Vannes, vint à Nantes pour paroître avec plus de majesté devant ce Seigneur étranger, qui marchoit avec un si gros train ; & le jour qu’il lui demanda audience, il avoit donné ordre à tous les Pairs, & à tous les Barons de ses Etats de s’y trouver. Josselin & son fils Olivier y étoient comme les autres, & Alain les fit connoître à son neveu.

Raimondin ayant été introduit en la presence du Duc, le supplia de luy rendre justice sur un fait qui le regardoit luy – même, puis qu’un Prince n’est jamais en seureté quand il y a des traîtres auprés de sa personne.

Le Duc demeura surpris à ce discours ; il promit toute justice à Raimondin, & l’assura sur sa parole sacrée qu’il feroit punir du dernier supplice tous les traîtres qu’il pourroit luy montrer dans sa Cour.

Raimondin aprés l’avoir remercié luy raconta succinctement, mais de point en point, la malheureuse avanture d’Henry de Leon son pere, arrivée il y avoit quarante ans, sous Thiery, dont il étoit le quatriéme successeur : de quelle maniere il avoit tué, à son corps deffendant, le neveu de ce Prince, seul heritier de sa Couronne ; que cette catastrophe étoit arrivée par la trahison de Josselin du Pont qui étoit là present, & lequel au moyen de son crime jouissoit de tous les biens d’Henry, par la confiscation qu’il en avoit obtenuë.

Ce fait étant deduit avec toutes ses circonstances, Raimondin ajoûta : Seigneur, puis que je suis assez malheureux d’aprendre, depuis mon arrivée en ce pais, que tous les témoins que je pouvois avoir contre Josselin sont morts, je me sers du droit des Chevaliers, qui est, que j’offre avec vôtre permission, & celle de tous vos Pairs & Barons, de combattre Josselin, & luy faire avoüer son crime, ou l’expier par son sang. Achevant ces paroles il jetta son gage, & il n’y eut personne si hardy que de répondre.

Le Duc voyant que personne ne répondoit, dit tout haut : Josselin, Estes-vous sourd ? Vous autorisez par vôtre silence nôtre Proverbe, qui dit, Qu’un vieux peché fait nouvelle vergogne. Songez, cependant, à répondre à cette terrible accusation.

Josselin fut si confus & palpitant, qu’il ne sçut dire autre chose, sinon, que ce Chevalier se moquoit de raconter une telle Fable.

C’est si peu une Fable, repartit Raimondin, que je te feray bien avoüer que c’est une verité, si Monseigneur me le permet, ainsi que je l’en suplie tres-humblement.

Josselin, continua le Duc, je veux que vous répondiez d’une autre maniere à cette accusation. Olivier entendant ces paroles, dit : Sire, ce Chevalier a plus de peur qu’il ne nous en fait ; je tiens mon Pere pour un homme incapable d’avoir fait l’action qu’on luy impute ; c’est pourquoy j’accepte le duel pour luy ; & voilà mon gage. Il sera bien vaillant, s’il peut venir à bout de moy, & d’un de mes Parens que je choisiray.

Quand le Duc l’entendit parler de la sorte, il se fâcha, & luy dit, ce ne sera pas tant que je vivray, qu’on verra qu’un Chevalier soit obligé de combattre contre deux, l’un aprés l’autre, pour une même querelle ; Olivier, il est honteux à vous d’avoir eu cette pensée, c’est une marque de vôtre mauvaise cause ; sçachez, que si vous êtes vaincu je vous feray pendre avec vôtre pere, & j’assigne vôtre combat à demain : ensuite, le Duc prit des cautions pour s’asseurer de leurs personnes, & fit garder Josselin à veuë.

Cependant, Thiery, qui étoit un Prince fort prudent, faisant reflexion au grand nombre de parens & d’amis que ces deux puissantes Maisons avoient dans ses Estats, fit entrer des Troupes dans la Ville, pour empêcher qu’il n’arrivât aucun désordre.

Le lendemain matin les Champions, aprés avoir entendu la Messe, allerent s’armer, & aussi-tôt que Raimondin eut apris que le Duc étoit sur le champ, il s’y rendit, accompagné de quantité de Chevaliers. Il avoit l’Ecu pendu au cou, la Lance sur sa cuisse, & étoit vétu de sa Cotte d’Armes bordée d’argent & d’azur. Il montoit un cheval tres fier, & qui étoit armé jusqu’à l’ongle du pied. Il salua ainsi le Duc avec tous les Seigneurs qui l’accompagnoient & chacun disoit, à voir son grand air, qu’il étoit homme à ne pas se laisser battre facilement.

Ce Chevalier marcha ensuite vers la chaise qui luy étoit preparée, & descendit aussi legerement de cheval que s’il n’eût point été chargé de ses armes, puis il s’assit en attendant que son ennemy arrivât. Il vint peu de tems aprés avec son pere, & ils firent tous deux la reverence au Duc, mais Josselin paroissoit abattu, ce qui étoit de mauvaise augure. Ils descendirent de cheval, & les saintes Evangiles leur étant aportées, Raimondin jura que Josselin avoit commis la trahison de la manière qu’il en avoit fait le recit ; aprés il s’agenoüilla, & baisa les Reliques qui luy furent presentées. Quant à Josselin, il jura le contraire ; mais l’Histoire raporte, qu’il chancella si fort pour baiser les Reliques, qu’il n’en put approcher, & Olivier fit la même chose : car ils sçavoient tous deux que c’étoit leur condamnation.

Cette ceremonie achevée, un Herault cria à haute voix, De par Monseigneur, qu’aucun ne soit si hardi de dire un mot, ny faire aucun signe à un des combatans qu’il puisse entendre, ou apercevoir. Après ce cry chacun se retira hors du champ de bataille, excepté ceux qui étoient destinez pour le garder, & Josselin.

Les deux combattans étant montez à cheval, le Herault fit encore cet autre cry par trois fois : Laissez aller vos chevaux, & faites votre devoir. Dans ces entrefaites Raimondin posant le fer de sa lance à terre, l’appuya sur le cou de son cheval pour faire le signe de la Croix. Son ennemi qui s’en aperçut, se servit de ce moment, & poussa son cheval avec une si grande vitesse, qu’il frappa Raimondin sur sa cotte d’armes, sans qu’il pût parer le coup avec son bouclier ; mais il se tint si ferme, qu’il ne se renversa point, & la lance rencontrant une armure à l’épreuve, vola par éclats.

Alors Raimondin s’écria, Traître, cette action n’est pas d’un brave Chevalier ; & comme sa lance étoit tombée par la force du choc, il mit le sabre à la main, & en déchargea un coup si terrible sur le casque d’Olivier, qu’il en abattit la visiere ; ainsi il eut le visage à découvert, ce qui l’étonna. Cependant il mit le sabre à la main, & les deux combattans se chamaillerent long – tems de la sorte; enfin Raimondin, qui vouloit finir, fit un écart pour se jetter à bas proche de sa lance, & la ramassa subtilement ; ensuite il vint contre Olivier, qui l’évita toujours par la dexterité de son cheval, ne songeant qu’à le lasser, parce qu’il étoit à pied, & à passer ainsi le tems prescrit pour le combat, sans le terminer ; mais Raimondin s’avisa d’un expedient ; il retourna à son cheval, défit promptement un des étriers, & marcha à son ennemi, qui le voyant venir la lance d’une main & un étrier de l’autre, ne sçavoit quel dessein il avoit, ce qui le porta à s’abandonner tout d’un coup sur luy pour le frapper de la pointe de son sabre au defaut de sa cuirasse ; mais comme son cheval tressailloit du coup d’épron qu’il luy donna pour le faire avancer, Raimondin fronda l’étrier à la tête du cheval d’une si grande force, que le gonfrain d’acier fut enfoncé, & luy entra dans le front. L’animal étourdi du coup s’accula sur les jarrets ; & comme Olivier apuyoit des deux pour le faire relever, Raimondin luy donna un coup de sa lance dans le côté, lorsque le cheval s’élevoit, & le jetta par terre. La lance entra pour le moins d’un demypied dans son corps, & avant qu’il pût se relever, le vainqueur sauta sur luy & luy donna plusieurs coups de gantelets par la tête aprés luy avoir arraché le bassinet qui la défendoit, ensuite il luy mit le genou sur le ventre, & la main gauche sur la gorge, si bien qu’il ne pouvoit remuer, puis il tira un poignard de sa ceinture & luy dit, Rens-toy, ou tu es mort.

J’aime mieux mourir, répondit Olivier, de la main d’un brave homme comme vous, que d’un autre.

Avouë donc, repartit Raimondin, que tu sçais que ton pere a commis la trahison.

Comment le sçaurois-je, repliqua-t-il, je n’etois pas né pour lors ? Raimondin, qui étoit persuadé de la verité, fut si chagrin de cette réponse, qu’il luy donna encore tant de coups de gantelet de côté & d’autre sur les jouës, qu’il luy fit perdre connoissance ; ensuite le prenant par les pieds, il le traîna hors de la lice.

Cette action étant ainsi terminée, Raimondin vint au balcon où étoit le Duc, & luy dit : Sire, je vous supplie de me faire connoître si j’ay fait mon devoir, & si vous souhaittez quelque chose de plus.

Vous vous en êtes bien acquitté, répondit le Duc, & les traîtres souffriront le suplice qu’ils meritent. Aussitôt il donna ordre de les pendre, & que le Victorieux rentrât dans les biens de son pere, y ajoûtant encore ceux de Josselin, dont il luy donna la confiscation. Raimondin, aprés avoir remercié le Duc de ses bienfaits, luy demanda la grace de ces malheureux ; mais il demeura ferme dans sa résolution.

Alain, ses enfans, & tous leurs amis, eurent une joye inconcevable de la victoire que leur parent venoit de remporter, & des grands biens que Thiery luy avoit ajugez Ils luy aiderent à l’en mettre en possession. Jean d’Aras dit que Raimondin donna la Baronnie de Leon avec ses autres biens à Henry son cousin germain, & les Terres de Josselin à Alain son frere le cadet, tous deux fils de son oncle Alain ; mais je trouve ailleurs qu’il garda ces grandes Terres pour ses enfans, & cela me paroît plus vrai-semblable, puis qu’une des premieres raisons que Melusine luy allégua pour luy faire entreprendre le voyage de Bretagne, fut celle de recouvrer les grands biens que son pere avoit laissez en ce pays-là.

Quand Raimondin eut terminé toutes ses affaires, & rendu hommage à Thierry de ses Fiefs, ce Prince le retint plusieurs jours auprés de lui pour le réjoüir, & luy faire oublier ses travaux. Il mangea toujours seul avec luy ; & comme le Duc aimoit extrémement la chasse, il luy en donna le divertissement de toute maniere. Au milieu de tant d’honneurs, & de plaisirs, Raimondin brûloit d’envie de revoir sa chere Melusine; de sorte qu’il prit congé du Duc; & le vieux Chevalier abordant le Prince, luy presenta de la part de sa Maîtresse un gobelet d’or enrichi de diamans. Il fit aussi des presens considerables à tous les Seigneurs de la Cour, dont Alain & ses deux fils furent les mieux partagez ; & en contr’échange le Duc donna à Raimondin plusieurs beaux chevaux, & la plus grande partie de ses meilleurs chiens, parce qu’il les avoit trouvez fort bons.

Au sortir de Nantes Raimondin reprit le chemin de Quemeguignant avec son oncle, & ses cousins. Il y fut tres-bien regalé ; mais lors qu’ils étoient au plus fort de leur réjoüissance, on vint avertir Alain que le Châtelain d’Orval, homme tres-accredité & neveu de Josselin, avoit fait assemble toute sa parenté, & ses amis jusqu’au nombre de huit cens à dessein d’assassiner Raimondin lors qu’il passeroit par la forest, & qu’ils étoient distribuez à droite & à gauche aux environs d’une maison de chasse qu’il y avoit.

Alain n’eut pas plutôt reçu cet avis, qu’il envoya aussi avertir tous ses amis, & il en vint jusqu’au nombre de quatre cens, qu’il fit cacher en plusieurs endroits à mesure qu’ils arrivoient. Cependant le Châtelain avoit de bons espions pour sçavoir le jour du depart de Raimondin, qui de son côté paroissoit inquiet de cette entreprise, parce qu’il prévoyoit qu’il y auroit du sang répandu Il eût bien voulu l’éviter, d’autant plus que Melusine ne luy avoit point dit que cet incident devoit arriver. Il demanda pour cet effet s’il ne pouvoit pas trouver un autre chemin que celuy de la forest pour s’en aller ; mais apprenant qu’il n’y en avoit point, il voulut partir le lendemain & risquer l’issuë de cette rencontre.

Sa résolution étant prise, Alain fit marcher dés le soir ses quatre cens hommes sous la conduite de son fils aîné, qui les posta secrettement dans un endroit par où le Châtelain devoit passer, & à la pointe du jour Raimondin entra dans la forest avec ses gens en belle ordonnance : car ils marchoient serré les armes hautes, & étoient precedez par des coureurs qui battoient l’estrade pour découvrir si l’on venoit à eux.

Le Châtelain qui fut averti tres-juste, sortit avec toute sa suite. Il passa devant l’embuscade, qui ne se découvrit point, afin de le prendre en queuë lors qu’il attaqueroit Raimondin. Le Châtelain s’avançant aperçut ses ennemis, & il fut étonné de les voir marcher fierement en bataille. Il les attaqua neanmoins vaillamment, & ils le reçûrent avec encore plus de valeur. Ce premier choc fut terrible. Raimondin y fit de si belles actions, que le Châtelain qui ne cherchoit que luy, le distingua facilement, & le fit remarquer aux plus braves de ses gens; ensuite se mettant à la tête de cinq qu’il choisit, ils coururent tous ensemble sur Raimondin les lances baissées, & jetterent son cheval par terre ; mais luy ne perdant point le jugement donna des deux au cheval qui se remit aussi-tôt sur les pieds fort legerement; de sorte que n’ayant point quitté les étriers, & se trouvant toujours l’épée à la main, il tourna sur le Châtelain avec tant de fureur, qu’il l’étourdit d’un coup d’estramaçon qu’il luy dé chargea sur la tête. Le Châtelain tomba de cheval, & courut grand’risque : car la mêlée étoit forte. Cependant ses gens l’ayant remonté, il reprit courage, & le combat devint encore plus rude qu’auparavant ; mais dans ce moment les quatre cens hommes de l’embuscade arrivans prirent leurs ennemis par derriere, & enveloperent si bien le Châtelain & tous ses gens, qu’on en assomma une grande partie, & que le reste fut pris.

Aprés une si heureuse victoire Raimondin tint conseil avec ses cousins & leurs principaux amis, pour aviser à ce qu’on feroit de tant de prisonniers, & il fut resolu qu’on les pendroit tous aux fenêtres & aux creneaux de la maison de chasse du Châtelain, à l’exception de leur Chef, qui seroit envoyé au Duc avec tous ceux qui se trouveroient parens de Josselin, afin qu’il en fist la justice qu’il trouveroit à propos ; ce qui fut aussitôt executé.

Alain le cadet eut la commission de les conduire avec trois cens hommes d’escorte à Vannes, où Thierry étoit retourné. Il les luy presenta de la part de Raimondin, luy fit un détail exact de leur entreprise, & luy dit de quelle maniere le Ciel les avoit préservez d’être tous assommez.

Le Duc parut tres-indigné de cet attentat, qui regardoit même son autorité, parce que le Châtelain n’avoit entrepris d’assassiner Raimondin qu’à cause de la justice qui luy avoit été renduë. C’est pourquoy il fit pendre tous les parens de Josselin, & envoya le Châtelain à Rennes, pour tenir compagnie à son oncle.

Cependant Raimondin ayant appris par le retour de son cousin la continuation de la bonne justice du Duc, en parut joyeux ; mais il crut qu’il étoit obligé à faire prier Dieu pour les ames de tant de gens qui avoient peri par cette querelle. C’étoit assez l’usage de ce tems-là. Les persecutions que l’Eglise souffroit par la barbarie des Sarazins & des Maures, excitoient la pieté des Chrétiens, & les portoient à luy faire de grands biens ; de sorte qu’aussi tôt que les personnes riches étoient échapées d’un peril, elles faisoient des fondations suivant leurs moyens. C’est pourquoy en memoire de cette heureuse journée où Raimondin avoit évité un si grand danger, il laissa à son oncle le soin de fonder un Prieuré de huit Religieux. Le Duc même eut part à cette bonne œuvre : car il voulut qu’il fût bâti auprés du Château de Suissinom, & il accorda aux Moines plusieurs beaux droits, entre autres demi-lieuë de terrain autour de leur Couvent dans la forest & le droit de pesche dans la mer qui est à un quart de lieuë de là. Il y a d’autres monumens qui subsistent encore, & empêchent de douter de cette histoire.

Aprés que Raimondin eut terminé si heureusement ses affaires, il reprit le chemin de Poitou, & quand il fut arrivé à la vuë de Lusignan, il ne reconnut plus le lieu, tant il étoit augmenté. Le Bourg qui est au pied de la Forteresse ressembloit à une Ville ; il étoit ceint de bonnes murailles, flanquées de grosses tours, avec de larges fossez, & il ne pouvoit se lasser de considerer ces nouveaux prodiges. Cependant quelques Cavaliers qui avoient pris les devants, annoncerent sa venuë à Melusine, qui la sçavoit tres bien, & fit semblant de l’ignorer. Elle donna ordre aux Bourgeois de prendre les armes, & elle alla à la rencontre de son Epoux avec toutes les Dames, & les Chevaliers du pays.

Il est impossible d’exprimer la joye qu’ils eurent de se revoir aprés une si longue absence  Raimondin fit une ample relation à son Epouse de tout ce qui luy étoit arrivé, & l’assura que la fermeté qui avoit paru dans toute sa conduite provenoit de la confiance qu’il avoit toujours euë dans ses paroles.

Un peu apres l’arrivée de Raimondin Melusine accoucha d’un second fils qui fut nommé Odon, & apporta en naissant une oreille plus grande que l’autre. D’ailleurs il étoit tres bien fait de sa personne, & dans la suite il devint Comte de la Marche, pour avoir épousé l’heritiere de cette Principauté.

Apres que Raimondin fut remis des fatigues qu’il avoit souffertes pendant son voyage, il travailla avec Melusine à la construction de plusieurs Villes & Forteresses dans les Terres qui luy appartenoient jusques sur les frontieres de Poitou, & de Guienne. Ils commencerent par bâtir la Ville & le Château de Melle & Voüant ; celle de S. Maixant avec l’Abbaye ; le Fort & le Bourg de Partenay, qu’ils rendirent une Place considerable. Melusine jettaensuite les premiers fondemens des fortifications de la Rochelle, & du Château. Il y avoit déja une grosse Tour bâtie par Cesar, qui se nommoit la Tour de l’Aigle, parce que cet Empereur en portoit un dans ses Etendards ; elle la fit environner de fortes murailles, défenduës de bonnes Tours à la maniere de ce tems là, & on luy donna le nom de *Castel aiglon. Elle bâtit encore Pons en Poitou, rétablit Xaintes qui se nommoit Linges pour lors. Enfin cette Dame aquit tant de biens à son mari en Bretagne, en Poitou, en Guienne, & en Gascogne, qu’il devint un des plus puissans Seigneurs de France, & se fit redouter de ses voisins.

Melusine ne se contentoit pas de bâtir de cette maniere, elle donnoit encore à son mary des enfans tous les ans, & des mâles ; ce qui a soûtenu sa posterité avec éclat, ainsi que nous allons le déduire dans l’histoire des illustres établissemens qu’ils se sont procurez tous par leur valeur.

Le troisiéme fils qu’elle eut fut appellé Urian. C’étoit un bel enfant, mais il avoit un œil plus haut que l’autre. Le quatriéme fut nommé Antoine, le plus beau garçon du monde, mais il paroissoit sur sa jouë une griffe de lion. Le cinquiéme reçut le nom de Regnault, & n’avoit qu’un œil, mais il voyoit plus de vingt lieuës loin quand il étoit sur la mer. Le sixiéme se nomma Geoffroy, bel enfant au possible, mais il avoit une dent qui luy sortoit de la longueur d’un pouce hors de la bouche. Ce fut dans la suite un des plus vaillans hommes de son siécle Le septiéme eut nom Froimond. Il étoit bien fait, mais il avoit au bout du nez une petite tache veluë. Il se rendit Moine dans l’Abbaye de Mailleres. Le huitiéme s’appella Raimond ; le neuviéme Thierry, & le dixiéme nâquit avec trois yeux, dont l’un étoit au milieu du front. L’histoire ne marque point son nom, car il vêcut peu de tems par des raisons que nous dirons à la fin de cette Histoire.

Melusine avoit un si grand soin de chercher de bonnes nourrices à ses enfans, qu’ils profitoient à vûë d’œil. Ils furent tous de la riche taille, & tres forts. Elle prit aussi un pareil soin de leur éducation, en leur donnant les meilleurs Maîtres qu’elle put, tant pour les sciences, que pour tous les autres Exercices qui conviennent aux personnes de la premiere qualité.

Quand Guy fut parvenu à l’âge de dix-huit ans, il s’exerça avec ses freres Odon, & Urian à tout ce qui peut faire le corps à la fatigue ; par exemple, à la chasse, aux Joûtes, & ces jeunes Seigneurs y étoient si adroits, qu’ils étonnoient tous ceux qui les voyoient dans ces Exercices. Ils alloient aussi visiter les Princes voisins, & secomportoient si sagement, qu’ils s’attiroient l’amitié de tout le monde.

Guy avoit environ vingt trois ans, quand deux Chevaliers de Poitou arriverent à la Cour de leur Prince; Ils venoient de la Terre sainte, & racontoient la larme à l’œil les barbaries que les Sarazins exerçoient envers les Princes Chrétiens ; entre autres ils disoient de quelle maniere le Soudan de Damas avoit mis le siege devant Famagouste, pour forcer le Roy de Cipre à luy donner en mariage sa fille, qui étoit la plus belle personne de la terreCV, & unique heritiere de sa Couronne. Guy, &Urian étoient allez en ce tems là rendre visite au Comte de Poitiers, & ils se trouverent presens au recit patetique que les deux Chevaliers faisoient à ce Prince, qui

de son côté plaignoit beaucoup ces malheurs, & disoit, « que les Princes Chrétiens ne se réveilloient pas assez aux vifs assauts de ces Conquerans ; qu’ils étoient trop avant dans l’Europe pour negliger à faire de plus grands efforts contre eux ; qu’il est vray qu’on faisoit des Croisades, mais que ces secours étoient trop foibles pour exterminer de si puissans ennemis ; & il protestoit qu’il donneroit volontiers la moitié de ses Etats pour empêcher qu’un aussi beau Royaume, qu’est l’Isle de Cipre, tombât entre les mains des Infideles. »

Ces dernieres paroles firent tant d’effet sur le cœur des deux jeunes Seigneurs de Lusignan, qu’aprés avoir pris congé du Comte Bertrand, ils ne parlerent d’autre chose en s’en retournant, que de l’honneur qu’ils remporteroient, s’ils pouvoient secourir le Roy de Cipre, & délivrer une si belle Princesse des mains du Soudan. Mais comment faire, dit Urian, pour réüssir dans une si haute entreprise ? Mon frere, répondit Guy, rien n’est si facile si ma mere y consent ; vous connoissez sa puissance : aussi tôt qu’elle aura donne ses ordres, on aura bientôt levé des troupes pour cette expedition ; quant à moy je me flatte de la réüssite de nos projets si jamais nous sommes assez heureux que de partir, & je me charge, si vous voulez m’accompagner, d’en demander la permission.

Urian y consentit, & comme ces deux freres s’aimoient beaucoup, ils jurerent de ne point se separer qu’ils n’eussent conquis assez de terre pour leur établissement. Guy fit donc la proposition à sa mere en presence d’Urian du dessein qu’ils avoient formé, & aprés luy avoir exaggeré le soutien de la foy, qui étoit leur principal motif, & la gloire qu’ils envisageoient dans cette noble entreprise, il ajoûta, « qu’elle ne devoit pas craindre que sa maison ne se trouvât bien appuyée quand le malheur voudroit qu’il vint manque de son frere & de luy. Il la pria aussi de faire reflexion que ses Etats, quoique puissans, ne pouvoient pas se partager entre tant de freres, qu’il falloit qu’il n’y en eût qu’un seul qui les possedât, qu’Urian & luy étoient resolus d’aller chercher quelque établissement digne de leur naissance, & qu’un secret mouvement les assuroit qu’ils s’en procureroient de fort considerables. »

« Mes enfans, répondit Melusine, vôtre dessein est aussi pieux qu’il est  grand ; il ne peut avoir été conçu que par une valeur extraordinaire. Je vais en parler à vôtre pere : car  je ne puis rien determiner sans luy, & nous ferons attention à vos empressemens. »

Aussi tôt elle alla exposer à Raimondin le dessein de Guy & d’Urian, luy exaggerant la noble resolution qu’ils avoient prise touchant leur établissement. Elle l’assura que Dieu assisteroit leur pieuse entreprise d’une manière qu’ils acquereroient autant d’honneur& de biens, qu’ils en meritoient.

Raimondin, qui avoit une confiance extrême dans tout ce que son Epouse lui disoit, voyant qu’elle approuvoit le dessein de ses Enfans, & même qu’elle en auguroit heureusement, consentit avec joye à leur depart ; ensuite il travailla à lever des troupes, & à faire équiper des Vaisseaux, pendant que Melusine faisoit preparer tout ce qui étoit necessaire pour ce puissant armement.

Guy, & Urian de leur côté se voyant assurez de leurs parens allerent a Poitiers pour communiquer leur dessein au Comte Bertrand, qui fut ravi de voir ces jeunes Seigneurs animez d’un si beau zele que celuy d’aller exposer leur vie pour le soûtien de la Religion, & acquerir une gloire immortelle. Ils demanderent permission au Comte d’envoyer querir les deux Chevaliers, pour leur faire part de leur resolution, & les prier de les accompagner Ces Chevaliers étans mandez s’offrirent de grand cœur, & le bruit de cet armement s’étant répandu par la France, plusieurs Gentilshommes vinrent se joindre avec leur suite aux deux Seigneurs de Lusignan, pour partager la gloire d’une si sainte, & si noble entreprise.

Le rendez vous fut donné à la Rochelle, & en moins de six semaines chacun se trouva prest pour l’embarquement. Raimondin, & Melusine avoient si bien pourvû à tout, que rien ne manqua, tant pour les agrez des Vaisseaux, & les vivres dont on les chargea, que pour l’armement des troupes. Les deux jeunes Guerriers eurent soin de l’embarquement, qui fut de plus de douze mille hommes : & dés qu’il fut achevé, ils allerent prendre congé de leurs pere & mere, qui eurent beaucoup de chagrin de leur départ, quoy qu’ils fissent leur pouvoir pour n’en donner aucune marque.

Raimondin ne tint pas grand discours à ses Enfans, il se retira aprés les avoir embrassez, pressé qu’il etoit de sa douleur, & laissa le soin à son Epouse de leur donner les instructions qu’ils devoient suivre pour se comporter prudemment dans une si haute entreprise. Comme Melusine n’ignoroit pas leur destinée, elle commença par leur dire, que la providence de Dieu étoit singuliere à leur égard, parce qu’ils se verroient tous deux élevez sur des Trônes. Et aprés cette declaration, elle leur enseigna les maximes les plus seures qu’ils pouvoient pratiquer pour regner heureusement ; elle leur prescrivit encore la maniere dont ils en devoient user avec une si grande quantité de Noblesse, qui leur faisoit l’honneur de les suivre pour combatre sous leurs Etendards. Ensuite elle leur donna à chacun une bague, dont les pierres avoient la vertu de les preserver de blessure, de poison, & de quelque danger que ce fût ; pourvu que la cause pour laquelle ils s’exposeroient fût juste, & qu’ils n’eussent dans le cœur aucun dessein de surprise, & de trahison. Aprés cela elle les embrassa tendrement, & les recommanda à quatre Barons de Poitiers, & de Guyenne, qu’elle avoit choisis pour être auprés d’eux en qualité de leurs Lieutenans Generaux.

* On le nomme aujourd’huy Castelaillon, & depuis peu la mer a englouti cet édifice aprés en avoir miné les fondemens.