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Préface

PREFACE. TOutes les Histoires du onziéme siecle, sont pleines des grandes actions que Geofroy de Lufignan a faites dans le voyage de la Terre sainte, qu’il entreprit pour secourir son frere Guy, aprés la perte de la meilleure partie de son Royaume de Jerusalem, dont Saladin, Soudan du grand Caire, s’empara.

Ces évenemens ont servi de sujet à cet Ouvrage : ils sont mêlez de plusieurs avantures fort extraordinaires ; mais qui contiennent une morale, dont les reflexions peuvent estre utiles. La vertu y paroist toûjours triomphante; le vice condamné; les sciences occultes tournées en un ridicule serieux, suivant leurs principes; & cest à quoy il faut bien prendre garde. Enfin tous les differens caracteres d’esprits pourront trouver du divertissement dans la lecture de ce Livre, qui est tres-varié, & profiter en même temps de la morale qu’il renferme.

Présentation

Ce texte présente une version diplomatique linéarisée de l’exemplaire de la BNF (Y2-658). On s’est contenté de régulariser les retours à la ligne et la délimitation en paragraphes, ainsi que la disposition de la ponctuation. On a aussi résolu les abréviations (õ, ã, ẽ en on, an et en), et les ß en ss. Pour le reste on n’a pas touché à l’orthographe.

Une version en texte modernisé, pourvu d’un appareil critique, est en préparation aux Editions Champion.

HISTOIRE
DE
GEOFFROY
SURNOMME’
A LA GRAND’DENT,
SIXIEME FILS
DE MELUSINE,
PRINCE DE LUSIGNAN.

A PARIS,
Chez la veuve CLAUDE BARBIN,
sur le Peron de la Sainte Chapelle.
________________________
M DCC.
Avec Privilege du Roy.

Chapitre 2, p. 22

22 HISTOIRE
action seroit le plus malheureux de
tous les hommes, bien loin de se
voir comblé d’honneur & de fortune.
Mais, Seigneur , poursuit-il, com¬
ment se peut-il faire que le Ciel
vueille recompenser de tant de biens
un si grand forfait , & prenne la peine
même de declarer sa volonté à ce su-
jet par des signes celestes ? Ha ! mon
fils , dit le Comte , Dieu fait tout
pour sa gloire , & sa providence est
impenetrable. Peut-être que celui qui
commettroit ce crime le feroit par ac¬
cident, & delivrant la terre d’un Sou¬
verain qui peut n’étre pas agreable à
l’Eternel pour quelques pechés incon¬
nus , le Ciel voudroit recompenser de
mille felicités une action qui devien¬
droit meritoire envers Dieu. Telle
fut l’entreprise de Judith , & plu¬
sieurs autres de même nature.
A peine le Prophete finissoit son
discours , qu’ils entendirent brosser à
travers les buissons , & rompre les
branches ; ensuite ils aperçurent le
même sanglier qu’on avoit chassé, &
que sa playe agitoit ; la lumiere du feu

Chapitre 2, p. 21

DE MELUSINE. 21
attaché qu’on eût dit qu’il lisoit dans
les Cieux , puis il soupiroit de tems en
tems. Raimondin qui voyoit que son
oncle s’inquietoit le pria de venir se
chauffer , ajoûtant qu’il ne convenoit
pas à un si grand Prince de s’amuser
à ces sortes de sciences d’Astronomie
qui sont tres-incertaines.
Helas, s’écria le Comte, si tu sça-
vois ce que je vois, tu serois frapé d’é-
tonnement. Aprés avoir proferé ces
paroles, il se mit encore à réver plus
profondement qu’il n’avoit fait , te¬
nant les yeux fixés dans le Ciel ;
mais Raimondin qui vouloit détour-
ner son oncle de ces speculations l’in-
terrompit encore , & le pressa de lui
dire ce qu’il voyoit de si merveilleux.
Je vois , répondit il , par la con-
jonction de deux Planetes que voilà,
que si dans le tems que je parle un Su¬
jet tuoit son Souverain il deviendroit
le plus puissant de sa race , & auroit
une lignée dont il seroit parlé jusqu’à
la fin du monde.
Pour moi j’estime , repris Rai-
mondin , que celui qui feroit une telle

Chapitre 2, p. 20

20 HISTOIRE
main, marcha contre le sanglier qu’il
blessa à l’épaule ; l’animal s’élança sur
luy, & le fit tomber; mais Raimondin
se releva avec une agilité surprenante,
& le sanglier le voyant s’avancer de
nouveau avec fermeté prit la fuite
d’une telle vitesse que les Chasseurs
le perdirent de vûë, excepté le Comte,
& Raimondin , qui étoit remonté à
cheval.
Le Comte étoit tres bon Pi-
queur ; mais Raimondin étoit si
bien monté , & tellement animé,
qu’il laissa son oncle derriere fort in¬
quiet, par la crainte qu’il avoit que le
sanglier ne le blessât ; le Comte le
rapeloit de toute sa force, par le son
d’un petit cor qu’il portoit toûjours,
& le suivoit de loin. Enfin , la nuit
étant survenuë, Raimondin s’arrêta ,
son oncle le joignit, & ils se retirerent
sous un arbre pour y attendre le jour,
parce qu’ils étoient égarés; mais com¬
me la nuit étoit fraîche , Raimondin
tira un fuzil de sa poche & fit du feu,
pendant que le Comte s’occupoit à ob¬
server les astres , & y paroissoit si fort

Chapitre 2, p. 19

DE MELUSINE. 19
lui dire qu’il y avoit dans la forest de
Colombiers un sanglier d’une gran¬
deur demesurée , & qu’il auroit du
plaisir à le forcer. Le Comte mit la
partie au lendemain, & prit Raimon¬
din avec lui , car il l’aimoit extréme-
ment ; ce jeune Seigneur avoit aussi
une veneration toute particuliere pour
son oncle.
Le Comte partit de Poitiers aprés
le dîner avec ses Courtisans, & trouva
les Chasseurs au rendés-vous. On
commença la chasse , le sanglier fut
vû dans sa bauge , & chacun parut
surpris de sa grandeur ; la fierté de
l’animal étonnoit les chiens ; aucun li-
mier n’osoit l’aborder ; les Chasseurs
mêmes se tenoient en arriere , & pas¬
un ne mettoit pied à terre pour se
presenter à lui. Ainsi la chasse de¬
meuroit comme suspenduë, lors que
le Comte s’écria : Quoi, sera t il dit,
que ce fils de truye nous fera peur à
tous?
Raimondin n’eut pas plûtost en-
tendu ces paroles qu’il se jetta à bas de
son cheval , & mettant l’épée à la

Chapitre 2, p. 18

18 HISTOIRE
fans , parce qu’il les vouloit voir.
La Fête fut magnifique, & con¬
tinuée pendant plusieurs jours. Le
Comte de Poitiers fit plusieurs Che-
valiers ; entr’autres, l’aîné du Comte
de Forest, qui se comporta vaillam-
ment dans le Combat de la Lance ;
mais Raimondin lui plut si fort qu’il
engagea son pere à le lui laisser pour
prendre soin de son éducation , & le
garder toûjours auprés de lui ; ainsi
Raimondin resta sous la conduite de
son oncle.
Le Comte Aymeri étoit un des plus
sçavans hommes de son siecle ; & sur
tout il excelloit dans l’Astrologie ,
c’est pourquoi il donna à son neveu les
meilleurs Maîtres qui se purent trou-
ver en toutes sortes d’exercices & de
sciences. Quand il fut plus âgé il le
mena souvent à la chasse pour le faire
à la fatigue. Le Comte s’y plaisoit
beaucoup, & il n’y avoit pas de Sou-
vetain en ce tems-là qui eût de plus
beaux équipages que lui, soit pour le
vol, soit pour la grand’bête.
Un jour son Grand Veneur vint

Chapitre 2, p. 17

[Erreur de pagination]

DE MELUSINE. 17
plis de forests, & s’arrêta à un grand
Château, où demeuroit une tres-belle
Dame Souveraine de ces quartiers-là,
qui le prit si bien en amitié, qu’elle l’é¬
pousa. Ce Seigneur étant un homme
de valeur & d’expedition, cultiva le
païs , y bâtit des Villes , des Forte-
resses, & le nomma Forest, qui est le
nom qu’il porte encore aujourd’huy;
parce qu’il y avoit trouvé quantité de
bocages. Cette Dame étant venuë à
mourir , la Noblesse du Païs s’assem¬
bla, & fit épouser à ce Seigneur la
sœur du Comte de Poitiers dont il eut
plusieurs enfans mâles, entre lesquels
il y en avoit un nommé Raimondin
qui étoit le troisiéme, & promettoit
beaucoup.
Raimondin avoit environ quinze
ans quand Aymeri, Comte de Poi¬
tiers, ayant dessein de faire son fils
aîné Chevalier, envoya prier tous les
Seigneurs, voisins de ses Etats, de
venir assister à cette Feste ; & entre¬
autres , il dépêcha vers le Comte de
Forest, son beau-frere, afin qu’il y
amenât les trois plus âgés de ses en-

Chapitre 2, p. 18

18 HISTOIRE
prits aëriens , & les terrestres , qu’elle
s’aquit beaucoup de credit parmy* ces
peuples élementaires ; & si le desir de
se voir délivrée de sa metamorphose
des Samedis ne l’eût pas pressée , elle
eût renoncè à s’allier ayec les hommes,
pour conserver cet heureux empire.
Melusine étoit etrante de la sorte ,
quand , aprés avoir passe par la Forest
noire , & par les Ardenes , elle arriva
dans la forest de Colombiers en Poi-
tou. Dés qu’elle y fut , toutes les Fées
des environs s’assemblerent , & luy
dirent qu’elles l’attendoient pour re¬
gner dans ce lieu ; qu’il devoit la fi-
xer ; & qu’elle y trouveroit un époux;
ce qui arriva : mais pour en sçavoir
toutes les avantures , il faut prendre la
chose dés son origine.
Un Seigneur de Bretagne ayant tué
le neveu du Duc , qui y regnoit alors,
s’enfuit avec ce qu’il put emporter de
biens ; & se sauvant par les chemins de
traverse, ariva enfin dans des lieux rem¬

* Voyez le Livre intitulé LE COMTE DE
GABALIS touchant la nature de ces Peuples.
Il est fort divertissant.

Chapitre 2, p. 17

DE MELUSINE 17
CHAPITRE II.
Melusine épouse Raimondin fils
fils du Comte de Forest, & bâ-
tit le Château de Lusignan.

Pressine ayant rendu les derniers
devoirs à son époux, s’en retourna
auprés de sa sœur dans l’Isle perduë.
Quant à Melusine , elle cherchoit par
tout à se marier , puisque sa fatalité
vouloit qu’épousant un homme qui luy
tiendroit parole , elle seroit délivrée
de l’affreuse penitence qui luy étoit im¬
posée.
J’ay dit qu’elle s’étoit retirée dans
les forests , pour y être instruite par les
Fées qui les habitent : Aussi se per-
fectionna-t-elle dans les connoissances
mysterieuses , dont sa mere n’avoit pû
luy donner que les premieres idées , à
cause de sa jeunesse.
Elle alla donc ainsi de forest en fo¬
rest pendant long tems, & aprit si bien
les Sciences occultes par la communi¬
cation qu’elle eut encore avec les Es¬