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Chapitre 2, p. 42

42 HISTOIRE
Raimondin qui souhaittoit extrê¬
mement cette conclusion , & ne con¬
noissoit rien d’impossible à sa Maî¬
tresse , partit aussi-tost pour aller faire
le compliment à la Comtesse & à ses
Enfans ; il trouva avec eux le Comte
de Forest son frere aîné, qui étoit ar-
rivé à la Cour le jour d’auparavant,
pour témoigner au Comte de Poitiers
la douleur qu’il avoit de la mort de
son pere. Raimondin le pria aussi de
ses nopces ; & ses complimens étans
achevés , le Comte de Poitiers luy
dit , nous assisterons volontiers à vô¬
tre mariage, mon Cousin, mais nous
sommes étonnés de ce que vous avés
formé ce dessein sans nous en parler,
il me semble que vous deviés prendre
nôtre conseil là-dessus; cependant,
l’affaire est bien avancée, puisque vous
priés déja de la celebration. Quel jour
avés-vous choisi pour cette ceremo¬
nie , & en quel endroit se fera-t-elle?
Dans trois jours, répondit Rai-
mondin , & au même lieu que vous
avés eu la bonté de me donner.
Comment , repartit le Comte fort

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lieuës; toutefois ils en mirent Rai-
mondin en possession suivant le don
qui luy en étoit fait ; & du moment
qu’ils en eurent signé l’acte les deux
ouvriers disparurent.
Tant de choses surnaturelles épou-
vanterent si fort les Commissaires
qu’ils eussent voulu être bien loin.
Aussi dés qu’ils eurent achevé leur
office ils prirent congé de Raimondin
& retournerent au plus vite à Poitiers
pour anoncer au Comte ce qu’ils a-
voient vu.
Quant à Raimondin , il alla pre¬
senter à sa Maîtresse les Patentes du
don qu’on luy avoit fait , & luy ra¬
conter de quelle maniere il en avoit
pris possession. Elle le congratula sur
sa bonne conduite , & luy declara
qu’il étoit tems de l’épouser , mais
qu’il falloit prier de leurs nopces la
Comtesse de Poitiers, le Prince Ber-
trand , & la Princesse Blanche sa
sœur , avec toute leur Cour , parce
qu’elle ne se mettoit pas en peine de
les bien recevoir quelque grand nom¬
bre qu’ils fussent.

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vice ; puis l’un d’eux, qui étoit chargé
de piquets , alla en planter un des
plus forts proche du Rocher, pendant
que son camarade devidoit les filets
de cuir avec beaucoup d’habileté.
On commença donc l’ouvrage, en
attachant à ce piquet le premier bout
du cuir, & de la sorte, plantansdes pi¬
quets de distance en distance suivant
la tranchée, on conduisoit le cuir ,
ainsi ils environnerent la montagne;
mais quand ils furent revenus au pre¬
mier piquet , & qu’ils trouverent
encore beaucoup de cuir de reste , ils
s’étendirent dans la prairie aussi loin
que le cuir put aller. Alors , chose
merveilleuse,ils n’eurent pas fiché en
terre le dernier piquet, qu’ il sortit une
source du même endroit si abondante
qu’elle forma aussi tost un grand ruis¬
seau.
Raimondin,qui etoit averty de tous
ces evenemens miraculeux , n’en fut
pas si étonné que les Commissaires,
lesquels contemploient ces merveilles
avec admiration , car le cuir renfer¬
moit une enceinte de plus de deux

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Dés que Raimondin se vit en pos-
session du cuir , il envoya querir un
Sellier , le fit tailler par filets en sa
presence le plus delié qu’il se put ;
Ensuite le Marchand en fit un pac-
quet , & à peine l’avoit-il remis dans
le sac,que les Commissaires qui etoient
deputés pour le mettre en possession
des terres qui luy étoient données ,
arriverent , & il partit avec eux.
Ces Commissaires étoient Gens
qui connoissoient tres-bien les en¬
droits des quartiers où ils alloient ;
c’est pourquoy en y arrivant ils furent
surpris de voir autour de la Roche
quantité d’arbres abattus, & de lar¬
ges tranchées,où il n’y en avoit jamais
eu. Raimondin connut d’abord l’ou¬
vrage de sa Dame ; il dissimula, &
étans descendus dans la prairie on tira
le cuir du sac. Quand les Commissaires
virent les filets si deliés ils ne sçurent
par quel bout s’y prendre ; mais lors
qu’ils étoient dans cet embarras, deux
hommes habillés comme des Paysans
se presenterent à eux , disans qu’ils
étoient venus pour leur rendre ser-

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Alors Raimondin se mit à genoux
pour remercier le Comte de cette fa¬
veur , & le prier de luy en faire ex¬
pédier des Patentes , ce qu’il ordon-
na , & on y attacha le grand Sceau de
la Comté avec ceux des douze Pairs,
ainsi que le raporte l’Histoire , qui
dit de plus , que Raimondin , aprés
avoir passé le reste du jour à solliciter
son expedition , & l’ayant reçuë, se
retira le lendemain dans l’Eglise de
l’Abbayedu Moustier où il fit ses de¬
votions , & pria Dieu de benir son
mariage, puis qu’il n’avoit en vuë que
sa gloire.
Raimondin demeura ainsi en priere
jusqu’à midy , & au sortir du Mou-
stier neuf au-delà du Château , un
homme l’aborda & luy dit, Seigneur,
achetés un bon cuir de cerf que j’ay
dans ce sac , il servira à vous faire des
couroyes de chasse.
Combien en veux-tu, dit Raimon-
din? Cent sols, répondit le Marchand.
Aporte-le à mon Hôtel , repartit Rai¬
mondin , & cet homme le suivit pour
recevoir son payement.

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le Comte & luy dit : Sire, j’ay une
grace à vous demander , c’est de me
faire le don d’une chose qui n’est ny
Château , ny Forteresse , & est de peu
de valeur.
Volontiers , repartit le Comte ,
pourvu que mes Barons y consentent;
aussi-tost ils donnerent leur consen¬
tement d’une commune voix.
Monseigneur , continua Raimon¬
din , la grace que je vous demande,
c’est qu’ayant dessein de m’attacher
plus étroitement à vôtre service , &
n’ayant pas un seul pouce de terre
dans vos Etats , je vous suplie de
m’accorder en don , la roche qui est
audessous de la Fontaine de Soif, dans
la Forest de Colombiers, & autant
de terrain aux environs qu’un cuir de
cerf en pourra contenir.
Je vous la donne de bon cœur ,
dit le Comte, de la manière que vous
la desirés , & pour l’amitié que je
vous porte , je vous décharge encore,
tant envers moy , qu’envers mes suc¬
cesseurs à perpetuité, de tout hom-
mage, rente, & redevance aucune.

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vous la ferés étendre le long de la
valée joignant les bouts ensemble , &
en cet endroit naîtra une source qui
formera un grand ruisseau , lequel sera
fameux dans la suite ; aprés avoir
executé tout cela exactement revenés
icy.
Raimondin remercia sa Maîtresse
de ses bons avis , & lui promit de les
suivre de point en point ; ils se firent
ensuite mille amitiés : l’Amant avoit
de la peine à se separer d’une si belle
personne , mais il falloit qu’il allât
remplir sa destinée : Il partit donc ,
& arrivant à Poitiers , il trouva que
tous les Barons étoient venus pour
rendre hommage à leur nouveau Sei-
gneur.
Aussi-tost qu’ils furent assemblés,
le Comte Bertrand se rendit à S. Hi-
laire, où il parut pendant l’Office en
habit de Chanoine , comme ayant ce
droit, & quand le Service fut achevé
les Barons s’aprocherent de luy, cha-
cun en leur rang , & luy renouvelle-
rent les hommages de leurs Fiefs. En-
suite Raimondin se presenta devant

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dés qu’ils se soient tous aquittés de ce
devoir ; ensuite vous luy demanderés
un don, qui ne sera ny Ville, ny Châ¬
teau ; mais une chose de peu de con-
sequence , je sçay qu’il vous l’accor-
dera. Aprés vous luy declarerés que
c’est la possession de cette roche que
vous souhaités , avec autant d’espace
autour qu’un cuir de cerf peut en
contenir , & il vous en fera le don
en si bonne forme qu’on ne pourra y
contredire. Souvenés vous d’en faire
sceller aussi tost les Patentes du grand
Sceau de la Comté, & de ceux des
Pairs du Païs. Au sortir de l’Assem-
blée vous trouverés un homme qui
portera dans un sac un cuir de cerf
corroyé, vous le marchanderés, & luy
en payerés ce qu’il voudra , puis vous
le ferés tailler en couroye le plus dé-
lié qu’il se pourra ; ensuite vous prie-
rés le Comte Bertrand de commettre
des Gens pour vous delivrer vôtre
place , laquelle vous trouverés tracée
ainsi que je souhaîte que vous l’ayés,
& si la couroye se trouve plus longue
que la grande enceinte de la roche,
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enfin , elle luy dit , ils sont tous vos
sujets & prests à vous obeïr. Cette
réponse luy fit connoître qu’elle ne
vouloit pas s’expliquer plus claire¬
ment , mais il crut qu’il pouvoit luy
parler de la Chapelle, aussi luy de¬
manda-t-il la raison de cet édifice qui
se trouvoit bâty en si peu de tems.
Rien ne se fait en ce monde , re-
partit la Dame , que par la volonté
de Dieu. Cette Chapelle est l’ouvrage
de ses mains , & tout ce que vous
verrés dans la suite se fera en execu-
tion de ses ordres. Cette Chapelle
sera dédiée à la Vierge sa tres-chere
Mere ; & c’est sur ce pieux fonde-
ment que j’ay voulu commencer l’heu¬
reux établissement de nôtre maison.
La conversation roula ensuite sur plu¬
sieurs autres choses qui concernoient
l’embellissement qu’elle avoit dessein
de faire dans ces lieux là.
Aprés le dîné la Dame retourna
dans son pavillon avec son Amant ,
& luy tint ce discours ; c’est demain,
Seigneur , que les Barons rendent
hommage au Comte Bertrand , atten¬

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lieu oú il devoit arriver, plusieurs Da¬
mes & Gentilshommes vinrent au¬
devant de luy ; & une d’entre elles
luy dit , Seigneur, Madame vous at-
tend dans son pavillon. Dés que sa
Maîtresse le vit elle le fit asseoir au-
prés d’elle , & luy témoigna la joye
qu’elle avoit de ce qu’il avoit exe-
cuté si regulierement ses conseils.
Je m’en trouve si bien , repliqua-
t-il,que je continuëray toûjours de les
suivre ; achevant ce discours un Maî¬
tre d’Hôtel entra, & se mettant à ge-
noux, suivant la coûtume de ce tems¬
là chés les Souverains, dit , Madame,
on a servy. La Dame se leva aussi-
tost , & prenant Raimondin par la
main , le conduisit dans un autre pa¬
villon , où la table étoit dressée &
magnifiquement servie ; ils s’y mirent
seuls , & une foule de Courtisans les
environna. Raimondin en fut si é¬
tonné qu’il demanda à sa Maîtresse
d’où luy étoit venu tant de beau mon-
de ; elle ne répondit rien , ce qui
augmenta sa curiosité, & luy fit reï¬
terer sa demande jusqu’à trois fois;
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