Archives de catégorie : Histoire de Mélusine – édition diplomatique

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possible , mais il avoit une dent qui
luy sortoit de la longueur d’un pouce
hors de la bouche. Ce fut dans la suite
un des plus vaillans hommes de son
siécle Le septiéme eut nom Froimond.
Il étoit bien fait , mais il avoit au bout
du nez une petite tache veluë. Il se
rendit Moine dans l’Abbaye de Mail-
leres. Le huitiéme s’appel’a Raimond ;
le neuviéme Thierry , & le dixiéme
nâquit avec trois yeux, dont l’un étoit
au milieu du front. L’histoire ne mar¬
que point son nom , car il vêcut peu
de tems par des raisons que nous di-
rons à la fin de cette Histoire.
Melusine avoit un si grand soin de
chercher de bonnes nourrices à ses
enfans , qu’ils profitoient à vûë d’œil.
Ils furent tous de la riche taille, &
tres forts. Elle prit aussi un pareil
soin de leur éducation , en leur don-
nant les meilleurs Maîtres qu’elle put,
tant pour les sciences , que pour tous
les autres Exercices qui conviennent
aux personnes de la premiere qualité.
Quand Guy fut parvenu à l’âge de
dix-huit ans , il s’exerça avec ses fre¬

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Elle bâtit encore Pons en Poitou ,
rétablit Xaintes qui se nommoit Lin¬
ges pour lors. Enfin cette Dame aquit
tant de biens à son mari en Bretagne,
en Poitou , en Guienne, & en Gasco-
gne , qu’il devint un des plus puis-
sans Seigneurs de France, & se fit re¬
douter de ses voisins.
Melusine ne se contentoit pas de
bâtir de cette maniere, elle donnoit
encore à son mary des enfans tous les
ans , & des mâles ; ce qui a soûtenu
sa posterité avec éclat , ainsi que nous
allons le déduire dans l’histoire des il-
lustres établissemens qu’ils se sont pro¬
curez tous par leur valeur.
Le troisiéme fils qu’elle eut fut ap¬
pellé Urian. C’étoit un bel enfant ,
mais il avoit un œil plus haut que
l’autre. Le quatriéme fut nommé An-
toine, le plus beau garçon du monde,
mais il paroissoit sur sa jouë une griffe
de lion. Le cinquiéme reçut le nom
de Regnault , & n’avoit qu’un œil ,
mais il voyoit plus de vingt lieuës
loin quand il étoit sur la mer. Le sixié¬
me se nomma Geoffroy , bel enfant au

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avoir épousé l’heritiere de cette Prin-
cipauté.
Apres que Raimondin fut remis des
fatigues qu’il avoit souffertes pendant
son voyage, il travailla avec Melusine
à la construction de plusieurs Villes &
Forteresses dans les Terres qui luy ap¬
partenoient jusques sur les frontieres
de Poitou, & de Guienne. Ils com-
mencerent par bâtir la Ville & le Châ¬
teau de Melle & Voüant ; celle de
S. Maixant avec l’Abbaye ; le Fort &
le Bourg de Partenay, qu’ils rendirent
une Place considerable. Melusine jetta¬
ensuite les premiers fondemens des
fortifications de la Rochelle , & du
Château. Il y avoit déja une grosse
Tour bâtie par Cesar , qui se nom-
moit la Tour de l’Aigle , parce que
cet Empereur en portoit un dans ses
Etendards ; elle la fit environner de
fortes murailles, défenduës de bonnes
Tours à la maniere de ce tems là , &
on luy donna le nom de *Castel aiglon.

* On le nomme aujourd’huy Castel-
aillon , & depuis peu la mer a englouti cet
édifice aprés en avoir miné les fondemens.

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quées de grosses tours, avec de larges
fossez, & il ne pouvoit se lasser de
considerer ces nouveaux prodiges. Ce¬
pendant quelques Cavaliers qui avoient
pris les devants , annoncerent sa venuë
à Melusine, qui la sçavoit tres bien,&
fit semblant de l’ignorer. Elle donna
ordre aux Bourgeois de prendre les
armes , & elle alla à la rencontre de
son Epoux avec toutes les Dames, &
les Chevaliers du pays.
Il est impossible d’exprimer la joye
qu’ils eurent de se revoir aprés une si
longue absence Raimondin fit une
ample relation à son Epouse de tout
ce qui luy étoit arrivé , & l’assura
que la fermeté qui avoit paru dans
toute sa conduite provenoit de la con¬
fiance qu’il avoit toujours euë dans ses
paroles.
Un peu apres l’arrivée de Raimon-
din Melusine accoucha d’un second
fils qui fut nommé Odon, & appor¬
ta en naissant une oreille plus grande
que l’autre. D’ailleurs il étoit tres bien
fait de sa personne, & dans la suite
il devint Comte de la Marche , pour

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de sorte qu’aussi tôt que les personnes
riches étoient échapées d’un peril , el-
les faisoient des fondations suivant
leurs moyens. C’est pourquoy en me¬
moire de cette heureuse journée où
Raimondin avoit évité un si grand
danger , il laissa à son oncle le soin
de fonder un Prieuré de huit Reli-
gieux. Le Duc même eut part à cette
bonne œuvre : car il voulut qu’il fût
bâti auprés du Château de Suissinom,
& il accorda aux Moines plusieurs
beaux droits , entre autres demi-lieuë
de terrain autour de leur Couvent dans
la forest & le droit de pesche dans la
mer qui est à un quart de lieuë de là.
Il y a d’autres monumens qui subsi-
stent encore , & empêchent de douter
de cette histoire.
Aprés que Raimondin eut terminé
si heureusement ses affaires , il reprit
le chemin de Poitou , & quand il fut
arrivé à la vuë de Lusignan , il ne re¬
connut plus le lieu, tant il étoit aug¬
menté. Le Bourg qui est au pied de
la Forteresse ressembloit à une Ville ;
il étoit ceint de bonnes murailles,flan-

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mes d’escorte à Vannes , où Thierry
étoit retourné. Il les luy presenta de
la part de Raimondin , luy fit un dé-
tail exact de leur entreprise, & luy
dit de quelle maniere le Ciel les avoit
préservez d’être tous assommez.
Le Duc parut tres-indigné de cet
attentat,qui regardoit même son auto¬
rité , parce que le Châtelain n’avoit
entrepris d’assassiner Raimondin qu’à
cause de la justice qui luy avoit été
renduë. C’est pourquoy il fit pendre
tous les parens de Josselin , & envoya
le Châtelain à Rennes , pour tenir
compagnie à son oncle.
Cependant Raimondin ayant appris
par le retour de son cousin la conti-
nuation de la bonne justice du Duc,
en parut joyeux ; mais il crut qu’il
étoit obligé à faire prier Dieu pour
les ames de tant de gens qui avoient
peri par cette querelle. C’étoit assez
l’usage de ce tems-là. Les persecu-
tions que l’Eglise souffroit par la bar¬
barie des Sarazins & des Maures , ex¬
citoient la pieté des Chrétiens , & les
portoient à luy faire de grands biens ;

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chargea sur la tête. Le Châtelain tom¬
ba de cheval, & courut grand’risque :
car la mêlée étoit forte. Cependant
ses gens l’ayant remonté , il reprit cou-
rage, & le combat devint encore plus
rude qu’auparavant ; mais dans ce mo¬
ment les quatre cens hommes de l’em¬
buscade arrivans prirent leurs enne¬
mis par derriere , & enveloperent si
bien le Châtelain & tous ses gens,
qu’on en assomma une grande partie,
& que le reste fut pris.
Aprés une si heureuse victoire Rai¬
mondin tint conseil avec ses cousins
& leurs principaux amis , pour aviser
à ce qu’on feroit de tant de prison-
niers, & il fut resolu qu’on les pen¬
droit tous aux fenêtres & aux cre¬
neaux de la maison de chasse du Châ-
telain , à l’exception de leur Chef,
qui seroit envoyé au Duc avec tous
ceux qui se trouveroient parens de Jos¬
selin , afin qu’il en fist la justice qu’il
trouveroit à propos ; ce qui fut aussi¬
tôt executé.
Alain le cadet eut la commission
de les conduire avec trois cens hom-

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Le Châtelain qui fut averti tres¬
juste, sortit avec toute sa suite. Il passa
devant l’embuscade , qui ne se décou-
vrit point, afin de le prendre en
queuë lors qu’il attaqueroit Raimon-
din. Le Châtelain s’avançant aperçut
ses ennemis , & il fut étonné de les
voir marcher fierement en bataille. Il
les attaqua neanmoins vaillamment, &
ils le reçûrent avec encore plus de
valeur. Ce premier choc fut terrible.
Raimondin y fit de si belles actions,
que le Châtelain qui ne cherchoit que
luy , le distingua facilement , & le fit
remarquer aux plus braves de ses gens;
ensuite se mettant à la tête de cinq
qu’il choisit,ils coururent tous ensem¬
ble sur Raimondin les lances baissées,
& jetterent son cheval par terre ; mais
luy ne perdant point le jugement don¬
na des deux au cheval qui se remit
aussi-tôt sur les pieds fort legerement;
de sorte que n’ayant point quitté les
étriers , & se trouvant toujours l’épée
à la main, il tourna sur le Châtelain
avec tant de fureur, qu’il l’étourdit
d’un coup d’estramaçon qu’il luy dé-
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endroits à mesure qu’ils arrivoient.
Cependant le Châtelain avoit de bons
espions pour sçavoir le jour du depart
de Raimondin , qui de son côté pa¬
roissoit inquiet de cette entreprise, par¬
ce qu’il prévoyoit qu’il y auroit du
sang répandu Il eût bien voulu l’é¬
viter , d’autant plus que Melusine ne
luy avoit point dit que cet incident de¬
voit arriver. Il demanda pour cet effet
s’il ne pouvoit pas trouver un autre
chemin que celuy de la forest pour
s’en aller ; mais apprenant qu’il n’y
en avoit point , il voulut partir le len-
demain & risquer l’issuë de cette ren¬
contre.
Sa résolution étant prise, Alain fit
marcher dés le soir ses quatre cens
hommes sous la conduite de son fils
aîné , qui les posta secrettement dans
un endroit par où le Châtelain de-
voit passer , & à la pointe du jour Rai¬
mondin entra dans la forest avec ses
gens en belle ordonnance : car ils mar-
choient serré les armes hautes, &
étoient precedez par des coureurs qui
battoient l’estrade pour découvrir si l’on
venoit à eux.

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fit aussi des presens considerables à
tous les Seigneurs de la Cour , dont
Alain & ses deux fils furent les mieux
partagez ; & en contr’échange le Duc
donna à Raimondin plusieurs beaux
chevaux,& la plus grande partie de ses
meilleurs chiens , parce qu’il les avoit
trouvez fort bons.
Au sortir de Nantes Raimondin
reprit le chemin de Quemeguignant
avec son oncle, & ses cousins. Il y fut
tres-bien regalé ; mais lors qu’ils é¬
toient au plus fort de leur réjoüissan-
ce , on vint avertir Alain que le Châ¬
telain d’Orval, homme tres-accredité
& neveu de Josselin , avoit fait assem¬
ble toute sa parenté , & ses amis jus-
qu’au nombre de huit cens à dessein
d’assassiner Raimondin lors qu’il pas¬
seroit par la forest, & qu’ils étoient
distribuez à droite & à gauche aux
environs d’une maison de chasse qu’il
y avoit.
Alain n’eut pas plutôt reçu cet avis,
qu’il envoya aussi avertir tous ses amis,
& il en vint jusqu’au nombre de qua¬
tre cens , qu’il fit cacher en plusieurs
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