Archives de catégorie : Histoire de Mélusine – édition diplomatique

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„ point voir ces jours-là ; tu vivras
„ ton cours naturel , & mouras com¬
„ me une autre femme. Il sortira de
„ toi une puissante lignée qui regnera
„ sur plusieurs Nations ; & si par mal¬
„ heur ton mari viole la promesse qu’il
„ t’aura donnée, tu retomberas dans
„tes premières peines jusqu’au jour du
„ Jugement. De plus , à chaque muta¬
„ tion des Seigneurs d’une Forteresse
” que tu auras fait bâtir miraculeuse¬
„ ment, tu aparoîtras pendant trois
„ jours consecutifs , & feras trois
„ cris aux environs ; observant la mê¬
„ me chose quand un homme de ta¬
„ lignée devra mourir. Voilà la fata¬
„ lité à laquelle tu es attachée.
„ Quant à toi , Melior , tu habi¬
„ teras un superbe Château dans la
„ grande Armenie , où tu garderas un
„ Epreuvier , jusqu’à ce que le Re-
„ dempteur vienne Juger les Hom-
„ mes ; & tous les Chevaliers qui vou¬
„ dront y aller veiller la surveille de
„ la veille du vingtiéme jour de Juin,
„ sans sommeiller , recevront un don
„ de ta main , quelque chose que ce

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d’un si grand bonheur ; & cette Mere¬
affligée lui raconta lachose exacte¬
ment. Mélusine qui conçut dans le
moment le dessein de s’en venger ,
s’informa des chemins de ce Pais ;
ensuite , elle engagea dans son entre-
prise Melior , & Palatine ses Sœurs;
& elles firent si bien qu’elles allerent
en Albanie , où elles enleverent Eli-
nas, avec toutes ses richesses , & l’en-
fermerent , par un charme, dans une
haute Montagne nommée Brande-
lois. Aprés cette expedition , elles
vinrent en faire le recit à leur mere ,
qui leur dit: Malheureuses, qu’a¬ “
vés-vous fait ? je ne laissois pas d’ai- “
mer vôtre Père quoi-qu’il en eût agi “
de la forte avec moi. Etoit-ce à vous “
de le punir ? Vous le serés vous¬ “
même ; & pour vous le faire con¬ “
noître , Toy , Melusine , qui as en¬ “
gagé tes Sœurs à commettre ce cri- “
me , je te declare que tu seras tous “
les Samedis Serpent depuis la cein- “
ture jusqu’en bas”; mais s’il se ren¬ “
contre quelqu’un qui veuille t’épou¬ “
ser, fais qu’il te promette de ne te “

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toûjours de grands égards pour son Pe¬
re ; mais il lui arriva de terribles infor¬
tunes, & dont on trouve le recit dans
l’Histoire de Geoffroi à la Grand-dent,
fils de Melusine, de qui nous parle-
rons ci-aprés.
Pour en revenir à Pressine, elle se
transporta en l’Isle Perduë. Cette Isle
se nommoit ainsi, parce qu’aucun
homme ne la pouvoit trouver que par
Hazard, aprés même y avoir été plu-
sieurs fois : Elle y éleva ses filles jus¬
qu’à l’âge de quinze ans ; & tous les
matins elle les menoit sur une haute
montagne d’où elle découvroit l’Al-
banie, & leur disoit , en pleurant :
Mes Enfans, vous voyés ce beau Païs,
il vous a donné la naissance, vôtre
Pere y regne & vous y eussiés vêcu
heureuses, si ce malheureux homme
n’avoit point violé la promesse qu’il
m’avoit faite.
Pressine avoit tant de fois tenu ce
discours à ses Filles, qu’étans parve-
nuës à l’âge que j’ai dit , Melusine,
l’aînée, demanda un jour a sa mere ce
que leur Pere avoit fait pour les priver

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entra brusquement dans sa cham¬
bre lors qu’elle baignoit ses filles, ce
qui étoit mysterieux ; Pressine, l’aper¬
cevant , s’écria: Perfide, tu as violé
ra parole , & tu t’en repentiras ; je
sçai toutefois que c’est par le moyen
de ton fils que ce malheur nous ar-
rive ; mais j’en serai vengée quelque
jour par un de mes Descendans, apuyé
de ma Sœur, qui est Souveraine de
l’Isle Perduë. Adieu , il ne m’est plus
permis de rester en ces lieux. Ache¬
vant ces paroles , elle prit ses trois
Enfans, sortit avec une extrême vi¬
tesse de son apartement , & ayant des¬
cendu l’escalier on la perdit de vûë.
Elinas , épouvanté de ce terrible
accident, tomba dans un chagrin si
profond qu’il ne faisoit que soupirer,
& regretter sa chere Pressine qu il ai¬
moit veritablement. Il resta plusieurs
années dans cet état, & chacun disoit
qu’il étoit ensorcelé. Cependant , la
Noblesse d’Albanie voyant que le Roi
étoit devenu incapable du Gouver-
nement , le déposa, & mit son Fils
Nathas en sa place. Ce Prince eut
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Pressine entraînoit , par une puissance
secrette , la volonté du Roi , & que
les mariages des Fées se faisoient d’une
maniere extraordinaire.
Elinas vêcut tres-bien avec son
Epouse ; Elle eut aussi pour le Roi
toute la tendresse possible. Cette char¬
mante union étoit d’un grand exemple
dans le Royaume, & la vertu de la
Reine servoit de modele à toutes les
Dames. Cette Princesse étant deve-
nuë grosse accoucha de trois filles à la
fois. La premiere fut nommée Me¬
lusine; la seconde Melior; & la troi¬
sième Palatine.
Dans ce tems là le Roi étoit allé
vers les frontieres de son Païs, & le
Prince Nathas son fils, qu’il avoit eu
de sa premiere femme, voyant la Reine
accouchée si heureusement, prit la
Poste , pour aller annoncer à son Pere
qu’il avoit les trois plus belles Prin¬
cesses qui fussent au monde.
Le Roi, ravi de cette nouvelle, fit
si grande diligence qu’il arriva en peu
de tems , & sans se souvenir de la
promesse qu’il avoit faite à sa femme,

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son cœur ne pouvoit s’accorder qu’à
des conditions qui demandoient une
fidelité inviolable sur un certain sujet
qui paroissoit peu de chose, & qui ce¬
pendant étoit d’une si grande impor¬
tance pour elle , que son repos éternel
en dépendoit.
Le Roi fut surpris à ce discours ,
& il lui demanda avec precipitation,
ce que ce pouvoit être, l’asseurant qu’il
n’y avoit rien au monde qu’il ne lui
accordast pour avoir le bonheur de la
posseder.
Pressine, se rendant à cette prote¬
station , lui declara quelle vouloit
qu’il lui promît de ne jamais avoir la
curiosité de la voir pendant ses cou-
ches , & il le lui jura avec serment.
Cet accord fait entr’eux , le Roi
donna les ordres pour son mariage.
Le bon esprit de Pressine , & sa dou-
ceur , firent que tout le monde parut
content du choix que ce Prince faisoit
d’elle ; cependant, on le blâmoit de
prendre pour femme une personne
dont la naissance & l’état lui étoient
inconnus ; mais on ne sçavoit pas quo
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des maisons étoient ornés de tapis
tres-riches ; une affluence de Peuple
bordoit les rues, & sa beauté surpre¬
noit si fort qu’elle luy attiroit mille
acclamations. Cette charmante Dame
étoit assise à côté du Roy , dans une
maniere de char , à découvert , &
elle passa ainsi à travers la Ville com¬
me en triomphe. Elinas étoit ravi
d’entendre les acclamations du Peu¬
ple ; il les écoutoit avec joye, & com¬
me des aplaudissemens à son choix.
Pressine reçut ensuite les compli¬
mens des Grands du Royaume & de
toutes les Dames. La Cour étoit fort
grosse pour lors, & chacun s’empressa,
par l’ordre du Roi , à faire naître les
plaisirs ; il ne se passoit point de jour
que de nouveaux divertissemens ne se
succedassent les uns aux autres , &
l’amour du Roi les rendoit d’une ma¬
gnificence extraordinaire. Enfin , sa
passion vint à un tel point , qu’il pro¬
pola à Pressine de l’épouser. Cette
Dame reçut l’offre du Roi avec beau¬
coup de reconnoissance & de ten¬
dresse ; mais elle lui fit connoître que

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pour l’obliger à se determiner, & le
Soleil s’avançoit avec trop de lenteur
pour le rendre heureux.
Dés que Pressine fut en état d’être
vûë, le Roy entra dans sa chambre,
d’un air qui témoignoit l’état de son
cœur. Les premieres paroles de ce
Prince furent des excuses de l’avoir
reçûë dans un lieu si peu convenable
à son merite, ajoûtant qu’il esperoit
qu’elle en seroit bien tost recompensée
par un Palais magnifique qu’il avoit
envoyé luy preparer.
Pressine répondit au Roy fort spiri¬
tuellement sur ses honnêtetez ; & tous
les Courtisans s’étans retirés par res-
pect, ils se dîrent de fort jolies cho¬
ses touchant la maniere dont l’un &
l’autre avoient passé la nuit; carPres-
sine avoüa qu’elle avoit eu aussi ses
rêves & ses inquietudes ; enfin , leur
conversation ne fut interrompuë que
lors qu’il fut tems de partir pour aller
à la Ville de Scutari , qui etoit la
Capitale du Royaume.
Pressine fut surprise de l’Entrée su-
perbe qu’on luy fit ; tous les balcons
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Cependant, la Cour étoit curieuse
de sçavoir quelle étoit cette belle
Dame , & par quelle avanture le Roy
l’avoit amenée avec luy : Ce Prince,
qui n’en parla point à son coucher, fit
encore augmenter la curiosité ; il se
mit au lit , & passa la nuit dans de
terribles inquietudes. Sa passion l’a¬
gita si fort qu’il n’eut qu’un sommeil
interrompu; il s’étoit fait une idée si
vive de Pressine qu’il luy sembloit ne
l’avoir point quittee ; & même, comme
les ombres de la nuit donnent de la
hardiesse à un Amant , il se hazardoit
quelquefois à vouloir l’embrasser ; en¬
suite il luy demandoit pardon de sa
temerité ; mais le jour commençant à
paroître fit évanouïr toutes ses agrea¬
bles chimeres , & ne luy laissa que
son amour. Alors il eut des pensées
moins confuses ; il repassa dans son
esprit la declaration qu’il avoit faite
à Pressine , qui ayant tourné la chose
en galanterie ne luy avoit fait aucune
réponse positive : l’ardeur qui le de-
voroit n’etoit pas contente de cela ; il
voulut s’expliquer plus ouvertement

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disoit ce Prince , en regardant fixe-
ment Pressine , si je trouvois une per¬
sonne comme vous , Madame , qui
voulût essuyer mes larmes , je tâche¬
rois de me consoler de la mort d’une
Princesse que j’aimois tendrement.
Cette Personne seroit fort heureu-
se , Seigneur , repartit Pressine ; la
tendresse que vous avés euë pour la
premiere seroit d’un bon augure pour
la seconde. Au surplus, je ne me
flate pas d’avoir le merite que vous
croyés trouver en moy pour parvenir
à ce bonheur.
Vous n’en avés que trop, reprit le
Roy, j’en ay ressenti les effets au pre¬
mier instant que je vous ay vûë ; &
je sens du plaisir à laisser augmenter
dans mon coeur l’ardeur que vous y
avés fait naître.
Pressine rougit à cet aveu, & y ré-
pondit modestement ; toute la con¬
versation roula sur le même sujet ; elle
fut fort animée & tres galante ; enfin,
le Prince se retira pour laisser à sa nou-
velle Maîtresse la liberté de prendre
du repos.
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