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Chapitre 1, p. 2

2 HISTOIRE
L’avanture qui fit connoître Pressi¬
ne à Elinas est particuliere. Ce Prince
aprés la mort de sa femme s’étoit adon¬
né à la chasse comme à un exercice af¬
sez propre pour dissiper ses chagrins,
parce qu’on est toujours en action. Un
jour qu’il chassoit par une chaleur ex¬
cessive, il se trouva separé de sa suite,
& ayant grand soif, il s’avança vers
une fontaine où il entendit une Dame
qui chantoit parfaitement bien; il ap¬
procha doucement, & s’arrêta quelque
tems pour l’écouter ; mais le desir de
la voir le pressant encore plus que la
soif , il marcha vers la fontaine, & sa¬
lua la Dame, qu’il trouva la plus belle
personne du monde.
A peine eut-il achevé son compli¬
ment, sur l’heureuse rencontre qu’il
faisoit, & receu celuy de la Dame,
qui luy avoit répondu fort galament,
qu’il vit arriver un Page tenant en
main un tres-beau cheval, & le plus
richement harnaché qu’il eût jamais
vû. Ce Page dit à Pressine , en l’a¬
bordant: Madame , il est tems de
partir , si vous le trouvez à propos;

Chapitre III

Voyage de Raimondin en Bretagne, & ses aventures.

QUAND Melusine fut relevée de couche, elle conseilla à son Epoux de faire un voyage en Bretagne pour rentrer dans les biens que son pere y avoit abandonnez autrefois, & elle luy raconta toute l’histoire en la maniere qui suit.

Henry de Léon vôtre pere, luy dit-elle, étoit si estimé de Thiery Duc de Bretagne, qui regnoit alors, qu’il prenoit conseil de luy en toutes choses, & pour récompense le fit son grand Sénechal, ce qui luy attita la jalousie de ceux qui pretendoient aussi aux bonnes graces du Prince. Un certain Courtisan nommé Josselin fut le chef de cette cabale. Le Duc avoit un neveu, seul heritier de sa Couronne, & les rivaux de la fortune de vôtre pere se servirent de ce jeune Seigneur pour le faire perir. Ils luy firent accroire que son oncle aimoit votre pere à un point, qu’il l’avoit choisi pour son successeur, que c’étoit une chose concluë, & que la declaration, qu’il en faisoit aux Etats, en étoit expediée.

Ce jeune Seigneur ne voulut pas d’abord ajoûter foy à leurs discours, mais ils luy firent tant de sermens qu’il les crut ; de-sorte qu’il forma le dessein d’assassiner Henry. Josselin & ses complices, le voyant dans cette resolution, luy en procurerent les moyens, en l’avertissant du jour qu’il quitteroit la Cour pour s’en aller, suivant sa coutume, à sa Terre de Leon. Ce qui ne manqua pas : car le neveu du Duc étant informé du départ de vôtre pere, alla l’attendre en un petit bois joignant le Château, où Henry avoit coûtume de se promener le matin. Il n’étoit accompagné que de Josselin suivi de ses émissaires, & quand ils virent venir vôtre pere, ils l’encouragerent à se jetter sur luy, disant, si vous avez besoin de secours, nous vous aiderons ; ce que toutefois ils ne firent point : au contraire ils s’enfuirent aussi-tôt qu’ils les virent aux prises, depeur d’être reconnus par les gens du Château.

Cependant vôtre pere, qui étoit sans armes, voyant arriver un Chevalier sur luy l’épée à la main, para du bras gauche son premier coup avec tant d’adresse, que l’épée passant à côté, il s’en saisit ; mais le Chevalier se voyant desarmé, tira un poignard qu’il avoit à sa ceinture, dont il frappa vôtre pere, qui sentant le coup, quoique leger, donna du pommeau de l’épée si rudement contre la temple du Chevalier, qu’il enfonça la coëffe de son casque, & le tua; puis levant la visiere pour voir qui c’étoit, reconnut le neveu du Duc. Ce malheur l’affligea beaucoup, & le fit resoudre à s’enfuir; c’est pourquoy rentrant aussitôt dans son Château, il banda sa playe, prit tout ce qu’il avoit de meilleur, & choisissant les plus affidez de ses domestiques, il fit seller des chevaux, & partit sans rien dire. La fortune qui conduisoit ses pas le mena du côté de Forests, où il trouva une Dame qui le laissa à sa mort Seigneur du Pays, ensuite il épousa la sœur du Comte de Poitiers, comme vous sçavez.

Vôtre pere s’étant absenté de la sorte, & le neveu du Duc se trouvant tué proche de son Château, on jugea que c’étoit luy qui l’avoit assassiné. Josselin en fit courir le bruit plus qu’aucun autre, & le Duc luy accorda la confiscation de tous ses biens. Il en joüit encore à present, & son fils aîné demeure au Château de Léon.

Vous voyez, mon cher, par le recit que je viens de vous faire, qu’il n’est pas juste de laisser des biens si considerables entre les mains des ennemis de vôtre Maison. Il faut donc que vous alliez en ces quartiers-là, & que vous preniez d’abord vôtre chemin par Quemeguignant, où vous trouverez le Seigneur du lieu, qui est frere de vôtre pere, & se nomme Alain. Il a deux fils Chevaliers, qui sont vaillans, & fort estimez de leur Prince. Vous vous ferez connoître à eux, & ils verront bien-tôt par vos discours qui vous êtes. Ensuite ils vous presenteront au Duc, à qui vous demanderez justice, & aprés qu’il vous l’aura promis, vous luy exposerez le fait, & ferez appeller Josselin; Son fils acceptera le combat pour luy, vous en serez vainqueur, ils seront pendus tous deux, & vous serez rétabli dans les biens de vôtre pere. Soyez persuadé de tout ce que je vous dis, & confiez-vous en Dieu, il vous soûtiendra dans toutes vos affaires lors qu’elles seront justes.

Raimondin qui regardoit son Epouse comme un oracle, luy dit qu’il étoit prêt de faire ce qu’elle voudroit. Aussitôt elle luy fit preparer un superbe équipage, & il partit avec une suite de cinq cens Gentilshommes, tous bien armez.

Melusine avoit chargé l’ancien Chevalier, dont nous avons parlé, de pourvoir sur la route à tout ce qui seroit necessaire à tant de monde, & elle luy recommanda sur tout de faire les choses honorablement.

Dés que cette troupe parut dans le pays, le Duc en étant averti envoya des Officiers au-devant, pour sçavoir le sujet de son arrivée, & Raimondin leur répondit qu’il venoit implorer la justice de leur Prince touchant une affaire qu’il auroit l’honneur de luy expliquer, & qu’il seroit bien-tôt auprés de luy pour luy rendie ses respects ; mais qu’avant toutes choses il falloit qu’il allât visiter le Seigneur de Quemeguignant, & qu’il les prioit de luy en enseigner le chemin. Les Officiers le luy montrerent, & disant qu’ils alloient rendre compte au Duc de sa réponse, ils prirent un chemin de traverse pour informer aussi Alain de cette illustre visite.

Alain fut extrémement surpris de la venuë d’un si grand Seigneur, & d’apprendre qu’il étoit accompagné de cinq cens hommes au moins. Il donna ordre à ses deux fils de les aller recevoir, & de songer à les traitter du mieux qu’ils pourroient ; mais ce dernier ordre fut inutile : car le vieux Chevalier, qui prenoit toûjours les devants, ayant vû que la Ville étoit trop petite pour contenir sa troupe, avoit fait tendre ses, Pavillons, & payoit si bien, qu’on luy apportoit des vivres de tous côtez.

Les deux Chevaliers trouverent Raimondin assez prés de la Ville, & luy firent tout l’honneur qu’ils purent. Il s’informa de la santé de leur pere, & ne leur dit rien de l’affaire qui l’amenoit qu’il n’eut joint Alain, à qui il se fit connoître par le recit circonstancié de l’avanture d’Henry de Leon.

Alain fut étonné d’apprendre que Josselin étoit l’auteur du malheur de son frere, & il en parut d’autant plus indigné, que ce traître en avoit profité seul par la confiscation qu’il avoit obtenuë de ses biens à son exclusion. Il pria son neveu de luy faire l’honneur de loger dans son Château, ce qu’il accepta pour luy seulement. Alain luy fit la meilleure chere qu’il put; on parla beaucoup de l’affaite en question, & Raimondin engagea son oncle & ses cousins à venir à la Cour avec luy, pour être témoins de la justice qu’il étoit seur qu’on luy rendroit.

Le Duc qui demeuroit ordinairement à Vannes, vint à Nantes pour paroître avec plus de majesté devant ce Seigneur étranger, qui marchoit avec un si gros train ; & le jour qu’il lui demanda audience, il avoit donné ordre à tous les Pairs, & à tous les Barons de ses Etats de s’y trouver. Josselin & son fils Olivier y étoient comme les autres, & Alain les fit connoître à son neveu.

Raimondin ayant été introduit en la presence du Duc, le supplia de luy rendre justice sur un fait qui le regardoit luy – même, puis qu’un Prince n’est jamais en seureté quand il y a des traîtres auprés de sa personne.

Le Duc demeura surpris à ce discours ; il promit toute justice à Raimondin, & l’assura sur sa parole sacrée qu’il feroit punir du dernier supplice tous les traîtres qu’il pourroit luy montrer dans sa Cour.

Raimondin aprés l’avoir remercié luy raconta succinctement, mais de point en point, la malheureuse avanture d’Henry de Leon son pere, arrivée il y avoit quarante ans, sous Thiery, dont il étoit le quatriéme successeur : de quelle maniere il avoit tué, à son corps deffendant, le neveu de ce Prince, seul heritier de sa Couronne ; que cette catastrophe étoit arrivée par la trahison de Josselin du Pont qui étoit là present, & lequel au moyen de son crime jouissoit de tous les biens d’Henry, par la confiscation qu’il en avoit obtenuë.

Ce fait étant deduit avec toutes ses circonstances, Raimondin ajoûta : Seigneur, puis que je suis assez malheureux d’aprendre, depuis mon arrivée en ce pais, que tous les témoins que je pouvois avoir contre Josselin sont morts, je me sers du droit des Chevaliers, qui est, que j’offre avec vôtre permission, & celle de tous vos Pairs & Barons, de combattre Josselin, & luy faire avoüer son crime, ou l’expier par son sang. Achevant ces paroles il jetta son gage, & il n’y eut personne si hardy que de répondre.

Le Duc voyant que personne ne répondoit, dit tout haut : Josselin, Estes-vous sourd ? Vous autorisez par vôtre silence nôtre Proverbe, qui dit, Qu’un vieux peché fait nouvelle vergogne. Songez, cependant, à répondre à cette terrible accusation.

Josselin fut si confus & palpitant, qu’il ne sçut dire autre chose, sinon, que ce Chevalier se moquoit de raconter une telle Fable.

C’est si peu une Fable, repartit Raimondin, que je te feray bien avoüer que c’est une verité, si Monseigneur me le permet, ainsi que je l’en suplie tres-humblement.

Josselin, continua le Duc, je veux que vous répondiez d’une autre maniere à cette accusation. Olivier entendant ces paroles, dit : Sire, ce Chevalier a plus de peur qu’il ne nous en fait ; je tiens mon Pere pour un homme incapable d’avoir fait l’action qu’on luy impute ; c’est pourquoy j’accepte le duel pour luy ; & voilà mon gage. Il sera bien vaillant, s’il peut venir à bout de moy, & d’un de mes Parens que je choisiray.

Quand le Duc l’entendit parler de la sorte, il se fâcha, & luy dit, ce ne sera pas tant que je vivray, qu’on verra qu’un Chevalier soit obligé de combattre contre deux, l’un aprés l’autre, pour une même querelle ; Olivier, il est honteux à vous d’avoir eu cette pensée, c’est une marque de vôtre mauvaise cause ; sçachez, que si vous êtes vaincu je vous feray pendre avec vôtre pere, & j’assigne vôtre combat à demain : ensuite, le Duc prit des cautions pour s’asseurer de leurs personnes, & fit garder Josselin à veuë.

Cependant, Thiery, qui étoit un Prince fort prudent, faisant reflexion au grand nombre de parens & d’amis que ces deux puissantes Maisons avoient dans ses Estats, fit entrer des Troupes dans la Ville, pour empêcher qu’il n’arrivât aucun désordre.

Le lendemain matin les Champions, aprés avoir entendu la Messe, allerent s’armer, & aussi-tôt que Raimondin eut apris que le Duc étoit sur le champ, il s’y rendit, accompagné de quantité de Chevaliers. Il avoit l’Ecu pendu au cou, la Lance sur sa cuisse, & étoit vétu de sa Cotte d’Armes bordée d’argent & d’azur. Il montoit un cheval tres fier, & qui étoit armé jusqu’à l’ongle du pied. Il salua ainsi le Duc avec tous les Seigneurs qui l’accompagnoient & chacun disoit, à voir son grand air, qu’il étoit homme à ne pas se laisser battre facilement.

Ce Chevalier marcha ensuite vers la chaise qui luy étoit preparée, & descendit aussi legerement de cheval que s’il n’eût point été chargé de ses armes, puis il s’assit en attendant que son ennemy arrivât. Il vint peu de tems aprés avec son pere, & ils firent tous deux la reverence au Duc, mais Josselin paroissoit abattu, ce qui étoit de mauvaise augure. Ils descendirent de cheval, & les saintes Evangiles leur étant aportées, Raimondin jura que Josselin avoit commis la trahison de la manière qu’il en avoit fait le recit ; aprés il s’agenoüilla, & baisa les Reliques qui luy furent presentées. Quant à Josselin, il jura le contraire ; mais l’Histoire raporte, qu’il chancella si fort pour baiser les Reliques, qu’il n’en put approcher, & Olivier fit la même chose : car ils sçavoient tous deux que c’étoit leur condamnation.

Cette ceremonie achevée, un Herault cria à haute voix, De par Monseigneur, qu’aucun ne soit si hardi de dire un mot, ny faire aucun signe à un des combatans qu’il puisse entendre, ou apercevoir. Après ce cry chacun se retira hors du champ de bataille, excepté ceux qui étoient destinez pour le garder, & Josselin.

Les deux combattans étant montez à cheval, le Herault fit encore cet autre cry par trois fois : Laissez aller vos chevaux, & faites votre devoir. Dans ces entrefaites Raimondin posant le fer de sa lance à terre, l’appuya sur le cou de son cheval pour faire le signe de la Croix. Son ennemi qui s’en aperçut, se servit de ce moment, & poussa son cheval avec une si grande vitesse, qu’il frappa Raimondin sur sa cotte d’armes, sans qu’il pût parer le coup avec son bouclier ; mais il se tint si ferme, qu’il ne se renversa point, & la lance rencontrant une armure à l’épreuve, vola par éclats.

Alors Raimondin s’écria, Traître, cette action n’est pas d’un brave Chevalier ; & comme sa lance étoit tombée par la force du choc, il mit le sabre à la main, & en déchargea un coup si terrible sur le casque d’Olivier, qu’il en abattit la visiere ; ainsi il eut le visage à découvert, ce qui l’étonna. Cependant il mit le sabre à la main, & les deux combattans se chamaillerent long – tems de la sorte; enfin Raimondin, qui vouloit finir, fit un écart pour se jetter à bas proche de sa lance, & la ramassa subtilement ; ensuite il vint contre Olivier, qui l’évita toujours par la dexterité de son cheval, ne songeant qu’à le lasser, parce qu’il étoit à pied, & à passer ainsi le tems prescrit pour le combat, sans le terminer ; mais Raimondin s’avisa d’un expedient ; il retourna à son cheval, défit promptement un des étriers, & marcha à son ennemi, qui le voyant venir la lance d’une main & un étrier de l’autre, ne sçavoit quel dessein il avoit, ce qui le porta à s’abandonner tout d’un coup sur luy pour le frapper de la pointe de son sabre au defaut de sa cuirasse ; mais comme son cheval tressailloit du coup d’épron qu’il luy donna pour le faire avancer, Raimondin fronda l’étrier à la tête du cheval d’une si grande force, que le gonfrain d’acier fut enfoncé, & luy entra dans le front. L’animal étourdi du coup s’accula sur les jarrets ; & comme Olivier apuyoit des deux pour le faire relever, Raimondin luy donna un coup de sa lance dans le côté, lorsque le cheval s’élevoit, & le jetta par terre. La lance entra pour le moins d’un demypied dans son corps, & avant qu’il pût se relever, le vainqueur sauta sur luy & luy donna plusieurs coups de gantelets par la tête aprés luy avoir arraché le bassinet qui la défendoit, ensuite il luy mit le genou sur le ventre, & la main gauche sur la gorge, si bien qu’il ne pouvoit remuer, puis il tira un poignard de sa ceinture & luy dit, Rens-toy, ou tu es mort.

J’aime mieux mourir, répondit Olivier, de la main d’un brave homme comme vous, que d’un autre.

Avouë donc, repartit Raimondin, que tu sçais que ton pere a commis la trahison.

Comment le sçaurois-je, repliqua-t-il, je n’etois pas né pour lors ? Raimondin, qui étoit persuadé de la verité, fut si chagrin de cette réponse, qu’il luy donna encore tant de coups de gantelet de côté & d’autre sur les jouës, qu’il luy fit perdre connoissance ; ensuite le prenant par les pieds, il le traîna hors de la lice.

Cette action étant ainsi terminée, Raimondin vint au balcon où étoit le Duc, & luy dit : Sire, je vous supplie de me faire connoître si j’ay fait mon devoir, & si vous souhaittez quelque chose de plus.

Vous vous en êtes bien acquitté, répondit le Duc, & les traîtres souffriront le suplice qu’ils meritent. Aussitôt il donna ordre de les pendre, & que le Victorieux rentrât dans les biens de son pere, y ajoûtant encore ceux de Josselin, dont il luy donna la confiscation. Raimondin, aprés avoir remercié le Duc de ses bienfaits, luy demanda la grace de ces malheureux ; mais il demeura ferme dans sa résolution.

Alain, ses enfans, & tous leurs amis, eurent une joye inconcevable de la victoire que leur parent venoit de remporter, & des grands biens que Thiery luy avoit ajugez Ils luy aiderent à l’en mettre en possession. Jean d’Aras dit que Raimondin donna la Baronnie de Leon avec ses autres biens à Henry son cousin germain, & les Terres de Josselin à Alain son frere le cadet, tous deux fils de son oncle Alain ; mais je trouve ailleurs qu’il garda ces grandes Terres pour ses enfans, & cela me paroît plus vrai-semblable, puis qu’une des premieres raisons que Melusine luy allégua pour luy faire entreprendre le voyage de Bretagne, fut celle de recouvrer les grands biens que son pere avoit laissez en ce pays-là.

Quand Raimondin eut terminé toutes ses affaires, & rendu hommage à Thierry de ses Fiefs, ce Prince le retint plusieurs jours auprés de lui pour le réjoüir, & luy faire oublier ses travaux. Il mangea toujours seul avec luy ; & comme le Duc aimoit extrémement la chasse, il luy en donna le divertissement de toute maniere. Au milieu de tant d’honneurs, & de plaisirs, Raimondin brûloit d’envie de revoir sa chere Melusine; de sorte qu’il prit congé du Duc; & le vieux Chevalier abordant le Prince, luy presenta de la part de sa Maîtresse un gobelet d’or enrichi de diamans. Il fit aussi des presens considerables à tous les Seigneurs de la Cour, dont Alain & ses deux fils furent les mieux partagez ; & en contr’échange le Duc donna à Raimondin plusieurs beaux chevaux, & la plus grande partie de ses meilleurs chiens, parce qu’il les avoit trouvez fort bons.

Au sortir de Nantes Raimondin reprit le chemin de Quemeguignant avec son oncle, & ses cousins. Il y fut tres-bien regalé ; mais lors qu’ils étoient au plus fort de leur réjoüissance, on vint avertir Alain que le Châtelain d’Orval, homme tres-accredité & neveu de Josselin, avoit fait assemble toute sa parenté, & ses amis jusqu’au nombre de huit cens à dessein d’assassiner Raimondin lors qu’il passeroit par la forest, & qu’ils étoient distribuez à droite & à gauche aux environs d’une maison de chasse qu’il y avoit.

Alain n’eut pas plutôt reçu cet avis, qu’il envoya aussi avertir tous ses amis, & il en vint jusqu’au nombre de quatre cens, qu’il fit cacher en plusieurs endroits à mesure qu’ils arrivoient. Cependant le Châtelain avoit de bons espions pour sçavoir le jour du depart de Raimondin, qui de son côté paroissoit inquiet de cette entreprise, parce qu’il prévoyoit qu’il y auroit du sang répandu Il eût bien voulu l’éviter, d’autant plus que Melusine ne luy avoit point dit que cet incident devoit arriver. Il demanda pour cet effet s’il ne pouvoit pas trouver un autre chemin que celuy de la forest pour s’en aller ; mais apprenant qu’il n’y en avoit point, il voulut partir le lendemain & risquer l’issuë de cette rencontre.

Sa résolution étant prise, Alain fit marcher dés le soir ses quatre cens hommes sous la conduite de son fils aîné, qui les posta secrettement dans un endroit par où le Châtelain devoit passer, & à la pointe du jour Raimondin entra dans la forest avec ses gens en belle ordonnance : car ils marchoient serré les armes hautes, & étoient precedez par des coureurs qui battoient l’estrade pour découvrir si l’on venoit à eux.

Le Châtelain qui fut averti tres-juste, sortit avec toute sa suite. Il passa devant l’embuscade, qui ne se découvrit point, afin de le prendre en queuë lors qu’il attaqueroit Raimondin. Le Châtelain s’avançant aperçut ses ennemis, & il fut étonné de les voir marcher fierement en bataille. Il les attaqua neanmoins vaillamment, & ils le reçûrent avec encore plus de valeur. Ce premier choc fut terrible. Raimondin y fit de si belles actions, que le Châtelain qui ne cherchoit que luy, le distingua facilement, & le fit remarquer aux plus braves de ses gens; ensuite se mettant à la tête de cinq qu’il choisit, ils coururent tous ensemble sur Raimondin les lances baissées, & jetterent son cheval par terre ; mais luy ne perdant point le jugement donna des deux au cheval qui se remit aussi-tôt sur les pieds fort legerement; de sorte que n’ayant point quitté les étriers, & se trouvant toujours l’épée à la main, il tourna sur le Châtelain avec tant de fureur, qu’il l’étourdit d’un coup d’estramaçon qu’il luy dé chargea sur la tête. Le Châtelain tomba de cheval, & courut grand’risque : car la mêlée étoit forte. Cependant ses gens l’ayant remonté, il reprit courage, & le combat devint encore plus rude qu’auparavant ; mais dans ce moment les quatre cens hommes de l’embuscade arrivans prirent leurs ennemis par derriere, & enveloperent si bien le Châtelain & tous ses gens, qu’on en assomma une grande partie, & que le reste fut pris.

Aprés une si heureuse victoire Raimondin tint conseil avec ses cousins & leurs principaux amis, pour aviser à ce qu’on feroit de tant de prisonniers, & il fut resolu qu’on les pendroit tous aux fenêtres & aux creneaux de la maison de chasse du Châtelain, à l’exception de leur Chef, qui seroit envoyé au Duc avec tous ceux qui se trouveroient parens de Josselin, afin qu’il en fist la justice qu’il trouveroit à propos ; ce qui fut aussitôt executé.

Alain le cadet eut la commission de les conduire avec trois cens hommes d’escorte à Vannes, où Thierry étoit retourné. Il les luy presenta de la part de Raimondin, luy fit un détail exact de leur entreprise, & luy dit de quelle maniere le Ciel les avoit préservez d’être tous assommez.

Le Duc parut tres-indigné de cet attentat, qui regardoit même son autorité, parce que le Châtelain n’avoit entrepris d’assassiner Raimondin qu’à cause de la justice qui luy avoit été renduë. C’est pourquoy il fit pendre tous les parens de Josselin, & envoya le Châtelain à Rennes, pour tenir compagnie à son oncle.

Cependant Raimondin ayant appris par le retour de son cousin la continuation de la bonne justice du Duc, en parut joyeux ; mais il crut qu’il étoit obligé à faire prier Dieu pour les ames de tant de gens qui avoient peri par cette querelle. C’étoit assez l’usage de ce tems-là. Les persecutions que l’Eglise souffroit par la barbarie des Sarazins & des Maures, excitoient la pieté des Chrétiens, & les portoient à luy faire de grands biens ; de sorte qu’aussi tôt que les personnes riches étoient échapées d’un peril, elles faisoient des fondations suivant leurs moyens. C’est pourquoy en memoire de cette heureuse journée où Raimondin avoit évité un si grand danger, il laissa à son oncle le soin de fonder un Prieuré de huit Religieux. Le Duc même eut part à cette bonne œuvre : car il voulut qu’il fût bâti auprés du Château de Suissinom, & il accorda aux Moines plusieurs beaux droits, entre autres demi-lieuë de terrain autour de leur Couvent dans la forest & le droit de pesche dans la mer qui est à un quart de lieuë de là. Il y a d’autres monumens qui subsistent encore, & empêchent de douter de cette histoire.

Aprés que Raimondin eut terminé si heureusement ses affaires, il reprit le chemin de Poitou, & quand il fut arrivé à la vuë de Lusignan, il ne reconnut plus le lieu, tant il étoit augmenté. Le Bourg qui est au pied de la Forteresse ressembloit à une Ville ; il étoit ceint de bonnes murailles, flanquées de grosses tours, avec de larges fossez, & il ne pouvoit se lasser de considerer ces nouveaux prodiges. Cependant quelques Cavaliers qui avoient pris les devants, annoncerent sa venuë à Melusine, qui la sçavoit tres bien, & fit semblant de l’ignorer. Elle donna ordre aux Bourgeois de prendre les armes, & elle alla à la rencontre de son Epoux avec toutes les Dames, & les Chevaliers du pays.

Il est impossible d’exprimer la joye qu’ils eurent de se revoir aprés une si longue absence  Raimondin fit une ample relation à son Epouse de tout ce qui luy étoit arrivé, & l’assura que la fermeté qui avoit paru dans toute sa conduite provenoit de la confiance qu’il avoit toujours euë dans ses paroles.

Un peu apres l’arrivée de Raimondin Melusine accoucha d’un second fils qui fut nommé Odon, & apporta en naissant une oreille plus grande que l’autre. D’ailleurs il étoit tres bien fait de sa personne, & dans la suite il devint Comte de la Marche, pour avoir épousé l’heritiere de cette Principauté.

Apres que Raimondin fut remis des fatigues qu’il avoit souffertes pendant son voyage, il travailla avec Melusine à la construction de plusieurs Villes & Forteresses dans les Terres qui luy appartenoient jusques sur les frontieres de Poitou, & de Guienne. Ils commencerent par bâtir la Ville & le Château de Melle & Voüant ; celle de S. Maixant avec l’Abbaye ; le Fort & le Bourg de Partenay, qu’ils rendirent une Place considerable. Melusine jettaensuite les premiers fondemens des fortifications de la Rochelle, & du Château. Il y avoit déja une grosse Tour bâtie par Cesar, qui se nommoit la Tour de l’Aigle, parce que cet Empereur en portoit un dans ses Etendards ; elle la fit environner de fortes murailles, défenduës de bonnes Tours à la maniere de ce tems là, & on luy donna le nom de *Castel aiglon. Elle bâtit encore Pons en Poitou, rétablit Xaintes qui se nommoit Linges pour lors. Enfin cette Dame aquit tant de biens à son mari en Bretagne, en Poitou, en Guienne, & en Gascogne, qu’il devint un des plus puissans Seigneurs de France, & se fit redouter de ses voisins.

Melusine ne se contentoit pas de bâtir de cette maniere, elle donnoit encore à son mary des enfans tous les ans, & des mâles ; ce qui a soûtenu sa posterité avec éclat, ainsi que nous allons le déduire dans l’histoire des illustres établissemens qu’ils se sont procurez tous par leur valeur.

Le troisiéme fils qu’elle eut fut appellé Urian. C’étoit un bel enfant, mais il avoit un œil plus haut que l’autre. Le quatriéme fut nommé Antoine, le plus beau garçon du monde, mais il paroissoit sur sa jouë une griffe de lion. Le cinquiéme reçut le nom de Regnault, & n’avoit qu’un œil, mais il voyoit plus de vingt lieuës loin quand il étoit sur la mer. Le sixiéme se nomma Geoffroy, bel enfant au possible, mais il avoit une dent qui luy sortoit de la longueur d’un pouce hors de la bouche. Ce fut dans la suite un des plus vaillans hommes de son siécle Le septiéme eut nom Froimond. Il étoit bien fait, mais il avoit au bout du nez une petite tache veluë. Il se rendit Moine dans l’Abbaye de Mailleres. Le huitiéme s’appella Raimond ; le neuviéme Thierry, & le dixiéme nâquit avec trois yeux, dont l’un étoit au milieu du front. L’histoire ne marque point son nom, car il vêcut peu de tems par des raisons que nous dirons à la fin de cette Histoire.

Melusine avoit un si grand soin de chercher de bonnes nourrices à ses enfans, qu’ils profitoient à vûë d’œil. Ils furent tous de la riche taille, & tres forts. Elle prit aussi un pareil soin de leur éducation, en leur donnant les meilleurs Maîtres qu’elle put, tant pour les sciences, que pour tous les autres Exercices qui conviennent aux personnes de la premiere qualité.

Quand Guy fut parvenu à l’âge de dix-huit ans, il s’exerça avec ses freres Odon, & Urian à tout ce qui peut faire le corps à la fatigue ; par exemple, à la chasse, aux Joûtes, & ces jeunes Seigneurs y étoient si adroits, qu’ils étonnoient tous ceux qui les voyoient dans ces Exercices. Ils alloient aussi visiter les Princes voisins, & secomportoient si sagement, qu’ils s’attiroient l’amitié de tout le monde.

Guy avoit environ vingt trois ans, quand deux Chevaliers de Poitou arriverent à la Cour de leur Prince; Ils venoient de la Terre sainte, & racontoient la larme à l’œil les barbaries que les Sarazins exerçoient envers les Princes Chrétiens ; entre autres ils disoient de quelle maniere le Soudan de Damas avoit mis le siege devant Famagouste, pour forcer le Roy de Cipre à luy donner en mariage sa fille, qui étoit la plus belle personne de la terreCV, & unique heritiere de sa Couronne. Guy, &Urian étoient allez en ce tems là rendre visite au Comte de Poitiers, & ils se trouverent presens au recit patetique que les deux Chevaliers faisoient à ce Prince, qui

de son côté plaignoit beaucoup ces malheurs, & disoit, « que les Princes Chrétiens ne se réveilloient pas assez aux vifs assauts de ces Conquerans ; qu’ils étoient trop avant dans l’Europe pour negliger à faire de plus grands efforts contre eux ; qu’il est vray qu’on faisoit des Croisades, mais que ces secours étoient trop foibles pour exterminer de si puissans ennemis ; & il protestoit qu’il donneroit volontiers la moitié de ses Etats pour empêcher qu’un aussi beau Royaume, qu’est l’Isle de Cipre, tombât entre les mains des Infideles. »

Ces dernieres paroles firent tant d’effet sur le cœur des deux jeunes Seigneurs de Lusignan, qu’aprés avoir pris congé du Comte Bertrand, ils ne parlerent d’autre chose en s’en retournant, que de l’honneur qu’ils remporteroient, s’ils pouvoient secourir le Roy de Cipre, & délivrer une si belle Princesse des mains du Soudan. Mais comment faire, dit Urian, pour réüssir dans une si haute entreprise ? Mon frere, répondit Guy, rien n’est si facile si ma mere y consent ; vous connoissez sa puissance : aussi tôt qu’elle aura donne ses ordres, on aura bientôt levé des troupes pour cette expedition ; quant à moy je me flatte de la réüssite de nos projets si jamais nous sommes assez heureux que de partir, & je me charge, si vous voulez m’accompagner, d’en demander la permission.

Urian y consentit, & comme ces deux freres s’aimoient beaucoup, ils jurerent de ne point se separer qu’ils n’eussent conquis assez de terre pour leur établissement. Guy fit donc la proposition à sa mere en presence d’Urian du dessein qu’ils avoient formé, & aprés luy avoir exaggeré le soutien de la foy, qui étoit leur principal motif, & la gloire qu’ils envisageoient dans cette noble entreprise, il ajoûta, « qu’elle ne devoit pas craindre que sa maison ne se trouvât bien appuyée quand le malheur voudroit qu’il vint manque de son frere & de luy. Il la pria aussi de faire reflexion que ses Etats, quoique puissans, ne pouvoient pas se partager entre tant de freres, qu’il falloit qu’il n’y en eût qu’un seul qui les possedât, qu’Urian & luy étoient resolus d’aller chercher quelque établissement digne de leur naissance, & qu’un secret mouvement les assuroit qu’ils s’en procureroient de fort considerables. »

« Mes enfans, répondit Melusine, vôtre dessein est aussi pieux qu’il est  grand ; il ne peut avoir été conçu que par une valeur extraordinaire. Je vais en parler à vôtre pere : car  je ne puis rien determiner sans luy, & nous ferons attention à vos empressemens. »

Aussi tôt elle alla exposer à Raimondin le dessein de Guy & d’Urian, luy exaggerant la noble resolution qu’ils avoient prise touchant leur établissement. Elle l’assura que Dieu assisteroit leur pieuse entreprise d’une manière qu’ils acquereroient autant d’honneur& de biens, qu’ils en meritoient.

Raimondin, qui avoit une confiance extrême dans tout ce que son Epouse lui disoit, voyant qu’elle approuvoit le dessein de ses Enfans, & même qu’elle en auguroit heureusement, consentit avec joye à leur depart ; ensuite il travailla à lever des troupes, & à faire équiper des Vaisseaux, pendant que Melusine faisoit preparer tout ce qui étoit necessaire pour ce puissant armement.

Guy, & Urian de leur côté se voyant assurez de leurs parens allerent a Poitiers pour communiquer leur dessein au Comte Bertrand, qui fut ravi de voir ces jeunes Seigneurs animez d’un si beau zele que celuy d’aller exposer leur vie pour le soûtien de la Religion, & acquerir une gloire immortelle. Ils demanderent permission au Comte d’envoyer querir les deux Chevaliers, pour leur faire part de leur resolution, & les prier de les accompagner Ces Chevaliers étans mandez s’offrirent de grand cœur, & le bruit de cet armement s’étant répandu par la France, plusieurs Gentilshommes vinrent se joindre avec leur suite aux deux Seigneurs de Lusignan, pour partager la gloire d’une si sainte, & si noble entreprise.

Le rendez vous fut donné à la Rochelle, & en moins de six semaines chacun se trouva prest pour l’embarquement. Raimondin, & Melusine avoient si bien pourvû à tout, que rien ne manqua, tant pour les agrez des Vaisseaux, & les vivres dont on les chargea, que pour l’armement des troupes. Les deux jeunes Guerriers eurent soin de l’embarquement, qui fut de plus de douze mille hommes : & dés qu’il fut achevé, ils allerent prendre congé de leurs pere & mere, qui eurent beaucoup de chagrin de leur départ, quoy qu’ils fissent leur pouvoir pour n’en donner aucune marque.

Raimondin ne tint pas grand discours à ses Enfans, il se retira aprés les avoir embrassez, pressé qu’il etoit de sa douleur, & laissa le soin à son Epouse de leur donner les instructions qu’ils devoient suivre pour se comporter prudemment dans une si haute entreprise. Comme Melusine n’ignoroit pas leur destinée, elle commença par leur dire, que la providence de Dieu étoit singuliere à leur égard, parce qu’ils se verroient tous deux élevez sur des Trônes. Et aprés cette declaration, elle leur enseigna les maximes les plus seures qu’ils pouvoient pratiquer pour regner heureusement ; elle leur prescrivit encore la maniere dont ils en devoient user avec une si grande quantité de Noblesse, qui leur faisoit l’honneur de les suivre pour combatre sous leurs Etendards. Ensuite elle leur donna à chacun une bague, dont les pierres avoient la vertu de les preserver de blessure, de poison, & de quelque danger que ce fût ; pourvu que la cause pour laquelle ils s’exposeroient fût juste, & qu’ils n’eussent dans le cœur aucun dessein de surprise, & de trahison. Aprés cela elle les embrassa tendrement, & les recommanda à quatre Barons de Poitiers, & de Guyenne, qu’elle avoit choisis pour être auprés d’eux en qualité de leurs Lieutenans Generaux.

* On le nomme aujourd’huy Castelaillon, & depuis peu la mer a englouti cet édifice aprés en avoir miné les fondemens.

Chapitre II

Melusine épouse Raimondin fils fils du Comte de Forest, & bâtit le Château de Lusignan.

Pressine ayant rendu les derniers devoirs à son époux, s’en retourna auprés de sa sœur dans l’Isle perduë. Quant à Melusine, elle cherchoit par tout à se marier, puisque sa fatalité vouloit qu’épousant un homme qui luy tiendroit parole, elle seroit délivrée de l’affreuse penitence qui luy étoit imposée.

J’ay dit qu’elle s’étoit retirée dans les forests, pour y être instruite par les Fées qui les habitent : Aussi se perfectionna-t-elle dans les connoissances mysterieuses, dont sa mere n’avoit pû luy donner que les premieres idées, à cause de sa jeunesse. Elle alla donc ainsi de forest en forest pendant long tems, & aprit si bien les Sciences occultes par la communication qu’elle eut encore avec les Esprits aëriens, & les terrestres, qu’elle s’aquit beaucoup de credit parmy* ces peuples élementaires ; & si le desir de se voir délivrée de sa metamorphose des Samedis ne l’eût pas pressée, elle eût renoncè à s’allier ayec les hommes, pour conserver cet heureux empire.

Melusine étoit errante de la sorte, quand, aprés avoir passe par la Forest noire, & par les Ardenes, elle arriva dans la forest de Colombiers en Poitou. Dés qu’elle y fut, toutes les Fées des environs s’assemblerent, & luy dirent qu’elles l’attendoient pour regner dans ce lieu ; qu’il devoit la fixer ; & qu’elle y trouveroit un époux; ce qui arriva : mais pour en sçavoir toutes les avantures, il faut prendre la chose dés son origine.

Un Seigneur de Bretagne ayant tué le neveu du Duc, qui y regnoit alors, s’enfuit avec ce qu’il put emporter de biens ; & se sauvant par les chemins de traverse, ariva enfin dans des lieux remplis de forests, & s’arrêta à un grand Château, où demeuroit une tres-belle Dame Souveraine de ces quartiers-là, qui le prit si bien en amitié, qu’elle l’épousa. Ce Seigneur étant un homme de valeur & d’expedition, cultiva le païs, y bâtit des Villes, des Forteresses, & le nomma Forest, qui est le nom qu’il porte encore aujourd’huy; parce qu’il y avoit trouvé quantité de bocages. Cette Dame étant venuë à mourir, la Noblesse du Païs s’assembla, & fit épouser à ce Seigneur la sœur du Comte de Poitiers dont il eut plusieurs enfans mâles, entre lesquels il y en avoit un nommé Raimondin qui étoit le troisiéme, & promettoit beaucoup.

Raimondin avoit environ quinze ans quand Aymeri, Comte de Poitiers, ayant dessein de faire son fils aîné Chevalier, envoya prier tous les Seigneurs, voisins de ses Etats, de venir assister à cette Feste ; & entreautres, il dépêcha vers le Comte de Forest, son beau-frere, afin qu’il y amenât les trois plus âgés de ses enfans, parce qu’il les vouloit voir.

La Fête fut magnifique, & continuée pendant plusieurs jours. Le Comte de Poitiers fit plusieurs Chevaliers ; entr’autres, l’aîné du Comte de Forest, qui se comporta vaillamment dans le Combat de la Lance ; mais Raimondin lui plut si fort qu’il engagea son pere à le lui laisser pour prendre soin de son éducation, & le garder toûjours auprés de lui ; ainsi Raimondin resta sous la conduite de son oncle.

Le Comte Aymeri étoit un des plus sçavans hommes de son siecle ; & sur tout il excelloit dans l’Astrologie, c’est pourquoi il donna à son neveu les meilleurs Maîtres qui se purent trouver en toutes sortes d’exercices & de sciences. Quand il fut plus âgé il le mena souvent à la chasse pour le faire à la fatigue. Le Comte s’y plaisoit beaucoup, & il n’y avoit pas de Souvetain en ce tems-là qui eût de plus beaux équipages que lui, soit pour le vol, soit pour la grand’bête.

Un jour son Grand Veneur vint lui dire qu’il y avoit dans la forest de Colombiers un sanglier d’une grandeur demesurée, & qu’il auroit du plaisir à le forcer. Le Comte mit la partie au lendemain, & prit Raimondin avec lui, car il l’aimoit extrémement ; ce jeune Seigneur avoit aussi une veneration toute particuliere pour son oncle.

Le Comte partit de Poitiers aprés le dîner avec ses Courtisans, & trouva les Chasseurs au rendés-vous. On commença la chasse, le sanglier fut vû dans sa bauge, & chacun parut surpris de sa grandeur ; la fierté de l’animal étonnoit les chiens ; aucun limier n’osoit l’aborder ; les Chasseurs mêmes se tenoient en arriere, & pasun ne mettoit pied à terre pour se presenter à lui. Ainsi la chasse demeuroit comme suspenduë, lors que le Comte s’écria : Quoi, sera t il dit, que ce fils de truye nous fera peur à tous?

Raimondin n’eut pas plûtost entendu ces paroles qu’il se jetta à bas de son cheval, & mettant l’épée à la main, marcha contre le sanglier qu’il blessa à l’épaule ; l’animal s’élança sur luy, & le fit tomber; mais Raimondin se releva avec une agilité surprenante, & le sanglier le voyant s’avancer de nouveau avec fermeté prit la fuite d’une telle vitesse que les Chasseurs le perdirent de vûë, excepté le Comte, & Raimondin, qui étoit remonté à cheval.

Le Comte étoit tres bon Piqueur ; mais Raimondin étoit si bien monté, & tellement animé, qu’il laissa son oncle derriere fort inquiet, par la crainte qu’il avoit que le sanglier ne le blessât ; le Comte le rapeloit de toute sa force, par le son d’un petit cor qu’il portoit toûjours, & le suivoit de loin. Enfin, la nuit étant survenuë, Raimondin s’arrêta, son oncle le joignit, & ils se retirerent sous un arbre pour y attendre le jour, parce qu’ils étoient égarés; mais comme la nuit étoit fraîche, Raimondin tira un fuzil de sa poche & fit du feu, pendant que le Comte s’occupoit à observer les astres, & y paroissoit si fort attaché qu’on eût dit qu’il lisoit dans les Cieux, puis il soupiroit de tems en tems. Raimondin qui voyoit que son oncle s’inquietoit le pria de venir se chauffer, ajoûtant qu’il ne convenoit pas à un si grand Prince de s’amuser à ces sortes de sciences d’Astronomie qui sont tres-incertaines.

Helas, s’écria le Comte, si tu sçavois ce que je vois, tu serois frapé d’étonnement. Aprés avoir proferé ces paroles, il se mit encore à réver plus profondement qu’il n’avoit fait, tenant les yeux fixés dans le Ciel ; mais Raimondin qui vouloit détourner son oncle de ces speculations l’interrompit encore, & le pressa de lui dire ce qu’il voyoit de si merveilleux.

Je vois, répondit il, par la conjonction de deux Planetes que voilà, que si dans le tems que je parle un Sujet tuoit son Souverain il deviendroit le plus puissant de sa race, & auroit une lignée dont il seroit parlé jusqu’à la fin du monde.

Pour moi j’estime, repris Raimondin, que celui qui feroit une telle action seroit le plus malheureux de tous les hommes, bien loin de se voir comblé d’honneur & de fortune. Mais, Seigneur, poursuit-il, comment se peut-il faire que le Ciel vueille recompenser de tant de biens un si grand forfait, & prenne la peine même de declarer sa volonté à ce sujet par des signes celestes ? Ha ! mon fils, dit le Comte, Dieu fait tout pour sa gloire, & sa providence est impenetrable. Peut-être que celui qui commettroit ce crime le feroit par accident, & delivrant la terre d’un Souverain qui peut n’étre pas agreable à l’Eternel pour quelques pechés inconnus, le Ciel voudroit recompenser de mille felicités une action qui deviendroit meritoire envers Dieu. Telle fut l’entreprise de Judith, & plusieurs autres de même nature.

A peine le Prophete finissoit son discours, qu’ils entendirent brosser à travers les buissons, & rompre les branches ; ensuite ils aperçurent le même sanglier qu’on avoit chassé, & que sa playe agitoit ; la lumiere du feu l’attiroit vers eux ; il y marchoit en fureur d’un pas précipité, & montroit ses longues deffenses. Alors Raimondin conseilla au Comte de monter sur un arbre pour éviter l’abord de ce terrible animal. A Dieu ne plaise, repartit le Comte, que je te laisse en un semblable danger ; achevant ces paroles il se saisit de son épieu. Raimondin se jetta au devant du Comte, & marcha hardiment au sanglier qui s’avançoit ; aussi-tôt l’animal se détourna & courut sur le Comte qui le reçut avec fermeté, & luy porta un coup d’épieu qui entra fort avant ; cependant, les os faisans resistance, & le sanglier forçant du devant fit tomber le Comte à genoux ; dans ces entrefaites Raimondin tourna sur le sanglier & voulut l’enfiler entre les quatre jambes, mais l’épée glissant le long du dos sur les soyes, la pointe alla fraper le Comte, qui étoit visà vis.

Raimondin ne s’aperçut point de ce malheur, tant il étoit échauffé, & ne songeant qu’à se défaire du sanglier il acheva de le tuer ; ensuite il courut pour relever le Comte, qu’il croyoit seulement tombé de l’effort qu’il avoit soûtenu ; mais il le trouva mort, & reconnut à sa blessure d’où provenoit le coup.

Ce funeste accident le jetta dans le dernier desespoir ; il s abandonna à tous les regrets imaginables ; l’amour, & la crainte firent un combat terrible dans son cœur. Il aimoit veritablement son oncle, & il craignoit que ce malheur étant publié on ne reconnût pas son innocence ; vingt fois il fut prest de se passer cette fatale épée à travers le corps, se persuadant ne pouvoir survivre à la perte qu’il faisoit d’un si bon ami, & au remords éternel de lui avoir ôté la vie.

Aprés que Raimondin eut passé une partie de la nuit dans cette agitation, il resolut de quitter le pais, & d’aller errant par le monde, suivre sa malheureuse destinée. Il s’aprocha donc du corps de son oncle, & répandant un torrent de larmes, il le baisa ; ensuite il monta à cheval, & marcha au travers de la Forest sans suivre aucune route ; son esprit étoit si abattu qu’il paroissoit être dans un entier assoupissement ? ainsi son cheval le conduisoit à son gré.

Il arriva proche d’une fontaine située dans un lieu tres-agreable, car elle étoit au pied d’une grande roche élevée qui dominoit sur une longue prairie voisine de la Forest; les Gens du Pays nommoient cette fontaine la fontaine de la Soif, ou la* fontaine des Fées, parce qu’il étoit arrivé en cet endroit plusieurs choses merveilleuses. Pour lors il y avoit trois Dames autour de cette fontaine, qui se divertissoient au clair de la Lune qui s’étoit levée, le tems étant extrêmement doux & le Ciel fort serein ; l’une de ces Dames qui paroissoit superieure aux autres, voyant passer Raimondin, sans les saluer, lui dit, tout haut ; Chevalier, vous n’êtes gueres honnête aux Dames. Raimondin ne répondit rien, si grand étoit son assoupissement, & le cheval ayant la bride sur le cou, marchoit assez doucement, ce qui fit que la Dame s’aprocha facilement de Raimondin, & le tira si fort par le bras, que se réveillant en sursaut, il porta la main sur la garde de son épée, s’imaginant que les Gens du Comte le poursuivoient & vouloient l’arrêter ; mais la Dame lui dit, en riant, Chevalier, avec qui voulez vous combattre ; vous n’avés point d’ennemis icy, & je suis de vôtre party ?

Raimondin jettant les yeux sur la Dame fut surpris de sa beauté, il luy demanda pardon de son incivilité, & luy avoua qu’il révoit tres-profondement à une affaire qui le touchoit si fort qu’il n’avoit point entendu sa voix.

Je vous croy, lui répondit cette belle Dame ; mais, où allez-vous à present, car cet endroit n’etant point un grand chemin je me persuade que vous vous êtes égaré ? Je vous enseigneray la bonne route si vous voulés ; il n’y en a point que je ne sçache dans cette Forest, & vous pouvez vous fier à moy.

Je vous suis fort obligé, Madame, repartit Raimondin ; en effet je voi que je ne suis pas dans le chemin.

Alors la Dame connoissant qu’il se déguisoit, luy dit, Raimondin, vous ne devez pas vous cacher de moy, je sçai vos affaires.

Raimondin fut extrêmement surpris de s’entendre nommer, & la Dame voyant son étonnement, ajoûta ; Chevalier, je suis celle, après Dieu, qui peut vous donner de meilleurs conseils & vous procurer de plus grands avantages. Il est inutile de vous cacher à moy ; je sçai que vous venés de tuer le Comte de Poitiers par un accident épouvantable.

Ces paroles jetterent Raimondin dans un grand étonnement, il se sentit forcé d’avouer la verité, & demanda à la Dame comment elle avoit pû aprendre cette nouvelle si promptement.

Ne t’informe pas de cela, repliqua-t-elle, & ne t’imagine pas que je sois un fantôme ou quelque œuvre du Demon, je fais profession d’être aussi bonne Chrêtienne que toy, & sois persuadé que tout ceci arrive par la volonté de Dieu ; souviens-toy de ce que ton Souverain a dit un peu avant sa mort aprés avoir lu dans les Cieux cette mysterieuse avanture.

Raimondin se souvint alors de la Prophetie de son oncle, & crut que Dieu vouloit sans doute l’accomplir en lui ; ce qui le determina à dire à la Dame qu’il étoit prest d’executer tout ce qu’elle souhaiteroit.

Si vous parlés sans déguisement, répondit la Dame, vous êtes seur de vôtre élevation ; mais il faut avant que je vous declare mes pensées, que vous me promettiés de m’épouser quand je vous auray fait sortir du malheur où vous êtes.

Tres-volontiers, Madame, dit Raimondin, je vous en donne ma parole. Ce n’est pas tout, poursuivit-elle, il faut que vous me juriés autre chose qui est tres-essentiel pour nôtre commun bonheur. Parlez, repartit Raimondin, aprés vous avoir donné ma foy je n’ay plus rien à vous refuser.

C’est, continua la Dame, que vous m’assurerés, avec serment d’homme vraiment Catholique, & d’une foy parfaite, que pendant tout le tems que je serai vôtre compagne, vous ne me verrés point les Samedis, ny ne vous mettrez aucunement en peine des lieux où je seray.

Je vous le jure par ce qu’il y a de plus sacré, dit Raimondin, & puisse le Ciel me punir si je viole jamais la promesse que je vous en fais.

Alors cette Dame luy commanda d’aller à Poitiers, où arrivant du matin on ne manqueroit pas de luy demander des nouvelles du Comte, mais qu’il répondroit, en s’étonnant : Quoy n’est-il pas venu ! & ajoûteroit, je l’ay quitté au fort de la chasse, mon cheval ayant manqué d’haleine; ensuite, qu’il en paroîtroit surpris autant que les autres. Que quelque tems aprés des Officiers de la Vennerie arriveroient aportant le corps du Prince avec le sanglier, & que les Chirurgiens assureroient que la playe auroit été faite par une des deffenses de cet animal que le Comte avoit blessé auparavant, & pouvoit ensuite être mort du coup d’épieu qu’il avoit reçu. Enfin, qu’il falloit pleurer à cette vuë, & pousser des sanglots à l’imitation de tous les assistans, prendre le deüil, assister aux funerailles, & paroître fort triste ; mais que la veille du jour destiné pour assembler les Estats du Pays, afin de rendre hommage au jeune Comte Bertrand fils du défunt, il retournât vers elle en la même place où il la trouvoit, qu’elle lui donneroit de nouveaux conseils, & que pour gage de son cœur elle lui faisoit present de deux bagues dont les pierres avoient de grandes vertus ; l’une de preserver de coups de fer & de feu celui à qui elle étoit donnée par amour ; & l’autre que celui qui la porteroit surmonteroit les efforts de ceux qui voudroient lui donner de la peine dans ses affaires, qu’ainsi il n’avoit qu’à s’en aller en seureté.

Aprés de si bonnes instructions, Raimondin se separa de sa Dame, & arrivant à Poitiers, trouva tout le monde en alarme au sujet de l’absence du Comte. Ceux qui l’aperçurent les premiers ne manquerent pas de lui en demander des nouvelles, & il leur répondit conformement aux conseils qu’on lui avoit donnés. Ensuite, il s en mit en peine comme les autres, & s’en informoit à tous ceux qui venoient. Enfin, l’on vit arriver des Officiers de la Vennerie, lesquels aportoient le corps du Comte qu’ils avoient trouvé auprés du sanglier, & asseuroient qu’il avoit tué leur Prince.

On ne peut décrire les larmes, les sanglots, & les cris du Peuple à ce spectacle. La douleur de la Comtesse & de ses Enfans fut extrême. Raimondin, sur tout, parut inconsolable La funeste vuë du Cadavre le saisit d’une manière qu’il en pensa perdre le jugement, & peu s’en fallut qu’il ne declarât publiquement son malheur.

Cependant, on donna les ordres pour honorer la memoire du défunt par une pompe funebre qui fut magnifique, & la Populace outrée de la perte d’un si bon Prince se saisit du sanglier & le brûla devant la grande porte de l’Eglise de Nôtre-Dame.

Les Barons du Païs n’eurent pas plûtost rendu les derniers devoirs à leur Seigneur, qu’ils songerent à s’assembler pour reconnoître le jeune Comte Bertrand son fils. Dés que Raimondin eut appris le jour destiné pour l’assemblée, il se déroba de Poitiers dés la veille, & alla trouver sa Dame avec tant de diligence qu’il arriva bien-tost à Colombiers, prit son chemin par la valée, monta la montagne, d’où il découvrit la prairie qui est au bas de la roche & la fontaine de Soif, audessus de laquelle il aperçut une Chapelle tres propre nouvellement bâtie sur le roc, ou jamais il n’y avoit eu aucun édifice, ce qui l’étonna beaucoup ; ensuite, étant proche du lieu oú il devoit arriver, plusieurs Dames & Gentilshommes vinrent audevant de luy ; & une d’entre elles luy dit, Seigneur, Madame vous attend dans son pavillon. Dés que sa Maîtresse le vit elle le fit asseoir auprés d’elle, & luy témoigna la joye qu’elle avoit de ce qu’il avoit executé si regulierement ses conseils.

Je m’en trouve si bien, repliqua-t-il, que je continuëray toûjours de les suivre ; achevant ce discours un Maître d’Hôtel entra, & se mettant à genoux, suivant la coûtume de ce temslà chés les Souverains, dit, Madame, on a servy. La Dame se leva aussitost, & prenant Raimondin par la main, le conduisit dans un autre pavillon, où la table étoit dressée & magnifiquement servie ; ils s’y mirent seuls, & une foule de Courtisans les environna. Raimondin en fut si étonné qu’il demanda à sa Maîtresse d’où luy étoit venu tant de beau monde ; elle ne répondit rien, ce qui augmenta sa curiosité, & luy fit reïterer sa demande jusqu’à trois fois; enfin, elle luy dit, ils sont tous vos sujets & prests à vous obeïr. Cette réponse luy fit connoître qu’elle ne vouloit pas s’expliquer plus clairement, mais il crut qu’il pouvoit luy parler de la Chapelle, aussi luy demanda-t-il la raison de cet édifice qui se trouvoit bâty en si peu de tems.

Rien ne se fait en ce monde, repartit la Dame, que par la volonté de Dieu. Cette Chapelle est l’ouvrage de ses mains, & tout ce que vous verrés dans la suite se fera en execution de ses ordres. Cette Chapelle sera dédiée à la Vierge sa tres-chere Mere ; & c’est sur ce pieux fondement que j’ay voulu commencer l’heureux établissement de nôtre maison. La conversation roula ensuite sur plusieurs autres choses qui concernoient l’embellissement qu’elle avoit dessein de faire dans ces lieux là.

Aprés le dîné la Dame retourna dans son pavillon avec son Amant, & luy tint ce discours ; c’est demain, Seigneur, que les Barons rendent hommage au Comte Bertrand, attendés qu’ils se soient tous aquittés de ce devoir ; ensuite vous luy demanderés un don, qui ne sera ny Ville, ny Château ; mais une chose de peu de consequence, je sçay qu’il vous l’accordera. Aprés vous luy declarerés que c’est la possession de cette roche que vous souhaités, avec autant d’espace autour qu’un cuir de cerf peut en contenir, & il vous en fera le don en si bonne forme qu’on ne pourra y contredire. Souvenés vous d’en faire sceller aussi tost les Patentes du grand Sceau de la Comté, & de ceux des Pairs du Païs. Au sortir de l’Assemblée vous trouverés un homme qui portera dans un sac un cuir de cerf corroyé, vous le marchanderés, & luy en payerés ce qu’il voudra, puis vous le ferés tailler en couroye le plus délié qu’il se pourra ; ensuite vous prierés le Comte Bertrand de commettre des Gens pour vous delivrer vôtre place, laquelle vous trouverés tracée ainsi que je souhaîte que vous l’ayés, & si la couroye se trouve plus longue que la grande enceinte de la roche, vous la ferés étendre le long de la valée joignant les bouts ensemble, & en cet endroit naîtra une source qui formera un grand ruisseau, lequel sera fameux dans la suite ; aprés avoir executé tout cela exactement revenés icy.

Raimondin remercia sa Maîtresse de ses bons avis, & lui promit de les suivre de point en point ; ils se firent ensuite mille amitiés : l’Amant avoit de la peine à se separer d’une si belle personne, mais il falloit qu’il allât remplir sa destinée : Il partit donc, & arrivant à Poitiers, il trouva que tous les Barons étoient venus pour rendre hommage à leur nouveau Seigneur.

Aussi-tost qu’ils furent assemblés, le Comte Bertrand se rendit à S. Hilaire, où il parut pendant l’Office en habit de Chanoine, comme ayant ce droit, & quand le Service fut achevé les Barons s’aprocherent de luy, chacun en leur rang, & luy renouvellerent les hommages de leurs Fiefs. Ensuite Raimondin se presenta devant le Comte & luy dit : Sire, j’ay une grace à vous demander, c’est de me faire le don d’une chose qui n’est ny Château, ny Forteresse, & est de peu de valeur.

Volontiers, repartit le Comte, pourvu que mes Barons y consentent; aussi-tost ils donnerent leur consentement d’une commune voix.

Monseigneur, continua Raimondin, la grace que je vous demande, c’est qu’ayant dessein de m’attacher plus étroitement à vôtre service, & n’ayant pas un seul pouce de terre dans vos Etats, je vous suplie de m’accorder en don, la roche qui est audessous de la Fontaine de Soif, dans la Forest de Colombiers, & autant de terrain aux environs qu’un cuir de cerf en pourra contenir.

Je vous la donne de bon cœur, dit le Comte, de la manière que vous la desirés, & pour l’amitié que je vous porte, je vous décharge encore, tant envers moy, qu’envers mes successeurs à perpetuité, de tout hommage, rente, & redevance aucune.

Alors Raimondin se mit à genoux pour remercier le Comte de cette faveur, & le prier de luy en faire expédier des Patentes, ce qu’il ordonna, & on y attacha le grand Sceau de la Comté avec ceux des douze Pairs, ainsi que le raporte l’Histoire, qui dit de plus, que Raimondin, aprés avoir passé le reste du jour à solliciter son expedition, & l’ayant reçuë, se retira le lendemain dans l’Eglise de l’Abbayedu Moustier où il fit ses devotions, & pria Dieu de benir son mariage, puis qu’il n’avoit en vuë que sa gloire.

Raimondin demeura ainsi en priere jusqu’à midy, & au sortir du Moustier neuf au-delà du Château, un homme l’aborda & luy dit, Seigneur, achetés un bon cuir de cerf que j’ay dans ce sac, il servira à vous faire des couroyes de chasse.

Combien en veux-tu, dit Raimondin? Cent sols, répondit le Marchand. Aporte-le à mon Hôtel, repartit Raimondin, & cet homme le suivit pour recevoir son payement.

Dés que Raimondin se vit en possession du cuir, il envoya querir un Sellier, le fit tailler par filets en sa presence le plus delié qu’il se put ; Ensuite le Marchand en fit un pacquet, & à peine l’avoit-il remis dans le sac, que les Commissaires qui etoient deputés pour le mettre en possession des terres qui luy étoient données, arriverent, & il partit avec eux.

Ces Commissaires étoient Gens qui connoissoient tres-bien les endroits des quartiers où ils alloient ; c’est pourquoy en y arrivant ils furent surpris de voir autour de la Roche quantité d’arbres abattus, & de larges tranchées, où il n’y en avoit jamais eu. Raimondin connut d’abord l’ouvrage de sa Dame ; il dissimula, & étans descendus dans la prairie on tira le cuir du sac. Quand les Commissaires virent les filets si deliés ils ne sçurent par quel bout s’y prendre ; mais lors qu’ils étoient dans cet embarras, deux hommes habillés comme des Paysans se presenterent à eux, disans qu’ils étoient venus pour leur rendre service ; puis l’un d’eux, qui étoit chargé de piquets, alla en planter un des plus forts proche du Rocher, pendant que son camarade devidoit les filets de cuir avec beaucoup d’habileté.

On commença donc l’ouvrage, en attachant à ce piquet le premier bout du cuir, & de la sorte, plantansdes piquets de distance en distance suivant la tranchée, on conduisoit le cuir, ainsi ils environnerent la montagne; mais quand ils furent revenus au premier piquet, & qu’ils trouverent encore beaucoup de cuir de reste, ils s’étendirent dans la prairie aussi loin que le cuir put aller. Alors, chose merveilleuse, ils n’eurent pas fiché en terre le dernier piquet, qu’ il sortit une source du même endroit si abondante qu’elle forma aussi tost un grand ruisseau.

Raimondin, qui etoit averty de tous ces evenemens miraculeux, n’en fut pas si étonné que les Commissaires, lesquels contemploient ces merveilles avec admiration, car le cuir renfermoit une enceinte de plus de deux lieuës; toutefois ils en mirent Raimondin en possession suivant le don qui luy en étoit fait ; & du moment qu’ils en eurent signé l’acte les deux ouvriers disparurent.

Tant de choses surnaturelles épouvanterent si fort les Commissaires qu’ils eussent voulu être bien loin. Aussi dés qu’ils eurent achevé leur office ils prirent congé de Raimondin & retournerent au plus vite à Poitiers pour anoncer au Comte ce qu’ils avoient vu.

Quant à Raimondin, il alla presenter à sa Maîtresse les Patentes du don qu’on luy avoit fait, & luy raconter de quelle maniere il en avoit pris possession. Elle le congratula sur sa bonne conduite, & luy declara qu’il étoit tems de l’épouser, mais qu’il falloit prier de leurs nopces la Comtesse de Poitiers, le Prince Bertrand, & la Princesse Blanche sa sœur, avec toute leur Cour, parce qu’elle ne se mettoit pas en peine de les bien recevoir quelque grand nombre qu’ils fussent.

Raimondin qui souhaittoit extrêmement cette conclusion, & ne connoissoit rien d’impossible à sa Maîtresse, partit aussi-tost pour aller faire le compliment à la Comtesse & à ses Enfans ; il trouva avec eux le Comte de Forest son frere aîné, qui étoit arrivé à la Cour le jour d’auparavant, pour témoigner au Comte de Poitiers la douleur qu’il avoit de la mort de son pere. Raimondin le pria aussi de ses nopces ; & ses complimens étans achevés, le Comte de Poitiers luy dit, nous assisterons volontiers à vôtre mariage, mon Cousin, mais nous sommes étonnés de ce que vous avés formé ce dessein sans nous en parler, il me semble que vous deviés prendre nôtre conseil là-dessus; cependant, l’affaire est bien avancée, puisque vous priés déja de la celebration. Quel jour avés-vous choisi pour cette ceremonie, & en quel endroit se fera-t-elle?

Dans trois jours, répondit Raimondin, & au même lieu que vous avés eu la bonté de me donner.

Comment, repartit le Comte fort surpris, ce lieu est desert ? Mais, continua-t-il, mon cher cousin, avoüezmoy la verité, quelle avanture avezvous trouvée dans cette forest ? De tout tems la fontaine de Soif a été fertile en choses merveilleuses, & même les Commissaires que ay envoyez pour vous en mettre en possession nous ont rapporté des choses étonnantes touchant les grandes tranchées qu’ils ont trouvées & la source miraculeuse qui est sortie de la terre tout à coup sous leurs pieds avec une grande abondance d’eau ; de quelle maniere le cuir de cerf a pû renfermer deux bonnes lieuës de circuit, & comme deux ouvriers ont paru, & disparu à leurs yeux.

J’avouë que cela est arrivé de la sorte, repliqua Raimondin, mais Dieu fait des miracles quand il luy plaît, & nous devons regarder tous ses ouvrages avec une grande soumission.

La Dame que vous prenez pour vôtre épouse, reprit le Comte, de quelle Maison est elle ? Il est, ce me semble, de nôtre interêt de le sçavoir.

Je ne puis vous en donner aucun éclaircissement, reprit Raimondin, parce que je ne le sçai pas moy-même.

Cecy est assez particulier, continua le Comte, Raimondin se marie, & ne sçait point quelle femme il prend, ny de quelle famille elle est.

Je puis seulement vous répondre, Monseigneur, dit Raimondin, qu’elle est de grande Maison, & fort puissante ; au reste elle me plaît, & si je fais une faute, j’en souffriray seul la punition.

Le Comte qui aimoit Raimondin, ne voulut pas le pousser davantage, de peur de le chagriner, & l’assura qu’il iroit à ses nôces au jour marqué avec toute sa Cour.

Vous y serez tres-bien reçu, reprit Raimondin, & la Dame vous plaira assurément. Ensuite la conversation tourna sur d’autre matiere.

Au jour marqué le Comte de Poitiers ne manqua à sa parole ; il se mit en chemin avec tous ses Barons pour aller à la fête. La Comtesse y mena aussi la Princesse sa fille, & toutes les Dames de la Cour. Quand le Comte fut arrivé sur la montagne, il apperçut d’abord les grandes tranchées dont les Commissaires luy avoient parlé, & la source abondante qui formoit le ruisseau. Il en fut si étonné, qu’il ne sçavoit que penser ; mais il fut bien plus surpris quand il vit la Chapelle de Nôtre-Dame si bien bâtie, un grand nombre de pavillons magnifiques qui s’élevoient dans la prairie, les quartiers tres-bien disposez ; ceux-cy pour les logemens, ceux là pour les cuisines, les autres pour les ecuries, & un grand nombre d’Officiers qui alloient & venoient pour le service de leur Maîtresse.

Ce grand appareil obligea le Comte de Forest de dire à son frere qui étoit venu au-devant d’eux jusqu’à Poitiers, qu’il vouloit absolument sçavoir quelle étoit la Dame qu’il épousoit, vû qu’il pouvoit y avoir du prestige dans ce magnifique spectacle.

Vous l’apprendrez dans peu par elle-même, répondit Raimondin. Quant au prestige que vous soupçonnez, je ne puis croire qu’il y en ait, n’ayant jamais rien vû dans tout ce qui s’est fait jusqu’à present par cette Dame, que de tres-vertueux, & de tres réel.

Achevant ce discours ils apercûrent une troupe de gens fort leste qui venoit à eux, & quand ils furent assez proche, un vieux Chevalier vêtu magnifiquement salua humblement Raimondin qui marchoit des premiers avec son frere, & luy dit : Seigneur, faites-moy conduire, s’il vous plaît, vers le Comte de Poitiers, je souhaite luy parler.

Aussi-tôt Raimondin le presenta au Comte, auquel il tint ce discours : Monseigneur, la Princesse Melusine, fille du Roy d’Albanie, m’envoye vous remercier de l’honneur que vous luy faites de venir assister à son mariage.

Chevalier, reprit le Comte, je ne sçavois pas que cette Princesse fût logée si prés de moy, & avec une suite aussi nombreuse que je le voy.

Elle en a bien d’autres, repartit le vieux Chevalier, puis qu’elle n’a qu’à souhaiter.

Je seray bien aise de saluer une si puissante Dame, repliqua le Comte; ensuite la curiosité le prenant, il questionna beaucoup le Chevalier touchant l’apareil magnifique qu’ il voïoit, & dont il admiroit l’ordre & la disposition. Enfin le Comte entrant dans la plaine fut conduit dans un riche Pavillon, qu’il trouva plus beau, & plus commode qu aucun Palais qu’il eût jamais vû. Tous les Barons furent logez de même, & séparément. Aprés cela le vieux Chevalier, accompagné de plusieurs Dames, alla au-devant de la Comtesse & de la Princesse sa fille, & les conduisit dans les Pavillons qui leur étoient préparez. Toutes les Dames de leur suite furent aussi menées à leurs apartemens ; & chacun étoit étonné de la propreté & de la commodité des lieux ; car les Valets & les équipages furent logés de la même maniére, ayant tous des magazins à portée pour la subsistance des chevaux.

Aprés que la Comtesse & les Dames se furent un peu reposées de la fatigue du chemin, le Comte vint les prendre avec Raimondin pour aller faire leur visite à Melusine. Arrivans à son pavillon, un nombre de Chevaliers se presenterent à l’entrée pour les recevoir. Les Dames passerent ainsi plusieurs sales & antichambres, superbemens meublées, à travers d’un grand nombre d’Officiers; & quand elles entrerent dans la chambre de la Princesse, leurs yeux eurent de la peine à soûtenir l’éclat de l’or & des pierreries qui y brilloient de tous côtés. Melusine vint au-devant d’elles, les embrassa, & les remercia de l’honneur qu’elles luy faisoient. Le Comte partagea le compliment, mais il ne baisa point la Princesse, par respect, car il la trouva si belle qu’elle l’ébloüit.

La conversation ne roula que sur les magnificences qui paroissoient de toutes toutes parts, & le bel ordre qui regnoit par les Officiers qui prenoient soin des logemens, & de fournir à propos tout ce qui étoit necessaire à tant de monde à la fois. Le Comte disoit que cette charmante Princesse répandoit cet esprit universel sur ses Sujets, & qu’il étoit aisé de voir qu’ils la servoient avec autant de zele que d’inclination.

Les Dames raisonnoient un peu plus materiellement. Elles admiroient la beauté de l’habillement de Melusine, qui ne tiroit pas seulement son merite de sa magnificence, mais du bon air qu’il avoit. Elles prisoient infiniment la grosseur & le brillant de ses pierreries ; les meubles furent aussi visitez par tout ; la richesse des étoffes fut loüée par excés, & toute la soirée se passa de la sorte dans l’étonnement & dans l’admiration, jusqu’au moment que le premier Maître d’Hôtel vint annoncer qu’on avoit servi.

Aussi-tôt la Princesse mena la compagnie dans un superbe Pavillon, où il y avoit plusieurs tables dressées au milieu, & sur les quatre faces des buffets chargez de quantité de vaisselle d’or & d’argent entremêlée de vases de cristal. Cette salle étoit éclairée de plusieurs lustres enrichis de pierres précieuses & de chandeliers d’or & d’argent. Je ne dirai point l’ordonnance des fruits & l’abondance des mets; il suffit de sçavoir que tout y étoit exquis & d’un goût delicat. L’excellence des vins répondoit à la bonté des viandes. Il y en avoit de tres-rares, & toute sorte de liqueurs. Oi y mangea beaucoup, & on y but agreablement. On ne manqua pas de porter solemnellement la santé des futurs époux; le Comte de Poitiers la commença ; Melusine but celle des premieres personnes de l’assemblée, & la joye qui paroissoit entre les conviez etoit d’un bon augure pour la suite.

Apres soupé la conversation dura peu, parce qu’on avoit poussé le plaifir de la table assez avant dans la nuit, & l’entretien fut assez serieux. On ne parla que des preparatifs qu’on devoit faire le lendemain pour la celebration du mariage; & quand les Dames voulurent se retirer, Melusine prit la Comtesse par la main & la conduisit dans son apartement ; Raimondin s’aquitta du même devoir envers le Comte, & chacun chercha le repos. Le lendemain toutes choses étant preparées, le Comte de Poitiers, & le Comte de Forests, allerent avec une suite honorable prendre la mariée pour la mener à la Chapelle ; les Dames y étoient déja arrivées, & Raimondin qui avoit pourveu à tout ce qui regardoit la ceremonie, y avoit conduit aussi le Grand Aumônier du Comte pour faire la celebration.

Il est bon de sçavoir que ce Prelat avoit eu de la peine à accepter cet employ, s’imaginant, comme le reste des Courtisans, qu’il y avoit quelque chose de diabolique dans toutes les merveilles qui paroissoient en ce lieu-là ; sur tout, la Chapelle si richement parée, & qui avoit été bâtie si promptement, l’embarassoit fort ; il voulut la benir avant toutes choses, & il la dédia à la Mere de Dieu suivant la volonté de la Fondatrice. Ce bon Prelat étoit grand homme de bien, c’est-pourquoy il employa avant que de faire la Benediction les plus forts Exorcismes dont l’Eglise se sert pour purger les lieux Saints des Esprits immondes.

Lors que ce Prelat commença les Ceremonies plusieurs personnes sortirent de la Chapelle dans la crainte qu’elles eurent que le Demon ne voulût reprendre son bien, & emporter ce bâtiment tout entier sur ses épaules ; mais leur terreur panique s’apaisa, la Ceremonie se fit tranquilement, & même sans que l’air fût aucunement agité; ensuite on commença la Messe qui fut chantée par la Musique de la Princesse, avec des voix, pour ainsi dire, angeliques. Toute l’assistance en fut charmée, jusqu’au point de croire qu’elles n’étoient pas humaines, ce qui ranima le scrupule qui commençoit à se dissiper, tellement que plusieurs eurent moins d’attention au Sacrifice, qu’à prendre garde si Melusine ne disparoîtroit point à la consecration, ou du moins ne feroit pas des contorsions qui donneroient des marques de son état ; ainsi tous les yeux étoient attachés sur elle ; mais elle parut toûjours dans une devotion exemplaire, & elle n’eut d’autres mouvemens que ceux qu’un bon Chrêtien fait paroître lors qu’il se conforme au Prêtre suivant les differens points du Mystere. Toutes les Ceremonies étant achevées, & les craintes évanoüies, l’Epouse fut ramenée dans son apartement par les deux illustres Escuyers qui l’avoient conduite à l’Eglise, & tous les Barons leur firent cortege. Quant à Raimondin, il tint compagnie aux Dames.

Le Service ayant finy fort tard, on se mit à table en sortant de l’Eglise, & aprés le dîné les Chevaliers allerent se preparer pour le Tournois. Aprés que les Dames se furent placées sur les échafaux, le Comte de Poitiers entra le premier dans la Carriere, et y parut avec beaucoup de valeur; mais le Chevalier choisi pour soûtenir la gloire de la Mariée, fit des merveilles ; c’étoit Raimondin à qui Melusine avoit envoyé un cheval admirable, tout son équipage étoit blanc ; il mit par terre d’abord le Comte de Forest son frere, & plusieurs autres, si bien qu’il se fit redouter de tous les Chevaliers des deux partis. Le Comte de Poitiers se presenta par deux fois pour combattre Raimondin, mais il se détourna toûjours, par respect, & il alloit attaquer d’autres Chevaliers, lors qu’il voyoit que le Comte venoit à luy. Enfin, il se comporta avec tant de bravoure que chacun donna la palme au Chevalier des Armes Blanches.

Ces combats durerent jusqu’à la nuit, & quand les Chevaliers furent desarmez ils se mirent à table pour se délasser de leur fatigue. Pendant le repas les Dames donnerent des loüanges à ceux qu’elles crurent en meriter. Raimondin fut celebré sur tous, & le Comte de Forest témoigna quelque chagrin de ce qu’il l’avoit choisi pour commencer ses victoires. Aprés le soupé, le Comte & la Comtesse, qui faisoient les honneurs des nôces, conduisirent l’épouse dans son apartement. Le Prelat qui l’avoit mariée vint benir le lit, & les Chevaliers se retirerent pour laisser aux Dames la liberté de la coucher, & de luy faire tous les discours naturels, & ingenus, qu’on faisoit alors touchant le devoir conjugal, & dont on ne se sert plus aujourd’huy dans cette occasion, parce que la jeunesse a plus d’experience que dans ces tems-là.

Tous ces charitables discours étans finis, les Dames envoyerent querir l’Epoux, qui étoit en bonne main ; car le Comte, & tous les jeunes Seigneurs de la Cour l’entretenoient galamment du bonheur qu’il alloit avoir de posseder une personne si charmante : de sorte que quand on vint luy faire le compliment de la part des Dames, le Comte luy dit tout bas : Mon Cousin, tout ce que j’ay veu icy jusqu’a present, me fait craindre que vous n’ayez cette nuit l’avanture *d’lxion. Achevant ce discours ils sortirent tous ensemble, & allerent livrer le marié entre les bras de son épouse ; ensuite chacun se retira dans son Pavillon.

Le lendemain toute la Cour alla faire compliment aux Epoux, & pendant six jours que la fête dura, Melusine fit paroître chaque jour de nouveaux divertissemens : tantôt on donnoit le Bal, tantôt on alloit à la chasse, tantôt on s’exerçoit aux Joutes, & aprés toutes ces réjouissances la Comtesse & ses enfans prirent congé de leur belle Cousine, qui leur fit des presens tres-riches. Elle donna un bracelet de grand prix à la Comtesse, un beau fil de perles à la Princesse, & toutes les Dames & les Seigneurs éprouverent aussi sa magnificence; ce qui luy attira le cœur de tout le monde.

Raimondin accompagna la Cour jusqu’ au delà de Colombiers, & pendant le chemin le Comte de Forest luy reïtera la priere qu’il luy avoit déja faite de luy declarer par quelle avanture il s’étoit engagé à épouser Melusine. Cette seconde demande chagrina Raimondin. Mon frere, luy répondit-il, l’avanture qui me l’a fait connoître, & l’épouser, est un secret du Ciel qui m’est inconnu; outre cela, ignorez-vous la puissance de l’amour ? Il sçait unir les personnes les plus éloignées quand leurs cœurs sont nez l’un pour l’autre.

Le Comte de Forest vit bien par cette réponse que son frere n’étoit pas content de sa demande, c’est pourquoy il luy promit de ne luy en parler jamais, & Raimondin l’en pria fortement ; cependant le Comte ne luy tint pas parole dans la suite, ce qui fut cause de sa ruïne entiere, comme nous le dirons à la fin de cette Histoire.

Le Comte de Poitiers étant arrivé à Colombiers, Raimondin prit congé de luy, & de toute la Cour pour s’en retourner auprés de son Epouse. Il fut tres étonné qu’à son arrivée el le luy raconta la conversation qu’il avoit euë avec son frere, & l’assura que s’il gardoit toujours le secret de cette maniere, & luy tenoit de même la parole qu’il luy avoit donnée de ne la jamais voir les Samedis, il deviendroit le plus puissant & le plus heureux de sa lignée. Ce que Raimondin luy jura de nouveau d’observer religieusement.

Melusine fort contente découvrit ensuite à Raimondin son projet touchant une Forteresse qu’elle vouloit construire sur la roche de la fontaine de Soif, & qui devoit servir de fondement à leur maison. Dés le jour même il luy arriva un grand nombre de toute sorte d’ouvriers, & une prodigieuse abondance de vivres pour leur subsistance. L’ouvrage se commença & fut poussé avec tant de diligence, que tous ceux qui venoient voir ces merveilles en étoient surpris. Il fut achevé en peu de tems, & Melusine s’y logea aussi-tôt, sans crainte d’essuyer la fraîcheur des murailles. Elle y fit transporter tous les meubles precieux qui étoient dans les Pavillons ; quand tout fut en état de n’y rien desirer, Raimondin envoya des courriers à tous les Seigneurs des Provinces voisines, pour les prier d’assister à une fête qu’il vouloit donner pour faire la dédicace de ce superbe édifice.

Quantité d’Etrangers s’y trouverent au jour nommé. Les Comtes de Poitiers & de Forest s’y rendirent aussi avec leur Noblesse. Chacun étoit surpris de voir la grandeur de cette forte Place bâtie dans toutes les regles de la guerre; & le peu de tems qu’on avoit employé à la construire, jettoit tout le monde dans une profonde admiration.

Dés que Melusine aperçut le Comte de Poitiers, elle luy dit : Seigneur, nous vous avons prié de venir icy pour voir cette Forteresse, & luy donner le nom que vous trouverez à propos qu’elle porte.

Ma charmante Cousine, reprit le Comte, vous seule pouvez avoir cet honneur, & il vous convient mieux qu’à nous : car les sages ont droit d’imposer le nom aux choses. Vous êtes beaucoup plus sage & plus sçavante que nous ne sommes tous. Il vous sied bien, Seigneur, de me railler si galamment, repartit Melusine; nôtre sexe doit être soumis au vôtre en tout ; parlez seulement.

Personne ne me conseillera, reprit le Comte, de vous obéïr en cette occasion. Le nom que cette Forteresse portera doit être heureux, afin qu’il convienne à l’heureuse avanture qui en est l’origine; par consequent vous devez être sa maraine, puis qu’il n’y a personne qui sçache mieux tous ces mysteres que vous, &…

Melusine craignant que le Comte de Poitiers n’entrât plus avant dans cette matiere, l’interrompit pour luy dire, que puis qu’il le souhaitoit, elle la nommeroit Lusineem, que par corruption on a dit depuis Lusignen, & Lusignan.

Ce nom luy convient tres-bien en deux manières, dit le Comte; en premier lieu, parce que c’est l’anagrame du vôtre, si je ne me trompe ; & en second lieu, que Lusineem signifie en langage d’Albanie chose bien établie, & miraculeuse.

L’explication si juste que le Comte fit de ce nom reçut une approbation generale ; Lusineem passa ensuite de bouche en bouche, & courut par toute l’Europe.

Aprés cette décision la joye se repandant de toutes parts, les Chevaliers allerent se preparer pour leurs jeux ordinaires. Il se fit de tres-beaux combats; mais il y en eut un malheureux. Le Comte de Forest fut legerement blessé de l’éclat d’une lance que rompit sur luy un Chevalier Poitevin, & cet accident luy donna encore un nouveau chagrin.

La Fête dura quelques jours. Melusine traitta tous ces Seigneurs avec la même magnificence qu’elle avoit déja fait. Elle s’attacha fort à gratieuser les Etrangers ; enfin tout le monde s’en retourna tres-content.

La reputation de la Forteresse de Lusignan y attira un peuple considerable, qui se mit à bâtir aux environs, aidé par Melusine, qui luy donnoit tout le souhaittoit ; de maniere qu’il y parut un gros Bourg en peu de tems. Raimondin travailloit comme elle à embellir ces lieux, & il joüissoit d’une heureuse tranquillité. Cependant Melusine accoucha d’un fils, qui reçut au Baptême le nom de Guy. Il avoit le corps bien fait, mais son visage étoit large & court, & il avoit les oreilles prodigieusement grandes. Melusine eut soin de luy donner une tres-bonne nourrice, & il profita beaucoup.


* Voyez le Livre intitulé LE COMTE DE GABALIS touchant la nature de cet Peuples. Il est fort divertissant.

* On l’apelle aujourd’huy, par corruption la Font de Sée, & tous les ans au mois de May on tient une grande Foire dans la Prairie voisine où les Patissiers vendent des figures de femmes bien coiffées, qu’on nomme des Merlusines.

* Ixion étant devenu amoureux de Junon, cette Deesse luy supposa un corps d’air, qui luy ressembloit, dont naquirent les Centaures.

Chapitre I

Elinas roy d’Albanie se marie avec Pressine la Fée.

MELUSINE étoit fille d’Elinas Roy d’Albanie, & de Pressine, laquelle il épousa en secondes noces.L’Histoire rapporte que Pressine étoit Fée, & que les Fées avoient le don de faire tout ce qu’il leur plaisoit, jusqu’à charmer les hommes qu’elles trouvoient à leur gré, & se marier avec eux, à certaines conditions, qui les rendoient heureux & puissans, s’ils les observoient ; & au contraire, tres-malheureux, quand ils faussoient leurs promesses.

L’avanture qui fit connoître Pressine à Elinas est particuliere. Ce Prince aprés la mort de sa femme s’étoit adonné à la chasse comme à un exercice afsez propre pour dissiper ses chagrins, parce qu’on est toujours en action. Un jour qu’il chassoit par une chaleur exeessive, il se trouva separé de sa suite, & ayant grand soif, il s’avança vers une fontaine où il entendit une Dame qui chantoit parfaitement bien; il approcha doucement, & s’arrêta quelque tems pour l’écouter ; mais le desir de la voir le pressant encore plus que la soif, il marcha vers la fontaine, & salua la Dame, qu’il trouva la plus belle personne du monde.

A peine eut-il achevé son compliment, sur l’heureuse rencontre qu’il faisoit, & receu celuy de la Dame, qui luy avoit répondu fort galament, qu’il vit arriver un Page tenant en main un tres-beau cheval, & le plus richement harnaché qu’il eût jamais vû. Ce Page dit à Pressine, en l’abordant : Madame, il est tems de partir, si vous le trouvez à propos; elle prit donc congé du Roy, & il luy aida à monter à cheval.

Dés qu’elle fut éloignée, Elinas qui avoit conçû de l’amour pour elle, fut chagrin de l’avoir laissée partir ainsi, & la suivit ; il rencontra en chemin une partie de ses Gens, & les congedia : Enfin, avançant dans la forest, & marchant sur les traces de la Dame, il la joignit, & l’aborda avec un trouble d’esprit si grand qu’il ne put proferer une seule parole. Pressine qui sçavoit tres-bien ce qui devoit arriver de cette rencontre, luy dit : Elinas, pourquoy me suivezvous ? Le Roy s’entendant nommer fut encore plus surpris qu’auparavant, parce qu’il ne la connoissoit point ; cependant, reprenant ses esprits, il luy dit, Madame, puisque vous passez par mes Estats, & que vous paroissez étrangere, je viens vous offrir tout ce qui dépend de moy ; le Soleil commence à tomber, & je ne puis vous voir marcher seule de la sorte ; je connois tres-bien ce Pays, vous ne trouverés point de retraite que fort loin, & des logis indignes de recevoir une personne comme vous; ces raisons m’engagent à vous prier de prendre un apartement dans une maison de chasse que j’ay au bord de cette forest.

Pressine aprés quelques difficultés accepta cet office, & pendant qu’Elinas l’accompagnoit en luy tenant des discours pleins de galanterie sur son heureuse avanture ; le Cerf de meute que couroient les Piqueurs du Roy vint à passer proche d’eux, les chiens en queue, & tous les Chasseurs ; de sorte qu’étant sur ses fins, le Roy donna à Pressine le plaisir de le voir aux abois ; ensuite il la mena au Château, & la conduisit dans l’apartement le plus propre.

Elinas passa la soirée avec cette belle Dame, dont il devenoit de moment en moment plus amoureux : Leur entretien roula sur la puissance du Royaume d’Albanie, sur l’heureuse tranquilité de ses Peuples, sur la famille du Roy, sur la perte qu’il venoit de faire de la Reine. Helas ! disoit ce Prince, en regardant fixement Pressine, si je trouvois une personne comme vous, Madame, qui voulût essuyer mes larmes, je tâcherois de me consoler de la mort d’une Princesse que j’aimois tendrement.

Cette Personne seroit fort heureuse, Seigneur, repartit Pressine ; la tendresse que vous avés euë pour la premiere seroit d’un bon augure pour la seconde. Au surplus, je ne me flate pas d’avoir le merite que vous croyés trouver en moy pour parvenir à ce bonheur.

Vous n’en avés que trop, reprit le Roy, j’en ay ressenti les effets au premier instant que je vous ay vûë ; & je sens du plaisir à laisser augmenter dans mon cœur l’ardeur que vous y avés fait naître.

Pressine rougit à cet aveu, & y répondit modestement ; toute la conversation roula sur le même sujet ; elle fut fort animée & tres galante ; enfin, le Prince se retira pour laisser à sa nouvelle Maîtresse la liberté de prendre du repos.

Cependant, la Cour étoit curieuse de sçavoir quelle étoit cette belle Dame, & par quelle avanture le Roy l’avoit amenée avec luy : Ce Prince, qui n’en parla point à son coucher, fit encore augmenter la curiosité ; il se mit au lit, & passa la nuit dans de terribles inquietudes. Sa passion l’agita si fort qu’il n’eut qu’un sommeil interrompu; il s’étoit fait une idée si vive de Pressine qu’il luy sembloit ne l’avoir point quittee ; & même, comme les ombres de la nuit donnent de la hardiesse à un Amant, il se hazardoit quelquefois à vouloir l’embrasser ; ensuite il luy demandoit pardon de sa temerité ; mais le jour commençant à paroître fit évanouïr toutes ses agreables chimeres, & ne luy laissa que son amour. Alors il eut des pensées moins confuses ; il repassa dans son esprit la declaration qu’il avoit faite à Pressine, qui ayant tourné la chose en galanterie ne luy avoit fait aucune réponse positive : l’ardeur qui le devoroit n’etoit pas contente de cela ; il voulut s’expliquer plus ouvertement pour l’obliger à se determiner, & le Soleil s’avançoit avec trop de lenteur pour le rendre heureux.

Dés que Pressine fut en état d’être vûë, le Roy entra dans sa chambre, d’un air qui témoignoit l’état de son cœur. Les premieres paroles de ce Prince furent des excuses de l’avoir reçûë dans un lieu si peu convenable à son merite, ajoûtant qu’il esperoit qu’elle en seroit bien tost recompensée par un Palais magnifique qu’il avoit envoyé luy preparer.

Pressine répondit au Roy fort spirituellement sur ses honnêtetez ; & tous les Courtisans s’étans retirés par respect, ils se dîrent de fort jolies choses touchant la maniere dont l’un & l’autre avoient passé la nuit; carPressine avoüa qu’elle avoit eu aussi ses rêves & ses inquietudes ; enfin, leur conversation ne fut interrompuë que lors qu’il fut tems de partir pour aller à la Ville de Scutari, qui etoit la Capitale du Royaume.

Pressine fut surprise de l’Entrée superbe qu’on luy fit ; tous les balcons des maisons étoient ornés de tapis tres-riches ; une affluence de Peuple bordoit les rues, & sa beauté surprenoit si fort qu’elle luy attiroit mille acclamations. Cette charmante Dame étoit assise à côté du Roy, dans une maniere de char, à découvert, & elle passa ainsi à travers la Ville comme en triomphe. Elinas étoit ravi d’entendre les acclamations du Peuple ; il les écoutoit avec joye, & comme des aplaudissemens à son choix.

Pressine reçut ensuite les complimens des Grands du Royaume & de toutes les Dames. La Cour étoit fort grosse pour lors, & chacun s’empressa, par l’ordre du Roi, à faire naître les plaisirs ; il ne se passoit point de jour que de nouveaux divertissemens ne se succedassent les uns aux autres, & l’amour du Roi les rendoit d’une magnificence extraordinaire. Enfin, sa passion vint à un tel point, qu’il propola à Pressine de l’épouser. Cette Dame reçut l’offre du Roi avec beaucoup de reconnoissance & de tendresse ; mais elle lui fit connoître que son cœur ne pouvoit s’accorder qu’à des conditions qui demandoient une fidelité inviolable sur un certain sujet qui paroissoit peu de chose, & qui cependant étoit d’une si grande importance pour elle, que son repos éternel en dépendoit.

Le Roi fut surpris à ce discours, & il lui demanda avec precipitation, ce que ce pouvoit être, l’asseurant qu’il n’y avoit rien au monde qu’il ne lui accordast pour avoir le bonheur de la posseder.

Pressine, se rendant à cette protestation, lui declara quelle vouloit qu’il lui promît de ne jamais avoir la curiosité de la voir pendant ses couches, & il le lui jura avec serment. Cet accord fait entr’eux, le Roi donna les ordres pour son mariage. Le bon esprit de Pressine, & sa douceur, firent que tout le monde parut content du choix que ce Prince faisoit d’elle ; cependant, on le blâmoit de prendre pour femme une personne dont la naissance & l’état lui étoient inconnus ; mais on ne sçavoit pas quo Pressine entraînoit, par une puissance secrette, la volonté du Roi, & que les mariages des Fées se faisoient d’une maniere extraordinaire.

Elinas vêcut tres-bien avec son Epouse ; Elle eut aussi pour le Roi toute la tendresse possible. Cette charmante union étoit d’un grand exemple dans le Royaume, & la vertu de la Reine servoit de modele à toutes les Dames. Cette Princesse étant devenuë grosse accoucha de trois filles à la fois. La premiere fut nommée Melusine; la seconde Melior; & la troisième Palatine.

Dans ce tems là le Roi étoit allé vers les frontieres de son Païs, & le Prince Nathas son fils, qu’il avoit eu de sa premiere femme, voyant la Reine accouchée si heureusement, prit la Poste, pour aller annoncer à son Pere qu’il avoit les trois plus belles Princesses qui fussent au monde.

Le Roi, ravi de cette nouvelle, fit si grande diligence qu’il arriva en peu de tems, & sans se souvenir de la promesse qu’il avoit faite à sa femme, entra brusquement dans sa chambre lors qu’elle baignoit ses filles, ce qui étoit mysterieux ; Pressine, l’apercevant, s’écria : Perfide, tu as violé ra parole, & tu t’en repentiras ; je sçai toutefois que c’est par le moyen de ton fils que ce malheur nous arrive ; mais j’en serai vengée quelque jour par un de mes Descendans, apuyé de ma Sœur, qui est Souveraine de l’Isle Perduë. Adieu, il ne m’est plus permis de rester en ces lieux. Achevant ces paroles, elle prit ses trois Enfans, sortit avec une extrême vitesse de son apartement, & ayant descendu l’escalier on la perdit de vûë.

Elinas, épouvanté de ce terrible accident, tomba dans un chagrin si profond qu’il ne faisoit que soupirer, & regretter sa chere Pressine qu il aimoit veritablement. Il resta plusieurs années dans cet état, & chacun disoit qu’il étoit ensorcelé. Cependant, la Noblesse d’Albanie voyant que le Roi étoit devenu incapable du Gouvernement, le déposa, & mit son Fils Nathas en sa place. Ce Prince eut toûjours de grands égards pour son Pere ; mais il lui arriva de terribles infortunes, & dont on trouve le recit dans l’Histoire de Geoffroi à la Grand-dent, fils de Melusine, de qui nous parlerons ci-aprés.

Pour en revenir à Pressine, elle se transporta en l’Isle Perduë. Cette Isle se nommoit ainsi, parce qu’aucun homme ne la pouvoit trouver que par Hazard, aprés même y avoir été plusieurs fois : Elle y éleva ses filles jusqu’à l’âge de quinze ans ; & tous les matins elle les menoit sur une haute montagne d’où elle découvroit l’Albanie, & leur disoit, en pleurant : Mes Enfans, vous voyés ce beau Païs, il vous a donné la naissance, vôtre Pere y regne & vous y eussiés vêcu heureuses, si ce malheureux homme n’avoit point violé la promesse qu’il m’avoit faite.

Pressine avoit tant de fois tenu ce discours à ses Filles, qu’étans parvenuës à l’âge que j’ai dit, Melusine, l’aînée, demanda un jour à sa mere ce que leur Pere avoit fait pour les priver d’un si grand bonheur ; & cette Mere affligée lui raconta lachose exactement. Mélusine qui conçut dans le moment le dessein de s’en venger, s’informa des chemins de ce Pais ; ensuite, elle engagea dans son entreprise Melior, & Palatine ses Sœurs; & elles firent si bien qu’elles allerent en Albanie, où elles enleverent Elinas, avec toutes ses richesses, & l’enfermerent, par un charme, dans une haute Montagne nommée Brandelois. Aprés cette expedition, elles vinrent en faire le recit à leur mere, qui leur dit : « Malheureuses, qu’avés-vous fait ? je ne laissois pas d’aimer vôtre Père quoi-qu’il en eût agi  de la sorte avec moi. Etoit-ce à vous de le punir ? Vous le serés vousmême ; & pour vous le faire connoître, Toy, Melusine, qui as engagé tes Sœurs à commettre ce crime, je te declare que tu seras tous  les Samedis Serpent depuis la ceinture jusqu’en bas; mais s’il se rencontre quelqu’un qui veuille t’épouser, fais qu’il te promette de ne te point voir ces jours-là ; tu vivras ton cours naturel, & mouras comme une autre femme. Il sortira de toi une puissante lignée qui regnera sur plusieurs Nations ; & si par malheur ton mari viole la promesse qu’il t’aura donnée, tu retomberas dans tes premières peines jusqu’au jour du Jugement. De plus, à chaque mutation des Seigneurs d’une Forteresse que tu auras fait bâtir miraculeusement, tu aparoîtras pendant trois jours consecutifs, & feras trois cris aux environs ; observant la même chose quand un homme de ta lignée devra mourir. Voilà la fatalité à laquelle tu es attachée.

Quant à toi, Melior, tu habiteras un superbe Château dans la grande Armenie, où tu garderas un Epreuvier, jusqu’à ce que le Redempteur vienne Juger les Hommes ; & tous les Chevaliers qui voudront y aller veiller la surveille de la veille du vingtiéme jour de Juin, sans sommeiller, recevront un don de ta main, quelque chose que ce soit, pourvu que ce présent ne concerne point ta Personne, quand ce seroit pour le mariage ; & ceux qui  voudront exiger tes embrassemens, soit d’amitié, ou de force, seront malheureux, de toute maniere, jusqu’à la neuvième generation.

Pour toy, Palatine, tu seras enfermée dans la Montagne de Guido, où je ferai transporter ton Pere avec ses tresors aprés sa mort, & tu y resteras jusqu’à ce qu’un Chevalier de nôtre Famille vienne te  délivrer, & enlever ces tresors pour s’en servir à la Conquête de la Terre Sainte. »

Aprés que ces trois Princesses eurent entendu leur destinée, la tristesse sempara de leur cœur : Elles quitterent leur mere, la larme à l’œil, & chacune suivit son sort ; Melusine prit le chemin des grandes Forests ; Melior alla au Château de l’Eprevier, & Palatine s’enferma dans la Montagne de Guido.

Quelque tems aprés Elinas mourut, Pressine vint l’ensevelir, & le fit transporter avec toutes ses richesses dans sa Montagne où étoit Palatine. Là elle fit ériger à son mari un Mausolée si magnifique, que jamais il ne s’en est vu de pareil. Il y avoit un grand nombre de chandeliers d’or, garnis de pierreries, & des lampes semblables, qui brûloient jour & nuit. On voyoit au pied de la tombe une Representation naturelle du Roy faite d’albâtre, qui lui ressembloit beaucoup. Cette Figure avoit la main droite appuyée sur une table de marbre noir, où l’avanture de ce malheureux Prince étoit écrite en lettres d’or. Pressine établir un Geant horrible, pour garder ces tresors jusqu’à la venuë de Geoffroy à la Grand-dent, dont nous venons de parler.

Table des chapitres

TABLE DES CHAPITRES
Contenus en ce Livre.

CHAP. I. Elinas Roy d’Al banie se marie avec Pressine la Fée

CHAP. II. Melusine épouse Raimondin, fils du Comte de Forest, & bâtit le Château de Lusignan

CHAP. III. Voyage de Raimondin en Bretagne, & ses avantures

CHAP. IV. Guy de Lusignan, & Urian son frere, vont avec une armée navale au secours du Roy de Cipre

CHAP. V. Guy & Urian battent l’armée du Soudan, & délivrent le Roy de Cipre. Guy succede à sa Couronne. Urian est élevé sur le Trône d’Armenie

CHAP. VI. Mariage d’Odon de Lusignan avec la Princesse Constance heritiere du Comté de la Marche

CHAP. VII. Antoine & Regnault de Lusignan marchent contre le Roy de Metz, & ensuite contre les Sarazins. Antoine est élu Duc de Luxembourg, & Regnault Roy de Boheme

CHAP.VIII. Raimondin viole la promesse qu’il avoit faite à Melusine, & elle le quitte metamorphosée en Serpent

FIN.

Préface

PREFACE

L’HISTOIRE de Melusine fit tant de bruit dans son tems qu’elle remplit toute l’Europe d’admiration ; & dans la suite, les Curieux voulans en aprofondir la verité, l’ont cherchée dans les Memoires de ceux qui avoient écrit à ce sujet. Entr’autres, la Princesse Marie, Duchesse de Bar, fille de Jean Roy de France, entendant parler un jour, avec étonnement, des prodiges que cette puissante Fée avoit faits, pria son frere le Duc de Berry en 1387. aprés qu’il eut repris la Forteresse de Lusignan aux Anglois, d’en faire composer le recit par un homme sçavant qu’il avoit auprés de luy nommé Jean Daras, lequel mit au jour ce que nous en avons de plus ample.

Cet Auteur dit, dans une maniere de Preface, digne d’être lûë pour son ingenuité, qu’il a tiré toute sa narration des Croniques de Lusignan, qui étoient tombées en la possession du Duc ; comme aussi dans les Ecrits du Comte Salebry Anglois, & d’autres Historiens ; Ajoûtant, qu’il obéit à son Prince, & qu’il refere tout à la gloire de Dieu, parce qu’il est persuadé que son recit est tres-vray, quoy qu’il paroisse incroyable ; mais que l’operatlon des choses surnaturelles, ainsi que le sont celles des Fées, sont des jugemens du Ciel, qui selon le Prophete David, paroissent des abîmes à l’esprit de l’homme, trop foible pour les comprendre.

En effet, on voit dans tous les differens Païs des choses merveilleuses ; chacun raconte les siennes ; toutefois, pas un homme depuis Adam n’a pu en connoître les causes, & en penetrer les raisons. Qui peut expliquer les mysteres des Apparitions, les Translations des Corps vivans d’un endroit dans un autre en un moment, les Edifices construits en peu de tems dans des lieux où il n’y en avoit jamais paru? Ce sont des faits constans parmi toutes les Nations, & qu’on ne peut revoquer en doute sans vouloir détruire les Traditions, les Histoires, & nier même l’existence des Monumens qui subsistent.

La construction du Château de Lusignan est une preuve assurée de ce que je dis : cette merveille s’est faite à la vuë de tout le Peuple de Poitou, dans le temps qu’il étoit soûmis à un Prince particulier. Peut-on avoir ainsi abusé un Peuple entier, & avoir si bien ajusté au theâtre la constructionsi promte de cette Place, avec les prodiges quien precederent la fondation ?

J’ay entrepris de renouveller cette Histoire, & même de l’éclaircir en quantité d’endroits, à la solicitation de plusieurs personnes de qualité qui sont sorties de la fameuse Melusine, dont la posterité devint tres-puissante, par neuf enfans mâles qu’elle eut les uns aprés les autres, dont le premier fut ce fameux Guy de Lusignan Roy de Chipre & de Jerusalem ; & les autres eurent tous des établissemens tres-illustres.

Pour composer nôtre Histoire avec plus d’exactitude, je n’ay pas seulement suivy pour les faits l’Auteur qui l’a écrite en 1387, mais j’ay consulté tous les Livres que j’ay pu découvrir qui en ont parlé. J’ay trouvé que c’étoit environ l’an mille que Melusine fit les prodiges qu’on luy attribuë, & bâtit entr’autres ce Château si fameux & si important, que dans les tems de revolution en France, il fortifioit considerablement le parti qui en étoit en possession. On verra dans la fin de cette Histoire comme il fut pris par les Anglois, & repris sur eux par le Comte de Bery, dont nous venons de parler. Teligny le surprit pour ceux de la Religion en 1569. & quatre mois aprés Louïs de Bourbon, second du nom, Duc de Montpensier, l’assiegea, & le reprit. Enfin, la raison d’Estat obligea à le démolir. On rendit un Arrest au Conseil du Roy pour cela en l’an 1574. Brantome le raporte dans l’Eloge qu’il fait de ce Prince. Quant à la beauté de cette Place, voilà ses propres termes. C’étoit la plus belle Forteresse antique qu’on pût voir, construite par une Dame tres-noble en lignée, en vertu, en esprit, en magnificence, & en tout ce qui fut de son tems, voire d’autre, qui étoit Melusine, de laquelle on a dit tant de choses qui paroissent fable, mais le tout beau & bon ; & si l’on veut dire la verité, c’étoit le Soleil de son tems, de laquelle sont descendus ces braves Seigneurs, Rois, Princes, & Capitaines portans le nom de Lusignan, dont les Histoires sont pleines. Cette grande Maison d’Archiac en étant sortie, en Xaintonge, & de S. Gelais. Ensuite il ajoûte : Que Melusine étoit aparuë, & avoit fait des cris effroyables, quand on donna les premiers coups pour démolir la Forteresse ; ce qui porta la Reine Mere, qui y étoit presente, à s’informer des gens du Pays de tout ce qu’on disoit de cette Fée, & qu’elle en aprit des choses étonnantes, telles que nous allons les décrire. Mais, comme je cite les Auteurs, & les Chroniques d’où ces avantures sont tirées, je ne garantis point les acronismes, & les autres fautes contre l’Histoire.

Epître à Mademoiselle

A SON ALTESSE ROYALE MADEMOISELLE.

MADEMOISELLE,

Si-tôt que Melusine, la plus celebre des Fées, a sceu que VÔTRE ALTESSE ROYALE avoit eu la bonté de donner de favorables audiences aux Fées du bas ordre, & qu’elle avoit pris quelque plaisir au recit de leurs avantures ; cette Heroïne m’a inspiré de composer un corps d’histoire des merveilles qu’elle a faites à la veuë de toute l’Europe, & de le presenter à VÔTRE ALTESSE ROYALE, pour la divertir aux heures de ses loisirs.

J’ay donc recüeilli tous ces évenemens fameux ; mais pour les rendre plus agreables à VÔTRE ATLESSE ROYALE j’ay crû qu’il ne falloit pas les laisser aussi nuds qu’ils le sont dans les Chroniques, qui en font mention ; & que je devois leur donner les ornemens qui peuvent leur convenir : sans alterer néanmoins la verité des faits qui regardent le fondement de l’ancienne Maison de Lusignan, qui raporte son origine à cette femme miraculeuse.

Melusine est persuadée, MADEMOISELLE, qu’il luy est tres-avantageux d’avoir la protection d’une aussi grande Princesse que vous, pour paroître de nouveau sur le theatre du monde. Avec ce puissant secours, elle ne craindra point la faction des incredules.Tout ce qu ils pouront alleguer contre la foy, qui est deuë au recit de ses actions merveilleuses, sera détruit par le bon accuëil que vous luy ferez. Il ne manque plus que cette protection à sa gloire : C’est aussi ce qu’elle ambitione ; & moy d’avoir l’honneur d’être avec un tres-profond respect,

MADEMOISELLE,

De Vôtre Altesse Royale,

Le tres-humble, tres-obéissant, & tres-soumis serviteur,

N…

Edition linéarisée

Ce texte présente une version diplomatique linéarisée de l’exemplaire de la BNF (Y2-658). On s’est contenté de régulariser les retours à la ligne et la délimitation en paragraphes, ainsi que la disposition de la ponctuation. On a aussi résolu les abréviations (õ, ã, ẽ en on, an et en), et les ß en ss. Pour le reste on n’a pas touché à l’orthographe.

Une version en texte modernisé, pourvu d’un appareil critique, est en préparation aux Editions Champion.

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Histoire de Geoffroy

François Nodot fait paraître en 1700 L’Histoire de Geoffroy, chevalier à la grand’dent, fils de Mélusine.

Cette publication fait naturellement suite à l’Histoire de Mélusine parue deux ans auparavant : depuis le XVIe siècle, tous les éditeurs avaient du roman de Jean d’Arras pris l’habitude d’isoler les aventures de Geoffroy, pour un faire une continuation de l’histoire de Mélusine. Les deux ouvrages paraissaient souvent ensemble. François Nodot reprend donc ici une habitude bien ancrée chez les éditeurs de la Bibliothèque bleue.

L’Histoire de Mélusine n’annonce pas clairement l’intention de l’auteur de donner lui-même une suite de son livre, mais il en avait ménagé la possibilité, en n’intégrant pas l’histoire de Geoffroy dans le premier volume, et en ménageant à la fin du livre une transition possible, pour ne pas dire un “cliffhanger“.

Cette publication était-elle prévue dès le départ? La veuve Barbin vit-elle dans cette suite une opportunité commerciale après le succès du premier volume ? Il serait difficile de l’affirmer, parce que la seconde édition de l’Histoire de Mélusine, parue en 1700, en même temps que l’Histoire de Geoffroy, semble être largement constituée d’invendus pourvu d’une page de titre postdatée. En 1700, la mode des contes de fées était déjà en train de s’épuiser très rapidement.

Présentation

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HISTOIRE
DE MELUSINE
TIREE DES CHRONIQUES DU POITOU
ET
Qui sert d’Origine à l’ancienne Maison
DE LUSIGNAN

A PARIS
Chez Claude Barbin, au Palais
ET
Thomas Moette, ruë de la Bouclerie, prés le Pont S. Michel,
à S. Alexis
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M. DC. XCVIII.
AVEC PRIVILEGE DU ROY