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milieu, & sur les quatre faces des
buffets chargez de quantité de vaisselle
d’or & d’argent entremêlée de vases
de cristal. Cette salle étoit éclairée de
plusieurs lustres enrichis de pierres
précieuses & de chandeliers d’or &
d’argent. Je ne dirai point l’ordonnan¬
ce des fruits & l’abondance des mets;
il suffit de sçavoir que tout y étoit ex¬
quis & d’un goût delicat. L’excellence
des vins répondoit à la bonté des
viandes. Il y en avoit de tres-rares, &
toute sorte de liqueurs. Oi y mangea
beaucoup, & on y but agreablement.
On ne manqua pas de porter solem-
nellement la santé des futurs époux;
le Comte de Poitiers la commença ;
Melusine but celle des premieres per¬
sonnes de l’assemblée , & la joye qui
paroissoit entre les conviez etoit d’un
bon augure pour la suite.
Apres soupé la conversation dura
peu , parce qu’on avoit poussé le plai¬
fir de la table assez avant dans la nuit,
& l’entretien fut assez serieux. On ne
parla que des preparatifs qu’on devoit
faire le lendemain pour la celebration
Archives de catégorie : Histoire de Mélusine – édition diplomatique
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toutes parts , & le bel ordre qui re-
gnoit par les Officiers qui prenoient
soin des logemens , & de fournir à
propos tout ce qui étoit necessaire à
tant de monde à la fois. Le Comte di¬
soit que cette charmante Princesse ré-
pandoit cet esprit universel sur ses Su¬
jets , & qu’il étoit aisé de voir qu’ils
la servoient avec autant de zele que
d’inclination.
Les Dames raisonnoient un peu
plus materiellement. Elles admiroient
la beauté de l’habillement de Melusi-
ne, qui ne tiroit pas seulement son
merite de sa magnificence , mais du
bon air qu’il avoit. Elles prisoient in¬
finiment la grosseur & le brillant de
ses pierreries ; les meubles furent aussi
visitez par tout ; la richesse des étoffes
fut loüée par excés, & toute la soirée
se passa de la sorte dans l’étonnement
& dans l’admiration , jusqu’au mo¬
ment que le premier Maître d’Hôtel
vint annoncer qu’on avoit servi.
Aussi-tôt la Princesse mena la com-
pagnie dans un superbe Pavillon , où
il y avoit plusieurs tables dressées au
C
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magazins à portée pour la subsistance
des chevaux.
Aprés que la Comtesse & les Da-
mes se furent un peu reposées de la
fatigue du chemin , le Comte vint les
prendre avec Raimondin pour aller
faire leur visite à Melusine. Arri¬
vans à son pavillon, un nombre de
Chevaliers se presenterent à l’entrée
pour les recevoir. Les Dames passe-
rent ainsi plusieurs sales & anticham¬
bres , superbemens meublées , à tra¬
vers d’un grand nombre d’Officiers;
& quand elles entrerent dans la cham¬
bre de la Princesse, leurs yeux eurent
de la peine à soûtenir l’éclat de l’or
& des pierreries qui y brilloient de
tous côtés. Melusine vint au-devant
d’elles , les embrassa , & les remercia
de l’honneur qu’elles luy faisoient.
Le Comte partagea le compliment,
mais il ne baisa point la Princesse ,
par respect , car il la trouva si belle
qu’elle l’ébloüit.
La conversation ne roula que sur
les m agnificences qui paroissoient de
toutes
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Elle en a bien d’autres , repartit
le vieux Chevalier , puis qu’elle n’a
qu’à souhaiter.
Je seray bien aise de saluer une si
puissante Dame , repliqua le Comte;
ensuite la curiosité le prenant , il que¬
stionna beaucoup le Chevalier tou¬
chant l’apareil magnifique qu’ il voïoit,
& dont il admiroit l’ordre & la dis¬
position. Enfin le Comte entrant dans
la plaine fut conduit dans un riche
Pavillon , qu’il trouva plus beau , &
plus commode qu’aucun Palais qu’il
eût jamais vû. Tous les Barons furent
logez de même, & séparément. Aprés
cela le vieux Chevalier , accompagné
de plusieurs Dames, alla au-devant
de la Comtesse & de la Princesse sa
fille , & les conduisit dans les Pavil-
lons qui leur étoient préparez. Tou-
tes les Dames de leur suite furent
aussi menées à leurs apartemens ; &
chacun étoit étonné de la propreté &
de la commodité des lieux ; car les
Valets & les équipages furent logés
de la même maniére , ayant tous des
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elle-même , répondit Raimondin.
Quant au prestige que vous soupçon-
nez , je ne puis croire qu’il y en ait,
n’ayant jamais rien vû dans tout ce
qui s’est fait jusqu’à present par cette
Dame , que de tres-vertueux , & de
tres réel.
Achevant ce discours ils apercû¬
rent une troupe de gens fort leste
qui venoit à eux, & quand ils fu¬
rent assez proche, un vieux Chevalier
vêtu magnifiquement salua humble¬
ment Raimondin qui marchoit des
premiers avec son frere, & luy dit :
Seigneur , faites-moy conduire , s’il
vous plaît, vers le Comte de Poi-
tiers , je souhaite luy parler.
Aussi-tôt Raimondin le presenta au
Comte , auquel il tint ce discours :
Monseigneur , la Princesse Melusine,
fille du Roy d’Albanie,m’envoye vous
remercier de l’honneur que vous luy
faites de venir assister à son mariage.
Chevalier, reprit le Comte, je ne
sçavois pas que cette Princesse fût lo¬
gée si prés de moy , & avec une suite
aussi nombreuse que je le voy.
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aussi la Princesse sa fille , & toutes les
Dames de la Cour.
Quand le Comte fut arrivé sur la
montagne , il apperçut d’abord les
grandes tranchées dont les Commis-
saires luy avoient parlé, & la source
abondante qui formoit le ruisseau. Il
en fut si étonné, qu’il ne sçavoit que
penser ; mais il fut bien plus surpris
quand il vit la Chapelle de Nôtre¬
Dame si bien bâtie , un grand nom-
bre de pavillons magnifiques qui s’é¬
levoient dans la prairie , les quartiers
tres-bien disposez ; ceux-cy pour les
logemens , ceux là pour les cuisines,
les autres pour les ecuries , & un
grand nombre d’Officiers qui alloient
& venoient pour le service de leur
Maîtresse.
Ce grand appareil obligea le Com¬
te de Forest de dire à son frere qui
étoit venu au-devant d’eux jusqu’à
Poitiers, qu’il vouloit absolument sça¬
voir quelle étoit la Dame qu’il épou-
soit , vû qu’il pouvoit y avoir du pre¬
stige dans ce magnifique spectacle.
Vous l’apprendrez dans peu par
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Je ne puis vous en donner aucun
éclaircissement , reprit Raimondin ,
parce que je ne le sçai pas moy-
même.
Cecy est assez particulier , continua
le Comte , Raimondin se marie , &
ne sçait point quelle femme il prend,
ny de quelle famille elle est.
Je puis seulement vous répondre,
Monseigneur , dit Raimondin, qu’elle
est de grande Maison , & fort puis¬
sante ; au reste elle me plaît , & si
je fais une faute , j’en souffriray seul
la punition.
Le Comte qui aimoit Raimondin,
ne voulut pas le pousser davantage ,
de peur de le chagriner , & l’assura
qu’il iroit à ses nôces au jour marqué
avec toute sa Cour.
Vous y serez tres-bien reçu , re¬
prit Raimondin , & la Dame vous
plaira assurément. Ensuite la conver¬
sation tourna sur d’autre matiere.
Au jour marqué le Comte de Poi-
tiers ne manqua à sa parole ; il se mit
en chemin avec tous ses Barons pour
aller à la fête. La Comtesse y mena
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surpris , ce lieu est desert ? Mais, con¬
tinua-t-il , mon cher cousin, avoüez¬
moy la verité , quelle avanture avez¬
vous trouvée dans cette forest ? De
tout tems la fontaine de Soif a été
fertile en choses merveilleuses , &
même les Commissaires que ay en-
voyez pour vous en mettre en pos-
session nous ont rapporté des choses
étonnantes touchant les grandes tran¬
chées qu’ils ont trouvées & la source
miraculeuse qui est sortie de la terre
tout à coup sous leurs pieds avec une
grande abondance d’eau ; de quelle
maniere le cuir de cerf a pû renfer-
mer deux bonnes lieuës de circuit,
& comme deux ouvriers ont paru, &
disparu à leurs yeux.
J’avouë que cela est arrivé de la sor-
te, repliqua Raimondin , mais Dieu
fait des miracles quand il luy plaît,
& nous devons regarder tous ses ou¬
vrages avec une grande soumission.
La Dame que vous prenez pour
vôtre épouse , reprit le Comte, de
quelle Maison est elle ? Il est , ce me
semble,de nôtre interêt de le sçavoir.
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Raimondin qui souhaittoit extrê¬
mement cette conclusion , & ne con¬
noissoit rien d’impossible à sa Maî¬
tresse , partit aussi-tost pour aller faire
le compliment à la Comtesse & à ses
Enfans ; il trouva avec eux le Comte
de Forest son frere aîné, qui étoit ar-
rivé à la Cour le jour d’auparavant,
pour témoigner au Comte de Poitiers
la douleur qu’il avoit de la mort de
son pere. Raimondin le pria aussi de
ses nopces ; & ses complimens étans
achevés , le Comte de Poitiers luy
dit , nous assisterons volontiers à vô¬
tre mariage, mon Cousin, mais nous
sommes étonnés de ce que vous avés
formé ce dessein sans nous en parler,
il me semble que vous deviés prendre
nôtre conseil là-dessus; cependant,
l’affaire est bien avancée, puisque vous
priés déja de la celebration. Quel jour
avés-vous choisi pour cette ceremo¬
nie , & en quel endroit se fera-t-elle?
Dans trois jours, répondit Rai-
mondin , & au même lieu que vous
avés eu la bonté de me donner.
Comment , repartit le Comte fort
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lieuës; toutefois ils en mirent Rai-
mondin en possession suivant le don
qui luy en étoit fait ; & du moment
qu’ils en eurent signé l’acte les deux
ouvriers disparurent.
Tant de choses surnaturelles épou-
vanterent si fort les Commissaires
qu’ils eussent voulu être bien loin.
Aussi dés qu’ils eurent achevé leur
office ils prirent congé de Raimondin
& retournerent au plus vite à Poitiers
pour anoncer au Comte ce qu’ils a-
voient vu.
Quant à Raimondin , il alla pre¬
senter à sa Maîtresse les Patentes du
don qu’on luy avoit fait , & luy ra¬
conter de quelle maniere il en avoit
pris possession. Elle le congratula sur
sa bonne conduite , & luy declara
qu’il étoit tems de l’épouser , mais
qu’il falloit prier de leurs nopces la
Comtesse de Poitiers, le Prince Ber-
trand , & la Princesse Blanche sa
sœur , avec toute leur Cour , parce
qu’elle ne se mettoit pas en peine de
les bien recevoir quelque grand nom¬
bre qu’ils fussent.