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Chapitre 3, p. 80

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HISTOIRE
les Terres de Josselin à Alain son
frere le cadet, tous deux fils de son
oncle Alain ; mais je trouve ailleurs
qu’il garda ces grandes Terres pour
ses enfans , & cela me paroît plus
vrai-semblable , puis qu’une des pre¬
mieres raisons que Melusine luy allé¬
gua pour luy faire entreprendre le
voyage de Bretagne, fut celle de re¬
couvrer les grands biens que son pere
avoit laissez en ce pays-là.
Quand Raimondin eut terminé tou¬
tes ses affaires , & rendu hommage à
Thierry de ses Fiefs , ce Prince le re¬
tint plusieurs jours auprés de lui pour
le réjoüir, & luy faire oublier ses tra¬
vaux. Il mangea toujours seul avec
luy ; & comme le Duc aimoit extré¬
mement la chasse , il luy en donna
le divertissement de toute maniere.
Au milieu de tant d’honneurs , &
de plaisirs, Raimondin brûloit d’en¬
vie de revoir sa chere Melusine; de
sorte qu’il prit congé du Duc; & le
vieux Chevalier abordant le Prince,
luy presenta de la part de sa Maîtresse
un gobelet d’or enrichi de diamans. Il

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Cette action étant ainsi terminée,
Raimondin vint au balcon où étoit le
Duc, & luy dit : Sire , je vous sup¬
plie de me faire connoître si j’ay fait
mon devoir , & si vous souhaittez
quelque chose de plus.
Vous vous en êtes bien acquitté,
répondit le Duc, & les traîtres souf-
friront le suplice qu’ils meritent. Aussi¬
tôt il donna ordre de les pendre, &
que le Victorieux rentrât dans les
biens de son pere, y ajoûtant encore
ceux de Josselin , dont il luy donna
la confiscation. Raimondin , aprés a¬
voir remercié le Duc de ses bienfaits,
luy demanda la grace de ces malheu-
reux ; mais il demeura ferme dans sa
résolution.
Alain , ses enfans, & tous leurs
amis , eurent une joye inconcevable de
la victoire que leur parent venoit de
remporter , & des grands biens que
Thiery luy avoit ajugez Ils luy aide-
rent à l’en mettre en possession. Jean
d’Aras dit que Raimondin donna la
Baronnie de Leon avec ses autres
biens à Henry son cousin germain , &
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s’élevoit, & le jetta par terre. La
lance entra pour le moins d’un demy¬
pied dans son corps , & avant qu’il
pût se relever , le vainqueur sauta sur
luy & luy donna plusieurs coups de
gantelets par la tête aprés luy avoir
arraché le bassinet qui la défendoit,
ensuite il luy mit le genou sur le
ventre , & la main gauche sur la gor-
ge , si bien qu’il ne pouvoit remuer,
puis il tira un poignard de sa ceinture
& luy dit , Rens-toy, ou tu es mort.
J’aime mieux mourir , répondit Oli¬
vier , de la main d’un brave homme
comme vous , que d’un autre.
Avouë donc, repartit Raimondin,
que tu sçais que ton pere a commis la
trahison.
Comment le sçaurois-je, repliqua¬
t-il , je n’etois pas né pour lors ?
Raimondin , qui étoit persuadé de
la verité , fut si chagrin de cette ré-
ponse , qu’il luy donna encore tant de
coups de gantelet de côté & d’autre
sur les jouës , qu’il luy fit perdre con-
noissance ; ensuite le prenant par les
pieds , il le traîna hors de la lice.

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che de sa lance , & la ramassa subtile¬
ment ; ensuite il vint contre Olivier,
qui l’évita toujours par la dexterité de
son cheval, ne songeant qu’à le lasser,
parce qu’il étoit à pied, & à passer
ainsi le tems prescrit pour le combat,
sans le terminer ; mais Raimondin s’a¬
visa d’un expedient ; il retourna à son
cheval , défit promptement un des
étriers , & marcha à son ennemi , qui
le voyant venir la lance d’une main
& un étrier de l’autre , ne sçavoit
quel dessein il avoit , ce qui le porta à
s’abandonner tout d’un coup sur luy
pour le frapper de la pointe de son
sabre au defaut de sa cuirasse;mais com¬
me son cheval tressailloit du coup d’é¬
pron qu’il luy donna pour le faire
avancer, Raimondin fronda l’étrier à
la tête du cheval d’une si grande for-
ce, que le gonfrain d’acier fut enfon¬
cé , & luy entra dans le front. L’ani¬
mal étourdi du coup s’accula sur les
jarrets ; & comme Olivier apuyoit
des deux pour le faire relever, Rai-
mondin luy donna un coup de sa
lance dans le côté , lorsque le cheval
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vos chevaux, & faites votre devoir.
Dans ces entrefaites Raimondin po-
sant le fer de sa lance à terre, l’ap¬
puya sur le cou de son cheval pour
faire le signe de la Croix. Son enne-
mi qui s’en aperçut , se servit de ce
moment, & poussa son cheval avec
une si grande vitesse , qu’il frappa Rai¬
mondin sur sa cotte d’armes , sans
qu’il pût parer le coup avec son bou¬
clier ; mais il se tint si ferme , qu’il
ne se renversa point , & la lance ren-
contrant une armure à l’épreuve , vo¬
la par éclats.
Alors Raimondin s’écria , Traître,
cette action n’est pas d’un brave Che-
valier ; & comme sa lance étoit tom¬
bée par la force du choc, il mit le
sabre à la main , & en déchargea un
coup si terrible sur le casque d’Oli-
vier , qu’il en abattit la visiere ; ainsi
il eut le visage à découvert , ce qui
l’étonna. Cependant il mit le sabre à
la main , & les deux combattans se
chamaillerent long – tems de la sorte;
enfin Raimondin , qui vouloit finir,
fit un écart pour se jetter à bas pro¬

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mais Josselin paroissoit abattu, ce qui
étoit de mauvaise augure. Ils descen¬
dirent de cheval , & les saintes Evan-
giles leur étant aportées , Raimon¬
din jura que Josselin avoit commis la
trahison de la manière qu’il en avoit
fait le recit ; aprés il s’agenoüilla , &
baisa les Reliques qui luy furent pre¬
sentées. Quant à Josselin , il jura le
contraire ; mais l’Histoire raporte,
qu’il chancella si fort pour baiser les
Reliques, qu’il n’en put approcher, &
Olivier fit la même chose : car ils sça¬
voient tous deux que c’étoit leur con-
damnation.
Cette ceremonie achevée, un He-
rault cria à haute voix, De par Mon¬
seigneur, qu’aucun ne soit si hardi
de dire un mot, ny faire aucun signe
à un des combatans qu’il puisse enten¬
dre ,ou apercevoir
. Après ce cry cha¬
cun se retira hors du champ de ba¬
taille , excepté ceux qui étoient desti¬
nez pour le garder , & Josselin.
Les deux combattans étant montez
à cheval , le Herault fit encore cet
autre cry par trois fois : Laissez aller
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trer des Troupes dans la Ville , pour
empêcher qu’il n’arrivât aucun de
sordre.
Le lendemain matin les Cham-
pions , aprés avoir entendu la Messe,
allerent s’armer , & aussi-tôt que
Raimondin eut apris que le Duc étoit
sur le champ , il s’y rendit , accom-
pagné de quantité de Chevaliers. Il
avoit l’Ecu pendu au cou , la Lance
sur sa cuisse , & étoit vétu de sa Cotte
d’Armes bordée d’argent & d’azur.
Il montoit un cheval tres fier, &
qui étoit armé jusqu’à l’ongle du
pied. Il salua ainsi le Duc avec tous
les Seigneurs qui l’accompagnoient
& chacun disoit, à voir son grand
air , qu’il étoit homme à ne pas se
laisser battre facilement.
Ce Chevalier marcha ensuite vers
la chaise qui luy étoit preparée , &
descendit aussi legerement de cheval
que s’il n’eût point été chargé de ses
armes, puis il s’assit en attendant que
son ennemy arrivât. Il vint peu de
tems aprés avec son pere, & ils fi-
rent tous deux la reverence au Duc,

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en fait ; je tiens mon Pere pour un
homme incapable d’avoir fait l’action
qu’on luy impute ; c’est pourquoy
j’accepte le duel pour luy ; & voilà
mon gage. Il sera bien vaillant, s’il
peut venir à bout de moy , & d’un de
mes Parens que je choisiray.
Quand le Duc l’entendit parler de
la sorte , il se fâcha , & luy dit , ce
ne sera pas tant que je vivray , qu’on
verra qu’un Chevalier soit obligé de
combattre contre deux , l’un aprés
l’autre , pour une même querelle ;
Olivier , il est honteux à vous d’a¬
voir eu cette pensée , c’est une mar¬
que de vôtre mauvaise cause ; sça¬
chez , que si vous êtes vaincu je vous
feray pendre avec vôtre pere , &
j’assigne vôtre combat à demain : en¬
suite , le Duc prit des cautions pour
s’asseurer de leurs personnes , & fit
garder Josselin à veuë.
Cependant , Thiery , qui étoit un
Prince fort prudent , faisant refle¬
xion au grand nombre de parens &
d’amis que ces deux puissantes Mai¬
sons avoient dans ses Estats , fit en-

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72 HISTOIRE
Pairs & Barons , de combattre Jos-
selin , & luy faire avoüer son crime,
ou l’expier par son sang. Achevant
ces paroles il jetta son gage, & il
n’y eut personne si hardy que de ré-
pondre.
Le Duc voyant que personne ne
répondoit , dit tout haut : Josselin,
Estes-vous sourd ? Vous autorisez
par vôtre silence nôtre Proverbe, qui
dit, Qu’un vieux peché fait nouvelle
vergogne. Songez , cependant , à ré-
pondre à cette terrible accusation.
Josselin fut si confus & palpitant,
qu’il ne sçut dire autre chose, sinon,
que ce Chevalier se moquoit de ra¬
conter une telle Fable.
C’est si peu une Fable , repartit
Raimondin , que je te feray bien
avoüer que c’est une verité , si Mon¬
seigneur me le permet , ainsi que je
l’en suplie tres-humblement.
Josselin , continua le Duc , je veux
que vous répondiez d’une autre ma¬
niere à cette accusation. Olivier en¬
tendant ces paroles , dit: Sire, ce
Chevalier a plus de peur qu’il ne nous
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crée qu’il feroit punir du dernier sup¬
plice tous les traîtres qu’il pourroit luy
montrer dans sa Cour.
Raimondin aprés l’avoir remercié
luy raconta succinctement , mais de
point en point , la malheureuse avan¬
ture d’Henry de Leon son pere , ar¬
rivée il y avoit quarante ans , sous
Thiery , dont il étoit le quatriéme
successeur : de quelle maniere il avoit
tué , à son corps deffendant , le ne-
veu de ce Prince, seul heritier de sa
Couronne ; que cette catastrophe étoit
arrivée par la trahison de Josselin du
Pont qui étoit là present, & lequel
au moyen de son crime jouissoit de
tous les biens d’Henry, par la con-
fiscation qu’il en avoit obtenuë.
Ce fait étant deduit avec toutes ses
circonstances , Raimondin ajoûta :
Seigneur , puis que je suis assez mal¬
heureux d’aprendre, depuis mon ar¬
rivée en ce pais , que tous les témoins
que je pouvois avoir contre Josselin
sont morts , je me sers du droit des
Chevaliers , qui est , que j’offre avec
vôtre permission , & celle de tous vos