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Chapitre 2, p. 32

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lut qu’il ne declarât publiquement
son malheur.
Cependant , on donna les ordres
pour honorer la memoire du défunt
par une pompe funebre qui fut magni¬
fique , & la Populace outrée de la
perte d’un si bon Prince se saisit du
sanglier & le brûla devant la grande
porte de l’Eglise de Nôtre-Dame.
Les Barons du Païs n’eurent pas
plûtost rendu les derniers devoirs à
leur Seigneur , qu’ils songerent à s’as-
sembler pour reconnoître le jeune
Comte Bertrand son fils. Dés que
Raimondin eut appris le jour destiné
pour l’assemblée , il se déroba de Poi-
tiers dés la veille, & alla trouver sa
Dame avec tant de diligence qu’il ar¬
riva bien-tost à Colombiers, prit son
chemin par la valée , monta la mon¬
tagne , d’où il découvrit la prairie qui
est au bas de la roche & la fontaine
de Soif , audessus de laquelle il aper¬
çut une Chapelle tres propre nouvel¬
lement bâtie sur le roc, ou jamais il n’y
avoit eu aucun édifice, ce qui l’étonna
beaucoup ; ensuite , étant proche du

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dans ses affaires,qu’ainsi il n’avoit qu’à
s’en aller en seureté.
Aprés de si bonnes instructions ,
Raimondin se separa de sa Dame, &
arrivant à Poitiers , trouva tout le
monde en alarme au sujet de l’ab-
sence du Comte. Ceux qui l’aperçu-
rent les premiers ne manquerent pas
de lui en demander des nouvelles, &
il leur répondit conformement aux
conseils qu’on lui avoit donnés. En-
suite, il s en mit en peine comme les
autres , & s’en informoit à tous ceux
qui venoient. Enfin , l’on vit arriver
des Officiers de la Vennerie, lesquels
aportoient le corps du Comte qu’ils
avoient trouvé auprés du sanglier , &
asseuroient qu’il avoit tué leur Prince.
On ne peut décrire les larmes , les
sanglots, & les cris du Peuple à ce
spectacle. La douleur de la Comtesse
& de ses Enfans fut extrême. Rai¬
mondin, sur tout , parut inconsola¬
ble La funeste vuë du Cadavre le
saisit d’une manière qu’il en pensa
perdre le jugement, & peu s’en fal¬
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aprés des Officiers de la Vennerie
arriveroient aportant le corps du Prin¬
ce avec le sanglier , & que les Chirur-
giens assureroient que la playe auroit
été faite par une des deffenses de cet
animal que le Comte avoit blessé au-
paravant, & pouvoit ensuite être mort
du coup d’épieu qu’il avoit reçu. En-
fin , qu’il falloit pleurer à cette vuë,
& pousser des sanglots à l’imitation
de tous les assistans , prendre le deüil,
assister aux funerailles , & paroître
fort triste ; mais que la veille du jour
destiné pour assembler les Estats du
Pays , afin de rendre hommage au
jeune Comte Bertrand fils du défunt,
il retournât vers elle en la même pla-
ce où il la trouvoit, qu’elle lui don-
neroit de nouveaux conseils , & que
pour gage de son cœur elle lui faisoit
present de deux bagues dont les pier-
res avoient de grandes vertus ; l’une de
preserver de coups de fer & de feu
celui à qui elle étoit donnée par
amour ; & l’autre que celui qui la por¬
teroit surmonteroit les efforts de ceux
qui voudroient lui donner de la peine

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qui est tres-essentiel pour nôtre com¬
mun bonheur.
Parlez , repartit Raimondin , aprés
vous avoir donné ma foy je n’ay plus
rien à vous refuser.
C’est , continua la Dame, que vous
m’assurerés , avec serment d’homme
vraiment Catholique , & d’une foy
parfaite , que pendant tout le tems que
je serai vôtre compagne, vous ne me
verrés point les Samedis, ny ne vous
mettrez aucunement en peine des lieux
où je seray.
Je vous le jure par ce qu’il y a de
plus sacré , dit Raimondin , & puisse
le Ciel me punir si je viole jamais la
promesse que je vous en fais.
Alors cette Dame luy commanda
d’aller à Poitiers , où arrivant du ma-
tin on ne manqueroit pas de luy de¬
mander des nouvelles du Comte ,
mais qu’il répondroit , en s’étonnant:
Quoy n’est-il pas venu ! & ajoûte-
roit , je l’ay quitté au fort de la chasse,
mon cheval ayant manqué d’haleine;
ensuite, qu’il en paroîtroit surpris au¬
tant que les autres. Que quelque tems
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qua-t-elle, & ne t’imagine pas que je
sois un fantôme ou quelque œuvre du
Demon, je fais profession d’être aussi
bonne Chrêtienne que toy , & sois
persuadé que tout ceci arrive par la
volonté de Dieu ; souviens-toy de ce
que ton Souverain a dit un peu avant
sa mort aprés avoir lu dans les Cieux
cette mysterieuse avanture.
Raimondin se souvint alors de la
Prophetie de son oncle , & crut que
Dieu vouloit sans doute l’accomplir
en lui ; ce qui le determina à dire à
la Dame qu’il étoit prest d’executer
tout ce qu’elle souhaiteroit.
Si vous parlés sans déguisement ,
répondit la Dame, vous êtes seur de
vôtre élevation ; mais il faut avant
que je vous declare mes pensées , que
vous me promettiés de m’épouser
quand je vous auray fait sortir du mal¬
heur où vous êtes.
Tres-volontiers , Madame , dit
Raimondin , je vous en donne ma
parole.
Ce n’est pas tout, poursuivit-elle,
il faut que vous me juriés autre chose

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seigneray la bonne route si vous vou¬
lés ; il n’y en a point que je ne sça-
che dans cette Forest, & vous pou-
vez vous fier à moy.
Je vous suis fort obligé, Madame,
repartit Raimondin ; en effet je voi
que je ne suis pas dans le chemin.
Alors la Dame connoissant qu’il se
déguisoit, luy dit, Raimondin, vous
ne devez pas vous cacher de moy , je
sçai vos affaires.
Raimondin fut extrêmement sur¬
pris de s’entendre nommer , & la
Dame voyant son étonnement , a-
joûta ; Chevalier , je suis celle, après
Dieu , qui peut vous donner de meil-
leurs conseils & vous procurer de plus
grands avantages. Il est inutile de
vous cacher à moy ; je sçai que vous
venés de tuer le Comte de Poitiers
par un accident épouvantable.
Ces paroles jetterent Raimondin dans
un grand étonnement, il se sentit forcé
d’avouer la verité, & demanda à la
Dame comment elle avoit pû apren¬
dre cette nouvelle si promptement.
Ne t’informe pas de cela , repli-
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gueres honnête aux Dames. Raimon-
din ne répondit rien, si grand étoit
son assoupissement , & le cheval ayant
la bride sur le cou , marchoit assez
doucement , ce qui fit que la Dame
s’aprocha facilement de Raimondin,
& le tira si fort par le bras , que se
réveillant en sursaut , il porta la main
sur la garde de son épée, s’imaginant
que les Gens du Comte le poursui-
voient & vouloient l’arrêter ; mais la
Dame lui dit, en riant , Chevalier,
avec qui voulez vous combattre ; vous
n’avés point d’ennemis icy , & je suis
de vôtre party ?
Raimondin jettant les yeux sur la
Dame fut surpris de sa beauté , il luy
demanda pardon de son incivilité, &
luy avoua qu’il révoit tres-profonde-
ment à une affaire qui le touchoit si
fort qu’il n’avoit point entendu sa
voix.
Je vous croy , lui répondit cette
belle Dame ; mais, où allez-vous à
present, car cet endroit n’etant point
un grand chemin je me persuade que
vous vous êtes égaré ? Je vous en-

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marcha au travers de la Forest sans
suivre aucune route ; son esprit étoit
si abattu qu’il paroissoit être dans un
entier assoupissement ? ainsi son che¬
val le conduisoit à son gré.
Il arriva proche d’une fontaine si-
tuée dans un lieu tres-agreable, car
elle étoit au pied d’une grande ro-
che élevée qui dominoit sur une lon-
gue prairie voisine de la Forest; les
Gens du Pays nommoient cette fon-
taine la fontaine de la Soif, ou la
*fontaine des Fées , parce qu’il étoit
arrivé en cet endroit plusieurs choses
merveilleuses. Pour lors il y avoit
trois Dames autour de cette fontaine,
qui se divertissoient au clair de la Lu¬
ne qui s’étoit levée , le tems étant
extrêmement doux & le Ciel fort se-
rein ; l’une de ces Dames qui parois-
soit superieure aux autres, voyant pas¬
ser Raimondin , sans les saluer , lui dit,
tout haut ; Chevalier, vous n’êtes

* On l’apelle aujourd’huy, par corruption la
Font de Sée , & tous les ans au mois de May
on tient une grande Foire dans la Prairie voisine
où les Patissiers vendent des figures de femmes
bien coiffées , qu’on nomme des Merlusines.
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glier il acheva de le tuer ; ensuite il
courut pour relever le Comte, qu’il
croyoit seulement tombé de l’effort
qu’il avoit soûtenu ; mais il le trouva
mort , & reconnut à sa blessure d’où
provenoit le coup.
Ce funeste accident le jetta dans le
dernier desespoir ; il s abandonna à
tous les regrets imaginables ; l’amour,
& la crainte firent un combat terrible
dans son cœur. Il aimoit veritable¬
ment son oncle, & il craignoit que ce
malheur étant publié on ne reconnût
pas son innocence ; vingt fois il fut
prest de se passer cette fatale épée à
travers le corps, se persuadant ne pou¬
voir survivre à la perte qu’il faisoit
d’un si bon ami, & au remords éter¬
nel de lui avoir ôté la vie.
Aprés que Raimondin eut passé
une partie de la nuit dans cette agi¬
tation , il resolut de quitter le pais ,
& d’aller errant par le monde, suivre
sa malheureuse destinée. Il s’aprocha
donc du corps de son oncle, & ré¬
pandant un torrent de larmes , il le
baisa ; ensuite il monta à cheval, &
marcha

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l’attiroit vers eux ; il y marchoit en fu¬
reur d’un pas précipité , & mon-
troit ses longues deffenses. Alors Rai¬
mondin conseilla au Comte de monter
sur un arbre pour éviter l’abord de ce
terrible animal. A Dieu ne plaise,
repartit le Comte, que je te laisse en
un semblable danger ; achevant ces
paroles il se saisit de son épieu. Rai¬
mondin se jetta au devant du Comte,
& marcha hardiment au sanglier qui
s’avançoit ; aussi-tôt l’animal se dé-
tourna & courut sur le Comte qui le
reçut avec fermeté , & luy porta un
coup d’épieu qui entra fort avant ; ce¬
pendant, les os faisans resistance , &
le sanglier forçant du devant fit tom¬
ber le Comte à genoux ; dans ces en-
trefaites Raimondin tourna sur le
sanglier & voulut l’enfiler entre les
quatre jambes , mais l’épée glissant le
long du dos sur les soyes , la pointe
alla fraper le Comte, qui étoit vis¬
à vis.
Raimondin ne s’aperçut point de
ce malheur , tant il étoit échauffé, &
ne songeant qu’à se défaire du san-