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& il la dédia à la Mere de Dieu sui-
vant la volonté de la Fondatrice. Ce
bon Prelat étoit grand homme de
bien , c’est-pourquoy il employa
avant que de faire la Benediction les
plus forts Exorcismes dont l’Eglise
se sert pour purger les lieux Saints des
Esprits immondes.
Lors que ce Prelat commença les
Ceremonies plusieurs personnes sor¬
tirent de la Chapelle dans la crainte
qu’elles eurent que le Demon ne vou¬
lût reprendre son bien , & emporter
ce bâtiment tout entier sur ses épau¬
les ; mais leur terreur panique s’a-
paisa , la Ceremonie se fit tranquile-
ment, & même sans que l’air fût au¬
cunement agité; ensuite on commen¬
ça la Messe qui fut chantée par la
Musique de la Princesse , avec des
voix , pour ainsi dire , angeliques.
Toute l’assistance en fut charmée ,
jusqu’au point de croire qu’elles n’é¬
toient pas humaines , ce qui ranima
le scrupule qui commençoit à se dis-
siper , tellement que plusieurs eurent
moins d’attention au Sacrifice, qu’à

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du mariage; & quand les Dames voulu¬
rent se retirer, Melusine prit la Com¬
tesse par la main & la conduisit dans
son apartement ; Raimondin s’aquitta
du même devoir envers le Comte, &
chacun chercha le repos.
Le lendemain toutes choses étant
preparées , le Comte de Poitiers, & le
Comte de Forests , allerent avec une
suite honorable prendre la mariée
pour la mener à la Chapelle ; les
Dames y étoient déja arrivées , &
Raimondin qui avoit pourveu à
tout ce qui regardoit la ceremonie, y
avoit conduit aussi le Grand Aumô¬
nier du Comte pour faire la cele¬
bration.
Il est bon de sçavoir que ce Prelat
avoit eu de la peine à accepter cet
employ , s’imaginant , comme le reste
des Courtisans , qu’il y avoit quel-
que chose de diabolique dans toutes
les merveilles qui paroissoient en ce
lieu-là ; sur tout , la Chapelle si ri¬
chement parée , & qui avoit été bâtie
si promptement, l’embarassoit fort ; il
voulut la benir avant toutes choses,
C ij

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milieu, & sur les quatre faces des
buffets chargez de quantité de vaisselle
d’or & d’argent entremêlée de vases
de cristal. Cette salle étoit éclairée de
plusieurs lustres enrichis de pierres
précieuses & de chandeliers d’or &
d’argent. Je ne dirai point l’ordonnan¬
ce des fruits & l’abondance des mets;
il suffit de sçavoir que tout y étoit ex¬
quis & d’un goût delicat. L’excellence
des vins répondoit à la bonté des
viandes. Il y en avoit de tres-rares, &
toute sorte de liqueurs. Oi y mangea
beaucoup, & on y but agreablement.
On ne manqua pas de porter solem-
nellement la santé des futurs époux;
le Comte de Poitiers la commença ;
Melusine but celle des premieres per¬
sonnes de l’assemblée , & la joye qui
paroissoit entre les conviez etoit d’un
bon augure pour la suite.
Apres soupé la conversation dura
peu , parce qu’on avoit poussé le plai¬
fir de la table assez avant dans la nuit,
& l’entretien fut assez serieux. On ne
parla que des preparatifs qu’on devoit
faire le lendemain pour la celebration

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toutes parts , & le bel ordre qui re-
gnoit par les Officiers qui prenoient
soin des logemens , & de fournir à
propos tout ce qui étoit necessaire à
tant de monde à la fois. Le Comte di¬
soit que cette charmante Princesse ré-
pandoit cet esprit universel sur ses Su¬
jets , & qu’il étoit aisé de voir qu’ils
la servoient avec autant de zele que
d’inclination.
Les Dames raisonnoient un peu
plus materiellement. Elles admiroient
la beauté de l’habillement de Melusi-
ne, qui ne tiroit pas seulement son
merite de sa magnificence , mais du
bon air qu’il avoit. Elles prisoient in¬
finiment la grosseur & le brillant de
ses pierreries ; les meubles furent aussi
visitez par tout ; la richesse des étoffes
fut loüée par excés, & toute la soirée
se passa de la sorte dans l’étonnement
& dans l’admiration , jusqu’au mo¬
ment que le premier Maître d’Hôtel
vint annoncer qu’on avoit servi.
Aussi-tôt la Princesse mena la com-
pagnie dans un superbe Pavillon , où
il y avoit plusieurs tables dressées au
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magazins à portée pour la subsistance
des chevaux.
Aprés que la Comtesse & les Da-
mes se furent un peu reposées de la
fatigue du chemin , le Comte vint les
prendre avec Raimondin pour aller
faire leur visite à Melusine. Arri¬
vans à son pavillon, un nombre de
Chevaliers se presenterent à l’entrée
pour les recevoir. Les Dames passe-
rent ainsi plusieurs sales & anticham¬
bres , superbemens meublées , à tra¬
vers d’un grand nombre d’Officiers;
& quand elles entrerent dans la cham¬
bre de la Princesse, leurs yeux eurent
de la peine à soûtenir l’éclat de l’or
& des pierreries qui y brilloient de
tous côtés. Melusine vint au-devant
d’elles , les embrassa , & les remercia
de l’honneur qu’elles luy faisoient.
Le Comte partagea le compliment,
mais il ne baisa point la Princesse ,
par respect , car il la trouva si belle
qu’elle l’ébloüit.
La conversation ne roula que sur
les m agnificences qui paroissoient de
toutes

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Elle en a bien d’autres , repartit
le vieux Chevalier , puis qu’elle n’a
qu’à souhaiter.
Je seray bien aise de saluer une si
puissante Dame , repliqua le Comte;
ensuite la curiosité le prenant , il que¬
stionna beaucoup le Chevalier tou¬
chant l’apareil magnifique qu’ il voïoit,
& dont il admiroit l’ordre & la dis¬
position. Enfin le Comte entrant dans
la plaine fut conduit dans un riche
Pavillon , qu’il trouva plus beau , &
plus commode qu’aucun Palais qu’il
eût jamais vû. Tous les Barons furent
logez de même, & séparément. Aprés
cela le vieux Chevalier , accompagné
de plusieurs Dames, alla au-devant
de la Comtesse & de la Princesse sa
fille , & les conduisit dans les Pavil-
lons qui leur étoient préparez. Tou-
tes les Dames de leur suite furent
aussi menées à leurs apartemens ; &
chacun étoit étonné de la propreté &
de la commodité des lieux ; car les
Valets & les équipages furent logés
de la même maniére , ayant tous des

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elle-même , répondit Raimondin.
Quant au prestige que vous soupçon-
nez , je ne puis croire qu’il y en ait,
n’ayant jamais rien vû dans tout ce
qui s’est fait jusqu’à present par cette
Dame , que de tres-vertueux , & de
tres réel.
Achevant ce discours ils apercû¬
rent une troupe de gens fort leste
qui venoit à eux, & quand ils fu¬
rent assez proche, un vieux Chevalier
vêtu magnifiquement salua humble¬
ment Raimondin qui marchoit des
premiers avec son frere, & luy dit :
Seigneur , faites-moy conduire , s’il
vous plaît, vers le Comte de Poi-
tiers , je souhaite luy parler.
Aussi-tôt Raimondin le presenta au
Comte , auquel il tint ce discours :
Monseigneur , la Princesse Melusine,
fille du Roy d’Albanie,m’envoye vous
remercier de l’honneur que vous luy
faites de venir assister à son mariage.
Chevalier, reprit le Comte, je ne
sçavois pas que cette Princesse fût lo¬
gée si prés de moy , & avec une suite
aussi nombreuse que je le voy.

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aussi la Princesse sa fille , & toutes les
Dames de la Cour.
Quand le Comte fut arrivé sur la
montagne , il apperçut d’abord les
grandes tranchées dont les Commis-
saires luy avoient parlé, & la source
abondante qui formoit le ruisseau. Il
en fut si étonné, qu’il ne sçavoit que
penser ; mais il fut bien plus surpris
quand il vit la Chapelle de Nôtre¬
Dame si bien bâtie , un grand nom-
bre de pavillons magnifiques qui s’é¬
levoient dans la prairie , les quartiers
tres-bien disposez ; ceux-cy pour les
logemens , ceux là pour les cuisines,
les autres pour les ecuries , & un
grand nombre d’Officiers qui alloient
& venoient pour le service de leur
Maîtresse.
Ce grand appareil obligea le Com¬
te de Forest de dire à son frere qui
étoit venu au-devant d’eux jusqu’à
Poitiers, qu’il vouloit absolument sça¬
voir quelle étoit la Dame qu’il épou-
soit , vû qu’il pouvoit y avoir du pre¬
stige dans ce magnifique spectacle.
Vous l’apprendrez dans peu par

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Je ne puis vous en donner aucun
éclaircissement , reprit Raimondin ,
parce que je ne le sçai pas moy-
même.
Cecy est assez particulier , continua
le Comte , Raimondin se marie , &
ne sçait point quelle femme il prend,
ny de quelle famille elle est.
Je puis seulement vous répondre,
Monseigneur , dit Raimondin, qu’elle
est de grande Maison , & fort puis¬
sante ; au reste elle me plaît , & si
je fais une faute , j’en souffriray seul
la punition.
Le Comte qui aimoit Raimondin,
ne voulut pas le pousser davantage ,
de peur de le chagriner , & l’assura
qu’il iroit à ses nôces au jour marqué
avec toute sa Cour.
Vous y serez tres-bien reçu , re¬
prit Raimondin , & la Dame vous
plaira assurément. Ensuite la conver¬
sation tourna sur d’autre matiere.
Au jour marqué le Comte de Poi-
tiers ne manqua à sa parole ; il se mit
en chemin avec tous ses Barons pour
aller à la fête. La Comtesse y mena

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surpris , ce lieu est desert ? Mais, con¬
tinua-t-il , mon cher cousin, avoüez¬
moy la verité , quelle avanture avez¬
vous trouvée dans cette forest ? De
tout tems la fontaine de Soif a été
fertile en choses merveilleuses , &
même les Commissaires que ay en-
voyez pour vous en mettre en pos-
session nous ont rapporté des choses
étonnantes touchant les grandes tran¬
chées qu’ils ont trouvées & la source
miraculeuse qui est sortie de la terre
tout à coup sous leurs pieds avec une
grande abondance d’eau ; de quelle
maniere le cuir de cerf a pû renfer-
mer deux bonnes lieuës de circuit,
& comme deux ouvriers ont paru, &
disparu à leurs yeux.
J’avouë que cela est arrivé de la sor-
te, repliqua Raimondin , mais Dieu
fait des miracles quand il luy plaît,
& nous devons regarder tous ses ou¬
vrages avec une grande soumission.
La Dame que vous prenez pour
vôtre épouse , reprit le Comte, de
quelle Maison est elle ? Il est , ce me
semble,de nôtre interêt de le sçavoir.