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secours qu’il souhaittoit ; de maniere
qu’il y parut un gros Bourg en peu
de tems. Raimondin travailloit com¬
me elle à embellir ces lieux , & il
joüissoit d’une heureuse tranquillité.
Cependant Melusine accoucha d’un
fils, qui reçut au Baptême le nom de
Guy. Il avoit le corps bien fait , mais
son visage étoit large & court , & il
avoit les oreilles prodigieusement
grandes. Melusine eut soin de luy
donner une tres-bonne nourrice, & il
profita beaucoup.

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langage d’Albanie chose bien établie,
& miraculeuse.
L’explication si juste que le Comte¬
fit de ce nom reçut une approbation
generale ; Lusineem passa ensuite de
bouche en bouche, & courut par toute
l’Europe.
Aprés cette décision la joye se re¬
pandant de toutes parts, les Cheva-
liers allerent se preparer pour leurs
jeux ordinaires. Il se fit de tres-beaux
combats; mais il y en eut un malheu¬
reux. Le Cõte de Forest fut legerement
blessé de l’éclat d’une lance que rom¬
pit sur luy un Chevalier Poitevin, &
cet accident luy donna encore un nou¬
veau chagrin.
La Fête dura quelques jours. Me¬
lusine traitta tous ces Seigneurs avec
la même magnificence qu’elle avoit
déja fait. Elle s’attacha fort à gratieu¬
ser les Etrangers ; enfin tout le mon-
de s’en retourna tres-content.
La reputation de la Forteresse de Lu-
signan y attira un peuple considerable,
qui se mit à bâtir aux environs, aidé
par Melusine, qui luy donnoit tout le¬

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beaucoup plus sage & plus sçavante
que nous ne sommes tous.
Il vous sied bien, Seigneur, de me-
railler si galamment, repartit Melusi¬
ne; nôtre sexe doit être soumis au
vôtre en tout ; parlez seulement.
Personne ne me conseillera, reprit
le Comte, de vous obéïr en cette occa-
sion. Le nom que cette Forteresse por¬
tera doit être heureux, afin qu’il con¬
vienne à l’heureuse avanture qui en est
l’origine; par consequent vous devez
être sa maraine , puis qu’il n’y a per¬
sonne qui sçache mieux tous ces my¬
steres que vous, &…
Melusine craignant que le Comte
de Poitiers n’entrât plus avant dans
cette matiere , l’interrompit pour luy
dire , que puis qu’il le souhaitoit, elle
la nommeroit Lusineem , que par cor¬
ruption on a dit depuis Lusignen, &
Lusignan.
Ce nom luy convient tres-bien en
deux manières, dit le Comte; en pre¬
mier lieu, parce que c’est l’anagrame du
vôtre , si je ne me trompe ; & en se¬
cond lieu, que Lusineem signifie en

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& quand tout fut en état de n’y rien
desirer , Raimondin envoya des cour-
riers à tous les Seigneurs des Provin-
ces voisines , pour les prier d’assister à
une fête qu’il vouloit donner pour fai¬
re la dédicace de ce superbe édifice.
Quantité d’Etrangers s’y trouve¬
rent au jour nommé. Les Comtes de
Poitiers & de Forest s’y rendirent aussi
avec leur Noblesse. Chacun étoit sur-
pris de voir la grandeur de cette forte
Place bâtie dans toutes les regles de
la guerre; & le peu de tems qu’on
avoit employé à la construire , jettoit
tout le monde dans une profonde ad-
miration.
Dés que Melusine aperçut le Com¬
te de Poitiers , elle luy dit : Seigneur ,
nous vous avons prié de venir icy
pour voir cette Forteresse, & luy don-
ner le nom que vous trouverez à pro¬
pos qu’elle porte.
Ma charmante Cousine, reprit le
Comte , vous seule pouvez avoir cet
honneur, & il vous convient mieux
qu’à nous : car les sages ont droit d’im¬
poser le nom aux choses. Vous êtes
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euë avec son frere , & l’assura que s’il
gardoit toujours le secret de cette ma¬
niere , & luy tenoit de même la pa¬
role qu’il luy avoit donnée de ne la
jamais voir les Samedis , il devien-
droit le plus puissant & le plus heu¬
reux de sa lignée. Ce que Raimondin
luy jura de nouveau d’observer reli-
gieusement.
Melusine fort contente découvrit
ensuite à Raimondin son projet tou¬
chant une Forteresse qu’elle vouloit
construire sur la roche de la fontaine
de Soif , & qui devoit servir de fonde-
ment à leur maison. Dés le jour même
il luy arriva un grand nombre de
toute sorte d’ouvriers , & une prodi-
gieuse abondance de vivres pour leur
subsistance. L’ouvrage se commença
& fut poussé avec tant de diligence,
que tous ceux qui venoient voir ces
merveilles en étoient surpris. Il fut
achevé en peu de tems, & Melusine
s’y logea aussi-tôt , sans crainte d’es-
suyer la fraîcheur des murailles. Elle
y fit transporter tous les meubles pre-
cieux qui étoient dans les Pavillons ;

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déja faite de luy declarer par quelle
avanture il s’étoit engagé à épouser
Melusine. Cette seconde demande
chagrina Raimondin. Mon frere , luy
répondit-il, l’avanture qui me l’a fait
connoître, & l’épouser, est un secret
du Ciel qui m’est inconnu; outre ce¬
la , ignorez-vous la puissance de l’a¬
mour ? Il sçait unir les personnes les
plus éloignées quand leurs cœurs sont
nez l’un pour l’autre.
Le Comte de Forest vit bien par
cette réponse que son frere n’étoit pas
content de sa demande , c’est pour-
quoy il luy promit de ne luy en par¬
ler jamais, & Raimondin l’en pria
fortement ; cependant le Comte ne
luy tint pas parole dans la suite , ce
qui fut cause de sa ruïne entiere,
comme nous le dirons à la fin de cet-
te Histoire.
Le Comte de Poitiers étant arrivé
à Colombiers , Raimondin prit congé
de luy, & de toute la Cour pour s’en
retourner auprés de son Epouse. Il
fut tres étonné qu’à son arrivée el le
luy raconta la conversation qu’il avoit
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  • d’lxion. Achevant ce discours ils sor-
    tirent tous ensemble, & allerẽt livrer le
    marié entre les bras de son épouse ; en¬
    suite chacun se retira dans son Pavillon.
    Le lendemain toute la Cour alla faire
    compliment aux Epoux, & pendant
    six jours que la fête dura , Melusine fit
    paroître chaque jour de nouveaux di¬
    vertissemens:tantôt on donnoit le Bal,
    tantôt on alloit à la chasse, tantôt on
    s’exerçoit aux Joutes, & aprés toutes
    ces réjouissances la Comtesse & ses en¬
    fans prirent congé de leur belle Cou¬
    sine , qui leur fit des presens tres-ri¬
    ches. Elle donna un bracelet de grand
    prix à la Comtesse , un beau fil de per¬
    les à la Princesse , & toutes les Dames
    & les Seigneurs éprouverent aussi sa
    magnificence; ce qui luy attira le cœur
    de tout le monde.
    Raimondin accompagna la Cour
    jusqu’ au delà de Colombiers, & pen¬
    dant le chemin le Comte de Forest
    luy reïtera la priere qu’il luy avoit
  • Ixion étant devenu amoureux de Junon, cette
    Deesse luy supposa un corps d’air, qui luy ressem-
    bloit , dont naquirent les Centaures.

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choisi pour commencer ses victoires.
Aprés le soupé, le Comte & la Com-
tesse, qui faisoient les honneurs des
nôces, conduisirent l’épouse dans son
apartement. Le Prelat qui l’avoit ma¬
riée vint benir le lit, & les Cheva¬
liers se retirerent pour laisser aux Da¬
mes la liberté de la coucher, & de luy
faire tous les discours naturels , & in¬
genus , qu’on faisoit alors touchant le
devoir conjugal , & dont on ne se sert
plus aujourd’huy dans cette occasion ,
parce que la jeunesse a plus d’experien¬
ce que dans ces tems-là.
Tous ces charitables discours étans
finis , les Dames envoyerent querir
l’Epoux, qui étoit en bonne main ; car
le Comte, & tous les jeunes Sei-
gneurs de la Cour l’entretenoient ga¬
lamment du bonheur qu’il alloit a¬
voir de posseder une personne si char¬
mante : de sorte que quand on vint
luy faire le compliment de la part des
Dames , le Comte luy dit tout bas :
Mon Cousin , tout ce que j’ay veu
icy jusqu’a present , me fait craindre
que vous n’ayez cette nuit l’avanture
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mais le Chevalier choisi pour soûte¬
nir la gloire de la Mariée , fit des
merveilles ; c’étoit Raimondin à qui
Melusine avoit envoyé un cheval ad-
mirable , tout son équipage étoit
blanc ; il mit par terre d’abord le
Comte de Forest son frere, & plu-
sieurs autres, si bien qu’il se fit re¬
douter de tous les Chevaliers des deux
partis. Le Comte de Poitiers se pre¬
senta par deux fois pour combattre
Raimondin, mais il se détourna toû-
jours , par respect, & il alloit atta¬
quer d’autres Chevaliers , lors qu’il
voyoit que le Comte venoit à luy.
Enfin, il se comporta avec tant de
bravoure que chacun donna la pal¬
me au Chevalier des Armes Blanches.
Ces combats durerent jusqu’à la
nuit , & quand les Chevaliers furent
desarmez ils se mirent à table pour
se délasser de leur fatigue. Pendant
le repas les Dames donnerent des
loüanges à ceux qu’elles crurent en
meriter. Raimondin fut celebré sur
tous, & le Comte de Forest témoigna
quelque chagrin de ce qu’il l’avoit

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prendre garde si Melusine ne dispa¬
roîtroit point à la consecration , ou
du moins ne feroit pas des contor-
sions qui donneroient des marques de
son état ; ainsi tous les yeux étoient
attachés sur elle ; mais elle parut toû-
jours dans une devotion exemplaire,
& elle n’eut d’autres mouvemens que
ceux qu’un bon Chrêtien fait paroître
lors qu’il se conforme au Prêtre sui-
vant les differens points du Mystere.
Toutes les Ceremonies étant ache-
vées , & les craintes évanoüies, l’E-
pouse fut ramenée dans son aparte-
ment par les deux illustres Escuyers
qui l’avoient conduite à l’Eglise , &
tous les Barons leur firent cortege.
Quant à Raimondin , il tint compa-
gnie aux Dames.
Le Service ayant finy fort tard,
on se mit à table en sortant de l’E¬
glise , & aprés le dîné les Chevaliers
allerent se preparer pour le Tournois.
Aprés que les Dames se furent placées
sur les échafaux , le Comte de Poi-
tiers entra le premier dans la Carriere,
et y parut avec beaucoup de valeur;
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