72 HISTOIRE
Pairs & Barons , de combattre Jos-
selin , & luy faire avoüer son crime,
ou l’expier par son sang. Achevant
ces paroles il jetta son gage, & il
n’y eut personne si hardy que de ré-
pondre.
Le Duc voyant que personne ne
répondoit , dit tout haut : Josselin,
Estes-vous sourd ? Vous autorisez
par vôtre silence nôtre Proverbe, qui
dit, Qu’un vieux peché fait nouvelle
vergogne. Songez , cependant , à ré-
pondre à cette terrible accusation.
Josselin fut si confus & palpitant,
qu’il ne sçut dire autre chose, sinon,
que ce Chevalier se moquoit de ra¬
conter une telle Fable.
C’est si peu une Fable , repartit
Raimondin , que je te feray bien
avoüer que c’est une verité , si Mon¬
seigneur me le permet , ainsi que je
l’en suplie tres-humblement.
Josselin , continua le Duc , je veux
que vous répondiez d’une autre ma¬
niere à cette accusation. Olivier en¬
tendant ces paroles , dit: Sire, ce
Chevalier a plus de peur qu’il ne nous
en
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crée qu’il feroit punir du dernier sup¬
plice tous les traîtres qu’il pourroit luy
montrer dans sa Cour.
Raimondin aprés l’avoir remercié
luy raconta succinctement , mais de
point en point , la malheureuse avan¬
ture d’Henry de Leon son pere , ar¬
rivée il y avoit quarante ans , sous
Thiery , dont il étoit le quatriéme
successeur : de quelle maniere il avoit
tué , à son corps deffendant , le ne-
veu de ce Prince, seul heritier de sa
Couronne ; que cette catastrophe étoit
arrivée par la trahison de Josselin du
Pont qui étoit là present, & lequel
au moyen de son crime jouissoit de
tous les biens d’Henry, par la con-
fiscation qu’il en avoit obtenuë.
Ce fait étant deduit avec toutes ses
circonstances , Raimondin ajoûta :
Seigneur , puis que je suis assez mal¬
heureux d’aprendre, depuis mon ar¬
rivée en ce pais , que tous les témoins
que je pouvois avoir contre Josselin
sont morts , je me sers du droit des
Chevaliers , qui est , que j’offre avec
vôtre permission , & celle de tous vos
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qu’il accepta pour luy seulement. A¬
lain luy fit la meilleure chere qu’il put;
on parla beaucoup de l’affaite en que¬
stion, & Raimondin engagea son on¬
cle & ses cousins à venir à la Cour
avec luy, pour être témoins de la justi¬
ce qu’il étoit seur qu’on luy rendroit.
Le Duc qui demeuroit ordinaire-
ment à Vannes, vint à Nantes pour
paroître avec plus de majesté devant
ce Seigneur étranger, qui marchoit avec
un si gros train ; & le jour qu’il lui
demanda audience, il avoit donné or¬
dre à tous les Pairs, & à tous les Ba-
rons de ses Etats de s’y trouver. Jos¬
selin & son fils Olivier y étoient com¬
me les autres , & Alain les fit con¬
noître à son neveu.
Raimondin ayant été introduit en
la presence du Duc , le supplia de luy
rendre justice sur un fait qui le regar¬
doit luy – même , puis qu’un Prince
n’est jamais en seureté quand il y a des
traîtres auprés de sa personne.
Le Duc demeura surpris à ce dis¬
cours ; il promit toute justice à Rai¬
mondin, & l’assura sur sa parole sa¬
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cinq cens hommes au moins. Il donna
ordre à ses deux fils de les aller rece-
voir , & de songer à les traitter du
mieux qu’ils pourroient ; mais ce der¬
nier ordre fut inutile : car le vieux
Chevalier,qui prenoit toûjours les de¬
vants , ayant vû que la Ville étoit trop
petite pour contenir sa troupe , avoit
fait tendre ses, Pavillons, & payoit si
bien , qu’on luy apportoit des vivres
de tous côtez.
Les deux Chevaliers trouverent
Raimondin assez prés de la Ville , &
luy firent tout l’honneur qu’ils purent.
Il s’informa de la santé de leur pere,
& ne leur dit rien de l’affaire qui l’a¬
menoit qu’il n’eut joint Alain , à qui
il se fit connoître par le recit circon-
stancié de l’avanture d’Henry de Leon.
Alain fut étonné d’apprendre que
Josselin étoit l’auteur du malheur de
son frere , & il en parut d’autant plus
indigné , que ce traître en avoit pro¬
fité seul par la confiscation qu’il avoit
obtenuë de ses biens à son exclusion.
Il pria son neveu de luy faire l’hon-
neur de loger dans son Château , ce
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Melusine avoit chargé l’ancien Che¬
valier, dont nous avons parlé, de pour-
voir sur la route à tout ce qui seroit
necessaire à tant de monde, & elle
luy recommanda sur tout de faire les
choses honorablement.
Dés que cette troupe parut dans
le pays , le Duc en étant averti en-
voya des Officiers au-devant, pour
sçavoir le sujet de son arrivée , &
Raimondin leur répondit qu’il venoit
implorer la justice de leur Prince tou-
chant une affaire qu’il auroit l’hon¬
neur de luy expliquer , & qu’il seroit
bien-tôt auprés de luy pour luy ren-
die ses respects ; mais qu’avant toutes
choses il falloit qu’il allât visiter le
Seigneur de Quemeguignant , & qu’il
les prioit de luy en enseigner le che-
min. Les Officiers le luy montrerent,
& disant qu’ils alloient rendre compte
au Duc de sa réponse , ils prirent un
chemin de traverse pour informer aussi
Alain de cette illustre visite.
Alain fut extrémement surpris de
la venuë d’un si grand Seigneur , &
d’apprendre qu’il étoit accompagné de
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min par Quemeguignant , où vous
trouverez le Seigneur du lieu , qui est
frere de vôtre pere, & se nomme
Alain. Il a deux fils Chevaliers , qui
sont vaillans , & fort estimez de leur
Prince. Vous vous ferez connoître à
eux , & ils verront bien-tôt par vos
discours qui vous êtes. Ensuite ils
vous presenteront au Duc , à qui vous
demanderez justice , & aprés qu’il
vous l’aura promis, vous luy expose-
rez le fait, & ferez appeller Josselin;
Son fils acceptera le combat pour luy,
vous en serez vainqueur , ils seront
pendus tous deux , & vous serez ré¬
tabli dans les biens de vôtre pere.
Soyez persuadé de tout ce que je vous
dis , & confiez-vous en Dieu , il vous
soûtiendra dans toutes vos affaires lors
qu’elles seront justes.
Raimondin qui regardoit son Epou¬
se comme un oracle , luy dit qu’il étoit
prêt de faire ce qu’elle voudroit. Aussi¬
tôt elle luy fit preparer un superbe
équipage , & il partit avec une suite
de cinq cens Gentilshommes,tous bien
armez.
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playe , prit tout ce qu’il avoit de meil¬
leur, & choisissant les plus affidez de
ses domestiques , il fit seller des che-
vaux , & partit sans rien dire. La for¬
tune qui conduisoit ses pas le mena
du côté de Forests, où il trouva une
Dame qui le laissa à sa mort Seigneur
du Pays , ensuite il épousa la sœur du
Comte de Poitiers, comme vous sça-
vez.
Vôtre pere s’étant absenté de la sor-
te , & le neveu du Duc se trouvant
tué proche de son Château , on jugea
que c’étoit luy qui l’avoit assassiné.
Josselin en fit courir le bruit plus
qu’aucun autre, & le Duc luy accor¬
da la confiscation de tous ses biens.
Il en joüit encore à present, & son
fils aîné demeure au Château de
Léon.
Vous voyez, mon cher, par le re-
cit que je viens de vous faire , qu’il
n’est pas juste de laisser des biens si
considerables entre les mains des en-
nemis de vôtre Maison. Il faut donc
que vous alliez en ces quartiers-là, &
que vous preniez d’abord vôtre che¬
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que de Josselin suivi de ses émissaires,
& quand ils virent venir vôtre pere,
ils l’encouragerent à se jetter sur luy,
disant , si vous avez besoin de secours,
nous vous aiderons ; ce que toutefois
ils ne firent point : au contraire ils
s’enfuirent aussi-tôt qu’ils les virent
aux prises , depeur d’être reconnus par
les gens du Château.
Cependant vôtre pere , qui étoit
sans armes , voyant arriver un Che¬
valier sur luy l’épée à la main , para
du bras gauche son premier coup avec
tant d’adresse, que l’épée passant à cô¬
té, il s’en saisit ; mais le Chevalier se
voyant desarmé, tira un poignard qu’il
avoit à sa ceinture, dont il frappa vô¬
tre pere ,qui sentant le coup , quoique
leger , donna du pommeau de l’épée
si rudement contre la temple du Che¬
valier, qu’il enfonça la coëffe de son
casque , & le tua; puis levant la vi¬
siere pour voir qui c’étoit, reconnut
le neveu du Duc. Ce malheur l’affli¬
gea beaucoup, & le fit resoudre à
s’enfuir; c’est pourquoy rentrant aussi¬
tôt dans son Château, il banda sa
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Courtisan nommé Josselin fut le chef
de cette cabale. Le Duc avoit un ne¬
veu , seul heritier de sa Couronne, &
les rivaux de la fortune de vôtre pe-
re se servirent de ce jeune Seigneur
pour le faire perir. Ils luy firent ac¬
croire que son oncle aimoit votre pere
à un point , qu’il l’avoit choisi pour
son successeur , que c’étoit une chose
concluë , & que la declaration , qu’il
en faisoit aux Etats, en étoit expediée.
Ce jeune Seigneur ne voulut pas
d’abord ajoûter foy à leurs discours,
mais ils luy firent tant de sermens
qu’il les crut ; de-sorte qu’il forma
le dessein d’assassiner Henry. Josselin
& ses complices , le voyant dans
cette resolution , luy en procurerent
les moyens , en l’avertissant du jour
qu’il quitteroit la Cour pour s’en al¬
ler , suivant sa coutume , à sa Terre de
Leon. Ce qui ne manqua pas : car le
neveu du Duc étant informé du dé¬
part de vôtre pere , alla l’attendre en
un petit bois joignant le Château, où
Henry avoit coûtume de se prome¬
ner le matin. Il n’étoit accompagné
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DE MELUSINE. 63
VOYAGE
DE
RAIMONDIN
EN BRETAGNE,
& ses avantures.
CHAPITRE III.
QUAND Melusine fut re¬
levée de couche , elle con-
seilla à son Epoux de faire
un voyage en Bretagne
pour rentrer dans les
biens que son pere y avoit abandonnez
autrefois, & elle luy raconta toute
l’histoire en la maniere qui suit.
Henry de Léon vôtre pere , luy dit-
elle , étoit si estimé de Thiery Duc de
Bretagne , qui regnoit alors, qu’il pre¬
noit conseil de luy en toutes choses ,
& pour récompense le fit son grand
Sénechal , ce qui luy attita la jalousie
de ceux qui pretendoient aussi aux
bonnes graces du Prince. Un certain