HISTOIRE
DE
GEOFFROY
SURNOMME’
A LA GRAND’DENT,
SIXIEME FILS
DE MELUSINE,
PRINCE DE LUSIGNAN.
A PARIS,
Chez la veuve CLAUDE BARBIN,
sur le Peron de la Sainte Chapelle.
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M DCC.
Avec Privilege du Roy.
PREFACE. TOutes les Histoires du onziéme siecle, sont pleines des grandes actions que Geofroy de Lufignan a faites dans le voyage de la Terre sainte, qu’il entreprit pour secourir son frere Guy, aprés la perte de la meilleure partie de son Royaume de Jerusalem, dont Saladin, Soudan du grand Caire, s’empara.
Ces évenemens ont servi de sujet à cet Ouvrage : ils sont mêlez de plusieurs avantures fort extraordinaires ; mais qui contiennent une morale, dont les reflexions peuvent estre utiles. La vertu y paroist toûjours triomphante; le vice condamné; les sciences occultes tournées en un ridicule serieux, suivant leurs principes; & cest à quoy il faut bien prendre garde. Enfin tous les differens caracteres d’esprits pourront trouver du divertissement dans la lecture de ce Livre, qui est tres-varié, & profiter en même temps de la morale qu’il renferme.
TABLE DES CHAPITRES
CHAP. I. GEOFROY aprés la disparition de MELUSINE, & la retraite de son pere, prend possession de ses Estats, et établit ses freres, & va à la conqueste des trésors d’ELINAS.
CH. II. GEOFROY trouve la Flotte des Sarazins, qui combattoit contre celle des Chrétiens; il l’attaque, la bat, & met pied à terre au Port de Caïphas, où il joignit ses freres ; Ensuite il assiege la Ville, la force, la fait raser, & marche à Ptolemaïde, où il met le siege, bat deux fois le secours que Saladin y conduit, & l’avanture qui luy arrive avec le Gouverneur.
CH. III. Suite du siege de Ptolemaïde, & de quelle maniere elle se rendit. Recit de l’Histoire merveilleuse de Zoés, Gouverneur de cette Place, racontée par luy-même.
CH. IV. Prise de Samarie par les Chrétiens. La peste fait un grand ravage dans leur camp. Saladin surprend la ville de Joppe. Geofroy d’un autre costé, met ses troupes en fuite, & fait prisonnieres, la belle-sœur & la niece du Soudan. Le vainqueur devient amoureux d’une de ces Princesses. Avantures avec la Reine d’Angleterre à ce sujet. Furieuse bataille gagnée par les François seuls contre Saladin.
CH. V. Zoés, par une avanture toute extraordinaire, prend congé de Geofroy pour se retirer en Arabie. L’état des affaires contraint le Roy de Jerusalem à faire une tréve de dix ans avec Saladin. Amours de Geofroy, & de la Princesse Elomire, niece du Soudan. Avantures surprenantes à ce sujet. Geofroy retourne en France.
Chapitre I
NOUS avons rapporté dans l’Histoire de Melusine, que Geofroy son sixiéme fils, surnommé à la Grand’dent, avoit fait voir dés son enfance, la force qu’il auroit un jour, & qu’il seroit un des plus vaillans hommes de son siecle.
Aprés la disparition de cette puissante Fée, & le départ de Raimondin pour Rome, Geofroy ayant esté reconnu par les Barons de ses Estats pour leur Souverain, s’attacha à suivre la mesme conduite qu’avoient tenuë ses parens dans le gouvernement ; Et Melusine, qui malgré sa metamorphose, n’avoit point perdu l’amour qu’elle avoit pour ses enfans, venoit de temps en temps à Lusignan, & les instruisoit de ce qu’ils avoient à faire pour gouverner heureusement leurs peuples.
Geofroy employa dix années à regler ainsi ses affaires. Il rendit ses Provinces florissantes, tant par le commerce qu’il y établit avec grand soin, que par les équitables Ordonnances qu’il y fit observer. Pendant ce temps-là Thierry son frere puisné estant devenu grand, il le mit en possession de son apanage, qui estoit le château de Partenay, & toutes les terres que sa mere luy avoit données par son Testament verbal jusqu’à la Rochelle.
Dans ces entrefaites Raimondin mourut au lieu qu’il avoit choisi pour sa retraite. Quelques Auteurs disent que Geofroy & ses fretes Thierry & Raimond allerent chercher son corps en Espagne, & l’apporterent à Lusignan. D’autres asseurent que Melusine elle-mesme prit soin, avant que ses enfans fussent avertis de la mort de leur pere, de le faire transporter dans ce lieu avec un nombreux cortege, & une pompe mngnifique; Et que le bruit de leur marche s’estant répandu avant leur arrivée à Lyon, le Comte de Forest s’y estoit rendu en diligence pour aller au devant du corps de son frere, mais que ne connoissant aucun de ceux qui donnoient les ordres à ce convoy, il s’estoit mis en devoir de s’opposer à leur passage, prenant cette pompe funebre pour une fourberie, ou pour une illusion, & qu’il y avoit esté tres-maltraité avec la troupe qui l’escortoit, ce qui l’avoit porté à décrier cette pompe en des termes fort injurieux à la memoire de Melusine qu’il n’aimoit pas & à laquelle il attribuoit cet enchantement.
Le corps de Raimondin fut donc apporté à Lusignan, & mis dans un tombeau superbe qui se trouva construit dans la Chapelle de nostre Dame, à costé droit du maistre Autel; & ce riche monument a subsisté jusqu’à la destruction de la forteresse.
Cette dernière insulte du Comte de Forest, fit que Melusine inspira à Geofroy de luy faire la guerre, sous pretexte qu’il avoit manqué de respect pour les cendres de son pere. Ce Prince fut ravi que cette occasion le fist sortir du repos où sa valeur paroissoit ensevelie. Il leva des troupes tant dans ses Estats que dans ceux de ses freres, car le Comte de la Marche estant mort alors, Odon se voyoit maistre de cette grande Province.
Les preparatifs de ce puissant armement ne pûrent pas se faire sans que le Comte de Forest n’en fût averti. Il arma aussi de son costé, & demanda du secours à ses voisins. Le Dauphin de Viennois qui haïssoit la Maison de Lusignan, à cause de l’affaire d’Odon, luy envoya des troupes, & engagea le Comte de Provence à faire la mesme chose, mais elles n’arriverent pas asseztost pour s’opposer à Geofroy, qui entra avec une belle armée en Forest, tua son oncle à la teste du peu de troupes qu’il avoit ramassées pour sa défense, s’empara de son pays, y établit Raimond son frere pour y regner, & accomplit, par cette victoire, la prédiction de Melusine.
Cette heureuse expedition enfla le courage de Geofroy. Il luy vint en pensée d’aller attaquer le Dauphin & le Comte de Provence, pour ne pas leur laisser le regret d’avoir armé inutilement ; Cependant il jugea plus à propos de remettre cette vengeance à un autre temps, & employer sa valeur à remplir sa destinée, qui l’engageoit à de terribles travaux, comme nous allons voir.
Nous avons dit que Pressine, mere de Melusine, avoit enfermé par punition une de ses filles nommée Palatine, dans la montagne de Guido, avec tous les trésors d’Elinas, Roy d’Albanie son mari, & qu’elle en devoit estre délivrée par un Chevalier de sa famille, qui tuëroit un Geant qui les gardoit, & enleveroit tous ces trésors pour s’en servir à la conqueste de la Terre Sainte. Melusine qui aparoissoit de temps en temps à Geofroy, l’avertissoit qu’il devoit continuer d’obéïr à la Providence Divine, qui demandoit de luy l’execution des grands évenemens qui devoient arriver par son ministere. Elle luy representoit que les diverses nouvelles qui estoient venuës de la perte que Guy son frere aisné avoit faite du Royaume de Jerusalem, devoit le porter à lui donner du secours, elle ajoütoit que le Roy d’Armenie & luy souffroient beaucoup à soûtenir presque seuls toute la puissance des Sarazins. Enfin elle luy enseignoit les moyens de réüssir dans ses expeditions.
Ces bons conseils faisoient grande impression sur le cœur de Geofroy, mais les conjonctures difficiles, où il s’étoit veu engagé depuis long-temps, suspendoient l’execution de sa bonne volonté ; cependant aprés avoir étably Raymond dans la possession du Fo[r]est, il s’en retourna à Lusignan, où il s’appliqua à mettre ordre à ses affaires particulieres, donna tous ses soins pour preparer une puissante flotte à la Rochelle, afin d’aller secourir les Rois de Jerusalem & d’Armenie, laissa des troupes à ses freres pour se maintenir contre leurs voisins, choisit son frere Odon, Comte de la Marche, pour commander en son absence dans Lusignan ; & aprés avoir si bien disposé toutes choses, il s’embarqua pour aller remplir ses grandes destinées.
La flotte de ce nouveau conquerant mit à la voile par un vent favorable, il perdit insensiblement ses terres de vûë, arriva à Gibraltar ; & ayant doublé heureusement le détroit, il rencontra cinq vaisseaux Sarazins qui alloient joindre leur armée navale qui s’assembloit à Caïphas, Port assez voisin de Ptolemaïde. * Ces vaisseaux ayant esté reconnus appartenir aux Infideles, furent attaquez vigoureusement par Geofroy, qui les prit sans beaucoup de resistance, hors un qui se défendit tresvaillamment, parce qu’il estoit commandé par un Officier de consideration. Cette escadre portoit une grosse somme de deniers pour le payement des troupes, & des provisions de guerre & de bouche.
Geofroy, aprés avoir donné les ordres necessaires pour s’assurer de tous les prisonniers, & des richesses qui se trouvoient dans leurs vaisseaux, curieux de sçavoir les avantures de ses freres depuis plus de dix années, qu’il n’en avoit receu que des nouvelles assez incertaines, parce qu’il n’avoit pas eu un commerce aussi frequent avec eux, que celuy qu’ils entretenoient pendant le regne de leur mere, s’informa de l’Officier qui s’étoit rendu à luy, en quel état estoient les affaires des Chrétiens, & des Mahometans.
Cet homme en estoit tres-bien instruit, parce qu’il avoit assisté à toutes les actions qui s’étoient passées depuis long-temps. Il apprit à Geofroy que les Chrestiens avoient fait de grandes pertes depuis environ trois ans, dont la principale estoit la Ville de Jerusalem, prise sur Guy de Lusignan, qui en estoit devenu Souverain, à cause de la Princesse Sibylle, sœur du Roy Baudoüin IV. qu’il avoit épousée en secondes nôces.
Geofroy voyant que cet homme luyparloit si positivement & si juste, luydemanda s’il connoissoit le Roy Guy, il luy répondit qu’il avoit esté deux ans son esclave ; que pendant ce tempslà il s’étoit appliqué à l’Histoire, & que se sentant du genie pour cette science, il s’étoit attaché à écrire tout ce qui se passoit de remarquable ; & qu’on l’avoit tiré d’esclavage, en l’échangeant avec un Chevalier chrestien, que l’Amiral de Cordes avoit eu bien de la peine à rendre. Cet Officier parut de si bon sens à Geofroy, qu’il le pria de luy raconter fidelement de quelle maniere Jerusalem avoit esté prise par les Sarazins, ce que l’Officier fit en ces termes.
Guy estoit le neuviéme Roy depuis l’établissement de ce Royaume par Godefroy de Boüillon, Duc de Lorraine, qui s’empara de Jerusalem en 1099. & que Guy perdit en 1187. Ainsi les Chrestiens l’ont possedée sans interruption, l’espace de 88. ans.
Les jalousies que ces Princes avoient les uns contre les autres, furent cause de leur mauvaise fortune. La premiere origine en est éloignée, mais celle qui nous a paru, est que Guy de Lusignan ayant esté couronné Roy aprés la mort de Baudoüin V. petit enfant, & fils de la Reine Sibylle sa femme, Raimond Comte de Tripoli, qui aspiroit à la Couronne, en fut outré, & se retira dans ses Estats, où il machina la perte de ce Royaume, car il lia un commerce secret avec *Saladin, Soudan du grand Caire, qui estoit pour lors en Damas, c’est le même qui a pris Ptolemaïde. Ce Prince a de la valeur, & est grand politique : il a acquis ces vertus parmy les Chrestiens avec lesquels il a frequenté longtemps, ayant parcouru toute l’Europe incognitò.
Raimond persuada à ce Prince de faire la guerre à Guy, & luy en donna tous les moyens. Saladin entra dans les terres des Chrestiens avec une nombreuse armée : cependant Guy, qui n’avoit que quinze mille hommes d’infanterie & deux mille chevaux, l’ayant déja soûtenu dans une occasion, auroit pû l’obliger à se retirer, si le Comte de Tripoli, qui s’étoit venu joindre à luy avec des apparences de le secourir, ne l’avoit trahi, en s’opposant dans les conseils aux opinions les plus solides, & les plus justes, ensuite donnant avis à Saladin de tous les desseins qu’on avoit ; enfin prenant la fuite luy-même avec tous les siens dans un jour de bataille, ce qui jetta une si grande épouvante dans l’armée Chrestienne, qu’elle fut contrainte d’imiter ce funeste exemple, & de ceder la victoire à Saladin, quelque effort que Guy pût faire pour empescher la deroute ; & ce qui fut encore de plus triste, c’est que ce Roy fut fait prisonnier, avec Boniface, Marquis de Montferrat, Renault de Chastillon, & plusieurs autres Princes & Chevaliers.
Je me trouvay ce jour-là prés du pavillon de Saladin, lorsqu’il fit couper la teste à Chastillon ; parce que quelque temps auparavant, l’ayant pris, il luy avoit fait promettre & jurer de ne porter jamais les armes contre luy. Mais une chose tres-étonnante que je vais vous dire, c’est que le Comte de Tripoli, ayant pris des mesures avec Saladin aprés la bataille pour luy livrer Jerusalem, on le trouva mort dans son lit le matin qu’il devoit commettre cette trahison. Saladin ayant manqué ce coup, s’empara de quelques forteresses, & ensuite de Ptolemaïde.
Cependant plusieurs Princes Chrétiens s’étoient jettez dans Jerusalem pour la défendre, entr’autres Bemond, Prince d’Antioche. Saladin les assiegea, & les pressa vigoureusement. Ils firent une grande resistance, mais ils furent contraints de se rendre, parce qu’ils n’esperoient avcun secours. La capitulation qui se fit avec la Reine, fut que les Chrestiens Latins sortiroient armes & bagages pour se retirer où il leur plairoit. Ce fut le 2. Octobre 1187.
La Reine choisit Tripoli pour sa retraite, & quelques jours aprés ayant amassé une grosse somme d’argent, elle racheta son époux, & plusieurs Seigneurs. Guy ne fut pas plustôt sorti de prison, qu’il songea à assembler des troupes, & à demander du secours de toutes parts, nos dernieres nouvelles marquent qu’il attend le Roy d’Armenie son frere, & d’autres Princes, pour s’opposer aux conquestes de Saladin.
L’Officier ayant fini son discours, Geofroy fronçant le sourcil, dit qu’il marchoit pour vanger son frere, & pour punir le Soudan de son entreprise. La mine épouvantable qu’il fit en proferant ces paroles, contraignit le Sarazin à baisser les yeux. Geofroy estoit un homme terrible à voir, il estoit grand & gros à proportion, avoit l’air majestueux, le visage large, tous les traits beaux, mais cette dent qui luy sortoit de la bouche de la longueur d’un pouce à la machoire d’enhaut, inspiroit de la crainte à tous ceux qui l’envisageoient la premiere fois.
Ce Prince employa une partie de la nuit à songer à ce qu’il avoit à faire dans l’état où il apprenoit qu’estoient les choses. Enfin faisant reflexion que le convoy qu’il venoit d’enlever retarderoit les mouvemens des Infideles, & que, puisque sa destinée vouloit qu’il employast les trésors d’Elinas à la conqueste de la Terre Sainte, il estoit absolument necessaire qu’il allât en Albanie avant toutes choses.
Dans cette pensée il donna les ordres à ses pilotes d’en reprendre la route ; Ils s’étoient un peu écartez pour suivre les vaisseaux Sarazins ; & comme ces vaisseaux estoient tres-bons, il fit passer dedans une partie de ses troupes, parce que les siens estoient trop chargez : ainsi toute sa flotte en parut plus legere, & arriva en peu de temps à la vûë de la montagne de Guido.
Cette montagne se voyoit de fort loin dans la mer, dés que Geofroy l’eut apperceuë, il connut que c’étoit le lieu qu’il cherchoit, à un fremissement qu’il sentit dans tous ses membres, cette revolution luy parut de mauvais augure, mais ce n’étoit qu’un avertissement des travaux qu’il alloit entreprendre, dans la necessité de combattre le Geant affreux qui gardoit les tresors de son grand pere ; & il en fut averti par un oracle de la maniere que nous allons le dire.
Ces mouvemens extraordinaires agiterent ce Prince toute la journée : cependant le vent qui estoit favorable, porta la flotte vers une grande plage, où les pilotes envoyerent sonder pour connoistre le fonds, qui se trouva tresbon, & ils y mouillerent.
L’arrivée de la nuit ne permit pas de descendre à terre, on attendit au lendemain, & toutes les chaloupes se trouverent prestes à cet effet dés le matin. Geofroy les remplit de ses plus vaillans Chevaliers, dans le doute où il estoit de trouver, outre le Geant, des gens capables de luy disputer sa conqueste, car il n’étoit que mediocrement informé des lieux où il abordoit.
Dés qu’il eut mis pied à terre, il se vit dans un beau pays planté naturellement. Il y avoit assez loin du rivage à la montagne. Il marcha au moindre bruit qu’il put, il envoya à la découverte ; & il arresta de temps en temps pour considerer les lieux, afin de ne pas s’engager mal à propos. A peine eut-il avancé un quart de lieuë, qu’il aperceut une colomne de marbre : il en approcha, & y lut cette inscription en langue du pays.
Heros à qui le Ciel destine nos trésors,
Garde-toy d’approcher du pied de la montagne,
Que des ruisseaux de sang ne couvrent la campagne.
Pour vaincre le Geant, fais des remparts de morts.
Geofroy inspiré dans ce moment, connut que cet oracle s’adressoit à luy, & luy enseignoit la maniere dont il devoit se comporter à la conqueste des trésors qui luy estoient promis. Il s’en retourna donc vers ses vaisseaux, & donna ordre qu’on fist descendre 300. Sarazins, qu’il mit à la teste de ses troupes sans armes. Il les avoit fait choisir entre les mieux faits, car c’étoit pour les exposer à la premiere fureur du Geant, comme des victimes que les manes d’Elinas demandoient pour expier le crime que ses trois filles commirent, quand elles se saisirent de sa personne, & c’étoit l’intention de l’oracle.
Nostre Heros ayant ainsi disposé ses troupes, s’approcha de la montagne, & fit sonner toutes ses trompettes à la fois. Les écos en retentirent de toutes parts; le Geant averti par le bruit, descendit à travers les rochers comme un ours furieux. Geofroy laissa les Sarazins à son passage, & se retira avec ses gens dans un bois qui étoit tout proche. Le Geant se rua sur les Victimes, & employa toutes ses forces à les immoler ; mais comme le nombre étoit grand, & qu’elles se dispersoient, s’enfuyans de costé & d’autre, il se tourmenta prodigieusement à les poursuivre ; en sorte qu’aprés une demy heure, n’en pouvant plus, il tomba dans un ruisseau, qu’il voulut franchir en courant aprés les derniers Sarazins qui restoient en vie.
Geofroy ayant apperçû sa chûte, s’élança sur luy aussi viste qu’un oiseau, & l’attaqua le sabre à la main. Le Geant se releva ; mais le ruisseau étant profond, Geofroy se trouva aussi élevé que luy, & avoit encore l’avantage que les bords étant escarpez, ce monstre ne pouvoit sortir de l’eau. Cependant il porta avec un bruissement terrible, un furieux coup de massuë à Geofroy, qui l’évita heureusement : & s’avançant ensuite, luy abatit le bras d’un seul coup ; car il n’étoit point armé, mais seulement couvert de peaux. Le Geant fit un cry effroyable, & courut de toute sa force le long du ruisseau ; enfin rencontrant un endroit facile à monter, il se pencha pour sortir ; & eut assez de peine à s’appuyer, parce qu’il n’avoit plus qu’une main. Alors Geofroy qui le suivoit de prés, & n’attendoit qu’un moment semblable, ne perdit pas celuy-cy ; il luy déchargea un coup si furieux sur la nuque du cou, qu’il luy coupa la teste, & la retint par un toupet de cheveux : aussi-tost le corps tomba dans le ruisseau, avec un bruit épouvantable, & fit réjaillir l’eau d’une hauteur étonnante.
Cependant les troupes du victorieux qui l’avoient suivy en sortant du bois, ayant vû cette grande action, pousserent mille cris de joye, & les trompettes annoncerent la victoire.
Palatine, que les premiers bruits avoient pareillement émuë, regardoit du haut du Château, qui étoit situé la cime de la montagne, le combat du Chevalier contre le Geant : Et dés qu’elle vit sa teste entre les mains du victorieux, qui avoit de la peine à en soûtenir le poids, elle eut toute la joye possible, de se voir délivrée de la fatalité à laquelle elle étoit attachée ; elle descendit, pour feliciter son neveu de la victoire qu’il venoit de remporter ; & elle fut surprise de sa bonne mine : Geofroy ne le parut pas moins, de la trouver si belle ; elle n’étoit point changée par les ans, car les Fées ont le don de ne point vieillir, ou de paroître belles quand il leur plaît.
Aprés les premiers embrassemens, Palatine donna la main à Geofroy, pour le conduire au Mausolée d’Elinas, & luy montrer toutes les richesses qu’il venoit de conquerir : Le Heros fut étonné de voir une si grande quantité d’or, d’argent, de pierreries, & tant de vazes precieux ; car tout le Château en étoit remply : Ce Bâtiment étoit spacieux ; la Reine Pressine l’avoit fait construire exprés pour les y renfermer, & les donner en garde, avec sa fille, au Geant. Mais comme le charme venoit de finir avec la vie du monstre, Palatine reprenant sa puissance, fit voir en mesme temps à son neveu, outre ces realitez, quantité d’Officiers & de Dames d’Honneur qui se presenterent pour la servir ; ce qui fit qu’ils passerent quelques jours fort agreablement. Enfin Geofroy ayant dessein de partir, donna ordre d’enlever les tresors qu’il avoit conquis ; il les fit porter dans ses vaisseaux pour les employer à faire la guerre aux Infideles, & il s’en acquitta comme nous allons le voir.
Palatine eut beaucoup de peine à se separer de ce Prince ; elle avoit conçû de l’estime pour luy, à cause de sa valeur ; elle luy fit present à son départ d’un Talismant, qui avoit une vertu directe contre toute sorte d’armes offensives, & elle accompagna ce present d’une Bague qui rendoit invisible celuy qui la tenoit dans sa bouche. Ensuite elle le conduisit avec toute sa Cour, jusqu’au rivage, où il s’embarqua, & fit voile du costé de Caïphas.
* Ptolemaïde, anciennement Ptolemaïs & Accon, est ce beau Port qu’on a nommé depuis S. Jean d’ Acre, du mot Grec ἄκρα acra, qui signifie un promontoire, parce que la Ville est située sur une langue de terre qui avance dans la mer.
* Les Histoires anciennes le nomment Salaho’-ddin.
Chapitre II
COmme le cœur de Geofroy n’étoit pas fait pour Palatine, il la quitta avec la mesme tranquillité qu’il l’avoit toûjours vûë, quoy qu’elle eût fait ce qu’elle avoit pû pour luy plaire. Dés qu’il fut en mer, il ne songea plus qu’à marcher où sa grande destinée l’appelloit. Il se persuadoit que l’armée des Sarazins étoit encore à Caïphas, attendant le convoy qu’il avoit battu, & il ne se trompoit point, mais il la trouva aux mains avec celle des Chrestiens, qui les étoient venus attaquer.
Aussi-tost ce Heros s’approcha ; & aprés avoir reconnu la disposition du combat, & distingué les Vaisseaux les uns des autres, il attaqua ceux des Infideles avec tant de fureur, qu’ils furent étonnez de ce nouveau renfort, & souffrirent beaucoup dans cette attaque, parce que Geofroy avoit mis à son avant garde leurs cinq Vaisseaux pour les surprendre : En effet, ils donnerent dans cette ressemblance, & se laisserent approcher facilement. Son Vaisseau aborda celuy du Roy Anthenor, & l’accrocha : Aussi-tost ce Prince sauta dedans ; & comme ses gens étoient frais, ils firent un terrible carnage des Infideles ; le Roy resista d’abord, & donna des marques de sa valeur : Mais se voyant contraint de ceder à la force & au nombre, il se jetta dans un Esquif, & se sauva dans le Vaisseau de l’Admiral ; le sien fut pillé dans le mesme moment, & plusieurs autres, dont les Poitevins s’emparerent, & les coulerent à fond.
D’un autre costé, le Roy d’Armenie pressant vigoureusement les Sarazins, s’empara aussi de plusieurs de leurs Navires ; de sorte qu’Anthenor & l’Admiral furent contraints de faire faire retraite dans le Port de Caïphas, à ce qui restoit de leur Flotte ; mais Geofroy les y poursuivit, & fut suivy de son frere, curieux de sçavoir quel étoit le guerrier qui l’avoit secouru, parce que ses bannieres étoient pareilles aux siennes, & que ses gens crioient de tems en tems Lusignan.
Cependant le Roy de Jerusalem qui s’étoit mis en mer pour joindre le Roy d’Armenie, son frere, devant Caïphas, y étoit arrivé ; & n’ayant trouvé dans le Port que quelques Bâtimens, il y avoit mis le feu, aprés avoir contraints ceux qui les gardoient, à se jetrer à terre ; tellement que le Roy Anthenor & l’Admiral, qui apperçûrent de loin l’incendie, ne sçavoient à quoy l’attribuer ; ils avancerent neanmoins aussi viste qu’ils purent vers le Port, mais le Roy de Jerusalem alla à leur rencontre, & les attaqua avec tant de valeur, qu’Anthenor & l’Amiral épouvantez d’avoir les ennemis & devant & derriere, se jetterent dans une chaloupe, & furent assez heureux pour se sauver dans la Ville. Je dis assez heureux, car de toute leur armée, il n’y eut qu’eux seuls qui éviterent de perir, ou par le fer, ou par les flammes.
Geofroy qui estoit venu dans l’esprit de conquerir, voulant profiter d’un si grand desordre, fit débarquer aussi-tost ses troupes pour se saisir du Port ; & il n’eut pas de peine à s’en emparer ; parce que les Sarazins s’étoient tous retirez dans Caïphas. Les Rois de Jerusalem & d’Armenie, considerans cette haute entreprise de prendre terre chez leurs ennemis, trouverent à propos de sçavoir qui estoient ces guerriers, avant que de suivre leur exemple. Ils envoyerent pour en estre informez ; & ayant appris que c’étoit Geofroy leur frere, ils donnerent le mesme ordre à leurs gens, & se jettans aussi-tost dans une chaloupe, allerent le trouver à terre, où il mettoit ses troupes en bataille à mesure qu’elles descendoient.
Je laisse à penser quelle fut la joye de ces trois freres dans cette entreveuë. Aprés s’estre bien embrassez, les premiers momens furent employez à s’établir, & à se saisir d’un pont par lequel on pouvoit venir de la Ville à eux ; ensuite Geofroy raconta à ses freres ce qui s’étoit passé dans leur maison depuis l’absence de leur mere ; de quelle maniere il estoit parti de France aprés avoir établi ses freres ; comme il avoit surpris & enlevé dans sa route le convoy des Sarazins. Il leur dit encore qu’il venoit de conquerir les trésors d’Elinas, & tuer un Geant qui les gardoit ; ajoûtant qu’il leur apportoit tous ces trésors pour leur aider à chasser les Infideles de la possession du saint Sepulcre. Ses freres luy firent aussi un recit succint de leurs tristes avantures, & ils prirent ensemble quelques mesures suivant la conjoncture où les affaires estoient pour lors.
D’un autre costé le Roy Anthenor & l’Amiral avoient mis une si grande alarme dans Caïphas par leur arrivée, sans estre suivis d’un seul de leurs gens, que plusieurs Officiers de l’armée de Saladin qui s’étoient enfermez dans la Ville, & mettoient toute leur esperance dans leur flotte, commencerent à desesperer de leur salut. Ils envoyerent demander du secours de toutes parts. Le Soudan vint à grandes journées de Damas où il estoit, & plusieurs autres Princes Mahometans, se mirent aussi en marche ; mais nostre nouveau Conquerant & ses freres, ne leur don nerent pas le temps d’arriver jusqu’à Caïphas : Ils firent dés le lendemain les approches de la Place, & l’emporterent d’assaut aprés trois jours de tranchée ouverte, passans au fil de l’épée tous les Turcs qu’ils pûrent attraper, & donnans le pillage aux troupes, ce qui les anima beaucoup pour la suite de la guerre.
Cependant un grand nombre des assiegez trouva le moyen d’échapper à la fureur du soldat, & de se sauver dans Ptolemaïde. Le Roy Anthenor & l’Amiral furent tuez pendant le siege. Le pillage dura deux jours ; & aprés que les Chrétiens eurent transporté tout leur butin dans leurs vaisseaux, Geofroy donna ordre qu’on mît le feu à la Ville, & qu’on la démolît. C’est la maxime des Conquerans d’en user ainsi, pour ne pas employer leurs troupes à garder des Villes pendant qu’ils en ont besoin en campagne.
Aprés cette heureuse expedition, les trois Princes de Lusignan tinrent conseil avec quelques autres Princes qui les avoient joints. Le Roy de Jerusalem comme le plus âgé prit la parole, & remontra qu’il paroissoit que Dieu vouloit exterminer à ce coup la Secte de Mahomet, que la flotte des Sarazins estoit brûlée, leur armée de terre affoiblie, leurs chefs épouvantez, leurs peuples fugitifs, leur pays exposé aux fureurs de la guerre. Enfin qu’il estoit d’avis qu’on poussast la victoire, puisqu’ils se voyoient maistres d’une assez grande quantité de toute sorte de munitions, pour faire subsister longtemps leur armée ; mais que pour assurer ces nobles desseins, il falloit envoyer en Chypre & en Armenie, lever autant de troupes qu’on pourroit, & apporter les rafraîchissemens qui seroient necessaires.
Cet avis fut generalement approuvé, & Geofroy fit present à ses freres d’un grand nombre de pierreries pour les envoyer aux Reines leurs Epouses. On choisit pour le voyage les meilleurs vaisseaux qu’on avoit conservez, & ausquels on joignit plusieurs bâtimens des deux nations. On en conserva neanmoins quelques-uns pour garder le port, & aller porter la nouvelle aux Princes Chrestiens d’Occident, que les affaires commençoient à prendre une meilleur face, mais que la Terre Sainte estoit reduite dans un affreux esclavage, afin que ces remontrances les portassent à leur donner du secours pour soûtenir les progrés qu’ils faisoient sur les Infideles. Heraclie, Patriarche de Jerusalem, s’offrit pour aller le solliciter auprés du Pape ; & c’étoit Innocent III. qui remplissoit pour lors la Chaire de S. Pierre.
Le Patriarche partit, & fit un voyage heureux. Le Pape fut touché du recit qu’il luy fit du miserable état où les Chrestiens de la Terre Sainte se trouvoient reduits par l’opression & la barbarie des ennemis de la Foy, il écrivit des lettres circulaires fort touchantes à tous les Princes Chrestiens, pour les exhorter à recouvrer la ville de Jerusalem, & soûtenir le reste de ce Royaume, qui estoit prest d’estre envahi par les Mahometans.
Heraclie rempli d’un zele divin, se transporta au plûtôt chez les Princes, les plus considerables. Il presenta à Philippe Auguste Roy de France, de la part de Guy de Lusignan, les clefs du saint Sepulcre ; ce Monarque estoit en guerre pour lors avec Henry Roy d’Angleterre, le Patriarche leur fit faire la paix par ses larmes ; & tous les Princes Chrestiens estant bien disposez, on assembla un Concile à Paris, où se croiserent l’Empereur Frederic, surnommé Barbe-rousse, son fils Henry Roy des Romains, le Roy de France, Richard Roy d’Angleterre, qui avoit succedé à son pere Henry qui venoit de mourir, Guillaume Roy de Sicile, Oton Duc de Bourgogne, les Republiques de Venise, de Genes, de Pise, les Danois, les Brabançons, les Flamans, tous les Princes Souverains du Nort, & plusieurs Princes particuliers, Archevêques, Evêques, & Seigneurs de grande consideration. Chacun fit paroistre sa pieté, en fournissant avec ardeur aux frais de cette guerre, & chaque Prince y conduisit ses troupes.
Pendant que les Chrestiens faisoient de puissantes levées, Saladin qui en estoit informé, assembla aussi une nombreuse armée de Perses, de Medes, de Circassiens, d’Assyriens, d’Egyptiens, de Lybiens : Mais Geofroy & ses freres mirent le siege devant Ptolemaïde, avant que ces Barbares pussent se joindre. Dans ce mesme temps plusieurs vaisseaux du pays de Frise, de Hollande, de Danemarc, & un certain fameux Corsaire d’italie nommé Margarit, couroient les costes de la Mediterranée depuis le détroit de Gibraltar jusqu’à la Terre Sainte, & rançonnoient toutes les Villes maritimes qui appartenoient aux Turcs.
Ainsi les affaires commençoient à reprendre une face agreable, & plus heureuse. Le Prince Jacques d’Auvergne, qui cõmandoit les troupes du Duc de Brabant, ayant ramassé environ sept mille hommes de toutes nations, vint trouver Geofroy devant Ptolemaïde. Ce renfort fit avancer le siege ; & les Princes de Lusignan, qui avoient pris chacun leur quartier autour de la Ville, montroient toute la valeur possible ; mais les assiegez se défendoient vigoureusement, car la garnison estoit tresgrosse, la place bien munie, & commandée par un homme d’une grande reputation.
Cependant Saladin ayant ramassé le plus de troupes qu’il avoit pû auprés de * Samarie, dont il fit sa place d’armes, marcha au secours de Ptolemaïde, & esperoit faire lever le siege à son arrivée ; mais Geofroy alla au devant de luy, & laissa ses freres à la garde du Camp pour continuer les attaques. Il envoya d’abord de la cavalerie se saisir decertains défilez qu’il avoit esté reconnoître luy-même, & que les Infideles devoient traverser avant que de venir à luy ; ensuite se campant derriere ces défilez, il les fit passer à toute son avant-garde, avec ordre d’y attendre les ennemis.
Saladin vint observer les Chrestiens, il les trouva en bonne contenance, cependant il les fit charger ; mais ceux-cy qui avoient ordre de lascher pied aprés avoir soûtenu le premier choc, pour attirer les ennemis dans l’embuscade, receurent vaillamment les Infideles, & même se trouvans superieurs, ils les repousserent assez loin. Saladin vit cet avantage avec dépit. Il vint en fureur animer ses gens, suivi d’une plus grosse troupe, les Chrétiens les voyans avancer avec des heurlemens affreux, firent semblant de s’en épouvanter, & repasserent les défilez avec précipitation. Les Turcs ne manquerent pas à les suivre en confusion, mais ils trouverent au delà des gens qui les attendoient avec une valeur preparée ; leur fureur estoit neanmoins si grande, que le peril ne les faisoit point retourner sur leurs pas : au contraire, plus les Chrestiens en assommoient, & plus ils en voyoient paroistre. Saladin estoit derriere, qui vouloit absolument forcer le passage. Ce combat dura long-temps dans cette opiniâtreté. Enfin les Mahometans rebutez de se faire tuer inutilement, abandonnerent leur entreprise, & se retirerent à la faveur de la nuit.
Geofroy apprit le lendemain par ses coureurs, que les ennemis luy avoient cedé non seulement le terrain, mais s’étoient entierement retirez. Le poste qu’il venoit de défendre luy parut d’une si grande importance pour asseurer son camp, qu’il y laissa une garde tresforte, & s’en revint continuer le siege avec l’applaudissement qu’on pouvoit donner à la victoire qu’il venoit de remporter.
Guy de son costé, qui avoit voulu se signaler pendant l’absence de son frere, avoit attaqué un ouvrage avancé de la place, & l’avoit emporté malgré tout le secours que le Gouverneur y avoit donné, & la valeur que les assiegez avoient fait paroistre. Geofroy à son retour leur fit sçavoir de quelle maniere il avoit battu le secours qui leur venoit, & que n’en ayant plus à esperer, ils devoient songer à se rendre.
Le Gouverneur répondit en Capitaine experimenté, qui estoit en possession d’une place remplie de toute sorte de munitions, & défenduë par une nombreuse garnison. Il estoit informé de l’action qui s’étoit passée, & même il en avoit eu un détail exact par une voye surnaturelle, dont nous parlerons dans la suite.
D’un autre costé Saladin au desespoir d’avoir esté battu, & de voir un si grand nombre des siens exposez à estre pris d’assaut dans une place qui ne se soûtenoit que par la quantité de troupes qui la défendoient, se resolut à faire encore une nouvelle tentative pour leur donner secours ; & afin d’y réüssir avec plus de seureté, il usa d’un stratagême, qui fut de partager son armée en deux corps. Il donna ordre à l’un d’aller forcer les Chrestiens qui gardoient les défilez ; & se mettant à la teste de l’autre, il prit sa route pour attaquer le camp par un autre costé.
Mais Geofroy, qui envoyoit sans cesse des partis à la guerre pour sçavoir des nouvelles des ennemis, fit des prisonniers qui luy apprirent la marche de Saladin, & son secret. Aussi-tost il fit partir le Prince d’Auvergne avec des troupes pour soûtenir les défilez, & laissant encore ses freres à la conduite du siege, il se mit en campagne avec une armée capable de disputer le passage aux Turcs. Il trouva qu’ils estoient déja avancez jusqu’à deux lieuës de la Ville ; & il leur livra bataille sans leur donner le temps de se reconnoistre.
Saladin qui ne l’attendoit pas, fut extrêmement surpris. Son avant-garde qui marchoit avec assez de confusion, se vit d’abord renversée, & s’enfuyant à toutes jambes, jetta la terreur dans le corps de bataille. Geofroy qui la suivoit de prés, profita du desordre : il entra le sabre à la main, à la teste de sa cavalerie, au milieu des Infideles, & en fit un horrible carnage. Le Soudan fit tous ses efforts pour ranimer ses gens, & les obliger à faire teste aux Chtestiens, mais l’épouvante estoit trop grande pour les porter à prendre ce party. Ce General les pressa inutilement. Toute l’armée prit la fuite, & Saladin se vit entraîné par les siens. Toutefois quelque temps aprés s’appercevant qu’il n’étoit plus poursuivi, il rallia les fuyards, & revint à la charge sur les Chrestiens, qu’il trouva occupez à piller les bagages, il tua les premiers qui se trouverent exposez à ses coups, & contraignit le reste à suivre l’exemple qu’il leur avoit montré un peu auparavant.
Geofroy qui n’étoit pas accoûtumé à tourner le dos à l’ennemy, poussa son cheval pour joindre ceux qui avoient lasché pied, leur fit faire volte face, se mit à leur teste, & retourna fierement contre Saladin. Il l’attaqua d’abord avec peu de troupes, mais cette teste ayant fait ferme, tout le reste se rallia bien-tost derriere, & chargea les Turcs avec tant de fureur, qu’aprés un combat fort opiniâtré, ils furent contraints de ceder le champ de bataille aux Chrestiens, & de se sauver comme ils avoient déja fait à la faveur de la nuit.
D’un autre costé le Prince d’Auvergne, par un malheur trop long à raconter, avoit esté forcé dans les défilez, & les victorieux qui se trouvoient en assez gtand nombre, voulans profiter de l’épouvante, où ils voyoient les Chrestiens, qu’ils avoient suivis l’épée aux reins jusques dans leur camp, attaquoient déja les lignes du costé où les fuyards s’étoient retirez, lorsque Geofroy apprit cette triste nouvelle, & songea à les secourir. Dans ce dessein il marcha avec ses troupes triomphantes, & envoya en même temps avertir ses freres de sortir des lignes, afin de mettre les ennemis en état de ne pas échaper : ce qui réüssit, car les Turcs se voyans attaquez en teste & en queuë, & apprenant que Saladin, qu’ils esperoient joindre devant la place, avoit esté battu, jetterent les armes bas, & demanderent quartier. On en tua un grand nombre dans la premiere chaleur ; & le reste, qui montoit environ à huit mille hommes, se rendit aux vainqueurs. Ce dernier coup détruisit les esperances de Saladin, il ne songea plus à Ptolemaïde, & son unique espoir fut dans le secours qu’il envoya chercher de toutes parts.
Geofroy ne fut pas plûtôt délivré de ce redouatble ennemy, qu’il poursuivit le siege avec toute l’application possible : cependant les assiegez faisoient de vigoureuses sorties ; & se défendoient d’une maniere, qui surprenoit souvent les assiegeans, mais il ne faut pas s’en étonner. Le Gouverneur de la place estoit un homme en grande estime, & fort entendu non seulement dans l’art militaire, mais aussi dans les sciences occultes. Il se nommoit Zoés ; c’est le même que l’Histoire rapporte avoir publié le premier cet écrit fameux parmy les Cabalistes, qu’ils nomment la Clavicule de Salomon.
Zoés connoissoit tres-bien par sa science que Saladin n’étoit plus en état de secourir Ptolemaïde, & qu’il devoit la rendre aux Chrestiens, mais son honneur vouloit qu’il ne la rendît qu’à l’extrémité, & dans les regles de la guerre. Geofroy qui se trouvoit à toutes les actions considerables du siege, avoit remarqué en deux occasions, que les ennemis luy avoient échappé, sans pouvoir comprendre comment ils avoient pû le faire, parce que tout à coup il les avoit vû comme disparoître, & se soustraire à ses coups.
Ces prestiges le rendoient fort attentif à tous leurs mouvemens. Un jour qu’ils firent une sortie nombreuse & tres-à propos sur le quartier où commandoit le Roy d’Armenie, Geofroy y accourut, attiré par une allarme generale qui se répandit dans le camp, il avoit pris avec luy l’élite de sa cavalerie, il trouva les Sarazins fort acharnez, & qui combattoient avec avantage, la veuë du secours leur fit prendre neanmoins le parti de la retraite, & ils emmenoient un nombre de prisonniers qu’ils avoient faits, lorsque Geofroy les attaqua, leur enleva leur proye, & les mena battant jusques auprés des barrieres, d’où il luy parut sortir un nouveau corps de troupes qui venoit secourir celles qui fuyoient. Ce secours arresta son ardeur, il retint les siens pour ne pas s’engager inconsiderément. Mais pendant qu’il suspendoit leur valeur, il s’apperçeut qu’insensiblement ces dernieres troupes se couvroient d’une foible obscurité qui les déroboit à sa vûë.
Geofroy voyant que l’ennemy se servoit de ce stratagême surnaturel pour éviter sa perte, crut qu’il luy estoit permis aussi d’en mettre un autre en pratique pour découvrir l’origine de celuycy, & sçavoir qui en estoit l’auteur. Il donne ordre à ses troupes de se retirer, & reste seul sur le champ de bataille. Il se jette à bas de son cheval, l’attache à un arbre, tire de son doigt l’anneau que Palatine luy avoit donné à son départ, le met dans sa bouche, & marche vers la barriere ; la vertu de l’anneau le rendant invisible, il passe & trouve à la porte de la Ville Zoés, qui s’applaudissoit de l’heureux retour de ses troupes. Il le suit dans son Palais, & jusques dans une chambre retirée, où il fit entrer un homme venerable à qui il tint ce discours.
« Mon cher Carathuse, par nostre derniere operation, tu as vû de quelle maniere l’oracle nous a parlé de l’ascendant que les Chrestiens ont sur nous, & que même je seray forcé à leur rendre la place. Tu as vû encore de tes propres yeux, la derniere défaite de Saladin, qui le met hors d’état de nous donner du secours. Nous avons donc besoin de toute nostre science pour soûtenir nostre gloire. Il faut y travailler sans relâche, & employer pour cet effet le pouvoir de nos amis aëriens. Je suis d’avis que tu aille dans le camp des ennemis, & que tu enchante le Chevalier qui a battu Saladin, afin que nous puissions nous en saisir dans le premier combat, quoy-que tu luy aye vû faire des faits d’armes surprenans, il ne nous échapera pas, si tu jette sur luy un charme superieur à son Genie; prens les vêtemens que voilà pour paroistre de sa nation, tu pourrois bien t’en aller par les airs, mais il faudroit trop de temps pour en faire la preparation ; le jour finit, je te feray sortir par la porte où je viens de faire rentrer les troupes. »
Carathuse approuva ce conseil ; Il s’habilla aussi-tost, ensuite il tira d’un coffre un certain bâton rempli de figures hyerogliphiques ; & lorsqu’il fut prest, ils prirent le chemin de la porte de la Ville. Geofroy les suivit pas à pas, & sortit des barrieres avec Carathuse ; mais il s’écarta un peu de luy pour aller reprendre son cheval, qu’il retrouva au lieu où il l’avoit laissé ; ensuite remettant l’anneau à son doigt, il alla rejoindre son homme qui croyoit marcher en seureté dans l’ombre de la nuit.
Carathuse fut surpris d’entendre qu’un Cavalier venoit à luy, parce qu’il ne s’étoit pas encore précautionné : cependant comme il estoit homme à ne pas s’épouvanter, il attendit de pied ferme celuy qui le suivoit, & luydemanda d’assez loin, à la maniere de ce temps-là, de quel party il estoit, Geofroy dit Lusignan, qui estoit le cry ordinaire des Chrestiens, à cause qu’ils estoient sur les terres de ces Princes, & combattoient sous leurs enseignes.
Leurs premiers discours furent des nouvelles de la derniere sortie des assiegez. Carathuse dit qu’ayant receu un coup à la teste, il estoit resté évanoüy jusqu’alors, & qu’il s’en retournoit tout doucement à son quartier, heureux d’en estre quitte pour une simple contusion. Geofroy le plaignit, ensuite ils s’entretinrent, en chemin faisant à la maniere des soldats, de plusieurs occasions où ils s’étoient trouvez pendant le siege. Cependant Carathuse admiroit la netteté d’esprit avec laquelle le Cavalier luy décrivoit les combats où il s’étoit rencontré, entr’autres ceux où le Soudan venoit d’être battu, cela luy faisoit soupçonner que c’étoit un homme de consideration. Pendant qu’ils discouroient de la sorte, ils entendirent venir au grand trot dans le chemin qu’ils tenoient de la cavalerie, Geofroy qui ne vouloit point quitter son homme, laissa arriver la troupe, & deux cavaliers estant venus au qui-vive, il leur donna ordre de faire avancer le Commandant. Cet Officier dit à Geofroy en l’abordant ; Seigneur, tout le camp est en allarme, depuis le temps qu’on vous a perdu de vûë dans la retraite des ennemis. Alors Geofroy se tournant du costé de Carathuse, luy dit de ne rien craindre, parce qu’il connoissoit son merite, ensuite il luy fit donner un cheval, & ils arriverent en peu de temps aux pavillons de Geofroy, d’où ce Prince envoya dire à ses freres de n’estre plus en peine de sa personne, & que le lendemain il leur rendroit raison de son absence.
Geofroy qui n’avoit pas quitté de vûë Carathuse, ne fut pas plûtôt seul avec luy, qu’il l’embrassa & l’assura qu’il avoit une estime toute particuliere pour luy. Cet homme qui avoit déja esté fort surpris du discours que Geofroy luy avoit tenu en luy faisant donner un cheval, ne fut pas moins étonné des caresses dont ce Prince l’honoroit, cependant il ne répondoit rien à ses honnestetez. Ce qui obligea Geofroy à ajoûter qu’il estoit informé du dessein qui le conduisoit auprés de luy ; qu’il sçavoit les conventions que le Gouverneur de Ptolemaïde & luyavoient faites un moment avant son départ de la Ville ; qu’il cachoit sous sa robe un bâton doüé d’une grande puissance ; mais que malgré tous les projets qu’il avoit formez, il vouloit estre de ses amis, & profiter de sa science.
Carathuse fut épouvanté à ce discours. Il ne pouvoit comprendre de quelle maniere ce Prince avoit pû sçavoir si-tost une chose qui ne venoit que d’arriver. Il jugea qu’elle ne pouvoit luy avoir esté revelée que par quelque esprit familier, ce qui luy fit croire qu’il en avoit un attaché à sa personne, ainsi que plusieurs grands hommes en ont eu. Dans cette pensée il crut qu’il n’y avoit rien à déguiser à ce Heros dont il sçavoit les grandes actions, & mesme la victoire qu’il avoit remportée sur le Geant, parce que la nouvelle du charme qu’il avoit rompu en versant le sang de ce monstre, & les trésors infinis qu’il avoit enlevez, s’étoit répanduë parmy les Sages.
Il avoüa donc à Geofroy que se trouvant dans le party opposé au sien, il avoit écouté les propositions du Gouverneur ; & qu’étant lié d’inclination & de science avec luy, parce que c’étoit le plus fameux Cabaliste du temps, il s’étoit engagé à executer ses volontez, mais qu’il se voyoit délié de la promesse qu’il luy avoit faite par la découverte de leurs desseins, & que bien loin d’estre capable à present de faire aucun mal à un si grand Prince, il se sentoit entierement dévoüé à son service.
Geofroy qui cherchoit depuis longtemps à lier commerce avec ces sortes de Sages, accepta l’amitié de Carathuse : cependant n’étant pas de la prudence de s’y livrer d’abord tout entier, il le pria de luy confier le bâton mysterieux qu’il avoit apporté sous pretexte de le luy garder ; mais c’étoit pour luy servir de gage de sa fidelité, sçachant bien que la moité de sa puissance consistoit dans la vertu de ce bâton constellé. Carathuse qui agissoit de bonne foy, & connoissoit la grandeur d’ame de ce Prince, le remit entre ses mains sans hesiter. Ensuite ils s’entretinrent des affaires qui se passoient. Le Sage parla avec liberté sur plusieurs choses, particulierement au sujet du siege, & découvrit au Prince que la Place ne se rendroit qu’aprés l’arrivée de l’armée navalle des Chrétiens qui étoit déja abordée en Sicile. Cette nouvelle surprit Geofroy, & il pria Carathuse de luy dire de quelle maniere il l’avoit apprise.
Ce sont nos amis Aëriens, réponditil, qui nous informent de tout ce que nous voulons sçavoir. Nous sommes continuellement en commerce avec eux ; nous les gardons mesme auprés de nous quand nous en avons besoin : ils nous aiment tout autrement que les hommes ; leur amour est pur, sans interest, & ils sont sans cesse attentifs à nous preserver des malheurs qui peuvent nous arriver. Mais Seigneur, poursuivit-il, il est assez inutile que je vous fasse ce recit, puisque vous avez avez un pareil Genie qui prend soin de vôtre personne, car autrement comment auriez-vous pû sçavoir tout ce que vous m’avez dit ?
Geofroy voyant que Carathuse luy parloit ingenument, luy déclara de même de quelle maniere il avoit esté informé de ses desseins. Alors ce Sage pria le Prince de luy faire voir la bague, il la tira de son doigt, & sans faire reflexion au danger où il s’exposoit de la perdre, il la donna à Carathuse, qui considera la pierre fort attentivement, & la mettant tout à coup à sa bouche, disparut.
Je laisse à penser dans quelle surprise fut Geofroy de ne plus voir ni sa bague, ni Carathuse. Il accusoit sa malheureuse facilité, & il commençoit à faire de terribles imprécations contre le ravisseur, lorsqu’il reparut à ses yeux, & luy rendit ce precieux talisman ; l’avertissant de ne le jamais confier à personne, & pour cet effet de le tenir toûjours à son doigt.
Ce Prince fut ravi de revoir sa bague ; il admira la bonne foy de Carathuse, & luy donna toute son estime. Il consideroit dans cette action, la vertu des veritables Sages ; il en fit l’éloge, l’éleva autant qu’il put par ses discours, & pria Carathuse de luy enseigner le moyen de pouvoir estre admis dans leur societé.
Tous ceux qui ont de l’élevation d’esprit aspirent à ce bonheur, dit ce Sage, mais tres-peu sont reçûs à le partager. Il faut estre caracterisé non seulement par la nature pour y parvenir, mais on doit encore avoir de certaines vertus acquises sans la possession desquelles il n’est pas permis d’y pretendre.
Les caracteres de la nature sont les aspects benins, & les influences avantageuses sous lesquelles la personne est née. Quant aux vertus qu’il est necessaire de posseder, elles sont toutes éminentes, & ont leur principe dans la crainte que nous devons avoir de l’Estre des Estres. Initium sapientiæ timor Domini. C’est Dieu seul que nous reconnoissons dans toutes nos operations ; c’est par la force de son nom tout puissant, que nous n’apprehendons aucunement, & que même nous mettons en fuite ces creatures invisibles, dont l’orgueil fut puny avant la creation du monde ; & c’est par la pureté de l’ame, & du corps, que nous nous attirons l’amour des intelligences qui habitent les élemens, & daignent venir en commerce avec nos Sages ; se communiquans souvent à leurs yeux, & se montrans toûjours prestes à leur rendre service, & à les proteger contre tous les malheurs, comme je vous ay dit.
Si cela est ainsi, répondit Geofroy, vous avez raison de dire qu’il n’est pas permis à tout le monde d’arriver à ce bonheur, car je voy beaucoup de difficulté à estre des vostres.
Ce n’est pas tout, continua Carathuse, il faut encore posseder les sciences occultes, c’est-à-dire que Dieu a enseigné à nos Sages, & a caché au profane vulgaire ; ce sont ces vrais Philosophes qui en donnent des leçons à ceux qu’ils trouvent dignes de les recevoir ; & ce n’est que dans les deserts de Babylone, & de l’Arabie heureuse où on les trouve. Ils se sont retirez dans ces climats reculez, depuis qu’ils ont vû tant de corruption entre les hommes : Il en sort neanmoins quelques-uns de temps en temps qui viennent parmy eux pour les soulager dans leurs peines, ou pour les punir de leurs crimes. Geofroy voyant par le discours de ce Sage une maniere d’impossibilité de parvenir à estre de sa societé, songea du moins à devenir de ses amis ; & il avoit une grande raison pour cela, qui estoit la peur d’estre enchanté ; parce qu’il n’avoit point de préservatif contre ce malheur. Les plus grands Heros s’y trouvoient exposez en ces temps-là ; & les Histoires sont pleines des travaux qu’ils se voyoient contraints de supporter quand ils estoient assez malheureux pour déplaire à quelque *Junon. Geofroy par cette raison fit donc si bien, qu’il devint entierement des amis de Carathuse, & qu’il se servit tres-utilement de luy, comme nous le verrons dans la suite.
Le lendemain matin ce Prince entretint ses freres de toute autre chose que de l’avanture qui luy estoit arrivée. Il leur dit seulement qu’il avoit eu nouvelle que la flotte de la Croisade estoit abordée en Sicile ; aussi-tost le bruit s’en répandit dans le camp ; & ceux qui s’ennuyoient de la longueur du siege, se persuaderent qu’un si puissant secours enleveroit la place, & qu’on passeroit à d’autres conquestes.
Sur les dix heures Geofroy estant rentré dans son Pavillon, Carathuse luy representa qu’il estoit necessaire qu’il retournât dans la Ville pour informer le Gouverneur de ce qui luy estoit arrivé, afin qu’il ne fît pas quelque entreprise inconsiderée. Le Prince y consentit, ne voulant pas profiter du desordre où le pouvoit jetter l’inexecution de son projet. C’est ainsi que les Heros veulent devoir à leur seule valeur tout l’éclat de leur gloire.
Carathuse reprit aussi son bâton mysterieux, mais il laissa son cœur à Geofroy, penetré de ses grandes qualitez, & de l’amitié qu’il luy témoignoit. Il promit à ce Prince de faire son possible pour obliger le Gouverneur à faire une tréve avec les Chrétiens, en attendant les ordres que Saladin pourroit luy envoyer pour la reddition de la place, en cas qu’il luy fût impossible d’y faire passer du secours.
Zoés mettoit en bataille deux gros détachemens, qui estoient l’élite de sa garnison, lorsqu’on vint luy dire que Carathuse, escorté de six cavaliers ennemis, estoit à la porte de la Ville. Cette nouvelle le surprit beaucoup : Il alla luy-même le recevoir, & ayant conduit cet amy à son Palais, il fut étonné d’entendre non seulement ce qui luy étoit arrivé, mais les propositions qu’il luy faisoit de demander une tréve aux Chrestiens dans l’état où estoit sa place. Il prit ce conseil pour un effet de la peur qu’il avoit euë dans son avanture, & pour faire voir à Carathuse, & aux assiegeans, qu’il estoit resolu de faire son devoir, il fit sortir ses troupes par deux portes differentes, & elles tomberent à l’impourveu sur les assiegeans avec tant de vigueur, qu’elles firent main-basse sur les premiers qu’elles rencontrerent ; mais l’allarme s’étant répanduë, Geofroy d’un costé, & ses freres de l’autre, arresterent bien-tost le cours de leur victoire. Ces Princes n’avoient d’abord que peu de troupes, mais ensuite la plus grande partie de la cavalerie estant accouruë, culbuta l’infanterie des assiegez, qui ne se trouva pas soûtenuë à propos, & la passa au fil de l’épée : de sorte qu’il en retourna tres-peu dans la Ville, & l’on remarqua que cet avantage fut presque égal dans les deux attaques.
Le Gouverneur parut fort mortifié de cette défaite. Il eut bien pû parer ce malheur, s’il avoit eu le secours de Carathuse ; mais les discours qu’il luy avoit tenus avant la sortie des troupes, l’avoit si fort chagriné, qu’il avoit negligé toutes les précautions. Il se retira fort triste dans son Palais ; & s’enfermant seul avec cet amy ; il luy fit part de sa douleur ; mais elle estoit soûtenuë de cette vertu qui est inseparable du courage des grands hommes.
Aprés que Zoés eut confié ses peines à Carathuse, il voulut l’engager à le servir de nouveau contre leurs ennemis ; mais ce Sage, qui ne vouloit rien faire qui pût porter préjudice à Geofroy, remontra à Zoés que l’ascendant des Chrestiens ayant repris le dessus depuis quelque temps, tout ce qu’ils pouvoient faire ensemble par leurs operations, ne serviroit qu’à diminuer leurs malheurs, & non pas à les empêcher : qu’ainsi il falloit épargner le sang qu’on pouvoit répandre par obstination, & dont la quantité seroit toûjours plus considerable de leur costé, que de celuy des Chrestiens.
Zoés écouta ce conseil, & l’appuya même de reflexions. Carathuse le voyant dans l’esprit qu’il souhaitoit, prit ce temps-là pour luy parler avantageusement des qualitez heroïques de Geofroy, & il se hazarda à luy proposer encore de faire tréve avec luy jusqu’à l’arrivée de l’armée navalle, puisque la fatalité vouloit qu’il rendît la Ville alors, ajoûtant que pendant cet intervalle il sauveroit sa reputation qui souffroit par les frequens avantages que remportoient les assiegeans malgré toute la valeur qu’il faisoit paroistre.
Carathuse representa ces raisons avec tant d’énergie, que le Gouverneur consentit à la tréve, & le chargea d’aller en faire la proposition. Geofroy fut ravi de revoir ce Sage ; il assembla ses freres, & les principaux Officiers de l’armée. La tréve fut acceptée, mais elle ne dura pas long-temps, parce que Saladin en ayant eu avis par Zoés, luy donna ordre de la rompre, & de faire de nouvelles sorties. Il revint même exprés de Damas à Samarie, pour tâcher de harceler le camp des Chrétiens par de forts partis qu’il envoya du costé des lignes ; & de tous ces mouvemens il ne tira d’autre avantage que celuy d’avoir fatigué les assiegeans par de frequentes allarmes.
* Cette Ville estoit encore en ce temps-là une forte Place, mais la politique des Mahometans estant de ruiner toutes leurs conquestes,celle ci n’est plus aujourd’huy qu’un Village.
* Les travaux d’Hercule, d’Enée, & des autres anciens Heros, n’étoient-ils pas des enchantemens ?
Chapitre III
Suite du siege de Ptolemaïde, & de quelle maniere elle se rendit. Recit de l’Histoire merveilleuse de Zoés, Gouverneur de cette Place, racontée par luy-même.
Dans ces entrefaites les Princes de Lusignan eurent avis par un brigantin de l’arrivée de l’armée navalle au port de * Joppe, où elle estoit retenuë par un vent contraire, quoy-que cette nouvelle leur fût agreable, elle estoit mêlée neanmoins du chagrin, de voir qu’aprés avoir essuyé tous les perils, & toutes les fatigues d’un siege fort long, ils alloient partager la gloire de la prise de la place avec des nouveaux venus, qui n’auroient fait pour ainsi dire que la regarder. Cette reflexion anima sur tout Geofroy : Il fit preparer l’attirail dont on se servoit en ce temps-là pour donner l’assaut ; & quelques jours aprés toutes choses se trouvans prestes, il harangua si vivement ses soldats, qu’une certaine machine de nouvelle invention ayant fait tomber heureusement des tours & une face de bastion dans le fossé, ils parurent comme autant de lions pour passer à travers de ces débris, & parvenir au haut des remparts avec le secours d’un grand nombre d’échelles qui furent apportées dans le moment : mais les assiegez les reçûrent avec toute la vigueur imaginable.
Cependant les troupes qui soûtenoient les assaillans, décochoient des milliers de fleches contre les Sarazins, ce qui en diminuoit le nombre considerablement, & inspiroit de la terreur à ceux qui estoient commandez pour cette action. Geofroy animoit par son exemple ces terribles mouvemens. Il avoit choisi un endroit dont il s’étoit rendu maistre : le terrain se trouva d’abord fort étroit, mais estant secondé par les plus braves des siens, dont le nombre grossissoit sans cesse, il s’élargit, & y fit un logement.
Le Gouverneur ne se trouva pas de ce costé-là dans le commencement de l’action, ce qui fut cause que le Prince remporta cet avantage ; & dés qu’il le sceut, il fit ses efforts pour chasser les Chrestiens de ce poste. On ne peut voir plus de valeur qu’il en parut dans les deux partis : le terrain qui les separoit fut en peu de temps couvert de morts entassez les uns sur les autres, & qui sembloient former un rempart entr’eux.
Aussi-tost que les étendards de Lusignan parurent sur les remparts, les plus vaillans se presserent pour y monter ; les Rois de Jerusalem & d’Armenie restoient au bas des échelles pour empêcher la confusion : ainsi Geofroy eut bien-tost auprés de luy l’élite de son armée. Zoés voyant ce renfort, fit approcher aussi des troupes, & soûtint du mieux qu’il luy fut possible : cependant il faisoit travailler derriere luy pour se retrancher dans une seconde enceinte de la Ville ; & d’abord que ce travail fut en état, il prit le party de s’y retirer à la faveur de la nuit, & de laisser les assiegez se fortifier dans leur logement.
Ils travaillerent si bien les uns & les autres, qu’à la pointe du jour il paroissoit qu’ils fussent dans deux forteresses differentes, de sorte qu’ils se regarderent avec étonnement, & sans faire aucun mouvement : ils demeurerent tout le jour en cet état, & cette maniere de suspension d’armes servit aux Chrestiens à transporter le grand nombre de morts qui estoit sous leurs pieds.
Zoés se servit aussi de cette inaction pour envoyer demander les corps de plusieurs Officiers considerables, qui avoient pery dans cette occasion ; & Carathuse fut bien aise de se procurer cette commission pour congratuler Geofroy sur la valeur infatigable qu’il avoit fait paroistre pendant tout le combat. Le Prince eut beaucoup de plaisir de revoir cet amy : il luy accorda ce qu’il demandoit, & s’informa quel estoit le dessein du Gouverneur, à present qu’il voyoit que les Chrestiens avoient un pied dans la place.
Il attend, répondit Carathuse, qu’ils les y ayent tous deux, parce qu’il a receu ordre de la défendre jusqu’à l’extrémité. Mais il admire, Seigneur, avec quelle intrepidité vous affrontez les perils : cette assurance heroïque a fait qu’il n’a voulu combattre contre vous que de bonne guerre, & sans emprunter des secours surnaturels, qui eussent sixé sans doute les premiers pas de vôtre victoire ; j’ose vous dire cecy avec certitude.
Geofroy fit encore plusieurs autres questions à Carathuse, qui luy parla à cœur ouvert, & luy rendit raison de tout ce qu’il desiroit sçavoir ; mais pendant qu’ils s’entretenoient ainsi, on entendit comme des cris de joye dans la Ville, & l’on commença même à tirer quelques fleches sur les Chrestiens, ce qui obligea l’Envoyé à se retirer. En même temps une allarme vint du costé des lignes, & l’on apprit qu’un corps de sept à huit mille hommes, commandé par le frere de Saladin, estoit venu tâter les postes, & qu’en ayant trouvé un dégarny de la journée precedente, il l’avoit forcé, & estoit entré dans la Ville avec un bon nombre de prisonniers.
Cette triste nouvelle ne fit qu’animer les assiegeans. Geofroy tint conseil dans son nouveau logement, car il n’en avoit pas sorti depuis qu’il s’en estoit emparé. Il fut resolu qu’on pousseroit les travaux autant que le terrain le permettroit pour faire ensuite l’attaque de la seconde enceinte : Mais les assiegez qui se doutoient bien de ce dessein, vinrent en tres-grand nombre avec des troupes toutes fraîches, pour chasser les assiegeans de leur rempart, avant qu’ils s’y fussent davantage fortifiez, & tous leurs efforts furent inutiles, ils ne pûrent les entamer par aucun endroit ; de sorte qu’aprés un combat sanglant & opiniâtre, ils se virent contraints de se retirer, pour songer eux-mêmes à leur défense.
Les Infideles furent suivis dans leur retraite par Geofroy à la teste des siens, qui donna vigoureusement sur la queuë, & fit des prisonniers. On sçeut par eux au juste le nombre des troupes qui estoient entrées dans la place, & l’on apprit encore que Zoés faisoit travailler à deux retranchemens l’un derriere l’autre, pour se battre en retraite en cas qu’il fût forcé dans celuy qu’il occupoit, & que s’il estoit chassé de tous trois, son dessein estoit de se retirer dans la forteresse, où il avoit fait transporter quantité de munitions ; & là se défendre jusqu’à la dernière extrémité.
Ces grandes resolutions chagrinerent Geofroy ; quoy-qu’il en approuvât le merite, il eut bien voulu finir cette affaire avant l’arrivée de l’armée navalle. Dans l’ardeur de cette pensée, il attendit la nuit avec impatience, pour pousser ses travaux ; & il y réüssit si heureusement, qu’à la pointe du jour les assiegez furent surpris de voir leurs leurs ennemis à vingt pas d’eux, & les machines dressées pour les insulter, ce qui s’executa avec une valeur incroyable, mais avec une perte plus grande de la part des Chrestiens, que des Turcs.
A peine les victorieux s’étoient-ils établis dans leur nouvelle conqueste, que les vaisseaux qui faisoient l’avantgarde de l’armée navalle, parurent à la vûë du port, ensuite le reste de la flotte arriva, & tous ensemble y entrerent heureusement.
Le Roy de Jerusalem, & le Roy d’Armenie allerent recevoir Philippe Auguste Roy de France, Richard Roy d’Angleterre, & tous les Princes tant Ecclesiastiques que seculiers, & les Commandans pour les Republiques qui les accompagnoient. Cette premiere entrevûë fut touchante, car ces Princes parurent fort attendris du recit que le Roy de Jerusalem leur fit des cruautez que les peuples de ces tristes Provinces souffroirent de l’esclavage des Mahometans.
Aprés s’estre délassez pendant quelques heures des fatigues de la mer, ils allerent voir Geofroy dans ses retranchemens. Philippe Auguste voulut passer par la breche, quoy-qu’il fût libre d’y aller alors par une des portes de la Ville. Il considera le chemin glorieux qu’il avoit fallu frayer pour y arriver, & la valeur heroïque qu’il falloit avoir pour s’y maintenir. On ne peut exprimer les éloges que Geofroy reçut de tous ces Princes. Il leur raconta en peu de mots ce que ses freres & luy avoient fait depuis leur débarquement jusqu’alors, & les pria de luylaisser achever ce siege, puisque la place estoit reduite à un point qu’il n’avoit pas besoin de leur secours, ajoûtant que la gloire estoit le seul avantage qu’il vouloit en remporter.
Les Princes luy accorderent volontiers sa demande. Ils furent surpris de sa taille avantageuse, de son air guerrier, & trouvoient que cette dent qui luy sortoit de la bouche, au lieu de le défigurer le faisoit respecter, & inspiroit de la terreur. Les marques extraordinaires que ses freres portoient aussi, ne donnoient pas moins d’admiration, & rappelloient dans les esprits l’histoire surprenante de leur mere, & l’élevation où elle avoit porté la Maison de Lusignan.
Aussi-tost que les Rois furent retirez ; Geofroy, qui avoit fait preparer toutes ses machines, attaqua le second retranchement des assiegez. Ses troupes n’avoient jamais paru plus animées que dans cette occasion, & les ennemis plus déterminez à se bien défendre ; le combat fut tres-rude, & dura longtemps, ce qui attira une grande partie des volontaires de l’armée de la Croisade, & sur tout des François, que Geofroy ne put empêcher de se joindre aux siens, ce qui donna aux uns & aux autres une si forte émulation, que les assiegez en furent épouvantez.
Zoés qui soûtenoit ses gens de l’exemple & de la voix, en fut luy-même étonné ; plus il en faisoit tomber sous ses coups, & plus il en paroissoit devant luy. Enfin les assiegez se virent contraints de ceder au nombre, ils prirent la fuite par des retirades qu’on avoit faites exprés, & où Geofroy, qui les poursuivoit avec ardeur, essuya encore quelques ruses de guerre, mais il força tous les obstacles, & gagnant toûjours le terrain, il se vit fort avant dans la ville, & prés d’une place où il trouva un grand nombre de troupes qui mirent les armes bas à sa vûë, & se rendirent prisonniers.
Cependant le frere de Saladin, accompagné de Zoés & de Carathuse, s’étoit retiré dans la forteresse avec les soldats les plus braves, & presque tous les Officiers. Geofroy les fit sommer de se rendre : mais il ne fut pas content de leur réponse, & il se vit contraint, par leur refus, d’arrêter sa victoire.
Dans ces entrefaites le Roy de Jerusalem arriva pour empescher le pillage de la Ville, parce que ces peuples luy avoient toûjours esté fideles, & même l’avoient fait assurer de temps en temps de la soûmission de leur cœur, depuis qu’ils estoient tombez sous la puissance des Mahometans. Quant à Geofroy, il fit faire un retranchement sur l’esplanade de la forteresse pour mettre ses troupes à couvert, & en commencer le siege.
Comme la durée de ce nouveau siege estoit assez incertaine, les Rois de France, d’Angleterre, & les autres Princes, ayans achevé de débarquer leur armée, voulurent profiter de la conjoncture, car le bruit se répandit que Ptolemaïde avoit esté prise d’assaut. Ils assemblerent un Conseil de guerre general, où l’on agita plusieurs desseins, qui se réünirent par l’avis de Geofroy, à celuy de prendre toutes les Villes, & les forteresses, qui pouvoient boucler Jerusalem, afin de l’assieger : mais comme Saladin avoit fait sa place d’armes de Samarie, & y tenoit tous ses magazins, on resolut de commencer par cette Ville ; & l’armée de la Croisade marcha aussi-tôt pour cette expedition. Les Rois de Jerusalem & d’Armenie y joignirent aussi la meilleure partie de leurs troupes, & ne laisserent à Geofroy que ce qu’il luy en falloit pour achever le siege de la forteresse.
Cette forteresse estoit située sur une langue de terre qui avançoit vers la mer, car Ptolemaïde est d’une forme triangulaire, deux des angles regardent le port, & l’autre une fertile campagne. Cette situation fut cause que Geofroy ne se contenta pas d’attaquer la forteresse par terre, il voulut aussi la battre par mer. Il avoit un habile Ingenieur : Cet homme dressa certaines machines de sa façon sur des vaisseaux qui élevoient un pont si haut, qu’il estoit superieur aux remparts, parce que le terrain estoit bas. Chaque pont pouvoit contenir cinquante hommes en bataille, & ils s’y voyoient à couvert par un bon parapet, qui regnoit le long de la façade opposée aux ennemis.
Aprés que l’Ingenieur eut armé de cette sorte autant de vaisseaux qu’il en falloit pour faire face par mer à la forteresse, Geofroy se prepara à l’attaquer par terre. Il avoit poussé deux tranchées paralelles qui embrassoient toute la muraille qui regardoit la Ville, & tenoient la porte de la forteresse au milieu. Dés que le signal fut donné, les machines approcherent de cette porte pour l’enfoncer, & les échelles furent dressées de toutes parts ; si bien, que les assiegez se virent assaillis par terre & par mer dans le même temps, ce qui les épouvanta beaucoup : car le frere de Saladin, & Zoés, ne songeans pas qu’on les attaqueroit du costé du port avoient disposé leurs soldats d’une maniere qu’ils se trouverent à découvert, & exposez aux nuées de traits qu’on leur décochoit des vaisseaux. Ainsi se voyans entre deux attaques, ils soûtinrent fort mal celle de terre, & d’autant plus que le Gouverneur fut contraint de partager le peu de troupes qu’il avoit pour faire teste par tout. Cependant les assiegez se défendirent tres-vaillamment & long-temps ; mais enfin la porte de la forteresse ayant esté renversée, & les remparts forcez, Zoés fit sa derniere retraite dans le donjon avec les Officiers qui luy restoient, & s’y défendit si vigoureument jusqu’à la nuit, qu’on le receut à capituler. Il se rendit prisonnier de guerre avec tous les siens.
Quand Zoés vit sa destinée remplie, il sortit avec Carathuse pour aller reconnoistre leur vainqueur. Geofroy témoigna beaucoup de joye de les voir. Il donna de grandes loüanges à la valeur, & à la conduite, que le Gouverneur avoit fait paroistre pendant tout le siege. Il les laissa libres tous deux sur leur parole, à la charge qu’ils l’accompagneroient par tout, & il fit renfermer le reste des prisonniers dans les lieux où l’on avoit mis les autres, à l’exception du frere de Saladin, & des Officiers qui l’avoient suivi, lesquels ne furent point reduits en captivité.
Le Vainqueur passa quelques jours à rétablir ce qui estoit le plus endommagé, & mettre la Ville hors d’insulte ; il y établit une bonne garnison : & aprés que tout fut en état, il prit la route de Samarie, emmenant tous les prisonniers, pour executer la convention qu’il avoit faite avec les Princes, de les partager avec eux aussi-tost aprés la prise de la Ville ; parce que l’armée de la Croisade estoit censée avoir contribué à cette conqueste par sa presence.
Lorsque Geofroy arriva au camp il trouva le siege bien avancé, mais on avoit besoin de sa presence pour s’opposer à Saladin, qui témoignoit vouloir venir forcer les lignes, & en faisoit courir le bruit : il s’étoit mis en campagne à la teste de toutes les troupes qu’il avoit pû ramasser depuis qu’il avoit appris la descente de l’armée de la Croisade, afin de se jetter du costé qu’elle tourneroit.
Les choses estoient dans cet état quand Geofroy arriva au camp, il fut prié aussi-tost de marcher au devant de Saladin, qui venoit de Damas à grandes journées ; mais il resta en chemin quand il apprit que Ptolemaïde estoit pris, & que c’étoit Geofroy qui venoit s’opposer à son passage. Ce fut en cet endroit que Zoés pria nostre Heros de luy permettre d’aller rendre compte au Soudan de la conduite qu’il avoit tenuë pendant le siege, & de quelle maniere il avoit rendu la place. Saladin qui en estoit informé par des coureurs qu’on avoit fait prisonniers, reçut tres-bien Zoés, il le combla de loüanges, & le nomma à la maniere de parler des Orientaux, la lumiere & l’honneur de ses Capitaines. Ensuite il luy demanda des nouvelles de son frere, de Carathuse, & de plusieurs Officiers. Zoés l’assura que ces deux premiers estoient libres, & que les autres n’étoient pas reduits dans une dure captivité.
Cependant Geofroy, qui ne vouloit que faire teste à l’armée ennemie, s’étoit campé vis-à-vis d’elle pour l’observer, la suivre, l’empêcher de secourir Samarie, ou d’y faire passer des troupes : Ainsi il demeuroit en repos devant Saladin, qui de son costé attendoit avec impatience de grands renforts qui luy venoient.
Zoés, aprés avoir resté deux jours avec le Soudan, revint au camp de Geofroy chargé de complimens pour ce Prince de la part de Saladin. Ils s’étoient fort entretenus de ses grandes qualitez ; & Saladin, qui avoit éprouvé par deux fois sa valeur, luy rendoit toute la justice qu’elle meritoit. Ces sentimens sont naturels aux grands Capitaines ; la difference de party ne donne aucun faux jour dans leur cœur à la vertu de leurs ennemis, ils l’estiment par tout où elle triomphe.
Les propositions que Zoés fit de l’échange de tous les prisonniers de marque, & d’autres inferieurs, obligea Geofroy à aller trouver les Princes à leur camp pour en faire le partage. Il y en avoit un si grand nombre, que le Roy d’Angleterre en eut sept mille pour sa part, dit * l’Histoire ; apparemment que le Roy de France en eut autant, & les autres Princes à proportion. Quant à Geofroy il retint Zoés, & Carathuse. L’on peut croire cependant que si le Roy d’Angleterre eut tant de prisonniers, c’est qu’il y avoit parmy eux peu de gens considerables, un Officier de marque estant compté pour plusieurs soldats ; & cela paroist si vray-semblable, suivant la même Histoire, que ce Roy ne trouvant pas à échanger ses prisonniers contre des Chrestiens captifs, garda les plus apparens, & fit couper la teste à tous les autres.
Philippe Auguste, qui avoit pris les devans fit l’échange des siens, & délivra beaucoup de captifs. Le frere de Saladin, qui étoit dans son lot, fut rendu pour Boniface, Marquis de Montferrat, qui à quelques années de là fut [1] couronné Roy de Thessalie. Ce Prince avoit esté pris avec le Roy de Jerusalem, dans la journée où ils furent trahis par le Comte de Tripoli. [2] Ce fut dans cette occasion que Carathuse admirant la generosité de Philippe, luy dit que les Orientaux avoient une tradition qui assuroit, qu’un Roy de France subjugueroit un jour tout l’Orient ; & cette prophetie subsiste encore parmy les Turcs, ce qui les oblige à faire moins de mépris des François que des autres Chrestiens.
Pendant que ces échanges se faisoient, le siege se poursuivoit toûjours vigoureusement ; & Geofroy de son costé observoit sans cesse les mouvemens de Saladin, ce qui ne luy donnoit pas grand’ peine : au contraire, il y trouvoit du repos, aprés toutes les fatigues qu’il avoit souffertes pendant la longueur du siege de Ptolemaïde. Le Prince n’avoit donc alors d’autre employ que d’envoyer souvent des partis, & d’avoir de bons espions dans le camp ennemy : Au surplus il s’entretenoit avec Zoés & Carathuse, de science, de politique, & des évenemens fameux arrivez depuis Mahomet jusqu’alors. Ces deux Philosophes luy faisoient passer ainsi le temps agreablement. Un jour que Zoés luy faisoit le recit de ce qu’il avoit fait dans une occasion fort extraordinaire, Geofroy considerant la puissance merveilleuse de ce Sage, le pria de luy dire de quelle maniere il avoit pû parvenir à la perfection où il se voyoit. Zoés qui étoit bien aise de se faire connoistre à ce Prince, pour qui il avoit autant d’amititié que de reconnoissance, commença ce discours.
HISTOIRE DE ZOE’S.
SEigneur, la science que je posséde vient de si loin, que pour remonter à son principe, je me voy obligé de rappeller dans ma memoire les premieres idées de ma jeunesse. Ma naissance est aussi surprenante à vous raconter que mon éducation ; toutefois il n’est pas necessaire de vous dire encore de quelle maniere je suis né, je vous l’expliqueray dans la suite : il suffit que vous sçachiez que ma mere étoit de la race des anciens Rois de Saba : Cependant ses parens se trouvoient reduits, par la vicissitude des temps, à une fortune assez mediocre. Mais comme leur conduite étoit reglée, il ne leur manquoit rien des choses qui sont à l’usage de la vie, & même ils paroissoient avoir du superflu.
Ma mere ne fut pas plûtôt venuë au monde, que son pere, sçavant dans l’Astrologie, tira sa figure, & y reconnut tant de grandeur par un Saturne retrograde, un Mars au haut du Ciel, & un Jupiter à la pointe de son ascendant, regardé par Venus d’un sextile, qu’il voulut qu’on la nommât Egerie : aussi trouva-t-il en elle les mêmes caracteres de cette Nymphe, qui donna les loix à Numa pour gouverner l’Empire Romain ; & cette conformité l’assuroit d’une destinée toute mysterieuse.
Dés qu’Egerie fut dans un âge assez avancé, ce pere prit un grand soin de l’éducation de sa fille : il luy fit enseigner tout ce qui pouvoit luy donner un merite distingué : ainsi Egerie devint une des plus parfaites de son sexe ; outre cela la nature l’avoit doüée d’une beauté extraordinaire, ce qui ajoûtoit beaucoup d’éclat à toutes ses rares qualitez.
Tant de vertu ne put pas se renfermer dans Cerine, qui étoit une petite ville de l’Arabie heureuse, où Egerie faisoit sa residence. Sa reputation vola bien-tost par toutes les Provinces voisines, & donna envie à plusieurs de voir cette charmante personne. Un Philosophe entr’autres nommé Pistrate, qui venoit d’étudier avec les Sages qui habitent les fameuses retraites de l’Arabie heureuse, entendant parler d’Egerie avec tant d’éloges, porté d’ailleurs par des connoissances secrettes, vint à Cerine pour la voir, & aprés l’avoir envisagée long temps, dit à Protas son pere des choses surnaturelles qui devoient arriver à sa fille, & ajoûta que pour y parvenir, il étoit absolument necessaire qu’elle fût instruite dans la science des Sages, afin de pouvoir converser facilement avec ces sortes de substances qui sont invisibles à ceux qui n’ont pas le pouvoir de se les rendre familieres.
Protas qui avoit déja quelque teinture de la caballe, fut ravi de trouver un homme si habile…..
Je voudrois sçavoir, interrompit Geofroy, si la science des Sages & la caballe sont la même chose.
Sans doute, répondit Zoés, puisque la caballe n’est autre chose que la science de Salomon, le plus sage des hommes, & laquelle s’etend à connoistre depuis l’hysope jusqu’au cedre du Liban, c’est-à-dire tous les secrets de la nature.
Ainsi repartit Geofroy, cette science est toute divine.
Oüy, ajoûta Zoés, lorsqu’elle est sans mélange. Les Chaldéens l’ont reçûë du Ciel les premiers ; ensuite Joseph la communiqua à sa posterité, & les Egyptiens l’apprirent des Hebreux, & y devinrent tres-sçavans.
Mais pour revenir à mon discours, Protas ravi de voir un si habile homme, le receut tres-agreablement chez luy, & le pria d’enseigner à sa fille tout ce qui luy étoit necessaire pour remplir son heureuse destinée. Le Sage s’y appliqua volontiers, & son éleve, qui se trouvoit avec toutes les dispositions requises, changeoit insensiblement ses manieres d’agir, à mesure qu’elle avançoit dans cette merveilleuse science ; elle surprenoit tous ceux qui avoient coûtume de la frequenter, Pistrate luy-même étoit étonné de la voir marcher à si grands pas vers la perfection. Enfin elle devint tressçavante dans l’art de converser avec les substances aëriennes.
Permettez-moy, dit Geofroy à Zoés, d’interrompre vôtre recit lorsque je trouveray matiere à cela. Par exemple, expliquez – moy, je vous prie, ce que c’est que ces substances aëriennes, & s’il n’y en a pas encore d’autres ; parce que j’ay entendu dire qu’il y en avoit.
Connoissant vôtre origine comme je fais, répondit Zoés à Geofroy, je pourrois m’étonner de vous voir ignorer ce que vous me demandez ; mais je sçay que les enfans des Nymphes sont fixez dés leur naissance à l’état qu’ils doivent suivre pendant le cours de leur vie, & que cette détermination est si puissante sur eux, qu’elle corrige même les influences des astres au moment de leur nativité. Les uns suivent les traces des Heros dans la guerre, les autres sont instruits dans les sciences occultes, & il s’en voit quelques-uns qui tiennent de l’un & de l’autre, c’est-à-dire qui sont également guerriers & sçavans. Pour vous la guerre seule a esté vôtre partage ; c’est pourquoy la puissante Melusine, à qui vous devez le jour, ne vous a inspiré que des sentimens qui cadroient à vôtre ascendant, & ne vous a instruit que de ce qui convenoit à vôtre destination. Ainsi je ne suis pas surpris si vous n’avez aucune connoissance de nos mysteres : cependant je voy que le sang dont vous sortez, vous porte naturellement à vous en informer, & à aimer ceux qui les possedent.
Pour satisfaire donc vôtre curiosité, Seigneur, je vous diray que les quatre élemens sont remplis de creatures parfaites ; mais celles qui vivent dans l’immensité des airs, & dans la sphere du feu, sont superieures aux deux autres qui habitent les eaux, & les demeures soûterraines : de là vient que les premiers Philosophes, qui avoient cette connoissance, en ont fait des divinitez, & ont soûmis ces derniers aux autres, qu’ils nommoient Dii majores, ou maxumi & cœlestes. Dieux celestes, & superieurs.
Ces substances, particulierement les aëriennes, ont toûjours aimé les hommes, & se sont alliées avec eux, lorsqu’elles ont trouvé des merites distinguez dans l’un & dans l’autre sexe ; de ces heureux mariages, sont ** nez plusieurs Heros, que les Histoires celebrent. Nos Peres, à qui ces merveilles étoient connuës, regardoient avec veneration les grossesses de leurs filles, & de leurs femmes mêmes, lorsqu’elles arrivoient par cette voye surnaturelle ; parce que les enfans qui en naissoient étoient toûjours des hommes merveilleux. Vous avez lû les grandes actions d’Achille, de Persée, d’Hercule, d’Enée, de Romulus, & de tant d’autres, qui se sont distinguez dans la guerre. Il y a eu aussi un grand nombre d’autres hommes de pareille origine, qui ne se sont pas rendus moins recommandables, par leur science. N’avezvous jamais entendu parler du Grand [3] Zoroastre, [4]d’Apollonius de Tianée, & c. Le premier étoit fils d’Oromasis, Prince de la sphere du feu, & le second d’une autre intelligence de la même region. Je dis qu’Oromasis étoit Prince de cette sphere, parce qu’il y a de la subordination dans toutes les Hierarchies.
Voilà ce que je puis vous dire de ces substances parfaites qui sont des creatures entre l’Ange & l’homme, & connuës dans l’Hebreu sous le nom d’enfans d’Eloym.
Ce fut avec elles que le sage Pistrate mit en commerce la sçavante Egerie. Son art les luy rendit visibles ; elle fut ravie de cette nouvelle découverte ; car elle trouva toute une autre solidité dans la conversation de ces heureux Genies, que dans celle des hommes. Leurs manieres honnestes & gratieuses luy plurent infiniment ; leur figure parut charmante à ses yeux ; elle les trouva dociles, quoy-qu’un peu fiers ; grands amateurs des sciences, officieux aux sages ; ennemis des sots, & du vulgaire ; & j’ay sçû d’elle que depuis cette premiere entrevûë, elle méprisa si fort les mortels, qu’elle n’eut plus de relation avec eux que pour leur commander.
Je suis content, dit Geofroy, de la connoissance que vous me donnez des substances élementaires, mais je voudrois sçavoir de quelle maniere on peut les rendre visibles & traitables.
C’est-là le fort de nostre science, repartit Zoés. Je vous ay dit qu’il falloit estre né pour cela, & vous ne l’étes pas. Le Teraphim des Hebreux, qui étoit une petite figure mysterieuse, leur servoit à se procurer ce commerce, & elle en étoit toute la ceremonie. Nous en trouvons des preuves dans la vie des anciens Patriarches.
Quant à Egerie, elle s’y livra si parfaitement, qu’elle n’avoit plus d’autre societé, mais si elle s’y plaisoit avec tant de passion, elle s’étoit aussi acquis l’amitié de ces Genies à un point, que les plus puissans étoient charmez de ses belles manieres & de ses attraits. Enfin il y en eut un de la region du feu qui se declara pour elle. La coûtume établie parmy ces heureux Genies, est que lorsqu’un d’entr’eux s’est declaré pour une Nymphe, il faut, si elle consent de l’épouser, qu’elle accepte l’offre de son cœur en presence de tous les pretendans : ensuite ils se retirent, & ne la regardent plus qu’avec une indifference respectueuse. Ainsi point de rivalité comme vous voyez, point de temps perdu à se faire l’amour, & même point d’embarras de mariage : car du moment que cette declaration publique est faite, l’affaire se consomme sans autre mystere. Mais si l’hymen se contracte avec tant de facilité entr’eux, il en est plus solide, puisqu’il est l’ouvrage d’une volonté épurée, & entierement éloignée de tout interest.
Ce mariage est encore fort different de celuy des hommes, en ce que l’amour des derniers s’affoiblit souvent par la possession, & que celuy de ces heureux époux augmente aussi -tost qu’ils se possedent. La raison est que ceux-là ne trouvent que des defauts lorsqu’ils considerent de prés les objets ausquels ils sont attachez, & que ceux-cy y voyent des perfections sans nombre : aussi vivent – ils dans un amour continuel ; & comme ce n’est pas la mode parmy eux de le faire avant le mariage, ils commencent à se procurer tous les plaisirs du commerce du cœur aussi-tost qu’ils sont unis.
C’est ce que le Prince de la region ignée observa avec sa nouvelle épouse. Egerie ayant fait sçavoir à son pere l’honneur qu’il avoit d’avoir pour gendre le puissant Amasis, ainsi se nommoit ce Prince. Protas, qui s’attendoit bien à quelque bonheur semblable, sur l’assurance que Pistrate luy en avoit donnée quelques jours avant son départ, fut dans une joye inconcevable, parce qu’il étoit un peu inicié dans nos mysteres. Ce bon-homme eut bien voulu avoir une maison plus propre pour recevoir un si grand Prince, & des équipages magnifiques pour honorer sa fille. Ses facultez étoient foibles, ainsi que nous l’avons dit : cependant il resolut de luy faire construire un appartement, mais il n’eut pas plûtost arrêté des ouvriers pour son entreprise, & mis le marteau dans sa maison, qu’il les vit augmenter d’un grand nombre d’autres, arriver des materiaux, des marbres tous taillez, & s’élever insensiblement un Palais superbe, dont les dedans furent ornez en peu de temps de tout ce que l’art peut inventer de plus brillant, & les appartemens meublez avec une somptuosité au delà de l’imagination.
Ce n’est pas tout, les Celiers, les Offices, les Cuisines, se trouverent fournis de ce qui étoit necessaire, & les écuries remplies des plus beaux chevaux qu’on pût voir. Cent & cent domestiques de toute sorte, prirent aussi-tost possession de ces lieux. Le Palais fut de même habité par un nombre surprenant d’Officiers qui s’empressoient chacun pour leur ministere. Il est bon que vous sçachiez que tous ces gens-là étoient aussi des substances élementaires, & semblables à ceux qui parurent avec tant de magnificence aux nôces de Melusine. J’étois encore jeune alors, mais je me souviens bien qu’il en partit de tous élemens pour grossir sa Cour.
Lorsque ces lieux furent ainsi preparez au grand étonnement de tout le monde, Amasis qui n’avoit esté visible jusqu’à ce jour qu’à Egerie, voulut paroistre aux yeux de son beau-pere. Ce vieillard fut surpris de la beauté de ce Prince. Ses cheveux d’un blond doré flottans sur ses épaules, tomboient par boucles jusqu’à sa ceinture ; ses yeux jettoient un feu dont on avoit de la peine à soûtenir l’éclat ; son teint étoit un peu bazané, mais fort uny : il avoit un grand front, le nez aquilin, la bouche assez petite, vermeille, les plus belles dents du monde, le menton bien fait ; & toutes ces beautez étoient renfermées dans un demy ovale parfait. Sa taille répondoit à la grandeur de la majesté qu’il faisoit paroistre ; & l’air brillant qui animoit toute sa personne, faisoit bien voir qu’il étoit d’une nature au dessus de l’homme.
Protas ne pouvoit se lasser de considerer tant de charmes. Il étoit ravi du bonheur que sa fille avoit de posseder un époux si parfait, & qui faisoit voir une si grande puissance ; mais il ne joüit pas long-temps d’une vûë si agreable, parce qu’Amasis ne voulut paroistre devant luy que cette fois, à cause qu’il n’étoit pas du nombre des Sages ; & il n’avoit eu cette complaisance que pour contenter Egerie. Protas se vit donc privé pour toûjours de ce plaisir ; & il se consola en apprenant de sa fille les caresses continuelles qu’elle recevoit de ce charmant époux.
Cependant Egerie vivoit en Reine : elle avoit tout ce qu’elle pouvoit souhaiter, des habits magnifiques, des pierreries sans nombre & sans prix, des meubles de toutes saisons ; sa table étoit servie, & toûjours diversement, de ce qu’il y avoit de plus delicat, & de plus rare dans l’air, sur la terre & dans les eaux. Les peuples qui habitoient ces élemens, luy envoyoient ce qu’ils avoient de meilleur. Un grand nombre de courtisans s’empressoient à luy faire la cour. Elle donnoit des loix à toute la Province ; & avec tous ces honneurs & ces magnificences, elle joüissoit de l’amour d’un époux, qui s’étudioit sans cesse par ses empressemens, à luy faire trouver quelques nouveautez dans sa tendresse.
Tant d’amour eut enfin son effet. Egerie devint grosse, & ce fut alors que la passion de ce tendre époux parut augmenter ; parce que ces Genies tirent un grand avantage de donner à l’Univers des hommes distinguez. Ils s’attirent par ce moyen le respect des mortels, ou pour ainsi dire, une maniere de culte dans lequel ils se complaisent, & où ils font consister leur plus grande felicité ; parce qu’ils rapportent à Dieu, comme au premier principe, toute cette veneration qu’on a pour eux, & dont les anciens honoroient leurs enfans aprés leur mort, sous le titre d’apotheose.
Egerie pendant sa grossesse, occupa tous les soins de son époux. C’étoit chaque jour de nouveaux plaisirs pour elle, enfin l’heure vint où elle me mit au monde. Quoy-que vous soyez né d’une Fée, c’est-à-dire d’une Nymphe, vous ne sçavez peut-estre pas de quelle maniere les femmes des Sages accouchent.
Aussi-tost qu’elles commencent à sentir les premieres émotions, on leur fait prendre une certaine potion connuë parmy nous, laquelle est un vray nectar, qui les assoûpit insensiblement ; & pendant qu’elles joüissent d’un doux sommeil, elles se délivrent heureusement & sans accident, d’un fardeau qu’elles ont toûjours porté sans peine, & qu’à leur réveil elles reprennent dans leurs bras avec plaisir, pour luy donner la subsistance à laquelle la nature les oblige. C’est une loy indispensable entre elles. Les enfans des Sages n’ont jamais d’autres nourrices que leurs propres meres. Le lait d’une femme ordinaire n’est pas assez pur pour faire une nourriture si parfaite ; un enfant contracte toûjours les vices, ou les imperfections qui se trouvent dans cette substance délicate, & les defauts ne manquent pas aux femmes vulgaires. Mais quand les Nymphes épousent des Heros qui ne sont point imbus de nôtre science, elles sont dispensées de cette loy.
Ma mere prit donc le soin de m’alaiter, & dés le berceau elle commença à me parler raison. Je comprenois bien tout ce qu’elle disoit, & je m’efforçois à luy répondre, mais les organes n’étoient pas disposez : cependant je poussois des begayemens, & je faisois de petits gestes qui expliquoient mes pensées. Enfin ces organes se formerent peu à peu : je parlay, & l’on trouva dans mes raisonnemens, & dans mes inclinations, que je ne démentois pas mon origine.
Dés qu’on me vit une raison formée, ce qui arriva en moy de bonne heure, car l’esprit ne tenoit pas beaucoup de la matiere, on commença à m’enseigner les sciences qui servent de préliminaire à celle des Sages, comme l’Algebre, &c. j’y fis un si grand progrés en peu de temps, que mes parens ne firent point de difficulté de m’instruire de ce qu’il y a de plus profond, & je passay toute ma jeunesse à cette étude.
Lorsque mon pere me vit dans un âge tres-raisonnable, il voulut me faire connoistre par moy-même la verité des leçons qu’ils m’avoit données. Il m’empêcha de manger & de boire pendant un mois, & ne me substenta que de l’élixir universel, dont les Sages se servent si utilement dans la necessité, qu’ils passent des années entieres sans * manger. Il m’en faisoit prendre de deux jours l’un ; ainsi mon corps se trouva dégagé de toute matiere, & je sentis que mon esprit étoit plus net qu’à l’ordinaire.
Quand Amasis vit que j’étois dans cet état de perfection, il songea à nôtre départ ; il m’ordonna d’embrasser ma mere, qui avoit travaillé avec luy à tous ces mysteres : ensuite il me purifia les yeux par trois fois avec une eau tres-claire, mais qui jettoit des étincelles ; & aprés avoir pris dans sa main quatre petites fioles aussi brillantes que des pierres précieuses, il m’enleva dans un char lumineux.
Nous passames avec une rapidité prodigieuse les premieres regions, mais avant que d’entrer dans la sphere du feu Amasis ouvrit une de ses fioles, & mit promtement sur ma langue une poudre qu’il appelloit Solaire, parce. qu’elle étoit composée des rayons du Soleil concentrez, & reduits par art dans un miroir concave fait de diamans pulverisez. Cette poudre fit aussitost en moy un effet surprenant ; je me sentis tout enflammé, & capable de supporter la chaleur excessive dont les Cieux sont remplis.
Amasis se transporta de toutes parts comme un foudre qui traverse les airs. Les substances qui luy sont subordonnées, s’assemblerent autour de sa personne, & le suivirent pour recevoir ses ordres. Il visita toutes les intelligences qui president aux planettes, & à ces étoiles que les hommes nomment constellations. Il me fit connoistre leurs aspects favorables, ou contraires ; & tous ces mouvemens secrets, qui font le bonheur, ou le malheur des mortels, avec les sympaties & les antipaties.
Je remarquay qu’il n’y avoit que * trois cieux au lieu de neuf, que les Astronomes [5] s’imaginent. Le plus élevé, est nommé firmament, parce que les étoiles y sont fixes, & ne changent jamais leur figure ; le nombre en est [6] infini. Le Ciel du milieu contient les planettes, & le troisiéme renferme la Lune.
Tous les Cieux & les étoiles sont d’une même matiere, solide & fixe, aussi ne s’est-elle point alterée depuis sa creation. Les étoiles se distinguent des cieux par la couleur, à cause qu’elles peuvent seules recevoir l’impression de cette lumiere infinie dont elles brillent.
Le premier Ciel est opaque, c’est-àdire qu’on ne peut voir au travers ; le Createur l’a fait exprés de cette maniere, pour cacher aux yeux corporels ce qui est au delà, & le reserver à ceux de l’ame, lorsqu’elle sera separée de la matiere.
Les étoiles qu’on y voit sont attachées à ce cintre infiniment spacieux, comme des globes d’or resplendissans ; leur grandeur surpasse l’imagination : car telle paroist tres-petite aux yeux des hommes, qui est * beaucoup plus grande que toute la terre. Je demanday à Amasis d’où provenoit leur lumiere, il me dit qu’aucun mortel n’en pouvoit voir la source, qu’elle venoit de plus haut, & que tous ces astres n’étoient que des étincelles de la gloire de l’Eternel.
Les autres Cieux sont diaphanes, ou transparens. C’est pourquoy on voit facilement du globe de la terre, avec des lunettes, la difference qu’il y a des étoiles errantes aux fixes, quand l’opacité des nuées ne met point de rideau au devant.
Le second Ciel est celuy des planettes ; j’y remarquay six espaces separés où elles fuivent leurs differens cours. Le Soleil est placé au milieu, & semble être leur Roy : Il paroît comme un immense reservoir de lumiere, qui la répand de toutes parts, & fait des effets admirables dans les Cieux, & sur la terre, par ses conjonctions avec les autres astres.
Je vous diray encore que les Cieux & les étoiles vont d’un mouvement si * rapide d’Orient en Occident, qu’il ne m’auroit jamais esté possible d’en soûtenir un seul moment l’agitation, sans le secours des élixirs qu’Amasis m’avoit fait prendre. Cette rapidité paroist d’autant plus étonnante, qu’on ne peut s’en appercevoir quand on est sur la terre, quelques bonnes lunettes qu’on puisse avoir ; & cela provient de la foiblesse de l’œil, qui n’a point d’action parfaite sur les objets éloignez. Par exemple, on ne s’apperçoit point de loin du mouvement d’un vaisseau qui vogue à pleines voiles.
Avant que de quitter le Ciel des planettes, nous parcourûmes le Zodiaque, je n’y vis, ni ailleurs, ces figures d’animaux, indignes du sejour celeste, que les Astrologues y ont placées. Je remarquay seulement que le chemin annuel que fait le plus grand des astres, étoit distingué par douze poses, où il ne s’arrête pas neanmoins, mais il s’en sert pour regler les saisons avec justesse ; & ce fut par ce mouvement si visible, & par le cours des planettes, que je reconnus l’erreur où j’avois esté autrefois, de croire que ces astres sont fixes, & que c’est la [7] terre qui tourne sur ses axes. Cette reflexion me fit considerer la foiblesse de l’esprit humain, de s’imaginer qu’il peut penetrer de si loin tant [8] d’arcanes, & son audace de vouloir mesurer avec le compas, l’immensité de ces prodigieux espaces, & de ce nombre infiny de flambeaux celestes. Nous entrâmes ensuite dans le Ciel de la Lune. J’avois apperçû d’enhaut en elle les mêmes taches qu’on y voit, lorsqu’on la regarde de la terre, & qui la font ressembler à un visage ; mais quand j’en fus proche, je reconnus que ces bruns proviennent de sa matiere, qui est inégale : c’est-à dire que son corps à des parties plus épaisses les unes que les autres, & lesquelles par consequent reçoivent avec plus de difficulté la lumiere que le Soleil darde sans cesse sur sa glace directement, & également ; ainsi il ne se trouve aucune difference en la lumiere, mais au sujet, qui reflechit inégalement ; & de même qu’un miroir qui a des taches & des defauts. Elle me parut dans son plain, parce qu’il n’y avoit alors aucun corps opaque entre le Soleil & elle, qui pût l’éclipser à mes yeux. Je m’avisay de regarder la terre de cet endroit, elle ne me parut pas plus grande que la Lune paroist aux hommes, & de la même rondeur, elle me sembla estre un corps lumineux, mais c’étoit la reflexion des rayons du Soleil. Elle est supenduë comme un globe au centre du monde, à cause de sa pesanteur ; parce que toutes les choses graves de leur nature, tendent au centre.
Aprés avoir bien examiné ces merveilles, je m’apperçûs que nous descendions, & en peu de temps je vis la lune au dessus de ma teste. Nous traversames avec rapidité la sphere du feu : mais comme nous entrions dans la region de l’air, Amasis ouvrit une seconde fiole, & me fit prendre, de la même maniere qu’il avoit déja fait, une liqueur composée d’air tres-pur, c’est-à-dire rarefié au dernier degré. Cette liqueur rafraîchit mes sens, & je respiray avec plaisir dans cette region. Les substances qui l’habitent, reçûrent Amasis avec beaucoup de respect. Ces peuples ne me parurent pas si encherubinez que les precedens, ny avoir autant d’affaires qu’eux : au surplus ils ne sont pas moins beaux, & bienfaits.
Amasis devint plus tranquille dans cette region : aussi tout y paroissoit moins agité. Il n’y a que la sphere du feu où l’air est enflammé, & dans l’agitation par le voisinage du mouvement des Cieux. Il me fit considerer cette region, & la distingua en trois parties, haute, moyenne, & basse : disant que la haute est chaude & seiche, par la proximité du feu élementaire : La moyenne froide & humide, par les vapeurs aqueuses qui y sont élevées, & la refroidissent encore en venans à s’épaissir, & à se congeler : La basse chaude en Esté, par la reflexion des rayons du Soleil, dardez à plomb sur la terre, & froide en Hyver, à cause de l’obliquité contraire : tantost seiche & tantost humide, par la quantité des expirations seiches qui y passent, & des évaporations humides qui y sejournent.
Il me fit connoistre ensuite que l’air est un corps, puisqu’il peut estre vû & touché. Apres il m’entretint des meteores qui se font dans la plus haute de ces regions ; & me fit admirer comme le Soleil perce ces espaces immenses pour échauffer la terre, & aider au principe de la generation.
Les meteores, ajoûta-t-il, sont les comettes, les lances flamboyantes, les piramides & les autres impressions, qui prennent toutes leur nom de la figure dont elles paroissent. On peut dire qu’elles sont engendrées par le Soleil ; puisqu’elles ne sont composées que des exhalaisons & des vapeurs que cet astre, agissant sur le globe terrestre, attire à soy par la chaleur qui procede de la reflexion de ses rayons ; mais comme ces impressions de feu ne peuvent subsister long-temps, sans consumer une grande quantité d’exhalaisons, ce qui altere la terre, la desseiche, fait tort à ses fruits, & produit encore de l’infection dans l’air, les hommes jugent par ces accidens, que ces meteores présagent la famine, la peste, &c. Ce qui n’est pas éloigné de la verité, en les considerant mysterieusement ; parce que Dieu s’en sert souvent pour faire connoistre sa colere aux mortels ; & pour cet effet il nous ordonne de les montrer à toute la terre, les faisant mouvoir comme les autres astres d’Orient en Occident, ou d’une autre maniere, suivant sa volonté : ce qui fait croire à vos Astronomes, que la region de l’air a un mouvement pareil à celuy des Cieux, & ils se trompent.
Dans la moyenne region se forment les nuées : & des nuées, la pluye, la neige, & la gresle.
Les nuées sont composées d’un amas de vapeurs chaudes & humides, épaissies par la froideur extrême du lieu : elles sont quelque temps suspenduës en l’air par la chaleur du Soleil qui les attire, & souvent agitées de costé & d’autre par l’impulsion des vents. Il s’y forme, selon que le Soleil, ou la Lune les illumine, diverses representations qui ne sont pas des impressions réelles, mais apparentes. Par exemple, les cercles, ou les couronnes qu’on voit quelquefois autour de ces deux astres, l’arc-en-ciel, & autres semblables. Cet arc est le vray symbole de la vanité des mortels. Un beau rien teint de fausses couleurs, paré d’attraits chimeriques, & dont la matiere ne subfiste qu’un moment. C’est un cercle que forme dans une nuée rosoyante, épaisse, & obscure, la reflexion des rayons du Soleil, qui luit à l’opposite, & ne peut la penetrer. C’est aussi par cette raison qu’une même nuée, unie & polie, comme un miroir, se rencontrant à costé du Soleil, ou de la Lune, reçoit leur * image ; & parce que quelquefois leurs rayons frappent d’un même aspect plusieurs nuées voisines & pareilles, ou voit alors deux, trois, quatre Soleils, ou autant de Lunes.
La pluye se fait des nuées que la chaleur du Soleil dissout, ou que le vent fait crever en les poussant les unes contre les autres. Elle tombe menuë ou grosse, selon l’éloignement ou la proximité, & même suivant la diversité de la matiere, qui est tantost plus subtile, tantost plus grossiere.
La neige se forme d’une nuée qui est gelée par le froid, avant qu’elle soit condensée. Les vents l’ayant brisée menu, elle tombe par flocons. Elle paroist blanche & legere, parce qu’il y a de l’air meslé avec la vapeur.
La gresle n’est autre chose qu’une pluye qui se gele en l’air à mesure qu’elle descend, à cause du froid qui se trouve en la region. Elle tombe en Esté, & la neige en Hyver ; parce que plus la froidure de l’air est poussée en bas en Hyver, moins il fait froid en haut ; & au contraire, plus la chaleur de l’air est repoussée en bas en Esté, plus il fait froid en haut.
Le tonnerre se forme encore dans la moyenne region, en la maniere qui suit. Quand une exhalaison en s’élevant, rencontre une nuée épaisse, qui l’empêche de passer outre, & qu’aprés elle il monte des vapeurs qui se congelent aussi-tôt par la froideur du lieu, & se tournent en nuée; alors l’exhalaison, qui est chaude de sa nature, se voyant pressée de tous costez entre ces deux nuées froides, veut fuir son contraire, & fait de terribles efforts pour sortir du lieu où elle est étroitement resserrée. D’abord elle tente de forcer le haut, & elle y trouve un froid extrême, qui la repousse violemment : ensuite elle attaque le bas, & tâche d’y faire breche, mais en s’agitant de cette maniere, elle s’enflamme de plus en plus : enfin rompant la nuée par dessous, qui est toûjours l’endroit le plus foible, elle éclatte sa prison, fait un bruit effroyable, & darde une clarté perçante. Le bruit se nomme tonnerre, la clarté est l’éclair, & le foudre l’exhalaison. L’éclair suit ordinairement le foudre, mais il paroist seul, quand l’exhalaison est si subtile, qu’elle ne peut s’épaissir en foudre ; & si l’on voit l’éclair avant que d’entendre éclater le foudre, c’est que la vûë est un sens plus * subtil que l’oüie.
Les foudres formez de matiere épaisse, visqueuse, & un peu sulfurée, mettent le feu par tout où ils passent, & laissent une puanteur fort grande ; ceux qui sont de nature terrestre, noircissent plus qu’ils ne brûlent ; & ceux qui se font d’une exhalaison subtile, percent, brisent tout ce qui leur resiste, & produisent en un moment des effets merveilleux.
J’interrompis Amasis en cet endroit, pour luy demander quelle difference il y avoit entre l’air & le vent ; & d’où provenoit ce dernier ?
Le vent, me répondit-il, est d’une autre nature que l’air : il se forme d’un grand amas de vapeurs qui s’élevent dans les vastes concavitez de la terre, où la chaleur qui y regne les dilate, & les resout en vents ; ensuite ils sortent de ces concavitez avec impetuosité, quand les soûpiraux sont étroits, & partent ainsi de tous les coins du monde pour aller faire mille biens. Ouvrir le commerce aux mortels d’un pôle à l’autre, nourrir les semences, epanoüir les fleurs, meurir les fruits, temperer les ardeurs du Soleil, rafraîchir la nature, balayer le Ciel, purisier l’air, porter les nuées, en guise d’arrosoirs, pour faire distiller les pluyes aux lieux necessaires ; & quelquefois aussi ils se livrent entr’eux de si terribles combats, qu’on diroit qu’ils ont resolu de confondre les élemens.
Les exhalaisons, luy repliquay-je, ne contribuënt-elles pas à la naissance des vents ? Tres peu, me repartit-il ; parce qu’elles ne se tirent, & ne se détachent des corps terrestres qu’avec une grande chaleur, & ne se condensent dérechef que fort peu, quelque froid qu’il y ait ; mais une chaleur mediocre fait que l’eau tant soit peu tiede se dilate en vapeur, & que peu de froid la fait pareillement retourner en eau. De plus il est impossible de dilater les exhalaisons, & l’air même, en sorte qu’ils tiennent deux ou trois fois plus d’espace que devant ; au lieu que les vapeurs en occupent cinquante mille fois davantage : comme il se prouve par un grain d’encens jetté sur des charbons ardens. Enfin le corps humain, ne ressent aucune incommodité, quoyque les poulmons respirent sans cesse quantité de vent avec l’air, & ce vent l’incommoderoit, si ce n’étoit que des exhalaisons. Il faut admirer dans toutes ces merveilles, l’Auteur de la nature.
Mais pour retourner à mon discours, continua-t-il, les broüillards, qui sont des vapeurs épaisses & grossieres, ne pouvans s’élever plus haut, à cause de la foiblesse des rayons du Soleil, demeurent dans la basse region : & de ces broüillards proviennent la rosée, la brüine, & la glace ; de même que la pluye, la neige & la gresle, procedent des nuées. Ainsi cette region renferme beaucoup de bien, & beaucoup de mal. Les rosées enrichissent les hommes ; mais les funestes sereins les accablent de maladies.
La basse region souffre aussi des impressions du feu, mais ils paroissent sur la terre, & sur la mer.
Ceux qu’on voit sur la terre, se forment des exhalaisons grasses & huileuses, qui s’élevent des cimetieres & des voiries, par la reverberation des rayons du Soleil, & lesquelles s’enflamment par l’agitation des vents, ou de l’air : c’est pourquoy on en voit souvent au devant de ceux qui courent la poste, des carosses qui trottent en Esté quand les nuits sont chaudes, & même au haut des piques des soldats, lorsqu’ils marchent le soir serrez le long des bois.
Ceux qui paroissent sur mer, se font voir aprés les tempestes, & en assurent la fin : c’est ce que les Anciens nommoient * Castor & Pollux, ils proviennent des exhalaisons visqueuses, qui se sont separées des vapeurs que la mer a excitées par son agitation ; & ces exhalaisons ne pouvans s’élever en haut, à cause que la pesante & large nuée, qui a ému la tempeste par sa descente subite, les en empêche, elles voltigent de tous costez, s’enflamment, & s’attachent aux mats & aux cordages des vaisseaux, quand elles les rencontrent ; elles ne les brûlent point, parce que ce feu est encore imparfait.
Aprés qu’Amasis eut fini ce discours, nous allâmes considerer les merveilles qui sont renfermées dans les autres élemens ; & nous commençames par entrer dans les entrailles de la terre, aprés m’avoir fait prendre d’une autre poudre ; car sans cette purification, outre que mon esprit auroit toûjours esté voilé des ombres du corps, je n’aurois jamais pû passer par tous les endroits que nous traversames.
Les habitans des demeures souterraines vinrent en foule au devant d’Amasis, & luy presenterent quantité de tresors, car ils en ont une infinité à leur disposition : mais il les refusa avec quelque mépris, ce qui les obligea à se retirer par respect. Ces Genies sont faits pour estre commandez ; leur figure est désagreable à voir ; ils sont courts, gros & fort laids : ce sont les moins spirituels de tous les peuples élementaires, parce qu’ils tiennent de la matiere à laquelle ils président : cependant ils excellent dans la medecine. Ce sont eux qui ont soin des arbustes & des mineraux ; ils en connoissent toutes les vertus, & Dieu leur permet quelquefois de communiquer cette science aux Sages pour les faire vivre long-temps, ainsi qu’il est écrit des anciens Patriarches.
Permettez-moy de vous demander dit Geofroy à Zoés, combien le circuit de la terre peut avoir de lieuës.
Comme chaque peuple suivant sa mesure, répondit Zoes, donne une distance particuliere à la lieuë, je ne puis vous le dire qu’à nostre maniere. Cependant ayant conferé nos schenes, ou cordeaux Egyptiens & Arabes, avec les stades des Grecs, les parasanges des Perses, & les milles de la pluspart des Européans. Si je donne vingt-cinq lieuës communes à chaque degré, pour me conformer aux Geographes, les 360 degrez qu’on marque autour du globe de la terre, prouveront que son circuit a neuf mille lieuës. Geofroy se contenta de cet éclaircissement, le pria de continuer, & Zoés poursuivit ainsi:
Amasis me fit considerer d’abord le * feu central qui est de sa dépendance, puisqu’il se fortifie par le secours des rayons du Soleil. Il me montra de quelle maniere il se coule dans les veines & les fibres de la terre, pour repandre l’ame vegetale dans tout ce vaste corps. Il me fit voir de quelle maniere tout s’engendre de la corruption, & trouve dans sa semence, dans sa grene, ou dans son oignon, les fleurs & les fruits qu’il doit produire, ornez du merveilleux émail de toutes les couleurs.
Nous visitames ensuite les minieres, & nous nous arrestames quelque temps à celle de l’or. Je vis que le principe universel de la generation y produit l’estre, suivant la nature du métail, comme à la plante ; & de là je conclus la fausseté de l’opinion de ces Pseudo-philosophes, qui soûtiennent qu’ils peuvent produire ce métail dans le creuset ; mais il est aussi [9] difficile à l’homme d’en venir à bout de cette maniere, que de former un brin d’herbe. Ensuite nous passames sous des montagnes par des [10] cavernes prodigieuses, où je reconnus la verité de l’origine des vents, parce qu’ils en sortent continuellement, & que les vapeurs y sont infinies. La terre est percée par tout de cette maniere, & les eaux y coulent en plusieurs endroits. Il n’y a pas seulement des eaux dans ces cavernes, on y voit aussi des feux effroyables. J’en demanday la raison à Amasis, & pour toute réponse, comme nous n’étions pas loin de la Sicile, il me fit passer par des concavitez qui sont sous la mer, & me mena voir le plus fameux des Volcans, qui est le mont Etna. Ce volcan étoit pour lors fort enflammé. Je vis au dessous de la montagne, un espace qui contenoit une lieuë au moins, lequel étoit tout en feu, & ressembloit à du bitume fondu. La flamme ne s’élevoit pas d’un demi pied, mais il venoit de temps en temps des vents terribles, qui arrivans de divers endroits, s’entrechoquoient avec tant de violence, qu’ils faisoient trembler la terre, & cherchans un passage, sortoient en maniere de tourbillons, par un soupirail qui est au haut de la montagne, & attiroient avec eux, comme une pompe, non seulement une partie de cette matiere enflammée, mais encore des cartiers de rochers ardens. Tout ce fracas provenoit d’une prodigieuse mine de soufre, qui est en cet endroit, laquelle s’enflamme par l’agitation des vents, toutes les fois qu’elle a produit beaucoup de * matiere ; & comme ce soupirail sert sans cesse de passage aux vents ils voiturent par cet endroit des cendres, ou de la fumée, quand ils ne trouvent pas autre chose.
Enfin Amasis ouvrit sa derniere fiole, ce qu’il me fit prendre étoit liquide, & me sembla n’avoir aucun goust, mais l’effet en fut étonnant : car du moment que j’eus pris six gouttes de cette liqueur, je n’eus plus besoin de respirer l’air exterieurement, mes poumons en trouverent assez dans mon estomac pour entretenir leur mouvement, & faire leurs fonctions. Ce changement de nature me surprit, & Amasis qui s’en apperçut, me dit qu’ayant un corps humain, je ne pouvois pas rester pendant un temps considerable sous les eaux sans cet expedient, & que les poissons trouvoient de même en eux le moyen de respirer. N’avez-vous jamais pris garde, ajoûta-t-il, que les carpes ont des vessies pleines d’air ? C’est le reservoir de leur respiration.
Oüy, luy répondis-je, cependant il me semble qu’il n’y en a pas de pareilles dans les autres poissons. Vous vous trompez, repliqua-t-il, ils en ont tous, mais ces vessies perdent l’air, & ne paroissent plus aussi-tost que ces animaux cessent de vivre. Je vous ay cité exprés les carpes, parce qu’ayant la vie fort dure, elles les conservent plus long-temps dans leur entier.
Pendant que nous discourions de la sorte, nous entrames dans la mer par une ouverture qui n’est pas loin de Siracuse, & nous rencontrames un fleuve, qui traversoit nostre chemin, j’en fus d’autant plus surpris, que le canal qui servoit de lit à ce fleuve, me paroissoit estre sous la mer : je le fis remarquer à Amasis avec étonnement ; il me dit qu’à la verité c’étoit un * fleuve qui avoit sa source dans le Peloponnese, & lequel s’abîmant en terre, s’étoit fait ainsi un conduit par dessous la mer, pour aller mêler ses eaux avec celle d’Arethuse en Sicile. Mais qu’il n’étoit pas temps encore de m’étonner, parce que j’allois voir des choses bien plus surprenantes.
Je trouvay les peuples qui habitent les eaux, beaucoup mieux faits que ceux que nous venions de quitter : leurs Nymphes sur tout me parurent fort agreables ; & à leur tein prés, qui étoit verdâtre, j’ose dire qu’elles sont aussi belles, & aussi aimables que celles qui vivent dans les airs. Amasis alla visiter les plus apparens dans leurs demeures. J’ay vû des appartemens plus somptueux, mais je n’en ay jamais vû de plus extraordinaires.
Ils sont prodigieusement vastes & élevez, tous construits de rocailles & de nacres, qui font un effet agreable, par la varieté de leurs couleurs ; ce ne sont à proprement parler, que des portiques percez de tous costez pour donner un libre passage aux ondes. J’en admiray aussi les colommes : il y en a plusieurs de corail, & d’ambre, artistement travaillées, & dont les bases aussi bien que les chapiteaux, sont enrichis d’un nombre infiny de grosses perles qui les couronnent.
Je consideray avec plaisir la maniere dont ces peuples se portent à travers les eaux ; ils le font tres-legerement & avec autant de facilité, que nous penetrons en marchant l’air qui nous est opposé. Quand les ondes sont agitées, ils n’ont pas plus de peine à faire leur chemin, que nous en avons par le vent : ainsi le calme des eaux leur est aussi agreable, qu’un air tranquille nous le peut estre.
Nous rencontrames aussi une infinité de poissons de toute forme, & de toute grosseur. Il y en avoit de prodigieux, & qui paroissoient de loin comme des vaisseaux, parce qu’ils s’enfuyoient devant nous. Les Dauphins toutefois ne s’en éloignoient pas trop, on dit que le naturel de ces animaux est d’aimer les hommes. Mais nous vismes des manieres de *Tritons & de Sirenes, qui m’étonnerent, parce qu’ils étoient tres-bien formez.
Aprés les avoir considerez attentivement, Amasis me fit admirer avec quelle obéïssance la mer garde les bornes que le Createur luy a prescrites. L’influence des astres a beau l’attirer, me dit-il, les vents l’émouvoir, & sa fluidité naturelle la porter à prendre un cours, elle resiste à la Lune, tient bon contre les orages, & contraint plûtôt ses flots à devenir des montagnes liquides, que de les repandre sur la terre, qui semble cependant n’estre applanie que pour la recevoir.
Mais si la mer ose resister à la Lune en ce point, elle est forcée de luy obéïr en tout le reste. Considerez, ajoûtat-il, le flux & reflux, & apprenez au vray, comme ce miracle de la nature se fait. Le flux commence en même temps que la Lune se leve, puis il s’augmente peu à peu, jusqu’à ce qu’elle soit parvenuë à son midy ; & le reflux commence lorsqu’elle descend de son midy à l’Occident. Ensuite le flux revient quand elle va de l’Occident au point qu’on appelle minuit ; & le second reflux se fait lorsqu’elle retourne de ce point à l’Orient. Pour prouver que c’est cet astre qui gouverne la mer, considerez que selon qu’elle retarde son mouvement chaque jour de trois quarts d’heures, & un peu plus ; parce que le jour lunaire est de 24. heures 48 minutes, le flux se retarde de même, si quelques vents, ou quelques tempestes, extraordinaires ne le font avancer, ce qui arrive rarement. Enfin ces deux phenomenes s’accompagnent toûjours, & détruisent toutes les raisons que vos Philosophes alleguent contre cette grande experience.
On remarque encore d’autres effets sensibles de la Lune sur les poissons, particulierement dans ceux qui sont armez de coquilles, lesquels croissent, ou décroissent en chair, selon que la lumiere de cette planete croist, ou diminuë à nos yeux ; mais ce n’est pas seulement sur ces animaux qu’elle exerce son pouvoir, elle l’étend encore sur tout ce qui est sublunaire : elle est cause de la pluspart des generations dans les corps qu’on sçait se remplir de suc & de séve ; & elle opere plus, ou moins, selon qu’elle reçoit & renvoye en terre plus de rayons & de vertu. Enfin on peut dire que c’est l’Agent du Soleil dans son absence. Lorsque la Lune est dans son plain, elle domine par tout, émeut tous les corps, les remplit de vigueur, de mouëlle, & d’une humidité radicale, qui montre sa puissance. Aussi lorsque sa lumiere s’affoiblit, on voit que la nature tombe en langueur.
Finissant ce discours, il me conduisit vers un terrible abîme, qui n’étoit pas fort éloigné du lieu où nous étions, & même nous nous y sentions attirer par la prodigieuse quantité, d’eau qui entroit dans ce goufre. Regardez bien cecy, me dit-il, en nous approchant de ce lieu, vous voyez une chose inconnuë aux humains : il y a plusieurs abîmes dans la mer pareils à celuy-cy, qui sont les soupiraux des conduits tres-vastes, qui fournissent d’eau aux mers interieures, & aux lacs. Par exemple, celuy-cy sert de source à la mer * Caspie ; & c’est de la sorte que toutes les mers correspondent ensemble, quoy-qu’elles ayent des détroits de communication. La preuve par raisonnement est ; que si la Mediterranée, où nous sommes, ne se déchargeoit pas ainsi de toutes les eaux qu’elle reçoit de plusieurs grands fleuves, elle repousseroit les ondes de l’Ocean au détroit de Gibraltar : cependant de 24. heures, il y en a seize & plus où les eaux de l’Ocean entrent à grosses ondes dans la Mediterranée, & je veux vous en convaincre par vos yeux.
Nous nous y transportames en même temps ; & dans le chemin je remarquay encore de costé & d’autre, plusieurs petits endroits, où l’eau tournoyoit & entroit dans la terre, je demanday à Amasis ce que ce pouvoit estre ; il me répondit que c’étoit d’autres petits canaux souterrains, qui se rendoient en certains lieux, pour servir de sources aux fleuves, & aux rivieres, & que leur eau devenoit douce en se filtrant à travers la terre. Mais qu’il y a de ces conduits d’eau fort extraordinaires, parce qu’aprés avoir suivi leur route plusieurs lieuës avec une douce pente, ils se voyent tout à coup arrêtez par des rochers, ou des terrains impenetrables, & que leurs eaux s’augmentans en cet endroit, s’élevent en l’air par l’aide des vents, qui les poussent, comme des pistons, à travers les passages qu’elles se font quelquefois jusqu’au sommet des plus hautes * montagnes, & y forment des lacs spatieux, d’où il sort des rivieres. Ainsi, ajoûta-t-il, tout retourne à son origine, & rien n’est perdu dans la nature.
Amasis achevoit ces paroles, quand nous arrivames au détroit : je vis qu’effectivement les eaux de l’Ocean entroient triomphantes, & comme souveraines dans la Mediterranée : je luy dis que j’étois convaincu de cette verité, mais que peut-estre les marées étoient hautes pour lors, il me fit voir le contraire, en me menant en plusieurs endroits de cette immensité d’eau. Enfin n’ayant plus rien à desirer touchant toutes ces connoissances merveilleuses, je me vis rransporté sur la surface des ondes. Aussi-tost que l’air terrestre m’eut frappé, je me sentis restitué dans mon naturel, & je commençay à respirer à mon ordinaire. Nous passames ensuite avec beaucoup de vitesse en Arabie : ma mere fut ravie, de voir mon pere & moy. Je demeuray auprés d’elle, & je l’entretenois souvent de toutes les merveilles que j’avois vûës.
Quelques années aprés Amasis trouva à propos que j’allasse parcourir le monde pour aquerir de la reputation, à cause que la gloire est le principal motif, comme je vous l’ay dit, de tous les travaux des enfans celestes. J’allay donc la chercher parmy les perils ; & le premier que j’essuyay, fut dans un combat que je donnay assez heureusement à la teste des habitans d’Aden, dans l’Arabie, qui me prierent d’exterminer un grand nombre de voleurs ramassez, qui venoient faire des incursions sur leurs terres.
Ensuite j’allay visiter les Sages les plus renommez. Je trouvay Carathuse, parmy eux, je liay amitié avec luy, & nous ne nous sommes pas quittez depuis ce temps-là. J’appris des Sages de Babylone, qu’il y avoit une tradition parmy eux, qui assuroit qu’autrefois le fameux Zermés, ayant ravagé toutes les terres depuis la Phenicie, jusqu’à la mer Rouge, transporta à Gades, parmy les dépoüilles de ces Provinces, le cercueil de Salomon, excité à cela par un Philosophe qu’il avoit mené avec luy, lequel étoit son conseil ; & que ce Prince à son retour fit construire un tombeau superbe où l’on mit ce dépôt avec veneration, y joignant une cassette qu’on avoit trouvée dans l’ancien sepulcre, laquelle renfermoit des cahiers qui contenoient toute la science que ce grand Roy avoit des choses naturelles, & que son fils Roboam y avoit déposez par son ordre. Qu’alors on en fit l’ouverture, & que ces écrits n’ayans pû estre déchifrez, on les avoit remis dans la même cassette ; mais que le temps étoit venu, où ces secrets devoient estre revelez aux hommes.
Nous arrêtames donc qu’il falloit aller faire l’ouverure de ce tombeau, & enlever ce tresor ; mais il y avoit du peril à executer ce dessein. Un Geant terrible regnoit dans cette Province. Il étoit enfant de la terre, comme les anciens Titans, c’est-à-dire engendré par un de ces Genies souterrains dont nous avons parlé. Je m’offris à le combattre, chacun voulut me suivre, & le bruit s’en étant répandu, les peuples circonvoisins se joignirent à nous, parce que ce Geant éxigeoit d’eux des tributs extraordinaires, & leur faisoit de grandes violences.
Nos forces étant ainsi réünies, nous marchames à sa rencontre. Le Tyran qui en fut averti, ramassa au plûtost des troupes, & vint au devant de nous. Il parut à la teste de ses gens, avec toute la terreur qu’il pouvoit inspirer. La grandeur de son corps me sembla énorme, & elle en augmentoit l’horreur par son habillement, qui étoit fait de deux peaux de lyons fort longues, & dont les mufles garnis de leurs dents, tomboient à droit, & à gauche sur ses épaules. Sa teste monstrueuse s’élevoit au milieu, & étoit couverte d’un bonnet pareil : un troisiéme mufle en formoit le cimier, & le Geant s’appuyoit sur une grosse massuë pleine de nœuds menaçans ; c’étoit ses seules armes.
Lorsque nous fumes arrivez à cent pas de luy, je me détachay de mon armée, & m’avançant fierement, je luy fis entendre que pour épargner le sang de nos troupes, je me presentois pour le combattre seul à seul. Il reçut mon défi avec un air de mépris, & levant sa massuë pour toute réponse, il vint à moy ; dés qu’il me vit à sa portée, il voulut m’en décharger un coup furieux ; mais je l’esquivay d’une maniere qui le surprit, & vous surprendra sans doute : ce fut de me jetter par terre, & je n’y fut pas plûtost, que je luy donnay un coup de sabre de toute ma force à travers les jambes, ne trouvant point d’expedient plus sûr pour abbattre ce colosse, que de le sapper par les fondemens. Il tomba comme une tour, & éleva une nuée de poussiere par sa chute : cependant la douleur de la playe que je luy avois faite, & la prodigieuse masse de son corps l’empêchant de se relever assez-tost, je sautay sur luy pour luy couper la teste ; mais il faisoit de si grands efforts, que je ne pus l’executer, qu’aprés luy avoir coupé les deux bras en voltigeant autour de luy. A cette vûë mes troupes s’avançans, les autres mirent les armes bas; & au lieu de se plaindre de la mort de leur chef, elles en parurent joyeuses, & me remercierent de les avoir délivrées d’un Tyran qui les traitoit avec beaucoup de cruauté.
Ensuite de cette victoire, nous alla mes d’un pas de Conquerans, nous emparer de la ville de Gades, qui étoit prés du tombeau de Salomon ; & je campay aux environs, pour m’en assurer la possession. Les Sages qui m’avoient accompagné, étoient toûjours auprés de moy. Et le lendemain au Soleil levant, aprés avoir fait tous d’une voix, le visage tourné vers l’Orient, de ferventes prieres au Createur de l’Univers, principe de toute sagesse, je fis ouvrir ce lieu venerable. Il n’y eut pas-un de nous, qui ne fût saisi d’une sainte horreur, à l’aspect des cēndres de ce grand Monarque. Je descendis moy-même sous la voute, assuré de mes justes intentions, & m’armant de toute ma fermeté, je fis ma recherche à la faveur de la lumiere d’un flambeau composé à cet effet, & je trouvay un petit coffre de cedre, que j’apportay aux Sages ; il fut ouvert en presence de tous, & nous apperçûmes au dedans une cassette d’yvoire, qui renfermoit le précieux écrit dont j’ay parlé.
Alors je fis retirer tous ceux qui étoient indignes de jetter les yeux sur ce livre divin, & faisant approcher les Sages, je le tiray de la cassette, je l’ouvris, nous en lûmes plusieurs pages en divers endroits ; mais elles étoient pleines de hyerogliphes ; & le discours, étoit si abstrait, que pas-un de nous ne le pouvoit entendre. Je le remis donc dans la cassette, fort triste de ne pouvoir développer ces secrets. Ensuite je fis refermer le tombeau avec le même respect qu’on l’avoit ouvert, & nous nous retirames dans la ville. Le soir étant seul, je parcourus encore plusieurs feuillets de ce livre, sans en pouvoir déchiffrer la moindre chose : alors la tristesse me saisit si fort, que je me jettay à deux genoux, & prononçant trois fois Jehova, Adonaï, Eheye, qui sont les noms tout puissans du Createur, je le priay les larmes aux yeux, de m’inspirer les moyens d’expliquer les mysteres dont ce livre traitoit avec tant d’obscurité, promettant de ne jamais me servir des secrets qu’il renfermoit, que pour sa gloire.
Je n’eus pas achevé ma priere, qu’Amasis m’aparut, & me dit, mon fils, sçais-tu pourquoy Dieu veut que ces sciences excellentes, soient couvertes du voile d’une obscurité si impenetrable. C’est afin qu’elles ne tombent pas en des mains profanes, & capables d’en abuser. Je vais t’en donner l’explication, mais garde-toy de la communiquer jamais à d’autres qu’aux vrais Sages. Ensuite il commença dés la premiere page, & m’expliqua jusqu’à la fin chapitre par chapitte, toutes les matieres contenuës dans ce livre, qui étoit inutile. * Clavicula potentissimi Regis Salomonis. Il me fit considerer l’immensité de la science, qu’il renfermoit, & de quelle maniere l’homme s’approchoit de Dieu par son moyen ; mais il me découvrit qu’il y auroit dans la suite des temps de faux Sages qui la corromproient à l’instigation des demons, qui les abuseroient par des illusions & des prestiges ; Jaloux de voir les hommes joüir des effets avantageux de cette science merveilleuse, & les obligeroient à abandonner le commerce qui est permis avec les bons Genies, lesquels sont sans cesse attentifs à veiller à nôtre conservation. Dés qu’il eut achevé ce discours, je le vis s’élever au Ciel, enveloppé d’un nuage de feu, & je restay fort consolé des lumieres qu’il venoit de me communiquer. Aussi-tost je fis appeller les Sages, qui m’avoient accompagné, je travaillay en leur presence à expliquer ces emblêmes mysterieuses, & je traçay toutes les figures necessaires à faire les operations. Chacun prit la plume pour copier mes commentaires, & fut M ij
140 Histoire de Geofroy ravi de joüir de ce tresor. Ils ne l’eurent pas plûtôt en leur possession, qu’ils songerent à s’en retourner à Babillone, & emporter au plus vîte ces precieux cahiers, qu’ils estimoient plus que la conquête de toute la Province. Cependant les peuples de Gades, qui se voyoient traitez humainement par leurs Conquerans, me prierent de leur donner un chef; je leur laissay Carathuse pour les gouverner. La pluspart des troupes qui nous avoient suivies, voulurent rester à sa solde ; je demeuray encore quelque temps avec luy, pour affermir son gouvernement : ensuite je m’en allay chercher une nouvelle gloire à travers de nouveaux perils. Les Sarazins faisoient en ce tempslà de grands exploits : Ces guerriers, commençoient à s’acheminer pied à pied à la Monarchie Universelle. J’avois vû autrefois Saladin au grand Caire, & quoy-que je ne fusse pas de sa nation, il avoit de l’amitié pour moy. Il me pria de l’accompagner dans l’expedition de la conqueste du Royaume de Jerusalem, qu’il meditoit. Je le suivis ; j’ay assisté à tous les combats qu’il a donnez, & à tous les sieges qu’il a faits. Comme j’avois conduit celuy de Ptolemaïde, il m’en donna le gouvernement aprés la prise, se doutant bien qu’on feroit des efforts pour reprendre cette place importante. Ce fut alors que me voyant tranquile, je priay mon ami Carathuse de venir me trouver ; il a eu le chagrin comme moy, de nous voir assiegez, & pris. Saladin avoit esté heureux jusqu’à vôtre arrivée en ce pays Seigneur : nous sçavons qu’il n’y a que vôtre étoile seule, qui le domine. Geofroy admira les évenemens miraculeux de la vie de Zoés ; Il le regarda comme un homme digne d’une grande veneration ; Il luy dit qu’il étoit vray qu’ils avoient tous deux le malheur d’avoir esté vaincus, mais qu’ils étoient maistres de leur liberté ; qu’il feroit tout son pouvoir pour adoucir les travaux qu’ils avoient soufferts, & que toute la grace qu’il leur demandoit, c’étoit de rester encore avec luy quelque temps.
* Joppe, ou Jaffa, à deux lieuës de Jerusalem, estoit anciennement une jolie ville. Son nom le témoigne, puisqu’il signifie en Hebreu beauté, & ornement. Elle estoit bâtie sur un promontoire. Son port est bon. On y transportoit du Liban par mer, tous les bois & les pierres pour la construction du Temple. Le port subsiste toûjours, mais la ville est maintenant ruinée.
* L’Histoire de Chypre imprimée en 1580. page 121.
[1] La même histoire p. 121. dit que ce fut 14. ans après.
[2] Ibidem.
* S. Thomas d’Aquin dit, que les commerces avec ces Esprits peuvent estre non seulement feconds, mais que les enfans qui en naissent sont d’une nature genereuse & heroïque. Lactance est de ce sentiment, & plusieurs autres Auteurs graves.
[3] Zoroastre étoit Empereur des Bactriens, & fort entendu dans les secrets de l’Astronomie. Ce fut luy qui la fit connoistre le premier aux hommes.
[4] Apollonius, natif de Tianée, bourg de Capadoce, vivoit dans le premier siecle. Philostrate,qui a écrit sa vie, en dit des merveilles, dont la pluspart sont confirmées par S. Jerôme, & S. Justin le martyr. Entr’autres il prédit à Domitien qu’il seroit Empereur : quelque temps aprés ayant choqué ce Prince, il ordonna à ses gardes de s’en saisir, mais il disparut. Enfin haranguant un jour dans Ephese devant les Ambassadeurs de l’Asie, il s’arrêta au milieu de son discours, & s’écria, Frappe, frappe le Tyran. Ensuite il assura que Domitien venoit d’estre tué à Rome ; ce qui se trouva vray, & arrivé au même moment qu’il l’avoit dit.
* Paracelse, un des plus grands Cabalistes qui ait jamais esté, dit à ce sujet des choses étonnantes, & dont il a fait aussi des épreuves sur sa personne.
* Cette opinion convient à ce qui est dit de S. Paul, qu’il fut ravi au troisieme Ciel, il faut croire que ce fut au plus élevé.
[5] On trouvera icy presque toute la Physique ancienne & moderne renversée, mais les nouvelles opinions que j’avance sont probables, & sont un jeu dans cette Histoire qui ne paroistra pas désagreable.
[6] Ceux qui s’étudient à les compter, soûtiennent qu’il n’y en a que mille vingt-deux.
* L’Astronomie assure qu’elles sont cent quinze fois plus grandes.
* Les Astronomes disent à ce sujet, qu’une étoile du firmament sous l’Equateur, telle que pourroit estre l’une de celles qu’ils nomment les trois Rois, entraînée par le mouvement de son ciel, fait chaque heure plus de quinze cens mille lieuës françoises, & le prouvent en disant que ce ciel a 88000. diametres de la terre, ensuite les divisant en 24. heures que cette étoile employe à faire tout ce tour, ils trouvent qu’elle fait par heure 3666. diametres de la terre, & plus. Or soûtenant que chaque diametre de la terre vaut 290. lieuës Françoise, ils multiplient l’un par l’autre, & concluënt par leur suputation, que cette étoile fait pendant chaque heure, un million soixante ¬ trois mille cent quarante lieuës françoises. Et on ne peut douter de cette verité, si la quantité de diametres a esté mesurée sur les lieux pour estre juste.
[7] Copernic n’a fait que renouveller ce systême. Hiparcus l’avoit soûtenu avant luy. Les Anciens ont dit tout ce que nous disons, & même il y a une grande quantité de leurs découvertes qui ne sont pas parvenuës jusqu’à nous.
[8] Arcane est un terme usité dans la science de la Cabale, & signifie un secret caché aux hommes.
* Les Grecs nomment cette maniere d’image du Soleil l’arelie, & celle de la Lune Paraseline.
* Cette foiblesse est prouvée par l’action d’un bucheron, à qui de loin on voit donner un coup de cognée pour abbattre un arbre, & l’on n’entend le coup que quelques momens aprés. L’effet du canon est encore plus fort. On y voit mettre le feu, & l’on n’entend le coup de long-temps aprés, quoy-que le boulet soit placé à l’endroit où il doit arriver, aussi-tost qu’on a apperçû la lumiere.
* Les pilotes les nomment aujourd’huy le feu saint Elme ; & comme ce sont gens superstitieux, qui croyent que des Sorciers peuvent s’envelopper de ces feux pour leur nuire, ainsi qu’ils en racontent plusieurs histoires, ils ont coûtume de les conjurer en recitant l’Evangile de S. Jean ; & de les poursuivre même avec des espontons & des épées, lorsqu’ils s’abattent sur le vaisseau, & vont rouler dans toutes les chambres, où ils se cachent quelquefois, & reparoissent ensuite. On a vû des choses étonnantes à ce sujet.
* Ceux qui ont descendu dans les mines de Hongrie, dans la montagne de cuivre en Suede, & ailleurs, assurent qu’il y fait tres-chaud : ce qui prouve la force du feu central. Plus on creuse avant dans la terre, plus on en ressent la chaleur.
[9] Contre cette opinion, on rapporte l’Histoire de Nicolas Flamel, copiste dans Paris, qui acheta un vieux livre 40. s. & lequel enseignoit à faire de l’or : mais qu’étant plein de hyerogliphes qu’il n’entendoit pas, il s’en alla par le monde pour en chercher l’intelligence ; & que l’ayant trouvée, il revint à Paris, où il travailla à ce grand œuvre, & y réüssit le 17. Janvier 1340 fonda 14. Hôpitaux, sept Eglises, maria quantité de pauvres filles, fit de grandes aumônes, puis brûla son livre, dans la crainte qu’il ne fist plus de mal que de bien, & mourut en bon Chrestien. Il est representé au naturel sur le portail de l’Eglise de sainte Genevieve des Ardens, & à S. Jacques de la Boucherie sa Paroisse.
[10] Il y a plusieurs cavernes dans le Perou, d’où sortent ainsi les vents ; dans les Isles Eolienes sur les costes d’Italie ; dans les Alpes maritimes de la Provence ; dans la Province de Galles en Angleterre, & c.
* On a vû des temps où ce Volcan avoit tant de matiere, qu’elle s’ouvroit des passages en divers endroits au pied de la montagne, d’où sortoient des ruisseaux de bitume enflammé, qui calcinoient la terre sur laquelle ils passoient, faisoient disparoistre les villages qui se rencontroient sur leur route, & se rendoient dans la mer. La ville de Catane pensa perir en 1669. dans un pareil embrassement, mais elle en fut quitte pour un bastion que cette matiere entraîna.
* Les Anciens nommoient ce fleuve Alphée. On l’appelle aujourd’huy Carbon. Il coule dans le pays d’Elide, & l’on connoist que c’est le même qui vient joindre ses eaux à celles d’Arethuse, parce que souvent on y retrouve des choses qu’on a jettées dans le lieu où il s’abîme. Virgile au liv. 3. de l’Eneïde, dit qu’en effet ce fleuve s’est fait un chemin par dessous la mer, pour aller trouver Arethuse. Occultas egisse vias subter mare, &c. Cette merveille a donné lieu à la fable qu’on a faite.
* On trouye des Tritons bien faits dans le Bresil, & au dessous de la Baye de tous les Saints, à l’embouchure des rivieres. Daviti rapporte qu’en 1500. prés l’Isle de Manar, du costé de Goa, des pescheurs prirent 7. Tritons, avec 9. Sirenes, & que le P. Henriquez Jesuite, en fit dissequer un de chaque espece. Ils furent trouvez interieurement & exterieurement, semblables à nous. Qu’à la verité leur teste sortoit de leurs épaules sans cou ; mais qu’ils avoient les oreilles & la bouche comme nous, les dents fort blanches, les yeux un peu enfoncez, & le nez un peu plat ; l’estomac large. & la peau blanche. Les bras longs d’environ trois pieds, sans coudes, sans mains, & sans doigts, & avoient du poil par tous les endroits où nous en avons. Le bas finissoit en poisson. On rapporte que dans ces derniers temps on à vû un Triton prés de Belle-Isle, qui étoit tres bien fait : il avoit les cheveux blancs, & une barbe qui luy venoit jusqu’à la ceinture. Il se laissa voir long-temps, & même approcher ; mais se sentant pris dans un filet, il le rompit. Vous trouverez une histoire bien plus surprenante d’un homme marin, dans les Annales Ecclesiastiques de M. l’Evêque de Sponde, & laquelle est citée aussi par le Pere Fournier.
* Il est naturel de croire que cette mer à quelque communication semblable, parce qu’elle ne reçoit des eaux d’aucun endroit, pas même de rivieres considerables. Toutefois cette communication avec la Mediterranée me surprend, puisque le pont Euxin en est plus prés, il faut que les prodi gieuses montagnes, qui les separent, y apportent un obstacle par la profondeur de leurs racines.
* Ces machines hydroliques, & toutes naturelles, se font voir en plusieurs lieux, & particulierement au mont Senis, dont le sommet forme une esplanade si grande qu’on y a établi une poste. On y voit aussi un lac spatieux, d’où sort une riviere, qui se nomme la Cinizele, laquelle prenant son cours du costé de l’Italie, se rend dans la Doire à Suze.
* Ce livre est maintenant perdu. Les Sages ont voulu sans doute le soustraire aux impies, lorsqu’ils ont vû qu’ils en abusoient. Celuy qui paroist aujourd’huy sous le même titre, est entierement corrompu, & plein de necromance : de sorte qu’il n’y a point de Chrestien, qui puisse jetter les yeux dessus sans horreur. La Preface seule ne paroist point avoir esté alterée. Elle est belle. Salomon parle à son fils, & commence ainsi : Recordare fili mi Roboam, &c. Elle contient le recit de cette découverte, ainsi que je le rapporte, & nomme ce livre, Secreta Secretorum.
Chapitre IV
Prise de Samarie par les Chrestiens. La peste fait un grand ravage dans leur camp. Saladin surprend la ville de Joppe. Geofroy d’un autre costé, met ses troupes en fuite, & fait prisonnieres, la belle sœur & la niece du Soudan. Le vainqueur devient amoureux d’une de ces Princesses. Avantures avec la Reine d’Angleterre à ce sujet. Furieuse bataille gagnée par les François seuls contre Saladin.
POur reprendre la suite de nostre discours, Samarie qui étoit battuë par deux breches, fut enfin forcée à capituler, & la garnison faite prisonniere de guerre. Saladin eut le déplaisir de n’avoir pû la secourir, parce que la vigilance de Geofroy l’observoit sans cesse, & qu’il craignoit d’en venir aux mains avec ce Heros. On trouva dans cette ville un grand nombre de toute sorte de munitions, & elles y furent laissées dans le dessein de faire le siege de Jerusalem. La prise de cette place attira celle de plusieurs autres forteresses voisines. Mais ces heureux commencemens se virent encore échosez par la désunion des Princes, Chrestiens.
Le Roy de France ne pouvant plus supporter l’arrogance du Roy d’Angleterre, dont l’Histoire de cette Croisade dit les raisons, monta sur les Saleres de Genes, & se retira, laissant Otton Duc de Bourgogne, son Lieutenant General, avec dix mille fantassins, & cinq cens chevaux. Outre cela la peste se mit dans le camp avec tant de fureur, qu’elle y fit un terrible ravage.
Les troupes de Lusignan, que Geofroy, commandoit avec ses freres n’ayant pas encore joint l’armée de la Croisade, furent preservées de ce malheur ; mais ce qu’il y eut de facheux, c’est qu’elles n’oserent avoir de communication avec elle. La garnison de Samarie, qui étoit nombreuse, ne voulut point aussi souffrir les troupes du camp, & ferma les portes de la ville, aprés avoir mis dehors quantité de munitions.
Saladin, qui fut informé de l’état où les Chrestiens se trouvoient, retint aussi ses troupes dans ses retranchemens, de peur qu’on ne luy amenast quelque prisonnier, qui eût infecté son armée. Ainsi l’on voit combien cette maladie est à craindre, puisque les amis, & les ennemis, fuyent également ceux qui en sont attaquez.
Le Soudan laissa donc agir la maladie ; Elle travailla puissamment pour ses interests, & le malheur voulut qu’elle le servît avec trop d’ardeur : car elle enleva un nombre considerable d’Evêques, & de Seigneurs ; on en compta plus de cinquante, & trente mille hommes au moins. Pendant que la peste faisoit ce ravage dans le camp des Chrestiens, les Mahometans détruisoient le reste des forteresses, qui étoient en leur possession, & songeoient à munir Jerusalem de tout ce qui étoit necessaire pour soûtenir un siege, persuadez que les Chrestiens le tenteroient aussi-tost qu’ils seroient en état de l’entreprendre. C’étoit bien aussi leur dessein. Ils ne furent pas plûtost délivrez de leurs maux, qu’ils fortifierent Ascalon, Porphirie, & mirent une colonie de Latins dans Joppe. Les Chevaliers du Temple reparerent Gaza, qui leur appartenoit, & on laissa toûjours les munitions dans Samarie, avec une grosse garnison.
Mais pendant que cela s’executoit, Saladin faisoit mine de temps en temps de vouloir forcer Geofroy, & d’ailleurs il entretenoit des pratiques dans la ville de Joppe, parmy les Grecs, qui ne pouvoient s’accorder avec les Latins ; il s’y conduisit si adroitement, qu’il surprit le port, y fit entrer toutes ses galeres, & se rendit maistre de la ville.
Ce coup imprévû fut tres-rude : cependant Geofroy ayant appris que Saladin étoit occupé à cette expedition, vint attaquer son camp ; mais son frere qui le gardoit, & qui avoit ordre de l’abandonner plûtôt, que de risquer le peu de troupes qui luy étoient restées, n’attendit pas l’arrivée des Chrestiens ; il avoit de si bons espions pour l’avertir de leurs moindres mouvemens, qu’il décampa aussi-tost qu’il eut avis de leur marche, & se retira dans des lieux où Geofroy ne jugea pas à propos d’aller le combattre.
Il arriva une chose assez particuliere dans cette occasion. La Princesse Rosane, femme du frere de Saladin, étoit venuë voir son époux depuis quelques jours, accompagnée d’une fille qu’elle avoit, & elle étoit sur le point de s’en retourner à Damas, lorsque la nouvelle de la marche de Geofroy arriva. Aussi-tôt le General ne songeant qu’à mettre ses troupes en sûreté, les fit décamper à la hâte, & chargea un de ses Officiers de conduire Rosane avec un gros détachement ; mais la frayeur de l’arrivée des ennemis avoit surpris si fort cette Princesse, qu’elle s’étoit évanoüie, ce qui avoit retardé son départ ; & pour comble de malheur, une rouë de son char s’étoit rompuë en chemin, par la vitesse dont il rouloit, & l’avoit versée.
Ces accidens embarrassoient fort l’Officier. La foiblesse où se trouvoient les Princesses, les empêchoit de pouvoir se tenir à cheval : il les encourageoit neanmoins, & les pressoit à s’y déterminer ; mais pendant ce temps-là les coureurs de l’armée Chrétienne arriverent. Ils furent repoussez d’abord par l’escorte ; d’autres qui survinrent se joignirent aux premiers. Ils croyoient que ce détachement étoit l’arriere-garde du bagage ; & quoyqu’ils ne se vissent pas assez forts, l’ardeur de piller les porta à l’attaquer ; Ils le firent avec beaucoup de valeur, & furent repoussez une seconde fois avec perte considerable des leurs.
Le party qu’avoit pris le Commandant se voyant en rase campagne, avoit esté de disposer en rond à la queuë les uns des autres plusieurs chariots qu’il conduisoit, & de s’y enfermer comme dans un petit fort pour se défendre, jusqu’à ce qu’il pût avoir du secours, ou ne se rendre qu’à composition.
Enfin l’avant-garde arriva, commandée par Geofroy : ce Prince fut averti de la vigoureuse resistance, que faisoit le petit retranchement de chariots ; Il trouva de la fermeté dans l’action, & apprit que le Commandant ne vouloit se rendre qu’à luy. Il y alla, & les Sarazins mirent les armes bas à sa vûë. L’Officier vint rendre compte au Prince de sa commission, & luy dit de quelle maniere il l’avoit si malheureusemeut executée : ensuite faisant ouvrir ses troupes, il luy fit voir les deux Princesses couchées par terre, sans connoissance, car elles l’avoient perduë dés le premier choc des Chrétiens, & n’en étoient pas revenuës. Ce triste spectacle émut Geofroy, il donna ordre qu’on dressât ses pavillons en cet endroit, & qu’on fist venir au plûtôt ses Medecins. Ensuite considerant que les Sarazins s’étoient déja retirez au delà d’une riviere, sur laquelle ils avoient fait dresser des ponts dés le jour precedent, & qu’ils avoient mis encore un bois au devant d’eux, il ne jugea pas à propos de pousser plus loin.
Aprés avoir campé l’armée, son premier soin fut d’aller sçavoir l’état de la santé des Princesses, elles étoient revenuës de leur foiblesse, & il trouva auprés d’elles Zoés & Carathuse, qui tâchoient de les consoler, les assurant qu’elles n’avoient rien à craindre avec un Prince doüé de toutes les qualitez des plus grands Heros.
Les Princesses firent à l’abord de Geofroy, ce que la femme & la fille de Darius, observerent en pareille occasion, à la vûë du grand Alexandre, & Geofroy ne les receut pas avec moins de noblesse & de douceur, que ce Vainqueur des Perses en avoit usé avec la famille de cet infortuné Monarque. Il les plaignit de leur malheur, & leur promit de faire son possible pour adoucir leurs peines : ensuite il donna des ordres afin que rien ne leur manquât, & pria Zoés & Carathuse de tenir compagnie à ces Princesses, pendant qu’il iroit mettre ordre aux affaires de son camp.
En sortant du pavillon de Rosane, ce Prince y fit marcher un détachement de ses gardes comme pour luy faire honneur ; mais c’étoit pour s’assurer contre les surprises qui pouvoient arriver. La Princesse s’en douta, mais Zoés tourna la chose si adroitement, qu’elle se laissa persuader ce qu’on voulut, & n’en témoigna aucune émotion.
Quelques heures aprés on vit arriver un Heraut d’armes, qui venoit reclamer les Princesses, & proposer leur rançon. Geofroy répondit qu’il étoit bien le maistre de la regler, mais qu’il étoit de la bienseance de n’en rien faire sans l’avis des Princes ses alliez, & qu’il leur en donneroit incessamment des nouvelles.
Cette réponse étoit juste, toutefois elle avoit un autre motif que cette déference. Geofroy avoit beaucoup regardé la Princesse Elomire, fille de Rosane, & la mere, qui étoit une femme fort adroite, s’en étoit apperçuë, & l’avoit fait remarquer à Zoés, & à Carathuse. Elomire étoit assez belle, cependant Rosane la surpassoit en tout, & son âge ne luy faisoit aucun tort ; puisqu’elle n’avoit que quatorze ans plus que sa fille, qui en avoit quinze.
Rosane étoit du caractere des belles femmes, qui veulent seules attirer les yeux. Les frequens regards que le Prince avoit jettez sur sa fille, avoient trouvé moyen de la choquer, quoy-qu’elle fût alors toute occupée de son affliction. Elle n’eut d’abord aucun dessein ; mais dans la suite elle employa tous ses charmes pour se captiver son vainqueur, & réünir en elle tous ses desseins.
Quant à Elomire, elle ne s’étoit point apperçuë ni des regards du Prince, ni de la peine que sa mere en avoit euë : elle étoit d’un naturel tranquille, ennemy de l’embarras ; & même quelques jours aprés sa captivité, elle commença à regarder son sort, comme un état auquel elle devoit s’accoûtumer.
Pendant ce temps-là Geofroy voyant qu’il ne pouvoit combattre les Sarazins, trouva à propos de retourner dans son vieux camp, qui étoit bien fortifié, & fit agréer aux Princesses d’aller demeurer à Samarie, où on leur prepara un Palais. Elles y reçûrent la visite de tous les Princes, dés qu’on sçut leur arrivée. Le Roy d’Angleterre y alla aussi, & la Reine son épouse l’accompagna par curiosité ; elle se nommoit Gelase, & étoit fille du Roy de Navarre. Richard qui en étoit éperdument amoureux, avoit repudié la fille de Philippe Auguste à son sujet, quelque temps avant son départ, & avoit épousé Gelase à son arrivée en la Terre Sainte, où elle étoit venuë avec la Reine de Sicile. Cette Gelase étoit d’un naturel hautain. Elle entra chez Rosane en Souveraine, ne luy fit aucuns honneurs, & tint même des discours à cette Princesse fort humilians, au sujet de sa captivité, qu’elle nommoit durement un esclavage.
Geofroy, qui étoit present à cette conversation, ne pouvant souffrir les manieres imperieuses de la Reine, ni la mortification, ou ses termes incivils reduisoient les Princesses, répondit, mais d’un air galant, qu’il étoit surpris que la Reine crût qu’on pût reduire de si belles Dames en esclavage, elles qui étoient capables de charger de fers les Princes les plus fiers.
Cette réponse fit rentrer la Reine en elle-même, elle prit un visage plus gracieux, applaudit à la galanterie du Vainqueur, & l’avertit fort spirituellement de craindre les propheties. Cette pensée fit rire ceux qui avoient les mêmes sentimens, & donna la liberté de faire l’éloge de la beauté des Princesses, ce qui leur fit beaucoup de plaisir. La Reine ne put s’empêcher aussi d’en dire son sentiment ; & cela fut cause qu’on agita la question, sçavoir si les femmes étoient plus belles en Asie qu’en Europe.
Il n’y a qu’à voir vôtre Majesté pour en juger, dit Rosane à la Reine. Chacun applaudit à ce discours : car Gelase étoit une tres-belle femme, & c’étoit la raison qui l’avoit fait rechercher par le Roy d’Angleterre. Ensuite Geofroy prenant la parole, assura la Reine, qu’il falloit croire la Princesse à son aveu ; puisqu’étant elle-même la plus belle de l’Asie, elle décidoit en faveur des charmes de sa rivale.
Rosane, qui se sentoit déja fort obligée à Geofroy de ses premiers sentimens, luy voulut bon gré d’une décision si avantageuse. Dés qu’elle fut seule, elle repassa dans sa memoire les manieres galantes dont ce Prince avoit sçû faire rentrer la Reine dans les bornes de la civilité dont elle s’étoit éloignée à son égard, ce qui luy avoit esté fort sensible ; & elle se representoit les grandes qualitez de ce Heros, si estimées mêmes de ses ennemis : tout cela réüny, faisoit naistre dans son cœur des sentimens qui alloient plus loin que l’estime.
D’un autre côté ce Prince pensoit bien differemment. Ce qu’il avoit dit à l’avantage de Rosane, partoit seulement de l’honnête homme, qui doit avancer toûjours quelque chose d’obligeant
de Lusignan. 155 pour les Dames ; mais la pensée qu’il avoit euë touchant l’esclavage, étoit l’effet d’un cœur touché des beautez naissantes d’Elomire.
Au milieu de cette nouvelle passion, Geofroy ne perdoit pas ses ennemis de vûë, c’est-à dire qu’il envoyoit souvent en party, pour apprendre s’ils faisoient quelque mouvement ; & un jour il fut fort étonné d’entendre dire qu’ils venoient reprendre fierement la possession de leur ancien camp. Saladin étoit à leur tête, triomphant de son expedition de Joppe : il avoit grossi son armée d’un grand nombre de troupes, qui l’avoient joint. Geofroy apprit que le dessein de ce Prince étoit de forcer son camp, & ensuite d’assieger Samarie, pour délivrer les Princesses par la force, puisqu’on ne rendoit aucune réponse touchant leur rançon. Geofroy communiqua aussi-tôt cet avis à ses alliez, & ils vinrent tous le joindre avec la meilleure partie des troupes de la Croisade, laissans le Duc de Bourgogne à la garde du camp.
Le lendemain on vit paroistre les troupes du Soudan ; elles marchoient en bataille sur deux lignes, & formoient un front d’une aussi grande étenduë que les retranchemens des Chrestiens : chacun avoit son quartier à défendre ; & il avoit esté arrêté qu’on laisseroit approcher les Sarazins, jusqu’à la portée du trait sans faire aucun mouvement. Dés qu’ils y furent arrivez, on en fit pleuvoir sur eux des nuées terribles : ils soûtinrent neanmoins ces décharges avec fermeté, & marcherent toûjours en bonne contenance. Le Soudan donnoit ses ordres de tous costez ; il fit attaquer tous les retranchemens à la fois ; mais il n’y eut que deux bonnes attaques, & trois fausses.
Comme il n’étoit pas informé de la distribution des quartiers, ceux des deux attaques serieuses se trouverent commandez justement par le Roy de Jerusalem, & par Geofroy, ainsi l’on peut juger si les Sarazins furent bien reçus. Ils les attaquerent avec une fureur terrible ; mais ils furent repoussez avec une égale valeur. Saladin & son frere, conduisoient ces deux attaques, leur presence soûtenoit le courage des soldats, les échelles bordoient tout le retranchement : Ils y montoient en foule avec des heursemens épouventables : la rage de se faire tuer à cet assaut, rendoit le spectacle affreux ; on ne voyoit que des testes voler à terre, & des corps mutilez tomber à bas des échelles ; mais plus on en precipitoit, plus l’acharnement étoit grand à s’y porter les uns sur les autres ; & cela provenoit de ce qu’il n’y avoit que ceux, qui étoient parvenus au haut du parapet, qui voyoient le peril, car dés que les feux d’artifices furent arrivez, l’ardeur des assaillis fit ralentir celle des assaillans. Ces feux coulerent le long des échelles, & couvrans tous ceux qui les couvroient, ils se firent sentir depuis les premiers jusqu’aux derniers, malgré les boucliers qu’ils mettoient sur leurs testes, & par ce moyen on les vit bien-tôt abandonnées.
Le soldat rebuté retourne difficilement à la charge. Cette experience, obligea le Soudan à la retraite. Il perdit encore beaucoup de monde en se retirant, quoy-qu’il le fist avec precipitation ; mais ce qui pensa mettre la déroute parmy ses troupes, fut la crainte d’estre suivies par Geofroy. En effet si ce Prince eut pris dans ce moment le party de sortir de ses retranchemens, il est à croire qu’il eût mené les Sarazins battans jusques dans leur camp, puisqu’un seul détachement qui sortit, & qu’ils crûrent estre son avantgarde, leur donna l’allarme d’une telle force, qu’ils doublerent le pas à sa vûë, & abandonnerent une partie du bagage qu’ils avoient amené.
Cette victoire ne causa aucun chagrin à la Princesse Rosane, à cause de la douce habitude qu’elle s’étoit faite, de voir souvent un Prince qui avoit sçû luy plaire ; mais Elomire, malgré son naturel tranquille, parut émeuë de ce facheux évenement : prévoyant que leur liberté seroit plus difficile à obtenir des Chrestiens, si la fortune continuoit à se ranger de leur party. Elle ne se trompa pas. Geofroy se rendit plus difficile pour la rançon des Princesses, il la fit monter à si haut prix, qu’un second Heraut qui fut envoyé, se vit contraint de s’en retourner, sans espoir de pouvoir réüssir dans sa negotiation, & son retour infructueux donna à penser aux plus clairvoyans.
L’assiduité que Geofroy commença d’avoir chez les Princesses confirma les curieux dans leur soupçon. Quoyque ce Prince aimât Elomire, il avoit de grandes complaissances pour Rosane ; & cette Princesse s’attribuoit volontiers tous ses soins, à la maniere des belles femmes, qui croyent que tout leur est dû ; cependant elle remarquoit que Geofroy alloit souvent dans l’appartement de sa fille, & la cherchoit des yeux d’abord qu’il entroit dans un lieu où elle étoit.
Zoés & Carathuse étoient les confidens de cette passion ; & ils la servoient de tout leur pouvoir, parce qu’ils la connoissoient legitime, mais l’un & l’autre avoit bien de la peine à reduire cette jeune personne à donner son cœur à un Prince, qui n’étoit pas de sa loy, & qu’elle regardoit comme l’ennemy de son pere. Ajoûtez que cette Princesse, qui avoit beaucoup de jugement, avoit commencé à s’appercevoir que sa mere parloit toûjours de Geofroy avec éloge, & prenoit plaisir à le voir.
Quoy-que le Prince fût bien informé par ses confidens, que toutes ces contrarietez se trouvoient dans l’esprit de sa Maistresse, il ne laissoit pas de se rendre assidu auprés d’elle, & d’essayer à la vaincre à force d’amour. On pourroit s’étonner que ce Heros au milieu des horreurs de la guerre, ait esté accessible à cette tendre passion, si les Histoires n’étoient pas remplies d’exemples semblables, qui nous montrent que l’amour sçait se jouër ainsi des plus grands hommes.
Cependant Geofroy, qui accordoit tres-bien dans son cœur l’amour & la gloire, quelques jours aprés l’attaque de ses retranchemens, ayant eu avis que le Soudan faisoit conduire un grand convoy à Jerusalem, s’étoit allé mettre en embuscade à deux journées de la ville, où il avoit battu l’escorte, & avoit enlevé le convoy ; ce qui donnoit tant de terreur aux Sarazins, qu’ils n’osoient plus paroistre en campagne.
Au retour de cette expedition, ce Prince assembla un conseil general, où il representa que le convoy qu’il venoit de prendre, rendoit la garnison de Jerusalem fort allarmée ; & que si on l’assiegeoit dans cette conjoncture, il y avoit lieu d’esperer qu’on pourroit s’en rendre maistre. Que les prisonniers qu’il avoit faits, disoient qu’il y avoit peu de vivres dans la place ; & que la reputation que les armes Chrétiennes s’étoient acquises depuis l’arrivée de l’armée de la Croisade, donnoit une tres-grande facilité à cette entreprise. Cet avis fut unanimement approuvé : on prit toutes les mesures pour faire ce siege, les quartiers mêmes furent distribuez entre les Princes ; mais comme on avoit affaire à à tant de Commandans de differentes nations, on travailla lentement à l’execution de ce projet.
Pendant ce temps-là Rosane qui devenoit de plus en plus amoureuse de Geofroy, craignant qu’on ne conclud trop tost à sa rançon, cherchoit sans cesse des moyens pour en differer le Traité. Elle avoit en femme habile, des espions, qui l’avertissoient de toutes les démarches du Prince. C’est pourquoy il ne fut pas sorti du Conseil, qu’elle apprit le dessein qu’on y avoit formé. Cette occasion luy parut propre pour faire connoistre au Soudan, en luy donnant cet avis, qu’elle luy étoit utile où elle se trouvoit, & il ne luy fut pas difficile de faire passer un de ses domestiques au camp des Sarazins pour l’en informer.
Saladin profita d’un avis si important ; il travailla en diligence à jetter des munitions dans Jerusalem par mer, étant maistre de Joppe, et il fit charger au plûtôt des vaisseaux de tout ce qui étoit necessaire pour soûtenir, un siege de cette importance : ainsi la place se trouva munie avant que les Anglois se fussent emparez de leur quartier, qui ôtoit aux ennemis, la communication de la ville avec le port de Joppe.
Les Chrestiens furent dans une surprise incroyable, quand ils apprirent quelques jours aprés, que la place étoit ravitaillée. Le Gouverneur pour favorisser les convois continuels qu’on faisoit de Joppe à Jerusalem, avoit amusé par de frequentes sorties, les differentes troupes, qui prenoient possession de leurs quartiers, sans soupçonner qu’on travailloit en liberté du costé de Joppe à un tel ouvrage.
Le Roy d’Angleterre ne sçut que dire à ce malheur : cependant les Princes parlerent fort haut à son désavantage : on sçavoit que la Reine étoit cause de sa negligence. Richard avoit voulu l’aller voir à Samarie, avant de décamper ; & l’amour qu’il avoit pour cette belle Princesse, voulant se récompenser de l’absence, l’avoit obligé à rester auprés d’elle plus long-temps, que son devoir ne luy permettoit.
Geofroy parla comme les autres, & même avec un peu plus de chagrin, parce qu’il étoit fâché de voir avorter un projet si avantageux, & dont l’execution eut fait rentrer le Roy son frere, dans sa capitale, & les Chrestiens en possession des saints lieux. Les discours que ce Prince tenoit furent rapportez, à la maniere des flateurs de la Cour, à la Reine, qui s’en trouva fort offensée. La vengeance, comme l’on sçait, est l’inclination favorite des femmes ; & cette Princesse en cherchoit les occasions avec ardeur, lorsqu’un de ses Officiers luy apprit, qu’un party Anglois avoit fait des prisonniers, qui assuroient avoir entendu dire chez le Soudan, que Rosane avoit donné l’avis du siege de Jerusalem.
Il n’en fallut pas davantage à Gelase, elle en avertit son époux. Le Roy d’Angleterre, à la sollicitation de sa femme, qui vouloit chagriner Geofroy par son endroit sensible, pria tous les Princes de s’assembler ; les prisonniers furent interrogez en leur presence, & déclarerent la même chose. On fut fort surpris de cela, & le Roy representa combien il étoit dangereux de laisser des prisonniers de cette importance, agir en toute liberté : ensuite il proposa de renfermer Rosane dans la forteresse de Ptolemaïde.
Le Duc de Bourgogne répondit, que la declaration de ces prisonniers n’étoit pas assez sûre, ni quand elle seroit vraye, assez forte, pour traiter si indignement une Princesse, qui étoit libre & retenuë seulement sur sa bonne foy. Que c’étoit à eux à tenir leurs avis plus secrets, & ne les pas répandre, comme on faisoit toûjours, à la sortie des conseils.
A ces mots, Geofroy prenant la parole, dit que le Conseil que l’on convoquoit, pourroit plus justement estre employé à trouver des remedes au mal qu’on venoit de faire à la Chrestienté, & lequel étoit d’une nature à ne pas se guerir facilement.
Ce discours fit élever un bruit sourd, qui témoignoit le mécontentement qu’on avoit de la negligence du Roy d’Angleterre, qui avoit fait manquer un si beau coup. D’un autre costé ce Prince fut fort chagrin contre Geofroy du ton qu’il venoit de prendre dans l’accusation tacite qu’il avoit faite contre luy publiquement : & voilà en quoy les hommes sont injustes. Richard vouloit bien mortifier Geofroy, en proposant de renfermer Rosane dans une étroite prison ; & il trouvoit mauvais que ce Prince s’en ressentît.
Cependant les choses n’en demeurerent pas-là. La Reine jetta feu & flamme contre Rosane, qui garda un profond silence par deux raisons. La premiere, qu’elle se sentoit coupable de ce qu’on l’accusoit. La seconde, que son état present l’obligeoit à souffrir. Tous ceux qui étoient dans le party de Geofroy, faisoient passer ce silence, pour une grande moderation, & le Prince alloit chez Rosane à son ordinaire. L’amour extrême qu’il avoit pour Elomire, de laquelle il commençoit à estre regardé de bon œil, fit qu’il soûtint tout ce qu’on pût dire au désavantage de sa mere ; & d’autant plus que cette Princesse assuroit toujours qu’elle n’avoit point donné cet avis.
L’opiniâtreté à nier cette verité, obligea le Roy d’Angleterre à députer en particulier vers le Soudan, sous pretexte de reclamer des prisonniers Anglois ; l’Officier dont il se servit pour executer cette commission, étoit un homme subtile, & qui possedoit la langue Arabe : il luy donna ordre sur tout de s’informer adroitement des domestiques de Saladin, de ce qu’il vouloit sçavoir en leur faisant connoistre que le Soudan avoit fait un grand coup dans l’entreprise de munir Jerusalem, & aprés avoir découvert le mystere, qu’il les avertiroit en confidence, qu’on étoit sur le point de renfermer les Princesses dans la forteresse de Ptolemaïde, parce que Rosane étoit soupçonnée de mander tout ce qui se passoit.
L’affaire réüssit comme elle avoit esté projettée. Le Roy d’Angleterre, sçut positivement que c’étoit Rosane, qui avoit donné l’avis, & il arriva ce que la Reine souhaitoit : car le Soudan averty par les siens du dessein qu’on avoit pris contre Rosane, dépêcha un de ses principaux Officiers, avec un plein pouvoir de traiter pour le rachat des Princesses, aux conditions que les Chrestiens le trouveroient à propos. L’arrivée de ce Député étonna bien des gens, & sur tout Rosane. Elle fit ce qu’elle put pour empêcher Geofroy d’écouter les propositions du Soudan. C’étoit aussi son intention, mais le Roy d’Angleterre faisoit entendre à tous les Princes, que les offres de Saladin étoient trop avantageuses pour les refuser : aussi chacun se rendoit à une verité si plausible, & lorsque dans un conseil que l’on tint à ce sujet, on demanda à Geofroy son avis, il prefera sans balancer l’utilité publique, à l’interest de son cœur, consentant qu’on reçût l’argent comptant qu’on proposoit de donner, avec la liberté du nombre de Chrestiens dont on étoit convenu.
Il est difficile d’exprimer la douleur que Rosane ressentit de la conclusion de ce Traité. En effet cette Princesse étoit d’autant plus à plaindre, quelle n’avoit personne à qui elle osast confier ses chagrins, qu’à celuy qui en étoit l’auteur.
D’un autre costé le Prince étoit inconsolable de se voir enlever Elomire ; & cette jeune Princesse, qui avoit enfin ouvert son cœur, comme je l’ay dit, aux empressemens de Geofroy, sentit pour la premiere fois, les peines que peut causer une absence prématurée.
Zoés & Carathuse s’occupoient à consoler ces amans. J’ay dit qu’ils étoient les confidens de cet amour naissant ; le Prince les en avoit fait dépositaires, & ne leur avoit jamais rien déclaré des feux illegitimes de Rosane, qu’il tâchoit seul d’éteindre par toutes sortes de moyens ; mais plus il faisoit des efforts pour y réüssir, & plus cette Princesse se livroit aux extravagances de sa passion.
La Reine d’Angleterre, qui avoit gagné des espions pour sçavoir ce qui se passoit chez les Princesses, étoit informée que Geofroy n’en bougeoit, & qu’ils étoient tous dans la derniere consternation, d’où l’on peut juger si son cœur nageoit dans la joye.
Dans ces entrefaites le Député de Saladin arriva avec la rançon promise, & les esclaves, au nombre de mille, ou environ, qui étoient tout ce qui restoit entre les mains des Sarazins depuis la derniere échange qu’on avoit faite avec eux.
Ce fut alors que Geofroy considerant qu’il alloit se separer, peut-être pour jamais, d’une Princesse qu’il adoroit, se sentit penetré d’un vray chacrin ; & si la gloire ne se fût opposée à la violence de sa passion, il auroit declaré à ses freres, & à ses amis, l’état où il se trouvoit, & se seroit servi de tout son pouvoir, pour retenir des prisonnieres, que le sort des armes luy avoit acquises.
Ce Prince rempli de cette moderation heroïque, alla faire ses adieux aux Princesses separément ; & comme il avoit des mesures à garder avec Rosane, pour ne pas se la rendre contraire, il reçut toutes les tendresses qu’elle luy témoigna avec des honnêtetez si grandes, qu’elle les prit pour tout ce qu’elles n’étoient point, & se laissa ainsi abuser facilement, pour flatter son amour.
Mais la scene fut toute autre chez Elomire. Geofroy malgré son grand cœur, fit paroistre toutes les foiblesses ausquelles un amant, veritablement touché, se livre dans une pareille occasion ; & la Princesse de son costé n’étoit pas moins penetrée de douleur, à la vûë d’une si rude separation ; mais la pudeur de son sexe n’en faisoit entrevoir qu’une partie à son amant : toutefois ce qu’il en voyoit, soulageoit infiniment ses peines. C’est une manie assez particuliere entre les amans, que dans ces sortes d’occasions, plus on voit souffrir l’objet aimé, plus on ressent de soulagement.
Zoés & Carathuse arriverent pendant que ces amans étoient en cet état & se juroient un amour éternel. Ces deux confidens sortoient de l’appartement de Rosane, & l’avoient fait consentir fort prudemment, qu’elle ne recevroit aucune visite, & partiroit au plûtôt. Geofroy approuva fort ce dessein, & les Princesses ne songerent plus qu’à leur départ. Enfin l’heure ayant esté marquée, que Rosane, & Elomire devoient quitter des lieux où elles laissoient la meilleure partie d’elles-mêmes ; Geofroy fit un détachement des troupes les plus lestes de son armée pour escorter ces Princesses jusqu’au camp des Sarazins, & leur faire tout l’honneur qui étoit dû à leur rang. Il pria aussi Zoés & Carathuse de l’accompagner. On peut croire que ce Prince fut presque toûjours le sujet de la conversation pendant tout le chemin ; c’étoit à qui se louëroit le plus de ses belles manieres, & des plaisirs qu’il avoit cherché sans cesse à leur procurer.
Le départ de ces Princesses tranquilisa un peu les esprits : cependant la Reine d’Angleterre jettant les derniers feux de son cœur vindicatif, ne put s’empêcher de parler à leur désavantage, quoy-qu’elle les vît éloignées, & fit repandre malicieusement de tous costez par ses émissaires, le recit de ce qui s’étoit passé entre elles & Geofroy, au moment de leur separation : Mais tous ces bruits faisoient éclater la vertu du Prince, au lieu de la ternir, chacun admiroit sa moderation, persuadé qu’il eût esté en son pouvoir de retenir ces Princesses malgré toutes les oppositions de l’envie, en cas que son cœur y eût pris interest ; & que s’il ne l’avoit pas fait, il n’avoit esté porté à cette generosité que par un esprit de paix.
Quelques jours aprés, le Conseil de guerre trouva à propos de joindre toutes les troupes ensemble, & de s’approcher de Jerusalem, pour voir quels mouvemens feroient les ennemis. Ce dessein paroissoit avoir une vûë juste : toutefois c’étoit une adresse du Roy d’Angleterre, pour affoiblir le pouvoir de Geofroy, qu’il s’imaginoit estre trop puissant, d’avoir une armée separée.
Geofroy quitta donc son camp, qui couvroit Samarie, & vint joindre l’armée de la Croisade, laquelle s’éloigna aussi en même temps de cette ville, & s’approcha de Jerusalem. Mais elle ne fut pas plûtôt arrivée dans son nouveau camp, que les Sarazins s’emparerent des retranchemens de Geofroy, quoy-qu’il eût eu la précaution de les démolir en les abandonnant. Le Soudan fit travailler jour & nuit pour les reparer, & s’y établir : de sorte que vingt-quatre heures aprés il se trouva hors d’insulte. Cette activité donna des soupçons, mais on ne penetra point les desseins de Saladin que quelques jours aprés, qu’il les fit éclater.
J’ay dit que ce Prince avoit reçû un grand nombre de troupes, plusieurs autres l’avoient encore joint depuis ce temps-là, si bien qu’il se voyoit six vingt mille hommes au moins, lorsqu’il vint s’établir dans ce nouveau camp. Les retranchemens de Geofroy n’étans pas suffisans pour contenir cette nombreuse armée, le Soudan poussa sa gauche vers le camp des ennemis, au devant duquel il fit plusieurs forts. Tout cela ne declaroit point encore son projet ; mais un matin on fut étonné de le voir marcher en bataille, laissant Samarie derriere luy, & étendant sa droite vers la gauche des Chrétiens.
A dire la verité, une si grande armée, qui surpassoit presque de moitié, celle qui luy étoit opposée, surprit d’abord. On crut qu’elle alloit attaquer le camp, & l’on trouva à propos de s’y renfermer ; mais ces troupes resterent tout le jour sous les armes dans cette contenance, faisant retentir l’air de tous leurs instrumens militaires ; & cependant un grand nombre de pionniers travailloit derriere elles, à des lignes de circonvallation, pour assieger Samarie, & à de bons retranchemens pour faire teste aux Chrestiens.
Ce fut alors que l’on commença à blâmer l’avis qu’on avoit donné de faire sortir Geofroy de son camp, les plus penetrans en rechercherent l’origine, on la reconnut, & l’on en sçut les raisons. Le bruit s’en répandit aussi-tôt parmy le camp : on joignit cette action à ce qui étoit arrivé du costé de Joppe, & le Roy d’Angleterre fut accusé ouvertement d’estre la cause de l’état fâcheux où l’on se trouvoit.
En effet la situation des affaires paroissoit fort triste. Samarie étoit assiegée, & les magazins generaux renfermez dans cette place, à l’exception d’une certaine quantité de munitions qu’on avoit eu la précaution d’en tirer pour estre plus à la portée du camp ; mais elle ne pouvoit suffire que pour quelques jours : ce qui obligea le Conseil de guerre à arrêter que l’armée se trouvant trop foible pour resister à celle des ennemis, & privée de ses magazins, il étoit necessaire qu’elle se retirât sous les murailles de Ptolemaïde, comme étant la plus proche de ses forteresses.
Geofroy, qui n’avoit pas coûtume de craindre les Sarazins, & de se retirer en leur presence, remontra que la retraite seroit dangereuse si les ennemis s’en appercevoient ; que des troupes qui fuyent sont à moitié vaincuës ; & que puisqu’on étoit assez malheureux de s’estre laissé reduire par des intrigues & des factions, à l’extrémité, où l’on se voyoit, le plus honorable, & le plus sûr, étoit de risquer un combat, plûtôt que de s’exposer à estre taillez en pieces, en prenant le party qu’on proposoit.
Cette remontrance fit revenir de leur opinion les plus courageux ; mais le grand nombre des ennemis, sur tout le manquement des munitions, étoient de puissantes raisons pour faire incliner à la retraite. Geofroy eut beau alleguer que la victoire ne se déclare pas toûjours pour les gros bataillons, qu’il suffit de mépriser son ennemy, pour le vaincre ; qu’ils avoient affaire à des troupes ramassées, la pluspart milices, sans discipline : & qu’enfin les Chrestiens combattoient pour la cause du Ciel, qui ne les abandonneroit jamais à la fureur des Infideles.
Ce discours étoit sensible, cependant il ne fut pas suivi ; & la retraite fut arrêtée pour la nuit suivante. Cette opinion étoit si fortement établie dans tous les esprits, que Geofroy ne put resoudre ses freres même à suivre son avis, & il ne trouva qu’Oton, Duc de Bourgogne, un des hommes les plus hardis de son temps, qui luy promit de ne le point abandonner, s’il vouloit entreprendre quelque action digne de leur gloire.
Geofroy embrassant Otton, luy déclara que son dessein étoit de laisser partir l’armée, & de rester dans le camp avec les huit mille hommes qu’il avoit, que pendant qu’elle marcheroit, il observeroit la contenance des Sarazins ; que s’ils paroissoient tranquiles dans leurs retranchemens, il la suivroit pour soûtenir l’arriere-garde en cas de besoin ; & que s’ils sortoient pour la combattre, il prendroit le chemin de leurs lignes, passeroit au travers, leur donneroit en queuë pour faire diversion, & se retireroit ensuite dans la place pour la défendre jusqu’à l’extrémité. Ce projet plut au Duc de Bourgogne, il voulut rester avec les Poitevins : de sorte que les François coururent seuls le hazard de cette journée, & en sortirent glorieux, ainsi que vous allez entendre.
Cependant les Rois voyans Otton dans cette resolution, & que ces deux Princes détachez affoiblissoient leur armée de dix-huit mille hõmes au moins, douterent s’ils poursuivroient leur dessein ; mais informez que ce gros détachement les soutiendroit, en cas qu’ils voulussent se mettre en marche pendant le jour, ce qui étoit plus honorable que pendant la nuit, l’armée partit le lendemain en bataille, & détacha plusieurs escadrons pour aller escarmoucher, quand elle seroit à la vûë des ennemis.
Le mouvement d’une partie de cette armée, qui se mettoit en marche, pendant que l’autre sembloit garder le camp, étonna les Infideles. Saladin assembla son Conseil, & l’on trouva à propos de ne point interrompre cette marche, qu’on n’eut vû à quoy elle se détermineroit. L’armée avança donc sans que rien s’ébranlât ; & lorsqu’elle fut à la hauteur de la droite des ennemis, les escadrons commandez allerent fierement jusqu’à la demie portée du trait faire leur décharge. Les Sarazins s’émurent à cette insulte ; & d’autant plus, qu’ils apperçûrent que la teste de l’armée Chrestienne se rangeoit en bataille pour faire face à leur droite ; mais ce n’étoit que pour couvrir les troupes qui suivoient, & leur donner le temps d’avancer, ce qui réüssit fort heureusement, car cette fierté suspendit encore pendant quelques heures la resolution des Sarazins.
Pendant ce temps-là Geofroy voyant l’armée fort avancée, & qu’il étoit necessaire de la suivre, sortit du camp, avec Otton, faisant retentir les airs du son de leurs trompettes ; & ces deux Princes marcherent d’un pas victorieux droit aux retranchemens des Sarazins, qu’ils trouverent presque dégarnis de ce costé-là, parce que Saladin s’étant transporté à l’endroit que les Chrestiens faisoient mine de vouloir venir attaquer, avoit pris le party de faire sortir toutes les troupes de sa droite pour les mettre en bataille ; & comme la ligne entiere filoit en hâte pour le joindre, Geofroy trouva jour pour la couper, & donnant avec furie sur tout ce qui se presentoit à son passage, il separa facilement cette armée.
Otton prit le soin de faire teste aux troupes qui arrivoient le long de la ligne, pendant que Geofroy tomba sur le Soudan avec une si grande valeur, qu’il l’étonna : aussi son état étoit tresperilleux. Ce Prince se voyoit entre deux fers, separé du reste de son armée, ses soldats épouvantez de se voir exposez aux coups d’un bras qu’ils redoutoient, & point de retraite à esperer.
Dans ces entrefaites l’armée Chrétienne considerant le desordre du Soudan, s’étoit avancée pour soûtenir sa cavalerie, & faisoit de terribles décharges sur les Sarazins. Alors la terreur les saisissant tout à coup, ils ne se trouverent plus capables d’écouter les ordres de leur General. Les uns s’abandonnerent à la fuite, sans sçavoir où trouver leur salut : les autres jettoient les armes bas, & demandoient quartier ; mais Geofroy en vainqueur experimenté, les faisoit passer tous au fil de l’épée, pour ne pas se charger de prisonniers au commencement d’un combat.
D’un autre costé Otton avoit eu bon marché d’abord des troupes, qui arrivoient en desordre ; mais quelque temps aprés se trouvans en grand nombre, & de braves Officiers à leur teste, il avoit besoin du secours que luy amena Geofroy aprés la déroute de Saladin. Alors ces troupes voyans ce renfort, & que le Soudan avoit pris la fuite, ne firent point de difficulté de l’imiter, & les François de les poursuivre l’épée dans les reins, faisans une boucherie effroyable le long des lignes.
A cette vûë l’armée Chrestienne quittant son dessein, suivit les pas des victorieux, & servit à ramasser les dépoüilles des vaincus ; lorsque Geofroy, & Otton couroient aprés la gloire, elle fit prisonniers tous ceux, que ses avant-coureurs du triomphe laisserent derriere eux. Enfin ce prodigieux nombre de troupes se vit dissipé avant que le jour finît, & il n’y eut que l’ombre de la nuit, qui sauva aux horreurs de la mort, les tristes restes de cette nombreuse armée.
Les Chrestiens aprés avoir rendu graces au Ciel d’une victoire si glorieuse, si complette, & si peu esperée, camperent sur les lignes des Infideles, ou pour mieux dire dans leurs pavillons, car ils avoient abandonné leur camp dans son entier, sans avoir eu le temps d’emporter la moindre chose.
Lorsqu’il fut question du campement, personne ne disputa, comme l’on peut croire, à Geofroy, & à Otton, la teste de l’armée, qui étoit le poste d’honneur ce jour-là ; & aussitost que les quartiers furent établis, tous les Princes & les Commandans vinrent congratuler, & remercier les victorieux d’avoir sauvé leur gloire, & peut-estre leur vie, dans une occasion si desesperée.
Le Roy d’Angleterre sur tout reconnut la faute qu’il avoit faite, & embrassant Geofroy, luy demanda son amitié, & un oubli éternel des chagrins qu’il avoit cru luy donner. Il étoit ravy que cette heureuse journée luy rendoit sa chere Gelase, qui se trouvoit enfermée dans Samarie, & en risque de se voir exposée à la mercy des Sarazins, où par un retour terrible, cette Reine si fiere auroit servy d’esclave à sa rivale.
Le lendemain on eut avis que Saladin s’étoit sauvé du costé de Jerusalem, & que par bonheur pour luy, la plus grande partie des fuyards avoit pris la même route, aussi étoit-ce celle qui leur étoit la plus facile, puisque l’armée des Chrestiens s’en étoit éloignée en prenant le chemin de la droite des Sarazins.
Quoy-que cette victoire fût tresgrande, elle ne décida rien : au contraire, le Soudan ayant ramassé les débris de son armée, se trouva plus fort qu’on ne s’imaginoit, parce qu’à quelques jours de là, aprés la revûë faite de ses troupes, il compta encore prés, de quatre-vingts mille hommes : ainsi c’étoit environ quarante mille morts, blessez, ou faits prisonniers, & même tués par les paysans, qui haïssoient les Sarazins à la fureur.
Ce Prince, qui n’avoit rien de plus important, que de conserver Jerusalem, fit des travaux surprenans pour se retrancher sous ses murs ; & il s’étendit encore du costé de Joppe, comme étant un poste d’une extrême consequence, & le seul d’où il pouvoit tirer les secours dont il avoit besoin. Pour cet effet il y fit construire de nouvelles fortifications, & donna ordre à toute son armée navale d’y venir.
On peut croire que ces précautions arrêterent les desseins que les Chrétiens pouvoient avoir de ce costé-là. Ils demeurerent dans leur camp de Sanarie, assez tranquillement, se contentans d’envoyer des détachemens vers les ennemis, & ils faisoient souvent des prisonniers, de qui ils apprenoient toutes ces nouvelles.
Chapitre V
Zoés, par une avanture toute extraordinaire, prend congé de Geofroy pour se retirer en Arabie. L’état des affaires contraint le Roy de Jerusalem à faire une tréve de dix ans avec Saladin. Amours de Geofroy, & de la Princesse Elomire, niece du Soudan. Avantures surprenantes à ce sujet. Geofroy retourne en France.
QUand Zoés & Carathuse apprirent que les deux partis étoient assez tranquiles, ils partirent de Damas, & vinrent retrouver Geofroy, qui fut bien-aise de revoir ces deux amis. Ils luy firent un recit exact de ce que Rosane & Elomire avoient fait depuis leur départ de Samarie, & luy dirent le chagrin extrême que la derniere avoit eu de le quitter ; Carathuse luy rendit aussi une lettre de cette Princesse, & cette agreable surprise luy fit plaisir : il l’ouvrit avec une marque d’impatience, & y lut ce qui suit.
Je me trouve bien bonne de vous écrire, aprés tout le mal que vous nous faites. J’avois resolu de ne plus vous aimer, mais qui peut tenir contre un Heros, qui sçait vaincre des armées formidables, & s’assujettir les cœurs les plus fiers. J’admire la conduite que l’amour a tenuë pour soûmettre le mien; tout puissant qu’il est, il sçavoit que seul, il n’auroit jamais eu le pouvoir de le reduire à faire ses volontez : il a emprunté le secours du Dieu de la guerre, cette Divinité m’a jettée entre vos bras, & ma liberté a esté le prix de vostre victoire. Ce fut alors qu’ayant tout le temps de considerer vos grandes qualitez, elles acheverent de vaincre ce qui restoit de libre en moy, & ne dépendoit que de moy seule. Accoûtumé au triomphe, vous voulutes encore en triompher, & vous en eutes tout le plaisir. Ensuite content de vostre gloire, vous souffrites que je reprisse ma premiere liberté ; mais où est celle que vostre vertu m’a ravie ? Je suis sortie d’auprés de vous chargée de chaînes plus pesantes que celles d’un esclavage visible. J’ay des peines & des inquietudes, que je ne sentois point avant que je vous eusse vûë ; ce n’est donc qu’une liberté apparente que vous m’avez renduë, rendez la moy toute entiere. Mais quoy : Il n’est plus en mon pouvoir de la reprendre. A Dieu. Mandezmoy si au milieu de vos glorieuses occupations, & chargé du soin de vos armées victorieuses, vous songez que je suis tristement separée de vous.
Geofroy se sentit penetré de cette lecture, & son amour augmenta de tout ce qu’il pouvoit augmenter. Le tour d’esprit qui paroissoit dans la lettre de la Princesse, luy plut beaucoup. Elle étoit tendre, & c’est ce qu’il faut pour soûtenir la passion d’un amant. Carathuse dit au Prince, que Rosane l’avoit aussi chargée avec empressement de le saluer ; mais Geofroy, qui connoissoit la passion, que cette Princesse avoit pour luy, ne voyant point de lettre de sa part, crut qu’elle n’avoit osé se hazarder à luy écrire par un homme, qui étoit fort consideré de son époux, & du Soudan.
Toute la soirée fut employée à s’entretenir de ces Princesses, & des nouvelles qui avoient couru de la défaite de l’armée de Saladin, qu’on croyoit encore plus grande qu’elle n’étoit. Le Prince fit à ses amis un recit naturel de l’action, leur raconta son origine, & montra le danger qu’il y a à celuy dont la puissance est absoluë, d’adherer aux sentimens d’une femme vindicative, & emportée.
Sur la fin de la conversation, Zoés dit à Geofroy, qu’il avoit eu avis par une voye extraordinaire, que sa mere étoit morte par une avanture fort étonnante, & dont il n’y avoit qu’un seul * exemple dans toute l’antiquité. Le Prince souhaitant sçavoir quelle étoit cette avanture, Zoés commença ce discours. Je vous ay entretenu, Seigneur, des mariages que les substances élementaires peuvent contracter avec les filles des hommes ; mais je ne vous ay pas dit que pendant ce mariage il ne doit jamais naistre d’une même femme deux enfans par deux grossesses differentes ; & la raison est que ces heureux Genies ne cherchent point à se multiplier comme font les hommes, ils sont bien aises seulement d’avoir un portrait d’eux-mêmes, quoy-que foible, dans lequel ils puissent se complaire, & leur servir à glorifier le Createur.
Quoy-qu’Amasis eût instruit ma mere de ce qu’il étoit important qu’elle sçût à ce sujet, pour s’y conformer. L’amour extrême qu’elle portoit à son époux, la violentoit quelquefois jusqu’à un point, qu’il avoit beaucoup de peine à moderer sa passion ; mais elle étoit pardonnable dans ses mouvemens. Je vous ay décrit la figure toute charmante, dont Amasis s’étoit revêtu pour se communiquer à Egerie. Pouvoit-elle apporter de la moderation à un amour, qui devoit estre sans bornes pour de si rares perfections ? Cet effort étoit trop difficile pour une mortelle.
Enfin ma mere ces jours derniers, joüissant de la presence heureuse de son époux, se sentit tout à coup si enflammée d’amour pour tous ses charmes, qu’elle le pressa de luy donner un second fils. Il luy remontra l’impossibilité de la satisfaire, à cause de la foiblesse de sa nature : il luy découvrit même le risque qu’elle couroit de la vie, s’il l’approchoit d’elle sans une préparation qui luy étoit necessaire pour moderer l’ardeur de son essence, & la reduire à un degré qu’elle fût capable de supporter. Rien ne la put appaisser, que l’accomplissement de ses désirs. Ainsi Amasis poussé à bout, ne put se défendre de ses empressemens ; mais cette amante infortunée ne l’eut pas plûtôt joint, qu’elle se sentit penetrée, d’une flamme devorante ; & elle fut consumée en peu de temps, sans qu’on pût y apporter aucun remede. J’ay sçû que tout son regret en expirant, avoit esté de ne pouvoir mourir entre mes bras, pour la consoler du départ de son époux, qui avoit disparu à ses yeux.
Cette triste avanture donna du chagrin à Geofroy. Ce Prince avoit beaucoup de tendresse pour Zoés, & se plaisoit infiniment aux entretiens de ce Sage. Il comprit bien qu’il alloit le quitter, pour mettre ordre à ses affaires domestiques ; & cette pensée augmenta son déplaisir ; mais comme il sçavoit que son ami auroit de la peine à luy déclarer son départ, il le prévint, & luy conseilla d’y songer. Zoés luy avoüa qu’il étoit dans cette resolution ; & prenant congé du Prince, il luy fit mille remercimens de luy avoir accordé si genereusement son amitié, & luy en demanda la continuation. Le lendemain il prit le chemin de Cerine ; mais Carathuse resta auprés de Geofroy, aimant mieux vivre avec cet amy, que de retourner à son gouvernement de Gades.
Dans le même temps la Reine d’Angleterre, toûjours agitée de son esprit de curiosité, voyant Zoés & Carathuse de retour, jugea que Geofroy avoit reçû des nouvelles des Princesses. Sa jalousie se reveilla aussi-tôt, elle rechercha ses espions, les mit de nouveau sur les voyes, & apprit qu’Elomire avoit écrit à son amant : ce fut par un des Valets de chambre du Prince, qu’on découvrit ce secret. Et c’est ainsi que les Grands, qui ne peuvent rien faire sans estre observez, sont toûjours trahis par ceux qui les approchent de plus prés.
La Reine n’osant plaisanter ouvertement des amours de Geofroy, s’en railloit en particulier avec ses familiers, & s’applaudissoit d’avoir travaillé si heureusement à l’éloignement des Princesses, dont la beauté avoit merité sa haine ; mais les railleries que Gelase faisoit dans son cabinet, se répandirent bien-tôt plus loin ; & comme les Princes ont toûjours auprés d’eux des courtisans, qui ne cherchent qu’à leur apporter des nouvelles, que souvent ils pourroient bien se passer d’entendre, on peut juger si les deux Rois, Geofroy même, & les autres Princes, n’en furent pas bien-tôt informez.
La moderation que Geofroy témoigna par son silence, les chagrina tous si fort contre la Reine, que les plus zelez luy en firent ouvertement des reproches. Richard voulut parler sur ce sujet, mais on le condamna d’avoir tant de foiblesse pour une folle, qui meritoit mieux d’estre renfermée, que de la laisser courir le monde.
Gelase enragée d’un traitement si public, persuada à son mari de retourner en Angleterre, le Roy de Jerusalem, qui étoit fort attentif à tout ce qui regardoit ses interests, fut averti de cette resolution : il sçut encore que les galeres de Venise, de Pise, & les vaisseaux de Frise, & de Danemarc, songeoient de même à retourner dans leur païs ; tout cela luy ôtant plus de quinze mille hommes, il resolut de faire une tréve avec le Soudan : aussi-bien étant retranché comme il étoit, on ne pouvoit l’entamer, & qu’ainsi son armée se consommeroit à ne rien faire.
Ce Prince ne consultant donc que ses freres, & le Duc de Bourgogne, envoya Carathuse comme un ami commun vers Saladin, avant qu’il eût nouvelle du départ des vaisseaux Chrétiens. Ce Sage ne commit point le Roy Guy. Il representa seulement au Soudan, l’état où le dernier combat l’avoit reduit, les travaux qu’il avoit esté contraint de faire pour se mettre à couvert de l’insulte des victorieux, il luy fit remarquer que Geofroy avoit un tel ascendant de fortune sur luy, qu’il étoit à craindre que n’ayant pû luy resister une seule fois, il pourroit à la fin succomber entierement ; & il ajoûta que toutes ces reflexions l’avoient porté à croire, qu’une tréve pourroit luy estre avantageuse ; qu’il osoit se flatter que s’il la proposoit de luy-même aux Chrestiens, il les obligeroit à y consentir, & qu’étant toûjours infiniment dans ses interests, il étoit venu le pressentir là dessus.
Saladin, qui avoit écouté attentivement ce discours, & en connoissoit la verité, remercia son amy de l’offre de service qu’il luy faisoit, & le pria d’y employer son entremise. Carathuse retourna donc au camp des Chrestiens, & fit signer aux Princes de Lusignan, & au Duc de Bourgogne, un Traité par lequel les deux partis s’accordoient reciproquement une tréve de dix ans ; & que pendant ce temps-là chacun joüiroit en toute liberté des places dont il étoit en possession, avec leurs dépendances, &c. Le Soudan souscrivit aux mêmes conditions ; & quelques jours aprés le retour du Plenipotentiaire, les vaisseaux & les galeres dont j’ay parlé mirent à la voile, & furent bien-tôt suivis des Anglois. Ce départ augmenta la tranquilité que la tréve donnoit ; on envoya toutes les troupes dans des quartiers, pour se rétablir des fatigues qu’elles avoient souffertes pendant une guerre si longue ; & l’on songea à mettre toutes les places en bon état.
Un mois aprés la conclusion de la tréve, le frere de Saladin mourut subitement, & jetta sa famille dans la douleur, car c’étoit un bon Prince, & fort aimé. Cette mort donna aussi du chagrin à Geofroy, parce qu’il sçavoit la tendresse qu’Elomire avoit pour son pere. Il voulut l’en consoler par une lettre qu’il luy écrivit, & ne trouva pas de meilleur moyen pour la luy faire rendre en sûreté, que de la confier à Carathuse. La tréve qui avoit réüni les cœurs, ou du moins avoit suspendu la haine, obligeoit les Princes aux civilitez reciproques, qui s’observent dans ces occasions. C’est pourquoy Geofroy s’en servit pour envoyer son ami faire compliment aux Princesses, & au Soudan, sur cette mort inopinée.
Saladin étoit à Damas pour lors. Carathuse luy fit son compliment ; & ce Prince le reçut avec les remercimens ordinaires, mais il trouva Rosane sur son départ pour l’Egypte. Ses affaires l’appelloient dans cette Province, & le Soudan l’obligeoit à aller y donner les ordres, que la mort de son époux luy demandoit.
L’Envoyé rendit à cette Princesse une lettre d’honnêteté, que Geofroy luy écrivit, sur la perte qu’elle venoit de faire d’un époux plein de merite, & regreté de tout le monde, ce qui devoit faire sa consolation ; mais ces complimens ne luy plurent pas, elle eût bien voulu trouver dans cette lettre des sentimens conformes aux siens ; la mort toute recente de son mary, n’apportoit aucun obstacle dans son cœur à cet égard. On voit des femmes de ce caractere.
La lettre que reçut Elomire étoit d’un autre style, Carathuse attendit un temps commode pour la rendre à cette Princesse. Aussi-tôt qu’elle l’eut, elle l’ouvrit avec une precipitation, qui témoignoit sa joye, & elle y trouva ces paroles.
Le sensible plaisir que m’a donné vôtre lettre, charmante Princesse, s’est vû cruellement troublé par la douleur, que je sçay que vous avez ressentie de la mort de celuy qui vous a donné la vie. Mais comme je me persuade que les premiers mouvemens que vous devez à la nature ont à present cedé à ceux que l’amour vous inspire, & qu’ainsi vôtre esprit est dégagé de l’accablement de ces tristes pensées, je reprens de même cette joye, dont la lecture de vôtre lettre m’a penetré ; & je veux bien vous avouër, pour soulager vos inquietudes, que vous êtes tres-vengée de celuy qui vous les cause. Vôtre vainqueur, par un retour merveilleux, se voit entierement soûmis par vos attraits ; & je vous assure que l’absence n’a fait qu’augmenter sa passion. Nous avons à present une tréve qui rétablit le commerce entre les deux partis ; & je n’y ay contribué que pour avoir le plaisir de vous voir. J’attends vôtre réponse avec impatience, pour m’y disposer, & faire paroistre à vos yeux un amour sans bornes, pour payer toute la tendresse que vous me témoignez. Adieu.
Il est aisé de juger du chagrin qu’Elomire reçut, d’apprendre que son amant se disposoit à faire le voyage de Damas, lorsqu’elle se voyoit obligée à suivre sa mere en Egypte. Elle s’en plaignit à Carathuse en des termes si touchans, qu’il s’en trouva aussi tout émû ; & s’efforça de la consoler : mais toutes ses raisons ne faisoient qu’augmenter sa douleur.
Cette Princesse affligée passa la nuit dans une agitation si forte, que le lendemain on luy trouva de la fievre. Le Soudan ayant esté informé de l’indisposition de sa niece, vint la voir, & conseilla à Rosane de differer son départ, jusqu’à ce qu’on eût vû à quoy cette émotion se fixeroit. Mais comme elle ne provenoit que d’une surprise, l’alteration cessa, lors qu’Elomire commença à se tranquiliser par les reflexions : de sorte qu’elle se vit en état de partir quelques jours aprés.
Cependant Rosane, à qui tout faisoit ombrage, consideroit la promtitude de la maladie de sa fille avec des soupçons, qui approchoient fort de la verité ; & pour l’approfondir, elle concilioit le temps que son mal avoit paru, avec les symptômes, qui l’avoient declaré, & les personnes qui y étoient presentes. La longue conversation que Carathuse avoit euë avec Elomire jointe aux assiduitez que Rosane avoit remarquées que Geofroy avoit euës autrefois pour cette Princesse, luy faisoient juger que ce confident luy avoit rendu une lettre qui la touchoit beaucoup, ou qu’il luy avoit tenu de sa part, des discours fort sensibles. Et de tout cela, elle concluoit qu’elle avoit une rivale en la personne de sa fille.
La dissimulation fut le party qu’elle prit : l’éclat auroit esté affreux, & puis se confiant à ses charmes, elle esperoit de faire tourner Geofroy de son costé, d’autant plus, qu’elle se voyoit en état de luy offrir la Souveraineté d’une grande Province pour prix de son cœur : ainsi pleine de cette confiance, elle luy écrivit une lettre toute conforme, & en chargea Carathuse, sans luy rien témoigner de ses soupçons.
Elomire fit aussi réponse à son amant. Et le confident se chargea de la luy rendre. Il fit souvent sa cour aux Princesses pendant qu’elles resterent à Damas ; & aprés leur départ, il prit congé de Saladin pour aller retrouver Geofroy. Ce Prince fut ravy du retour de son amy : il reçut de luy les lettres des Princesses ; & la premiere qu’il ouvrit fut celle d’Elomire, elle étoit conçûë en ces termes :
Vôtre lettre est venuë bien juste, mon cher, pour calmer la douleur que j’ay ressentie de la perte de mon pere ; mais en même temps elle m’a jetté dans le déplaisir extrême de voir avorter le dessein que vous avec de venir icy, par la cruelle obligation où je suis d’accompagner ma mere dans un voyage qu’elle va faire en Egypte, où ses affaires l’appellent, le chagrin que j’ay conçû de ce contretemps terrible, qui me prive de vôtre vûë, a causé en moy une revolution, qui a allarmé bien des gens, & auroit rompu ce triste voyage, si elle avoit eu des suites ; mais je n’ay pas esté assez aimée du Ciel pour me donner une bonne fievre, qui auroit duré jusqu’à vôtre arrivée. Il m’est venu dans la pensée d’en feindre une, ou quelqu’autre indisposition ; & j’ay vû qu’il me seroit impossible d’imposer aux Medecins, qui connoissent plus sûrement la réalité des maladies, que le moyen de les guerir. Ainsi je voy que mon destin est d’estre, long-temps separée de vous, si vous n’en corrigez la rigueur. Profitez de la tréve, que vous nous accordez pour venir voir nos Provinces, & faire par avance l’amour des peuples que vous pourrez conquerir un jour. Je juge par moy-même que vous n’aurez pas grand’ peine à vous soûmettre leurs cœurs. Que j’aurois de plaisir à vous voir le maistre de l’Univers :
A Dieu. Geofroy fut charmé des tendres sentimens de cette Princesse. Il se sentit même flatté des propositions qu’elle luy faisoit si adroitement. Un Heros est susceptible de ces sortes de pensées, & les conquestes ont bien des attraits pour luy. Mais le plaisir de voir cette Princesse toute charmante, l’emportoit sur ses autres idées, & luy faisoit prendre la resolution de l’aller voir dans quelque temps.
Ensuite de ces reflexions, ce Prince s’enquit de Carathuse, quelle avoit esté l’indisposition d’Elomire. Il fut bien aise d’apprendre que luy seul l’avoit causée. C’est un des plus considerables triomphes de l’amour que celuy-là, puisque c’est aussi la marque la plus sensible d’un cœur veritablement touché.
Aprés un long recit que Carathuse, fit à Geofroy des conversations qu’il avoit euës à son sujet avec la Princesse, & de tout ce qui s’étoit passé à la Cour devant & aprés son départ, Rosane ayant esté souvent citée pendant ce discours, le Prince qui craignoit d’ouvrir sa lettre, parce qu’il se doutoit de ce qu’elle renfermoit ; s’y resolut neanmoins, & y trouva ces paroles.
Je m’attendois bien, Seigneur à un compliment de vôtre part, au sujet de la perte que j’ay faite de mon époux ; mais j’esperois qu’il seroit suivi de certains sentimens, qui pouvoient merveilleusement soulager ma douleur : si vôtre cœur ne s’y sentoit pas porté, au moins la reconnoissance de toute la tendresse que je vous ay témoignée, devoit faire les fonctions de l’amour en cette rencontre, & abuser agreablement ma credulité. Celles de mon caractere aiment mieux un discours où brille la galanterie, qu’un plus sincere & trop sec. Enfin comme je vous aime, tout ingrat que vous étes, je veux bien vous fournir une excuse plausible, qui est de dire, que le sujet qui a donné le fondement à vôtre lettre, est trop funebre, pour y en mêler un tout opposé. Vous voilà excusé, mais ce n’est que par un effort de passion : je suis libre de vous en faire une declaration ouverte à present, que je me voy maîtresse de moy-même, & que je puis vous offrir une couronne pour prix de vôtre cœur. Ne manquez pas de me faire réponse à Alexandrie, où je vais. A Dieu.
Geofroy, qui n’avoit rien de secret pour Carathuse avoit lû ces lettres tout haut ; ils furent l’un & l’autre également surpris de cette derniere. Elle renfermoit des choses d’une assez grande importance pour meriter de serieuses reflexions ; ce n’est pas que le Prince fût émû des offres pompeuses de Rosane ; mais il craignoit que les suites de cette passion, ne devinssent funestes à celle qu’il avoit pour Elomire, si jamais sa mere pouvoit en estre informée.
Aprés que Geofroy eut révé un moment, il dit,quel conseil me donne-tu, mon cher Carathuse, dans cette fâcheuse conjoncture ? Il m’est impossible de correspondre à l’amour de Rosane, quelque avantage qu’elle me propose. Carathuse qui prévoyoit aussi le malheur dans lequel la passion du Prince alloit jetter Elomire ; ne répondoit rien ; & Geofroy repassant tout ce qui luy venoit dans l’esprit à ce sujet, gardoit de même le silence, ils furent un temps dans cet état : ensuite le Prince pressant de nouveau son amy de luy dire son sentiment, Carathuse luy tint ce discours.
Puisque vous m’ordonez absolument, Seigneur, que je vous ouvre mon cœur sur une affaire qui me paroist de consequence pour vous ; il faut avant tout, que je vous fasse connoistre la difficulté de réüssir dans vôtre entreprise. La Princesse Rosane vous aime, & vous aimez Elomire. L’amour ne souffre point de concurrens ; la haine est toûjours mortelle entre deux rivales : c’est à qui se détruira l’une & l’autre ; ainsi jugez à quoy la jeune Princesse sera exposée, lorsque sa mere croira que vous la regardez avec indifference, pendant que sa fille fera tous vos empressemens.
Nous connoissons, Seigneur, le naturel de Rosane, elle se ressent de la grandeur des Ptolomées, dont elle tire son origine. Nous avons vû un terrible exemple de sa fierté dans la mort d’un Officier tres-considerable, qu’elle fit étrangler il n’y a pas long-temps, pour des raisons qu’elle ne voulut jamais declarer à son mary. Elle luy allegua seulement qu’elle étoit Souveraine, & qu’il se ressouvint que c’étoit elle qui l’avoit fait maistre d’une des plus grandes Prouinces de l’Asie.
Aprés cette action, jugez combien cette Princesse est dangereuse. Il est vray qu’elle aime beaucoup Elomire, & que c’est son unique heritiere ; mais un amour méprisé devient insensible aux mouvemens de la nature ; il n’écoute que la vengeance ; il poursuit ses victimes sans quartier, & la jalousie luy met un bandeau devant les yeux, pour les immoler indifferemment à sa rage. Ces reflexions faites, le conseil que j’ose vous donner, Seigneur, c’est d’abandonner vôtre entreprise, elle ne peut qu’estre funeste à l’objet de vôtre amour ; la Princesse Rosane ne souffrira jamais que sa fille triomphe d’elle à la vûë de toute la terre.
Ce discours fut d’un grand poids sur l’esprit de Geofroy : le portrait de Rosane l’effrayoit ; il avoit conversé, assez souvent avec elle, pour la connoistre capable d’une vengeance affreuse, & sur tout dans un sujet qui la touchoit de si prés. Ces pensées funestes faisoient resoudre ce Prince à ne la voir jamais. D’autre costé il luy étoit impossible de se défaire de l’amour qu’il avoit pour la charmante Elomire, & se resoudre en quittant la mere, à se priver de voir la fille le reste de ses jours.
Ce dernier sentiment le détermina, il voulut suivre son destin ; & son projet fut d’entretenir Rosane dans sa passion, par de simples complaisances, sans luy faire aucune promesse ; mais que dans le temps qu’elle le presseroit de conclure, ce qui ne pouvoit estre qu’aprés l’année de son veuvage, il feroit intervenir ses freres, & gagneroit le Soudan, pour representer à cette Princesse, que sa fille luy conviendroit mieux ; ainsi qu’il resterrit toûjours en faveur. Tout cela paroissoit bien concerté, cependant l’oracle de Carathuse prévalut, comme nous le verrons par la suite.
J’ay dit que Rosane s’étoit apperçûë que sa fille avoit eu des nouvelles de Geofroy, & qu’elle les avoit prises si fort à cœur, qu’elle en avoit esté indisposée : depuis ce temps-là elle l’avoit fort observée, non seulement pendant le chemin qu’elles avoient fait de Damas à Joppe, où elles s’étoient embarquées, mais encore aprés leur arrivée à Alexandrie, pour découvrir quelque chose de son commerce, & surprendre ses lettres ; mais la Princesse, qui étoit sur la défiance, ne les relisoit jamais : il luy suffisoit de faire souvent des reflexions sur ce qu’elles contenoient, pour soulager le chagrin qu’elle avoit de se voir separée d’un Prince qu’elle aimoit avec tant d’ardeur.
Enfin il luy arriva un accident, qui découvrit le mystere. Un jour que cette Princesse descendoit d’un escalier avec sa mere, qu’elle tenoit par dessous le bras, le pied luy manqua, & en tombant elle se heurta la teste contre une des marches avec assez de violence pour s’évanoüir. Aussi-tôt elle fut transportée dans son appartement : Rosane la délassant elle-même, sentit un papier à travers la doublure de son corps, & ne fit semblant de rien. On se servit de tous les remedes pour faire revenir Elomire, les Chirurgiens trouverent que la teste n’étoit point offensée, elle fut mise au lit ; & Rosane emporta le corps de sa fille, sans que ses femmes s’en apperçussent.
On peut s’imaginer avec quelle impatience, cette Princesse décousit la doublure, & avec quelle précipitation elle lut la lettre. Elle fut étonnée de voir que Geofroy parloit avec tant de confiance, que leur passion paroissoit toute formée, que la tréve étoit l’ouvrage de cet amour, & que le Prince n’envoyoit Carathuse que pour preparer sa route.
Tous ces desseins luy donnerent à penser. D’un costé elle s’applaudissoit que son départ avoit rompu leurs mesures ; mais d’autre costé faisant reflexion que sans ce voyage elle auroit vû cet ingrat, ce même départ luy donnoit pour le moins autant de déplaisir, qu’il en avoit fait à Elomire. C’est ainsi que l’amour a ses retours dans les cœurs qu’il a une fois soûmis.
Rosane fort chagrine, voulut neanmoins dissimuler, jusqu’à ce que la Princesse se portast mieux ; & dés qu’elle eut passé le temps que les Medecins prescrivent pour estre délivré des accidens qui peuvent suivre ces sortes de coups ; la malheureuse Elomire commença à entrer dans la carriere de ses travaux. Elle essuya d’abord tous les reproches qu’une mere severe peut faire à sa fille en pareille occasion, & ensuite toutes les insultes d’une rivale imperieuse. La Princesse ne sçavoit que répondre à des choses si bien prouvées ; elle dit seulement à Rosane avec beaucoup de modestie, qu’elle avoit crû pouvoir recevoir le cœur d’un Heros, que les plus grandes Dames de l’Univers feroient gloire d’accepter. Ces paroles choquerent Rosane, elle les regarda comme un reproche tacite que sa fille luy faisoit de l’amour qu’elle avoit elle-même pour Geofroy, ne doutant pas que ce Prince ne luy en eût fait confidence, & peutestre des sacrifices dans leurs entretiens particuliers. Voilà comme la jalousie interprete toûjours en mauvaise part les pensées les plus sinceres, & les tourne au désavantage de ceux qu’elle possede.
Je ne rapporteray point tous les mauvais traitemens que cette jeune Princesse reçut depuis le jour que Rosane s’expliqua avec elle, jusqu’à la nouvelle de l’arrivée de Geofroy à Alexandrie ; il suffit de dire qu’ils furent tres-mortifians. Mais lorsque cette rivale implacable eut appris par un courier que le Prince luy envoya, le dessein qu’il avoit de passer la mer pour la voir, & qu’elle eut vû une lettre extrêmement tendre que sa fille avoit reçûë par la même voye, elle la fit enfermer dans le lieu le plus retiré de son Palais, & renvoya le courier avec une réponse cadrante à ses desseins, qui étoient de dissimuler toûjours, afin de laisser venir Geofroy, & de s’en rendre la maistresse.
Au retour du courier, le Prince fut étonné de ne point recevoir de lettre d’Elomire, & d’apprendre de cet homme, qu’aprés qu’on luy eut rendu le paquet de Rosane, il luy avoit esté impossible de parler à la Princesse ; il jugea qu’il y avoit quelque chose d’extraordinaire ; Carathuse n’en fut pas moins surpris, & ils en parlerent long-temps. Enfin cet amy voyant que Geofroy étoit dans une peine extrême à ce sujet, se retira dans son appartement, pour travailler aux moyens de développer ce mystere. Ce Sage consulta sa science, & vint dire au Prince de quelle maniere Rosane avoit découvert le commerce de cœur qu’il avoit avec Elomire, la fureur qu’elle avoit fait éclater contre cette Princesse, & comme elle l’avoit renfermée dans une tour de son Palais.
De l’humeur dont étoit Geofroy, il vouloit, dans son premier mouvement, aller à force ouverte retirer sa maistresse de l’oppression ; mais Carathuse luy remontra que la violence étoit dangereuse dans cette occasion, puisqu’on pouvoit changer Elomire de prison, sur l’avis de sa marche, & la luy enlever pour jamais ; que le plus fûr pour vaincre Rosane, étoit de luy opposer une dissimulation pareille à la sienne, c’est-à-dire d’ignorer ses fureurs ; & aprés avoir pris de justes mesures, aller la voir, comme pour satisfaire à ses desirs.
Le Prince approuva le conseil de son amy ; & par bonheur les affaires se trouverent alors disposées pour favoriser ses desseins. Le Roy de Jerusalem se preparoit à aller en Chypre, & celuy d’Armenie à retourner dans ses Etats, pour disposer leurs affaires, à recommencer la guerre à la fin de la tréve. Quant à Geofroy, il s’offroit à avoir soin des places en leur absence, & entretenir la discipline militaire parmy les troupes.
Ainsi ce Prince aprés le départ de ses freres, se vit le maistre de ses volontez ; il fit venir à Ptolemaïde l’élite de toutes les troupes qu’il avoit sous son commandement, les fit passer sur ses vaisseaux ; & laissant le Duc de Bourgogne pour donner les ordres en son absence, il luy fit une fausse confidence, & s’embarqua avec Carathuse par un vent favorable, qui leur fit voir en peu de jours le port d’Alexandrie.
Les sentinelles qui étoient sur les tours, apperçûrent de loin les vaisseaux ; & lorsqu’ils furent assez prés, ils reconnurent les pavillons. Rosane en fut aussi-tost avertie, & se douta que c’étoit Geofroy. Elle fut surprise, de ce qu’il n’avoit pas détaché un brigantin pour luy annoncer son arrivée ; & comme elle étoit persuadée qu’il ne l’aimoit pas assez pour vouloir la surprendre agreablement, elle se figura qu’il avoit un autre dessein, & qu’il ne manqueroit pas de luy demander à voir sa fille dés qu’il auroit mis pied à terre. Cette pensée luy fit prendre la resolution de la faire transferer dans un château, qui n’étoit pas éloigné d’Alexandrie, mais où il n’iroit pas la chercher sans risque. Dans ce dessein elle alla trouver cette malheureuse Princesse luy parla avec beaucoup d’aigreur, & luy donna ordre de suivre le Capitaine de ses gardes, avec qui cette marastre avoit déja concerté pour s’opposer aux entreprises qu’on pourroit faire pour la luy enlever.
Aprés cette expedition, Rosane se tint tranquille, & Geofroy resolu à feindre, ne fut pas plûtôt entré dans le port, qu’il se mit en chalouppe avec Carathuse. Dés qu’il fut à terre, il alla droit au Palais de la Princesse, qui parut fort étonnée de le voir : cependant elle luy fit un accueil, qui répondoit aux sentimens qu’elle luy avoit écrits ; aussi ressentit-elle en le voyant, plus d’amour pour luy, qu’elle n’avoit encore fait.
Aprés les premiers complimens, le Prince demanda à Rosane où étoit Elomire. Elle sans balancer, répondit qu’elle l’avoit laissée prés de Damiette, avec une parente de son mary, dans l’esperance d’y retourner, lorsqu’elle auroit terminé quelques affaires à Alexandrie.
Geofroy ne fut pas content de cette réponse, cependant il dissimula, & prenant un air gratieux, il dit à la Princesse cent jolies choses pour luy plaire ; il l’assura que la douleur qu’elle avoit ressentie de la perte de son époux, n’avoit fait aucun tort à ses attraits ; & qu’au contraire, elle faisoit voir une nouvelle beauté depuis son veuvage.
Je suis ravie, Seigneur, luy répondit Rosane, que vous vous apperceviez que j’ay rappellé les Graces à vôtre arrivée. Avant cet heureux moment elles m’avoient tout-à-fait abandonnées. La mort d’un mary, la charge d’un Etat, & sur tout vôtre absence, leur avoient fait peur, & les avoient mises en fuite ; mais elles ne me quitteront plus, lorsque j’auray pour appuy un Prince aussi puissant que vous.
La soirée se passa ainsi dans une conversation agreable, Carathuse y étoit en tiers, & flattoit aussi la Princesse sur ses nouveaux charmes : cependant comme le cœur du Prince n’étoit pas touché pour Rosane, les discours de galanterie furent bien-tôt épuisez, il se jetta sur les nouvelles, & raconta entr’autres à cette Princesse, tout le chagrin qu’avoit reçû la Reine d’Angleterre avant son départ, ce qui luy fit plaisir. Enfin la nuit étant avancée, la Princesse proposa à Geofroy d’aller prendre du repos pour se délasser des fatigues de la mer, & le Prince se retira dans l’appartement qu’on luy avoit preparé.
Il n’y fut pas plûtôt, que s’enfermant avec Carathuse, il luy fit voir un emportement outré au sujet des traitemens barbares, que sa maistresse recevoit, & proposa à cet ami de songer aux moyens de la délivrer de l’endroit où elle étoit détenuë dans ce Palais : mais Carathuse qui avoit déja consulté sa science à ce sujet, & étoit informé que la Princesse avoit changé de prison à leur arrivée, dit à Geofroy le lieu où on l’avoit transferée, qui se nommoit la tour des Arabes : c’étoit un château dont on voit encore aujourd’huy les ruines. Il étoit tres-fort, & situé sur le bord de la mer, à deux lieuës d’Alexandrie.
Ce Prince fut surpris à cette nouvelle ; mais Carathuse qui connoissoit son naturel violent, le pria de le moderer, jusqu’à ce qu’il luy eût rendu un compte assuré de l’état où se trouvoit Elomire, luy disant que son dessein étoit d’aller la trouver le lendemain, parce qu’il n’étoit pas en son pouvoir de le faire pendant les tenebres ; & qu’aussi ce n’étoit pas un temps où il pût honnêtement parler à cette Princesse : qu’au surplus il luy conseilloit de faire sa cour à Rosane le matin, dés qu’elle seroit visible, afin d’éloigner ses soupçons. Geofroy approuva le projet & le conseil de Carathuse, & ils se separerent tous deux ; l’un pour passer une des plus tristes nuits de sa vie, l’autre pour travailler à se mettre en état de réüssir à son entreprise.
Le Prince agité par ses chagrins, vit paroistre l’aurore, sans avoir pû goûter la douceur du repos, l’inquieude où il étoit, l’obligea à se lever en même temps que le Soleil, & sortant de sa chambre il entra sur un balcon qui regardoit la mer. Aprés avoir rêvé quelque temps en cet endroit, il passa dans une galerie, au bout de laquelle il y avoit un escalier de dégagement dans une tour, qui étoit terminé par une coupole en forme de fanal si bien travaillée, que le Prince voulut y monter pour en considerer l’ouvrage. En effet il monta jusqu’au haut, mais il n’y fut pas plûtôt parvenu qu’une voix plaintive vint frapper ses oreilles. Il s’avança du costé d’où elle partoit. Il écouta attentivement, & entendit prononcer ces mots : Ah, malheureuse Elomire, Princesse infortunée.
Geofroy ému à ces paroles, penetra jusqu’au lieu où les soûpirs qui suivoient ce discours l’attiroient. Il ouvrit la porte d’une chambre, & vit une Dame éplorée, qui s’écria en l’appercevant, & dit : Cruel, je veux la suivre. Ensuite elle s’avança, mais reconnoissant le Prince, elle se jetta à ses pieds sans pouvoir proferer une parole. C’étoit la nourrice d’Elomire, qui avoit travaillé aussi-bien que Zoés & Carathuse, à attendrir le cœur de cette Princesse en faveur de ce Heros. Aprés qu’elle eut repris ses esprits, elle raconta à Geofroy, les cruels traitemens que Rosane avoit exercez envers sa fille, aprés avoir surpris une lettre, qui découvroit leurs amours. Que cette chambre étoit le lieu où elle l’avoit tenuë renfermée pendant plus d’un mois ; & que le soir precedent son Capitaine des gardes étoit venu l’enlever, sans declarer où il alloit la conduire, & sans vouloir souffrir qu’elle l’accompagnât. Quant à vous, Seigneur, poursuivit cette Dame, par quelle heureuse avanture étes-vous dans ce Palais ?
Geofroy luy raconta succintement les motifs de son départ, son arrivée, à Alexandrie, & sa premiere entrevûë avec Rosane, à qui il avoit déguisé son ressentiment, pour mieux servir la Princesse, & la tirer de sa prison ; que Carathuse y travailloit aussi avec tout le pouvoir de sa science ; qu’il étoit allé la trouver à la tour des Arabes où elle avoit esté menée, & qu’il attendoit son retour pour prendre leurs mesures sur ce qu’ils avoient à faire.
La nourrice apprit encore à ce Prince plusieurs circonstances de la détention d’Elomire, & de quelle maniere le peuple d’Alexandrie s’étoit ému à cette action, parce que la Princesse étoit fort aimée ; que les esprits n’étoient pas appaissez ; qu’il étoit facile de les faire soulever tout de nouveau pour cette nouvelle cruauté, & qu’elle étoit resoluë d’aller la publier par tout, avec la douleur dont elle étoit penetrée.
Geofroy qui prévoyoit que cette affaire ne se termineroit que par la force, encouragea cette Dame à executer son dessein, & la laissa dans cette resolution, l’assurant que de son costé il n’oublieroit rien pour la délivrance d’Elomire. Le Prince quitta fort juste sa conversation avec la nourrice, car à peine étoit-il rentré dans la galerie, qu’il rencontra Rosane, que la fureur de sa jalousie, jointe à l’excés de son amout, n’avoit pas aussi laissé reposer tranquilement. Cette Princesse fut surprise de trouver Geofroy en cet endroit. Les soupçons la saisirent, elle crut que ce Prince venoit de chercher sa fille, elle n’osa toutefois luy rien témoigner à ce sujet : car elle étoit persuadée qu’il s’emporteroit à de terribles reproches, & dont elle craignoit les suites, ce qui l’obligea à luy dire en souriant : Est ce l’amour qui vous a réveillé de si bon matin, Seigneur, & croyiez-vous me trouver en ce lieu ?
L’amour, répondit Geofroy, peut bien y avoir part, Madame, cependant un petit soin m’a obligé à me lever, pour envoyer Carathuse donner quelques ordres sur mes vaisseaux ; je les ay considerez du balcon, j’ay contemplé long-temps le beau coup d’œil que la vaste mer, & vos côteaux fertiles offrent de toutes parts ; & j’ay admiré avec étonnement, les divers travaux de ce peuple nombreux, qui travaille dans le port, & fait un mouvement continuel pour le commerce de cette grande ville, ensuite je suis venu me promener dans cette galerie.
Si toutes ces beautez, reprit Rosane, vous touchent assez, Seigneur, pour en devenir le maistre, je m’estimeray la plus heureuse Princesse de la terre. Je vous ay offert par mes lettres la Souveraineté de ces Provinces, je vous le confirme de bouche, il ne tient plus qu’à vous de me donner la main. Ouvrez-moy vôtre cœur là-dessus, je vous prie, afin que je sçache quel est mon destin.
Une proposition si pressante étonna Geofroy. Il ne vouloit point abuser cette Princesse, jusqu’à luy donner une parole qu’il n’avoit pas dessein de tenir ; & pour parer ce coup, il trouva l’expedient de luy representer qu’il n’étoit pas en son pouvoir, & même de la bienseance de l’un & de l’autre, de s’engager dans une affaire de cette importance, avant que d’avoir le consentement du Soudan.
Rosane n’eut rien à repliquer à un discours si prudent, elle consentit à dépêcher un courier à Saladin pour ce sujet ; & aprés avoir conduit le Prince pour voir les appartemens de ce Palais, qui étoit superbe, & tres-ancien, puisqu’il avoit servi aux derniers Ptolomées, elle se retira dans son cabinet pour faire ses dépêches.
Quelque temps aprés Carathuse arriva, & dit à Geofroy de quelle maniere il étoit parti le matin, & s’étoit rendu sans fatigue dans la tour des Arabes, à la faveur de son bâton mysterieux ; que là étant devenu invisible pour tous ceux qu’il avoit rencontrez, à l’exception de la Princesse, elle n’avoit point esté troublée à sa vûë : au contraire, qu’elle étoit venuë au devant de luy, & que ses premieres paroles avoient esté de luy demander des nouvelles de Geofroy. Qu’il luy avoit appris son arrivée, & l’envie qu’il avoit de la délivrer au plûtôt de la captivité où elle étoit reduite. Il ajoûta que cette Princesse avoit paru ravie de cette nouvelle ; qu’elle luy avoit fait un détail de toutes les indignitez qu’elle avoit reçûës de sa mere ; & qu’aprés plusieurs discours de tendresse en sa faveur, elle avoit fini par ces mots : Enfin dites à mon liberateur que je l’attens avec toute l’impatience qu’il peut s’imaginer. Qu’au surplus il avoit eu tout le temps d’examiner le fort & le foible des fortifications de la tour ; que la mer flottoit aux pieds, entrant dans de larges fossez qui l’environnoient, & que Rosane y avoit jetté les meilleures troupes qu’elle avoit pour la défendre.
On ne peut s’imaginer la joye que Geofroy reçut d’apprendre des nouvelles si positives de sa chere Elomire. La difficulté de la tirer de cette tour n’étoit pas son embarras, il avoit des forces suffisantes pour cela ; l’entreprise seule luy paroissoit extraordinaire, & Carathuse la regardoit du même œil. La cause de cet enlevement étoit l’amour du Prince ; & cette raison luy sembloit suffisante, mais il étoit à craindre qu’elle ne le fût pas aux yeux de tout le monde.
Geofroy & Carathuse agitoient cette question d’un grand serieux, lorsqu’un murmure confus de voix ramassées vint la décider. Ce tumulte les surprit, ils se mirent à la fenêtre du costé de la cour du Palais, où le bruit se faisoit entendre ; & ils apperçûrent une foule de peuple qui paroissoit fort ému, & demandoit à parler à Rosane. Ils sortirent aussi-tôt, & étant parvenus au grand escalier, ils rencontrerent cette Princesse qui marchoit fierement au devant de cette populace ; les plus apparens l’aborderent, & un d’entr’eux prenant la parole, luy dit avec une fermeté pleine de respect : « Qu’ils avoient appris que la Princesse Elomire n’étoit plus dans le Palais ; qu’ils la supplioient de la faire revenir ; que cette Princesse étant l’unique heritiere de la Couronne, ils avoient interest dans sa conservation ; & qu’ils la consideroient comme un gage précieux que leur Prince leur avoit laissé de son amitié. »
A ces mots, Rosane rougissant de colere, leur reprocha leur insolence, de venir ainsi tumultueusement dans son Palais pour luy imposer la loy ; elle leur dit du même ton, qu’elle étoit maîtresse de sa fille & de l’Etat, & qu’ils eussent à se retirer chacun chez eux, s’ils ne vouloient pas ressentir les effets de son indignation.
La Princesse achevant ces paroles leur tourna le dos, & rentra dans son appartement, où Geofroy & Carathuse la suivirent, & luy remontrerent qu’une populace émuë ne se congedioit pas avec des paroles aussi aigres que celles qu’elle venoit de proferer. Elle ne répondit autre chose à cela, sinon qu’elle étoit Souveraine, & qu’elle trouveroit bien le moyen de punir ces seditieux.
Pendant ce temps-là le tumulte augmentoit, & le peuple crioit à haute voix, qu’il vouloit revoir Elomire. Geofroy étoit ravi d’entendre ces cris ; cette rumeur étoit l’ouvrage de la nourrice de la Princesse. Cette Dame se voyant appuyée de la presence de Geofroy, avoit raconté publiquement en divers endroits avec des larmes & des sanglots, les cruels traitemens qu’Elomire recevoit de sa mere par un effet de jalousie.
Dans ces entrefaites, quelques-uns des seditieux ayant eu la témerité d’entrer dans l’antichambre de Rosane, furent repoussez par un Lieutenant, à la teste de plusieurs gardes qu’il avoit ramassez à la hâte ; ensuite la plus grande partie des Officiers de la Princesse étans accourus, on chassa facilement le peuple, qui étoit sans armes, hors du Palais.
Alors Rosane devenuë furieuse, & méprisant les prudens conseils que Geofroy luy donnoit, prit des resolutions, & envoya des ordres, qui la jetterent dans le malheur affreux qui suivit. La nuit étant venuë, elle fit entrer dans la ville des troupes qu’elle avoit fait venir par précaution, au moment qu’elle avoit appris l’arrivée de Geofroy. Son Capitaine des gardes, qui étoit le ministre de ses fureurs, arriva aussi. Elle envoya prendre plusieurs citoyens ; entr’autres, celuy qui avoit eu l’audace de luy porter la parole à la teste des seditieux, & le fit étrangler en sa presence. Geofroy avoit eu beau luy representer les terribles consequences de cette action, il n’avoit pû l’en détourner, ce qui l’avoit obligé à la quitter, aprés luy avoir dit qu’il n’étoit pas venu prés d’elle pour estre le témoin de sa cruauté. Toute la nuit se passa en d’autres executions semblables ; & comme personne n’entroit dans le Palais, cette tragedie ne fut publiée que le lendemain.
Dés la pointe du jour Geofroy retourna sur ses vaisseaux, & craignant tout des fureurs de Rosane, il en détacha trois chargez de ses meilleurs troupes, pour aller investir la tour des Arabes ; afin d’empêcher cette marâtre de faire enlever de nouveau Elomire, ou peut-estre la sacrifier à sa passion, & il donna la conduite de cette expedition à Carathuse.
Cependant les avis que Rosane recevoit de temps en temps par les espions qu’elle avoit envoyez pour estre informée des mouvemens de la ville, augmentoient de moment en moment ses fureurs. Tantost elle apprenoit que les Magistrats s’étoient assemblez avant le jour ; tantost on venoit luy dire que les Bourgeois armez marchoient par troupes, que les uns sortoient de la ville, & que les autres s’assembloient dans les places : enfin on vint l’avertir que les Magistrats en corps étoient allez aux vaisseaux de Geofroy pour luy demander du secours, & qu’il faisoit débarquer ses troupes.
Ce coup fut le plus sensible que cette Princesse pouvoit recevoir. Elle dépêcha aussi-tôt à Geofroy, pour le prier de ne pas écouter des seditieux, & l’assurer que s’il vouloit venir la trouver, il seroit le mediateur entre elle, & ses sujets.
Geofroy répondit qu’il ne pouvoit refuser d’écouter un peuple qui étoit autorisé par ses Magistrats. Qu’il avoit approfondi les raisons qui obligeoient Rosane à traiter si indignement la Princesse sa fille, & que l’interest qu’il avoit dans les persecutions qu’elle souffroit, l’engageoient à la secourir de tout son pouvoir.
Rosane fut outrée de douleur en apprenant cette réponse ; sa fureur se changea en rage, elle fit retourner dans le même moment son Capitaine des gardes à la tour, avec les ordres les plus sanglans qu’on peut s’imaginer. Cette Princesse esperoit que ce boureau y seroit plûtôt arrivé que Geofroy ; mais il fut surpris de trouver que Carathuse avec des troupes reglées, jointes à un grand nombre de peuple d’Alexandrie, s’étoit rendu maistre des dehors. Comme ce Capitaine étoit bien accompagné, il tenta le passage, mais il fut repoussé avec vigueur. Cependant il ne perdit point courage : il rallia ses gens en homme experimenté, & en fit trois troupes pour attaquer par trois differens endroits. Le détachement qui donna du costé de Carathuse fut taillé en pieces, & les deux autres forcerent les Bourgeois, & entrerent dans la place.
Cependant les Magistrats avertis que le Capitaine des gardes de la Princesse venoit de sortir du Palais, à la teste d’une grosse troupe, & avoit pris la route de la tour, jugerent qu’il partoit pour quelque entreprise violente, & trouverent à propos d’en avertir Geofroy, Ce Prince qui craignoit sans cesse pour la vie d’Elomire, aprés avoir donné ordre à ses troupes de le suivre en hâte, monta aussi-tôt à cheval, & prit deux des Magistrats avec luy pour autoriser son action. Il arriva un peu aprés que le Capitaine fut entré dans la tour ; & la premiere chose qu’il fit, fut d’envoyer un des Magistrats avec escorte, pour le sommer de remettre Elomire entre les mains du peuple, chargeant l’Officier qui l’accompagnoit, de luy dire de sa part, que s’il arrivoit le moindre mal à la Princesse, il le feroit pendre à la porte de la tour.
Le Magistrat executa sa commission avec la fermeté qu’il devoit ; mais le Capitaine luy repondit sur le même ton, que la Princesse Rosane luy avoit confié Elomire, & qu’il ne la rendroit qu’à elle-même. Alors l’Officier qui commandoit l’escorte, luy prononça en termes formels, ce que Geofroy luy avoit ordonné de luy dire : ce langage l’étonna, il demanda si le Prince étoit venu, l’Officier luy répondit qu’il venoit d’arriver, & que toutes ses troupes le suivoient, qu’ainsi il feroit tresprudemment d’obéïr. Le Capitaine repartit qu’il avoit des ordres, & qu’il les suivroit, ensuite il se retira.
Pendant cette conference, Geofroy fit avancer les troupes que Carathuse avoit amenées, & aprés que le Député eut rendu compte de sa negociation, elles firent des décharges continuelles, aussi-bien que les Bourgeois, sur tous ceux qui paroissoient sur les fortifications de la tour, lesquels se défendoient leur costé avec ardeur.
A quelque temps de là le reste des troupes de Geofroy arriva, ce Prince les plaça aux endroits qu’il jugea necessaires, suivant ses desseins ; on tira des vaisseaux, tout l’attirail dont on se sert pour donner des assauts ; mais comme il manquoit des échelles, on en apporta de la ville, & l’on travailla à faire des ponts pour jetter sur les fossez.
Cependant Carathuse, à la priere de Geofroy, s’étoit encore rendu invisible pour voir ce qui se passoit dans la tour, & informer Elomire de ce qu’on faisoit pour sa liberté. Carathuse fut longtemps à attendre le moment de parler à cette Princesse, parce que plusieurs gens entroient & sortoient continuellement de sa chambre : enfin il trouva ce moment. Elomire fut ravie de le revoir, elle le pria d’empêcher Geofroy de s’exposer, & fut étonnée de toutes les cruautez qu’il luy raconta, que sa mere avoit exercées. Ensuite elle le congedia crainte d’accident.
Carathuse de retour dit à Geofroy, ce que la Princesse demandoit de luy pour sa conservation : ensuite il luy donna avis du dessein que le Commandant avoit de faire une sortie la nuit suivante par des voutes qui passoient sous le fossé, & dont les issuës étoient couvertes de terre à deux cens pas de la place; que ces soûterrains étoient si bien cimentez, que l’eau n’y entroit pas ; qu’il les avoit fait reconnoistre au sujet de sa sortie ; & qu’aprés le combat, il meditoit de faire sa retraite par la porte du pont ; ajoûtant que deux Officiers s’en étoient ainsi entretenus dans l’antichambre d’Elomire.
Le Prince voulant profiter de cet avis, fit tenir ses troupes sous les armes, dés que la nuit fut close, & choisissant un bon nombre des plus braves, les envoya sous la conduite de Carathuse l’attendre, ventre à terre, assez prés de la porte de la tour, leur donnant ordre de ne point s’ébranler, que cette porte ne fût ouverte, & qu’ils ne l’eussent vû entrer dedans. Cela fait, il composa encore un petit corps de gens d’élite, ausquels il joignit quelques Bourgeois, à cause de la langue, ensuite il attendit tranquillement les ennemis.
L’attente du Prince ne fut pas longue, car à quelque temps de là les assiegez ayans débouché leurs soûterrains, se mirent en bataille à petit bruit, & vinrent donner sur les troupes de Geofroy, qu’ils croyoient endormies, à cause qu’ils ne voyoient presque plus de feux dans le camp ; mais ils furent reçûs comme des gens qu’on attendoit. Le Prince suivi de son petit détachement, porta l’ordre de tous costez ; & aprés un quart d’heure de combat, courut vers la porte du pont de la tour, où il fit crier par ses Bourgeois de l’ouvrir : aussi-tôt le pont-levis fut abbattu ; Geofroy s’en saisit, & passant plus avant, il se rendit maistre des portes & des barrieres, les donna à garder à Carathuse, & fit passer au fil de l’épée toute la garde ; ensuite il retourna où étoit le fort du combat ; les ennemis plierent par tout : enfin le Capitaine des gardes quittant un moment la bataille pour aller faire ouvrir sa porte de retraite, & y conduire son monde, fut étonné de la trouver ouverte ; il s’approcha pour remontrer à ses gens qu’ils n’avoient pas du l’ouvrir si-tôt, & l’on se saisit de luy. On peut croire si aprés cette prise, les troupes qui se trouvoient sans chef resisterent. Tous ceux qui crûrent se sauver dans la tour furent tuez, ou faits prisonniers ; plusieurs jetterent les armes bas, & le reste s’enfuit par la campagne, ou se retira dans les soûterrains.
Geofroy ne voyant plus d’ennemis à combattre, entra dans la tour ; il trouva encore neanmoins de la resistance dans la seconde enceinte, où des Officiers qui s’y étoient retirez avec quelques soldats, ne voulurent se rendre qu’à composition, & firent paroistre la Princesse pour obtenir leur liberté. On peut juger si Geofroy l’accorda.
La joye que ces deux amans eurent de se revoir ne peut s’exprimer ; mais elle fut troublée par une indisposition qui étoit survenuë à la Princesse pendant son soupé : elle sentoit une chaleur interieure qui la devoroit, & luycausoit une grande alteration. Geofroy qui soupçonnoit le poison, fit arrêter generalement tous les domestiques d’Elomire, & charger de fers le Capitaine des gardes de Rosane, qu’il ne doutoit point estre l’auteur de ce crime. Il fit venir promptement des Medecins, & ils dõnerent des remedes à la Princesse qui la soulagerent un peu.
Pendant que ce soin occupoit Geofroy tout entier, on ne put si bien faire dans la recherche des domestiques d’Elomire, que quelques-uns n’échapassent, Rosane sçût par eux tout ce qui s’étoit passé : sa rage redoubla, & elle devint forcenée. Dans ses premiers transports elle voulut faire mettre le feu à son Palais pour s’y consumer toute vive ; ensuite quittant cette pensée, elle chercha un autre genre de mort ; car voyant tous ses crimes découverts, elle avoit peur de servir de triomphe à sa rivale, ou d’estre immolée à la vengeance du Prince, en cas qu’elle survécût à sa fille. Cette Medée pleine de ces funestes transports, se détermina donc à perir : elle ouvrit une boëte qui renfermoit un poison tres-subtil, elle prit tranquillement un vase, mit de l’eau dedans, fit détremper ce mortel elixir, & prenant ensuite le vase avec fermeté, elle considera d’un œil feroce, la liqueur stigiale qu’il contenoit, & l’avala. Ses femmes qui étoient presentes, ne sçachant ce qu’elle avoit envie de faire, furent tresétonnées de la voir tomber à leurs pieds ; elles chercherent aussi-tôt à luy donner du secours, mais ce fut inutilement, elle expira à leurs yeux.
La mort de Rosane s’étant d’abord répanduë par tout, Geofroy en eut bien-tôt la nouvelle, avec le recit exact de la maniere dont elle se l’étoit donnée. Cette catastrophe étonna tout le monde. Les Magistrats & les principaux citoyens d’Alexandrie, vinrent à la tour pour saluer Elomire comme leur Souveraine ; mais cette Princesse accablée de son mal, & de la douleur qu’elle avoit de tant de malheurs arrivez à la fois, parut peu sensible à ces hommages. Geofroy étoit aussi dans un terrible accablement : Cependant ayant tenu conseil en presence de la Princesse, on trouva à propos de dépêcher un courier de la part des Magistrats au Soudan, pour l’informer de tout ce qui s’étoit passé, & luy mander le danger où la vie d’Elomire se trouvoit, quoy-qu’elle parût un peu soulagée par les bons remedes qu’elle avoit pris.
Le brigantin que le courier montoit, arriva en deux jours au port de Joppe. Saladin s’y étoit rendu de Jerusalem pour quelques affaires. Ce Prince fut frappé d’un étonnement incroyable, par la lecture de la lettre des Magistrats, & le recit du courier. Il ne balança pas à partir, dans la crainte de ne plus trouver sa niece en vie ; il avoit toûjours eu une grande tendresse pour elle ; il donna donc les ordres qu’il crut necessaires pendant son absence, & on fut étonné de le voir aborder en trespeu de temps à Alexandrie.
Aussi-tôt que Geofroy eut appris l’arrivée du Soudan, il alla le trouver, & le rencontra en chemin. Ces Princes ne se firent que de tristes complimens, étans tous deux egalement affligez. Le sujet de leur premier discours fut l’état funeste où se trouvoit Elomire. Geofroy n’en cacha rien au Soudan ; il luy dit en soûpirant, que son mal avoit tous les simptômes du poison, & que c’étoit luy qui étoit la cause innocente de ce malheur, ensuite il luy apprit la folle passion que Rosane s’étoit mise en teste à son égard, dés le vivant du Prince son époux ; que depuis sa mort elle l’avoit pressé de venir la trouver à Alexandrie ; qu’avant son arrivée, ayant découvert qu’il avoit de l’inclination pour Elomire, elle avoit traité cette Princesse avec beaucoup d’indignité, & jusqu’à la tenir enfermée sous la garde d’un boureau, qui apparemment avoit suivi ses ordres pour l’empoisonner ; mais qu’il l’avoit fait mettre aux fers avec tous les domestiques soupçonnez, afin qu’on pût en apprendre la verité de leur bouche, lorsqu’il l’ordonneroit.
Le Soudan ne répondit à tout cela, que par des soûpirs, qui témoignoient une grande affliction ; & étant arrivé à la tour, il ne put soûtenir la vûë de sa niece sans répandre des larmes à torrens ; la Princesse en jetta aussi en abondance, & Geofroy ne put s’empêcher de les imiter. Aprés les premiers discours au sujet de leurs communs malheurs, Saladin ordonna qu’on appliquât à la torture le Capitaine des gardes, & tous ceux qui pouvoient estre coupables d’avoir empoisonné la Princesse. Cet homme souffrit des tourmens extraordinaires sans rien avouër ; mais un Officier de l’échançonnerie, & deux femmes de chambre, luy soûtinrent jusqu’à la mort, qu’il leur avoit donné une petite fiole, qui renfermoit une liqueur semblable à l’eau, pour la mettre dans la boisson de leur maîtresse, & qu’ils l’avoient executé, parce qu’il les avoit menacez de la haine de Rosane.
Aprés cet aveu, tous les coupables furent mis à mort par divers genres de supplices ; & les Medecins travaillerent plus sûrement aux remedes qu’ils donnerent à la Princesse, mais ils ne firent que prolonger sa vie de quelques jours. Elomire s’affoiblissoit d’heure en heure, & se sentoit mourir. Cette jeune Princesse montroit une constance qui surpassoit & son âge, & son sexe : elle souffroit beaucoup, mais sa plus grande douleur étoit de voir l’abbattement où paroissoit Geofroy : elle luydisoit les choses les plus tendres pour le consoler : enfin elle expira entre ses bras.
Ce Prince parut inconsolable aprés cette perte. Il s’abandonna à tous les regrets dont un cœur veritablement touché est capable ; & il passa la nuit dans cette affiction outrée. Le lendemain le Soudan étant de retour d’Alexandre où il étoit allé, Geofroy eut une conference assez longue avec ce Prince en presence de Carathuse ; ensuite il prit congé de luy, & remonta sur son vaisseau avec cet ami pour s’en retourner à Ptolemaïde.
Aussi-tôt qu’il y fut arrivé, il écrivit à ses freres le détail de ses aventures, & leur declara qu’il ne pouvoit plus rester dans un pays, où il venoit de faire une si grande perte. Qu’ils ne devoient point le blâmer d’avoir ces sentimens, puisque l’obet qu’il regrettoit étoit d’un merite infini ; & il ajoûtoit qu’une tréve de dix ans pouvoit bien luy permettre de retourner dans ses Etats, pour les gouverner, jusqu’à ce que la necessité de leurs affaires le rappellât.
Le Duc de Bourgogne qui avoit reçû des ordres du Roy de France pour songer à son retour, leur écrivit aussi en conformité ; & ces resolutions obligerent le Roy de Jerusalem à venir reprendre le soin de ses affaires, & établir de nouvelles garnisons dans ses places.
Dés que le Roy fut arrivé, Carathuse voyant que le départ de Geofroy étoit tout-à fait resolu, songea aussitôt à sa retraite. Le Prince qui l’aimoit tendrement, n’osoit luy faire aucune proposition ; mais ce Sage ayant pris le party de retourner auprés de Zoés ; s’en ouvrit enfin à Geofroy, & ce fut avec tout le chagrin possible, que ces deux amis se separerent.
Il se passa encore un temps considerable avant que Geofroy & le Duc de Bourgogne, qui étoient convenus de partir ensemble, eussent disposé leurs troupes & leurs vaisseaux pour faire un si long voyage ; mais à la fin toutes choses se trouvans en état, Geofroy embrassa son frere, & quittant un pays où il avoit acquis tant de gloire, & éprouvé tant de douleur, il fit voile en France.
Les Princes partirent par un vent favorable, mais deux jours aprés une tempeste les surprit, & les separa. Les vaisseaux de Geofroy furent tres-maltraitez, & ses troupes souffrirent beaucoup, & long-temps : toutefois la tempeste s’appaisa ; & la flotte ayant doublé heureusement le détroit, arriva à la Rochelle dans un état assez mauvais, pour montrer qu’elle avoit besoin de ce port.
Geofroy n’eut pas plûtôt mis pied à terre, qu’il envoya des couriers à ses freres, pour leur faire sçavoir son retour. Les Comtes de la Marche, de Forest, & le Marquis de Partenay, vinrent aussi-tôt le voir. La joye de s’embrasser fut égale. Tous les Seigneurs, tant de leurs Etats, que des Provinces voisines, se rendirent à Lusignan. Ce ne furent que fêtes & que réjoüissances pendant plusieurs jours. Geofroy raconta à ses freres toutes ses avantures ; & ils luy rendirent compte aussi de ce qui s’étoit passé de leur costé. Enfin ce Prince devenu plus tranquille & plus consommé dans la politique par l’experience, appliqua tous ses soins à gouverner ses Etats, & à les rendre florissans.
* Cet exemple se trouve dans l’Histoire de Semelé, que Jupiter consuma de la même maniere, & dans la même action. Il faloit que Jupiter fût une substance pareille à Amasis. Les anciens ont toûjours mis ainsi des voiles devant toutes les veritez surnaturelles