PREMIERE PARTIE DE L’ASTREE (1612) avec glossaire intégré des personnages

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T. Gheeraert

Première partie de l’Astrée de Messire Honoré d’Urfé […] où par plusieurs Histoires, & sous personnes de Bergers, & d’autres, Sont deduits les divers effects de l’honneste Amitié.
Dédié au Roy. A Paris, chez Toussaincts du Bray, 1612. Avec Privilege de sa Majesté.

AU ROY.

SIRE,
Ces Bergers oyant raconter tant de merveilles de vostre grandeur, n’eussent jamais eu la hardiesse de se presenter devant V.M. si je ne les eusse asseurez que ces grands Roys dont l’antiquité se vante le plus, ont esté Pasteurs qui ont porté la houlette & le Sceptre d’une mesme main. Ceste consideration, & la connoissance que depuis ils ont euë que les plus grandes gloires de ces bons Roysont esté celles de la paix & de la justice, avec lesquelles ils ont heureusement conservé leurs peuples, leur a fait esperer que comme vous les imitiez & surpassiez en ce soing paternel, vous ne mépriseriez non plus ces houlettes, & ces trouppeaux qu’ils vous viennent presenter comme à leur Roy & Pasteur Souverain. Et moy (SIRE) voyant que nos peres pour nommer leur Roy, avec plus d’honneur & de respect ont emprunté des Perses le mot de SIRE, qui signifie Dieu, pour faire entendre aux autres nations combien naturellement le François ayme, honore, & revere son Prince ; J’ay pensé que ne leur cedant point en ceste naturelle devotion, puis que les Anciens offroient à leurs Dieux en action de graces, les chosesque les mesmes Dieux avoient inventées ou produittes pour la conservation de l’estre ou du bien-estre des hommes : j’estois obligé pour les imiter d’offrir ASTREE, à ce grand Roy, la valeur & la prudence duquel l’a rappellée du Ciel en terre pour le bonheur des hommes. Recevez-la donc (SIRE) non pas comme une simple Bergere : mais comme une œuvre de vos mains, car veritablement on vous en peut dire l’Autheur : puis que c’est un enfant que la paix a fait naistre, & que c’est à V.M. à qui toute l’Europe doit son repos, & sa tranquillité. Puissiez vous à longues années joüir du bien que vous donnés à chacun. Vostre Regne soit à jamais aussi heureux que vous l’avez rendu admirable : Et Dieu vous remplisse d’autant decontentements & de gloires, que par vostre bonté vous obligez tous les peuples qui sont à vous, de vous benir, aimer, & servir. Ce sont (SIRE) les souhaits que je fais pour V.M. attendant que par l’honneur de vos commandemens je vous puisse rendre quelque meilleur service, au prix de mon sang & de ma vie, ainsi que la nature & la volonté m’y obligent, & le tiltre qu’en toute humilité je prends,
SIRE,

De tres-humble, tres-
affectionné, & tres-fidelle
sujet & serviteur de V. M.
HONORE D’URFE.

L’AUTHEUR
A LA BERGERE
ASTREE.

Il n’y a donc rien, ma Bergere, qui te puisse plus longuement arrester pres de moy ? Il te fasche, dis-tu, de demeurer plus long temps prisonniere dans les recoins d’un solitaire Cabinet, & de passer ainsi ton âge inutilement. Il ne sied pas bien, mon cher enfant, à une fille bien née de courre de ceste sorte, & seroit plus à propos que te renfermant ou parmy des chastes Vestales & Druydes, ou dans les murs privez des affaires domestiques tu laissasses doucement couler le reste de ta vie ; car entre les filles celle-là doit estre la plus estimée dont l’on parle le moins.Si tu sçavois quelles sont les peines & difficultez qui se rencontrent le long du chemin que tu entreprens, Quels monstres horribles y vont attendants les passants pour les devorer, & combien il y en a eu peu qui ayent rapporté du contentement de semblable voyage, peut-estre t’arresterois-tu sagement, où tu as esté si longuement & doucement cherie. Mais ta jeunesse imprudente & qui n’a point d’experience de ce que je te dis, te figure peut-estre des gloires & des vanitez qui produisent en toy ce desir. Je voy bien qu’elle te dit que tu n’és pas si desagreable, ny d’un visage si estrange, que tu ne puisses te faire aymer à ceux qui te verront : Et que tu ne seras pas plus mal receuë du general que tu l’as esté des particuliers qui t’ont desja veuë. Je le souhaitterois, ma Bergere, & avec autant de desir que toy : mais bien souvent l’amour de nous-mesme nous deçoit, & nous opposant ceverre devant les yeux, nous fait voir à travers tout ce qui est en nous beaucoup plus avantageux qu’il n’est pas. Toutefois, puis que ta resolution est telle, & que si je m’y oppose tu me menasses d’une prompte desobeïssance, ressouviens toy pour le moins que ce n’est point par volonté : mais par souffrance que je te le permets. Et pour te laisser à ton despart quelques arres de l’affection paternelle que je te porte, mets bien en ta memoire ce que je te vay dire. Si tu tombes entre les mains de ceux qui ne voyent rien d’autruy que pour y trouver sujet de s’y desplaire, & qu’ils te reprochent que tes Bergers sont ennuyeux, responds leur qu’il est à leur choix de les voir ou ne les voir point : car encor que je n’aye pû leur oster toute l’incivilité du village, si ont ils cette consideration de ne se presenter jamais devant personne qui ne les appelle. Si tu te trouves parmy ceux qui font profession d’interpreter les songes, & découvrir les pensées plus secrettes d’autruy, & qu’ils asseurent que Celadon est un tel homme, & Astrée une telle femme, ne leur responds rien, car ils sçavent assez qu’ils ne sçavent pas ce qu’ils disent : mais supplie ceux qui pourroient estre abusez de leurs fictions, de considerer que si ces choses ne m’importent point, je n’eusse pas pris la peine de les cacher si diligemment, & si elles m’importent, j’aurois eu bien peu d’esprit de les avoir voulu dessimuler & ne l’avoir sceu faire. Que si en ce qu’ils diront il n’y a guere d’apparence, il ne les faut pas croire, & s’il y en a beaucoup, il faut penser que pour couvrir la chose que je voulois tenir cachée & ensevelie, je l’eusse autrement déguisée. Que s’ils y trouvent en effet des accidents semblables à ceux qu’ils s’imaginent, qu’ils regardent les paralleles, & comparaisons que Plutarque a faites en ses Vies des hommes illustres. Que si quelqu’un me blâme de t’avoir choisi un Theatre si peu renommé en l’Europe, t’ayant esleu le Forests, petite contrée & peu conneuë parmy les Gaules, responds leur, ma Bergere, que c’est le lieu de ta naissance. Que ce nom de Forests sonne je ne sçay quoy de champestre, & que le pays est tellement composé, & mesme le long de la riviere de Lignon, qu’il semble qu’il convie chacun à y vouloir passer une vie semblable. Mais qu’outre toutes ces considerations encor j’ay jugé qu’il valoit mieux que j’honorasse ce pays où ceux dont je suis descendu, depuis leur sortie de Suobe, ont vescu si honorablement par tant de siecles : que non point une Arcadie comme le Sannazare. Car n’eust esté Hesiode, Homere, Pindare & ces autres grands personnages de la Grece, le mont de Parnasse, ny l’eau d’Hypocrene ne seroient pas plus estimez maintenant que nostre Montd’Isoure, ou l’onde de Lignon. Nous devons cela au lieu de nostre naissance & de nostre demeure, de le rendre le plus honoré & renommé qu’il nous est possible. Que si l’on te reproche que tu ne parles pas le langage des villageois, & que toy ny ta trouppe ne sentez guere les brebis ny les chevres : responds leur, ma Bergere que pour peu qu’ils ayent connoissance de toy, ils sçauront que tu n’es pas, ny celles aussi qui te suivent, de ces Bergeres necessiteuses qui pour gaigner leur vie conduisent les trouppeaux aux pasturages : mais que vous n’avez toutes pris cette condition que pour vivre plus doucement & sans contrainte. Que si vos conceptions & paroles estoient veritablement telles que celles des Bergeres ordinaires, ils auroient aussi peu de plaisir de vous escouter, que vous auriez beaucoup de honte à les redire. Et qu’outre cela, la pluspart de ta trouppe est remplie d’Amour, qui dans l’Aminte faitbien paroistre qu’il change & le langage & les conceptions, quand il dit,

Queste selve hoggi raggionar d’Amore
Sudranno in nova guisa, è ben parrassi
Che la mia deità sia qui presente
In se medesma, non ne suoi ministri
Sprirerò nobil senzi à rozi petti
Radolcirò de le lor lingue il suono.

Mais ce qui m’a fortifié davantage en l’opinion que j’ay que mes Bergers & Bergeres pouvoient parler de cette façon sans sortir de la bien-seance des Bergers, ç’a esté que j’ay veu ceux qui en representent sur les Theatres ne leur faire pas porter des habits de bureau, des sabots ny des accoustrements mal-faits, comme les gens de village les portent ordinairement : au contraire, s’ils leur donnent une houlette en la main, elle est peinte & dorée, leurs juppes sont de taffetas, leur pannetiere bien troussée, & quelquesfois faite de toile d’or ou d’argent, & se contentent pourveu que l’on puisse reconnoistre que la forme de l’habit a quelque chose de Berger. Car s’il est permis de déguiser ainsi ces personnages, à eux qui particulierement font profession de representer chaque chose le plus au naturel, que faire se peut, pourquoy ne m’en sera-t’il pas permis autant, puis que je ne represente rien à l’œil : mais à l’oüye seulement, qui n’est pas un sens qui touche si vivement l’ame.
Voila, ma Bergere, de quoy je te veux advertir pour ce coup, à fin que s’il est possible tu rapportes quelque contentement de ton voyage. Le Ciel te le rende heureux, & te donne un si bon Genie, que tu me survives autant de siecles, que le sujet qui t’a fait naistre me survivra en m’accompagnant au cercueil.

Livre premier

LA PREMIERE
PARTIE DE L’ASTREE
De Messire Honoré d’Urfé.

Aupres de l’ancienne ville de Lyon, du costé du Soleil couchant, il y a un pays nommé Forests, qui en sa petitesse contient ce qui est de plus rare au reste des Gaules : Car estant divisé en plaines & en montaignes, les unes & les autres sont si fertiles, & scituées en un air si temperé, que la terre y est capable de tout ce que peut desirer le laboureur. Au cœur du pays est le plus beau de la plaine, ceinte comme d’une forte muraille des monts assez voisins, & arrousée du fleuve de Loyre, qui prenant sa source assez prés de là, passe presque par le milieu, non point encore trop enflé ny orgueilleux, mais doux & paisible. Plusieurs autres ruisseaux en divers lieux la vont baignant deleurs claires ondes : mais l’un des plus beaux est Lignon, qui vagabond en son cours, aussi bien que douteux en sa source, va serpentant par ceste plaine depuis les hautes montaignes de Cervieres & de Chalmasel, jusques à Feurs, où Loyre le recevant, & luy faisant perdre son nom propre, l’emporte pour tribut à l’Ocean.

  Or sur les bords de ces delectables rivieres on a veu de tout temps quantité de Bergers, qui pour la bonté de l’air, la fertilité du rivage, & leur douceur naturelle, vivent avec autant de bonne fortune, qu’ils recognoissent peu la fortune. Et croy qu’ils n’eussent deu envier le contentement du premier siecle ; si Amour leur eust aussi bien permis de conserver leur felicité, que le Ciel leur en avoit esté veritablement prodigue. Mais endormis en leur repos ils se sousmirent à ce flatteur, qui tost apres changea son authorité en tyrannie. Celadon fut un de ceux qui plus vivement la ressentirent, tellement espris des perfections d’Astrée, que la haine de leurs parents ne peut l’empescher de se perdre entierement en elle. Il est vray que si en la perte de soy-mesme on peut faire quelque acquisition, dont on se doive contenter, il se peut dire heureux de s’estre perdu si à propos pour gaigner la bonne volonté de la belle Astrée, qui asseurée de son amitié, ne voulut que l’ingratitude en fust le payement, mais plustost une reciproque affection, avec laquelle elle recevoit son amitié & ses services. De sorte que si l’on veit depuis quelque changemententr’eux, il faut croire, que le Ciel le permit, seulement pour faire paroistre que « rien n’est constant que l’inconstance, durable mesme en son changement ». Car ayant vescu bien-heureux l’espace de trois ans, lors que moins ils craignoient le fascheux accident qui leur arriva, ils se virent poussez par les trahisons de Semyre, aux plus profondes infortunes de l’Amour : d’autant que Celadon desireux de cacher son affection, pour decevoir l’importunité de leurs parents, qui d’une haine entr’eux vieille, interrompoient par toutes sortes d’artifices leurs desseins amoureux, s’efforçoit de monstrer que la recherche qu’il faisoit de ceste Bergere estoit plustost commune que particuliere. Ruze vrayement assez bonne, si Semire ne l’eust point malicieusement déguisée, fondant sur cette dissimulation la trahison dont il deçeut Astrée, & qu’elle paya dépuis avec tant d’ennuis, de regrets, & de larmes.

  De fortune, ce jour l’Amoureux Berger s’estant levé fort matin pour entretenir ses pensées, laissant paistre l’herbe moins foulée à ses troupeaux, s’alla asseoir sur le bord de la tortueuse riviere de Lignon, attendant la venuë de sa belle Bergere, qui ne tarda gueres apres luy : car esveillée d’un soupçon trop cuisant, elle n’avoit peu clorre l’œil de toute la nuict. A peine le Soleil commençoit de dorer le haut des montagnes d’Isoure & de Marsilly, quand le Berger apperçeut de loing un troupeau qu’il recogneut bien tost pour celuy d’Astrée. Car outre que Melampe, chien tant aimé de sa Bergere, aussi tost qu’il le vit, le vint follastrement caresser : encore remarqua-t’il la brebis plus cherie de sa maistresse, quoy qu’elle ne portast ce matin les rubans de diverses couleurs, qu’elle souloit avoir à la teste en façon de guirlande, par ce que la Bergere atteinte de trop de déplaisir, ne s’estoit pas donné le loisir de l’agencer comme de coustume. Elle venoit apres assez lentement, & comme on pouvoit juger à ses façons, elle avoit quelque chose en l’ame qui l’affligeoit beaucoup, & la ravissoit tellement en ses pensées, que fust par mégarde ou autrement, passant assez prés du Berger, elle ne tourna pas seulement les yeux vers le lieu où il estoit, & s’alla asseoir assez loing de là sur le bord de la riviere. Celadon sans y prendre garde, croyant qu’elle ne l’eust veu, & qu’elle l’allast chercher où il avoit accoustumé de l’attendre, rassemblant ses brebis avec sa houlette, les chassa apres elle, qui desja s’estant assise contre un vieux tronc, le coude appuyé sur le genoüil, la jouë sur la main, se soustenoit la teste, & demeuroit tellement pensive, que si Celadon n’eust esté plus qu’aveugle en son mal-heur, il eut bien aisément veu que ceste tristesse ne luy pouvoit proceder que de l’opinion du changement de son amitié ; tout autre déplaisir n’ayant assez de pouvoir pour luy causer de si tristes & profonds pensers. Mais d’autant qu' »un mal-heur inesperé est beaucoup plus mal-aisé à supporter » ; Je croy que la fortune, pour luy oster toute sorte de resistance, le voulut ainsi assaillir inopinément.

  Ignorant donc son prochain mal-heur, apres avoir choisi pour ses brebis le lieu plus commode pres de celles de sa Bergere, il luy vint donner le bon-jour, plein de contentement de l’avoir rencontrée ; à quoy elle respondit & de visage & de parolle si froidement, que l’hyver ne porte point tant de froideurs ny de glaçons. Le Berger qui n’avoit pas accoustumé de la voir telle, se trouva d’abord fort estonné ; & quoy qu’il ne se figurast la grandeur de sa disgrace telle qu’il l’esprouva peu apres, si est-ce que la doute d’avoir offensé ce qu’il aimoit, le remplit de si grands ennuis, que le moindre estoit capable de luy oster la vie. Si la Bergere eust daigné le regarder, ou que son jaloux soupçon luy eust permis de considerer quel soudain changement la froideur de sa réponce avoit causé en son visage, pour certain la cognoissance de tel effet luy eust fait perdre entierement ses méfiances. Mais il ne falloit pas que Celadon fust le Phœnix du bon-heur, comme il l’estoit de l’Amour, ny que la fortune luy fist plus de faveur qu’au reste des hommes, qu’elle ne laisse jamais asseurez en leur contentement. Ayant donc ainsi demeuré longuement pensif, il revint à soy, & tournant la veuë sur sa Bergere, rencontra par hazard qu’elle le regardoit ; mais d’un œil si triste, qu’il ne laissa aucune sorte de joye en son ame, si la doute où il estoit y en avoit oubliée quelqu’une. Ils estoient si proches de Lignon, que le Berger y pouvoit aisément atteindre du boutde sa houlette, & le dégel avoit si fort grossi son cours, que tout glorieux & chargé des dépouilles de ses bords, il descendoit impetueusement dans Loire. Le lieu où ils estoient assis, estoit un tertre un peu relevé, contre lequel la fureur de l’onde en vain s’alloit rompant, soustenu par en bas d’un rocher tout nud, couvert au dessus seulement d’un peu de mousse. De ce lieu le Berger frappoit dans la riviere du bout de sa houlette, dont il ne touchoit point tant de gouttes d’eau, que de divers pensers le venoient assaillir, qui flottans comme l’onde, n’estoient point si tost arrivez qu’ils en estoient chassez par d’autres plus violents. Il n’y avoit une seule action de sa vie, ny une seule de ses pensées, qu’il ne r’appellast en son ame, pour entrer en conte avec elles, & sçavoir en quoy il avoit offensé : mais n’en pouvant condamner une seule, son amitié le contraignit de luy demander l’occasion de sa colere. Elle qui ne voyoit point, ses actions, ou qui les voyant, les jugeoit toutes au desavantage du Berger, alloit rallumant son cœur d’un plus ardant dépit, si bien que quand il voulut ouvrir la bouche, elle ne luy donna pas mesme le loisir de proferer les premieres paroles, sans l’interrompre, en disant. Ce ne vous est donc pas assez, perfide & déloyal Berger, d’estre trompeur & meschant envers la personne qui le meritoit le moins, si continuant vos infidelitez, vous ne taschiez d’abuser celle qui vous a obligé à toute sorte de franchise ? Donc vous avez bien la hardiesse de soustenirma veuë apres m’avoir tant offensée ? Donc vous m’osez presenter, sans rougir, ce visage dissimulé, qui couvre une ame si double, & si parjure ? Ah, va, va tromper une autre, va perfide, & t’adresse à quelqu’un de qui tes perfidies ne soient point encores recogneuës, & ne pense plus de te pouvoir déguiser à moy qui ne recognois que trop, à mes dépens, les effets de tes infidelitez & trahisons. Quel devint alors ce fidelle Berger, celuy qui a bien aimé le peut juger, si jamais telle reproche luy a esté faite injustement : Il tombe à ses genoux pasle & transi, plus que n’est pas une personne morte. Est-ce, belle Bergere, luy dit-il, pour m’esprouver, ou pour me desesperer ? Ce n’est, dit-elle, ny pour l’un ny pour l’autre : mais pour la verité, n’estant plus de besoin d’essayer une chose si recogneuë. Ah ! dit le Berger, pourquoy n’ay-je osté ce jour mal-heureux de ma vie ? Il eust esté à propos pour tous deux, dit-elle, que non point un jour, mais tous les jours que je t’ay veu, eussent esté ostez de la tienne & de la mienne ; il est vray que tes actions ont fait, que je me treuve dechargée d’une chose, qui ayant effet, m’eust dépleu d’avantage que ton infidelité : Que si le ressouvenir de ce qui s’est passé entre nous, (que je desire toutesfois estre effacé) m’a encore laissé quelque pouvoir, va t’en déloyal, & garde toy bien de te faire jamais voir à moy que je ne te le commande. Celadon voulut repliquer, mais Amour qui oyt si clairement, à ce coup luy boucha pour son mal-heur les aureilles ; & par cequ’elle s’en vouloit aller, il fut contraint de la retenir par sa robbe, luy disant ; je ne vous retiens pas, pour vous demander pardon de l’erreur qui m’est incogneuë, mais seulement pour vous faire voir quelle est la fin que j’eslis pour oster du monde celuy que vous faites paroistre d’avoir tant en horreur. Mais elle que la colere transportoit, sans tourner seulement les yeux vers luy, se debattit de telle furie, qu’elle échappa & ne luy laissa autre chose qu’un ruban sur lequel par hazard il avoit mis la main. Elle le souloit porter au devant de sa robbe pour ageancer son colet, & y attachoit quelquefois des fleurs quand la saison le luy permettoit ; à ce coup elle y avoit une bague, que son pere luy avoit donnée. Le triste Berger la voyant partir avec tant de colere, demeura quelque temps immobile, sans presque sçavoir ce qu’il tenoit en la main, quoy qu’il y eust les yeux dessus : En fin avec un grand souspir, revenant de ceste pensée, & cognoissant ce ruban ; Soy tesmoin, dit-il, ô cher cordon, que plustost que de rompre un seul des nœuds de mon affection, j’ay mieux aymé perdre la vie, à fin que quand je seray mort, & que ceste cruelle te verra, peut estre sur moy, tu l’asseures qu’il n’y a rien au monde qui puisse estre plus aimé que je l’aime, ny Amant plus mal recogneu que je suis. Et lors se l’attachant au bras, & baisant la bague : Et toy, dit-il, symbole d’une entiere & parfaite amitié, soy content de ne me point esloigner à ma mort, à fin que ce gage pour le moins me demeure, de celle qui m’avoit tant promis d’affection. A peine eust-il finy ces mots, que tournant les yeux du costé d’Astrée, il se jetta les bras croisez dans la riviere.

  En ce lieu, Lignon estoit tres-profond & tres-impetueux, car c’estoit un amas de l’eau, & un regorgement que le rocher luy faisoit faire contremont ; si bien que le Berger demeura longuement avant que d’aller à fonds, & plus encore à revenir : & lors qu’il parust, ce fust un genoüil premier, & puis un bras : & soudain enveloppé du tournoyement de l’onde, il fust emporté bien loin de là, dessous l’eau.

  Des-ja Astrée estoit accouruë sur le bord, & voyant ce qu’elle avoit tant aymé, & qu’elle ne pouvoit encor’ hayr, estre à son occasion si prés de la mort, se trouva si surprise de frayeur, que au lieu de luy donner secours elle tomba esvanouye, & si pres du bord qu’au premier mouvement qu’elle fist lors qu’elle revint à soy, qui fust long-temps apres, elle tomba dans l’eau, en si grand danger, que tout ce que peurent faire quelques Bergers qui se treuverent pres de là, fust de la sauver, & avec l’ayde encores de sa robe, qui la soustenant sur l’eau, leur donna le loisir de la tirer à bord, mais tant hors d’elle-mesme, que sans qu’elle le sentit, ils la porterent en la cabane plus proche, qui se treuva estre de Phillis, où quelques unes de ses compagnes luy changerent ses habits moüillez, sans qu’elle peut parler, tant elle estoit estonnée, & pour le hazard qu’elle avoit couru, & pour la perte de Celadon ; qui cependant fust emporté de l’eau avec tant de furie, que de luy mesme il alla donner sur le sec, fort loing de l’autre costé de la riviere, entre quelques petits arbres : mais avec fort peu de signe de vie.

  Aussi tost que Phillis (qui pour lors n’estoit point chez elle) sçeut l’accident arrivé à sa compagne, elle se mist à courir de toute sa force : & n’eust esté que Lycidas la rencontra, elle ne se fust arrestée pour quelque autre que ç’eust esté. Encor luy dit-elle fort briefvement le danger qu’Astrée avoit couru, sans luy parler de Celadon : aussi n’en sçavoit-elle rien. Ce Berger estoit frere de Celadon, à qui le Ciel l’avoit lié d’un nœud d’amitié beaucoup plus estroit que celuy du parentage : d’autre costé Astrée, & Phillis, outre qu’elles estoient germaines, s’aymoient d’une si estroitte amitié qu’elle meritoit bien d’estre comparée à celle des deux freres. Que si Celadon eust de la simpathie avec Astrée, Lycidas n’eust pas moins d’inclination à servir Phillis : ny Phillis à aymer Lycidas.

  De fortune, au mesme temps qu’ils arriverent, Astrée ouvrit les yeux, & certes bien changez de ce qu’ils souloient estre, quand Amour victorieux s’y monstroit triomphant de tout ce qui les voyoit, & qu’ils voyoient. Leurs regards estoient lents & abattus, leurs paupieres pesantes & endormies, & leurs esclairs changez en larmes : larmes toutesfois qui tenant de ce cœur tout enflammé d’où elles venoient, & de ces yeux bruslants par où elles passoient, brusloient & d’amour & de pitié tous ceux quiestoient à l’entour d’elle : Quand elle apperceut sa compagne Phillis, ce fut bien lors qu’elle receut un grand eslancement ; & plus encor quand elle vit Lycidas ; & quoy qu’elle ne voulut que ceux qui estoient pres d’elle recogneussent le principal sujet de son mal, si fut-elle contrainte de luy dire, que son frere s’estoit noyé en luy voulant ayder. Ce Berger à ces nouvelles fut si estonné, que sans s’arrester d’avantage il courut sur le lieu mal-heureux avec tous ces Bergers, laissant Astrée & Phillis seules, qui peu apres se mirent à les suivre : mais si tristement que quoy qu’elles eussent beaucoup à dire, elles ne se pouvoient parler. Cependant les Bergers arrivez sur le bord, & jettant l’œil d’un costé & d’autre ne trouverent aucune marque de ce qu’ils cherchoient, sinon ceux qui coururent plus bas, qui trouverent fort loing son chappeau, que le courant de l’eau avoit emporté, & qui par hazard s’estoit arresté entre quelques arbres que la riviere avoit desracinez & abatus. Ce furent là toutes les nouvelles qu’ils peurent avoir de ce qu’ils cherchoient : car pour luy il estoit desja bien esloigné, & en lieu où il leur estoit impossible de le retrouver. Par ce qu’avant qu’Astrée fut revenuë de son esvanouïssement, Celadon, comme j’ay dit, poussé de l’eau, donna de l’autre costé entre quelques arbres, où difficilement pouvoit-il estre veu.

  Et lors qu’il estoit entre la mort & la vie, il arriva sur le mesme lieu trois belles Nymphes, dont les cheveux espars, alloient ondoyant surles espaules, couverts d’une guirlande de diverses perles : elles avoient le sein découvert, & les manches de la robe retroussées jusques sur le coude, d’où sortoit un linomple deslié, qui froncé venoit finir aupres de la main, où deux gros bracelets de perles sembloient le tenir attaché. Chacune avoit au costé le carquois remply de fléches, & portoit en la main un arc d’yvoire, le bas de leur robe par le devant estoit retroussé sur la hanche, qui laissoit paroistre leurs brodequins dorez jusques à mi-jambe. Il sembloit qu’elles fussent venuës en ce lieu avec quelque dessein : car l’une disoit ainsi. C’est bien icy le lieu, voicy bien le reply de la riviere ; voyez comme elle va impetueusement là haut, outrageant le bord de l’autre costé, qui se rompt & tourne tout court en çà. Considerez ceste touffe d’arbres, c’est sans doute celle qui nous a esté representée dans le miroir. Il est vray, disoit la premiere ; mais il n’y a encor’ gueres d’apparence en tout le reste : & me semble que voicy un lieu assez escarté pour trouver ce que nous y venons chercher. La troisiesme qui n’avoit point encore parlé ; Si y a-t’il bien, dit-elle, quelque apparence en ce qu’il vous a dit, puis qu’il vous a si bien representé ce lieu, que je ne croy point qu’il y ait icy un arbre que vous n’ayez veu dans le miroir : Avec semblables mots, elles approcherent si pres de Celadon que quelques fueilles seulement le leur cachoient. Et parce qu’ayant remarqué toute chose particulierement, elles recogneurent que c’estoit-là sans doute le lieuqui leur avoit esté monstré, elles s’y assirent, en deliberation de voir si la fin seroit aussi veritable que le commencement : mais elles ne se furent si tost baissées, pour s’asseoir que la principale d’entr’elles apperçeut Celadon ; & parce qu’elle croyoit que ce fust un Berger endormy, elle estendit les mains de chaque costé sur ses compagnes ; puis sans dire mot, mettant le doigt sur la bouche, leur monstra de l’autre main entre ces petits arbres, ce qu’elle voyoit, & se leva le plus doucement qu’elle peust pour ne l’esveiller, mais le voyant de plus pres elle le creut mort ; car il avoit encor les jambes en l’eau, le bras droit mollement estendu par dessus la teste, le gauche à demy tourné par derriere, & comme engagé sous le corps, le col faisoit un ply en avant pour la pesanteur de la teste, qui se laissoit aller en arriere : la bouche à demy entre-ouverte, & presque pleine de sablon, degouttoit encore de tous costez : le visage en quelques lieux esgratigné & soüillé ; les yeux à moitié clos : & les cheveux, qu’il portoit assez longs, si moüillez que l’eau en couloit comme de deux sources le long de ses joues, dont la vive couleur estoit si effacée qu’un mort ne l’a point d’autre sorte : le milieu des reins estoit tellement avancé, qu’il sembloit rompu, & cela faisoit paroistre le ventre plus enflé, quoy que remply de tant d’eau il le fust assez de luy-mesme. Ces Nymphes le voyant en cest estat en eurent pitié, & Leonide qui avoit parlé la premiere, comme plus pitoyable & plus officieuse, fust la premiere qui le prist sous le corps pour le tirer à la rive. A mesme instant l’eau qu’il avoit avalée ressortoit en telle abondance que la Nymphe le trouvant encore chaud, eust opinion qu’on le pourroit sauver. Lors Galathée, qui estoit la principale, se tournant vers la derniere qui le regardoit sans leur ayder : Et vous, Silvie, luy dit-elle, que veut dire, ma mignonne, que vous estes si faineante : mettez la main à l’œuvre, si ce n’est pour soulager vostre compagne, pour la pitié au moins de ce pauvre Berger ? Je m’amusois, dit-elle, Madame, à considerer que quoy qu’il soit bien changé, il me semble que je le recognois ; Et lors se baissant elle le prist de l’autre costé, & le regardant de plus pres : Pour certain, dit-elle, je ne me trompe pas ; c’est celuy que je veux dire, & certes il merite bien que vous le secouriez : car outre qu’il est d’une des principales familles de ceste contrée, encor a-t’il tant de merites que la peine y sera bien employée. Cependant l’eau sortoit en telle abondance que le Berger estant fort allegé, commença à respirer, non toutesfois qu’il ouvrit les yeux, ny qu’il revint entierement. Et par ce que Galathée eust opinion que c’estoit cestuy-cy dont le Druide luy avoit parlé, elle mesme commença d’ayder à ses compagnes, disant qu’il le falloit porter en son Palais d’Isoure, où elles le pourroient mieux faire secourir. Et ainsi, non point sans peine elles le porterent jusques où le petit Meril gardoit leur chariot, sur lequel montant toutes trois, Leonide fust celle qui les guida, & pour n’estreveuës avec ceste proye par les gardes du Palais, elles allerent descendre à une porte secrette.

  Au mesme temps, qu’elles furent parties : Astrée revenant de son esvanoüissement tomba dans l’eau, comme nous avons dit ; si bien que Lycidas, ny ceux qui vindrent chercher Celadon, n’en eurent autres nouvelles que celles que j’ay dittes. Par lesquelles Lycidas n’estant que trop asseuré de la perte de son frere, s’en revenoit pour se plaindre avec Astrée de leur commun desastre. Elle ne faisoit que d’arriver sur le bord de la riviere, où contrainte du déplaisir elle s’estoit assise autant pleine d’ennuy & d’estonnement, qu’elle l’avoit peu auparavant esté d’inconsideration, & de jalousie. Elle estoit seule, car Phillis voyant revenir Lycidas, estoit allée chercher des nouvelles comme les autres. Ce Berger arrivant, & de lassitude, & de desir de sçavoir comme ce malheur estoit avenu, s’assit pres d’elle, & la prenant par la main, luy dit. Mon Dieu, belle Bergere, quel malheur est le nostre ! Je dis le nostre : car si j’ay perdu un frere, vous avez aussi perdu une personne qui n’estoit point tant à soy-mesme qu’à vous. Ou qu’Astrée fut ententive ailleurs, ou que ce discours luy ennuyast, elle n’y fit point de responce, dont Lycidas estonné comme par reproche continua : est-il possible, Astrée, que la perte de ce miserable fils, (car tel le nommoit-elle) ne vous touche l’ame assez vivement, pour vous faire accompagner sa mort au moins de quelques larmes ? S’il ne vous avoit point aymée, ou que ceste amitié vous fut incogneüe, ce seroit chose suportable de ne vous voir ressentir davantage son mal-heur, mais puis que vous ne pouvez ignorer qu’il ne vous ait aymée plus que luy-mesme, c’est chose cruelle, Astrée, croyez-moy, de vous voir aussi peu esmeüe que si vous ne le cognoissiez point.

  La Bergere tourna alors le regard tristement vers luy ; & apres l’avoir quelque temps consideré elle luy respondit. Berger, il me déplaist de la mort de vostre frere, non pour amitié qu’il m’ait portée, mais d’autant qu’il avoit des conditions d’ailleurs, qui peuvent bien rendre sa perte regretable : car quant à l’amitié dont vous parlez, elle a esté si commune aux autres Bergeres mes compagnes, qu’elles en doivent (pour le moins) avoir autant de regret que moy ! Ah ingrate Bergere (s’escria incontinent Lycidas) je tiendray le Ciel pour estre de vos complices, s’il ne punit ceste injustice en vous ! Vous avez peu croire, celuy inconstant, à qui le courroux d’un pere, les inimitiez des parens, les cruautez de vostre rigueur, n’ont peu diminuer la moindre partie de l’extréme affection, que vous ne sçauriez feindre de n’avoir mille, & mille fois recogneüe en luy trop clairement ? Vrayement celle-cy est bien une mécognoissance, qui surpasse toutes les plus grandes ingratitudes, puis que ses actions, & ses services n’ont peu vous rendre asseurée d’une chose dont personne que vous ne doute plus ? Aussi respondit Astrée n’y avoit-il personne à qui elle touchast comme à moy. Elle le devoitcertes (repliqua le Berger) puis qu’il estoit tant à vous, que je ne sçay, & si fay, je le sçay, qu’il eust plustost des-obey aux grands Dieux qu’à la moindre de vos volontez. Alors la Bergere en colere luy respondit : Laissons ce discours, Lycidas, & croyez-moy qu’il n’est point à l’avantage de vostre frere, mais s’il m’a trompée, & laissée avec ce desplaisir de n’avoir plustost sçeu recognoistre ses tromperies, & finesses, il s’en est allé, certes, avec une belle despoüille, & de belles marques de sa perfidie. Vous me rendez (repliqua Lycidas) le plus estonné du monde : En quoy avez vous recogneu ce que vous luy reprochez ? Berger, adjousta Astrée, l’histoire en seroit trop longue & trop ennuyeuse : contentez-vous, que si vous ne le sçavez, vous estes seul en cette ignorance, & qu’en toute ceste riviere de Lignon, il n’y a Berger qui ne vous die que Celadon aymoit en mille lieux : & sans aller plus loin, hyer j’ouys de mes oreilles mesmes, les discours d’amour qu’il tenoit à son Aminthe, car ainsi la nommoit-il, ausquels je me fusse arrestée plus long-temps, n’eust esté que sa honte me desplaisoit, & que pour dire le vray, j’avois d’autres affaires ailleurs qui me pressoient d’avantage. Lycidas alors comme transporté s’escria, je ne demande plus la cause de la mort de mon frere, c’est vostre jalousie Astrée, & jalousie fondée sur beaucoup de raison, pour estre cause d’un si grand mal-heur. Helas Celadon, que je voy bien reüssir à ceste heure vrayes les propheties de tes soupçons, quand tu disois queceste feinte te donnoit tant de peine qu’elle te cousteroit la vie : mais encore ne cognoissois-tu pas, de quel costé ce mal-heur te devoit advenir : puis s’adressant à la Bergere : Est-il croyable, dit-il, Astrée, que ceste maladie ait esté si grande qu’elle vous ait fait oublier les commandemens que vous luy avez faits si souvent ? Si seray-je bien tesmoin de cinq ou six fois pour le moins qu’il se mit à genoux devant vous, pour vous supplier de les revoquer ; vous souvient-il point que quand il revint d’Italie, ce fut une de vos premieres ordonnances, & que dedans ce rocher, où depuis si souvent je vous vis ensemble, il vous requist de luy ordonner de mourir, plustost que de feindre d’en aymer une autre ? Mon astre, vous dit-il, (je me ressouviendray toute ma vie des mesmes paroles) ce n’est point pour refuser : mais pour ne pouvoir observer ce commandement, que je me jette à vos pieds, & vous supplie que pour tirer preuve de ce que vous pouvez sur moy, vous me commandiez de mourir, & non point de servir comme que ce soit autre qu’Astrée. Et vous luy respondites : Mon fils, je veux ceste preuve de vostre amitié, & non point vostre mort qui ne peut estre sans la mienne : car outre que je sçay que celle-cy vous est la plus difficile, encore nous r’apportera-t’elle une commodité que nous devons principalement rechercher, qui est de clorre & les yeux & la bouche aux plus curieux & aux plus médisans : S’il vous repliqua plusieurs fois, & s’il en fit tous les refus que l’obeïssance (à quoy sonaffection l’obligeoit envers vous) luy pouvoit permettre, je m’en remets à vous-mesme, si vous voulez vous en ressouvenir : tant y a que je ne croy point qu’il vous ait jamais desobeye, que pour ce seul sujet ; & à la verité ce luy estoit une contrainte si grande, que toutes les fois qu’il revenoit du lieu, où il estoit contraint de feindre, il falloit qu’il se mit sur un lict, comme revenant de faire un tres-grand effort : & lors il s’arresta pour quelque temps, & puis il reprit ainsi. Or sus Astrée, mon frere est mort : s’en est fait, quoy que vous en croyez, ou mécroyez, ne luy peut r’apporter bien ny mal, de sorte que vous ne devez plus penser que je vous en parle en sa consideration : mais pour la seule verité, toutefois ayez-en telle croyance qu’il vous plaira, si vous jureray-je qu’il n’y a point deux jours que je le trouvay gravant des vers sur l’escorce de ces arbres, qui sont par delà la grande prairie, à main gauche du bié, & m’asseure que si vous y daignez tourner les yeux vous remarquerez que c’est luy qui les y a couppez : car vous recognoissez trop bien ses caracteres, si ce n’est qu’oublieuse de luy, & de ses services passez, vous ayez de mesme perdu la memoire de tout ce qui le touche : mais je m’asseure, que les Dieux ne le permettront pour sa satisfaction, & pour vostre punition : les vers sont tels.


MADRIGAL.

Je pourray bien dessus moy-mesme
Quoy que mon amour soit extresme,
Obtenir encor ce poinct,
De dire que je n’ayme point.
Mais feindre d’en aymer un’ autre,
Et d’en adorer l’œil vainqueur,
Comme en effet je fay le vostre,
Je n’en sçaurois avoir le cœur.
Et s’il le faut, ou que je meure,
Faites moy mourir de bonne-heure.

Il peut y avoir sept ou huit jours, qu’ayant esté contraint de m’en aller, pour quelque temps sur les rives de Loire, pour response il m’escrivit une lettre que je veux que vous voyez, & si en la lisant vous ne cognoissez son innocence, je veux croire qu’avec vostre bonne volonté vous avez perdu pour luy toute espece de jugement ; Et lors la prenant en sa poche, la luy leut : Elle estoit telle.


RESPONCE DE CELADON
A LYCIDAS.

Ne t’enquiers plus de ce que je fais, mais sçache que je continuë tousjours en ma peine ordinaire. Aymer, & ne l’oser faire paroistre, n’aymer point, & jurer le contraire, cher frere, c’est tout l’exercice ou plustost le supplice de ton Celadon. On dit que deux contraires ne peuvent en mesme temps estre en mesme lieu,toutesfois la vraye & la feinte amitié, sont d’ordinaire en mes actions ; mais ne t’en estonne point, car je suis contraint à l’un par la perfection, & à l’autre par le commandement de mon Astre. Que si ceste vie te semble estrange, ressouviens-toy, que les miracles sont les œuvres ordinaires des Dieux, & que veux-tu que ma Déesse cause en moy que des miracles ?

Il y avoit long-temps qu’Astrée n’avoit rien respondu, par-ce que les paroles de Lycidas la mettoient presque hors d’elle-mesme. Si est-ce que la jalousie qui retenoit encor quelque force en son ame, luy fist prendre ce papier, comme estant en doute, que Celadon l’eust escrit. Et quoy qu’elle recogneust, que vrayement c’estoit luy, si disputoit-elle le contraire en son ame, « suivant la coustume de plusieurs personnes qui veulent tousjours fortifier comme que ce soit leur opinion ». Et presque au mesme temps plusieurs Bergers arriverent de la queste de Celadon, où ils n’avoient trouvé autre marque de luy que son chappeau, qui ne fut à la triste Astrée qu’un grand renouvellement d’ennuy. Et par-ce qu’elle se ressouvint d’une cachette qu’amour leur avoit fait inventer & qu’elle n’eust pas voulu estre recogneuë ; elle fit signe à Phillis de le prendre ; & lors chacun se mist sur les regrets, & sur les loüanges du pauvre Berger, & n’en y eut un seul qui n’en racontast quelque vertueuse action ; elle sans plus, qui leressentoit davantage, estoit contrainte de demeurer muette, & de le monstrer le moins, sçachant bien que « la souveraine prudence en amour est de tenir son affection cachée, ou pour le moins de n’en faire jamais rien paroistre inutilement ». Et parce que la force qu’elle se faisoit en cela estoit tres grande, & qu’elle ne pouvoit la supporter plus longuement, elle s’aprocha de Phillis, & la pria de ne la point suivre, afin que les autres en fissent de mesme, & luy prenant le chappeau qu’elle tenoit en sa main, elle partit seule & se mist à suivre le sentier où ses pas sans eslection la guidoient. Il n’y avoit guere Berger en la trouppe qui ne sçeust l’affection de Celadon, par-ce que ses parents par leurs contrarietez ; l’avoient découverte plus que ses actions : mais elle s’y estoit conduitte avec tant de discretion que hormis Semyre, Lycidas & Phillis, il n’en y avoit point qui sçeust la bonne volonté qu’elle luy portoit, & encore que l’on cogneut bien que ceste perte l’affligeoit, si l’attribuoit-on plustost à un bon naturel, qu’à un amour (tant profite la bonne opinion que l’on a d’une personne ) cependant elle continuoit son chemin, le long duquel mille pensers, ou plustost mille desplaisirs la talonnoient pas à pas, de telle sorte que quelquefois douteuse, d’autrefois asseurée de l’affection de Celadon, elle ne sçavoit si elle le devoit plaindre, ou se plaindre de luy. Si elle se ressouvenoit de ce que Lycidas luy venoit de dire, elle le jugeoit innocent : que si les paroles qu’elle luy avoit ouy tenir aupres de laBergere Amynthe, luy revenoient en la memoire, elle le condamnoit comme coulpable. En ce labyrinthe de diverses pensées, elle alla longuement errant par ce bois, sans nulle élection de chemin, & par fortune, ou par le vouloir du Ciel, qui ne pouvoit souffrir que l’innocence de Celadon demeurast plus longuement douteuse en son ame, ses pas la conduisirent sans qu’elle y pensast le long du petit ruisseau entre les mesmes arbres où Lycidas luy avoit dit que les vers de Celadon estoient gravez. Le desir de sçavoir s’il avoit dit vray, eust bien eu assez de pouvoir en elle pour les luy faire chercher fort curieusement, encore qu’ils eussent esté fort cachez : mais la coupure qui estoit encore toute fraische les luy descouvrit assez tost. O Dieu comme elle les recogneut pour estre de Celadon, & comme promptement elle y courut pour les lire : mais combien vivement luy toucherent-ils l’ame ? Elle s’assit en terre, & mettant en son giron le chappeau & la lettre de Celadon, elle demeura quelque temps les mains jointes ensemble, & les doigts serrez l’un dans l’autre, tenant les yeux sur ce qui luy restoit de son Berger ; & voyant que le chappeau grossissoit à l’endroit où il avoit accoustumé de mettre ses lettres, quand il vouloit les luy donner secrettement, elle y porta curieusement la main, & passant les doigts dessous la doubleure, rencontra le feutre apiecé, duquel destachant la gance, elle en tira un papier que ce jour mesme Celadon y avoit mis. Ceste finesse fut inventée entre-eux, lors que la mal-vueillance de leursperes les empeschoit de se pouvoir parler : car feignant de se jetter par jeu ce chappeau, ils pouvoient aisément recevoir & donner leurs lettres : toute tremblante elle sortit celle-cy hors de sa petite cachette, & toute hors de soy apres l’avoir despliée elle y jetta la veuë pour la lire : mais elle avoit tellement esgaré les puissances de son ame, qu’elle fut contrainte de se frotter plusieurs fois les yeux avant que de le pouvoir faire ; en fin elle leut tels mots.


LETTRE DE CELADON
A LA BERGERE ASTREE

  Mon Astre, si la dissimulation à quoy vous me contraignez, est pour me faire mourir de peine, vous le pouvez plus aisément d’une seule parole : si c’est pour punir mon outrecuidance, vous estes juge trop doux, de m’ordonner un moindre supplice que la mort. Que si c’est pour esprouver quelle puissance vous avez sur moy, pourquoy n’en recherchez vous un tesmoignage plus prompt que celui-ci, de qui la longueur vous doit estre ennuyeuse ? car je ne sçaurois penser que ce soit pour celer nostre dessein, comme vous dites, puis que ne pouvant vivre en telle contrainte, ma mort sans doute en donnera assez prompte, & déplorable cognoissance. Jugez donc, mon bel Astre, que c’est assez enduré, & qu’il est desormais temps que vous me permettiez de faire le personnage de Celadon, ayant si longuement, & avec tant de peine, representé celuy de la personne du monde, qui luy est la plus contraire.

O quels cousteaux tranchans furent ces paroles en son ame, lors qu’elles luy remirent en memoire le commandement qu’elle luy avoit fait, & la resolution qu’ils avoient prise de cacher par ceste dissimulation leur amitié ! mais voyez quels sont les enchantemens d’Amour : elle recevoit un déplaisir extréme de la mort de Celadon, & toutesfois elle n’estoit point sans quelque contentement au milieu de tant d’ennuis, cognoissant que veritablement il ne luy avoit point esté infidelle, & dés qu’elle en fut certaine, & que tant de preuves eurent esclarcy les nuages de sa jalousie, toutes ces considerations se joignirent ensemble, pour avoir plus de force à la tourmenter : de sorte que ne pouvant recourre à autre remede qu’aux larmes, tant pour plaindre Celadon, que pour pleurer sa perte propre, elle donna commancement à ses regrets, avec un ruisseau de pleurs, & puis de cent pitoyables, helas ! interrompant le repos de son estomac, d’infinis sanglots le respirer de sa vie, & d’impitoyables mains outrageant ses belles mains mesmes, elle se ramenteut la fidelle amitié qu’elle avoit auparavant recogneuë en ce Berger, l’extrémité de son affection, & le desespoir où l’avoit poussé sipromptement la rigueur de sa response : & puis se representant le temps heureux qu’il l’avoit servie, les plaisirs & contentemens que l’honnesteté de sa recherche luy avoit rapportez, & quel commencement d’ennuy elle ressentoit desja par sa perte, encore qu’elle le trouvast tres grand, si ne le jugeoit-elle egal à son imprudence, puis que le terme de tant d’années luy devoit donner assez d’asseurance de sa fidelité.

  D’autre costé Lycidas qui estoit si mal satisfait d’Astrée, qu’il n’en pouvoit presque avec patience souffrir la pensée, se leva d’aupres de Phillis, pour ne dire chose contre sa compagne qui luy dépleust, & partit l’estomach si enflé, les yeux si couverts de larmes, & le visage si changé, que sa Bergere le voyant en tel estat, & donnant à ce coup quelque chose à son amitié, le suivit sans craindre ce qu’on pourroit dire d’elle. Il alloit les bras croisez sur l’estomac, la teste baissée, le chappeau enfoncé, mais l’ame encor plus plongée dans la tristesse. Et par ce que la pitié de son mal obligeoit les Bergers qui l’aymoient à participer à ses ennuis ; Ils alloient suivant, & plaignant apres luy, mais ce pitoyable office ne luy estoit qu’un rengregement de douleur. « Car l’extréme ennuy a cela, que la solitude doit estre son premier appareil, par ce qu’en compagnie l’ame n’ose librement pousser dehors les venins de son mal, & jusques à ce qu’elle s’en soit déchargée, elle n’est capable des remedes de la consolation ». Estant en ceste peine, de fortune ils rencontrerent un jeuneBerger couché de son long sur l’herbe, & deux Bergeres aupres de luy. L’une luy tenant la teste en son giron, & l’autre joüant d’une harpe, cependant qu’il alloit souspirant tels vers, les yeux tendus contre le Ciel, les mains jointes sur son estomach, & le visage tout couvert de larmes.


STANCES
SUR LA MORT DE CLEON.

La beauté que la mort en cendre a fait resoudre
La dépoüillant si tost de son humanité,
Passa comme un esclair, & brusla comme un foudre
Tant elle eust peu de vie, & beaucoup de beauté.
Ces yeux jadis auteurs des douces entreprises,
Des plus cheres Amours sont à jamais fermez,
Beaux yeux qui furent pleins de tant de mignardises,
Qu’on ne les vit jamais sans qu’ils fussent aimez.
S’il est vray, la beauté d’entre nous est ravie,
Amour pleure vaincu qui fut tousjours vaincueur,
Et celle qui donnoit à mile cœurs la vie,
Est morte, si ce n’est qu’elle vive en mon cœur.
Et quel bien desormais peut estre desirable,
Puis que le plus parfait est le plustost ravy ?
Et qu’ainsi que du corps l’ombre est inseparable,
Il faut qu’un bien tousjours soit d’un malheur suivy ?
Il semble, ma Cleon, que vostre destinée,
Ayt dés son Orient vostre jour achevé,
Et que vostre beauté morte aussitost que née
Au lieu de son berceau son cercueil ait trouvé.
Non, vous ne mourez pas, mais c’est plustost moy-mesme,
Puis que vivant je fus de vous seule animé :
Et si l’Amant a vie en la chose qu’il aime,
Vous revivez en moy m’ayant tousjours aimé.
Que si je vis Amour veut donner cognoissance,
Que mesme sur la mort il a commandement,
Ou comme estant un Dieu pour monstrer sa puissance,
Que sans ame & sans cœur faire vivre un Amant.
Mais Cleon, si du Ciel l’ordonnance fatale
D’un trépas inhumain vous fait sentir l’effort,
Amour à vos destins rend ma fortune égale,
Vous mourez par mon dueil, & moy par vostre mort.
Je regrettois ainsi mes douleurs immortelles,
Sans que par mes regrets la mort pust s’attendrir,
Et mes deux yeux changez en sources eternelles,
Qui pleurerent mon mal ne sceurent l’amoindrir.
Quand Amour avec moy d’une si belle morte,
Ayant plaint le mal-heur qui cause mes travaux,
Sechons, dit-il, nos yeux, pleignons d’une autre sorte,
Aussi bien tous les pleurs sont moindres que nos maux.

LYCIDAS & Phillis eussent bien eu assez de curiosité pour s’enquerir de l’ennuy de ce Berger, si le leur propre le leur eust permis ; mais voyant qu’il avoit autant de besoin de consolation qu’eux, ils ne voulurent adjouster le mal d’autruy au leur, & ainsi laissant les autres Bergers attentifs à l’escouter, ils continuerent leur chemin sans estre suivis de personne, pour le desir que chacun avoit de sçavoir qui estoit cette trouppe incogneuë. A peine estoit party Lycidas qu’ils ouyrent d’assez loin une autre voix, qui sembloit s’approcher d’eux, & la voulant escouter, ils furent empeschez par laBergere qui tenoit la teste du Berger dans son giron, avec telles plaintes. Et bien cruel ? Et bien Berger sans pitié ? jusques à quand ce courage obstiné, s’endurcira-t’il à mes prieres ? jusques à quand as tu ordonné que je sois dédaignée pour une chose qui n’est plus ? & que pour une morte je sois privée de ce qui luy est inutile ? Regarde Tyrcis, regarde Idolatre des morts, & ennemy des vivans, quelle est la perfection de mon amitié, & apprens quelquesfois, apprens à aymer les personnes qui vivent, & non pas celles qui sont mortes, qu’il faut laisser en repos apres le dernier à Dieu, & non pas en troubler les cendres bien-heureuses par des larmes inutiles, & prens garde si tu continuës, de n’attirer sur toy la vengeance de ta cruauté, & de ton injustice.

  Le Berger alors sans tourner les yeux vers elle, luy respondit froidement. Pleust à Dieu, belle Bergere, qu’il me fust permis de vous pouvoir satisfaire par ma mort : car pour vous oster, & moy aussi de la peine où nous sommes, je la cherirois plus que ma vie : mais puisque comme si souvent vous m’avez dit, ce ne seroit que rengreger vostre mal, Je vous supplie Laonice rentrez en vous mesme, & considerez combien vous avez peu de raison, de vouloir deux fois faire mourir ma chere Cleon. Il suffit bien (puis que mon mal-heur l’a ainsi voulu) qu’elle ait une fois payé le tribut de son humanité ; que si apres sa mort elle est venue revivre en moy par la force de mon amitié : Pourquoycruelle, la voulez-vous faire remourir par l’oubly qu’une nouvelle amour causeroit en mon ame ? Non, non, Bergere : Vos reproches n’auront jamais tant de force en moy, que de me faire consentir à un si mauvais conseil ; d’autant que ce que vous nommez cruauté, je l’appelle fidelité, & ce que vous croyez digne de punition, je l’estime meriter une extréme loüange. Je vous ay dit, qu’en mon cercueil la memoire de ma Cleon vivra parmy mes os, ce que je vous ay dit, je l’ay mille fois juré aux Dieux immortels, & à ceste belle ame qui est avecques eux ! & croiriez vous qu’ils laissassent impuny Tyrcis, si oublieux de ses serments il devenoit infidele ? Ah ! que je voye plustost le Ciel pleuvoir des foudres sur mon chef, que jamais j’offense ny mon serment ny ma chere Cleon : Elle vouloit repliquer, lors que le Berger qui alloit chantant les interrompit, pour estre desja trop pres d’eux avec tels vers.


CHANSON DE L’INCONSTANT HYLAS.

Si l’on me dédaigne, je laisse
La cruelle avec son dédain,
Sans que j’attende au lendemain,
De faire nouvelle maistresse :
C’est erreur de se consumer
A se faire par force aymer.

  Le plus souvent ces tant discrettes
Qui vont nos amours mesprisant,
Ont au cœur un feu plus cuisant :
Mais les flames en sont secrettes
Que pour d’autres nous allumons,
Ce pendant que nous les aimons.

Le trop fidele opiniastre,
Qui déceu de sa loyauté,
Aime une cruelle beauté :
Ne semble-t’il point l’idolastre,
Qui de quelque idole impuissant
Jamais le secours ne ressent ?

On dit bien que qui ne se lasse
De longuement importuner,
Par force en fin se fait donner :
Mais c’est avoir mauvaise grace,
Quoy qu’on puisse avoir de quelqu’un,
Que d’estre tousjours importun.

Voyez les, ces Amans fidelles,
Ils sont tousjours pleins de douleurs,
Les soupirs, les regrets, les pleurs
Sont leurs contenances plus belles,
Et semble que pour estre Amant,
Il faille plaindre seulement.

Celuy doit il s’appeller homme,
Qui l’honneur de l’homme étouffant,
Pleure tout ainsi qu’un enfant,
Pour la perte de quelque pomme :
Ne faut-il plustost le nommer,
Un fol qui croist de bien aymer ?

Moy qui veux fuir ces sottises,
Qui ne donnent que de l’ennuy,
Sage par le mal-heur d’autruy,
J’use tousjours de mes franchises :
Et ne puis estre mécontant,
Que l’on m’en appelle inconstant.

A ces derniers vers ce Berger se trouva si proche de Tyrcis, qu’il peust voir les larmes de Laonice : & par ce qu’encores qu’estrangers, ils ne laissoient de se cognoistre, & de s’estre desja pratiquez quelque temps par les chemins : Ce Berger sçachant quel estoit l’ennuy de Laonice & de Tyrcis, s’adressa d’abord à luy de ceste sorte. O Berger desolé (car à cause de sa triste vie, c’estoit le nom que chacun luy donnoit) si j’estois comme vous, que je m’estimerois mal-heureux ! Tyrcis l’oyant parler, se releva pour luy respondre. Et moy, luy dit-il, Hylas ! si j’estois en vostre place, que je me dirois infortuné ! S’il me falloit plaindre, adjouta cestuy-cy, autant que vous pour toutes les Maistresses que j’ay perduës, j’aurois à plaindre pluslonguement que je ne sçaurois vivre. Si vous faisiez comme moy, respondit Tyrcis, vous n’en auriez à plaindre qu’une seule. Et si vous faisiez comme moy, repliqua Hylas, vous n’en plaindriez point du tout. C’est en quoy, dit le desolé, je vous estime miserable : car si « rien ne peut estre le prix d’Amour que l’Amour mesme », vous ne fustes jamais aymé de personne, puis que vous n’aymastes jamais ; & ainsi vous pouvez bien marchander plusieurs amitiez, mais non pas les acheter, n’ayant pas la monnoye dont telle marchandise se paye. Et à quoy cognoissez vous, respondit Hylas, que je n’ayme point ? Je le cognois, dit Tyrcis, à vostre perpetuel changement. Nous sommes, dit-il, d’une bien differente opinion, car j’ay tousjours creu que l’ouvrier se rendoit plus parfait, plus il exerçoit souvent le mestier dont il faisoit profession. Cela est vray respondit Tyrcis, quand on suit les regles de l’art, mais quand on fait autrement, il avient comme à ceux qui s’estans fourvoyez, plus ils marchent, & plus ils s’esloignent de leur chemin. Et c’est pourquoy tout ainsi que la pierre qui roulle continuellement, ne se revestit jamais de mousse, mais plustost d’ordure & de salleté : de mesme vostre legereté se peut bien acquerir de la honte, mais non jamais de l’Amour. Il faut que vous sçachiez, Hylas, que « les blesseures d’Amour, sont de telle qualité que jamais elles ne guerissent ». Dieu me garde, dit Hylas, d’un tel blesseur. Vous avez raison, repliqua Tyrcis, car si à chaque fois que vous avezesté blessé d’une nouvelle beauté, vous aviez receu une playe incurable, je ne sçay si en tout vostre corps il y auroit plus une place saine, mais aussi vous estes privé de ces douceurs, & de ces felicitez, qu’Amour donne aux vrays Amants, & cela miraculeusement (comme toutes ses autres actions) par la mesme blesseure qu’il leur a faite : que si la langue pouvoit bien exprimer, ce que le cœur ne peut entierement gouster, & qu’il vous fust permis d’ouïr les secrets de ce Dieu, je ne croy pas que vous ne voulussiez renoncer à vostre infidelité. Hylas alors en sous-riant : Sans mentir (dit-il) vous avez raison Tyrcis, de vous mettre du nombre de ceux qu’Amour traitte bien. Quant à moy, s’il traitte tous les autres comme vous, je vous en quitte de bon cœur ma part, & pouvez garder tout seul vos felicitez, & vos contentemens, & ne craignez que je les vous envie. Il y a plus d’un moys, que nous sommes presque d’ordinaire ensemble : mais marquez-moy le jour, l’heure, ou le moment, où j’ay peu voir vos yeux sans l’agreable compagnie de vos larmes, & au contraire dites avec verité, le jour, l’heure, & le moment où vous m’avez seulement ouy souspirer pour mes Amours : tout homme qui n’aura point le goust perverty comme vous le sens, ne trouvera-t’il les douceurs de ma vie plus agreables & aymables, que les amertumes ordinaires de la vostre, & se tournant vers la Bergere qui s’estoit plainte de Tyrcis. Et vous insensible Bergere, ne reprendrez vous jamais assez de courage pour vous delivrer de la tyrannie où ce dénaturé Berger vous fait vivre ? voulez-vous par vostre patience vous rendre complice de sa faute ? Ne cognoissez-vous pas qu’il fait gloire de vos larmes, & que vos supplications l’eslevent à telle arrogance, qu’il luy semble que vous luy estes trop obligée quand il les escoute avec mespris ? La Bergere avec un grand, helas ! luy respondit. Il est fort aisé, Hylas, à celuy qui est sain de conseiller le malade, mais si tu estois en ma place, tu cognoistrois que c’est en vain que tu me donnes ce conseil, & que la douleur me peut bien oster l’ame du corps, mais non pas la raison chasser de mon ame ceste trop forte passion. Que si cest aimé Berger use envers moy de tyrannie, il [me] peut encores traitter avec beaucoup plus absoluë puissance, quand il luy plaira, ne pouvant vouloir d’avantage sur moy, que son authorité ne s’estende beaucoup plus outre. Laissons donc là tes conseils, Hylas, & cesse tes reproches, qui ne peuvent que rengreger mon mal sans espoir d’alegeance : car je suis tellement toute à Tyrcis, que je n’ay pas mesme ma volonté. Comment (dit le Berger) vostre volonté n’est pas vostre ? & que sert-il donc de vous aymer & servir ? cela mesme respondit Laonice, que me sert l’amitié & le service que je rends à ce Berger. C’est à dire, repliqua Hylas, que je perds mon temps & ma peine, & que vous racontant mon affection, ce n’est qu’esveiller en vous les paroles dont apres vous vous servez en parlant à Tyrcis ? Que veux-tu, Hylas, luy dit-elle en souspirant, que je te responde là dessus, sinon qu’il y a long temps que je vay pleurant ce mal-heur, mais beaucoup plus en ma consideration qu’en la tienne. Je n’en doute point, dit Hylas, mais puis que vous estes de ceste humeur, & que je puis plus sur moy, que vous ne pouvez sur vous, touchez là Bergere, dit-il, luy tendant la main, ou donnez moy congé, ou recevez le de moy, & croyez qu’aussi bien, si vous ne le faites, je ne laisseray pas de me retirer, ayant trop de honte de servir une si pauvre Maistresse. Elle luy respondit assez froidement ; ny toy, ny moy, n’y ferons pas grande perte, pour le moins je t’asseure bien que celle là ne me fera jamais oublier le mauvais traittement que je reçois de ce Berger. Si vous aviez, luy respondit-il, autant de cognoissance de ce que vous perdez, en me perdant, que vous monstrez peu de raison en la poursuitte que vous faites, vous me plaindriez plus que vous ne souhaittez l’affection de Tyrcis : mais le regret que vous aurez de moy sera bien petit, s’il n’égale celuy que j’ay pour vous, & lors il chanta tels vers en s’en allant.


SONNET.

Puis qu’il faut arracher la profonde racine,
Qu’Amour en vous voyant me planta dans le cœur,
Et que tant de desir avec tant de longueur,
Ont si soigneusement nourrie en ma poitrine.
Puis qu’il faut que le temps qui vid son origine,
Triomphe de sa fin, & s’en nomme vainqueur,
Faisons un beau dessein, & sans vivre en langueur,
Ostons-en tout d’un coup, & la fleur & l’espine.
Chassons tous ces desirs, esteignons tous ces feux,
Rompons tous ces liens, serrez de tant de nœuds,
Et prenons de nous mesme un congé volontaire.
Nous le vaincrons ainsi, cet Amour indompté,
Et ferons sagement de nostre volonté,
Ce que le temps en fin nous forceroit de faire.

Si ce berger fust venu en ce pays, en une saison moins fascheuse, il y eust trouvé sans doute plus d’amis, mais l’ennuy de Celadon, dont la perte estoit encore si nouvelle, rendoit si tristes tous ceux de ce rivage, qu’ils ne se pouvoient arrester à telles gaillardises ; c’est pourquoy ils le laisserent aller, sans avoir la curiosité de luy demander, ny à Tyrcis aussi, quel estoit le sujet qui les conduisoit ; & quelques-uns retournerent en leurs cabanes, & quelques autres continuant de chercher Celadon, passerent qui deçà, qui delà la riviere, sans laisser jusques à Loire, ny arbre, ny buisson, dont ils ne descouvrissent les cachettes. Toutesfois ce fut en vain, car ils ne sceurent jamais en trouver d’autres nouvelles. Seulement Silvandre rencontra Polemas tout seul, non point trop loin du lieu, où peu auparavant Galathée, & les autres Nymphes avoient pris Celadon ; & par ce qu’il commandoit à toute la contrée, sous l’authorité de la Nymphe Amasis, le Berger qui l’avoit plusieurs fois veu à Marsilly, luy rendit en le salüant, tout l’honneur qu’il sçeut ; & d’autantqu’il s’enquit de ce qu’il alloit cherchant le long du rivage, il luy dit la perte de Celadon, dequoy Polemas fut marry, ayant tousjours aymé ceux de sa famille.

  D’autre costé Lycidas qui se promenoit avec Phillis, apres avoir quelque temps demeuré muet, en fin se tournant vers elle. Et bien belle Bergere, luy dit-il, que vous semble de l’humeur de vostre compagne ? Elle qui ne sçavoit encore la jalousie d’Astrée : luy respondit, que c’estoit le moindre déplaisir, qu’elle en devoit avoir, & qu’en un si grand ennuy il luy devoit bien estre permis d’esloigner, & fuïr toute compagnie : car Phillis pensoit qu’il se plaignoit, de ce qu’elle s’en estoit allée seule. Ouy certes, repliqua Lycidas, c’est le moindre, mais aussi crois-je, qu’en verité c’est le plus grand ; & faut dire, que c’est bien la plus ingrate du monde, & la plus indigne d’estre aimée. Voyez pour Dieu quelle humeur est la sienne : mon frere n’a jamais eu dessein, tant s’en faut, n’a jamais eu pouvoir d’aimer qu’elle seule ; elle le sçait, la cruelle qu’elle est ; car les preuves qu’il luy en a renduës, ne laissent rien en doute ; le temps a esté vaincu, les difficultez, voire les impossibilitez desdaignées, les absences surmontées, les courroux paternels mesprisez, ses rigueurs, ses cruautez, ses desdains mesmes supportez, par une si grande longueur de temps, que je ne sçay autre qui l’eust peu faire que Celadon : & avec tout cela, ne voila pas ceste volage, qui, comme je croy, ayant ingratement changé de volonté, s’ennuyoit de voir plus longuement vivre, celuy qu’autresfois elle n’avoit peu faire mourir par ses rigueurs ; & qu’à ceste heure, elle sçavoit avoir si indignement offensé : Ne voila pas, dis-je, ceste volage, qui se feint de nouveaux pretextes de haine, & de jalousie : luy commande un eternel exil, & le desespere jusques à luy faire rechercher la mort. Mon Dieu, (dit Phillis toute estonnée) que me dites-vous Lycidas ? est-il possible qu’Astrée ait fait une telle faute ? Il est vrayement tres-certain, respondit le Berger, elle m’en a dit une partie, & le reste je l’ay aysément jugé par ses discours : mais bien qu’elle triomphe de la vie de mon frere, & que sa perfidie, & son ingratitude luy déguise ceste faute, comme elle aimera le mieux, si vous fay-je serment que jamais Amant n’eut tant d’affection, ny de fidelité, que luy ; non point que je vueille qu’elle le sçache, si ce n’est que cela luy rapporte par la cognoissance qu’il luy pourroit donner de son erreur, quelque extréme déplaisir : car d’ores en là, je luy suis autant mortel ennemy, que mon frere luy a esté fidelle serviteur, & elle indigne d’en estre aimée. Ainsi alloient discourant Lycidas & Phillis, luy infiniment fasché de la mort de son frere, & infiniment offensé contre Astrée : Et elle marrie de Celadon, faschée de l’ennuy de Lycidas, & estonnée de la jalousie de sa compagne : toutesfois voyant que la playe en estoit encor trop sensible, elle ne voulut y joindre les extrémes remedes, mais seulement quelques legers preparatifs, pour adoucir, & non point pour resoudre ; car en toute façon elle ne vouloit pas que la perte de Celadon luy coustast Lycidas, & elle consideroit bien que si la haine continuoit entre luy, & Astrée, il falloit qu’elle rompit avec l’un des deux ; & toutefois l’Amour ne vouloit point ceder à l’amitié, ny l’amitié à l’Amour, & si l’un ne vouloit consentir à la mort de l’autre. D’autre costé Astrée remplie de tant d’occasions d’ennuis, comme je vous ay dit, lascha si bien la bonde à ses pleurs, & s’assoupit tellement en sa douleur, que pour n’avoir assez de larmes pour laver son erreur, ny assez de paroles pour declarer son regret, ses yeux & sa bouche remirent leur office à son imagination, si longuement qu’abatuë de trop d’ennuy, elle s’endormit sur telles pensées.

Livre deuxième

LE DEUXIESME
LIVRE DE LA PREMIERE PARTIE
d’Astrée.

Cependant que ces choses se passoient de ceste sorte entre ces Bergers & Bergeres, Celadon receut des trois belles Nymphes, dans le Palais d’Isoure, tous les meilleurs allegements qui leur furent possibles : mais le travail, que l’eau luy avoit donné, avoit esté si grand, que quelque remede qu’elles luy fissent, il ne peut ouvrir les yeux, ny donner autre signe de vie que par le battement du cœur ; passant ainsi le reste du jour, & une bonne partie de la nuict avant qu’il revint à soy, & lors qu’il ouvrit les yeux ce ne fut pas avec peu d’estonnement de se trouver où il estoit : car il se ressouvenoit fort bien de ce qui luy estoit advenu sur le bord de Lignon, & comme le desespoir l’avoit fait sauter dans l’eau : mais il ne sçavoit comme il estoit venu en ce lieu ; & apres estre demeuré quelque temps confus en ceste pensée, il se demandoit s’il estoit vif oumort. Si je vis (disoit-il) comment est-il possible que la cruauté d’Astrée ne me face mourir ? Et si je suis mort, qu’est-ce, ô Amour, que tu viens chercher entre ces tenebres ? ne te contentes-tu point d’avoir eu ma vie ; ou bien veux-tu dans mes cendres r’allumer encores tes anciennes flames ? Et par ce que le cuisant soucy qu’Astrée luy avoit laissé, ne l’ayant point abandonné, appelloit tousjours à luy toutes ses pensées, il continua. Et vous trop cruel souvenir de mon bon-heur passé, pourquoy me representez vous le desplaisir qu’elle eust eu autrefois de ma perte, afin de rengreger mon mal veritable, par le sien imaginé, au lieu que pour m’alleger vous devriez plustost me dire le contentement qu’elle en a pour la haine qu’elle me porte ? Avecque mille semblables imaginations, ce pauvre Berger se r’endormit d’un si long sommeil, que les Nymphes eurent loisir de venir voir comme il se portoit, & le trouvant endormy, elles ouvrirent doucement les fenestres & les rideaux, & s’assirent autour de luy pour mieux le contempler. Galathée apres l’avoir quelque temps consideré, fut la premiere qui dit d’une voix basse, pour ne l’éveiller : Que ce Berger est changé de ce qu’il estoit hier, & comme la vive couleur du visage luy est revenuë en peu de temps ; quant à moy je ne plains point la peine du voyage, puis que nous luy avons sauvé la vie : car à ce que vous dites, ma mignonne, (dit-elle, s’adressant à Silvie) il est des principaux de ceste contrée. Madame respondit la Nymphe, il est tres-certain : car son pere estAlcippe, & sa mere Amarillis. Comment, dit-elle, cét Alcippe de qui j’ay tant ouy parler, & qui pour sauver son amy, força à Ussum les prisons des Visigotz ? C’est celuy-là mesme (dit Silvie.) Je le vis il y a cinq ou six mois à une feste que l’on chommoit en ces hameaux, qui sont le long des rives de Lignon : & par ce que sur tous les autres, Alcippe me sembla digne d’estre regardé, je tins sur luy longuement les yeux : car l’authorité de sa barbe chenuë, & de sa venerable vieillesse le font honorer & respecter de chacun. Mais quand à Celadon, il me souvient que de tous les jeunes Bergers, il n’y eut que luy & Silvandre qui m’osassent approcher : Par Silvandre, je sçeu qui estoit Celadon, & par Celadon qui estoit Silvandre : car l’un & l’autre avoit en ses façons & en ses discours quelque chose de plus genereux, que le nom de Berger ne porte. Cependant que Silvie parloit, Amour, pour se mocquer des finesses de Climante & de Polemas, qui estoient cause que Galathée s’estoit trouvée le jour auparavant sur le lieu où elle avoit pris Celadon, commençoit de faire ressentir à la Nymphe les effects d’une nouvelle amour : car tant que Silvie parla, Galathée eut tousjours les yeux sur le Berger, & les loüanges qu’elle luy donnoit, furent cause qu’en mesme temps sa beauté, & sa vertu, l’une par la veuë, & l’autre par l’oüye, firent un mesme coup dans son ame, & cela d’autant plus aisément qu’elle s’y trouva preparée par la tromperie de Climante, qui feignant le devin,luy avoit predit que celuy qu’elle rencontreroit, où elle trouva Celadon, devoit estre son mary, si elle ne vouloit estre la plus mal-heureuse personne du monde ; ayant auparavant fait dessein que Polemas, comme par mesgarde, s’y en iroit à l’heure qu’il luy avoit dite, à fin que deçeuë par ceste ruze elle prit volonté de l’espouser, ce qu’autrement ne luy pouvoit permettre l’affection qu’elle portoit à Lindamor : mais « la fortune, & l’Amour qui se mocquent de la prudence », y firent trouver Celadon par le hazard que je vous ay raconté ; si bien que Galathée voulant en toute sorte aimer ce Berger s’alloit à dessein representant toutes choses, en luy beaucoup plus aimables : Et voyant qu’il ne s’esveilloit point, pour le laisser reposer à son aise, elle sortit le plus doucement qu’elle peut & s’en alla entretenir ses nouvelles pensées.

  Il y avoit pres de sa chambre un escalier desrobé, qui descendoit en une gallerie basse, par où avec un pont-levis on entroit dans le jardin, agencé de toutes les raretez que le lieu pouvoit permettre, fut en fontaines, & en parterres, fut en allées & en ombrages, n’y ayant rien esté oublié de tout ce que l’artifice y pouvoit adjouster. Au sortir de ce lieu on entroit dans un grand bois de diverses sortes d’arbres, dont un quarré estoit de coudriers, qui tous ensemble faisoient un si gratieux Dedale, qu’encore que les chemins par leurs divers destours se perdissent confusément l’un dans l’autre, si ne laissoient-ils pour leurs ombrages d’estre fort agreables :Assez pres de là dans un autre quarré, estoit la fontaine de la verité d’Amour, source à la verité merveilleuse : car par la force des enchantements, l’Amant qui s’y regardoit voyoit celle qu’il aymoit : que s’il estoit aimé d’elle il s’y voyoit aupres, que si de fortune elle en aimoit un autre, l’autre y estoit representé & non pas luy, & par ce qu’elle découvroit les tromperies des Amants, on la nomma la verité d’Amour. A l’autre des quarrez estoit la caverne de Damon, & de Fortune* ; & au dernier l’antre de la vieille Mandrague, plein de tant de raretez, & de tant de sortileges, que d’heure à autre, il y arrivoit tousjours quelque chose de nouveau ; outre que par tout le reste du bois, il y avoit plusieurs autres diverses grottes, si bien contrefaites au naturel, que l’œil trompoit bien souvent le jugement. Or ce fut dans ce jardin, que la Nimphe se vint promener attendant le réveil du Berger : Et parce que ses nouveaux desirs, ne pouvoient luy permettre de s’en taire, elle feignit d’avoir oublié quelque chose qu’elle commanda à Silvie d’aller querir, d’autant qu’elle se fioit moins en elle pour sa jeunesse qu’en Leonide qui avoit un aage plus meur, quoy que ces deux Nimphes fussent ses plus secrettes confidentes : Et se voyant seule avec Leonide, elle luy dit ; Que vous en semble Leonide ? Ce Druide n’a-t’il pas une grande cognoissance des choses ? Et les Dieux ne se communiquent-ils pas bien librement avec luy, puis que ce qui est futur à chacun luy est mieuxcogneu qu’à nous le present ? Sans mentir (respondit la Nimphe) il vous fit bien voir dans le miroir le lieu mesme, où vous avez trouvé ce Berger, & vous dit bien le temps aussi, que vous l’y avez rencontré : mais ses paroles estoient si douteuses, que mal-aisément puis-je croire que luy-mesme se pûst bien entendre. Et comment dites vous cela (respondit Galathée) puis qu’il me dit si particulierement tout ce que j’y ay trouvé, que je ne sçaurois à ceste heure en dire plus que luy ? Si me semble-t’il (respondit Leonide) qu’il vous dit seulement, que vous trouveriez en ce lieu là une chose de valeur inestimable, quoy que par le passé elle eust esté desdaignée. Galathée alors se mocquant d’elle, luy dit : Quoy donc Leonide, vous n’en sçavez autre chose ? Il faut que vous entendiez, que particulierement il me dit : Madame vous avez deux influences bien contraires : L’une la plus infortunée qui soit sous le Ciel : L’autre la plus heureuse que l’on puisse desirer, & il dépend de vostre élection de prendre celle que vous voudrez ; & afin que vous ne vous y trompiez, sçachez que vous estes & serez servie de plusieurs grands Chevaliers, dont les vertus & les merites peuvent bien diversement vous esmouvoir : mais si vous mesurez vostre affection, ou à leurs merites, ou au jugement que vous ferez de leur Amour, & non point de ce que je vous en diray de la part des grands Dieux ; je vous predits, que vous serez la plus miserable qui vive, & afin quevous ne soyez déceuë en vostre élection, ressouvenez-vous qu’un tel jour vous verrez à Marcilly un Chevalier, vestu de telle couleur, qui recherche ou recherchera de vous espouser : car si vous le permettez, dés icy je plains vostre mal-heur, & ne puis assez vous menacer des incroyables desastres qui vous attendent, & par ainsi je vous conseille de fuïr tel homme, que vous devez plustost appeller vostre mal-heur que vostre Amant : & au contraire regardez bien le lieu qui est representé dans ce miroir, afin que vous le sçachiez retrouver le long des rives de Lignon : car un tel jour, à telle heure, vous y rencontrerez un homme, en l’amitié duquel le Ciel a mis toute vostre felicité : si vous faites en sorte qu’il vous aime, ne croyez point les Dieux veritables si vous pouvez souhaitter plus de contentement que vous en aurez : mais prenez garde que le premier de vous deux qui verra l’autre sera celuy qui aymera le premier. Vous semble-t’il que ce ne soit pas me parler fort clairement, & mesme que des-ja je ressens veritables les predictions qu’il m’a faites ? car ayant veu ce Berger la premiere, il ne faut point que j’en mente, il me semble de recognoistre en moy quelque estincelle de bonne volonté pour luy. Comment, Madame (luy dit Leonide) voudriez vous bien aimer un Berger ? ne vous ressouvenez-vous pas qui vous estes ? Si faits, Leonide, je m’en ressouviens (dit-elle) mais il faut aussi que vous sçachiez que les Bergers sonthommes aussi bien que les Druides, & les Chevaliers ; & que leur noblesse est aussi grande que celle des autres, estant tous venus d’ancienneté de mesme tige, que l’exercice auquel on s’adonne ne peut pas nous rendre autres que nous ne sommes de nostre naissance ; de sorte que si ce Berger est bien nay, pourquoy ne le croiray-je aussi digne de moy que tout autre ? En fin Madame (dit-elle) c’est un Berger comme que vous le vueillez desguiser. En fin (dit Galathée) c’est un honneste homme comme que vous le puissiez qualifier. Mais Madame (respondit Leonide) vous estes si grande Nimphe, Dame apres Amasis de toutes ces belles contrées, aurez-vous le courage si abatu que d’aimer un homme nay du milieu du peuple ? un rustique ? un Berger ? un homme de rien ? Mamie (repliqua Galathée) laissons ces injures & vous ressouvenez qu’Enone se fit bien Bergere pour Paris, & que l’ayant perdu elle le regretta & pleura à chaudes larmes. Madame (dit Leonide) celuy-là estoit fils de Roy, & puis l’erreur d’autruy ne doit vous faire tomber en une semblable faute : Si c’est faute (respondit-elle) je m’en remets aux Dieux, qui me la conseillent par l’Oracle de leur Druide ; mais que Celadon ne soit nay d’aussi bon sang que Paris, mamie, vous n’avez point d’esprit si vous le dites : car ne sont-ils pas venus tous deux d’une mesme origine ? & puis n’avez-vous ouy ce que Silvie a dit de luy & de son pere ? Il faut que vous sçachiez qu’ils nesont pas Bergers, pour n’avoir dequoy vivre autrement : mais pour s’acheter par cette douce vie un honneste repos. Et quoy Madame (adjousta Leonide) vous oublierez par ainsi l’affection, & les services du gentil Lindamor ? Je ne voudrois pas, dit Galathée, qu’un oubly fust la recompence de ses services : mais je ne voudrois pas aussi, que l’amitié que je luy pourrois rendre fust l’entiere ruyne de tous mes contentements. Ah Madame (dit Leonide) ressouvenez-vous combien il a esté fidelle ! Ah mamie (dit Galathée) considerez que c’est, que d’estre eternellement mal-heureuse. Quant à moy, respondit Leonide, je plie les espaules à ces jugements d’Amour, & ne sçay que dire, sinon qu’une extréme affection, une entiere fidelité, l’employ de tout un aage, & un continuel service, ne se devoient si longuement recevoir ; ou receus meritent d’estre payez d’autre monnoye que d’un change. Pour Dieu, Madame, considerez combien sont trompeurs ceux qui dient la fortune d’autruy, puis que le plus souvent ce ne sont que legeres imaginations que leurs songes leur rapportent : combien menteurs, puis que de cent accidents qu’ils predisent, à peine y en a-t’il un qui advienne ? Combien ignorants, puis que se meslant de cognoistre le bon-heur d’autruy, ils ne sçavent trouver le leur propre ; & ne vueillez pour les fantasticques discours de cét homme, rendre si miserable une personne, qui est tant à vous ; remettez-vous devant les yeux,combien il vous aime, à quels hazards il s’est mis pour vous, quel combat fut celuy de Polemas, & quel desespoir fust lors le sien, quelles douleurs vous luy preparez à cette heure, & quelles morts vous le contraindrez d’inventer pour se deffaire, s’il en a la cognoissance. Galathée en branlant la teste, luy respondit : Voyez-vous, Leonide, il ne s’agit pas icy de l’élection de Lindamor, ou de Polemas comme autrefois : mais de celle de tout mon bien, ou de tout mon mal. Les considerations que vous avez sont tres-bonnes pour vous, à qui mon mal-heur ne toucheroit que par la compassion : mais pour moy elles sont trop dangereuses, puis que ce n’est pas pour un jour : mais pour tousjours que ce mal-heur me menace. Si j’estois en vostre place & vous en la mienne, peut-estre vous conseillerois-je cela mesme que vous me conseillez : mais certes une eternelle infortune m’espouvante. Et quant aux mensonges de ces personnes que vous dites, je veux bien croire pour l’amour de vous, que peut-estre il n’aviendra pas : mais peut-estre aussi aviendra-t’il : & dites moy je vous supplie, croiriez vous une personne prudente, qui pour le contentement d’autruy, laisseroit balancer sur un peut-estre, tout son bien, ou tout son mal ? Si vous m’aimez ne me tenez jamais ce discours, ou autrement je croiray, que vous cherissez plus le contentement de Lindamor que le mien. Et quant à luy ne faites doute qu’il ne s’en console bien par autre moyen quepar la mort : car la raison & le temps l’emportent tousjours sur ceste fureur : & de fait combien en avez-vous veu de ces tant desesperez pour semblables occasions, qui peu de temps apres ne se soient repentis de leurs desespoirs.

  Ces belles Nimphes discouroient ainsi, quand de loin elles virent retourner Silvie, de laquelle, pour estre trop jeune, Galathée s’alloit cachant, ainsi que j’ay dit. Cela fut cause qu’elle trencha son discours assez court : toutefois elle ne laissa de dire à Leonide ; si vous m’avez aimée quelquefois, vous me le ferez paroistre à ceste heure, que non seulement il y va de mon contentement : mais de toute ma felicité. Leonide ne luy peut respondre, par ce que Silvie s’en trouva si proche qu’elle eust oüy leur discours. Estant arrivée, Galathée sçeut que Celadon estoit esveillé : car de la porte elle l’avoit oüy plaindre & souspirer. Et il estoit vray, d’autant que quelque temps apres qu’elles furent sorties de sa chambre, il s’esveilla en sursault : & par ce que le Soleil par les vitres donnoit à plein sur son lict, à l’ouverture de ses yeux, il demeura tellement esbloüy, que confus en une clairté si grande, il ne sçavoit où il estoit : le travail du jour passé l’avoit estourdy ; mais à l’heure il ne luy en restoit plus aucune douleur, si bien que se ressouvenant de sa cheute dans Lignon, & de l’opinion qu’il avoit euë peu auparavant d’estre mort, se voyant maintenant dans ceste confuse lumiere, il ne sçavoit que juger, sinon qu’Amourl’eust ravy au Ciel, pour recompense de sa fidelité : Et ce qui l’abusa davantage en ceste opinion, fut que quand sa veuë commença de se renforcer, il ne vid autour de luy, que des enrichisseures d’or, & des peintures esclatantes, dont la chambre estoit toute parée, & que son œil foible encore, ne pouvoit recognoistre pour contrefaites.

  D’un costé il voyoit Saturne appuyé sur sa faux, avec les cheveux longs, le front ridé, les yeux chassieux, le nez aquilin, & la bouche degoutante de sang, & pleine encore d’un morceau de ses enfants, dont il en avoit un demy mangé en la main gauche, auquel par l’ouverture qu’il luy avoit faite au costé avec les dents, on voyoit comme pantheler les poulmons, & trembler le cœur ; veuë à la vérité pleine de cruauté ! car ce petit enfant avoit la teste renversée sur les espaules, les bras panchants pardevant, & les jambes eslargies d’un costé & d’autre, toutes rougissantes du sang qui sortoit de la blesseure que ce vieillard luy avoit faite, de qui la barbe longue & chenuë en maints lieux, se voyoit tachée des goutes du sang qui tomboit du morceau qu’il taschoit d’avaller. Ses bras, & ses jambes nerveuses & crasseuses, estoient en divers endroits couvertes de poil, aussi bien que ses cuisses maigres, & descharnées. Dessous ses pieds s’eslevoient de grands monceaux d’ossements, dont les uns blanchissoient de vieillesse, les autres ne commençoient que d’estre descharnez, &d’autres joincts avec un peu de peau & de chair demy gastée, monstroient n’estre que depuis peu mis en ce lieu. Autour de luy on ne voyoit que des Sceptres en pieces, des Couronnes rompuës, de grands edifices ruinez, & cela de telle sorte, qu’à peine restoit-il quelque legere ressemblance de ce que ç’avoit esté. Un peu plus loing on voyoit les Coribantes avec leurs [t]imbales, & haubois, cacher le petit Jupiter dans une caverne, des dents devoreuses de ce pere. Puis assez prés de là on le voyoit grand, avec un visage enflambé : mais grave, & plein de Majesté, les yeux benins : mais redoutables, la Couronne sur la teste, en la main gauche, le Sceptre qu’il appuyoit sur la cuisse, où l’on voyoit encor la cicatrice de la playe qu’il s’estoit faite, quand pour l’imprudence de la Nimphe Semele, afin de sauver le petit Bacchus, il fut contraint de s’ouvrir cet endroit, & de l’y porter jusques à la fin du terme. De l’autre main il avoit le foudre, à trois poinctes qui estoit si bien representé, qu’il sembloit mesme voler des-ja par l’Air. Il avoit les pieds sur un grand Monde, & pres de luy on voyoit un grand Aigle, qui portoit en son bec crochu un foudre, & l’aprochoit levant la teste contre luy au plus pres de son genoüil. Sur le dos de cet oyseau estoit le petit Ganimede, vestu à la façon des habitans du Mont Ida, grasset, potelet, blanc, les cheveux dorez & frisez, qui d’une main caressoit la teste de cet oyseau, & de l’autre taschoit de prendre le foudre de celle de Jupiter, qui du coude & non point autrement repoussoit nonchalemment son foible bras. Un peu à costé on voyoit la couppe, & l’esguiere dont ce petit eschançon versoit le Nectar à son maistre, si bien representées, que d’autant que ce petit importun s’efforçant d’atteindre à la main de Jupiter, l’avoit touchée d’un pied, il sembloit qu’elle chancellast pour tomber, & que le Petit eust expressément tourné la teste pour voir ce qui en aviendroit. De chaque costé des pieds de ce Dieu on voyoit un grand tonneau ; à costé droit estoit celuy du bien, & à l’autre celuy du mal, & à l’entour les vœux, les prieres, les sacrifices estoient diversement figurez. Car les sacrifices estoient representez par des fumées entre-meslées de feu, & au dedans les vœux & les supplications paroissoient comme legeres Idées, & à peine marquées, en sorte que l’œil les peust bien recognoistre. Ce seroit un trop long discours de raconter toutes ces peintures particulierement ; tant y a que le tour de la chambre en estoit tout plein. Mesme Venus dans sa conque Marine entre autres choses regardoit encores la blesseure que le Grec luy fit en la guerre Troyenne : & l’on voyoit tout contre le petit Cupidon qui la caressoit, avec la bruslure sur l’espaule, de la lampe de la curieuse Psiché : Et cela si bien representé, que le Berger ne le pouvoit discerner pour contrefait. Et lors qu’il estoit plus avant en ceste pensée, les trois Nymphes entrerentdans sa chambre, la beauté & la majesté desquelles le ravirent encore plus en admiration. Mais ce qui luy persuada beaucoup mieux l’opinion qu’il avoit d’estre mort, fust que voyant ces Nymphes il les prist pour les trois graces : & mesmes voyant entrer avec elles le petit Meril, de qui la hauteur, la jeunesse, la beauté, les cheveux frisez & la jolie façon, luy firent juger que c’estoit Amour. Et quoy qu’il fust confus en luy mesme, si est-ce que ce courage qu’il eut tousjours plus grand que ne requeroit pas le nom de Berger, luy donna l’asseurance apres les avoir salüées, de demander en quel lieu il estoit. A quoy Galathée respondit ; Celadon vous estes en lieu où l’on fait dessein de vous guerir entierement, nous sommes celles qui vous trouvant dans l’eau vous avons porté icy, où vous avez toute puissance. Alors Silvie s’avança : Et quoy Celadon (dit-elle) est-il possible que vous ne me connoissiez point ? vous ressouvient-il pas de m’avoir veuë en vostre hameau ? Je ne sçay (respondit Celadon) belle Nimphe, si l’estat où je suis pourra excuser la foiblesse de ma memoire. Comment (dit la Nymphe) ne vous ressouvenez-vous plus que la Nimphe Silvie, & deux de ses compagnes allerent voir vos sacrifices & vos jeux, le jour que vous chommiez à la Déesse Venus ? L’accident qui vous est arrivé vous a-t’il fait oublier, qu’apres que vous eustes gagné à la lutte tous vos compagnons, Silvie fut celle qui vous donna pour prix un chappeau de fleurs, qu’incontinent vous mistes sur la testeà la Bergere Astrée. Je ne sçay pas si toutes ces choses sont effacées de vostre memoire, si sçay-je bien que quand vous portastes ma guirlande sur les beaux cheveux d’Astrée, chacun s’en estonna, à cause de l’inimitié qu’il y avoit entre vos deux familles, & particulierement entre Alcippe vostre pere, & Alcé pere d’Astrée ; & lors mesmes j’en voulus sçavoir l’occasion ; mais on me l’embroüilla de sorte, que je ne peu sçavoir autre chose, sinon qu’Amarillis ayant esté aymée de ces deux Bergers, & qu’entre les rivaux il y a tousjours peu d’amitié, ils vindrent plusieurs fois aux mains, jusques à ce qu’Amarillis eut espousé vostre pere, & qu’alors Alcé, & la sage Hypolite, que depuis il espousa, espouserent ensemble une si cruelle haine contre eux, qu’elle ne leur permit jamais d’avoir pratique ensemble. Or voyez Celadon, si je ne vous cognois pas bien, & si je ne vous donne de bonnes enseignes de ce que je dis. Le Berger oyant ces paroles, s’alla peu à peu remettant en memoire ce qu’elle disoit, & toutesfois il estoit si estonné, qu’il ne sçavoit luy respondre : car ne cognoissant Silvie que pour Nymphe d’Amasis, & à cause de sa vie champestre, n’ayant point de familiarité avec elle, ny avec ses compagnes, il ne pouvoit juger pourquoy, ny comment il estoit à ceste heure parmy elles. En fin il respondit : Ce que vous me dites, belle Nymphe, est fort vray, & me ressouviens que le jour de Venus, trois Nymphes donnerentles trois prix, desquels j’eu celuy de la lutte, Lycidas, mon frere, celuy de la course, qu’il donna à Phillis, & Sylvandre celuy de chanter, qu’il presenta à la fille de la sage Bellinde ; mais de me ressouvenir des noms qu’elles avoient, je ne le sçaurois, d’autant que nous estions tant empeschez en nos jeux, que nous nous contentasmes de sçavoir que c’estoient des Nymphes d’Amasis, & de Galathée ; car quant à nous, de mesme que nos corps ne sortent des pasturages, & des bois, aussi ne font nos esprits peu curieux. Et depuis, repliqua Galathée, n’en avez vous rien sçeu d’avantage ? Ce qui m’en a donné plus de cognoissance, respondit le Berger, ç’a esté le discours que mon pere m’a fait bien souvent de ses fortunes, parmy lequel je luy ay plusieurs fois ouy faire mention d’Amasis : mais non point d’aucune particularité qui la touche, quoy que je l’aye bien desiré. Ce desir (reprit Galathée) est trop loüable pour ne luy satisfaire : c’est pourquoy je vous veux dire particulierement, & qui est Amasis, & qui nous sommes.

  Sçachez donc, gentil Berger, que de toute ancienneté ceste contrée que l’on nomme à ceste heure Foretz, fut couverte de grands abysmes d’eau, & qu’il n’y avoit que les hautes montagnes que vous voyez à l’entour, qui fussent découvertes, hormis quelques pointes dans le milieu de la plaine, comme l’escueil du bois d’Isoure, & de Mont verdun ; de sorte que les habitans demeuroient tous sur le haut des montagnes. Et c’est pourquoy encores les anciennes familles de ceste contrée, ont les bastimens de leurs noms sur les lieux plus relevez, & dans les plus hautes montaignes, & pour preuve de ce que je dis, vous voyez encores aux cou[t]eaux d’Isoure, de Mont-verdun, & autour du Chasteau de Marcilly, de gros anneaux de fer plantez dans le rocher où les vaisseaux s’attachoient, n’y ayant pas apparence qu’ils peussent servir à autre chose. Mais il peut y avoir quatorze ou quinze siecles, qu’un estranger Romain, qui en dix ans conquit toutes les Gaules, fit rompre quelques montagnes, par lesquelles ces eaux s’escoulerent, & peu apres se découvrit le sein de nos plaines, qui luy semblerent si agreables & fertiles, qu’il delibera de les faire habiter, & en ce dessein fist descendre tous ceux qui vivoient aux montaignes, & dans les forests, & voulut que le premier bastiment qui y fut fait, portast le nom de Julius, comme luy ; & parce que la plaine humide & limoneuse jetta grande quantité d’arbres, quelques-uns ont dit que le pays s’appelloit Foretz, & les peuples Foresiens : au lieu qu’auparavant ils estoient nommez Segusiens, mais ceux-là sont fort déceus ; car le nom de Foretz vient de Forum qui est Feurs, petite ville que les Romains firent bastir, & qu’ils nommerent Forum Segusianorum, comme s’ils eussent voulu dire la place ou le marché des Segusiens, qui proprement n’estoit que le lieu où ils tenoient leurs armées durant le temps qu’ils mirent ordre aux contrées voisines.

  Voila, Celadon, ce que l’on tient pour asseuré de l’antiquité de ceste province : mais il y a deux opinions contraires de ce que je vous vay dire. Les Romains disent que du temps que nostre plaine estoit encores couverte d’eau, la chaste Déesse Diane l’eust tant agreable qu’elle y demeuroit presque ordinairement : car ses Driades & Amadriades, vivoient & chassoient dans ces grands bois & hautes montagnes qui ceignoient ceste grande quantité d’eaux, & parce qu’elle n’estoit que de sources de fontaines, elle y venoit bien souvent se baigner avec ses Nayades qui y demeuroient ordinairement. Mais lors que les eaux s’escoulerent, les Nayades furent contraintes de les suivre, & d’aller avec-elles dans le sein de l’Ocean : si bien que la Déesse se trouva tout à coup amoindrie de la moitié de ses Nymphes ; & cela fut cause que ne pouvant avec un chœur si petit, continuer ses ordinaires passe-temps, elle esleut quelques filles des principaux Druides & Chevaliers, qu’elle joignit avec les Nymphes qui luy estoient restées, ausquelles elle donna aussi le nom de Nymphe. Mais il advint, comme en fin l’abus pervertit tout ordre, que plusieurs d’entr’elles qui avoient de jeunesse esté nourries en leurs maisons, les unes entre les commoditez d’une amiable mere, les autres entre les alleichemens des souspirs, & des services des Amants, ne pouvant continuer les peines de la chasse, ny bannir de leur memoire les honnestes affections de ceux qui autresfois les avoientrecherchées : se voulurent retirer en leurs maisons, & se marier : quelques autres, à qui la Déesse en refusa le congé, manquerent à leurs promesses, & à leur honnesteté, dequoy elle fut tant irritée, qu’elle resolut d’éloigner ce pays, profané, ce luy sembloit, de ce vice qu’elle abhorroit si fort. Mais pour ne punir la vertu des unes avec l’erreur des autres, avant que de partir, elle chassa ignominieusement, & bannit à jamais hors du pays toutes celles qui avoient failly, & éleut une des autres, à laquelle elle donna la mesme authorité qu’elle avoit sur toute la contrée, & voulut qu’à jamais la race de celle-là y eust toute puissance : & dés lors leur permit de se marier, avec deffenses, toutefois, tres-expresses, que les hommes n’y succedassent jamais. Depuis ce temps, il n’y a point eu d’abus entre nous : & nos loix ont tousjours esté inviolablement observées. Mais nos Druydes parlent bien d’autre sorte : car ils disent que nostre grande Princesse Galathée, fille du Roy Celtes, femme du grand Hercule, & mere de Galathée, qui donna son nom aux Gaulois, qui auparavant estoient appellez Celtes, pleine d’amour pour son mary, le suivoit par tout où son courage & sa vertu le portoient contre les monstres, & contre les Geants. Et de fortune en ce temps-là ces monts qui nous separent de l’Auvergne, & ceux qui sont plus en là, à la main gauche, qui se nomment Cemene, & Gebenne, servoient de retraitte à quelques Geants qui par leur force se rendoient redoutables à chacun. Hercule en estant averty y vint, & par ce qu’ilaymoit tendrement sa chere Galathée, il la laissa en ceste contrée qui estoit la plus voisine, & où elle prenoit beaucoup de plaisir, fut à la chasse, fut en la compagnie des filles de la contrée : Et par ce qu’elle estoit Royne de toutes les Gaules, lors qu’Hercule eust vaincu les Geants, & que la necessité de ses affaires le contraignit d’aller ailleurs, avant que partir, pour laisser une memoire eternelle du plaisir qu’elle avoit eu en ceste contrée, elle ordonna ce que les Romains disent que la Déesse Diane avoit fait. Mais que ce soit Galathée, ou Diane, tant y a que par un privilege sur-naturel, nous avons esté particulierement maintenuës en nos franchises, puis que de tant de peuples, qui comme torrens sont fondus dessus la Gaule, il n’y en a point eu qui nous ait troublé en nostre repos : Mesme Alaric Roy des Visigotz, lors qu’il conquit avec l’Aquitaine toutes les Provinces de deçà Loyre, ayant sçeu nos statuts, en reconfirma les privileges, & sans usurper aucune authorité sur nous, nous laissa en nos anciennes franchises. Vous trouverez peut-estre estrange, que je vous parle ainsi particulierement des choses qui sont outre la capacité de celles de mon âge : Mais il faut que vous sçachiez, que Pimandre (qui estoit mon pere) a esté fort curieux de rechercher les antiquitez de ceste contrée, de sorte que les plus sçavans Druides luy en discouroient d’ordinaire durant le repas, & moy qui estois presque tousjours à ses costez, en retenois ce qui me plaisoit le plus : Et ainsi je sçeus que d’une lignecontinuée, Amasis ma mere estoit descenduë de celle que la Déesse Diane ou Galathée avoit esleuë. Et c’est pourquoy estant Dame de toutes ces contrées, & ayant encore un fils nommé Clidaman, elle nourrit avec nous quantité de filles, & de jeunes fils des Druides, & des Chevaliers, qui pour estre en si bonne escole, apprennent toutes les vertus que leur âge peut permettre. Les filles vont vestuës comme vous nous voyez, qui est une sorte d’habit que Diane ou Galathée avoient accoustumé de porter, & que nous avons tousjours maintenuë pour memoire d’elle. Voila, Celadon, ce que vous vouliez sçavoir de nostre estat, & m’asseure avant que vous nous esloigniez (car je veux que vous nous voyez toutes ensemble) que vous direz nostre assemblée ne ceder à nulle autre, ny en vertu, ny en beauté.

  Alors Celadon cognoissant qui estoient ces belles Nymphes, recogneut aussi quel respect il leur devoit ; & quoy qu’il n’eust pas accoustumé de se trouver ailleurs qu’entre des Bergers, ses semblables, si est ce que la bonne naissance qu’il avoit, luy apprenoit assez ce qu’il devoit à telles personnes. Donc apres leur avoir rendu l’honneur auquel il croyoit estre obligé : Mais (dit-il en continuant) encor ne puis-je assez m’estonner de me voir entre tant de grandes Nymphes, moy qui ne suis qu’un simple Berger, & de recevoir d’elles tant de faveurs. Celadon, respondit Galathée, « en quelque lieu que la vertu se trouve, elle merite d’estre ay mée & honorée, aussi bien sous les habits des Bergers, que sous la glorieuse pourpre des Roys » : & pour vostre particulier vous n’estes point envers nous en moindre consideration, que le plus grand des Druides, ou des Chevaliers de nostre Cour : car vous ne devez leur ceder en faveur, puis que vous ne le faites pas en merite. Et quant à ce que vous vous voyez entre nous, sçachez que ce n’est point sans un grand mystere de nos Dieux, qui nous l’ont ainsi ordonné, comme vous le pourrez sçavoir à loisir, soit qu’ils ne vueillent plus que tant de vertus demeurent sauvages entre les forests, & les lieux champestres, soit qu’ils facent dessein, en vous faisant plus grand que vous n’estes, de rendre par vous bien-heureuse une personne qui vous ayme : vivez seulement en repos, & vous guerissez, car il n’y a rien que vous puissiez desirer en l’estat où vous estes, que la santé. Madame, respondit le Berger, qui n’entendoit pas bien ces paroles, si je dois desirer la santé, le principal sujet est, pour vous pouvoir rendre quelque service, en eschange de tant de graces qu’il vous plaist de me faire : il est vray que tel que je suis, il ne faut point parler que je sorte des bois, ny de nos pasturages, autrement le vœu solemnel que nos peres ont fait aux Dieux, nous accuseroit envers eux, d’estre indignes enfans de tels peres. Et quel est ce serment, respondit la Nymphe. L’histoire, repliqua Celadon, en seroit trop longue : si mesme il me faloit redire le sujet, que mon pereAlcippe a eu de le continuer ; tant y a, Madame, qu’il y a plusieurs années, que d’un accord general, tous ceux qui estoient le long des rives de Loire, de Lignon, de Furan, d’Argent, & de toutes ces autres rivieres, apres avoir bien recogneu les incommoditez que l’ambition d’un peuple nommé Romain, faisoit ressentir à leurs voisins pour le desir de dominer, s’assemblerent dans ceste grande plaine, qui est autour de Mont-verdun, & là d’un mutuel consentement, jurerent tous de fuïr à jamais toute sorte d’ambition, puis qu’elle seule estoit cause de tant de peines, & de vivre eux & les leurs, avec le paisible habit de Bergers ; & depuis a esté remarqué (tant les Dieux ont eu agreable ce vœu) que nul de ceux qui l’ont fait, ou de leurs successeurs, n’a eu que travaux & peines incroyables, s’il ne l’a observé : & entre tous, mon pere en est l’exemple le plus remarquable & le plus nouveau : de sorte que ayant cogneu que la volonté du Ciel estoit de nous retenir en repos ce que nous avons à vivre, nous avons de nouveau ratifié ce vœu avec tant de serments, que celuy qui le romproit seroit trop detestable. Vrayement, respondit la Nymphe, je suis tres-aise d’oüir ce que vous me dites : car il y a fort long temps que j’en ay ouy parler, & n’ay encore peu sçavoir pourquoy tant de bonnes & anciennes familles, comme j’oyois dire qu’il y en avoit entre vous, s’amusoient hors des villes, à passer leur âge entre les bois, & les lieux solitaires : Mais, Celadon, si l’estat où vous estes, le vous peut permettre, ditesmoy je vous prie, quelle a esté la fortune de vostre pere Alcippe, pour luy faire reprendre la sorte de vie qu’il avoit si longtemps laissée : car je m’asseure que le discours merite d’estre sçeu. Alors quoy que le Berger se sentist encore mal de l’eau qu’il avoit avalée, si est ce qu’il se contraignit pour luy obeïr, & commença de ceste sorte.


HISTOIRE D’ALCIPPE.

Vous me commandez, Madame, de vous dire la fortune la plus traversée, & la plus diverse d’homme du monde, & en laquelle on peut bien apprendre, que « celuy qui veut donner de la peine à autruy s’en prepare la plus grande partie ». Toutefois puis que vous le voulez ainsi, pour ne vous desobeïr, je vous en diray briefvement ce que j’en ay appris par les ordinaires discours de celuy mesme à qui toutes ces choses sont advenuës : car pour nous faire entendre, combien nous estions heureux de vivre en repos d’esprit, mon pere nous a raconté bien souvent ses fortunes estranges. Sçachez donc, Madame, qu’Alcippe ayant esté nourry par son pere avec la simplicité de Berger, eut tousjours un esprit si esloigné de sa nourriture, que toute autre chose luy plaisoit plus que ce qui sentoit le village. Si bien que jeune enfant, pour presage de ce qu’il reüssiroit, & à quoy estant en âge il s’adonneroit, il n’avoit plaisir si grand que de faire des assemblées d’autres enfans ainsi que luy, ausquels il apprenoit de se mettre en ordre ; & les armoit, les uns de frondes, les autres d’arcs, & de fléches, desquelles il leur monstroit à tirer justement, sans que les menaces des vieux & sages Bergers l’en peussent destourner. Les anciens de nos hameaux qui voyoient ses actions, predisoient de grands troubles par ces contrées, & sur tout qu’Alcippe seroit un esprit turbulant qui jamais ne s’arresteroit dans les termes du Berger. Lors qu’il commençoit d’attaindre un demy siecle de son âge, de fortune il devint amoureux de la Bergere Amarillis, qui pour lors estoit recherchée secrettement d’un autre Berger son voisin, nommé Alcé. Et parce qu’Alcippe avoit une si bonne opinion de soy-mesme, qu’il luy sembloit n’y avoir Bergere qui ne receust aussi librement son affection, comme il la luy offriroit, il se resolut de n’user pas de beaucoup d’artifice pour la luy declarer ; de sorte que la rencontrant à un des sacrifices de Pan, ainsi qu’elle retournoit en son hameau, il luy dit : Je n’eusse jamais creu avoir si peu de force, que de ne pouvoir resister aux coups d’un ennemy, qui me blesse sans y penser. Elle luy respondit ; « Celuy qui blesse par mégarde ne doit pas avoir le nom d’ennemy ». Non pas (respondit-il) en ceux qui ne s’arrestent pas aux effects, mais aux paroles seulement ; mais quant à moy, je trouve que « celuy qui offense comme que ce soit, est ennemy », & c’est pourquoy je vous puis bien donner ce nom. A moy (repliqua-t’elle ?) Je n’en voudrois avoir, nyl’effet, ny la pensée : car je fais trop d’estat de vostre merite. Voyla (adjousta le Berger) un des coups dont vous m’offensez le plus, en me disant une chose pour une autre, que si veritablement vous recognoissiez en moy ce que vous dites, autant que je m’estime outragé de vous, autant m’en dirois-je favorisé : Mais je voy bien qu’il vous suffit de porter l’Amour aux yeux, & en la bouche, sans luy donner place dans le cœur. La Bergere alors se trouvant surprise, comme n’ayant point entendu parler d’Amour, luy respondit. Je fais estat, Alcippe, de vostre vertu ainsi que je dois, & non point outre mon devoir : & quant à ce que vous parlez d’Amour, croyez que je n’en veux avoir, ny dans les yeux, ny dans le cœur pour personne, & moins pour ces esprits abaissez, qui vivent comme sauvages dans les bois. Je cognois bien (repliqua le Berger) que ce n’est point élection d’Amour, mais ma destinée qui me fait estre vostre ; puis que, si l’Amour doit naistre de ressemblance d’humeur, il seroit bien mal-aisé qu’Alcippe n’en eust pour vous, qui dés le berceau a eu en haine ceste vie champestre, que vous méprisez si fort ; & vous proteste, s’il ne faut que changer de condition, pour avoir part en vos bonnes graces, que dés icy je quitte la houlette, & les trouppeaux, & veux vivre entre les hommes, & non point entre les sauvages. Vous pouvez bien (répondit Amarillis) changer de condition, mais non pas m’en faire changer, estant resoluë de n’estre jamais moins à moy, que je suis, pour donner place à quelqueplus forte affection : si vous voulez donc que nous continuons de vivre, comme nous avons fait par le passé, changez ces discours d’affection & d’Amour, en ceux que vous souliez me tenir autrefois, ou bien ne trouvez point estrange que je me bannisse de vostre presence, estant impossible qu’Amour & l’honnesteté d’Amarillis puissent demeurer ensemble. Alcippe qui n’avoit point attendu une telle response, se voyant si éloigné de sa pensée, fut tellement confus en soy-mesme, qu’il demeura quelque temps sans luy pouvoir respondre : en fin estant revenu, il tascha de se persuader, que la honte de son âge, & de son sexe, & non pas faute de bonne volonté envers luy, luy avoit fait tenir tels propos. C’est pourquoy il luy respondit : Quelle que vous me puissiez estre, je ne seray jamais autre que vostre serviteur, & si le commandement que vous me faictes n’estoit incompatible avec mon affection, vous devez croire qu’il n’y a rien au monde qui m’y peust faire contrevenir : vous m’en excuserez donc, & me permettrez que je continuë ce dessein, qui n’est qu’un tesmoignage de vostre merite, & auquel vueillez vous, ou non, je suis entierement resolu. La Bergere tournant doucement l’œil vers luy : Je ne sçay Alcippe (luy dit-elle) si c’est par gageure ou par opiniastreté que vous parlez de ceste sorte. C’est, respondit-il, par tous les deux : car j’ay fait gageure avec mes desirs de vous vaincre, ou de mourir ; & ceste resolution s’est changée en opiniastreté, n’y ayant rien qui me puissedivertir du serment que j’en ay fait. Je serois bien ayse (repliqua Amarillis) que vous eussiez pris quelqu’autre pour butte de telles importunitez. Vous nommerez (luy dit le Berger) mes affections comme il vous plaira, cela ne peut toutefois me faire changer de dessein. Ne trouvez donc point mauvais (repliqua Amarillis) si je suis aussi ferme en mon opiniastreté, que vous en vostre importunité. Le Berger voulut repliquer, mais il fut interrompu par plusieurs Bergeres qui survindrent : de sorte qu’Amarillis, pour conclusion, luy dit assez bas. Vous me ferez déplaisir, Alcippe, si vostre déliberation est recogneuë : car je me contente de sçavoir vos folies, & aurois trop de déplaisir que quelqu’autre les entendist. Ainsi finirent les premiers discours de mon pere, & d’Amarillis, qui ne firent que luy augmenter le desir qu’il avoit de la servir. Car « rien ne donne tant d’Amour que l’honnesteté » . Et de fortune le long du chemin, ceste trouppe rencontra Celion, & Bellinde, qui s’estoient arrestez à contempler deux tourterelles qui sembloient se caresser, & se faire l’Amour l’une à l’autre, sans se soucier de voir à l’entour d’elles tant de personnes. Alors Alcippe se ressouvenant du commandement qu’Amarillis venoit de luy faire, ne peut s’empescher de souspirer tels vers : Et parce qu’il avoit la voix assez bonne, chacun se teut pour l’escouter.


SONNET,
Sur les contraintes de l’honneur.

Chers oyseaux de Venus, aimables Tourterelles,
Qui redoublez sans fin vos baisers amoureux,
Et laissez à l’envy renouvellez par eux,
Ores vos douces paix, or’ vos douces querelles.

Quand je vous voy languir, & trémousser des aisles,
Comme ravis de l’aise où vous estes tous deux :
Mon Dieu, qu’à nostre égard je vous estime heureux !
De jouïr librement de vos Amours fidelles.

Vous estes fortunez de pouvoir franchement
Monstrer ce qu’il nous faut cacher si finement,
Par les injustes loix que cest honneur nous donne :

Honneur feint qui nous rend de nous mesme ennemis :
Car le cruel qu’il est, sans raison il ordonne
Qu’en Amour seulement le larcin soit permis.

Depuis ce temps, Alcippe se laissa tellement transporter à son affection, qu’il n’y avoit plus de borne qu’il n’outre-passast, & elle au contraire se monstroit tousjours plus froide, & plus gelée envers luy : & sur ce sujet, un jour qu’il fut prié de chanter, il dit tels vers.


MADRIGAL,
Sur la froideur d’Amarillis.

Elle a le cœur de glace, & les yeux tous de flame,
Et moy tout au rebours
Je gele par dehors, & je porte tousjours
Le feu dedans mon ame.
Helas ! c’est que l’Amour,
A choisi pour sejour,
Et mon cœur & les yeux de ma belle Bergere,
Dieux, changera-t’il point quelquefois de dessein.
Et que je l’aye aux yeux, & qu’elle l’ait au sein ?

En ce temps là, comme je vous ay dit, Alcé recherchoit Amarillis, & parce que c’estoit un tres-honneste Berger, & qui estoit tenu pour fort sage, le pere d’Amarillis panchoit plus à la luy bailler, que non point à Alcippe, à cause de son courage turbulant : & au contraire la Bergere aymoit d’avantage mon pere, par ce que son humeur estoit plus approchante de la sienne : ce que recognoissant bien le sage pere, & ne voulant user de violance ny d’authorité absoluë envers elle, il eut opinion que l’éloignement la pourroit divertir de ceste volonté : & ainsi resolut de l’envoyer pour quelque temps vers Artemis, sœur d’Alcé, qui se tenoit sur les rives de la riviere d’Allier. Lors qu’Amarillis sçeut la deliberation de son pere (comme « tousjours on s’efforce contre les choses deffenduës ») elle prit resolution de ne partir point sans asseurer Alcippe de sa bonne volonté ; en ce dessein elle luy escrivit tels mots.


LETTRE D’AMARILLIS
A ALCIPPE.

Vostre opiniastreté a surpassé la mienne ; mais la mienne aussi surmontera celle qui me contraint de vous advertir, que demain je parts, & qu’aujourd’huy si vous me trouvez sur le chemin, où nous nous rencontrasmes avant-hier, & que vostre Amour se puisse contenter de parole, elle aura occasion de l’estre, & à Dieu.

Il seroit trop long, Madame, de vous dire tout ce qui se passa particulierement entr’eux, outre que l’estat où je me trouve, m’empesche de le pouvoir faire. Ce me sera donc assez en abregeant, de vous dire qu’ils se rencontrerent au mesme endroit, & que ce fut là le premier lieu où mon pere eut asseurance d’estre aimé d’Amarillis, & qu’elle luy conseilla de laisser la vie champestre où il avoit esté nourry, par ce qu’elle la méprisoit comme indigne d’un noble courage, luy promettant qu’il n’y avoit rien d’assez fort pour la divertir de sa resolution. Apres qu’ils furent separez, Alcippe grava tels vers sur un arbre, le long du bois.


SONNET
D’Alcippe sur la constance de
son amitié.

Amarillis toute pleine de grace,
Alloit ces bors de ces fleurs despoüillant,
Mais sous la main qui les alloit cueillant,
D’autres soudain renaissoient en leur place.

Ces beaux cheveux, où l’Amour s’entrelasse,
Amour alloit d’un doux air éveillant,
Et s’il en voit quelqu’un s’éparpillant,
Tout curieux soudain il le ramasse.

Telle Lignon pour la voir s’arresta,
Et pour miroir ses eaux luy presenta.
Et puis luy dit ; Une si belle image

A ton départ mon onde esloignera :
Mais de mon cœur jamais ne partira
Le traict fatal, Nymphe, de ton visage.

Lors qu’elle fut partie, & qu’il commença à bon escient de ressentir les déplaisirs de son absence, allant bien souvent sur le mesme lieu où il avoit pris congé de sa Bergere, il y souspira plusieurs fois tels vers.


SONNET,
Sur l’Absence.

RIVIERE de Lignon dont la course eternelle
Du gratieux FORETS va le sein arrousant,
Et qui flot dessus flot ne te vas reposant,
Que tu ne sois r’entrée en l’onde paternelle.

Ne vois-tu point Allier qui ravissant ta belle,
Use comme outrageux des Loix du plus puissant :
Et l’honneur de tes bords loing de toy ravissant,
T’oblige d’entreprendre une juste querelle ?

Contre ce ravisseur appelle à ton secours,
Ceux qui pour son départ répandent tous les jours
Les larmes que tu vois inonder ton rivage.

Ose-le seulement, que noz yeux & nos cœurs
Verseront pour t’ayder mille fleuves de pleurs,
Qui ne se tariront qu’en vengeant ton outrage.

Mais ne pouvant vivre sans la voir au mesme lieu, où il avoit tant accoustumé le bien de sa veuë, Il se resolut comme que ce fust, de partir de là, & lors qu’il en cherchoit l’occasion, il s’en presenta une toute telle qu’il l’eust sçeu desirer. Peu auparavant la mere d’Amasis estoit morte, & on se preparoit dans la grande villede Marcilly de la recevoir, comme nouvelle Dame, avec beaucoup de triomphe : Et par ce que les preparatifs que l’on y faisoit y attiroient par curiosité presque tout le pays : mon pere fit en sorte qu’il obtint congé d’y aller. Et c’est de là d’où vint le commancement de tous ses travaux. Il avoit un demy siecle & quelques lunes, le visage beau entre tous ceux de ceste contrée, les cheveux blonds, annelez & crespez de la Nature, qu’il portoit assez longs : & bref, Madame, il estoit tel, que l’Amour en voulut faire peut-estre quelque secrette vengeance. Et voicy comment : Il fut veu de quelque Dame, & si secrettement aimé d’elle, que jamais nous n’en avons peu sçavoir le nom. Au commencement qu’il arriva à Marcilly, il estoit vestu en Berger : mais assez proprement : car son pere le cherissoit fort, & afin qu’il ne fist quelque folie, comme il avoit accoustumé en son hameau, il luy mit deux ou trois Bergers aupres, qui en avoient le soing, principalement un nommé Cleante, homme à qui l’humeur de mon pere plaisoit : de sorte qu’il l’aimoit comme s’il eust esté son fils. Ce Cleante en avoit un nommé Clindor, de l’aage de mon pere, qui sembloit avoir eu de la nature la mesme inclination à aymer Alcippe. Alcippe, qui d’autre costé recognoissoit ceste affection, l’aima plus que tout autre : ce qui estoit si agreable à Cleante, qu’il n’avoit rien qu’il pûst refuser à mon pere : cela fut cause qu’apres avoir veu quelques jours, comme les jeunesChevaliers qui estoient à ces festes, alloient vestus, comme ils s’armoient & combattoient à la barriere, & ayant declaré son dessein à son amy Clindor, tous deux ensemble requirent Cleante de leur vouloir donner les moyens de se faire paroistre entre ces Chevaliers. Et comment (leur dit Cleante) avez vous bien le courage de vous esgaler à eux ? Et pourquoy-non (dit Alcippe) n’ay-je pas autant de bras, & de jambes qu’eux ? Mais, dit Cleante, vous n’avez pas appris les civilitez des villes. Nous ne les avons pas apprises, dit-il, mais elles ne sont point si difficiles qu’elles nous doivent oster l’esperance de les apprendre bien tost ; & puis il me semble qu’il n’y a pas tant de difference de celles-cy aux nostres que nous ne les changions bien aisément. Vous n’avez pas, dit-il, l’adresse aux armes. Nous avons, repliqua-t’il, assez de courage pour suppléer à ce deffaut. Et quoy, adjousta Cleante, voudriez vous laisser la vie champestre ? Et qu’ont affaire (respondit Alcippe) les bois avec les hommes ? & que peuvent apprendre les hommes en la pratique des bestes ? Mais, respondit Cleante, ce vous sera bien du desplaisir, de vous voir desdaigner par ces glorieux courtisants, qui à tous coups vous reprocheront que vous estes des Bergers. Si c’est honte, dit Alcippe, d’estre Berger, il ne le faut plus estre ; si ce n’est pas honte, le reproche n’en peut estre mauvais. Que s’ils me méprisent pour ce nom, je tascheray par mes actions de me faire estimer. En finCleante les voyant si resolus à faire autre vie que celle de leurs peres ; Or bien, dit-il, mes enfans, puis que vous avez pris ceste resolution, je vous diray, que quoy que vous soyez tenus pour Bergers, vostre naissance toutesfois vient des plus anciens tiges de ceste contrée, & d’où il est sorty autant de braves Chevaliers, que de quelqu’autre qui soit en Gaule ; mais une consideration contraire à celle que vous avez leur fit eslire ceste vie retirée : par ainsi ne craignez point que vous ne soyez bien reçeus entre ces Chevaliers, dont les principaux sont mesmes de vostre sang. Ces paroles ne servirent que de rendre leur desir plus ardant : car ceste cognoissance leur donna plus d’envie de mettre en effet leur resolution, sans considerer ce qui leur pourroit advenir, fut par les incommoditez que telle vie rapporte, fut par le desplaisir, que le pere d’Alcippe & ses parents en recevroient. Dés l’heure Cleante fit la despence de tout ce qui leur estoit necessaire : Ils estoient tous deux si bien nays, qu’ils s’acquirent bien tost la cognoissance & l’amitié de tous les principaux. Et Alcippe en mesme temps s’adonna de telle sorte aux armes qu’il reüssit un des bons Chevaliers de son temps.

  Durant ces festes qui continuerent deux lunes, mon pere fut veu, comme je vous ay dit d’une Dame, de qui je n’ay jamais peu sçavoir le nom, & par ce qu’il ne luy defailloit aucune de ces choses qui peuvent faire aymer,elle en fut de sorte esprise, qu’elle inventa une ruze assez bonne pour venir à bout de son intention. Un jour que mon pere assistoit dans un temple aux sacrifices, qui se faisoient pour Amasis, une assez vieille femme se vint mettre pres de luy, & feignant de faire ses oraisons, elle luy dit deux ou trois fois : Alcippe, Alcippe, sans le regarder : luy qui s’oüyt nommer, luy voulut demander ce qu’elle luy vouloit : Mais luy voyant les yeux tournez ailleurs, il creut qu’elle parloit à un autre : elle qui s’apperceut qu’il l’escoutoit, continua : Alcippe, c’est à vous à qui je parle, encore que je ne vous regarde point : si vous desirez d’avoir la plus belle fortune que jamais Chevalier ait euë en ceste Cour, trouvez-vous entre jour & nuict, au carrefour qui conduit à la place de Pallas, & là vous sçaurez de moy le reste. Alcippe voyant qu’elle luy parloit de ceste sorte, sans la regarder aussi, luy respondit qu’il s’y trouveroit. A quoy il ne faillit point : car le soir approchant, il s’en alla au lieu assigné, où il ne tarda guere que ceste femme aagée ne vint à luy, presque couverte d’un taffetas qu’elle avoit sur la teste, & l’ayant tiré à part, luy dit ; Jeune homme tu es le plus heureux qui vive, estant aimé de la plus belle, & plus aymable Dame de cette Cour, & de laquelle (si tu veux me promettre ce que je te demanderay) dés à ceste heure je m’oblige à te faire avoir toute sorte de contentement. Le jeune Alcippe oyant ceste proposition, demanda quiestoit la Dame. Voila, dit-elle, la premiere chose que je veux que tu me promettes, qui est de ne t’enquerir point de son nom, & de tenir ceste fortune secrette : l’autre que tu permettes que je te bouche les yeux, quand je te conduiray où elle est. Alcippe luy dit, pour ne m’enquerir de son nom, & tenir cét affaire secrette, cela feray-je fort volontiers : mais de me boucher les yeux jamais je ne le permettray. Et qu’est-ce que tu veux craindre ? (dit-elle.) Je ne crains rien (respondit Alcippe) mais je veux avoir les yeux en liberté. O jeune homme, dit la vieille, que tu es encore apprentif, pourquoy veux-tu faire desplaisir à une personne qui t’aime tant ? & n’est-ce pas luy déplaire que de vouloir sçavoir d’elle plus qu’elle ne veut ? Croy moy, ne fais point de difficulté, ne doute de rien, quel danger y peut-il avoir pour toy ? où est ce courage que ta presence promet à l’abord ? est-il possible qu’un peril imaginé te fasse laisser un bien asseuré ? & point : Que maudite soit la mere, dit-elle, qui te fist si beau, & si peu hardy ; sans doute & ton visage, & ton courage, sont plus de femme que de ce que tu es. Le jeune Alcippe ne pouvoit oüyr sans rire les parolles de ceste vieille en colere : en fin apres avoir quelque temps pensé en luy-mesme quel ennemy il pouvoit avoir, & trouvant qu’il n’en avoit point, il se resolut d’y aller, pourveu qu’elle luy permit de porter son espée, & ainsi se laissa boucher les yeux ; & laprenant par la robbe, la suivit où elle le voulut conduire. Je serois trop long, si je vous racontois, Madame, toutes les particularitez de ceste nuit : tant y a qu’apres plusieurs détours, & ayant peut-estre plusieurs fois passé sur un mesme chemin, Il se trouva en une chambre, où les yeux bandez il fut desabillé par ceste mesme femme, & mis dans un lict, peu apres arriva la Dame, qui l’avoit envoyé chercher, & se mettant aupres de luy, luy déboucha les yeux, parce qu’il n’y avoit point de lumiere dans la chambre : mais quelque peine qu’il y prit, il ne sçeut jamais tirer une seule parole d’elle. De sorte qu’il se leva le matin sans sçavoir qui elle estoit, seulement la jugea-t’il belle & jeune ; & une heure avant jour, celle qui l’avoit amené, le vint reprendre, & le reconduisit avec les mesmes ceremonies : depuis ce jour ils resolurent ensemble que toutes les fois qu’il y devroit retourner, il trouveroit une pierre à un certain carrefour dés le matin.

  Cependant que ces choses se passoient ainsi, le pere d’Alcippe vint à mourir : De sorte qu’il demeura plus maistre de soy-mesme qu’il ne souloit estre, & n’eust esté le commandement d’Amarillis & son intention particuliere qui l’y retenoit, l’Amour qu’il portoit à sa Bergere l’eust peut-estre rappellé dans les bois : car les faveurs de ceste Dame incogneuë ne pouvoient en rien luy en oster le souvenir. Que si les grands dons qu’il recevoit d’elleordinairement, ne l’eussent retenu en ceste pratique, passé les deux ou trois premiers voyages il s’en fust retiré, quoy qu’il sembla que depuis ce temps-là il entra en faveur aupres de Pimander, & d’Amasis. Mais par ce qu' »un jeune cœur peut mal-aisément tenir long-temps quelque chose de caché », il advint que Clindor son cher amy, le voyant dépendre plus que de coustume, luy demanda d’où luy en venoyent les moyens. A quoy du premier coup répondant fort diversement, en fin il luy découvrit toute ceste fortune, & puis luy dit, que quelque artifice qu’il y eust sçeu mettre, il n’avoit jamais peu sçavoir qui elle estoit. Clindor trop curieux, luy conseilla de coupper demy pied de la frange du lict, & que le lendemain il suivit les meilleures maisons dont il se pouvoit douter & qu’il la recognoistroit, ou à la couleur, ou à la piece : ce qu’il fit, & par cét artifice, mon pere eust cognoissance de celle qui le favorisoit ; toutesfois il en a tellement tenu le nom secret, que ny Clindor, ny nul de ses enfans n’en a jamais rien peu sçavoir. Mais la premiere fois que par apres il y retourna, lors qu’il estoit prest à se lever le matin, il la conjura de ne se vouloir plus cacher à luy, qu’aussi bien c’estoit peine perduë, puis qu’il sçavoit asseurément qu’elle estoit une telle : Elle s’oyant nommer fut sur le point de parler, toutefois elle se teut, & attendit que la vieille fust venuë, à laquelle quand Alcippe fut sorty du lict, elle fist tantde menaces, croyant que ce fust elle qui l’eust descouverte, que cette pauvre femme s’en vint toute tremblante jurer à mon pere qu’il se trompoit. Luy alors en souriant, luy raconta la finesse dont il avoit usé, & que ç’avoit esté de l’invention de Clindor : elle bien aise de ce qu’il luy avoit descouvert, apres mille sermens du contraire, r’entra le dire à ceste Dame, qui mesme s’estoit levée pour oüyr leur discours : & quand elle sçeut que Clindor en avoit esté l’inventeur, elle tourna toute sa colere contre luy, pardonnant aisément à Alcippe qu’elle ne pouvoit haïr : toutefois depuis ce jour elle ne l’envoya plus querir. Et parce qu’un esprit offensé n’a rien de si doux que la vengeance, ceste femme tourna de tant de costez qu’elle fit une querelle à Clindor, pour laquelle il fut contraint de se battre contre un cousin de Pimander, qu’il tua, & quoy qu’il fust poursuivy, si se sauva-t’il en Auvergne avec l’aide d’Alcippe. Mais Amasis fit en sorte, qu’Alaric Roy des Visigotz estant pour lors à Thoulouse, le fit mettre prisonnier à Usson, avec commandement à ses officiers de le remettre entre les mains de Pimander, qui n’attendoit pour le faire mourir que d’avoir la commodité de l’envoyer querir. Alcippe ne laissa rien d’intenté pour obtenir son pardon : Mais ce fut en vain, car il avoit trop forte partie. C’est pourquoy voyant la perte asseurée de son amy, il delibera à quelque hazard que ce fust de le sauver. Il estoit pour lors à Usson, comme je vous ay dit, place si forte qu’il eust semblé à tout autre une folie de vouloir entreprendre de l’en sortir. Son amitié toutefois, qui ne trouvoit rien de plus mal-aisé que de vivre sans Clindor, le fit resoudre de devancer ceux qui alloient de la part de Pimander. Ainsi feignant de se retirer chez soy mal contant, il part luy douziesme, & un jour de marché se presentent à la porte du Chasteau tous vestus en villageois, & portant sous leurs jupes de courtes espées, & au bras des paniers comme personnes qui alloient vendre. Je luy ay ouy dire qu’il y avoit trois forteresses l’une dans l’autre. Ces resolus paysans vindrent jusques à la derniere, où peu de Visigotz estoient restez : car la plus-part estoient descendus en la basse ville pour voir le marché, & pour se pourvoir de ce qui estoit necessaire pour leur garnison. Estant là ils offroient à si bon prix leurs denrées, que presque tous ceux qui estoient dedans sortirent pour en achepter. Lors mon pere voyant l’occasion bonne, saisissant au collet celuy qui gardoit la porte, luy mit l’espée dans le corps, & chacun de ses compagnons comme luy se deffit en mesme instant du sien, & entrant dedans mirent le reste au fil de l’espée ; & soudain serrant la porte coururent aux prisons, où ils trouverent Clindor dans un cachot, & tant d’autres, qu’ils se jugerent estant armez, suffisans de deffaire le reste de la garnison. Pour abreger, jevous diray, Madame, qu’encore que pour l’alarme, les portes de la ville fussent fermées, si les forcerent-ils sans perdre un seul homme, quoy que le gouverneur, qui en fin y fut tué, y fist toute la resistance qu’il peut. Ainsi voila Clindor sauvé, & Alaric adverty que c’estoit mon pere qui avoit fait ceste entreprise ; dequoy il se sentit tant offensé, qu’il en demanda justice à Amasis, & elle qui ne vouloit perdre son amitié, s’affectionna beaucoup pour le contenter, & envoya incontinent pour se saisir de mon pere : mais ses amis l’en advertirent si à propos, qu’ayant donné ordre à ses affaires, il sortit hors de ceste contrée, & piqué contre Alaric plus qu’il n’est pas croyable, s’alla mettre avec une nation, qui depuis peu estoit entrée en nos Gaules, & qui pour estre belliqueuse, s’estoit saisie des deux bords du Rosne & de l’Arar, & d’une partie des Alobroges. Et par ce que desireux d’agrandir leurs terres, ils faisoient continuellement la guerre aux Visigostz, Ostrogots & Romains, il y fut tresbien receu avec tous ceux qu’il y voulut conduire, & estant cogneu pour homme de valeur, fut incontinant honoré de diverses charges. Mais quelques années estant escoulées, Gondioch Roy de ceste nation venant à mourir, Gondebault son fils succeda à la Couronne de Bourgongne, & desirant d’asseurer ses affaires dés le commencement, fit la paix avec ses voisins, mariant son fils Sigismond avec une des filles de Theodoric Roy des Ostrogotz : & pour complaire àAlaric, qui estoit infiniment offensé contre Alcippe, luy promit de ne le tenir plus aupres de luy. De sorte qu’avec son congé, il se retira avec un autre peuple, qui du costé de Renes s’estoit saisi d’une partie de la Gaule, en dépit des Gaulois & des Romains : Mais, Madame, ce discours vous seroit ennuyeux, si particulierement je vous racontois tous ses voyages : car de ceux-cy il fut contraint de s’en aller à Londres vers le grand Roy Artus, qui en ce mesme temps, comme depuis je luy ay oüy raconter plusieurs fois, institua l’Ordre des Chevaliers de la table ronde. De là il fut contraint de se retirer au Royaume qui porte le nom du port des Gaulois. Et en fin estant recherché par Alaric, il se resolut de passer la mer & aller à Bisance, où l’Empereur luy donna la charge de ses galeres. Mais d’autant que « le desir de revenir en la patrie, est le plus fort de tous les autres », mon pere, quoy que tres grand avec ces grands Empereurs, n’avoit toutefois rien plus à cœur, que de revoir fumer ses foüiers, où si souvent il avoit esté emmaillotté, & sembla que la fortune luy en presenta le moyen, lors que moins il l’attendoit. Mais j’ay oüy dire quelquefois à nos Druides, que « la fortune se plaist de tourner le plus souvent sa rouë du costé où l’on attend moins son tour ». Alaric vint à mourir, & Thierry son fils luy succeda, qui pour avoir plusieurs freres eut bien assez affaire à maintenir ses estats, sans penser aux inimitiez de son pere : Et ainsi se voulant rendre aymable à chacun (car « la bonté & la liberalité sont les deux aymants, qui attirent le plus l’amitié de chacun ») dés le commencement de son regne, il publia une abolition generale de toutes les offenses faites en son Royaume. Voila un grand commencement pour moyenner le retour d’Alcippe ; si ne pouvoit-il encore revenir, d’autant que Pimander n’avoit point oublié l’injure receuë, toutesfois ainsi que les Visigotz furent cause de son bannissement, de mesme la fortune s’en voulut servir pour instrument de r’appel. Quelque temps auparavant, comme je vous ay dit, Artus Roy de la grand’ Bretagne avoit institué les Chevaliers de la table ronde, qui estoit un certain nombre de jeunes hommes vertueux, obligez d’aller chercher les adventures, punir les meschans, faire justice aux oppressez, & maintenir l’honneur des Dames. Or les Visigotz d’Espagne, qui alors demeuroient dans Pampelune, à l’imitation de cestui-cy esleurent des Chevaliers, qui alloient en divers lieux monstrant leur force & adresse. Il advint qu’en ce temps un de ces Visigotz, apres avoir couru plusieurs contrées s’en vint à Marcilly, où ayant fait son deffi accoustumé, il vainquit plusieurs des Chevaliers de Pimander, ausquels il coupoit la teste, & d’une cruauté extréme, pour tesmoignage de sa valeur, les envoyoit à une Dame qu’il servoit en Espagne. Entre les autres Amarillis y perdit un oncle, qui comme mon pere, ne voulant demeurer dans le repos de la vie champestre, avoit suivy le mestier desarmes. Et parce que durant cet esloignement, elle avoit esté assez curieuse pour avoir d’ordinaire de ses nouvelles, par la voye de certains jeunes garçons qu’elle & luy avoient dressez à cela ; aussi tost que ce mal-heur luy fut avenu, elle le luy escrivit, non pas en opinion qu’il deust s’en retourner : mais comme luy faisant part de son desplaisir. « Amour qui n’est jamais dans une belle ame sans la remplir de mille desseins genereux », ne permit pas à mon pere de sçavoir le déplaisir d’Amarillis estre causé par un homme, sans incontinent faire resolution de chastier cet outrecuidé. Et ainsi avec le congé de l’Empereur, s’en vint déguisé en la maison de Cleante, qui sçachant sa deliberation, tascha plusieurs fois de l’en divertir : mais Amour avoit de plus fortes persuasions que luy. Et un matin que Pimander sortoit pour aller au Temple, Alcippe se presenta devant luy, armé de toutes pieces, & quoy qu’il eust la visiere haussée, si ne fut-il point recogneu pour la barbe qui luy estoit venuë depuis son départ. Lors que Pimander sçeut sa resolution, il en fit beaucoup d’estat, pour la haine qu’il portoit à cét estranger à cause de son arrogance & de sa cruauté, & dés l’heure mesme fit advertir le Visigot par un heraut d’armes. Pour abreger, mon pere le vainquit, & en presenta l’espée à Pimander, & sans se faire cognoistre à personne, sinon à Amarillis qui le vid en la maison de Cleante, il s’en retourna à Bisance, où il fut receu comme de coustume. Ce pendant Cleante qui n’avoit nul plus granddesir, que de le revoir libre en Forestz, le descouvrit à Pimander, qui estoit fort desireux de sçavoir le nom de celuy qui avoit combattu l’estranger. Luy au commencement estonné, en fin esmeu de la vertu de cét homme, demanda s’il estoit possible qu’il fust encor en vie. A quoy Cleante respondit, en racontant toutes ses fortunes, & tous ses longs voyages, & en fin quel il estoit parvenu aupres de tous les Rois qu’il avoit servis. Sans mentir, dit alors Pimander, la vertu de cét homme merite d’estre recherchée & non pas bannie, outre l’extréme plaisir qu’il m’a fait ; qu’il revienne donc, & qu’il s’asseure que je le cheriray, & aymeray comme il merite : & que dés icy je luy pardonne tout ce qu’il a fait contre moy. Ainsi mon pere apres avoir demeuré dixsept ans en Grece, revint en sa patrie, honoré de Pimander, & d’Amasis, qui luy donnerent la plus belle charge qui fut pres de leur personne. Mais voyez que c’est que de nous ! « On se saoule de toute chose par l’abondance, & le desir assouvy demeure sans force ». Aussi tost que mon pere eut les faveurs de la fortune telles qu’il eust sçeu desirer, le voilà qu’il en perd le goust, & les mesprise. Et lors un bon demon qui le voulut retirer de ce goulphe, où il avoit si souvent failly de faire naufrage, luy representa, à ce que je luy ay oüy dire, semblables considerations. Vien-ça, Alcippe, quel est ton dessein ? n’est-ce pas assez de vivre heureux autant que Cloton fillera tes jours ? si cela est, où penses-tu trouver ce bien, sinon au repos ? « Le repos où peut-il estre que hors des affaires ? Les affaires, comment peuvent-elles esloigner l’ambition de la Cour, puis que la mesme felicité de l’ambition gist en la pluralité des affaires ? N’as tu point encor assez éprouvé l’inconstance dont elles sont pleines ? aye pour le moins ceste consideration en toy. L’ambition est de commander à plusieurs, chacun de ceux-là a mesme dessein que toy. Ces desseins leur proposent les mesmes chemins : allant par mesme chemin ne peuvent-ils parvenir là mesme où tu és ? & y parvenant, puis que l’ambition est un lieu si estroit qu’il n’est pas capable que d’un seul, il faut ou que tu te deffendes de mille qui t’ataqueront, ou que tu leur cedes. Si tu te deffends, quel peut estre ton repos, puis que tu as à te garder des amis, & des ennemis, & que jour & nuit leurs fers sont aiguisez contre toy ? Si tu leur cedes, est-il rien de si miserable qu’un courtisan décheu ? » Doncques, Alcippe, r’entre en toy-mesme, & te ressouviens que tes peres, & ayeulx, ont esté plus sages que toy, ne vueille point estre plus avisé, mais plante un clou de diamant à la rouë de ceste fortune, que tu as si souvent trouvée si muable, reviens au lieu de ta naissance, laisse-là ceste pourpre, & la change en tes premiers habits, que ceste lance soit changée en houlette, & ceste espée en coultre, pour ouvrir la terre, & non pas le flanc des hommes : Là tu trouveras chez toy le repos, qu’en tant d’années tu n’as jamais peu trouver ailleurs. Voila, Madame, les considerations qui r’amenerent mon pere à sa premiere profession. Et ainsi, au grand estonnement de tous, mais avec beaucoup de loüange des plus sages, il revint à son premier estat, où il fist renouveller nos anciens statuts, avec tant de contentement de chacun, qu’il se pouvoit dire estre au comble de l’ambition, quoy qu’il s’en fust dépoüillé : puis qu’il estoit tant aimé, & honoré de ses voisins, qu’ils le tenoient pour un oracle ; & toutefois ce ne fut pas encor là la fin de ses peines, car s’estant apres la mort de Pymander retiré chez luy, il ne fut plustost en nos rivages, qu’Amour ne luy renouvellast sa premiere playe, « n’y ayant de toutes les fleches d’Amour, nulle plus acerée que celle de la conversation ». Ainsi donc voila Amarillis si avant en sa pensée, qu’elle luy donnoit plus de peine que tous ses premiers travaux. Ce fut en ce temps qu’il reprit la devise qu’il avoit portée durant tous ses voyages, d’une penne de Geay, voulant signifier PEINE J’AY. De cet Amour vint une tres-grande inimitié : Car Alcé, pere d’Astrée estoit infiniment amoureux de ceste Amarillis, & Amarillis durant l’exil de mon pere avoit permis ceste recherche, par le commandement de ses parents ; & à ceste heure ne s’en pouvoit distraire sans luy donner tant d’ennuy, que c’estoit le desesperer : d’autre costé Alcippe, qui dépoüillant l’habit de Chevalier, n’en avoit pas laissé le courage, ne pouvant souffrir un rival, vint aux mains plusieurs fois avec Alcé, qui n’estoit pas sans courage, & croit-on que n’eust esté les parensd’Amarillis, qui se resolurent de la donner à Alcippe, il fust arrivé beaucoup de mal-heur entre-eux : mais encor que par ce mariage on coupast les racines des querelles, celles toutesfois de la hayne demeurerent si vives, que depuis elles crurent si hautes, qu’il n’y a jamais eu familiarité entre Alcé, & Alcippe. Et c’est cela (dit Celadon, s’adressant à Silvie) belle Nymphe, que vous ouystes dire estant en nostre hameau : car je suis fils d’Alcippe & d’Amarillis, & Astrée est fille d’Alcé, & d’Hypolite. Vous trouverez peut-estre estrange, que n’estant sorty de nos bois ny de nos pasturages, je sçache tant de particularitez des contrées voisines. Mais, Madame, tout ce que j’en ay appris, n’a esté que de mon pere, qui me racontant sa vie, a esté contraint de me dire ensemble les choses que vous avez ouyes.

  Ainsi finit Celadon son discours, & certes non point sans peine : car le parler luy en donnoit beaucoup, pour avoir encores l’estomach mal disposé ; & cela fut cause qu’il raconta ceste histoire le plus briefvement qu’il peut : Galathée toutesfois en demeura plus satisfaite, qu’il ne se peut croire, pour avoir sçeu de quels ayeuls estoit descendu ce Berger qu’elle aymoit tant.

Livre troisième

LE TROISIESME
LIVRE DE LA PREMIERE PARTIE
d’Astrée.

Tant que le jour dura, ces belles Nymphes tindrent si bonne compagnie à Celadon, que s’il n’eust eu le cuisant déplaisir du changement d’Astrée, il n’eust point eu d’occasion de s’ennuyer : car elles estoient & belles, & remplies de beaucoup de jugement : toutefois en l’estat où il se trouvoit, cela ne fut assez pour luy empescher de se desirer seul : & par ce qu’il prevoyoit bien que ce ne pouvoit estre que par le moyen de la nuit qui les contraindroit de se retirer, [il] la souhaittoit à toute heure. Mais lors qu’il se croyoit plus seul, il se trouva le mieux accompagné : car la nuict estant venuë, & ces Nymphes retirées en leurs chambres, ses pensers luy vindrent tenir compagnie, avec de si cruels ressouvenirs, qu’ils luy firent bien autant ressentir leur abord qu’il l’avoit desiré. Quels desespoirs alors ne se presenterent point à luy ? nul de tous ceux que l’Amour peut produire, voire l’Amour le plus desesperé : Car si à l’injuste sentence de sa Maistresse il opposoit son innocence, soudain l’execution de cest arrest luy revenoit devant les yeux. Et comme d’un penser on tombe en un autre, il rencontra de fortune avec la main le ruban où estoit la bague d’Astrée, qu’il s’estoit mis au bras. O que de mortelles memoires luy remit-il en l’esprit ! il se representa tous les courroux qu’en cest instant-là elle avoit peints au visage, toutes les cruautez que son ame faisoit paroistre, & par ses paroles, & par ses actions, & tous les dédains avec lesquels elle avoit proferé les ordonnances de son bannissement. S’estant quelque temps arresté sur ce dernier malheur, il s’alla ressouvenir du changement de sa fortune : combien il s’estoit veu heureux, combien elle l’avoit favorisé, & combien tel heur avoit continué. De là il vint à ce qu’elle avoit fait pour luy, combien en sa consideration elle avoit dédaigné d’honnestes Bergers ; combien elle avoit peu estimé la volonté de son pere, le courroux de sa mere, & les difficultez qui s’opposoient à leur amitié : puis il s’alloit representant combien les fortunes d’Amour estoient peu asseurées aussi bien que toutes les autres : & combien peu de chose luy restoit de tant de faveurs, qui en fin estoit sans plus un bracelet de cheveux, qu’il avoit au bras, & un portrait qu’il portoit au col, duquel il baisa la boite plusieurs fois : pour la bague qu’il avoit à l’autre bras, il croyoit que ce fust plustost la force que sa bonne volonté qui la luy eust donnée : Mais tout au coup il se ressouvint des lettres, qu’elle luy avoit escrites, durant le bon-heur de [s]a fortune, & qu’il portoit d’ordinaire avec luy dans un petit sac de senteur. O quel tressaut fut le sien ! car il eut peur que ces Nimphes foüillant ses habits ne l’eussent treuvé. En ce doute il appella fort haut le petit Meril, car pour le servir il estoit couché à une garderobe fort proche. Le jeune garçon s’oyant appeller coup sur coup deux ou trois fois, vint sçavoir ce qu’il luy vouloit. Mon petit amy (dit Celadon) ne sçais-tu point que sont devenus mes habits ? car il y a quelque chose dedans qu’il m’ennuyeroit fort de perdre : vos habits (dit-il) ne sont pas loing d’icy, mais il n’y a rien dedans, car je les ay cherchez. Ah ! dit le Berger, tu te trompes Meril, j’y avois chose que j’aimerois mieux avoir conservée que la vie : & lors se tournant de l’autre costé du lit, se mit à plaindre & tourmenter fort long temps. Meril qui l’escoutoit[,] d’un costé estoit marry de son déplaisir, & de l’autre estoit en doute, s’il luy devoit dire ce qu’il en sçavoit. En fin ne pouvant supporter de le voir plus longuement en ceste peine, il luy dit, qu’il ne se devoit point tant ennuyer, & que la Nymphe Galathée l’aymoit trop pour ne luy rendre une chose qu’il monstroit d’avoir si chere. Alors Celadon se tourna vers luy : & comment (dit-il) la Nymphea-t’elle ce que je te demande ? Je croy (respondit-il) que c’est cela mesme, pour le moins je n’y ay trouvé qu’un petit sac plein de papier : & ainsi que je le vous apportois, un peu avant que vous ayez voulu dormir, elle l’a veu, & me l’a osté. O Dieux (dit alors le Berger) aillent toutes choses au pis qu’elles pourront : & se tournant de l’autre costé, ne voulut luy parler davantage. Cependant Galathée lisoit les lettres de Celadon ; car il estoit fort vray, qu’elle les avoit ostées à Meril, suivant la curiosité ordinaire de ceux qui aiment : mais elle luy avoit fort deffendu de n’en rien dire, parce qu’elle avoit intention de les rendre, sans qu’il sçeust qu’elle les eust veuës. Pour lors Sylvie luy portoit un flambeau devant, & Leonide estoit ailleurs, si bien qu’à ce coup il fallut qu’elle fust du secret. Nous verrons, disoit Sylvie, s’il est vray, que ce Berger soit si grossier comme il se feint, & s’il n’est point amoureux : car je m’asseure que ces papiers en diront quelque chose : & lors elle s’appuya un peu sur la table. Cependant Galathée desnoüoit le cordon, qui serroit si bien, que l’eau n’y avoit guiere fait de mal, toutefois il y avoit quelques papiers moüillez, qu’elle tira dehors le plus doucement qu’elle peut, pour ne les rompre : & les ayant espanchez sur la table, le premier sur qui elle mit la main, fut une telle lettre.


LETTRE D’ASTREE
A CELADON.

Qu’est-ce que vous entreprenez Celadon ? en quelle confusion vous allez vous mettre ? croyez moy qui vous conseille en amye, laissez ce dessein de me servir, il est trop plein d’incommoditez : quel contentement y esperez vous ? je suis tant insuportable que ce n’est guere moins entreprendre que l’impossible ; il faudra servir, souffrir, & n’avoir des yeux, ny de l’Amour que pour moy : car ne croyez point que je vueille avoir à partir avec quelqu’autre, ny que je reçoive une volonté à moitié mienne : je suis soupçonneuse, je suis jalouse, je suis difficile à gagner, & facile à perdre ; & puis aisée à offenser, & tres-mal aisée à rappaiser ; la moindre doute est en moy une asseurance ; il faut que mes volontés soient des destinées, mes opinions des raisons, & mes commandemens des loix inviolables. Croyez moy, encor un coup ; retirez vous, Berger, de ce dangereux labyrinthe, & fuyez un dessein si ruïneux. Je me recognois mieux que vous, ne vous figurez de pouvoir à la fin changer mon naturel, je rompray plustost que de plier, & ne vous plaignez à l’avenir de moy, si à ceste heure vous ne croyez ce que je vous en dis.

Ne me tenez jamais pour ce que je suis, dit Galathée, si ce Berger n’est amoureux, car en voicy un commencement qui n’est pas petit. Il n’en faut point douter, dit Silvie, estant si honneste homme. Et comment, repliqua Galathée, avez-vous opinion qu’il faille necessairement aimer pour estre tel ? Ouy, Madame, dit-elle, à ce que j’ay ouy dire : parce que l’Amant ne desire rien davantage, que d’estre aimé : pour estre aimé, il faut qu’il se rende aimable, & ce qui rend aimable est cela mesme qui rend honneste homme. A ce mot Galathée luy donna une lettre qui estoit un peu moüillée pour la seicher au feu, & ce pendant elle en prit une autre qui estoit telle.


LETTRE D’ASTREE
A CELADON.

Vous ne voulez pas croire que je vous ayme, & desirez que je croye que vous m’aimez : si je ne vous aime point, que vous profitera la creance que j’auray de vostre affection ? A faire peut estre, que ceste opinion m’y oblige ? A peine Celadon, ne pourra ceste foible consideration, si vos merites, & les services que j’ay receus de vous ne l’ont peu encores. Or voyez en quel estat sont vos affaires : je ne veux pas seulement que vous sçachiez que je croy que vousm’aymez ; mais je veux de plus, que vous soyez asseuré que je vous ayme, & entre tant d’autres une chose seule, vous en doit rendre certain ; si je ne vous aimois point, qui me feroit mépriser le contentement de mes parens ? Si vous considerez combien je leur doy, vous cognoistrez en quelque sorte la qualité de mon amitié, puis que non seulement elle contre-pese, mais emporte de tant, un si grand poids : & à Dieu ; ne soyez plus incredule.

En mesme temps Silvie rapporta la lettre, & Galathée luy dit avec beaucoup de déplaisir, qu’il aimoit, & que de plus il estoit infiniment aimé, & luy releut la lettre, qui luy touchoit fort au cœur, voyant qu’elle avoit à forcer une place, où un si fort ennemy estoit desja victorieux : car par ces lettres, elle jugea que l’humeur de ceste Bergere n’estoit pas d’estre à moitié Maistresse, mais avec une tres-absoluë puissance commander à ceux qu’elle daignoit recevoir pour siens ; elle fortifia beaucoup ce jugement, quand elle leut la lettre qui avoit esté seichée : elle estoit telle.


LETTRE D’ASTREE
A CELADON.

Lycidas a dit à ma Phillis que vous estiez aujourd’huy de mauvaise humeur, en suisje cause, ou vous ? Si c’est moy, c’est sans occasion, car ne veux-je pas tousjours vous aimer, & estre aimée de vous ? & ne m’avez vous mille fois juré, que vous ne desiriez que cela pour estre content ? Si c’est vous, vous me faites tort, de disposer sans que je le sçache, de ce qui est à moy : car par la donation que vous m’avez faite, & que j’ay receuë, & vous & tout ce qui est de vous m’appartient. Advertissez-m’en donc, & je verray si je vous en doy donner permission, & ce pendant je vous le deffends.

Avec quel empire, dit alors Galathée, traite ceste Bergere ? Elle ne luy fait point de tort, respondit Sylvie, puis qu’elle l’en a bien adverty dés le commencement. Et sans mentir, si c’est celle que je pense, elle a quelque raison, estant l’une des plus belles, & des plus accomplies personnes, que je vy jamais. Elle s’appelle Astrée, & ce qui me le fait juger ainsi, c’est ce mot de Phillis, sçachant que ces deux Bergeres sont amies jurées. Et encor, comme je vous dis, que sa beauté soit extréme, toutefois c’est ce qui est en elle de moins aimable, car elle a tant d’autres perfections, que celle-là est la moins apparente. Ces discours ne servoient qu’à la reblesser davantage, puis qu’ils ne luy descouvroient que de plus grandes difficultez en son dessein : & parce qu’elle ne vouloit, que Sylvie pour lors en sçeut davantage, elleresserra ces papiers, & se mit au lit, non sans une grande compagnie de diverses pensées, entre lesquelles le sommeil se glissa peu à peu.

  A peine estoit-il jour, que le petit Meril sortit de la chambre du Berger, qui avoit plaint toute la nuict, & que le travail, & le mal n’avoient peu assoupir qu’à la venuë de l’aurore : & par ce que Galathée luy avoit commandé de remarquer particulierement tout ce que feroit Celadon, & le luy rapporter, il alloit luy dire ce qu’il avoit appris. A l’heure mesme Galathée s’estant esveillée, parloit si haut avec Leonide que Meril les oyant heurta à la porte, & se fist ouvrir. Madame, dit-il, de toute ceste nuict je n’ay dormy : car le pauvre Celadon a failly de mourir, à cause des papiers que vous me pristes hier : & parce que je le vy si fort desesperé, je fus contraint pour le remettre un peu, de luy dire que vous les aviez. Comment (reprit la Nimphe) il sçait donc que je les ay ? Ouy certes, Madame, respond Meril, & m’asseure qu’il vous suppliera de les luy rendre, car il les tient trop chers ; & si vous l’eussiez ouy comme moy, je ne croy point qu’il ne vous eust fait pitié. Hé ! dy moy, Meril, adjousta la Nimphe, entre-autres choses, que disoit-il ? Madame, repliqua-t’il, apres qu’il se fut enquis si je n’avois point veu ses papiers, & qu’en fin il eust sçeu que vous les aviez, il se tourna comme transporté de l’autre costé, & dit ; Or sus aillent toutes choses au pis qu’elles pourront : & apres avoir demeuré muët quelque temps, & qu’il pensa que je me fusse remisdans le lict, je l’oüys souspirer assez haut, & puis dire telles paroles. Astrée ! Astrée ! ce bannissement devoit-ce estre la recompense de mes services ? si vostre amitié est changée, pourquoy me blasmez-vous pour vous excuser ? si j’ay failly, que ne me dites vous ma faute ? n’y a-t’il point de justice au Ciel, non plus que de pitié en vostre ame ? helas ! s’il y en a, que n’en ressens-je quelque faveur, à fin que n’ayant peu mourir, comme vouloit mon desespoir, je le fasse pour le moins, comme le commande la rigueur d’Astrée ? Ah ! rigoureux, pour ne dire cruel commandement ! qui eust peu en un tel accident prendre autre resolution que celle de la mort ? n’eust-il pas donné signe de peu d’Amour, plustost que de beaucoup de courage ? Et il s’arresta un peu, puis il reprit ainsi. Mais à quoy, mes traistres espoirs, m’allez-vous flattant ? est-il possible que vous m’osiez approcher encores, dites-vous pas qu’elle changera ? considerez ennemis de mon repos, quelle apparence il y a, que tant de temps escoulé, tant de services, & d’affections recogneuës ; tant de desdains supportez, & d’impossibilitez vaincuës, ne l’ayent peu, & qu’une absence le puisse. Esperons, esperons plustost un favorable cercueil de la mort, qu’un favorable repentir d’elle. Apres plusieurs semblables discours, il se teut assez longtemps : mais estant retourné au lict, je l’oüys peu apres recommencer ses plaintes, qu’il a continuées jusques au jour : & tout ce que j’en ay peu remarquer, n’a esté quedes plaintes, qu’il fait contre une Astrée, qu’il accuse de changement, & de cruauté. Si Galathée avoit sçeu un peu des affaires de Celadon, par les lettres d’Astrée, elle en apprit tant par le rapport de Meril, que pour son repos il eust esté bon qu’elle en eust esté plus ignorante. Toutefois en se flattant elle se figuroit, que le mépris d’Astrée pourroit luy ouvrir plus aisément le chemin à ce qu’elle desiroit : Escholiere d’Amour ; qui ne sçavoit pas qu' »Amour ne meurt jamais en un cœur genereux, que la racine n’en soit entierement arrachée ». En ceste esperance elle escrivit un billet qu’elle plia sans le cachetter, & le mit entre ceux d’Astrée : Puis donnant le sac à Meril, tien, luy dit-elle, Meril, rends ce sac à Celadon, & luy dy que je voudrois luy pouvoir rendre aussi bien tout le contentement qui luy defaut. Que s’il se porte bien, & qu’il me veuille voir, dy luy que je me trouve mal ce matin : elle disoit cela à fin qu’il eust loisir de visiter ses papiers, & de lire celuy qu’elle luy escrivoit. Meril s’en alla : & parce que Leonide estoit dans un autre lict, elle ne peut voir le sac, ny ouyr la commission qu’elle luy avoit donnée, mais soudain qu’il fut dehors, elle l’appella, & la fit mettre dans le lict avec elle : & apres quelques autres propos, elle luy parla de ceste sorte. Vous sçavez, Leonide, ce que je vous dy hier de ce Berger, & combien il m’importe qu’il m’aime, ou qu’il ne m’aime pas : depuis ce temps-là, j’ay sçeu de ses nouvelles plus que je n’eusse voulu ; vous avez ouyce que Meril m’a r’apporté, & ce que Silvie m’a dit des perfections d’Astrée : si bien, continua-t’elle, que puis que la place est prise, je voy naistre une double difficulté à nostre entreprise : toutefois ceste heureuse Bergere l’a fort offensé : & « un cœur genereux souffre mal-aisément un mépris sans s’en ressentir ». Madame, luy respondit Leonide, d’un costé je voudrois que vous fussiez contente, & de l’autre je suis presque bien aise de ces incommoditez : car vous vous faites tant de tort, si vous continuez, que je ne sçay si vous l’effacerez jamais. Pensez-vous, encor que vous croyez estre icy bien secrette, que l’on ne vienne à sçavoir ceste vie ? & que sera-ce de vous, si elle se descouvre ? Le jugement ne vous manqua jamais, au reste de vos actions, est-il possible qu’en cest accident il vous deffaille ? Que jugeriez-vous d’une autre qui meneroit telle vie ? Vous respondrez, que vous ne faites point de mal. Ah ! Madame, « il ne suffit pas à une personne de vostre qualité, d’estre exempte du crime, il faut l’estre aussi du blasme » ! Si c’estoit un homme qui fust digne de vous, je le patienterois ; mais encor que Celadon soit des premiers de ceste contrée, c’est toutesfois un Berger, & qui n’est recogneu pour autre. Et ceste vaine opinion de bon-heur, ou de mal-heur, pourra-t’elle tant sur vous, qu’elle vous abatte de sorte le courage, que vous vueillez égaler ces gardeurs de Brebis, ces rustiques, & ces demy-sauvages à vous ? Pour Dieu, Madame, revenez en vous-mesme,& considerez l’intention dont je profere ces paroles. Elle eust continué, n’eust esté que Galathée toute en colere l’interrompit. Je vous ay dit, que je ne voulois point, que vous me tinssiez ces discours, je sçay à quoy j’en suis resoluë : quand je vous en demanderay advis, donnez le moy, & une fois pour toutes, ne m’en parlez plus, si vous ne voulez me déplaire. A ce mot elle se tourna de l’autre costé, en telle furie, que Leonide cogneut bien qu’elle l’avoit fort offensée. Aussi « n’y a-t’il rien qui touche plus vivement qu’opposer l’honneur à l’Amour, car toutes les raisons d’Amour demeurent vaincuës, & l’Amour, toutefois demeure tousjours en la volonté le plus fort ». Peu apres Galathée se tourna, & luy dit ; Je n’ay point creu jusques icy, que vous eussiez opinion d’estre ma gouvernante, mais à ceste heure je commence d’avoir quelque creance, que vous le vous figurez. Madame, respondit-elle, je ne me mécognoistray jamais tant, que je ne recognoisse tousjours ce que je vous doy : mais puis que vous trouvez si mauvais ce que mon devoir m’a fait vous dire, je proteste dés icy, que je ne vous donneray jamais occasion d’entrer pour ce sujet en colere contre moy. C’est une estrange chose que de vous, repliqua Galathée, qu’il faille que vous ayez tousjours raison en vos opinions ! Quelle apparence y a t’il, que l’on puisse sçavoir que Celadon soit icy : il n’y a ceans que nous trois, Meril, & ma nourrice sa mere ? pour Meril, il ne sortpoint, & outre cela, il a assez de discretion pour son aage : Pour ma nourrice, sa fidelité m’est assez cogneuë, & puis ç’a esté en partie par son dessein, que le tout s’est conduit de cette sorte : Car luy ayant raconté ce que le Druyde m’avoit predit, elle qui m’aime plus tendrement que si j’estois son enfant propre, me conseilla de ne dédaigner cét advertissement ; & par ce que je luy proposay la difficulté du grand abord des personnes qui viennent ceans quand j’y suis, elle mesme m’avertit de feindre que je me voulois purger. Et quel est vostre dessein, dit Leonide ? De faire en sorte, respondit elle, que ce Berger me vueille du bien, & jusques à ce que cela soit, de ne le point laisser sortir de ceans : que si une fois il vient à m’aimer, je laisseray conduire le reste à la fortune. Madame, dit Leonide, Dieu vous en donne tout le contentement que vous en desirez : mais permettez moy de vous dire encor pour ce coup, que vous vous ruïnez de reputation. Quel temps faut-il pour déraciner l’affection si bien prise qu’il porte à Astrée, la beauté, & la vertu de laquelle on dit estre sans seconde ? Mais, interrompit incontinant la Nimphe, elle le desdaigne, elle l’offense, elle le chasse ; pensez-vous qu’il n’ayt pas assez de courage pour la laisser ? O, Madame, rayez cela de vostre esperance, dit Leonide, s’il n’a point de courage, il ne le ressentira pas, & s’il en a, « un homme genereux ne se divertit jamais d’une entreprise pour les difficultez ». Ressouvenez-vous pour exemple, de combien de desdains vous avez usé contre Lindamor, & combien vous l’avez traitté cruellement, & combien il a peu fait de cas de tels desdains, ny de telles cruautez. Mais qu’il soit ainsi, que Celadon, pour estre en fin un Berger, n’ait pas tant de courage que Lindamor, & qu’il fléchisse aux coups d’Astrée, qu’esperez-vous de bon pour cela ? pensez-vous qu’un esprit trompé soit aisé à retromper une seconde fois en un mesme sujet ? Non, non, Madame, quoy qu’il soit, & de naissance, & de conversation entre des hommes grossiers, si ne le peut-il estre tant, qu’il ne craigne de se rebrusler à ce feu, dont la douleur luy cuit encore en l’ame. Il faut (& c’est ce que vous pouvez esperer de plus avantageux) que le temps le guerisse entierement de ceste brusleure, avant qu’il puisse tourner les yeux sur un autre sujet semblable : & quelle longueur y faudra-t’il ? & cependant sera-t’il possible d’empescher si long-temps, que les gardes qui ne sont qu’en ceste basse court, ne viennent à le sçavoir ? ou en le voyant (car encor ne le pouvez-vous pas tenir tousjours en une chambre) ou par le rapport de Meril, qui (encor qu’assez discret pour son âge) est en fin un enfant. Leonide, luy dit-elle, cessez de vous travailler pour ce sujet, ma resolution est celle que je vous ay dite ; que si vous voulez me faire croire que vous m’aimez, favorisez mon dessein en ce que vous pourrez, & du reste laissez-m’en le soucy. Ce matin, si le mal de Celadon le permet (il me sembla qu’hier il se portoit bien) vous pourrez le conduire au jardin ; car pour aujourd’huy je me trouve un peu mal, & difficilement sortiray-je du lict, que sur le soir. Leonide toute triste ne luy respondit sinon qu’elle raporteroit tousjours tout ce qu’elle pourroit à son contentement.

  Cependant qu’elles discouroient ainsi, Meril fit son message, & ayant trouvé le Berger esveillé, luy donna le bon jour de la part de la Nimphe, & luy presenta ses papiers. O combien promptement se releva-t’il sur le lict ! il fit ouvrir les rideaux, & les fenestres, n’ayant le loisir de se lever, tant il avoit de haste de voir ce qui luy avoit cousté tant de regrets. Il ouvre le petit sac, & apres l’avoir baisé plusieurs fois : O secretaire, dit il, de ma vie plus heureuse ! comment t’és-tu trouvé entre ces mains estrangeres ? A ce mot il sort toutes les lettres sur le lict, & pour voir s’il en manquoit quelqu’une, il les remit en leur rang, selon le temps qu’il les avoit receuës, & voyant qu’il restoit un billet, il l’ouvre & leut tels mots.


  CELADON je veux que vous sçachiez que Galathée vous aime, & que le Ciel a permis le desdain d’Astrée, pour ne vouloir, que plus long-temps une Bergere possedast ce qu’une Nymphe desire : recognoissez ce bon-heur, & ne le refusez.

L’estonnement du Berger fut tres-grand ; toutefois voyant que le petit Meril consideroit ses actions, il n’en voulut faire semblant. Les resserrant donc toutes ensemble, & se remettant au lict, il luy demanda qui les luy avoit baillées : je les ay prises, dit-il, dans la toilette de Madame, & n’eust esté que je desirois de vous oster de la peine où je vous voyois, je n’eusse osé y aller : car elle se trouve un peu mal. Et qui est avec elle ? demanda Celadon. Les deux Nimphes, dit-il, que vous vistes icy hier, dont l’une est Leonide, niepce d’Adamas, l’autre est Silvie fille de Deante le glorieux : & certes elle n’est pas sa fille sans raison : car c’est bien la plus altiere en ses façons que l’on puisse voir. Ainsi receut Celadon le premier advertissement de la bonne volonté de Galathée : car encor qu’il n’y eust ny chiffre ny signature au billet qu’il avoit receu, si jugea-t’il bien que cela n’avoit point esté fait sans qu’elle le sçeut. Et dés lors il previt que ce luy seroit une sur-charge à ses ennuis, & qu’il s’y falloit resoudre. Voyant donc que la moitié du jour estoit presque passée, & se trouvant assez bien, il ne voulut demeurer plus long temps au lict, croyant que plustost il en sortiroit, plustost aussi pourroit-il prendre congé de ces belles Nimphes. S’estant levé en ceste deliberation, ainsi qu’il sortoit pour s’aller promener, il rencontra Leonide & Silvie, que Galathée, n’osant se lever, ny se monstrer encor à luy, de honte du billet qu’elle luy avoit escrit, luy envoyoit pour l’entretenir. Ils descendirent dans le jardin : & par ce que Celadon leur vouloit cacher son ennuy, il se monstroit avec le visage le plus riant qu’il pouvoit dissimuler, & feignant d’estre curieux de sçavoir tout ce qu’il voyoit. Belles Nimphes, leur dit-il, n’est-ce pas pres d’icy, où se trouve la fontaine de la verité d’Amour ? Je voudrois bien s’il estoit possible que nous la vissions : C’est bien pres d’icy, respondit la Nimphe, car il ne faut que descendre dans ce grand bois : mais de la voir il est impossible, & il en faut remercier ceste belle qui en est cause, dit-elle, en monstrant Silvie. Je ne sçay, repliqua-t’elle, pourquoy vous m’en accusez : car quant à moy je n’oüys jamais blasmer l’espée, si elle couppe l’imprudent qui met le doigt dessus. Il est vray, respondit Leonide : mais si ay bien moy celuy qui en blesse ; & vostre beauté n’est pas de celles qui se laissent voir sans homicide. Telle qu’elle est, respondit Silvie, avec un peu de rougeur, elle a bien d’assez forts liens, pour ne lascher jamais ce qu’elle estraint une fois. Elle disoit cecy, en luy reprochant l’infidelité d’Agis, qui l’ayant quelque temps aimée, pour une jalousie, ou pour une absence de deux moys s’estoit entierement changé, & pour Polemas qu’une autre beauté luy avoit desrobé : ce qu’elle entendit fort bien. Aussi luy repliqua-t’elle, j’avoüe, ma sœur, que mes liens sont aisez à deslier : mais c’est d’autant que je n’ay jamais voulu prendre la peine de les noüer. Celadon oyoit avec beaucoup de plaisir leurs petites disputes, & à fin qu’elles ne finissent si tost, il dit à Silvie : Belle Nymphe, puis que c’est de vous, d’où procede la difficulté de voir ceste admirable fontaine, nous ne vous aurions pas peu d’obligation, si par vous-mesmes nous apprenions comme cela est advenu. Celadon, respondit la Nimphe en sousriant, vous avez bien assez d’affaire chez vous, sans aller chercher ceux d’autruy. Toutesfois si la curiosité peut encor trouver place avec vostre amour, ceste parleuse de Leonide, si vous l’en priez, vous en dira bien la fin : puis que sans en estre requise, elle vous a si bien dit le commencement. Ma sœur, respondit Leonide, vostre beauté fait bien mieux parler tous ceux de qui elle est veuë : & puis que vous me donnez permission d’en dire un effet, je vous aime tant que je ne laisseray jamais vos victoires incognuës, & mesmes celles, que vous desirez si fort que l’on sçache : toutesfois pour n’ennuyer ce Berger, j’abregeray pour ce coup le plus qu’il me sera possible. Non point pour cela, interrompit le Berger, mais pour donner loisir à ceste belle Nimphe de vous rendre la pareille. N’en doutez nullement, repliqua Silvie : mais selon qu’elle me traitera, je verray ce que j’auray à faire. Ainsi de l’une & de l’autre, par leur bouche mesme, Celadon apprenoit leur vie plus particuliere : & afin qu’en se promenant il les pust mieux oüyr, elles le mirent entre-elles, & marchant au petit pas, Leonide commença de ceste sorte.


HISTOIRE DE SILVIE.

  Ceux qui dient que « pour estre aimé, il ne faut qu’aimer », n’ont pas esprouvé ny les yeux, ny le courage de ceste Nimphe ; autrement ils eussent cogneu, que tout ainsi que l’eau de la fontaine fuit incessamment de sa source ; que de mesme l’Amour qui naist de ceste belle, s’esloigne d’elle le plus qu’il peut. Si oyant le discours que je vay vous faire, vous n’advoüez ce que je dis, je veux bien que vous m’accusiez de peu de jugement.

  Amasis mere de Galathée, a un fils nommé Clidaman, accompagné de toutes les aimables vertus qu’une personne de son aage, & de sa qualité peut avoir : car il semble estre nay à tout ce qui est des armes, & des Dames. Il peut y avoir trois ans, que pour donner quelque cognoissance de son gentil naturel, avec la permission d’Amasis, il fit un serviteur à toutes les Nimphes, & cela non point par élection, mais par sort ; par ce qu’ayant mis tous les noms des Nimphes dans un vase, & tous ceux des jeunes Chevaliers dans l’autre, devant toute l’assemblée, il prit la plus jeune d’entre nous, & le plus jeune d’entr’eux ; au fils il donna le vase des Nimphes, & à la fille celuy des Chevaliers ; & lors apres plusieurs sons de trompettes, le jeune garçon tira, & le premier nom qui sortit fut Silvie, soudain on en fit faire de mesmeà la jeune Nimphe, qui tira celuy de Clidaman. Grand certes fut l’applaudissement de chacun : mais plus grande la gentillesse de Clidaman, qui apres avoir receu le billet vint, un genoüil en terre, baiser les mains à ceste belle Nimphe, qui toute honteuse ne l’eust point permis, sans le commandement d’Amasis, qui dit que c’estoit le moindre hommage qu’elle deust recevoir au nom d’un si grand Dieu que l’Amour. Apres elle, toutes les autres furent appellées : aux unes il rencontra selon leur desir, aux autres non : tant y a que Galathée en eut un tres-accomply, nommé Lindamor, qui pour lors ne faisoit que revenir de l’armée de Meroüée. Quant au mien il s’appelloit Agis, le plus inconstant & trompeur qui fut jamais. Or de ceux qui furent ainsi donnez, les uns servirent par apparance, les autres par leur volonté ratifierent à ces belles la donation que le hazard leur avoit fait d’eux ; & ceux qui s’en deffendirent le mieux, furent ceux qui auparavant avoient desja conçeu quelque affection. Entre autres le jeune Ligdamon en fut un : cestui-cy escheut à Silere, Nimphe à la verité bien-aymable : mais non pour luy qui avoit des-ja disposé ailleurs de ses volontez. Et certes ce fut une grande fortune pour luy d’estre alors absent : car il n’eust jamais fait à Silere le feint hommage qu’Amasis commandoit, & cela luy eust peut-estre causé quelque disgrace. Car il faut, gentil Berger, que vous sçachiez, qu’il avoit esté nourry si jeune parmy nous, qu’il n’avoit point encor dix ans quand il y fut mis : au reste si beau & si adroit en tout ce qu’il faisoit, qu’il n’y avoit celle qui n’en fist cas, & plus que toutes, Silvie estant presque de mesme aage. Au commencement leur ordinaire conversation, engendra une amitié de frere à sœur, telle que leur cognoissance estoit capable de recevoir : Mais à mesure que Ligdamon prenoit plus d’aage, il prenoit aussi plus d’affection : si bien que l’enfance se changeant en quelque chose de plus rassis, il commença sur les quatorze ou quinze ans, de changer en desirs ses volontez, & peu à peu ses desirs en passions. Toutesfois il vesquit avec tant de discretion, que Silvie n’en eut jamais cognoissance qu’elle mesme ne l’y forçast. Depuis qu’il fut attaint à bon escient, & qu’il recogneut son mal, il jugea bien incontinent le peu d’espoir qu’il y avoit de guerison, une seule des humeurs de Silvie ne luy pouvant estre cachée. Si bien que la joye & la gaillardise qui estoit en son visage, & en toutes ses actions, se changea en tristesse, & sa tristesse en une si pesante melancolie, qu’il n’y avoit celuy qui ne recogneust ce changement. Silvie ne fut pas des dernieres à luy en demander la cause : mais elle n’en peut tirer que des responses interrompuës. En fin voyant qu’il continuoit en ceste façon de vivre, un jour qu’elle commençoit desja à se plaindre de son peu d’amitié, & à luy reprocher qu’elle l’obligeoit à ne luy rien celer, elle oüyt qu’il ne peut si bien se contraindre qu’un tres-ardent souspirne luy eschapast au lieu de response. Ce qui la fit entrer en opinion qu’Amour peut estre estoit la cause de son mal : Et voyez si le pauvre Ligdamon conduisoit discrettement ses actions, puis qu’elle ne se peust jamais imaginer d’en estre la cause. Je croy bien que l’humeur de la Nimphe, qui ne panchoit point du tout à ce dessein en pouvoit estre en partie l’occasion. Car « mal-aisément pensons nous à une chose esloignée de nostre intention » : mais encor falloit-il qu’en cela sa prudence fust grande, & sa froideur aussi, puis qu’elle couvroit du tout l’ardeur de son affection. Elle donc plus qu’auparavant le presse : que si c’est Amour, elle luy promet toute l’assistance, & tous les bons offices qui se peuvent esperer de son amitié. Plus il luy en fait de refus, & plus elle desire de le sçavoir : en fin ne pouvant se deffendre davantage, il luy advoüa que c’estoit Amour : mais qu’il avoit fait serment de n’en dire jamais le sujet : Car, disoit-il, de l’aimer, mon outrecuidance certes est grande : mais forcée par tant de beautez, qu’elle est excusable en cela : de l’oser nommer, quelle excuse couvriroit l’ouverture que je ferois de ma temerité ? Celle, respondit incontinant Silvie, de l’amitié que vous me portez : Vrayement, repliqua Ligdamon, j’auray donc celle-là, & celle de vostre commandement, que je vous supplie avoir ensemble devant les yeux pour ma descharge, & ce miroir qui vous fera voir ce que vous desirez sçavoir. A ce mot il prend celuy qu’elle portoit à sa ceinture, & leluy mit devant les yeux. Pensez quelle fut sa surprise, recognoissant incontinant ce qu’il vouloit dire ; & elle m’a depuis juré qu’elle croyoit au commencement que ce fust de Galathée de qui il vouloit parler. Ce pendant qu’il demeuroit ravy à la considerer, elle demeurera ravie à se considerer en sa simplicité ; en colere contre luy, mais beaucoup plus contre elle-mesme, voyant bien qu’elle luy avoit tiré par force, ceste declaration de la bouche. Toutesfois son courage altier ne permit pas qu’elle fist longue deffense, pour la justice de Ligdamon : car tout à coup elle se leva, & sans parler à luy, partit pleine de despit que quelqu’un l’osast aimer. Orgueilleuse beauté qui ne juge rien digne de soy ! Le fidelle Ligdamon demeura : mais sans ame, & comme une statuë insensible. En fin revenant à soy il se conduisist le mieux qu’il peust en son logis, d’où il ne partit de long-temps, par ce que la cognoissance qu’il eut du peu d’amitié de Silvie, le toucha si vivement qu’il en tomba malade ; de sorte que personne ne luy esperoit plus de vie, quand il se resolut de luy escrire une telle lettre.


LETTRE DE LIGDAMON
A SILVIE.

La perte de ma vie n’eust eu assez de force pour vous découvrir la temerité de vostre serviteur, sans vostre exprés commandement ; si toutefois vous jugez que je devois mourir, &me taire ; dites aussi que vos yeux devoient avoir moins absolüe puissance sur moy : car si à la premiere semonce, que leur beauté m’en fit, je ne peus me deffendre de leur donner mon ame ; comment en ayant esté si souvent requis, eusse-je refusé la recognoissance de ce don ? que si toutefois j’ay offensé en offrant mon cœur à vostre beauté, je veux bien pour la faute que j’ay commise de presenter à tant de merites chose de si peu de valeur, vous sacrifier encore ma vie, sans regretter la perte de l’un ny de l’autre, que d’autant qu’ils ne vous sont agreables.

Cette lettre fut portée à Silvie, lors qu’elle estoit seule dans sa chambre ; il est vray que j’y arrivay au mesme temps, & certes à la bonne heure pour Ligdamon : car voyez quelle est l’humeur de ceste belle Nimphe : elle avoit pris un si grand despit contre luy, depuis qu’il luy avoit découvert son affection, que seulement elle n’effaça pas le souvenir de son amitié passée ; mais en perdit tellement la volonté, que Ligdamon luy estoit comme chose indifferente ; si bien que quand elle oyoit que chacun desesperoit de sa guerison, elle ne s’en esmouvoit non plus, que si elle ne l’eust jamais veu. Moy qui plus particulierement y prenois garde, je ne sçavois qu’en juger, sinon que sa jeunesse luy faisoit ainsi aisément perdre l’amitié des personnes absentes : mais à ceste fois que je luyvy refuser ce qu’on luy donnoit de sa part, je cogneu bien qu’il y devoit avoir entr’eux du mauvais mesnage. Cela fut cause que je pris la lettre qu’elle avoit refusée, & que le jeune garçon qui l’avoit apportée par le commandement de son maistre, avoit laissée sur la table. Elle alors moins fine qu’elle ne vouloit pas estre, me courut apres, & me pria de ne la point lire. Je la veux voir, dis-je, quand ce ne seroit que pour la deffense que vous m’en faites. Elle rougit alors, & me dit ; non, ne la lisez point ma sœur, obligez moy de cela, je vous en conjure par nostre amitié. Et quelle doit-elle estre, luy respondis-je, si elle peut souffrir que vous me cachiez quelque chose ? Croyez, Silvie, que si elle vous laisse assez de dissimulation pour vous couvrir à moy, qu’elle me donne bien assez de curiosité pour vous découvrir. Et quoy, dit-elle, il n’y a donc plus d’esperance en vostre discretion ? non plus, luy dis-je, que de sincerité en vostre amitié. Elle demeura un peu muette en me regardant, & s’aprochant de moy, me dit ; Au moins promettez moy, que vous ne la verrez point, que je ne vous aye fait le discours de tout ce qui s’est passé. Je le veux bien, dis-je, pourveu que vous ne soyez point mensongere. Apres m’avoir juré qu’elle me diroit veritablement tout, & m’avoir adjuré que je n’en fisse jamais semblant, elle me raconta ce que je vous ay dit de Ligdamon ; & à ceste heure (continua-t’elle) il vient de m’envoyer ceste lettre, & j’ay bien affaire de ses plaintes, ou plustost de ses feintes. Mais, luy respondis-je, si elles estoient veritables ? Et quand elles le seroient pourquoy ay-je à me mesler, dit-elle, de ses folies ? Pour cela mesme, adjoustay-je, que celuy est obligé d’aider au miserable, qu’il a fait tomber dans un precipice. Et que puis-je mais de son mal, repliqua-t’elle ? pouvois-je moins faire que de vivre, puis que j’estoy au monde ? pourquoy avoit-il des yeux ? pourquoy s’est-il trouvé où j’estoy ? vouliez-vous que je m’en fuïsse ? Toutes ces excuses, luy dis-je, ne sont pas valables : car sans doute vous estes complice de son mal. Si vous eussiez esté moins pleine de perfection, si vous vous fussiez renduë moins aimable, croyez vous qu’il eust esté reduit à cette extremité ? Et vrayement, me dit-elle en sousriant, vous estes bien jolie de me charger de ceste faute : quelle vouliez-vous que je fusse, si je n’eusse esté celle que je suis ? Et quoy Silvie, luy respondis-je, ne sçavez-vous point, que « celuy qui aiguise un fer entre les mains d’un furieux, est en partie coulpable du mal qu’il en fait » ? & pourquoy ne le serez-vous pas puis que ceste beauté, que le Ciel à vostre naissance vous a donnée, a esté par vous si curieusement aiguisée avec tant de vertus, & aymables perfections ; qu’il n’y a œil qui sans estre blessé les puisse voir ? & vous ne serez pas blasmée des meurtres que vostre cruauté en fera ? Voyez vous, Silvie, il ne falloit pas que vous fussiez moins belle, ny moins remplie de perfections : mais vous deviez vous estudier autant à vous faire bonne, que vous estiez belle, & à mettre autant de douceur en vostre ame que le Ciel vous en avoit mis au visage : mais le mal est que vos yeux pour mieux blesser l’ont toute prise, & n’ont laissé en elle que rigueur & cruauté.

  Or, gentil Berger, ce qui me faisoit tant affectionner la deffense de Ligdamon estoit, que outre que nous estions un peu alliés, encor estoit-il fort aimé de toutes celles qui le cognoissoient : & j’avois sçeu qu’il estoit reduit à fort mauvais terme. Doncques apres quelques semblables propos j’ouvris la lettre & la leus tout haut, afin qu’elle l’entendist : mais elle n’en fit jamais un seul clin d’œil ; ce que je trouvay fort estrange, & prevy bien que si je n’usois de tres-grande force, à peine tirerois-je jamais d’elle quelque bon remede pour mon malade : ce qui me fit resoudre de luy dire du premier coup, qu’en toute façon je ne voulois point que Ligdamon se perdist. Voy, ma sœur ! me dit-elle, puis que vous estes si pitoyable guerissez-le. Ce n’est pas de moy, respondis-je, dont sa guerison dépend : mais je vous asseure bien (si vous continuez envers luy, comme vous avez fait par le passé) que je vous en feray avoir du desplaisir : car je feray qu’Amasis le sçaura, & n’y aura une seule de nos compagnes à qui je ne le die. Vous seriez bien assez folle, repliqua-t’elle. N’en doutez nullement, respondis-je, car pour conclusion j’ayme Ligdamon, & ne veux point voir sa perte tant queje la pourray empescher. Vous dites fort bien Leonide (me dit-elle alors en colere) ce sont icy des offices que j’ay tousjours attendus de vostre amitié. Mon amitié (luy respondis-je) seroit toute telle envers vous contre luy, s’il avoit le tort. En ce point nous demeurasmes quelque temps sans parler ; en fin je luy demanday quelle estoit sa resolution. Telle que vous voudrez, me dit-elle, pourveu que vous ne me fassiez point ce déplaisir de publier les folies de Ligdamon : car encor que je n’en puisse estre taxée, il me fascheroit toutefois que l’on les sçeust. Voyez, m’escriay-je alors, quelle humeur est la vostre Silvie, vous craignez que l’on sçache qu’un homme vous ait aimée : & vous ne craignez pas de faire sçavoir que vous luy ayez donné la mort. Par ce, respondit-elle, qu’on peut soupçonner le premier estre produit avec quelque consentement de mon costé : mais non point le dernier. Laissons cela, repliquay-je, & vous resolvez, que je veux que Ligdamon soit à l’advenir traité d’autre sorte : & puis je continuay qu’elle s’asseurast que je ne permettrois point qu’il mourust, & que je voulois qu’elle luy escrivist en façon, qu’il ne se desesperast plus : que quand il seroit guery, je me contenterois qu’elle en usast comme elle voudroit, pourveu qu’elle luy laissast la vie. J’eus de la peine à obtenir cette grace d’elle, toutesfois je la menaçois à tous coups de le dire : ainsi apres un long debat, & l’avoir fait recommencer deux ou trois fois, en fin elle luy escrivit de ceste sorte.


RESPONSE DE SILVIE
A LIGDAMON.

S’il y a quelque chose en vous qui me plaise, c’est moins vostre mort que toute autre : la recognoissance de vostre faute m’a satisfaite, & ne veux point d’autre vengeance de vostre temerité, que la peine que vous en aurez : recognoissez vous à l’advenir, & me recognoissez : à Dieu, & vivez.

Je luy escrivis ces mots au bas de la lettre, à fin qu’il esperast mieux ayant un si bon second.


BILLET DE LEONIDE A
Lygdamon, dans la response
[de] Silvie.

Leonide a mis la plume en la main à ceste Nimphe ; Amour le vouloit, vostre justice l’y convyoit, son devoir le luy commandoit ; mais son opiniastreté avoit une grande deffense. Puis que ceste faveur est la premiere que j’ay obtenuë pour vous, guerissez vous, & esperez.

Ces billets luy furent portez si à propos, qu’ayant encor assez de force pour les lire, il vid le commandement que Silvie luy faisoit de vivre ; & par ce que jusques alors il n’avoit voulu user d’aucune sorte de remede ; depuis, pour ne desobeyr à ceste Nymphe, il se gouverna de façon, qu’en peu de temps il se porta mieux ; ou fust que sa maladie, ayant fait tout son effort, estoit sur son déclin ; ou que veritablement « le contentement de l’ame soit un bon remede pour les douleurs du corps » : Tant y a que depuis, son mal alla tousjours diminuant. Mais cela esmeut si peu ceste cruelle beauté, qu’elle ne se changea jamais envers luy, & quand il fut guery, la plus favorable response qu’il peut avoir, fut : Je ne vous ayme point, je ne vous hay point aussi ; contentez-vous, que de tous ceux qui me pratiquent vous estes celuy qui me déplaist le moins. Que si luy ou moy la recherchions de plus grande declaration, elle nous disoit des paroles si cruelles, qu’autre que son courage ne les pouvoit imaginer, ny autre affection les supporter, que celle de Ligdamon.

  Mais pour ne tirer ce discours en longueur, Ligdamon l’ayma, & servit tousjours depuis sans nulle autre apparence d’espoir, que celle que je vous ay ditte : jusques à ce que Clidaman fut esleu par la fortune pour la servir ; alors certes il faillit bien à perdre toute resolution, & n’eust esté qu’il sçeust par moy, qu’il n’estoit pas mieux traitté, je ne sçay quel il fust devenu. Toutesfois, encor que cela le consolast un peu, la grandeur de son rival luy donnoit plus de jalousie. Il me souvient qu’une fois il me fit une telle response, sur ce que je luy disois, qu’il ne devoit se monstrer tant en peine pour Clidaman. Belle Nymphe, me respondit-il, je vous diray librement d’où mon soucy procede, & puis jugez si j’ay tort. Il y a desja si long temps, que j’espreuve Sylvie, ne pouvoir estre esmeuë, ny par fidelité d’affection, ny par extremité d’Amour, que c’est sans doute qu’elle ne peut estre blessée de ce costé-là ; Toutesfois, comme j’ay appris du sage Adamas, vostre oncle, « toute personne est sujette à une certaine force, dont elle ne peut esviter l’attrait, quand une fois elle en est touchée ». Et quelle puis je penser, que puisse estre celle de ceste Belle, si ce n’est la grandeur, & la puissance ; & ainsi si je crains, c’est la fortune, & non les merites de Clidaman ; sa grandeur, & non point son affection. Mais certes en cela il avoit tort : car ny l’Amour de Ligdamon, ny la grandeur de Clidaman n’esmeurent jamais une seule estincelle de bonne volonté en Sylvie. Et ne croy point qu’Amour ne la garde pour exemple aux autres, la voulant punir de tant de desdains, par quelque moyen inaccoustumé. Or en ce mesme temps il advint un grand tesmoignage de sa beauté, ou pour le moins de la force qu’elle a à se faire aimer.

  C’estoit le jour tant celebré, que tous les ans nous chommons le sixiesme de la Lune de Juillet & que Amasis a accoustumé de faire ce solemnel sacrifice, tant à cause de la feste, que pour estre le jour de la nativité de Galathée : Lors qu’estant desja bien avant au sacrifice, il arriva dans le temple quantité de personnes vestuës de dueil : au milieu desquelles venoit un Chevalier plein de tant de majesté entre les autres, qu’il estoit aisé à juger qu’il estoit leur maistre. Il estoit si triste & melancolique, qu’il faisoit bien paroistre d’avoir quelque chose en l’ame qui l’affligeoit beaucoup. Son habit noir en façon de mante, luy traisnoit jusques en terre, qui empeschoit de cognoistre la beauté de sa taille, mais le visage qu’il avoit découvert, & la teste nuë, dont le poil blond, & crespé faisoit honte au Soleil, attiroient les yeux de chacun sur luy. Il vint au petit pas jusques où estoit Amasis, & apres luy avoir baisé la robbe, il se retira, attendant que le sacrifice fust achevé, & par fortune bonne, ou mauvaise pour luy, je ne sçay, il se trouva vis à vis de Sylvie. Estrange effet d’Amour ! Il n’eust si tost mis les yeux sur elle, qu’il ne [la] cogneust, quoy qu’auparavant il ne l’eust jamais veuë : & pour en estre plus asseuré le demanda à l’un des siens qui nous cognoissoit toutes : sa réponse fut suivie d’un profond souspir par cest estranger ; & depuis, tant que les ceremonies durerent, il n’osta les yeux de dessus elle. En fin le sacrifice estant parachevé, Amasis s’en retourna en son Palais, où luy ayant donné audience, il luy parla devant tous de telle sorte.

  Madame, encore que le dueil que vous voyez en mes habits soit beaucoup plus noir en mon ame, si ne peut-il égaler la cause que j’en ay. Et toutesfois, encore que ma perte soit extresme, je ne pense pas estre le seul qui y ait perdu : car vous y estes particulierement amoindrie entre vos fidelles serviteurs, d’un qui peut-estre n’estoit point ny le moins affectionné, ny le plus inutile à vostre service. Cette consideration m’avoit fait esperer de pouvoir obtenir de vous quelque vengeance de sa mort contre son homicide ; mais dés que je suis entré dans ce temple, j’en ay perdu toute esperance, jugeant que si le desir de vengeance mouroit en moy, qui suis le frere de l’offensé, qu’à plus forte raison se perdroit-[il] en vous, Madame, en qui la compassion du mort, & le service qu’il vous avoit voüé, en peuvent sans plus faire naistre quelque volonté. Toutesfois, parce que je voy les armes de l’homicide de mon frere, preparées desja contre moy, non point pour fuïr telle mort, mais pour en advertir les autres, je vous diray le plus briefvement qu’il me sera possible, la fortune de celuy que je regrette. Encore, Madame, que je n’aye l’honneur d’estre cogneu de vous, je m’asseure toutefois qu’au nom de mon frere, qui n’a jamais vescu qu’à vostre service, vous me recognoistrez pour vostre tres-humble serviteur : Il s’appelloit Aristandre, & sommes tous deux fils de ce grand Cleomire, qui pour vostre service visita si souvent le Tibre, le Rhin, & le Danube : & d’autant que j’estoy le plus jeune, il peut y avoir neuf ans, qu’aussi tost qu’il me vid capable de porter les armes, il m’envoya en l’armée de ce grand Meroüée, la delice des hommes, & le plus agreable Prince qui vint jamais en Gaule. De dire pourquoy mon pere m’envoya plustost vers Meroüée, que vers Thierry le Roy des Visigots, ou vers celuy des Bourguignons, il me seroit mal-aisé ; toutefois j’ay opinion que ce fut, pour ne me faire servir un Prince si proche de vos Estats, que la fortune pourroit rendre vostre ennemy. Tant y a que la rencontre pour moy fut telle, que Childeric son fils, Prince belliqueux, & de grande esperance, me voyant presque de son âge, me voulut plus particulierement favoriser de son amitié que tout autre. Quand j’arrivay pres de luy, c’estoit sur le poinct, que ce grand & prudent Ætius, traittoit un accord avec Meroüée & ses Francs (car tels nomme-t’il tous ceux qui le suivent) pour resister à ce fleau de Dieu Attila, Roy des Huns, qui ayant r’amassé par les deserts de l’Asie, un nombre incroyable de gens, jusques à cinq cents mille combattans, descendit comme un deluge, ravageant furieusement tous les pays par où il passoit ; & encor que cest Ætius, lieutenant general en Gaule, de Valentinian, fut venu en deliberation de faire la guerre à Meroüée, qui durant le gouvernement de Castinus, s’estoit saisi d’une partie de la Gaule, si luy sembla-t’ilmeilleur de se le rendre amy, & les Visigots, & les Bourguignons aussi, que d’estre deffait par Attila, qui desja ayant traversé la Germanie, estoit sur les bords du Rhin, où il ne demeura long temps sans s’avancer tellement en Gaule, qu’il assiegea la ville d’Orleans, d’où la survenuë de Thierry Roy des Visigots, luy fit lever le siege : & prendre autre chemin. Mais attaint par Meroüée, & Ætius avec leurs confederez, aux champs Cathalauniques, il fut deffait, plus par la vaillance des Francs, & la prudence de Meroüée, que de toute autre force. Depuis Ætius ayant esté tué, peut-estre par le commandement de son maistre, pour quelque mécontentement, Meroüée fut receu à Paris, Orleans, Sens, & aux villes voisines, pour Seigneur, & pour Roy : & tout ce peuple luy a depuis porté tant d’affection, que non seulement il veut estre à luy, mais se fait nommer du nom des Francs, pour luy estre plus agreable, & leur pays au lieu de Gaule prend le nom de France. Cependant que j’estois ainsi entre les armes des Francs, des Gaulois, des Romains, des Bourguignons, des Visigots, & des Huns, mon frere estoit entre celles d’Amour. Armes d’autant plus offensives, qu’elles n’adressent toutes leurs playes qu’au cœur ! son desastre fut tel (si toutefois à ceste heure il m’est permis de le nommer ainsi) qu’estant nourry avec Clidaman, il vid la belle Silvie : mais la voyant il vid sa mort aussi, n’ayant depuis vescu que comme se trainant au cercueil : D’en dire lacause, je ne sçaurois : car estant avec Childeric, je n’en sçeu autre chose, sinon que mon frere estoit à l’extremité. Encor que j’eusse tous les contentemens qui se peuvent, comme estant bien veu de mon maistre, aimé de mes compagnons, chery, & honoré generalement de tous, pour une certaine bonne opinion que l’on avoit conceuë de moy aux affaires qui s’estoient presentées, qui peut estre m’avoit plus r’apporté entre-eux d’authorité & de credit, que mon âge, & ma capacité ne meritoient. Si ne peus-je, sçachant la maladie de mon frere, m’arrester plus long temps prés de Childeric : au contraire prenant congé de luy, & luy promettant de retourner bien tost, je m’en revins avec la haste que requeroit mon amitié ; soudain que je fus arrivé chez luy, plusieurs luy coururent dire que Guyemants estoit venu : car c’est ainsi que l’on m’appelle, son amitié luy donna assez de force, pour se relever sur le lict, & m’embrasser de la plus entiere affection, que jamais un frere, serra l’autre entre ses bras.

  Il ne serviroit, Madame, que de vous ennuyer, & me reblesser encor plus vivement, de vous raconter les choses que nostre amitié fit entre nous : tant y a que deux ou trois jours apres, mon frere fut reduit à telle extremité, qu’à peine avoit-il la force de respirer, & toutefois ce cruel Amour l’adonnoit tousjours plustost aux souspirs, qu’à la necessité qu’il en avoit pour respirer, & parmy sesplus cuisans regrets, on n’oyoit que le nom de Silvie. Moy à qui le déplaisir de sa mort estoit si violent, que rien n’estoit assez fort pour me le faire dissimuler, je voulois tant de mal à ceste Silvie incogneuë, que je ne pouvois m’empescher de la maudire : ce que mon frere oyant, & son affection estant encore plus forte que son mal, il s’efforça de me parler ainsi. Mon frere, si vous ne voulez estre mon plus grand ennemy, cessez, je vous prie ces imprecations, qui ne peuvent que m’estre plus désagreables, que mon mal mesme. J’esliroy plustost de n’estre point, que si elles avoient effect, & estant inutiles, que profitez-vous, sinon de me témoigner combien vous haïssez ce que j’aime ? Je sçay bien que ma perte vous ennuye, & en cela je ressens plus nostre separation que ma fin. Mais puis que « tout homme est nay pour mourir », pourquoy avec moy ne remerciez-vous le Ciel, qui m’a esleu la plus belle mort, & la plus belle meurtriere qu’autre ayt jamais euë ? L’extrémité de mon affection, & l’extrémité de la vertu de Silvie, sont les armes desquelles sa beauté s’est servie, pour me mettre au cercueil : & pourquoy me plaignez vous, & voulez vous mal à celle à qui je veux plus de bien qu’à mon ame ? Je croy qu’il en vouloit dire davantage, mais la force luy manqua, & moy plus baigné de pleurs de pitié, que contre Attila je n’avois jamais esté moüillé de sueur sous mes armes, ny mes armes n’avoient esté teintes de sang sur moy. Je luy respondis :mon frere, celle qui vous ravit aux vostres, est la plus injuste qui fut jamais. Et si elle est belle, les Dieux mesme ont usé d’injustice en elle : car ou ils luy devoient changer le visage, ou le cœur. Alors Aristandre ayant repris davantage de force, me repliqua : Pour Dieu Guyemants, ne blasphemez plus de ceste sorte ; & croyez que Silvie a le cœur si respondant au visage, que comme l’un est plein de beauté, l’autre aussi l’est de vertu. Que si pour l’aimer je meurs, ne vous en estonnez, par ce que si l’œil ne peut sans esblouïssement soustenir les esclairs d’un Soleil sans nuage, comment mon ame ne seroit-elle demeurée esbloüye aux rayons de tant de Soleils qui esclairent en ceste belle ? Que si je n’ay peu gouster tant de divinitez sans mourir, que j’aye au moins le contentement de celle qui mourut pour voir Jupiter en sa divinité. Je veux dire que comme sa mort rendit tesmoignage que nulle autre n’avoit jamais veu tant de divinitez qu’elle, que vous avoüyez aussi que nul n’ayma jamais tant de beauté, ny tant de vertu que moy. Moy qui venois d’un exercice qui me faisoit croire n’y avoir point d’Amour forcé, mais volontaire, avec lequel on s’alloit flattant en l’oysiveté ; je luy dis : Est-il possible qu’une seule beauté soit la cause de vostre mort ? Mon frere, me respondit-il, je suis en telle extrémité, que je ne pense pas vous pouvoir satisfaire, en ce que vous me demandez. Mais continua-t’il, en me prenant la main, par l’amitié fraternelle, & par la nostre particuliere, qui nous lie encor plus, je vous adjure de me promettre un don. Je le fis. Lors il continua, Portez de ma part ce baiser à Silvie, & lors il me baisa la main, & observez ce que vous trouverez de ma derniere volonté, & quant vous verrez ceste Nimphe, vous sçaurez ce que vous m’avez demandé. A ce mot, avec le soufle s’envola son ame, & son corps me demeura froid d’entre les bras.

  L’affliction que je ressentis de ceste perte, comme elle ne peut estre imaginée, que par celuy qui l’a faite, aussi ne peut-elle estre comprise, que par le cœur qui l’a soufferte ; & mal-aisément parviendra la parole, où la pensée ne peut atteindre : si bien que sans m’arrester davantage à pleurer ce desastre, je vous diray, Madame, qu’aussi tost que ma douleur me l’a voulu permettre, je me suis mis en chemin, tant pour vous rendre l’hommage, que je vous doy, & vous demander justice de la mort d’Aristandre, que pour observer la promesse que je luy ay faite envers son homicide, & luy presenter ce que dans sa derniere volonté il a laissé par escrit : à fin que je me puisse dire aussi juste observateur de ma parole, que son affection a esté inviolable. Mais soudain que je me suis presenté devant vous, & que j’ay voulu ouvrir la bouche pour accuser ceste meurtriere, j’ay recogneu si veritables les paroles de mon frere, que non seulement j’excuse sa mort, mais encor j’en desire, & requiers une semblable. Ce sera donc, Madame, avec vostre permission, que je paracheveray ; & lors faisant une grande reverence à Amasis, il choisit entre nous Silvie, & mettant un genoüil en terre, il luy dit : Belle meurtriere, encor que sur ce beau sein il tombast une larme de pitié à la nouvelle de la mort d’une personne qui vous estoit tant acquise, vous ne laisseriez pas d’en avoir aussi entiere, & honorable victoire. Toutefois si vous jugez qu’à tant de flammes, que vous aviez allumées en luy, si peu d’eau ne seroit pas grand allegement, recevez pour le moins l’ardant baiser qu’il vous envoye, ou plustost son ame changée en ce baiser, qu’il remet en ceste belle main : riche à la verité des dépoüilles de plusieurs autres libertez, mais de nulle plus entiere que la sienne. A ce mot il luy baisa la main, & puis continua ainsi apres s’estre relevé. Entre les papiers où Aristandre avoit mis sa derniere volonté, nous avons trouvé cestuy-cy, & par ce qu’il est cacheté de la façon que vous voyez, & qu’il s’adresse à vous, je le vous apporte avec la protestation, que par son testament il me commande de vous faire, avant que vous l’ouvriez. Que si vostre volonté n’est de luy accorder la requeste qu’il vous y fait, il vous supplie de ne la lire point, à fin qu’en sa mort, comme en sa vie, il ne ressente les traits de vostre cruauté : lors il luy presenta une lettre, que Silvie troublée de cet accident eust refusée sans le commandement qu’Amasis luy en fit. Et puis Guyemants reprit la parole ainsi : J’ay jusques icy satisfait à la derniere volonté d’Aristandre, il reste que je poursuive sur son homicide sa cruelle mort : mais si autrefois l’offense m’avoit fait ce commandement, l’Amour à ceste heure m’ordonne, que ma plus belle vengeance soit le sacrifice de ma liberté, sur le mesme autel qui fume encores de celle de mon frere, qui m’estant ravie, lors que je ne respirois contre vous, que sang, & mort, rendra tesmoignage que justement tout œil qui vous void, vous doit son cœur pour tribut, & qu’injustement tout homme vid, qui ne vid en vostre service. Sylvie confuse un peu de ceste rencontre, demeura assez long temps à répondre ; de sorte qu’Amasis prit le papier qu’elle avoit en la main, & ayant dit à Guyemants que Silvie luy feroit response, elle se tira à part avec quelques-unes de nous, & rompant le cachet, leut telles paroles.


LETTRE D’ARISTANDRE
A SYLVIE

Si mon affection ne vous a peu rendre mon service agreable, ny mon service mon affection ; que pour le moins, ou ceste affection vous rende ma mort pleine de pitié, ou ma mort vous asseure de la fidelité de mon affection : & que comme nul n’ayma jamais tant de perfections, que nul aussi n’aima jamaisavec tant de passion. Le dernier tesmoignage que je vous en rendray, sera le don de ce que j’ay le plus cher apres vous, qui est mon frere : car je sçay bien que je le vous donne, puis que je luy ordonne de vous voir, sçachant assez par experience, qu’il est impossible que cela soit sans qu’il vous ayme. Ne vueillez pas, ma belle meurtriere, qu’il soit heritier de ma fortune, mais ouy bien de celle que j’eusse peu justement meriter envers toute autre que vous. Celuy qui vous escrit, c’est un serviteur, qui pour avoir eu plus d’Amour qu’un cœur n’estoit capable d’en concevoir, voulut mourir plustost que d’en diminuer.

Amasis appellant alors Silvie, luy demanda de quelle si grande cruauté elle avoit peu user contre Aristandre, qui l’eust conduit à ceste extrémité. La Nymphe rougissant luy respondit, qu’elle ne sçavoit dequoy il se pouvoit plaindre. Je veux, luy dit-elle, que vous receviez Guyemants en sa place : alors l’appellant devant tous, elle luy demanda s’il vouloit observer l’intention de son frere. Il respondit que ouy, pourveu qu’elle ne fust point contraire à son affection. Il prie ceste Nimphe, dit alors Amasis, de vous recevoir en sa place, & que vous ayez meilleure fortune que luy. De vous recevoir, je le luy commande : pour la fortune dont il parle, ce n’est jamais la priere ny le commandement d’autruy, qui la peut faire, mais le propre merite, ou la fortune mesme. Guyemants apres avoir baisé la robbe à Amasis, en vint faire de mesme à la main de Silvie, en signe de servitude : mais elle estoit si piquée contre luy, des reproches qu’il luy avoit faits, & de la declaration de son affection, que sans le commandement d’Amasis, elle ne l’eust jamais permis.

  On commençoit à se retirer, quand Clidaman qui revenoit de la chasse, fut adverty de ce nouveau serviteur de sa Maistresse : dequoy il fit ses plaintes si haut, qu’Amasis, & Guyemants les ouyrent : & par ce qu’il ne sçavoit d’où cela procedoit, elle le luy declara : & à peine avoit-elle parachevé, que Clidaman reprenant la parole, se pleignit qu’elle eust permis une chose tant à son desavantage, que c’estoit revoquer ses ordonnances, que le destin la luy avoit esleuë, que nul ne la luy sçauroit ravir sans la vie. Paroles qu’il proferoit avec affection & vehemence, par ce qu’à bon escient il aimoit Silvie : mais Guyemants qui outre sa nouvelle Amour avoit une si bonne opinion de soy-mesme, qu’il n’eust voulu ceder à personne du monde, respondit, addressant sa parole à Amasis. Madame, on veut que je ne sois point serviteur de la belle Silvie, ceux qui le requierent sçavent peu d’Amour, autrement ils ne penseroient pas que vostre ordonnance, ny celle de tous les Dieux ensemble, fust assez forte pour divertir le cours d’une affection ; c’est pourquoy je declare ouvertement, que si on me deffend ce qui m’a desja esté permis, je seray desobeïsssant, & rebelle, & n’y a devoir ny consideration qui me fasse changer : & lors se tournant vers Clidaman : Je sçay le respect que je vous doy, mais je ressents aussi le pouvoir qu’Amour a sur moy. Si le destin vous a donné à Silvie, sa beauté est celle qui m’a acquis ; jugez lequel des deux dons luy doit estre plus agreable. Clidaman vouloit respondre, quand Amasis luy dit : Mon fils vous auriez raison de vous douloir, si on alteroit nos ordonnances, mais on ne les interesse nullement : il vous a esté commandé de servir Silvie, & non pas deffendu aux autres : « Les senteurs rendent plus d’odeur, estant esmeuës. Un Amant aussi ayant un rival, rend plus de tesmoignages de ses merites ». Ainsi ordonna Amasis : & voyla Silvie bien servie : car Guyemants n’oublioit chose que son affection luy commandast, & Clidaman à l’envy s’estudyoit de paroistre encores plus soigneux. Mais sur tout Ligdamon la servoit avec tant de discretion, & de respect, que le plus souvent il ne l’osoit aborder, pour ne donner cognoissance aux autres de son affection : & à mon gré son service estoit bien autant aymable que de nul des autres : Mais certes une fois il faillit de perdre patience. Il advint qu’Amasis se trouva entre les mains une éguille faicte en façon d’espée, dont Silvie avoit accoustumé de serelever, & accommoder le poil, & voyant Clidaman assez pres d’elle, elle la luy donna pour la porter à sa Maistresse : mais il la garda tout le jour, afin de mettre Guyemantz en peine. Il ne se doutoit point de Ligdamon : & voyez comme bien souvent on blesse l’un pour l’autre, car le poison qui fut preparé pour Guyemantz toucha tant au cœur à Ligdamon, que ne pouvant le dissimuler, afin de n’en donner cognoissance, il se retira en son logis, où apres avoir quelque temps envenimé son mal par ses pensers, il prit la plume & m’escrivit tels vers :


MADRIGAL
SUR L’ESPEE DE SILVIE
ENTRE LES MAINS
de Clidaman.

Amour en trahison,
D’une meurtriere espée,
Mais non pas sans raison ;
De mon bon-heur l’esperance a coupée,
Car ne pouvant payer,
Ma grande servitude,
Par un digne loyer,
Qui l’excusast de son ingratitude,
Il veut me traitter finement,
Plustost en soldat qu’en amant.


ET AU BAS DE CES VERS
il adjousta ces paroles.

Il faut advoüer, belle Leonide, que Silvie fait comme le Soleil, qui jette indifferemment ses rayons sur les choses plus viles, aussi bien que sur les plus nobles.

Luy mesme m’apporta ce papier, & ne peus, quoy que je m’y estudiasse, y rien entendre, ny tirer de luy autre chose, sinon que Silvie luy avoit donné un grand coup d’espée : & me laissant s’en alla le plus perdu homme de la terre. Voyez comme Amour est artificieux blesseur, qui avec de si petites armes fait de si grands coups : Il me fascha de le voir en cét estat, & pour sçavoir s’il y avoit quelque chose de nouveau, j’allay trouver Silvie : mais elle me jura qu’elle ne sçavoit que ce pouvoit estre : en fin ayant demeuré quelque temps à relire ces vers, tout à coup elle porta la main à ses cheveux, & n’y trouvant son poinçon elle se mit à sousrire, & dit que son poinçon estoit perdu, que quelqu’un l’avoit trouvé, & qu’il falloit que Ligdamon le luy eust recogneu. A peine m’avoit-elle dit cela que Clidaman entra dans la sale avec ceste meurtriere espée en la main. Je la suppliay de ne la luy laisser plus. Je verray, dit-elle, sa discretion, puis j’useray du pouvoir que je dois avoir sur luy. Ellene faillit pas à son dessein : car d’abord elle luy dit ; Voila une espée qui est à moy. Il respondit. Aussi est bien celuy qui la porte. Je la veux avoir, dit-elle. Je voudrois, respondit-il, que vous voulussiez de mesme tout ce qui est à vous. Ne me la voulez-vous pas rendre ? dit la Nimphe. Comment, repliqua-t’il, pourrois-je vouloir quelque chose, puis que je n’ay point de volonté ? Et, luy dit-elle, qu’avez vous fait de celle que vous aviez ? Vous me l’avez ravie, dit-il, & à cette heure elle est changée en la vostre. Puis donc, continua-t’elle, que vostre volonté n’est que la mienne, vous me rendrez ce poinçon, par ce que je le veux. Puis, dit-il, que je veux cela mesme que vous voulez, & que vous voulez avoir ce poinçon, il faut par necessité que je le vueille avoir aussi. Silvie sousrit un peu : mais en fin dit-elle, je veux que vous me le donniez. Et moy aussi, dit-il, je veux que vous me le donniez. Alors la Nimphe estendit la main & le prit. Je ne vous refuseray jamais, dit-il, quoy que vous vueillez m’oster, & fust-ce le cœur encores une fois. Ainsi Silvie receut son espée, & j’escrivis ce billet à Ligdamon.


BILLET DE LEONIDE
à Ligdamon.

Le bien, que sans le sçavoir on avoit fait à vostre rival, le sçachant luy a esté ravy : jugez en quel terme sont ses affaires, puis queles faveurs qu’il a procedent d’ignorance : & les défaveurs de deliberation.

Ainsi Ligdamon fust guery, non pas de la mesme main : mais du mesme fer qui l’avoit blessé : Cependant l’affection de Guyemantz vint à telle extremité, que peut-estre ne devoit-elle rien à celle d’Aristandre : d’autre costé Clidaman, sous la couverture de la courtoisie avoit laissé couler en son ame une tres-ardante & tres-veritable Amour. Apres avoir entre eux plusieurs fois essayé à l’envy, qui seroit plus agreable à Silvie, & cogneu qu’elle les favorisoit, & deffavorisoit également : Ils se resolurent un jour, par ce que d’ailleurs ils s’entre-aimoient fort, de sçavoir qui des deux estoit le plus aimé, & vindrent pour cét effet à Silvie, de laquelle ils eurent de si froides responses qu’ils n’y purent asseoir jugement. Alors par le conseil d’un Druide, qui peut-estre se faschoit de voir deux telles personnes perdre si inutilement le temps, qu’ils pouvoient bien mieux employer pour la deffense des Gaules, que tant de Barbares alloient inondant ; ils vindrent à la fontaine de la verité d’Amour. Vous sçavez quelle est la proprieté de ceste eau, & comme elle declare par force les pensées plus secrettes des Amants : car celuy qui y regarde dedans y voit sa Maistresse, & s’il est aimé, il se voit aupres, & si elle en aime quelqu’autre c’est la figure de celuy-là qui s’y voit. Or Clidaman fut le premier qui s’y presenta,il mit le genoüil en terre, baisa le bord de la fontaine, & apres avoir supplié le Demon du lieu de luy estre plus favorable qu’à Damon, il se panche un peu en dedans : incontinent Silvie s’y presente si belle & admirable, que l’Amant transporté se baissa pour luy baiser la main : mais son contentement fut bien changé quand il ne vid personne pres d’elle. Il se retira fort troublé, apres y avoir demeuré quelque temps, & sans en vouloir dire autre chose, fit signe à Guyemantz, qu’il y esprouvast sa fortune. Luy avec toutes les ceremonies requises, ayant fait sa requeste, jetta l’œil sur la fontaine : mais il fust traitté comme Clidaman, par ce que Silvie seule se presenta bruslant presque avec ses beaux yeux, l’onde qui sembloit rire autour d’elle. Tous deux estonnez de cette rencontre, en demanderent la cause à ce Druide, qui estoit tres-grand magicien. Il respondit que c’estoit d’autant que Silvie n’aimoit encore personne, comme n’estant point capable de pouvoir estre bruslée, mais de brusler seulement. Eux qui ne se pouvoient croire tant deffavorisez, par ce qu’ils s’y estoient presentez separez, y retournerent tous deux ensemble : & quoy que l’un & l’autre se pancheast de divers costez : si est-ce que la Nimphe y parut seule. Le Druyde en sousriant les vint retirer, leur disant qu’ils creussent pour certain n’estre point aimez, & que se pancher d’un costé & d’autre ne pouvoit representer leur figure dans ceste eau : car ilfaut, disoit-il, que vous sçachiez que tout ainsi que les autres eaux representent les corps qui luy sont devant, celle-cy represente les esprits.

  Or « l’esprit qui n’est que la volonté, la memoire, & le jugement, lors qu’il aime, se transforme en la chose aimée » ; & c’est pourquoy lors que vous vous presentez icy, elle reçoit la figure de vostre esprit, & non pas de vostre corps ; & vostre esprit estant changé en Silvie, il represente Silvie, & non pas vous. Que si Silvie vous aimoit elle seroit changée aussi bien en vous, que vous en elle ; & ainsi representant vostre esprit vous verriez Silvie, & voyant Silvie changée, comme je vous ay dit, par cét Amour, vous vous y verriez aussi. Clidaman estoit demeuré fort attentif à ce discours, & considerant que la conclusion estoit une asseurance de ce qu’il craignoit le plus, de colere mettant l’espée à la main, en frappa deux ou trois coups de toute sa force sur le marbre de la fontaine : mais son espée ayant au commencement resisté, en fin se rompit par le milieu, sans laisser presque marque de ses coups, & par ce qu’il estoit resolu en toute façon de rompre la pierre, imitant en cela le chien en colere, qui mord le caillou que l’on luy a jetté ; Le Druide luy fit entendre qu’il se travailloit en vain, d’autant que cét enchantement ne pouvoit prendre fin par force : mais par extrémité d’Amour ; que toutefois s’il vouloit le rendre inutile, il en sçavoit le moyen. Clidaman nourrissoit pour rareté dans de grandes cages de fer, deux Lyons, & deux Lycornes, qu’il faisoit bien souvent combattre contre diverses sortes d’animaux. Or ce Druide les luy demanda pour gardes de ceste fontaine, & les enchanta de sorte, qu’encor qu’ils fussent mis en liberté, ils ne pouvoient abandonner l’entrée de la grotte, sinon quand ils alloient chercher à vivre : car en ce temps là, il n’y en demeuroit que deux, & depuis n’ont fait mal à personne qu’à ceux qui ont voulu essayer la fontaine : mais ils assaillent ceux-là avec tant de furie, qu’il n’y a point d’apparence que l’on s’y hazarde : car les Lyons sont si grands & affreux, ont les ongles si longs & si trenchants, sont si legers & adroits, & si animez à ceste deffense qu’ils font des effects incroyables. D’autre costé les Lycornes ont la corne si pointuë & si forte, qu’elles perceroient un rocher, & hurtent avec tant de force, & de vitesse, qu’il n’y a personne qui les puisse eviter. Aussi tost que ceste garde fut ainsi disposée, Clidaman & Guyemantz partirent si secrettement, qu’Amasis, ny Silvie n’en sceurent rien qu’ils ne fussent desja bien loing. Ils allerent trouver Meroüée & Childeric : car on nous a dit depuis, que se voyant également traittez de l’Amour, ils voulurent essayer si les armes leur seroient également favorables. Ainsi, gentil Berger, nous avons perdu la commodité de cette fontaine qui découvroit si bien les cachettes des pensées trompeuses, que si tous eussent esté comme Ligdamon, ils ne nousl’eussent pas fait perdre : car lors que je sçeus que Clidaman & Guyemantz s’y en alloient, je luy conseillay d’estre le tiers, m’asseurant qu’il seroit le plus favorisé : mais il me fit une telle response. Belle Leonide, « je conseilleray tousjours à ceux qui sont en doute de leur bien, ou de leur mal, qu’ils hazardent quelquefois d’en sçavoir la verité : mais ne seroit-ce folie à celuy qui n’a jamais peu concevoir aucune esperance de ce qu’il desire, de rechercher une plus seure cognoissance de son desastre ? » Quant à moy je ne suis point en doute, si la belle Silvie m’aime, ou non, je n’en suis que trop asseuré : & quand je voudray en sçavoir d’avantage, je ne le demanderay jamais qu’à ses yeux, & à ses actions. Depuis ce temps là son affection est allé croissant, tout ainsi que le feu où l’on met du bois : car « c’est le propre de la pratique, de rendre ce qui plaist plus agreable, & ce qui ennuïe plus ennuïeux » : Et Dieu sçait, comme ceste cruelle l’a tousjours traitté. Le moment est à venir auquel elle l’a jamais voulu voir sans desdain, ou cruauté ; & ne sçay quant à moy, comme un homme genereux ait eu tant de patience, puis qu’en verité les offenses qu’elles luy a faites, tiennent plustost de l’outrage que de la rigueur.

  Un jour qu’il la rencontra qu’elle s’alloit promener seule avec moy, parce qu’il a la voix fort agreable, & que je le priay de chanter, il dit tels vers.


CHANSON,
SUR UN DESIR.

Quel est ce mal qui me travaille,
Et ne veut me donner loisir,
De trouver remede qui vaille ?
Helas ! c’est un ardant desir,
Qui comme un feu tousjours aspire,
Au lieu plus haut & mal-aisé :
Car le bien que plus je desire
C’est celuy qui m’est refusé.

Ce desir eut dés sa naissance,
Et pour sa mere & pour sa sœur,
Une temeraire esperance,
Qui presque le fist possesseur :
Mais comme le cœur d’une femme,
N’est pas en amour arresté,
Le desir me demeure en l’ame,
Bien que l’espoir m’en soit osté.

Mais si l’esperance est esteinte,
Pourquoy, Desir, t’efforces-tu
De faire une plus grande atteinte ?
C’est que tu nayz de la vertu,
Et comme elle est tousjours plus forte,
Et sans faveurs & sans appas,
Quoy que l’esperance soit morte,
Desir pourtant tu ne meurs pas.

Il n’eut point si tost achevé, que Silvie reprit ainsi. Hé ! dites moy Ligdamon, puis que je ne suis pas cause de vostre mal, pourquoy vous en prenez vous à moy ? C’est vostre desir que vous devez accuser : car c’est luy qui vous travaille vainement. Le passionné Ligdamon respondit : Le desir est celuy certes qui me tourmente : mais ce n’est pas luy qui en doit estre blasmé, c’est ce qui le fait naistre, ce sont les vertus & les perfections de Silvie. « Si les desirs, repliqua-t’elle, ne sont desreglez, ils ne tourmentent point, & s’ils sont desreglez, & qu’ils transportent au delà de la raison ; ils doivent naistre d’autre objet que de la vertu, & ne sont point vrays enfans d’un tel pere, puis qu’ils ne luy ressemblent point ». Jusques icy, respondit Ligdamon, je n’ay point oüy dire que l’on desadvoüast un enfant pour ne ressembler à son pere : & toutefois les extrémes desirs ne sont point contre la raison : car « n’est-il pas raisonnable de desirer toutes choses bonnes, selon le degré de leur bonté ? & par ainsi une extréme beauté sera raisonnablement aimée en extrémité » : que s’il les faut en quelque chose blasmer, on ne sçauroit dire qu’ils soient contre raison : mais outre la raison. Cela suffit, repliqua ceste cruelle, je ne suis point plus raisonnable que la raison :C’est pourquoy je ne veux advoüer pour mien ce qui l’outrepasse. A ce mot, pour ne luy laisser le moyen de luy respondre, elle alla rencontrer quelques-unes de ses compagnes qui nous avoient suivies.

  Une fois qu’Amasis revenoit de ce petit lieu de Mont-brison, où la beauté des jardins, & la solitude l’avoient plus long temps arrestée qu’elle ne pensoit, la nuict la surprit en revenant à Marcilly. Et par ce que le soir estoit assez fraiz, je luy allois demandant par les chemins, expressément pour le faire parler devant sa Maistresse, s’il ne sentoit point la fraicheur & l’humidité du serein. A quoy il me respondit, qu’il y avoit long temps, que le froid, ny le chaud exterieur ne luy pouvoit guiere faire de mal, & luy demandant pourquoy, & quelle estoit sa recepte. A l’un, me respondit-il, j’oppose mes desirs ardents, & à l’autre mon espoir gelé. Si cela est, luy repliquay-je soudain, d’où vient que je vous oys si souvent dire que vous bruslez, & d’autrefois que vous gelez. Ah ! me respondit-il, avec un grand souspir, courtoise Nimphe, le mal dont je me plains ne me tourmente pas par dehors, c’est au dedans ; & encores si profondement que je n’ay cachette en l’ame si reculée, où je n’en ressente la douleur : Car il faut que vous sçachiez, qu’en tout autre le feu, & le froid sont incompatibles ensemble ; mais moy j’ay dans le cœur continuellement le feu allumé, & la froide glace, & en ressens sans soulagement la seule incommodité.

  Silvie ne tarda plus longuement à luy faire ressentir ses cruautez accoustumées, que jusqu’à la fin de cette parole : Encores crois-je qu’elle ne luy donna pas mesme du tout le loisir de la proferer, tant elle avoit d’envie de luy faire esprouver ses pointures, veu que se tournant vers moy, comme sousriant, elle dit, en penchant desdaigneusement la teste de son costé : O que Ligdamon est heureux d’avoir, & le chaud, & le froid quand il veut ! pour le moins il n’a pas dequoy se plaindre, ny de ressentir beaucoup d’incommodité ; car si la froideur de son espoir le gele, qu’il se réchauffe en l’ardeur de ses desirs : que si ses desirs trop ardents le bruslent, qu’il se refroidisse aux glaçons de ses espoirs. Il est bien necessaire, belle Silvie, respondit Ligdamon, que j’use de ce remede pour me maintenir, autrement il y a long temps que je ne serois plus : mais c’est bien peu de soulagement à un si grand feu. Tant s’en faut, la cognoissance de ces choses m’est une nouvelle blesseure qui m’offense, d’autant plus qu’en la grandeur de mes desirs, je cognoy leur impuissance, & en leur impuissance leur grandeur. Vous figurerez, repliqua la Nymphe, vostre mal tel que vous voudrez, si ne croiray-je jamais que le froid estant si pres du chaud, & le chaud si pres du froid, l’un ny l’autre permette à son voisin d’offenser beaucoup. A la verité respondit Ligdamon, me faire brusler & geler en mesme temps n’est pas une des moindres merveilles qui procedent de vous : maiscelle-cy est bien plus grande, que c’est de vostre glace que procede ma chaleur, & de ma chaleur vostre glace. Mais il est encor plus merveilleux de voir qu’un homme puisse avoir de semblables imaginations, adjousta la Nimphe : car elles conçoivent des choses tant impossibles, que celui qui les croiroit pourroit estre autant taxé de peu de jugement, que vous en les disant de peu de verité. J’advoüe, respondit-il, que mes imaginations conçoivent des choses du tout impossibles : mais cela procede de mon trop d’affection, & de vostre trop de cruauté ; & comme cela n’est un de vos moindres effects, aussi ce que vous me reprochez, n’est un de mes moindres tourments. Je croy, adjousta-t’elle, que vos tourmens & mes effects, sont en leur plus grande force en vos discours. « Mal-aisément, respondit Ligdamon, pourroit-on bien dire ce qui ne se peut bien ressentir. Mal-aisément, repliqua la Nimphe, peuvent avoir cognoissance les sentiments des vaines idées d’une malade imagination ». Si la verité, adjousta Ligdamon, n’accompagnoit ceste imagination, à peine aurois-je tant de besoing de vostre compassion. « Les hommes respondit la Nimphe, font leurs trophées de nostre honte »: Ne fissiez vous point mieux, respondit-il, les vostres de nostre perte ! Je ne vis jamais, repliqua Silvie, des personnes tant perduës, qui se trouvassent si bien que vous faites tous.

  Plus je vous raconte des cruautez de cesteNimphe, & des patiences de Ligdamon, & plus il m’en revient en la memoire. Quand Clidamant s’en fut allé, comme je vous ay dit, Amasis voulut luy envoyer apres, la plus-part des jeunes Chevaliers de ceste contrée, sous la charge de Lindamor, afin qu’il fust tenu de Meroüée pour tel qu’il estoit. Entre autre Ligdamon comme tres-gentil Chevalier, n’y fut point oublié : mais ceste cruelle ne voulut jamais luy dire adieu, feignant de se trouver mal : luy toutefois qui ne s’en vouloit point aller sans qu’elle le sçeust en quelque sorte, m’escrivit tels vers.


SUR UN DEPART.

Amour pourquoy, puis que tu veux
Que je brusle de tant de feux,
Faut-il que j’esloigne Madame ?

Je luy respondis.

Pour faire en elle quelque effait,
Ne sçais-tu qu’en la cendre naist,
Le Phœnix qui meurt en la flame ?

Il eust esté trop heureux de ceste response : mais ceste cruelle m’ayant trouvé que j’escrivois, & ne voulant ny luy faire du bien, ny permettre qu’autre luy en fist, me ravit la plume à toute force de la main, me disant que les flateries que je faisois à Ligdamon, estoientcause de la continuation de ses folies, & qu’il avoit plus à se plaindre de moy, que d’elle : Pour la fin elle luy escrivit.


RESPONSE DE SILVIE.

Le Phœnix de la cendre sort,
Parce qu’en la flame il est mort.
L’absence en l’Amour est mortelle,
Si la presence n’a rien peu,
Jamais par le froid n’est rompeu
Le glaçon qu’un feu ne degelle.

Vous pouvez penser avec quel contentement il partit. Il fut fort à propos pour luy d’avoir accoustumé de longue main semblables coups, & qu’il se ressouvint, que « les deffaveurs qui partent de celles que l’on sert, doivent le plus souvent tenir lieu de faveurs ». Et me souvient que sur ce discours, il se disoit le plus heureux Amant du monde : puis que les ordinaires deffaveurs qu’il recevoit de Silvie, ne pouvoient le mettre en doute, qu’elle n’eust beaucoup de memoire de luy, & qu’elle ne le recogneust pour son serviteur, & que puis que elle ne traittoit point de ceste sorte avec les autres, qui ne luy estoient point particulierement affectionnez, il falloit croire que ceste monnoye estoit celle, dont elle payoit ceux qui estoient à elle, & que telle qu’elle estoit il la falloit cherir, puis qu’elle avoit ceste marque : & sur ce sujet il m’envoya ces vers avant que partir.


SONNET.

Elle le veut ainsi ceste beauté supréme,
Que ce soit l’impossible, & non ce que je puis,
Qui luy fasse l’essay de ce que je luy suis ;
Et bien, elle le veut, & je le veux de mesme.
En fin elle verra que mon amour extréme,
En sa source ressemble à la source du puis,
Car plus elle voudra m’espuiser par ennuis,
Et plus elle verra qu’infiniment je l’ayme.
La source qui produit ma belle affection,
Est celle-là sans plus de sa perfection,
Eternelle en effet, comme elle est eternelle.
Donc essays rigoureux de mon cruel destin,
Puisez incessamment, mon amour est sans fin,
Et plus vous puiserez plus elle sera belle.

Leonide eust continué son discours n’eust esté que de loing elle vid venir Galathée, qui apres avoir demeuré longuement seule, & ne pouvant plus long temps se priver de la veuë du Berger, s’estoit habillée le mieux à son advantage, que son miroir luy avoit sceu conseiller, & s’en venoit sans autre compagnie que du petit Meril. Elle estoit belle & bien digne d’estre aimée d’un cœur qui n’eust point eu d’autre affection. En ce mesme temps pour la confusion que l’eau avoit mise en l’estomac de Celadon, il se trouva fort mal : De sorte qu’à l’abord de la Nimphe, ils furent contraints de se retirer, & le Berger peu apres se mit au lict, où il demeura plusieurs jours tombant & se relevant de ce mal, sans pouvoir estre, ny bien malade, ny bien guery.

Livre quatrième

LE
QUATRIESME LIVRE
DE LA PREMIERE PARTIE D’ASTREE.

Galathée (qui estoit atteinte à bon escient), tant que la maladie de Celadon dura, ne bougea presque d’ordinaire d’aupres de son lict, & quand elle estoit contrainte de s’en éloigner pour reposer, ou pour quelqu’autre affaire, elle y laissoit le plus souvent Leonide, à qui elle avoit donné charge de ne perdre une seule occasion de faire entendre au Berger sa bonne volonté, croyant que par ce moyen elle luy feroit en fin esperer ce que sa condition luy deffendoit. Et certes Leonide ne la trompoit nullement : car encore qu’elle eust bien voulu que Lindamor eust esté satisfait, toutefois elle qui attendoit tout son avancement de Galathée, n’avoit nul plus grand dessein que de luy complaire. Mais « Amour, qui se joüe ordinairement de la prudence des Amans, & se plaist à conduire ses effets au rebours de leurs intentions », renditpar la conversation du Berger, Leonide plus necessiteuse d’un qui parlast pour elle, qu’autre qui fust en la trouppe : car l’ordinaire veuë de ce Berger, qui n’avoit faute de nulle de ces choses qui peuvent faire aimer, luy fit recognoistre que « la beauté a de trop secrettes intelligences avec nostre ame, pour la laisser si librement approcher de ses puissances, sans soupçon de trahyson ». Le Berger s’en apperceut assez tost, mais l’affection qu’il portoit à Astrée, encore qu’outragé si indignement, ne vouloit luy permettre [de] souffrir ceste amitié naissante avec patience. Cela fut cause qu’il se resolut de prendre congé de Galathée, dés qu’il commenceroit de se trouver un peu moins mal : mais aussi tost qu’il luy en ouvrit la bouche ; Comment, luy dit-elle, Celadon, recevez-vous si mauvais traittement de moy, que vous vueillez partir de ceans avant que d’estre bien guery ? Et lors qu’il luy respondit, que c’estoit de crainte de l’incommoder, & qu’aussi pour ses affaires, il estoit contraint de retourner en son hameau, asseurer ses parens & amis de sa santé ; Elle l’interrompit, disant : Non Celadon, n’entrez point en doute que je sois incommodée, pourveu que je vous voye accommodé ; & quant à vos affaires, & à vos amis, sans moy, de qui il semble que la compagnie vous déplaise si fort, vous ne seriez pas en ceste peine, puis que desja vous ne seriez plus. Et me semble que le plus grand affaire que vous ayez, c’est desatisfaire à l’obligation que vous m’avez, & que l’ingratitude ne sera pas petite, qui me refusera quelques moments de ceste vie que vous tenez toute de moy. Et puis il ne faut desormais que vous tourniez plus les yeux sur chose si basse que vostre vie passée : il faut que vous laissiez vos hameaux, & vos trouppeaux, pour ceux qui n’ont pas les merites que vous avez, & qu’à l’advenir vous leviez les yeux à moy, qui puis, & veux faire pour vous, si vos actions ne m’en ostent la volonté. Quoy que le Berger fist semblant de n’entendre ce discours, si le comprint-il aysément, & dés lors évita le plus qu’il luy fut possible, de parler à elle particulierement. Mais le déplaisir que ceste vie luy rapportoit, estoit tel, que perdant presque patience, un jour que Leonide l’oyant souspirer, luy en demanda l’occasion, puis qu’il estoit en lieu où l’on ne desiroit rien, que son contentement, il luy répondit : Belle Nimphe, entre tous les plus miserables, je me puis dire le plus rigoureusement traitté de ma fortune, car pour le moins « ceux qui ont du mal, ont aussi permission de s’en douloir, & ont ce soulagement d’estre plaints », mais moy je ne l’ose faire, d’autant que mon mal-heur vient couvert du masque de son contraire : & cela est cause qu’au lieu d’estre plaint, je suis plustost blasmé pour homme de peu de jugement ; que si vous, & Galathée sçaviez quels sont les amers absinthes, dont je suis nourry en ce lieu, heureux à la verité pour tout autre que pour moy ; je m’asseure que vous auriez pitié de ma vie. Et que faut-il, dit-elle, pour vous soulager ? Pour ceste heure, luy dit-il, il ne me faut que la permission de m’en aller. Voulez-vous, repliqua la Nymphe, que j’en parle à Galathée ? Je vous en requiers, répondit-il, par tout ce que vous aimez le plus. Ce sera donc par vous, dit la Nimphe, en rougissant : & sans tourner la teste vers luy, elle sortit de la chambre pour aller où estoit Galathée, qu’elle trouva toute seule dans le jardin, & qui desja commençoit de soupçonner qu’il y eust de l’Amour du costé de Leonide, luy semblant qu’elle n’avançoit rien en la charge qu’elle luy avoit donnée : quoy qu’elle ne bougeast presque de tout le jour d’aupres de luy, par ce que sçachant combien les armes de la beauté du Berger estoient trenchantes, elle jugeoit bien qu’il en pouvoit blesser aussi bien deux, comme une. Toutefois estant contrainte de passer par ses mains, elle taschoit de se détromper le plus qui luy estoit possible. Et ainsi continuoit tousjours envers la Nimphe, le mesme visage qu’elle avoit accoustumé, & lors qu’elle la vid venir à elle, elle s’avança pour s’enquerir comme se portoit le Berger : & ayant sçeu qu’il estoit au mesme estat qu’elle l’avoit laissé, elle se remit au promenoir ; & apres avoir fait quelques pas sans parler, elle se tourna vers la Nimphe, & luy dit. Mais, dites moy, Leonide, fut-il jamais un homme plus insensible que Celadon, puis que, ny mes actions, ny vos persuasions ne luy peuvent donner ressentiment de ce qu’il me doit rendre ? Quant à moy, répondit Leonide, je l’accuse plustost de peu d’esprit, & de faute de courage, que non point de ressentiment, car j’ay opinion qu’il n’a pas le jugement de recognoistre à quoy tendent vos actions ; que s’il recognoist mes paroles, il n’a pas le courage de pretendre si haut : & ainsi autant que l’aymant de vos perfections, & de vos faveurs le peut élever à vous, autant la pesanteur de son peu de merite, & de sa condition le rabaisse : mais il ne faut point trouver cela estrange, puisque « les pommiers portent des pommes, & les chesnes des glands ! car chaque chose produit selon son naturel ». Aussi que pouvez-vous esperer, que produise le courage d’un villageois, que des desseins d’une ame vile, & r’abaissée ? Je croy bien, respondit Galathée, que la grande difference de nos conditions luy pourroit donner beaucoup de respect : mais je ne puis penser s’il recognoist ceste difference, qu’il n’ait assez d’esprit, pour juger à quelle fin je le traitte avec tant de douceurs, si ce n’est qu’il soit desja tant engagé envers ceste Astrée, qu’il ne s’en puisse plus retirer. Asseurez-vous, Madame, repliqua Leonide, que ce n’est point respect, mais sottise, qui le rend ainsi mécognoissant ; car je veux bien advoüer, comme vous sçavez, qu’asseurément il est vray qu’il aime Astrée, mais s’il avoit du jugement, ne la mépriseroit-ilpas pour vous, qui meritez, sans comparaison beaucoup davantage ? & toutefois, il est si mal advisé, qu’à tous les coups, que je luy parle de vous, il ne me répond qu’avec les regrets de l’éloignement de son Astrée, qu’il represente avec tant de déplaisirs, que l’on jugeroit que le séjour qu’il fait ceans, luy est infiniment ennuyeux. Et ce matin mesme l’oyant souspirer, je luy en ay demandé la cause, il m’a fait des réponses qui émouvroient des pierres à pitié, & en fin la conclusion a esté, que je vous requisse qu’il s’en peust aller. Ouy ! repliqua Galathée, rouge de colere, & ne pouvant dissimuler sa jalousie, confessez verité, Leonide, il vous a émeuë. Il est vray, Madame, il m’a émeuë de pitié, & me semble, puis qu’il a tant d’envie de s’en aller, que vous ne devez point le retenir par force : car « l’Amour n’entre jamais dans un cœur à coups de foüets ». Je n’entends pas, repliqua Galathée ; qu’il vous ait esmeuë de pitié, mais n’en parlons plus, peut-estre quand il sera bien sain, ressentira-t’il aussi tost les effets du dépit qu’il a fait naistre en moy, que ceux de l’Amour qu’il a produits en vous : cependant pour parler franchement, qu’il se resolve de ne partir point d’icy à sa volonté, mais à la mienne. Leonide voulut répondre : mais la Nimphe l’interrompit. Or sus, Leonide, luy dit-elle, c’est assez, contentez-vous, que je n’en dis pas davantage, allez seulement, ma resolution est celle là. Ainsi Leonide fut contrainte de se taire, & de s’en aller, ressentant de telle sorte ceste injure, qu’elle resolut dés lors de se retirer chez Adamas, son oncle, & ne recevoir jamais plus le soucy des secrets de Galathée ; qui en mesme temps appella Silvie qui se promenoit en une autre allée, toute seule, à qui, contre son dessein, elle ne peut s’empescher, en se pleignant de Leonide, de faire sçavoir ce que jusques alors elle luy avoit caché : mais Silvie, encore que jeune, toutefois pleine de beaucoup de jugement, pour r’accommoder toutes choses, taschea d’excuser Leonide au mieux qu’il luy fut possible, jugeant bien que si sa compagne se dépitoit, & que ces choses vinssent à estre sceües, elles ne pourroient que rapporter beaucoup de honte à sa Maistresse. Et c’est pourquoy elle luy dit apres plusieurs autres propos : Vous sçavez bien, Madame, que jamais vous ne m’avez rien découvert de cest affaire, & toutefois je vous en diray de telles particularitez, que vous ne m’en jugerez pas tant ignorante, comme je le vous ay fait paroistre, mais mon humeur n’est pas de m’entremettre aux choses, où je ne suis point appellée. Il y a desja quelque temps, que voyant ma compagne si assiduë aupres de Celadon, je soupçonnois que l’Amour en fust cause, & non pas la compassion de son mal, & par ce que c’est chose qui nous touche à toutes, je me resolus avant que de luy en parler, d’en estre bien asseurée, & dés lors j’espiay ses actions de plus pres que decoustume, & fis tant qu’avant-hier je me mis en la ruelle du lict du Berger, cependant qu’il dormoit, & peu apres Leonide entra, qui en poussant la porte, l’esveilla sans y penser ; & apres plusieurs discours communs, elle vint à parler de l’amitié qu’il avoit portée à la Bergere Astrée, & Astrée à luy. Mais, dit-elle, croyez moy, Berger, que ce n’est rien, au pris de l’affection que Galathée vous porte. A moy ? dit-il. Ouy, à vous, repliqua Leonide, & n’en faites point tant l’estonné, vous sçavez combien de fois je la vous ay dite, encore est-elle plus grande que mes paroles. Belle Nymphe, respondit le Berger, je ne merite, ny ne croy tant de bon-heur ; aussi quel seroit son dessein envers moy, qui suis né Berger, & qui veux vivre & mourir tel. Vostre naissance, reprit ma compagne, ne peut estre que grande, puis qu’elle a donné commencement à tant de perfections. O Leonide ! répondit alors ce Berger, vos paroles sont pleines de moquerie : mais quand elles seroient veritables, avez vous opinion que je ne sçache qui est Galathée ; & qui je suis ? Si fais, certes, belle Nimphe : & sçay fort bien mesurer ma petitesse & sa grandeur à l’aulne du devoir : Voire, respondit Leonide, pensez-vous qu’Amour se serve de mesmes mesures, que les hommes ? cela est bon, pour ceux qui veulent vendre ou acheter, mais ne sçavez-vous pas, que « les dons ne se mesurent point, & Amour n’estant rien qu’un don : pourquoy le voudriez vous reduire, à l’aulne du devoir ? » Ne doutezplus, de ce que je vous dis, & pour ne manquer à vostre devoir, rendez luy autant, & d’Amour, & d’affection, qu’elle vous en donne. Je vous jure, Madame, que jusques alors, je m’estois figurée que Leonide parloit pour elle-mesme : & ne faut point que j’en mente, du commencement ce discours m’estonna, mais depuis voyant avec combien de discretion vos actions estoient conduites, je loüay beaucoup la puissance que vous aviez sur elles, sçachant bien, qu’il est plus difficile de commander absolument à soy-mesme, qu’à tout autre. Ma mignonne, répondit Galathée, si vous sçaviez l’occasion que j’ay, de rechercher l’amitié de Celadon, vous loüeriez & me conseilleriez ce mesme dessein : car vous souvient-il de ce Druide qui nous predit nostre fortune ? J’en ay bonne memoire, répondit-elle, il n’y a pas fort long temps. Vous sçavez, continua Galathée, combien de choses veritables, il vous a predites, & à Leonide aussi : Or sçachez que de mesme, il m’a asseurée, que si j’epousois jamais autre que Celadon, je serois la plus mal-heureuse personne de la terre : vous semble-t’il qu’ayant tant de preuve de la verité de ses perfections, je doive mépriser celle-cy, qui me touche si fort ? Et c’est pourquoy je trouvois si mauvais que Leonide eust esté si mal-advisée, que de marcher sur mes pas, luy en ayant fait ceste mesme declaration. Madame, respondit Silvie, n’entrez nullement en ceste doute ; car en verité, je ne vous mentspoint, & me semble que vous ne devez la dépiter davantage, de peur qu’en se plaignant elle ne découvre ce dessein à quelque-autre. Mamie, répondit Galathée, en l’embrassant ; je ne doute point de ce dont vous m’avez asseurée, & vous promets, que je me conduiray envers Leonide, ainsi que vous m’avez conseillée.

  Cependant qu’elles discouroient ainsi Leonide alla retrouver Celadon, auquel elle raconta de mot à mot les propos que Galathée & elle avoient euz sur son sujet, & qu’il pouvoit se resoudre, que le lieu où il estoit avoit apparence d’une libre demeure ; mais que veritablement c’estoit une prison. Ce qui le toucha si vivement, qu’au lieu que son mal n’alloit que traisnant, il devint si violent que le soir mesme la fievre le reprit, si ardante, que Galathée l’estant allé voir, & le trouvant si fort empiré, entra fort en doute de sa vie ; & plus encore, quand le lendemain son mal se rendant tousjours plus grand, il leur évanoüit deux ou trois fois entre les bras. Et quoy que ces Nimphes ne l’éloignassent jamais de plus loin, que l’une au chevet, & l’autre aux pieds de son lict, sans prendre autre repos, que celuy que par des sommeils interrompus, le sommeil extréme leur alloit quelquefois dérobant ; si est ce qu’il estoit tres-mal secouru, n’y ayant en ce lieu aucune commodité pour un malade : & n’osant en faire venir d’ailleurs de peur d’estre découvertes. Si bien que le Berger courut une grande fortune de sa vie, & telle, qu’un soir il se trouva en si grande extrémité, que les Nimphes le tindrent pour mort ; mais en fin il revint à soy, & peu apres fist une tres-grande perte de sang, qui l’affoiblist de sorte, qu’il voulut reposer. Cela fut cause que les Nimphes le laisserent seul avec Meril, & s’estant retirées, Silvie toute effrayée de cest accident, s’adressant à Galathée, luy dit : Il me semble, Madame, que vous estes pour entrer en une grande confusion, si vous n’y mettez quelque ordre ; jugez en quelle peine vous seriez, si ce Berger se perdoit entre vos mains, à faute de secours. Helas ! dit la Nimphe, dés l’accroissement de son mal, j’ay bien consideré ce que vous dittes, mais quel remede y a-t’il ? Nous sommes icy entierement dépourveuës de ce qui luy est necessaire, & d’en avoir d’ailleurs, quand il y iroit de ma vie, je ne le voudrois pas faire, pour la crainte que j’ay, que l’on le sçache ceans. Leonide, que l’affection faisoit parler plus resolument que Silvie, luy dit : Madame, ces craintes sont fort bonnes, en ce qui ne touche point la vie de personne : mais où il y en va, il ne faut point estre tant considerée, ou bien prevoir les autres inconveniens qui en peuvent naistre : Si ce Berger meurt, avez-vous opinion que sa mort demeure sans estre sceuë ? quand ce ne seroit que pour punition, il faut que vous croyez que le Ciel mesme la descouvriroit,mais prenons toutes choses au pis, & qu’on sçache que ce Berger est ceans. Et quoy, pour cela ? ne pourrez-vous pas couvrir vostre dessein de celuy de la compassion, à laquelle nostre naturel nous incline toutes ? & toutefois s’il vous plaist de vous reposer de cest affaire sur moy, je m’asseure de le conduire si discrettement que personne n’en descouvrira rien : car, Madame, j’ay, comme vous sçavez, mon oncle Adamas, Prince des Druides de ceste contrée ; à qui nul des secrets de nature, ny des vertus des herbes, ne peut estre caché : il est homme plein de discretion, & jugement, & je sçay qu’il a particuliere inclination à vous faire service, si vous l’employez en ceste occasion, je tiens pour certain que le tout reüssira à vostre contentement. Galathée demeura quelque temps sans respondre : mais Sylvie qui voyoit que c’estoit le meilleur expedient, & prevoyoit que par le moyen du sage Adamas, elle divertiroit Galathée de ceste honteuse vie, respondit assez promptement, que ceste voye luy sembloit la plus asseurée. A quoy Galathée consentit, n’en pouvant eslire une meilleure. Il reste, reprit Leonide, de sçavoir, Madame, à fin que je n’outre-passe vostre commandement, que c’est que vous voulez que je die, ou que je taise à Adamas. « Il n’y a rien, respondit Silvie (voyant que Galathée demeuroit interdite) qui oblige tant à se taire, que de faire paroistre une entiere fiance ; ny rien au contraire qui dispense plus à parler, que lameffiance recogneuë ». De sorte qu’il me semble pour rendre Adamas secret, qu’il luy faut dire avant qu’il vienne, tout ce qu’il pourra découvrir quand il sera icy. Je suis, répondit Galathée, tant hors de moy, qu’à peine sçay-je ce que je dis. C’est pourquoy je remets toute chose à vostre discretion. Ainsi partit Leonide avec dessein, quoy que la nuict fust au commencement fort obscure, de ne s’arrester point que elle ne fust chez son oncle, de qui la demeure estoit sur le panchant de la montagne de Marcilly, assez pres des Vestalles & Druides de Laignieu ; mais son voyage fut beaucoup plus long qu’elle ne pensoit, car arrivant sur la pointe du jour, elle sçeut qu’il estoit allé à Feurs, & qu’il n’en reviendroit de deux, ou trois jours : qui fut cause que sans s’y arrester beaucoup, elle en prit le chemin, tant lasse toutefois, que n’eust esté le desir de la guerison du Berger, qui ne luy donnoit nul repos, sans doute elle eust attendu Adamas chez luy, où elle ne fit que se reposer environ une demie heure, parce que n’estant accoustumée à ce travail, elle le trouvoit fort difficile ; & lors qu’il luy sembla de s’estre assez rafraischie, elle partit seule comme elle y estoit venuë : Mais à peine avoit-elle fait une lieuë, qu’elle vid venir de loin, par le mesme chemin qu’elle avoit fait, une Nimphe toute seule, que peu apres elle recogneut pour estre Silvie : ceste rencontre ne luy donna pas un petit sursaut, croyant qu’elle luy vint annoncer la mort de Celadon : mais ce fut tout au contraire : car elle sceut par elle, que depuis son depart il avoit fort bien reposé, & qu’à son resveil il s’estoit trouvé sans fievre ; qu’à ceste occasion Galathée l’avoit fait incontinent partir pour la r’atraper, à fin de l’en advertir, & de luy dire que le Berger estant en si bon estat, il n’estoit pas de besoin d’amener Adamas, ny de luy découvrir leurs affaires. Il seroit bien mal-aisé de representer quel fut le contentement de Leonide, oyant la guerison du Berger qu’elle aimoit : Et apres en avoir loüé Dieu, elle dit à sa compagne : Puis ma sœur, que je recognois suivant les discours que vous me tenez, que Galathée ne vous a point celé le dessein qu’elle a touchant ce Berger, il faut que je vous en parle franchement, & que je vous die, que ceste sorte de vie me déplaist infiniment, & que je la trouve fort honteuse, & pour elle, & pour nous : car elle en est tellement passionnée, que quelque mépris que ce Berger fasse d’elle, elle ne s’en peut distraire ; & a tellement devant les yeux les predictions d’un certain Druide, qu’elle croit tout son bon-heur dependre de cet Amour : & c’est le bon, que suivant l’humeur des Amants, elle juge Celadon tant aimable, qu’elle croit chacun le devoir aimer autant qu’elle ; comme si tous le voyoient de ses mesmes yeux : & c’est là mon grief, car elle est devenuë si jalouse de moy, qu’à peine me peut-elle souffrir aupres de luy. Or ma sœur si ceste vie vient à se sçavoir, comme il n’en faut point douter,puis qu' »il n’y a rien de si secret qui ne se descouvre », jugez que c’est qu’on dira de nous, & quelle opinion nous aurions de quelque autre à qui semblable chose fust arrivée : j’ay fait tout ce qu’il m’a esté possible pour l’en distraire,mais ç’a esté sans effet : C’est pourquoy je suis resoluë de la laisser aimer, puis qu’elle veut aimer, pourveu que ce ne soit point à nos dépens. Je vous fais tout ce discours pour vous dire, qu’il me sembleroit tres à propos, d’y chercher quelque bon remede, & que je ne voy point un moyen plus aisé, que par l’entremise de mon oncle, qui en viendra bien à bout par son conseil, & par sa prudence. Ma sœur, répondit Silvie, je loüe infiniment vostre dessein, & pour vous donner commodité de conduire Adamas vers elle, je m’en retourneray d’icy, & diray que j’ay esté chez Adamas, & que je n’ay trouvé, ny vous ny luy. Il sera donc à propos, respondit Leonide, que nous allions nous reposer dans quelque buisson, à fin qu’il semble que vous m’ayez cherchée plus long temps, aussi bien suis-je si lasse qu’il faut que je dorme un peu, si je veux achever mon voyage. Allons, ma sœur, repliqua Silvie, & croyez que vous ne faites peu pour vous, d’oster Celadon d’entre nous : car je prevoy bien à l’humeur de Galathée, qu’avec le temps il vous rapporteroit beaucoup de déplaisir. A ce mot elles se prirent par la main, & regardant où elles pourroient passer une partie du jour, elles virent un lieu de l’autre costé deLignon, qui leur sembla si à propos, que passant sur le pont de la Boteresse, & laissant Bon-lieu sejour des Druides & Vestalles à main gauche, & descendant le long de la riviere, elles vindrent se mettre dedans un gros buisson qui estoit tout joignant le grand chemin, & de qui l’espaisseur rendoit en tout temps un agreable sejour, où apres avoir choisi l’endroit le plus couvert, elles s’endormirent l’une aupres de l’autre.

  Et cependant qu’elles reposoient, Astrée, Diane, & Phillis vindrent de fortune conduire leurs troupeaux en ce mesme lieu : & sans voir les Nimphes, s’assirent aupres d’elles, & par ce que « les amitiez qui naissent en la mauvaise fortune ; sont bien plus estroittes & serrées, que celles qui se conçoivent dans le bon-heur » ; Diane qui s’estoit liée d’amitié avec Astrée, & Phillis depuis le desastre de Celadon, leur portoit tant de bonne volonté, & elles à elle, que presque de tout le jour, elles ne s’abandonnoient : & certes Astrée avoit bien besoin de consolation, puis que, presque au mesme temps elle perdit Alcé & Hypolite ses pere & mere ; Hypolite pour la frayeur qu’elle eut de la perte d’Astrée, lors qu’elle tomba dedans l’eau, & Alcé pour le déplaisir de la perte de sa chere compagne ; ce qui toutefois ne fut à Astrée un foible soulagement, pouvant plaindre la perte de Celadon sous la couverture de celle de son pere & de sa mere : & comme je vous ay dit, Diane, fille de la sage Bellinde, pour ne manquer audevoir de voisinage l’allant plusieurs fois visiter, trouva son humeur si agreable, & Astrée la sienne, & Phillis celle de toutes deux, qu’elles se jurerent ensemble une si estroitte amitié, que jamais depuis elles ne se separerent ; & ce jour avoit esté le premier, qu’Astrée estoit sortie de sa cabane. De sorte que les deux fidelles compagnes se trouverent avec elle : mais elle ne fust plustost assise qu’elle n’apperceut de loing Semire, qui la venoit trouver. Ce Berger avoit esté long temps amoureux d’Astrée, & ayant recognu qu’elle aimoit Celadon, il avoit esté cause de leur mauvais mesnage, s’estant persuadé qu’ayant chassé Celadon, il obtiendroit aisément son lieu : il s’en venoit la trouver afin de commencer son dessein : mais il fut fort deçeu : Car Astrée ayant recogneu sa finesse, conceut une haine si grande contre luy, qu’aussi tost qu’elle l’aperceut, se mettant la main sur les yeux, pour ne le voir, elle pria Phillis de luy dire de sa part, qu’il ne se presentast jamais à elle ; & ces paroles furent proferées avec un certain changement de visage, & d’une si grande vehemence, que ses compagnes y recognurent bien une tres-grande animosité, qui fit avancer plus promptement Phillis vers le Berger. Quand il oüyt ce message, il demeura tellement confus en sa pensée, qu’il sembloit estre immobile. En fin, vaincu, & contraint par la cognoissance de son erreur, il luy dit : Discrette Phillis, j’advoüe que le Ciel est juste, de me donnerplus d’ennuy qu’un cœur n’est capable de supporter : puis qu’encor ne peut-il esgaler son chastiment à mon offense, ayant esté cause de faire rompre la plus belle & la plus entiere amitié qui ait jamais esté. Mais afin que les Dieux ne me punissent point plus rigoureusement, dictes à ceste belle Bergere, que je demande pardon, & à elle & aux cendres de Celadon, l’asseurant que l’extréme affection que je luy ay portée, a sans plus esté la seule cause de ceste faute ; que loing d’elle & de ses yeux, à bon droit courroucez, j’iray plaignant toute ma vie. A ce mot il s’en alla tant desolé, que son repentir toucha Phillis de quelque pitié : Et estant revenuë vers ses compagnes, leur redit ce que le Berger avoit respondu. Helas ! ma sœur, dit Astrée, j’ay plus d’occasion de fuïr ce meschant, que je n’ay pas de pleurer : jugez par là, si je le dois faire ; c’est luy sans plus qui est cause de tout mon ennuy. Comment ma sœur, dit-elle, Semire est cause de vostre ennuy ? A-t’il tant de puissance sur vous ? Si j’osois vous raconter sa meschanceté, dit Astrée, & mon imprudence, vous diriez qu’il a usé du plus grand artifice, que l’esprit le plus cauteleux sçauroit jamais inventer. Diane qui recognut que c’estoit à son occasion, qu’elle n’en parloit pas plus clairement à Phillis, pour n’y avoir encore que huit ou dix jours qu’elles se hantoient si familierement, leur dit, que ce n’estoit pas son dessein de leur r’apporter de la contrainte. Et vous, belle Bergere, dit-ellese tournant vers la triste Astrée, me donnerez occasion de croire que vous ne m’aimez pas, si vous usez moins librement envers moy que envers Phillis, puis qu’encore qu’il n’y ait pas si long temps, que j’ay le bien de vostre conversation ; si ne devez-vous moins estre asseurée de mon affection que de la sienne. Phillis alors luy respondit : Je m’asseure qu’Astrée parlera tousjours devant vous aussi franchement que devant elle mesme, son humeur n’estant pas d’estre amie à moitié, & depuis qu’elle s’est jurée telle, il n’y a plus de cachette en son ame. Il est certain, continua Astrée, & ce qui m’empesche d’en parler d’avantage, c’est seulement, que « remettre le fer dans une playe ne sert qu’à l’envenimer ». Si est-ce, repliqua Diane, qu' »il faut bien souvent user du fer pour les guerir » : & quant à moy, il me semble que « de dire librement son mal à une amie, c’est luy en remettre une partie » : & si j’osois vous en prier, ce me seroit une tres-grande satisfaction de sçavoir quelle a esté vostre vie, tout ainsi que je ne feray jamais difficulté de vous raconter la mienne, quand vous en aurez la curiosité. Puis que vous le voulez ainsi, respondit Astrée, & que vous avez agreable de participer à mes ennuis, je veux donc que par apres vous me fassiez part de vos contentements, & que cependant vous me permettiez d’user de briefveté en ce discours, que vous desirez sçavoir de moy ; aussi bien une histoire si mal-heureuse que la mienne ne peutplaire que pour estre courte, & s’estant toutes trois assises en rond, elle reprit la parole de cette sorte.


HISTOIRE D’ASTREE
ET PHILLIS.

Ceux qui pensent que les amitiez, & les haines passent de pere en fils, s’ils sçavoient quelle a esté la fortune de Celadon & de moy, advouëroient sans doute qu’ils se sont bien fort trompez. Car, belle Diane, je croy que vous avez souvent oüy dire la vieille inimitié d’entre Alcé, & Hypolite mes pere & mere, & Alcippe & Amarillis, pere & mere de Celadon ; leur haine les ayant accompagnez jusques au cercueil, qui a esté cause de tant de troubles entre les Bergers de ceste contrée, que je m’asseure qu’il n’y a personne qui l’ignore le long des rives du cruel & diffamé Lignon : Et toutesfois il sembla qu’Amour pour montrer sa puissance, voulut expressément de personnes tant ennemies en unir deux si estroittement, que rien n’en peut rompre les liens que la mort : Car à peine Celadon avoit atteint l’aage de quatorze ou quinze ans, & moy de douze ou treize, qu’en une assemblée qui se faisoit au Temple de Venus, qui est sur le haut de ce Mont, relevé dans la plaine, vis à vis de Mont-Suc, à une lieuë du Chasteaude Montbrison ; ce jeune Berger me vid, & comme il m’a raconté depuis, il en avoit conçeu le desir long temps auparavant par le rapport que l’on luy avoit fait de moy : Mais l’empeschement que je vous ay dit de nos peres luy en avoit osté les moyens ; & faut que j’avoüe, que je ne croy pas qu’il en eust plus de volonté que moy. Car je ne sçay pourquoy lors que j’oyois parler de luy le cœur me tressailloit en l’estomac ; si ce n’est que ce fust un presage des troubles, qui depuis me sont arrivez à son occasion. Or soudain qu’il me vid, je ne sçay comment il trouva sujet d’Amour en moy, tant y a que depuis ce temps il se resolut de m’aimer, & de me servir, & sembla qu’à cette premiere veuë nous fussions l’un & l’autre sur le point qu’il nous falloit aimer, puis qu’aussi tost qu’on me dit que c’estoit le fils d’Alcippe, je ressentis un certain changement en moy qui n’estoit pas ordinaire, & dés lors toutes ses actions commencerent à me plaire, & à me sembler beaucoup plus agreables que de tous ces autres jeunes Bergers de son aage ; & par ce qu’il n’osoit encores s’approcher de moy, & que la parole luy estoit interditte, ses regards par leurs allées & venuës, me parlerent si souvent, qu’en fin je recognus qu’il avoit envie de m’en dire davantage : & d’effet en un bal qui se tenoit au pied de la montagne, sous des vieux ormes qui rendent un agreable ombrage ; il usa de tant d’artifice, que sans me prendre, & montrant que c’estoit par mesgarde, ilse trouva au dessous de ma main. Quant à moy je ne fis point semblant de le cognoistre, & traittois avec luy, comme avec tous les autres. Luy au contraire en me prenant la main, baissa la teste, de sorte que faisant semblant de baiser sa main, je sentis sur la mienne sa bouche ; cét acte me fit monter la rougeur au visage, & faignant de n’y prendre garde je tournay la teste de l’autre costé, comme attentive au branle que nous dansions. Cela fut cause qu’il demeura quelque temps sans parler à moy ne sçachant, comme je croy, par où il devoit commencer : en fin ne voulant perdre ceste occasion qu’il avoit si long temps recherchée, il s’avança devant moy, & parla à l’aureille de Corilas, qui me conduisoit à ce bal, si haut (feignant toutefois de le dire bas) que j’oüys tels mots. Pleust à Dieu, Corilas, que la querelle des peres de cette Bergere, & de moy, eust à se demesler entre nous deux : & lors il se retira en sa place, & Corilas luy respondit assez haut : Ne faites point ce souhait Celadon, car peut estre ne souhaitterez vous jamais rien de si dangereux. Quelque hazard qu’il y ait (respondit Celadon, tout haut) je ne me desdiray jamais de ce que je vous ay dit, & en deusse-je donner le cœur pour gage. En semblables promesses, repliqua Corilas, on n’offre jamais une moindre asseurance que celle-là, & toutefois il y en a fort peu, qui quelque temps apres ne s’en dédient. Quiconque, adjouta le Berger, fera difficulté de courre la fortune dont vous me menacez, je le croiraypour homme de peu de courage. »C’est vertu, respondit Corilas, d’estre courageux : mais c’est une folie aussi d’estre temeraire ». A la preuve, repliqua Celadon, on cognoistra quel je suis ; & cependant je vous promets encore un coup, que je ne m’en dédiray jamais. Et par ce que je faisois semblant de ne prendre garde à leur discours, adressant sa parole à moy, il me dit : Et vous belle Bergere, quelle opinion en avez vous ? Je ne sçay, luy respondis-je, dequoy vous parlez. Il m’a dit, reprit Corilas, que pour tirer un grand bien d’un grand mal, il voudroit que la haine de vos peres fust changée en amour entre les enfants. Comment, respondis-je, faisant semblant de ne le cognoistre pas, estes vous fils d’Alcippe ? & m’ayant respondu qu’oüy, & de plus mon serviteur. Il me semble, luy dis-je, qu’il eust esté plus à propos que vous vous fussiez mis aupres de quelqu’autre, qui eust eu plus d’occasion de l’avoir agreable que moy. J’ay bien oüy dire, repliqua Celadon, que « les Dieux punissent les erreurs des peres sur les enfants » : mais entre les hommes cela n’a jamais esté accoustumé : ce n’est pas qu’il ne doive estre permis à vostre beauté qui est divine, d’user des mesmes privileges des Dieux : mais si cela est, vous devez aussi comme eux le pardon quand on le vous demande. Est-ce ainsi Berger, interrompit Corilas, que vous commencez vostre combat en criant mercy ? En tel combat, respondit-il, estre vaincu c’est uneespece de victoire, & quant à moy je le veux bien estre, pourveu qu’elle en vueille la despoüille : Je croy qu’ils eussent plus longuement continué leur discours, si le bransle eust duré davantage : mais sa fin nous separa, & chacun retourna en sa place.

  Quelque temps apres on commença de proposer les prix aux divers exercices qu’on avoit accoustumé de faire, comme de luitter, de courre, de sauter & de jetter la barre, ausquels Celadon pour estre trop jeune, ne fut receu qu’à celuy de la course, dont il eut le prix, qui estoit une Guirlande de diverses fleurs, qui luy fut mise sur la teste par toute l’assemblée, avec beaucoup de loüange, qu’estant si jeune il eust vaincu tant d’autres Bergers. Luy sans beaucoup songer en soy-mesme, se l’ostant, me la vint poser sur les cheveux, me disant assez bas : Voicy qui reconfirme ce que je vous ay dit. Je fus si surprise que je ne puz luy respondre, & n’eust esté Artemis, vostre mere, Phillis, je la luy eusse renduë, non pas que venant de sa main elle ne me fust fort agreable : mais par ce que je craignois qu’Alcé, & Hyppolite le treuvassent mauvais. Toutefois Artemis, qui desiroit plustost d’assoupir que de r’allumer ces vieilles inimitiez, me commanda de la recevoir, & de l’en remercier : ce que je fis si froidement que chacun jugea bien, que ce n’avoit esté que par l’ordonnance de ma tante. Tout ce jour se passa de ceste sorte, & le lendemain aussi,sans que le jeune Berger perdist une seule commodité de me faire paroistre son affection. Et par ce que le troisiesme jour on a accoustumé, de representer en l’honneur de Venus le jugement que Paris donna des trois Déesses ; Celadon resolut de se mesler parmy les filles, sous habit de Bergere : Vous sçavez bien que le troisiesme jour, sur la fin du repas le grand Druide a de coustume de jetter entre les filles une pomme d’or, sur laquelle sont escrits les noms des trois Bergeres qui luy semblent les plus belles de la trouppe, avec ce mot (Soit donnée à la plus belle des trois ; ) & qu’apres on tire au sort celle qui doit faire le personnage de Paris, qui avec les trois Bergeres entre dans le Temple de la Beauté desdié à Venus : Où les portes estant bien fermées, elle fait jugement de la beauté de toutes trois, les voyant nuës, horsmis un foible linge, qui les couvre de la ceinture jusques aupres du genoüil, & par ce que autrefois il y a eu de l’abus, & que quelques Bergers se sont meslez parmy les Bergeres ; il fut ordonné par edict public, que celuy qui commettroit semblable faute, seroit sans remission lapidé par les filles à la porte du Temple. Or il advint que ce jeune enfant sans consideration de ce danger extréme, ce jour là s’habilla en Bergere, & se mettant dans nostre trouppe fut receu pour fille ; & comme si la fortune l’eust voulu favoriser, mon nom fut escrit sur la pomme, & celuy de Malthée, & de Stelle : & lorsqu’on vint à tirer le nom de celle qui feroit le personnage de Paris, j’oüys nommer Orithie, qui estoit le nom que Celadon avoit pris. Dieu sçait si en son ame il ne receut toute la joye dont il pouvoit estre capable, voyant son dessein si bien reüssir. En fin nous fusmes menées dans le Temple, où le juge estant assis en son siege, les portes closes, & nous trois demeurées toutes seules dedans avec luy, nous commençasmes, selon l’ordonnance, à nous desabiller, & par ce qu’il falloit que chacune à part allast parler à luy, & faire offre tout ainsi que les trois Déesses avoient fait autrefois à Paris ; Stelle qui fut la plus diligente à se desabiller, s’alla la premiere presenter à luy, qu’il contempla quelque temps, & apres avoir oüy ce qu’elle luy vouloit dire, il la fit retirer pour donner place à Malthée, qui m’avoit devancée, par ce que me faschant fort de me montrer nuë, j’allois retardant le plus que je pouvois de me despoüiller. Celadon à qui le temps sembloit trop long, & apres avoir fort peu entretenu Malthée, voyant que je n’y allois point, m’appella paresseuse. En fin ne pouvant plus dilayer j’y fus contrainte : mais, mon Dieu, quand je m’en souviens, je meurs encor de honte ! j’avois les cheveux espars, qui me couvroient presque toute, sur lesquels pour tout ornement je n’avois que la Guirlande que le jour auparavant il m’avoit donnée. Quand les autres furent retirées, & qu’il me vid en cét estat aupres de luy, je prisbien garde qu’il changea deux ou trois fois de couleur : mais je n’en eusse jamais soupçonné la cause : de mon costé la honte m’avoit teint la joüe d’une si vive couleur, qu’il m’a juré depuis ne m’avoir jamais veuë si belle, & eust bien voulu qu’il luy eust esté permis de demeurer tout le jour en ceste contemplation ; mais craignant d’estre découvert, il fut contraint d’abreger son contentement, & voyant que je ne luy disois rien : car la honte me tenoit la langue liée : Et quoy Astrée, me dit-il, croyez-vous vostre cause tant avantageuse, que vous n’ayez besoin, comme les autres ; de vous rendre vostre juge affectionné ? Je ne doute point Orithie, luy respondis-je, que je n’aye plus de besoin de seduire mon juge par mes paroles, que Stelle, ny Malthée : mais je sçay bien aussi que je leur cede autant en la persuasion, qu’en la beauté. De sorte que n’eust esté la contrainte à quoy la coustume m’a obligée, je ne fusse jamais venuë devant vous pour esperance de gaigner le prix. Et si vous l’emportez, respondit le Berger, qu’est-ce que vous ferez pour moy ? Je vous en auray, luy dis-je, d’autant plus d’obligation, que je croy le meriter moins. Et quoy, me repliqua-t’il, vous ne me faites point d’autre offre ? Il faut, luy dis-je, que la demande vienne de vous : Car je ne vous en sçaurois faire qui meritast d’estre receuë. Jurez moy, me dit le Berger, que vous me donnerez ce que je vous demanderay, & mon jugement sera à vostre avantage : apres que jeluy eus promis, il me demanda de mes cheveux pour faire un bracelet, ce que je fis, & apres les avoir serrez dedans un papier, il me dit : Or Astrée je retiendray ces cheveux pour gage du serment que vous me faites, afin que si vous y contrevenez jamais, je les puisse offrir à la Déesse Venus, & luy en demander vengeance. Cela, luy respondis-je, est superflu, puis que je suis resoluë de n’y manquer jamais. Alors avec un visage riant, il me dit, Dieu soit loüé, belle Astrée, de ce que mon dessein a reüssi si heureusement : car sçachez que ce que vous m’avez promis, c’est de m’aimer plus que personne du monde, & me recevoir pour vostre fidele serviteur, qui suis Celadon, & non pas Orithie, comme vous pensez : Je dis ce Celadon, par qui amour a voulu rendre preuve que la haine n’est assez forte pour destourner ses effects, puis qu’entre les inimitiez de nos peres, il m’a fait estre tellement à vous, que je n’ay point redouté de mourir à la porte de ce Temple, pour vous rendre tesmoignage de mon affection. Jugez, sage Diane, quelle je devins lors : car Amour me deffendoit de vanger ma pudicité, & toutefois la honte m’animoit contre l’Amour : en fin apres une confuse dispute, il me fut impossible de consentir à moy-mesme de le faire mourir, puis que l’offense qu’il m’avoit faite n’estoit procedée que de m’aymer trop ; toutefois le recognoissant estre Berger, je ne puz plus longuement demeurer nuë devant ses yeux, & sans luy faire autre response, je m’en courus vers mes compagnes, que je trouvay desja presque revestuës : Et reprenant mes habits sans sçavoir presque ce que je faisois, je m’habillay le plus promptement qu’il me fut possible : Mais pour abreger, lors que nous fusmes toutes prestes, la dissimulée Orithie se mit sur le sueil de la porte, & nous ayant toutes trois aupres d’elle : J’ordonne, dit-il, que le prix de la beauté soit donné à Astrée, en tesmoignage dequoy je luy presente la pomme d’or, & ne faut que personne doute de mon jugement, puis que je l’ay veuë, & qu’encores que fille j’en ay ressenty la force. En proferant ces mots, il me presenta la pomme, que je receus toute troublée, & plus encores quand tout bas il me dit, recevez ceste pomme pour gage de mon affection, qui est toute infinie, comme elle est toute ronde. Je luy respondis : contente toy témeraire que je la reçois pour sauver ta vie, & qu’autrement je la refuserois venant de ta main. Il ne pût me repliquer de peur d’estre oüy & recogneu : & par ce que c’estoit la coustume, que celle qui recevoit la pomme, baisoit le juge pour remerciement, je fus contrainte de le baiser : mais je vous asseure que quand jusques alors je ne l’eusse point recogneu, j’eusse bien découvert que c’estoit un Berger : car ce n’estoit point un baiser de fille. Incontinant la foule, & l’applaudissement de la trouppe nous separa, par ce que le Druide m’ayant couronnée, me fit porter dans une chaire jusques où estoit l’assemblée, avec tantd’honneur, que chacun s’estonnoit, que je ne m’en resjouïssois davantage : mais j’estois tellement interditte, & si fort combatuë d’Amour, & de despit, qu’à peine sçavois-je ce que je faisois. Quant à Celadon aussi tost qu’il eut parachevé les ceremonies, il se perdit entre les autres Bergeres, & peu à peu sans qu’on y prist garde, se retira de la trouppe, & laissa ces habits empruntez, pour reprendre les siens naturels ; avec lesquels il nous vint retrouver ayant un visage si asseuré, que personne ne s’en fust jamais douté : quant à moy lors que je le revy, je n’osois presque tourner les yeux sur luy, pleine de honte, & de colere : mais luy qui s’en prenoit garde sans en faire semblant, trouva le moyen de m’accoster, & me dit assez haut ; le juge qui vous a donné le prix de la beauté, a montré d’avoir beaucoup de jugement, & me semble que quoy que la justice de vostre cause meritast bien une aussi favorable sentence, vous ne laissez toutefois de luy avoir quelque obligation. Je croy Berger, luy respondis-je assez bas, qu’il m’est plus obligé que moy à luy, puis que s’il m’a donné une pomme, qui en quelque sorte m’estoit deuë, je luy ay donné la vie, que pour sa témerité il meritoit de perdre. Aussi m’a-t’il dit, respondit incontinent Celadon, qu’il ne la veut conserver que pour vostre service. Si je n’eusse eu plus d’esgard, repliquay-je, à moy mesme qu’à luy, je n’eusse pas laissé sans chastiment une si grande outrecuidence : mais Celadon c’est assez, coupons là ce discours,& contentez-vous, que si je ne vous ay faict punir comme vous meritez, ce n’a seulement esté, que pour ne vouloir donner occasion à chacun de penser quelque chose de plus mal à propos de moy, & non point pour faute de volonté que j’eusse de vous en voir chastié. S’il n’y a eu, dit-il, que ceste occasion, qui ait retardé ma mort, dictes moy de quelle façon vous voulez que je meure, & vous verrez que je n’ay moins de courage pour vous satisfaire, que j’ay eu d’Amour pour vous offenser. Ce discours seroit trop long, si je voulois particulierement vous redire tous nos propos. Tant y a qu’apres plusieurs repliques d’un costé & d’autre, par lesquelles il m’estoit impossible de douter de son affection, si pour le moins les divers changements de visage en peuvent donner quelque connoissance, je luy dis, feignant d’estre en colere : Ressouviens toy Berger de l’inimitié de nos peres, & croy que celle que je te porteray ne leur cedera en rien, si tu m’importunes jamais plus de tes folies, ausquelles ta jeunesse & mon honneur font pardonner pour ceste fois. Je luy dis ces derniers mots, afin de luy donner un peu de courage : car il est tout vray, que sa beauté, son courage, & son affection me plaisoient, & afin qu’il ne peust me respondre, je me tournay pour parler à Stelle qui estoit assez pres de moy. Luy tout estonné de ceste response, se retira de l’assemblée, si triste, qu’en peu de jours il devint presquemescognoissable, & si particulier ; qu’il ne hantoit plus que les lieux plus retirez & sauvages de nos bois. Dequoy estant advertie par quelques unes de mes compagnes, qui m’en parloient sans penser que j’en fusse la cause ; je commençay d’en ressentir de la peine, & resolus en moy-mesme de chercher quelque moyen de luy donner un peu plus de satisfaction : & parce, comme je vous ay dit, qu’il s’esloignoit de toute sorte de compagnie, je fus contrainte pour le rencontrer de conduire mes trouppeaux du costé où je sceus qu’il se retiroit le plus souvent ; & apres y avoir esté en vain deux ou trois fois, en fin un jour, ainsi que je l’allois cherchant, il me sembla d’entr’oüyr sa voix entre quelques arbres, & je ne fus point trompée : car m’approchant doucement je le vis couché en terre de son long, & les yeux tous moites de larmes si tendus contre le Ciel, qu’ils sembloient immobiles. La veuë que j’en eus, me trouvant toute disposée, m’esmeut tellement à pitié, que je me resolus de ne le laisser plus en semblable peine. C’est pourquoy apres l’avoir quelque temps consideré, & ne voulant point luy faire paroistre, que je le voulusse rechercher : Je me retiray assez loin de là, où faisant semblant de ne prendre garde à luy, je me mis à chanter si haut, que ma voix parvint jusques à ses aureilles. Aussi tost qu’il m’ouyt, je veis qu’il se releva en sursaut, & tournant les yeux du costé où j’estois, il demeura comme ravy à m’escouter :à quoy ayant pris garde, à fin de luy donner commodité de m’approcher, je fis semblant de dormir, & toutefois je tenois les yeux entrouverts pour voir ce qu’il deviendroit, & certes il ne manqua point de faire ce que j’avois pensé : car s’approchant doucement de moy, il se vint mettre à genoux le plus pres qu’il peut, & apres avoir demeuré long temps en cet estat, lors que je faisois semblant d’estre plus assoupie, pour luy donner plus de hardiesse, je sentis qu’apres plusieurs souspirs il se baissa doucement contre ma bouche, & me baisa : Alors me semblant qu’il avoit bien assez pris de courage, j’ouvris les yeux, comme m’estant éveillée, quand il m’avoit touchée, & me relevant, je luy dis, feignant d’estre en colere : Mal appris Berger, qui vous a rendu si outrecuidé, que de venir interrompre mon sommeil de cette sorte ? Luy alors tout tremblant, & sans lever les genoux ; C’est vous, belle Bergere, dit-il, qui m’y avez contraint, & si j’ay failly, vous en devez punir vos perfections qui en sont cause : Ce sont tousjours là, luy dis-je, les excuses de vos outrecuidances, mais si vous continuez à m’offenser ainsi, croyez, Berger, que je ne le supporteray pas. Si vous appellez offense, me répondit-il, d’estre aimée, & adorée, commencez de bonne heure à chercher le chastiment que vous me voulez donner : car dés icy je vous jure que je vous offenseray de ceste sorte toute ma vie, & qu’il n’y a ny rigueur de vostre cruauté, ny inimitié de nos peres, ny empeschement del’univers, ensemble, qui me puisse divertir de ce dessein. Mais, belle Diane, il faut que j’abrege ces agreables discours, estant si peu convenables en la saison desastrée où je suis, & vous diray seulement, qu’en fin estant vaincuë, je luy dis : Mais quoy, Berger, quelle fin aura vostre dessein, puis que ceux qui vous peuvent rendre tel qu’il leur plaist, le desaprouvent ? Comment, me repliqua-t’il incontinent, rendre tel qu’il leur plaist ? tant s’en faut qu’Alcippe ait ceste puissance sur ma volonté, que je ne l’ay pas moy mesme. Vous pouvez, luy répondis-je, vous dispenser de vous à vostre gré, mais non pas de l’obeïssance que vous devez à vostre pere, sans faire une grande faute. L’obeïssance, adjousta-t’il, que je luy en dois, ne peut passer au delà de ce que je puis sur moy : Car « ce n’est pas faillir, de ne point faire ce que l’on ne peut » : mais soit ainsi que je le doive, puis que « de deux maux on doit fuïr le plus grand », je choisiray plustost de faillir envers luy, qui n’est qu’un homme, qu’envers vostre beauté qui est divine. Nos discours en fin continuerent si avant, qu’il fallut que je luy permisse d’estre mon serviteur, & d’autant que nous estions si jeunes & l’un & l’autre, que nous n’avions pas encore beaucoup d’artifice pour couvrir nos desseins,