PREMIERE PARTIE DE L’ASTREE (1612) avec glossaire intégré des personnages

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T. Gheeraert

Première partie de l’Astrée de Messire Honoré d’Urfé […] où par plusieurs Histoires, & sous personnes de Bergers, & d’autres, Sont deduits les divers effects de l’honneste Amitié.
Dédié au Roy. A Paris, chez Toussaincts du Bray, 1612. Avec Privilege de sa Majesté.

AU ROY.

SIRE,
Ces Bergers oyant raconter tant de merveilles de vostre grandeur, n’eussent jamais eu la hardiesse de se presenter devant V.M. si je ne les eusse asseurez que ces grands Roys dont l’antiquité se vante le plus, ont esté Pasteurs qui ont porté la houlette & le Sceptre d’une mesme main. Ceste consideration, & la connoissance que depuis ils ont euë que les plus grandes gloires de ces bons Roysont esté celles de la paix & de la justice, avec lesquelles ils ont heureusement conservé leurs peuples, leur a fait esperer que comme vous les imitiez & surpassiez en ce soing paternel, vous ne mépriseriez non plus ces houlettes, & ces trouppeaux qu’ils vous viennent presenter comme à leur Roy & Pasteur Souverain. Et moy (SIRE) voyant que nos peres pour nommer leur Roy, avec plus d’honneur & de respect ont emprunté des Perses le mot de SIRE, qui signifie Dieu, pour faire entendre aux autres nations combien naturellement le François ayme, honore, & revere son Prince ; J’ay pensé que ne leur cedant point en ceste naturelle devotion, puis que les Anciens offroient à leurs Dieux en action de graces, les chosesque les mesmes Dieux avoient inventées ou produittes pour la conservation de l’estre ou du bien-estre des hommes : j’estois obligé pour les imiter d’offrir ASTREE, à ce grand Roy, la valeur & la prudence duquel l’a rappellée du Ciel en terre pour le bonheur des hommes. Recevez-la donc (SIRE) non pas comme une simple Bergere : mais comme une œuvre de vos mains, car veritablement on vous en peut dire l’Autheur : puis que c’est un enfant que la paix a fait naistre, & que c’est à V.M. à qui toute l’Europe doit son repos, & sa tranquillité. Puissiez vous à longues années joüir du bien que vous donnés à chacun. Vostre Regne soit à jamais aussi heureux que vous l’avez rendu admirable : Et Dieu vous remplisse d’autant decontentements & de gloires, que par vostre bonté vous obligez tous les peuples qui sont à vous, de vous benir, aimer, & servir. Ce sont (SIRE) les souhaits que je fais pour V.M. attendant que par l’honneur de vos commandemens je vous puisse rendre quelque meilleur service, au prix de mon sang & de ma vie, ainsi que la nature & la volonté m’y obligent, & le tiltre qu’en toute humilité je prends,
SIRE,

De tres-humble, tres-
affectionné, & tres-fidelle
sujet & serviteur de V. M.
HONORE D’URFE.

L’AUTHEUR
A LA BERGERE
ASTREE.

Il n’y a donc rien, ma Bergere, qui te puisse plus longuement arrester pres de moy ? Il te fasche, dis-tu, de demeurer plus long temps prisonniere dans les recoins d’un solitaire Cabinet, & de passer ainsi ton âge inutilement. Il ne sied pas bien, mon cher enfant, à une fille bien née de courre de ceste sorte, & seroit plus à propos que te renfermant ou parmy des chastes Vestales & Druydes, ou dans les murs privez des affaires domestiques tu laissasses doucement couler le reste de ta vie ; car entre les filles celle-là doit estre la plus estimée dont l’on parle le moins.Si tu sçavois quelles sont les peines & difficultez qui se rencontrent le long du chemin que tu entreprens, Quels monstres horribles y vont attendants les passants pour les devorer, & combien il y en a eu peu qui ayent rapporté du contentement de semblable voyage, peut-estre t’arresterois-tu sagement, où tu as esté si longuement & doucement cherie. Mais ta jeunesse imprudente & qui n’a point d’experience de ce que je te dis, te figure peut-estre des gloires & des vanitez qui produisent en toy ce desir. Je voy bien qu’elle te dit que tu n’és pas si desagreable, ny d’un visage si estrange, que tu ne puisses te faire aymer à ceux qui te verront : Et que tu ne seras pas plus mal receuë du general que tu l’as esté des particuliers qui t’ont desja veuë. Je le souhaitterois, ma Bergere, & avec autant de desir que toy : mais bien souvent l’amour de nous-mesme nous deçoit, & nous opposant ceverre devant les yeux, nous fait voir à travers tout ce qui est en nous beaucoup plus avantageux qu’il n’est pas. Toutefois, puis que ta resolution est telle, & que si je m’y oppose tu me menasses d’une prompte desobeïssance, ressouviens toy pour le moins que ce n’est point par volonté : mais par souffrance que je te le permets. Et pour te laisser à ton despart quelques arres de l’affection paternelle que je te porte, mets bien en ta memoire ce que je te vay dire. Si tu tombes entre les mains de ceux qui ne voyent rien d’autruy que pour y trouver sujet de s’y desplaire, & qu’ils te reprochent que tes Bergers sont ennuyeux, responds leur qu’il est à leur choix de les voir ou ne les voir point : car encor que je n’aye pû leur oster toute l’incivilité du village, si ont ils cette consideration de ne se presenter jamais devant personne qui ne les appelle. Si tu te trouves parmy ceux qui font profession d’interpreter les songes, & découvrir les pensées plus secrettes d’autruy, & qu’ils asseurent que Celadon est un tel homme, & Astrée une telle femme, ne leur responds rien, car ils sçavent assez qu’ils ne sçavent pas ce qu’ils disent : mais supplie ceux qui pourroient estre abusez de leurs fictions, de considerer que si ces choses ne m’importent point, je n’eusse pas pris la peine de les cacher si diligemment, & si elles m’importent, j’aurois eu bien peu d’esprit de les avoir voulu dessimuler & ne l’avoir sceu faire. Que si en ce qu’ils diront il n’y a guere d’apparence, il ne les faut pas croire, & s’il y en a beaucoup, il faut penser que pour couvrir la chose que je voulois tenir cachée & ensevelie, je l’eusse autrement déguisée. Que s’ils y trouvent en effet des accidents semblables à ceux qu’ils s’imaginent, qu’ils regardent les paralleles, & comparaisons que Plutarque a faites en ses Vies des hommes illustres. Que si quelqu’un me blâme de t’avoir choisi un Theatre si peu renommé en l’Europe, t’ayant esleu le Forests, petite contrée & peu conneuë parmy les Gaules, responds leur, ma Bergere, que c’est le lieu de ta naissance. Que ce nom de Forests sonne je ne sçay quoy de champestre, & que le pays est tellement composé, & mesme le long de la riviere de Lignon, qu’il semble qu’il convie chacun à y vouloir passer une vie semblable. Mais qu’outre toutes ces considerations encor j’ay jugé qu’il valoit mieux que j’honorasse ce pays où ceux dont je suis descendu, depuis leur sortie de Suobe, ont vescu si honorablement par tant de siecles : que non point une Arcadie comme le Sannazare. Car n’eust esté Hesiode, Homere, Pindare & ces autres grands personnages de la Grece, le mont de Parnasse, ny l’eau d’Hypocrene ne seroient pas plus estimez maintenant que nostre Montd’Isoure, ou l’onde de Lignon. Nous devons cela au lieu de nostre naissance & de nostre demeure, de le rendre le plus honoré & renommé qu’il nous est possible. Que si l’on te reproche que tu ne parles pas le langage des villageois, & que toy ny ta trouppe ne sentez guere les brebis ny les chevres : responds leur, ma Bergere que pour peu qu’ils ayent connoissance de toy, ils sçauront que tu n’es pas, ny celles aussi qui te suivent, de ces Bergeres necessiteuses qui pour gaigner leur vie conduisent les trouppeaux aux pasturages : mais que vous n’avez toutes pris cette condition que pour vivre plus doucement & sans contrainte. Que si vos conceptions & paroles estoient veritablement telles que celles des Bergeres ordinaires, ils auroient aussi peu de plaisir de vous escouter, que vous auriez beaucoup de honte à les redire. Et qu’outre cela, la pluspart de ta trouppe est remplie d’Amour, qui dans l’Aminte faitbien paroistre qu’il change & le langage & les conceptions, quand il dit,

Queste selve hoggi raggionar d’Amore
Sudranno in nova guisa, è ben parrassi
Che la mia deità sia qui presente
In se medesma, non ne suoi ministri
Sprirerò nobil senzi à rozi petti
Radolcirò de le lor lingue il suono.

Mais ce qui m’a fortifié davantage en l’opinion que j’ay que mes Bergers & Bergeres pouvoient parler de cette façon sans sortir de la bien-seance des Bergers, ç’a esté que j’ay veu ceux qui en representent sur les Theatres ne leur faire pas porter des habits de bureau, des sabots ny des accoustrements mal-faits, comme les gens de village les portent ordinairement : au contraire, s’ils leur donnent une houlette en la main, elle est peinte & dorée, leurs juppes sont de taffetas, leur pannetiere bien troussée, & quelquesfois faite de toile d’or ou d’argent, & se contentent pourveu que l’on puisse reconnoistre que la forme de l’habit a quelque chose de Berger. Car s’il est permis de déguiser ainsi ces personnages, à eux qui particulierement font profession de representer chaque chose le plus au naturel, que faire se peut, pourquoy ne m’en sera-t’il pas permis autant, puis que je ne represente rien à l’œil : mais à l’oüye seulement, qui n’est pas un sens qui touche si vivement l’ame.
Voila, ma Bergere, de quoy je te veux advertir pour ce coup, à fin que s’il est possible tu rapportes quelque contentement de ton voyage. Le Ciel te le rende heureux, & te donne un si bon Genie, que tu me survives autant de siecles, que le sujet qui t’a fait naistre me survivra en m’accompagnant au cercueil.

Livre premier

LA PREMIERE
PARTIE DE L’ASTREE
De Messire Honoré d’Urfé.

Aupres de l’ancienne ville de Lyon, du costé du Soleil couchant, il y a un pays nommé Forests, qui en sa petitesse contient ce qui est de plus rare au reste des Gaules : Car estant divisé en plaines & en montaignes, les unes & les autres sont si fertiles, & scituées en un air si temperé, que la terre y est capable de tout ce que peut desirer le laboureur. Au cœur du pays est le plus beau de la plaine, ceinte comme d’une forte muraille des monts assez voisins, & arrousée du fleuve de Loyre, qui prenant sa source assez prés de là, passe presque par le milieu, non point encore trop enflé ny orgueilleux, mais doux & paisible. Plusieurs autres ruisseaux en divers lieux la vont baignant deleurs claires ondes : mais l’un des plus beaux est Lignon, qui vagabond en son cours, aussi bien que douteux en sa source, va serpentant par ceste plaine depuis les hautes montaignes de Cervieres & de Chalmasel, jusques à Feurs, où Loyre le recevant, & luy faisant perdre son nom propre, l’emporte pour tribut à l’Ocean.

  Or sur les bords de ces delectables rivieres on a veu de tout temps quantité de Bergers, qui pour la bonté de l’air, la fertilité du rivage, & leur douceur naturelle, vivent avec autant de bonne fortune, qu’ils recognoissent peu la fortune. Et croy qu’ils n’eussent deu envier le contentement du premier siecle ; si Amour leur eust aussi bien permis de conserver leur felicité, que le Ciel leur en avoit esté veritablement prodigue. Mais endormis en leur repos ils se sousmirent à ce flatteur, qui tost apres changea son authorité en tyrannie. Celadon fut un de ceux qui plus vivement la ressentirent, tellement espris des perfections d’Astrée, que la haine de leurs parents ne peut l’empescher de se perdre entierement en elle. Il est vray que si en la perte de soy-mesme on peut faire quelque acquisition, dont on se doive contenter, il se peut dire heureux de s’estre perdu si à propos pour gaigner la bonne volonté de la belle Astrée, qui asseurée de son amitié, ne voulut que l’ingratitude en fust le payement, mais plustost une reciproque affection, avec laquelle elle recevoit son amitié & ses services. De sorte que si l’on veit depuis quelque changemententr’eux, il faut croire, que le Ciel le permit, seulement pour faire paroistre que « rien n’est constant que l’inconstance, durable mesme en son changement ». Car ayant vescu bien-heureux l’espace de trois ans, lors que moins ils craignoient le fascheux accident qui leur arriva, ils se virent poussez par les trahisons de Semyre, aux plus profondes infortunes de l’Amour : d’autant que Celadon desireux de cacher son affection, pour decevoir l’importunité de leurs parents, qui d’une haine entr’eux vieille, interrompoient par toutes sortes d’artifices leurs desseins amoureux, s’efforçoit de monstrer que la recherche qu’il faisoit de ceste Bergere estoit plustost commune que particuliere. Ruze vrayement assez bonne, si Semire ne l’eust point malicieusement déguisée, fondant sur cette dissimulation la trahison dont il deçeut Astrée, & qu’elle paya dépuis avec tant d’ennuis, de regrets, & de larmes.

  De fortune, ce jour l’Amoureux Berger s’estant levé fort matin pour entretenir ses pensées, laissant paistre l’herbe moins foulée à ses troupeaux, s’alla asseoir sur le bord de la tortueuse riviere de Lignon, attendant la venuë de sa belle Bergere, qui ne tarda gueres apres luy : car esveillée d’un soupçon trop cuisant, elle n’avoit peu clorre l’œil de toute la nuict. A peine le Soleil commençoit de dorer le haut des montagnes d’Isoure & de Marsilly, quand le Berger apperçeut de loing un troupeau qu’il recogneut bien tost pour celuy d’Astrée. Car outre que Melampe, chien tant aimé de sa Bergere, aussi tost qu’il le vit, le vint follastrement caresser : encore remarqua-t’il la brebis plus cherie de sa maistresse, quoy qu’elle ne portast ce matin les rubans de diverses couleurs, qu’elle souloit avoir à la teste en façon de guirlande, par ce que la Bergere atteinte de trop de déplaisir, ne s’estoit pas donné le loisir de l’agencer comme de coustume. Elle venoit apres assez lentement, & comme on pouvoit juger à ses façons, elle avoit quelque chose en l’ame qui l’affligeoit beaucoup, & la ravissoit tellement en ses pensées, que fust par mégarde ou autrement, passant assez prés du Berger, elle ne tourna pas seulement les yeux vers le lieu où il estoit, & s’alla asseoir assez loing de là sur le bord de la riviere. Celadon sans y prendre garde, croyant qu’elle ne l’eust veu, & qu’elle l’allast chercher où il avoit accoustumé de l’attendre, rassemblant ses brebis avec sa houlette, les chassa apres elle, qui desja s’estant assise contre un vieux tronc, le coude appuyé sur le genoüil, la jouë sur la main, se soustenoit la teste, & demeuroit tellement pensive, que si Celadon n’eust esté plus qu’aveugle en son mal-heur, il eut bien aisément veu que ceste tristesse ne luy pouvoit proceder que de l’opinion du changement de son amitié ; tout autre déplaisir n’ayant assez de pouvoir pour luy causer de si tristes & profonds pensers. Mais d’autant qu' »un mal-heur inesperé est beaucoup plus mal-aisé à supporter » ; Je croy que la fortune, pour luy oster toute sorte de resistance, le voulut ainsi assaillir inopinément.

  Ignorant donc son prochain mal-heur, apres avoir choisi pour ses brebis le lieu plus commode pres de celles de sa Bergere, il luy vint donner le bon-jour, plein de contentement de l’avoir rencontrée ; à quoy elle respondit & de visage & de parolle si froidement, que l’hyver ne porte point tant de froideurs ny de glaçons. Le Berger qui n’avoit pas accoustumé de la voir telle, se trouva d’abord fort estonné ; & quoy qu’il ne se figurast la grandeur de sa disgrace telle qu’il l’esprouva peu apres, si est-ce que la doute d’avoir offensé ce qu’il aimoit, le remplit de si grands ennuis, que le moindre estoit capable de luy oster la vie. Si la Bergere eust daigné le regarder, ou que son jaloux soupçon luy eust permis de considerer quel soudain changement la froideur de sa réponce avoit causé en son visage, pour certain la cognoissance de tel effet luy eust fait perdre entierement ses méfiances. Mais il ne falloit pas que Celadon fust le Phœnix du bon-heur, comme il l’estoit de l’Amour, ny que la fortune luy fist plus de faveur qu’au reste des hommes, qu’elle ne laisse jamais asseurez en leur contentement. Ayant donc ainsi demeuré longuement pensif, il revint à soy, & tournant la veuë sur sa Bergere, rencontra par hazard qu’elle le regardoit ; mais d’un œil si triste, qu’il ne laissa aucune sorte de joye en son ame, si la doute où il estoit y en avoit oubliée quelqu’une. Ils estoient si proches de Lignon, que le Berger y pouvoit aisément atteindre du boutde sa houlette, & le dégel avoit si fort grossi son cours, que tout glorieux & chargé des dépouilles de ses bords, il descendoit impetueusement dans Loire. Le lieu où ils estoient assis, estoit un tertre un peu relevé, contre lequel la fureur de l’onde en vain s’alloit rompant, soustenu par en bas d’un rocher tout nud, couvert au dessus seulement d’un peu de mousse. De ce lieu le Berger frappoit dans la riviere du bout de sa houlette, dont il ne touchoit point tant de gouttes d’eau, que de divers pensers le venoient assaillir, qui flottans comme l’onde, n’estoient point si tost arrivez qu’ils en estoient chassez par d’autres plus violents. Il n’y avoit une seule action de sa vie, ny une seule de ses pensées, qu’il ne r’appellast en son ame, pour entrer en conte avec elles, & sçavoir en quoy il avoit offensé : mais n’en pouvant condamner une seule, son amitié le contraignit de luy demander l’occasion de sa colere. Elle qui ne voyoit point, ses actions, ou qui les voyant, les jugeoit toutes au desavantage du Berger, alloit rallumant son cœur d’un plus ardant dépit, si bien que quand il voulut ouvrir la bouche, elle ne luy donna pas mesme le loisir de proferer les premieres paroles, sans l’interrompre, en disant. Ce ne vous est donc pas assez, perfide & déloyal Berger, d’estre trompeur & meschant envers la personne qui le meritoit le moins, si continuant vos infidelitez, vous ne taschiez d’abuser celle qui vous a obligé à toute sorte de franchise ? Donc vous avez bien la hardiesse de soustenirma veuë apres m’avoir tant offensée ? Donc vous m’osez presenter, sans rougir, ce visage dissimulé, qui couvre une ame si double, & si parjure ? Ah, va, va tromper une autre, va perfide, & t’adresse à quelqu’un de qui tes perfidies ne soient point encores recogneuës, & ne pense plus de te pouvoir déguiser à moy qui ne recognois que trop, à mes dépens, les effets de tes infidelitez & trahisons. Quel devint alors ce fidelle Berger, celuy qui a bien aimé le peut juger, si jamais telle reproche luy a esté faite injustement : Il tombe à ses genoux pasle & transi, plus que n’est pas une personne morte. Est-ce, belle Bergere, luy dit-il, pour m’esprouver, ou pour me desesperer ? Ce n’est, dit-elle, ny pour l’un ny pour l’autre : mais pour la verité, n’estant plus de besoin d’essayer une chose si recogneuë. Ah ! dit le Berger, pourquoy n’ay-je osté ce jour mal-heureux de ma vie ? Il eust esté à propos pour tous deux, dit-elle, que non point un jour, mais tous les jours que je t’ay veu, eussent esté ostez de la tienne & de la mienne ; il est vray que tes actions ont fait, que je me treuve dechargée d’une chose, qui ayant effet, m’eust dépleu d’avantage que ton infidelité : Que si le ressouvenir de ce qui s’est passé entre nous, (que je desire toutesfois estre effacé) m’a encore laissé quelque pouvoir, va t’en déloyal, & garde toy bien de te faire jamais voir à moy que je ne te le commande. Celadon voulut repliquer, mais Amour qui oyt si clairement, à ce coup luy boucha pour son mal-heur les aureilles ; & par cequ’elle s’en vouloit aller, il fut contraint de la retenir par sa robbe, luy disant ; je ne vous retiens pas, pour vous demander pardon de l’erreur qui m’est incogneuë, mais seulement pour vous faire voir quelle est la fin que j’eslis pour oster du monde celuy que vous faites paroistre d’avoir tant en horreur. Mais elle que la colere transportoit, sans tourner seulement les yeux vers luy, se debattit de telle furie, qu’elle échappa & ne luy laissa autre chose qu’un ruban sur lequel par hazard il avoit mis la main. Elle le souloit porter au devant de sa robbe pour ageancer son colet, & y attachoit quelquefois des fleurs quand la saison le luy permettoit ; à ce coup elle y avoit une bague, que son pere luy avoit donnée. Le triste Berger la voyant partir avec tant de colere, demeura quelque temps immobile, sans presque sçavoir ce qu’il tenoit en la main, quoy qu’il y eust les yeux dessus : En fin avec un grand souspir, revenant de ceste pensée, & cognoissant ce ruban ; Soy tesmoin, dit-il, ô cher cordon, que plustost que de rompre un seul des nœuds de mon affection, j’ay mieux aymé perdre la vie, à fin que quand je seray mort, & que ceste cruelle te verra, peut estre sur moy, tu l’asseures qu’il n’y a rien au monde qui puisse estre plus aimé que je l’aime, ny Amant plus mal recogneu que je suis. Et lors se l’attachant au bras, & baisant la bague : Et toy, dit-il, symbole d’une entiere & parfaite amitié, soy content de ne me point esloigner à ma mort, à fin que ce gage pour le moins me demeure, de celle qui m’avoit tant promis d’affection. A peine eust-il finy ces mots, que tournant les yeux du costé d’Astrée, il se jetta les bras croisez dans la riviere.

  En ce lieu, Lignon estoit tres-profond & tres-impetueux, car c’estoit un amas de l’eau, & un regorgement que le rocher luy faisoit faire contremont ; si bien que le Berger demeura longuement avant que d’aller à fonds, & plus encore à revenir : & lors qu’il parust, ce fust un genoüil premier, & puis un bras : & soudain enveloppé du tournoyement de l’onde, il fust emporté bien loin de là, dessous l’eau.

  Des-ja Astrée estoit accouruë sur le bord, & voyant ce qu’elle avoit tant aymé, & qu’elle ne pouvoit encor’ hayr, estre à son occasion si prés de la mort, se trouva si surprise de frayeur, que au lieu de luy donner secours elle tomba esvanouye, & si pres du bord qu’au premier mouvement qu’elle fist lors qu’elle revint à soy, qui fust long-temps apres, elle tomba dans l’eau, en si grand danger, que tout ce que peurent faire quelques Bergers qui se treuverent pres de là, fust de la sauver, & avec l’ayde encores de sa robe, qui la soustenant sur l’eau, leur donna le loisir de la tirer à bord, mais tant hors d’elle-mesme, que sans qu’elle le sentit, ils la porterent en la cabane plus proche, qui se treuva estre de Phillis, où quelques unes de ses compagnes luy changerent ses habits moüillez, sans qu’elle peut parler, tant elle estoit estonnée, & pour le hazard qu’elle avoit couru, & pour la perte de Celadon ; qui cependant fust emporté de l’eau avec tant de furie, que de luy mesme il alla donner sur le sec, fort loing de l’autre costé de la riviere, entre quelques petits arbres : mais avec fort peu de signe de vie.

  Aussi tost que Phillis (qui pour lors n’estoit point chez elle) sçeut l’accident arrivé à sa compagne, elle se mist à courir de toute sa force : & n’eust esté que Lycidas la rencontra, elle ne se fust arrestée pour quelque autre que ç’eust esté. Encor luy dit-elle fort briefvement le danger qu’Astrée avoit couru, sans luy parler de Celadon : aussi n’en sçavoit-elle rien. Ce Berger estoit frere de Celadon, à qui le Ciel l’avoit lié d’un nœud d’amitié beaucoup plus estroit que celuy du parentage : d’autre costé Astrée, & Phillis, outre qu’elles estoient germaines, s’aymoient d’une si estroitte amitié qu’elle meritoit bien d’estre comparée à celle des deux freres. Que si Celadon eust de la simpathie avec Astrée, Lycidas n’eust pas moins d’inclination à servir Phillis : ny Phillis à aymer Lycidas.

  De fortune, au mesme temps qu’ils arriverent, Astrée ouvrit les yeux, & certes bien changez de ce qu’ils souloient estre, quand Amour victorieux s’y monstroit triomphant de tout ce qui les voyoit, & qu’ils voyoient. Leurs regards estoient lents & abattus, leurs paupieres pesantes & endormies, & leurs esclairs changez en larmes : larmes toutesfois qui tenant de ce cœur tout enflammé d’où elles venoient, & de ces yeux bruslants par où elles passoient, brusloient & d’amour & de pitié tous ceux quiestoient à l’entour d’elle : Quand elle apperceut sa compagne Phillis, ce fut bien lors qu’elle receut un grand eslancement ; & plus encor quand elle vit Lycidas ; & quoy qu’elle ne voulut que ceux qui estoient pres d’elle recogneussent le principal sujet de son mal, si fut-elle contrainte de luy dire, que son frere s’estoit noyé en luy voulant ayder. Ce Berger à ces nouvelles fut si estonné, que sans s’arrester d’avantage il courut sur le lieu mal-heureux avec tous ces Bergers, laissant Astrée & Phillis seules, qui peu apres se mirent à les suivre : mais si tristement que quoy qu’elles eussent beaucoup à dire, elles ne se pouvoient parler. Cependant les Bergers arrivez sur le bord, & jettant l’œil d’un costé & d’autre ne trouverent aucune marque de ce qu’ils cherchoient, sinon ceux qui coururent plus bas, qui trouverent fort loing son chappeau, que le courant de l’eau avoit emporté, & qui par hazard s’estoit arresté entre quelques arbres que la riviere avoit desracinez & abatus. Ce furent là toutes les nouvelles qu’ils peurent avoir de ce qu’ils cherchoient : car pour luy il estoit desja bien esloigné, & en lieu où il leur estoit impossible de le retrouver. Par ce qu’avant qu’Astrée fut revenuë de son esvanouïssement, Celadon, comme j’ay dit, poussé de l’eau, donna de l’autre costé entre quelques arbres, où difficilement pouvoit-il estre veu.

  Et lors qu’il estoit entre la mort & la vie, il arriva sur le mesme lieu trois belles Nymphes, dont les cheveux espars, alloient ondoyant surles espaules, couverts d’une guirlande de diverses perles : elles avoient le sein découvert, & les manches de la robe retroussées jusques sur le coude, d’où sortoit un linomple deslié, qui froncé venoit finir aupres de la main, où deux gros bracelets de perles sembloient le tenir attaché. Chacune avoit au costé le carquois remply de fléches, & portoit en la main un arc d’yvoire, le bas de leur robe par le devant estoit retroussé sur la hanche, qui laissoit paroistre leurs brodequins dorez jusques à mi-jambe. Il sembloit qu’elles fussent venuës en ce lieu avec quelque dessein : car l’une disoit ainsi. C’est bien icy le lieu, voicy bien le reply de la riviere ; voyez comme elle va impetueusement là haut, outrageant le bord de l’autre costé, qui se rompt & tourne tout court en çà. Considerez ceste touffe d’arbres, c’est sans doute celle qui nous a esté representée dans le miroir. Il est vray, disoit la premiere ; mais il n’y a encor’ gueres d’apparence en tout le reste : & me semble que voicy un lieu assez escarté pour trouver ce que nous y venons chercher. La troisiesme qui n’avoit point encore parlé ; Si y a-t’il bien, dit-elle, quelque apparence en ce qu’il vous a dit, puis qu’il vous a si bien representé ce lieu, que je ne croy point qu’il y ait icy un arbre que vous n’ayez veu dans le miroir : Avec semblables mots, elles approcherent si pres de Celadon que quelques fueilles seulement le leur cachoient. Et parce qu’ayant remarqué toute chose particulierement, elles recogneurent que c’estoit-là sans doute le lieuqui leur avoit esté monstré, elles s’y assirent, en deliberation de voir si la fin seroit aussi veritable que le commencement : mais elles ne se furent si tost baissées, pour s’asseoir que la principale d’entr’elles apperçeut Celadon ; & parce qu’elle croyoit que ce fust un Berger endormy, elle estendit les mains de chaque costé sur ses compagnes ; puis sans dire mot, mettant le doigt sur la bouche, leur monstra de l’autre main entre ces petits arbres, ce qu’elle voyoit, & se leva le plus doucement qu’elle peust pour ne l’esveiller, mais le voyant de plus pres elle le creut mort ; car il avoit encor les jambes en l’eau, le bras droit mollement estendu par dessus la teste, le gauche à demy tourné par derriere, & comme engagé sous le corps, le col faisoit un ply en avant pour la pesanteur de la teste, qui se laissoit aller en arriere : la bouche à demy entre-ouverte, & presque pleine de sablon, degouttoit encore de tous costez : le visage en quelques lieux esgratigné & soüillé ; les yeux à moitié clos : & les cheveux, qu’il portoit assez longs, si moüillez que l’eau en couloit comme de deux sources le long de ses joues, dont la vive couleur estoit si effacée qu’un mort ne l’a point d’autre sorte : le milieu des reins estoit tellement avancé, qu’il sembloit rompu, & cela faisoit paroistre le ventre plus enflé, quoy que remply de tant d’eau il le fust assez de luy-mesme. Ces Nymphes le voyant en cest estat en eurent pitié, & Leonide qui avoit parlé la premiere, comme plus pitoyable & plus officieuse, fust la premiere qui le prist sous le corps pour le tirer à la rive. A mesme instant l’eau qu’il avoit avalée ressortoit en telle abondance que la Nymphe le trouvant encore chaud, eust opinion qu’on le pourroit sauver. Lors Galathée, qui estoit la principale, se tournant vers la derniere qui le regardoit sans leur ayder : Et vous, Silvie, luy dit-elle, que veut dire, ma mignonne, que vous estes si faineante : mettez la main à l’œuvre, si ce n’est pour soulager vostre compagne, pour la pitié au moins de ce pauvre Berger ? Je m’amusois, dit-elle, Madame, à considerer que quoy qu’il soit bien changé, il me semble que je le recognois ; Et lors se baissant elle le prist de l’autre costé, & le regardant de plus pres : Pour certain, dit-elle, je ne me trompe pas ; c’est celuy que je veux dire, & certes il merite bien que vous le secouriez : car outre qu’il est d’une des principales familles de ceste contrée, encor a-t’il tant de merites que la peine y sera bien employée. Cependant l’eau sortoit en telle abondance que le Berger estant fort allegé, commença à respirer, non toutesfois qu’il ouvrit les yeux, ny qu’il revint entierement. Et par ce que Galathée eust opinion que c’estoit cestuy-cy dont le Druide luy avoit parlé, elle mesme commença d’ayder à ses compagnes, disant qu’il le falloit porter en son Palais d’Isoure, où elles le pourroient mieux faire secourir. Et ainsi, non point sans peine elles le porterent jusques où le petit Meril gardoit leur chariot, sur lequel montant toutes trois, Leonide fust celle qui les guida, & pour n’estreveuës avec ceste proye par les gardes du Palais, elles allerent descendre à une porte secrette.

  Au mesme temps, qu’elles furent parties : Astrée revenant de son esvanoüissement tomba dans l’eau, comme nous avons dit ; si bien que Lycidas, ny ceux qui vindrent chercher Celadon, n’en eurent autres nouvelles que celles que j’ay dittes. Par lesquelles Lycidas n’estant que trop asseuré de la perte de son frere, s’en revenoit pour se plaindre avec Astrée de leur commun desastre. Elle ne faisoit que d’arriver sur le bord de la riviere, où contrainte du déplaisir elle s’estoit assise autant pleine d’ennuy & d’estonnement, qu’elle l’avoit peu auparavant esté d’inconsideration, & de jalousie. Elle estoit seule, car Phillis voyant revenir Lycidas, estoit allée chercher des nouvelles comme les autres. Ce Berger arrivant, & de lassitude, & de desir de sçavoir comme ce malheur estoit avenu, s’assit pres d’elle, & la prenant par la main, luy dit. Mon Dieu, belle Bergere, quel malheur est le nostre ! Je dis le nostre : car si j’ay perdu un frere, vous avez aussi perdu une personne qui n’estoit point tant à soy-mesme qu’à vous. Ou qu’Astrée fut ententive ailleurs, ou que ce discours luy ennuyast, elle n’y fit point de responce, dont Lycidas estonné comme par reproche continua : est-il possible, Astrée, que la perte de ce miserable fils, (car tel le nommoit-elle) ne vous touche l’ame assez vivement, pour vous faire accompagner sa mort au moins de quelques larmes ? S’il ne vous avoit point aymée, ou que ceste amitié vous fut incogneüe, ce seroit chose suportable de ne vous voir ressentir davantage son mal-heur, mais puis que vous ne pouvez ignorer qu’il ne vous ait aymée plus que luy-mesme, c’est chose cruelle, Astrée, croyez-moy, de vous voir aussi peu esmeüe que si vous ne le cognoissiez point.

  La Bergere tourna alors le regard tristement vers luy ; & apres l’avoir quelque temps consideré elle luy respondit. Berger, il me déplaist de la mort de vostre frere, non pour amitié qu’il m’ait portée, mais d’autant qu’il avoit des conditions d’ailleurs, qui peuvent bien rendre sa perte regretable : car quant à l’amitié dont vous parlez, elle a esté si commune aux autres Bergeres mes compagnes, qu’elles en doivent (pour le moins) avoir autant de regret que moy ! Ah ingrate Bergere (s’escria incontinent Lycidas) je tiendray le Ciel pour estre de vos complices, s’il ne punit ceste injustice en vous ! Vous avez peu croire, celuy inconstant, à qui le courroux d’un pere, les inimitiez des parens, les cruautez de vostre rigueur, n’ont peu diminuer la moindre partie de l’extréme affection, que vous ne sçauriez feindre de n’avoir mille, & mille fois recogneüe en luy trop clairement ? Vrayement celle-cy est bien une mécognoissance, qui surpasse toutes les plus grandes ingratitudes, puis que ses actions, & ses services n’ont peu vous rendre asseurée d’une chose dont personne que vous ne doute plus ? Aussi respondit Astrée n’y avoit-il personne à qui elle touchast comme à moy. Elle le devoitcertes (repliqua le Berger) puis qu’il estoit tant à vous, que je ne sçay, & si fay, je le sçay, qu’il eust plustost des-obey aux grands Dieux qu’à la moindre de vos volontez. Alors la Bergere en colere luy respondit : Laissons ce discours, Lycidas, & croyez-moy qu’il n’est point à l’avantage de vostre frere, mais s’il m’a trompée, & laissée avec ce desplaisir de n’avoir plustost sçeu recognoistre ses tromperies, & finesses, il s’en est allé, certes, avec une belle despoüille, & de belles marques de sa perfidie. Vous me rendez (repliqua Lycidas) le plus estonné du monde : En quoy avez vous recogneu ce que vous luy reprochez ? Berger, adjousta Astrée, l’histoire en seroit trop longue & trop ennuyeuse : contentez-vous, que si vous ne le sçavez, vous estes seul en cette ignorance, & qu’en toute ceste riviere de Lignon, il n’y a Berger qui ne vous die que Celadon aymoit en mille lieux : & sans aller plus loin, hyer j’ouys de mes oreilles mesmes, les discours d’amour qu’il tenoit à son Aminthe, car ainsi la nommoit-il, ausquels je me fusse arrestée plus long-temps, n’eust esté que sa honte me desplaisoit, & que pour dire le vray, j’avois d’autres affaires ailleurs qui me pressoient d’avantage. Lycidas alors comme transporté s’escria, je ne demande plus la cause de la mort de mon frere, c’est vostre jalousie Astrée, & jalousie fondée sur beaucoup de raison, pour estre cause d’un si grand mal-heur. Helas Celadon, que je voy bien reüssir à ceste heure vrayes les propheties de tes soupçons, quand tu disois queceste feinte te donnoit tant de peine qu’elle te cousteroit la vie : mais encore ne cognoissois-tu pas, de quel costé ce mal-heur te devoit advenir : puis s’adressant à la Bergere : Est-il croyable, dit-il, Astrée, que ceste maladie ait esté si grande qu’elle vous ait fait oublier les commandemens que vous luy avez faits si souvent ? Si seray-je bien tesmoin de cinq ou six fois pour le moins qu’il se mit à genoux devant vous, pour vous supplier de les revoquer ; vous souvient-il point que quand il revint d’Italie, ce fut une de vos premieres ordonnances, & que dedans ce rocher, où depuis si souvent je vous vis ensemble, il vous requist de luy ordonner de mourir, plustost que de feindre d’en aymer une autre ? Mon astre, vous dit-il, (je me ressouviendray toute ma vie des mesmes paroles) ce n’est point pour refuser : mais pour ne pouvoir observer ce commandement, que je me jette à vos pieds, & vous supplie que pour tirer preuve de ce que vous pouvez sur moy, vous me commandiez de mourir, & non point de servir comme que ce soit autre qu’Astrée. Et vous luy respondites : Mon fils, je veux ceste preuve de vostre amitié, & non point vostre mort qui ne peut estre sans la mienne : car outre que je sçay que celle-cy vous est la plus difficile, encore nous r’apportera-t’elle une commodité que nous devons principalement rechercher, qui est de clorre & les yeux & la bouche aux plus curieux & aux plus médisans : S’il vous repliqua plusieurs fois, & s’il en fit tous les refus que l’obeïssance (à quoy sonaffection l’obligeoit envers vous) luy pouvoit permettre, je m’en remets à vous-mesme, si vous voulez vous en ressouvenir : tant y a que je ne croy point qu’il vous ait jamais desobeye, que pour ce seul sujet ; & à la verité ce luy estoit une contrainte si grande, que toutes les fois qu’il revenoit du lieu, où il estoit contraint de feindre, il falloit qu’il se mit sur un lict, comme revenant de faire un tres-grand effort : & lors il s’arresta pour quelque temps, & puis il reprit ainsi. Or sus Astrée, mon frere est mort : s’en est fait, quoy que vous en croyez, ou mécroyez, ne luy peut r’apporter bien ny mal, de sorte que vous ne devez plus penser que je vous en parle en sa consideration : mais pour la seule verité, toutefois ayez-en telle croyance qu’il vous plaira, si vous jureray-je qu’il n’y a point deux jours que je le trouvay gravant des vers sur l’escorce de ces arbres, qui sont par delà la grande prairie, à main gauche du bié, & m’asseure que si vous y daignez tourner les yeux vous remarquerez que c’est luy qui les y a couppez : car vous recognoissez trop bien ses caracteres, si ce n’est qu’oublieuse de luy, & de ses services passez, vous ayez de mesme perdu la memoire de tout ce qui le touche : mais je m’asseure, que les Dieux ne le permettront pour sa satisfaction, & pour vostre punition : les vers sont tels.


MADRIGAL.

Je pourray bien dessus moy-mesme
Quoy que mon amour soit extresme,
Obtenir encor ce poinct,
De dire que je n’ayme point.
Mais feindre d’en aymer un’ autre,
Et d’en adorer l’œil vainqueur,
Comme en effet je fay le vostre,
Je n’en sçaurois avoir le cœur.
Et s’il le faut, ou que je meure,
Faites moy mourir de bonne-heure.

Il peut y avoir sept ou huit jours, qu’ayant esté contraint de m’en aller, pour quelque temps sur les rives de Loire, pour response il m’escrivit une lettre que je veux que vous voyez, & si en la lisant vous ne cognoissez son innocence, je veux croire qu’avec vostre bonne volonté vous avez perdu pour luy toute espece de jugement ; Et lors la prenant en sa poche, la luy leut : Elle estoit telle.


RESPONCE DE CELADON
A LYCIDAS.

Ne t’enquiers plus de ce que je fais, mais sçache que je continuë tousjours en ma peine ordinaire. Aymer, & ne l’oser faire paroistre, n’aymer point, & jurer le contraire, cher frere, c’est tout l’exercice ou plustost le supplice de ton Celadon. On dit que deux contraires ne peuvent en mesme temps estre en mesme lieu,toutesfois la vraye & la feinte amitié, sont d’ordinaire en mes actions ; mais ne t’en estonne point, car je suis contraint à l’un par la perfection, & à l’autre par le commandement de mon Astre. Que si ceste vie te semble estrange, ressouviens-toy, que les miracles sont les œuvres ordinaires des Dieux, & que veux-tu que ma Déesse cause en moy que des miracles ?

Il y avoit long-temps qu’Astrée n’avoit rien respondu, par-ce que les paroles de Lycidas la mettoient presque hors d’elle-mesme. Si est-ce que la jalousie qui retenoit encor quelque force en son ame, luy fist prendre ce papier, comme estant en doute, que Celadon l’eust escrit. Et quoy qu’elle recogneust, que vrayement c’estoit luy, si disputoit-elle le contraire en son ame, « suivant la coustume de plusieurs personnes qui veulent tousjours fortifier comme que ce soit leur opinion ». Et presque au mesme temps plusieurs Bergers arriverent de la queste de Celadon, où ils n’avoient trouvé autre marque de luy que son chappeau, qui ne fut à la triste Astrée qu’un grand renouvellement d’ennuy. Et par-ce qu’elle se ressouvint d’une cachette qu’amour leur avoit fait inventer & qu’elle n’eust pas voulu estre recogneuë ; elle fit signe à Phillis de le prendre ; & lors chacun se mist sur les regrets, & sur les loüanges du pauvre Berger, & n’en y eut un seul qui n’en racontast quelque vertueuse action ; elle sans plus, qui leressentoit davantage, estoit contrainte de demeurer muette, & de le monstrer le moins, sçachant bien que « la souveraine prudence en amour est de tenir son affection cachée, ou pour le moins de n’en faire jamais rien paroistre inutilement ». Et parce que la force qu’elle se faisoit en cela estoit tres grande, & qu’elle ne pouvoit la supporter plus longuement, elle s’aprocha de Phillis, & la pria de ne la point suivre, afin que les autres en fissent de mesme, & luy prenant le chappeau qu’elle tenoit en sa main, elle partit seule & se mist à suivre le sentier où ses pas sans eslection la guidoient. Il n’y avoit guere Berger en la trouppe qui ne sçeust l’affection de Celadon, par-ce que ses parents par leurs contrarietez ; l’avoient découverte plus que ses actions : mais elle s’y estoit conduitte avec tant de discretion que hormis Semyre, Lycidas & Phillis, il n’en y avoit point qui sçeust la bonne volonté qu’elle luy portoit, & encore que l’on cogneut bien que ceste perte l’affligeoit, si l’attribuoit-on plustost à un bon naturel, qu’à un amour (tant profite la bonne opinion que l’on a d’une personne ) cependant elle continuoit son chemin, le long duquel mille pensers, ou plustost mille desplaisirs la talonnoient pas à pas, de telle sorte que quelquefois douteuse, d’autrefois asseurée de l’affection de Celadon, elle ne sçavoit si elle le devoit plaindre, ou se plaindre de luy. Si elle se ressouvenoit de ce que Lycidas luy venoit de dire, elle le jugeoit innocent : que si les paroles qu’elle luy avoit ouy tenir aupres de laBergere Amynthe, luy revenoient en la memoire, elle le condamnoit comme coulpable. En ce labyrinthe de diverses pensées, elle alla longuement errant par ce bois, sans nulle élection de chemin, & par fortune, ou par le vouloir du Ciel, qui ne pouvoit souffrir que l’innocence de Celadon demeurast plus longuement douteuse en son ame, ses pas la conduisirent sans qu’elle y pensast le long du petit ruisseau entre les mesmes arbres où Lycidas luy avoit dit que les vers de Celadon estoient gravez. Le desir de sçavoir s’il avoit dit vray, eust bien eu assez de pouvoir en elle pour les luy faire chercher fort curieusement, encore qu’ils eussent esté fort cachez : mais la coupure qui estoit encore toute fraische les luy descouvrit assez tost. O Dieu comme elle les recogneut pour estre de Celadon, & comme promptement elle y courut pour les lire : mais combien vivement luy toucherent-ils l’ame ? Elle s’assit en terre, & mettant en son giron le chappeau & la lettre de Celadon, elle demeura quelque temps les mains jointes ensemble, & les doigts serrez l’un dans l’autre, tenant les yeux sur ce qui luy restoit de son Berger ; & voyant que le chappeau grossissoit à l’endroit où il avoit accoustumé de mettre ses lettres, quand il vouloit les luy donner secrettement, elle y porta curieusement la main, & passant les doigts dessous la doubleure, rencontra le feutre apiecé, duquel destachant la gance, elle en tira un papier que ce jour mesme Celadon y avoit mis. Ceste finesse fut inventée entre-eux, lors que la mal-vueillance de leursperes les empeschoit de se pouvoir parler : car feignant de se jetter par jeu ce chappeau, ils pouvoient aisément recevoir & donner leurs lettres : toute tremblante elle sortit celle-cy hors de sa petite cachette, & toute hors de soy apres l’avoir despliée elle y jetta la veuë pour la lire : mais elle avoit tellement esgaré les puissances de son ame, qu’elle fut contrainte de se frotter plusieurs fois les yeux avant que de le pouvoir faire ; en fin elle leut tels mots.


LETTRE DE CELADON
A LA BERGERE ASTREE

  Mon Astre, si la dissimulation à quoy vous me contraignez, est pour me faire mourir de peine, vous le pouvez plus aisément d’une seule parole : si c’est pour punir mon outrecuidance, vous estes juge trop doux, de m’ordonner un moindre supplice que la mort. Que si c’est pour esprouver quelle puissance vous avez sur moy, pourquoy n’en recherchez vous un tesmoignage plus prompt que celui-ci, de qui la longueur vous doit estre ennuyeuse ? car je ne sçaurois penser que ce soit pour celer nostre dessein, comme vous dites, puis que ne pouvant vivre en telle contrainte, ma mort sans doute en donnera assez prompte, & déplorable cognoissance. Jugez donc, mon bel Astre, que c’est assez enduré, & qu’il est desormais temps que vous me permettiez de faire le personnage de Celadon, ayant si longuement, & avec tant de peine, representé celuy de la personne du monde, qui luy est la plus contraire.

O quels cousteaux tranchans furent ces paroles en son ame, lors qu’elles luy remirent en memoire le commandement qu’elle luy avoit fait, & la resolution qu’ils avoient prise de cacher par ceste dissimulation leur amitié ! mais voyez quels sont les enchantemens d’Amour : elle recevoit un déplaisir extréme de la mort de Celadon, & toutesfois elle n’estoit point sans quelque contentement au milieu de tant d’ennuis, cognoissant que veritablement il ne luy avoit point esté infidelle, & dés qu’elle en fut certaine, & que tant de preuves eurent esclarcy les nuages de sa jalousie, toutes ces considerations se joignirent ensemble, pour avoir plus de force à la tourmenter : de sorte que ne pouvant recourre à autre remede qu’aux larmes, tant pour plaindre Celadon, que pour pleurer sa perte propre, elle donna commancement à ses regrets, avec un ruisseau de pleurs, & puis de cent pitoyables, helas ! interrompant le repos de son estomac, d’infinis sanglots le respirer de sa vie, & d’impitoyables mains outrageant ses belles mains mesmes, elle se ramenteut la fidelle amitié qu’elle avoit auparavant recogneuë en ce Berger, l’extrémité de son affection, & le desespoir où l’avoit poussé sipromptement la rigueur de sa response : & puis se representant le temps heureux qu’il l’avoit servie, les plaisirs & contentemens que l’honnesteté de sa recherche luy avoit rapportez, & quel commencement d’ennuy elle ressentoit desja par sa perte, encore qu’elle le trouvast tres grand, si ne le jugeoit-elle egal à son imprudence, puis que le terme de tant d’années luy devoit donner assez d’asseurance de sa fidelité.

  D’autre costé Lycidas qui estoit si mal satisfait d’Astrée, qu’il n’en pouvoit presque avec patience souffrir la pensée, se leva d’aupres de Phillis, pour ne dire chose contre sa compagne qui luy dépleust, & partit l’estomach si enflé, les yeux si couverts de larmes, & le visage si changé, que sa Bergere le voyant en tel estat, & donnant à ce coup quelque chose à son amitié, le suivit sans craindre ce qu’on pourroit dire d’elle. Il alloit les bras croisez sur l’estomac, la teste baissée, le chappeau enfoncé, mais l’ame encor plus plongée dans la tristesse. Et par ce que la pitié de son mal obligeoit les Bergers qui l’aymoient à participer à ses ennuis ; Ils alloient suivant, & plaignant apres luy, mais ce pitoyable office ne luy estoit qu’un rengregement de douleur. « Car l’extréme ennuy a cela, que la solitude doit estre son premier appareil, par ce qu’en compagnie l’ame n’ose librement pousser dehors les venins de son mal, & jusques à ce qu’elle s’en soit déchargée, elle n’est capable des remedes de la consolation ». Estant en ceste peine, de fortune ils rencontrerent un jeuneBerger couché de son long sur l’herbe, & deux Bergeres aupres de luy. L’une luy tenant la teste en son giron, & l’autre joüant d’une harpe, cependant qu’il alloit souspirant tels vers, les yeux tendus contre le Ciel, les mains jointes sur son estomach, & le visage tout couvert de larmes.


STANCES
SUR LA MORT DE CLEON.

La beauté que la mort en cendre a fait resoudre
La dépoüillant si tost de son humanité,
Passa comme un esclair, & brusla comme un foudre
Tant elle eust peu de vie, & beaucoup de beauté.
Ces yeux jadis auteurs des douces entreprises,
Des plus cheres Amours sont à jamais fermez,
Beaux yeux qui furent pleins de tant de mignardises,
Qu’on ne les vit jamais sans qu’ils fussent aimez.
S’il est vray, la beauté d’entre nous est ravie,
Amour pleure vaincu qui fut tousjours vaincueur,
Et celle qui donnoit à mile cœurs la vie,
Est morte, si ce n’est qu’elle vive en mon cœur.
Et quel bien desormais peut estre desirable,
Puis que le plus parfait est le plustost ravy ?
Et qu’ainsi que du corps l’ombre est inseparable,
Il faut qu’un bien tousjours soit d’un malheur suivy ?
Il semble, ma Cleon, que vostre destinée,
Ayt dés son Orient vostre jour achevé,
Et que vostre beauté morte aussitost que née
Au lieu de son berceau son cercueil ait trouvé.
Non, vous ne mourez pas, mais c’est plustost moy-mesme,
Puis que vivant je fus de vous seule animé :
Et si l’Amant a vie en la chose qu’il aime,
Vous revivez en moy m’ayant tousjours aimé.
Que si je vis Amour veut donner cognoissance,
Que mesme sur la mort il a commandement,
Ou comme estant un Dieu pour monstrer sa puissance,
Que sans ame & sans cœur faire vivre un Amant.
Mais Cleon, si du Ciel l’ordonnance fatale
D’un trépas inhumain vous fait sentir l’effort,
Amour à vos destins rend ma fortune égale,
Vous mourez par mon dueil, & moy par vostre mort.
Je regrettois ainsi mes douleurs immortelles,
Sans que par mes regrets la mort pust s’attendrir,
Et mes deux yeux changez en sources eternelles,
Qui pleurerent mon mal ne sceurent l’amoindrir.
Quand Amour avec moy d’une si belle morte,
Ayant plaint le mal-heur qui cause mes travaux,
Sechons, dit-il, nos yeux, pleignons d’une autre sorte,
Aussi bien tous les pleurs sont moindres que nos maux.

LYCIDAS & Phillis eussent bien eu assez de curiosité pour s’enquerir de l’ennuy de ce Berger, si le leur propre le leur eust permis ; mais voyant qu’il avoit autant de besoin de consolation qu’eux, ils ne voulurent adjouster le mal d’autruy au leur, & ainsi laissant les autres Bergers attentifs à l’escouter, ils continuerent leur chemin sans estre suivis de personne, pour le desir que chacun avoit de sçavoir qui estoit cette trouppe incogneuë. A peine estoit party Lycidas qu’ils ouyrent d’assez loin une autre voix, qui sembloit s’approcher d’eux, & la voulant escouter, ils furent empeschez par laBergere qui tenoit la teste du Berger dans son giron, avec telles plaintes. Et bien cruel ? Et bien Berger sans pitié ? jusques à quand ce courage obstiné, s’endurcira-t’il à mes prieres ? jusques à quand as tu ordonné que je sois dédaignée pour une chose qui n’est plus ? & que pour une morte je sois privée de ce qui luy est inutile ? Regarde Tyrcis, regarde Idolatre des morts, & ennemy des vivans, quelle est la perfection de mon amitié, & apprens quelquesfois, apprens à aymer les personnes qui vivent, & non pas celles qui sont mortes, qu’il faut laisser en repos apres le dernier à Dieu, & non pas en troubler les cendres bien-heureuses par des larmes inutiles, & prens garde si tu continuës, de n’attirer sur toy la vengeance de ta cruauté, & de ton injustice.

  Le Berger alors sans tourner les yeux vers elle, luy respondit froidement. Pleust à Dieu, belle Bergere, qu’il me fust permis de vous pouvoir satisfaire par ma mort : car pour vous oster, & moy aussi de la peine où nous sommes, je la cherirois plus que ma vie : mais puisque comme si souvent vous m’avez dit, ce ne seroit que rengreger vostre mal, Je vous supplie Laonice rentrez en vous mesme, & considerez combien vous avez peu de raison, de vouloir deux fois faire mourir ma chere Cleon. Il suffit bien (puis que mon mal-heur l’a ainsi voulu) qu’elle ait une fois payé le tribut de son humanité ; que si apres sa mort elle est venue revivre en moy par la force de mon amitié : Pourquoycruelle, la voulez-vous faire remourir par l’oubly qu’une nouvelle amour causeroit en mon ame ? Non, non, Bergere : Vos reproches n’auront jamais tant de force en moy, que de me faire consentir à un si mauvais conseil ; d’autant que ce que vous nommez cruauté, je l’appelle fidelité, & ce que vous croyez digne de punition, je l’estime meriter une extréme loüange. Je vous ay dit, qu’en mon cercueil la memoire de ma Cleon vivra parmy mes os, ce que je vous ay dit, je l’ay mille fois juré aux Dieux immortels, & à ceste belle ame qui est avecques eux ! & croiriez vous qu’ils laissassent impuny Tyrcis, si oublieux de ses serments il devenoit infidele ? Ah ! que je voye plustost le Ciel pleuvoir des foudres sur mon chef, que jamais j’offense ny mon serment ny ma chere Cleon : Elle vouloit repliquer, lors que le Berger qui alloit chantant les interrompit, pour estre desja trop pres d’eux avec tels vers.


CHANSON DE L’INCONSTANT HYLAS.

Si l’on me dédaigne, je laisse
La cruelle avec son dédain,
Sans que j’attende au lendemain,
De faire nouvelle maistresse :
C’est erreur de se consumer
A se faire par force aymer.

  Le plus souvent ces tant discrettes
Qui vont nos amours mesprisant,
Ont au cœur un feu plus cuisant :
Mais les flames en sont secrettes
Que pour d’autres nous allumons,
Ce pendant que nous les aimons.

Le trop fidele opiniastre,
Qui déceu de sa loyauté,
Aime une cruelle beauté :
Ne semble-t’il point l’idolastre,
Qui de quelque idole impuissant
Jamais le secours ne ressent ?

On dit bien que qui ne se lasse
De longuement importuner,
Par force en fin se fait donner :
Mais c’est avoir mauvaise grace,
Quoy qu’on puisse avoir de quelqu’un,
Que d’estre tousjours importun.

Voyez les, ces Amans fidelles,
Ils sont tousjours pleins de douleurs,
Les soupirs, les regrets, les pleurs
Sont leurs contenances plus belles,
Et semble que pour estre Amant,
Il faille plaindre seulement.

Celuy doit il s’appeller homme,
Qui l’honneur de l’homme étouffant,
Pleure tout ainsi qu’un enfant,
Pour la perte de quelque pomme :
Ne faut-il plustost le nommer,
Un fol qui croist de bien aymer ?

Moy qui veux fuir ces sottises,
Qui ne donnent que de l’ennuy,
Sage par le mal-heur d’autruy,
J’use tousjours de mes franchises :
Et ne puis estre mécontant,
Que l’on m’en appelle inconstant.

A ces derniers vers ce Berger se trouva si proche de Tyrcis, qu’il peust voir les larmes de Laonice : & par ce qu’encores qu’estrangers, ils ne laissoient de se cognoistre, & de s’estre desja pratiquez quelque temps par les chemins : Ce Berger sçachant quel estoit l’ennuy de Laonice & de Tyrcis, s’adressa d’abord à luy de ceste sorte. O Berger desolé (car à cause de sa triste vie, c’estoit le nom que chacun luy donnoit) si j’estois comme vous, que je m’estimerois mal-heureux ! Tyrcis l’oyant parler, se releva pour luy respondre. Et moy, luy dit-il, Hylas ! si j’estois en vostre place, que je me dirois infortuné ! S’il me falloit plaindre, adjouta cestuy-cy, autant que vous pour toutes les Maistresses que j’ay perduës, j’aurois à plaindre pluslonguement que je ne sçaurois vivre. Si vous faisiez comme moy, respondit Tyrcis, vous n’en auriez à plaindre qu’une seule. Et si vous faisiez comme moy, repliqua Hylas, vous n’en plaindriez point du tout. C’est en quoy, dit le desolé, je vous estime miserable : car si « rien ne peut estre le prix d’Amour que l’Amour mesme », vous ne fustes jamais aymé de personne, puis que vous n’aymastes jamais ; & ainsi vous pouvez bien marchander plusieurs amitiez, mais non pas les acheter, n’ayant pas la monnoye dont telle marchandise se paye. Et à quoy cognoissez vous, respondit Hylas, que je n’ayme point ? Je le cognois, dit Tyrcis, à vostre perpetuel changement. Nous sommes, dit-il, d’une bien differente opinion, car j’ay tousjours creu que l’ouvrier se rendoit plus parfait, plus il exerçoit souvent le mestier dont il faisoit profession. Cela est vray respondit Tyrcis, quand on suit les regles de l’art, mais quand on fait autrement, il avient comme à ceux qui s’estans fourvoyez, plus ils marchent, & plus ils s’esloignent de leur chemin. Et c’est pourquoy tout ainsi que la pierre qui roulle continuellement, ne se revestit jamais de mousse, mais plustost d’ordure & de salleté : de mesme vostre legereté se peut bien acquerir de la honte, mais non jamais de l’Amour. Il faut que vous sçachiez, Hylas, que « les blesseures d’Amour, sont de telle qualité que jamais elles ne guerissent ». Dieu me garde, dit Hylas, d’un tel blesseur. Vous avez raison, repliqua Tyrcis, car si à chaque fois que vous avezesté blessé d’une nouvelle beauté, vous aviez receu une playe incurable, je ne sçay si en tout vostre corps il y auroit plus une place saine, mais aussi vous estes privé de ces douceurs, & de ces felicitez, qu’Amour donne aux vrays Amants, & cela miraculeusement (comme toutes ses autres actions) par la mesme blesseure qu’il leur a faite : que si la langue pouvoit bien exprimer, ce que le cœur ne peut entierement gouster, & qu’il vous fust permis d’ouïr les secrets de ce Dieu, je ne croy pas que vous ne voulussiez renoncer à vostre infidelité. Hylas alors en sous-riant : Sans mentir (dit-il) vous avez raison Tyrcis, de vous mettre du nombre de ceux qu’Amour traitte bien. Quant à moy, s’il traitte tous les autres comme vous, je vous en quitte de bon cœur ma part, & pouvez garder tout seul vos felicitez, & vos contentemens, & ne craignez que je les vous envie. Il y a plus d’un moys, que nous sommes presque d’ordinaire ensemble : mais marquez-moy le jour, l’heure, ou le moment, où j’ay peu voir vos yeux sans l’agreable compagnie de vos larmes, & au contraire dites avec verité, le jour, l’heure, & le moment où vous m’avez seulement ouy souspirer pour mes Amours : tout homme qui n’aura point le goust perverty comme vous le sens, ne trouvera-t’il les douceurs de ma vie plus agreables & aymables, que les amertumes ordinaires de la vostre, & se tournant vers la Bergere qui s’estoit plainte de Tyrcis. Et vous insensible Bergere, ne reprendrez vous jamais assez de courage pour vous delivrer de la tyrannie où ce dénaturé Berger vous fait vivre ? voulez-vous par vostre patience vous rendre complice de sa faute ? Ne cognoissez-vous pas qu’il fait gloire de vos larmes, & que vos supplications l’eslevent à telle arrogance, qu’il luy semble que vous luy estes trop obligée quand il les escoute avec mespris ? La Bergere avec un grand, helas ! luy respondit. Il est fort aisé, Hylas, à celuy qui est sain de conseiller le malade, mais si tu estois en ma place, tu cognoistrois que c’est en vain que tu me donnes ce conseil, & que la douleur me peut bien oster l’ame du corps, mais non pas la raison chasser de mon ame ceste trop forte passion. Que si cest aimé Berger use envers moy de tyrannie, il [me] peut encores traitter avec beaucoup plus absoluë puissance, quand il luy plaira, ne pouvant vouloir d’avantage sur moy, que son authorité ne s’estende beaucoup plus outre. Laissons donc là tes conseils, Hylas, & cesse tes reproches, qui ne peuvent que rengreger mon mal sans espoir d’alegeance : car je suis tellement toute à Tyrcis, que je n’ay pas mesme ma volonté. Comment (dit le Berger) vostre volonté n’est pas vostre ? & que sert-il donc de vous aymer & servir ? cela mesme respondit Laonice, que me sert l’amitié & le service que je rends à ce Berger. C’est à dire, repliqua Hylas, que je perds mon temps & ma peine, & que vous racontant mon affection, ce n’est qu’esveiller en vous les paroles dont apres vous vous servez en parlant à Tyrcis ? Que veux-tu, Hylas, luy dit-elle en souspirant, que je te responde là dessus, sinon qu’il y a long temps que je vay pleurant ce mal-heur, mais beaucoup plus en ma consideration qu’en la tienne. Je n’en doute point, dit Hylas, mais puis que vous estes de ceste humeur, & que je puis plus sur moy, que vous ne pouvez sur vous, touchez là Bergere, dit-il, luy tendant la main, ou donnez moy congé, ou recevez le de moy, & croyez qu’aussi bien, si vous ne le faites, je ne laisseray pas de me retirer, ayant trop de honte de servir une si pauvre Maistresse. Elle luy respondit assez froidement ; ny toy, ny moy, n’y ferons pas grande perte, pour le moins je t’asseure bien que celle là ne me fera jamais oublier le mauvais traittement que je reçois de ce Berger. Si vous aviez, luy respondit-il, autant de cognoissance de ce que vous perdez, en me perdant, que vous monstrez peu de raison en la poursuitte que vous faites, vous me plaindriez plus que vous ne souhaittez l’affection de Tyrcis : mais le regret que vous aurez de moy sera bien petit, s’il n’égale celuy que j’ay pour vous, & lors il chanta tels vers en s’en allant.


SONNET.

Puis qu’il faut arracher la profonde racine,
Qu’Amour en vous voyant me planta dans le cœur,
Et que tant de desir avec tant de longueur,
Ont si soigneusement nourrie en ma poitrine.
Puis qu’il faut que le temps qui vid son origine,
Triomphe de sa fin, & s’en nomme vainqueur,
Faisons un beau dessein, & sans vivre en langueur,
Ostons-en tout d’un coup, & la fleur & l’espine.
Chassons tous ces desirs, esteignons tous ces feux,
Rompons tous ces liens, serrez de tant de nœuds,
Et prenons de nous mesme un congé volontaire.
Nous le vaincrons ainsi, cet Amour indompté,
Et ferons sagement de nostre volonté,
Ce que le temps en fin nous forceroit de faire.

Si ce berger fust venu en ce pays, en une saison moins fascheuse, il y eust trouvé sans doute plus d’amis, mais l’ennuy de Celadon, dont la perte estoit encore si nouvelle, rendoit si tristes tous ceux de ce rivage, qu’ils ne se pouvoient arrester à telles gaillardises ; c’est pourquoy ils le laisserent aller, sans avoir la curiosité de luy demander, ny à Tyrcis aussi, quel estoit le sujet qui les conduisoit ; & quelques-uns retournerent en leurs cabanes, & quelques autres continuant de chercher Celadon, passerent qui deçà, qui delà la riviere, sans laisser jusques à Loire, ny arbre, ny buisson, dont ils ne descouvrissent les cachettes. Toutesfois ce fut en vain, car ils ne sceurent jamais en trouver d’autres nouvelles. Seulement Silvandre rencontra Polemas tout seul, non point trop loin du lieu, où peu auparavant Galathée, & les autres Nymphes avoient pris Celadon ; & par ce qu’il commandoit à toute la contrée, sous l’authorité de la Nymphe Amasis, le Berger qui l’avoit plusieurs fois veu à Marsilly, luy rendit en le salüant, tout l’honneur qu’il sçeut ; & d’autantqu’il s’enquit de ce qu’il alloit cherchant le long du rivage, il luy dit la perte de Celadon, dequoy Polemas fut marry, ayant tousjours aymé ceux de sa famille.

  D’autre costé Lycidas qui se promenoit avec Phillis, apres avoir quelque temps demeuré muet, en fin se tournant vers elle. Et bien belle Bergere, luy dit-il, que vous semble de l’humeur de vostre compagne ? Elle qui ne sçavoit encore la jalousie d’Astrée : luy respondit, que c’estoit le moindre déplaisir, qu’elle en devoit avoir, & qu’en un si grand ennuy il luy devoit bien estre permis d’esloigner, & fuïr toute compagnie : car Phillis pensoit qu’il se plaignoit, de ce qu’elle s’en estoit allée seule. Ouy certes, repliqua Lycidas, c’est le moindre, mais aussi crois-je, qu’en verité c’est le plus grand ; & faut dire, que c’est bien la plus ingrate du monde, & la plus indigne d’estre aimée. Voyez pour Dieu quelle humeur est la sienne : mon frere n’a jamais eu dessein, tant s’en faut, n’a jamais eu pouvoir d’aimer qu’elle seule ; elle le sçait, la cruelle qu’elle est ; car les preuves qu’il luy en a renduës, ne laissent rien en doute ; le temps a esté vaincu, les difficultez, voire les impossibilitez desdaignées, les absences surmontées, les courroux paternels mesprisez, ses rigueurs, ses cruautez, ses desdains mesmes supportez, par une si grande longueur de temps, que je ne sçay autre qui l’eust peu faire que Celadon : & avec tout cela, ne voila pas ceste volage, qui, comme je croy, ayant ingratement changé de volonté, s’ennuyoit de voir plus longuement vivre, celuy qu’autresfois elle n’avoit peu faire mourir par ses rigueurs ; & qu’à ceste heure, elle sçavoit avoir si indignement offensé : Ne voila pas, dis-je, ceste volage, qui se feint de nouveaux pretextes de haine, & de jalousie : luy commande un eternel exil, & le desespere jusques à luy faire rechercher la mort. Mon Dieu, (dit Phillis toute estonnée) que me dites-vous Lycidas ? est-il possible qu’Astrée ait fait une telle faute ? Il est vrayement tres-certain, respondit le Berger, elle m’en a dit une partie, & le reste je l’ay aysément jugé par ses discours : mais bien qu’elle triomphe de la vie de mon frere, & que sa perfidie, & son ingratitude luy déguise ceste faute, comme elle aimera le mieux, si vous fay-je serment que jamais Amant n’eut tant d’affection, ny de fidelité, que luy ; non point que je vueille qu’elle le sçache, si ce n’est que cela luy rapporte par la cognoissance qu’il luy pourroit donner de son erreur, quelque extréme déplaisir : car d’ores en là, je luy suis autant mortel ennemy, que mon frere luy a esté fidelle serviteur, & elle indigne d’en estre aimée. Ainsi alloient discourant Lycidas & Phillis, luy infiniment fasché de la mort de son frere, & infiniment offensé contre Astrée : Et elle marrie de Celadon, faschée de l’ennuy de Lycidas, & estonnée de la jalousie de sa compagne : toutesfois voyant que la playe en estoit encor trop sensible, elle ne voulut y joindre les extrémes remedes, mais seulement quelques legers preparatifs, pour adoucir, & non point pour resoudre ; car en toute façon elle ne vouloit pas que la perte de Celadon luy coustast Lycidas, & elle consideroit bien que si la haine continuoit entre luy, & Astrée, il falloit qu’elle rompit avec l’un des deux ; & toutefois l’Amour ne vouloit point ceder à l’amitié, ny l’amitié à l’Amour, & si l’un ne vouloit consentir à la mort de l’autre. D’autre costé Astrée remplie de tant d’occasions d’ennuis, comme je vous ay dit, lascha si bien la bonde à ses pleurs, & s’assoupit tellement en sa douleur, que pour n’avoir assez de larmes pour laver son erreur, ny assez de paroles pour declarer son regret, ses yeux & sa bouche remirent leur office à son imagination, si longuement qu’abatuë de trop d’ennuy, elle s’endormit sur telles pensées.

Livre deuxième

LE DEUXIESME
LIVRE DE LA PREMIERE PARTIE
d’Astrée.

Cependant que ces choses se passoient de ceste sorte entre ces Bergers & Bergeres, Celadon receut des trois belles Nymphes, dans le Palais d’Isoure, tous les meilleurs allegements qui leur furent possibles : mais le travail, que l’eau luy avoit donné, avoit esté si grand, que quelque remede qu’elles luy fissent, il ne peut ouvrir les yeux, ny donner autre signe de vie que par le battement du cœur ; passant ainsi le reste du jour, & une bonne partie de la nuict avant qu’il revint à soy, & lors qu’il ouvrit les yeux ce ne fut pas avec peu d’estonnement de se trouver où il estoit : car il se ressouvenoit fort bien de ce qui luy estoit advenu sur le bord de Lignon, & comme le desespoir l’avoit fait sauter dans l’eau : mais il ne sçavoit comme il estoit venu en ce lieu ; & apres estre demeuré quelque temps confus en ceste pensée, il se demandoit s’il estoit vif oumort. Si je vis (disoit-il) comment est-il possible que la cruauté d’Astrée ne me face mourir ? Et si je suis mort, qu’est-ce, ô Amour, que tu viens chercher entre ces tenebres ? ne te contentes-tu point d’avoir eu ma vie ; ou bien veux-tu dans mes cendres r’allumer encores tes anciennes flames ? Et par ce que le cuisant soucy qu’Astrée luy avoit laissé, ne l’ayant point abandonné, appelloit tousjours à luy toutes ses pensées, il continua. Et vous trop cruel souvenir de mon bon-heur passé, pourquoy me representez vous le desplaisir qu’elle eust eu autrefois de ma perte, afin de rengreger mon mal veritable, par le sien imaginé, au lieu que pour m’alleger vous devriez plustost me dire le contentement qu’elle en a pour la haine qu’elle me porte ? Avecque mille semblables imaginations, ce pauvre Berger se r’endormit d’un si long sommeil, que les Nymphes eurent loisir de venir voir comme il se portoit, & le trouvant endormy, elles ouvrirent doucement les fenestres & les rideaux, & s’assirent autour de luy pour mieux le contempler. Galathée apres l’avoir quelque temps consideré, fut la premiere qui dit d’une voix basse, pour ne l’éveiller : Que ce Berger est changé de ce qu’il estoit hier, & comme la vive couleur du visage luy est revenuë en peu de temps ; quant à moy je ne plains point la peine du voyage, puis que nous luy avons sauvé la vie : car à ce que vous dites, ma mignonne, (dit-elle, s’adressant à Silvie) il est des principaux de ceste contrée. Madame respondit la Nymphe, il est tres-certain : car son pere estAlcippe, & sa mere Amarillis. Comment, dit-elle, cét Alcippe de qui j’ay tant ouy parler, & qui pour sauver son amy, força à Ussum les prisons des Visigotz ? C’est celuy-là mesme (dit Silvie.) Je le vis il y a cinq ou six mois à une feste que l’on chommoit en ces hameaux, qui sont le long des rives de Lignon : & par ce que sur tous les autres, Alcippe me sembla digne d’estre regardé, je tins sur luy longuement les yeux : car l’authorité de sa barbe chenuë, & de sa venerable vieillesse le font honorer & respecter de chacun. Mais quand à Celadon, il me souvient que de tous les jeunes Bergers, il n’y eut que luy & Silvandre qui m’osassent approcher : Par Silvandre, je sçeu qui estoit Celadon, & par Celadon qui estoit Silvandre : car l’un & l’autre avoit en ses façons & en ses discours quelque chose de plus genereux, que le nom de Berger ne porte. Cependant que Silvie parloit, Amour, pour se mocquer des finesses de Climante & de Polemas, qui estoient cause que Galathée s’estoit trouvée le jour auparavant sur le lieu où elle avoit pris Celadon, commençoit de faire ressentir à la Nymphe les effects d’une nouvelle amour : car tant que Silvie parla, Galathée eut tousjours les yeux sur le Berger, & les loüanges qu’elle luy donnoit, furent cause qu’en mesme temps sa beauté, & sa vertu, l’une par la veuë, & l’autre par l’oüye, firent un mesme coup dans son ame, & cela d’autant plus aisément qu’elle s’y trouva preparée par la tromperie de Climante, qui feignant le devin,luy avoit predit que celuy qu’elle rencontreroit, où elle trouva Celadon, devoit estre son mary, si elle ne vouloit estre la plus mal-heureuse personne du monde ; ayant auparavant fait dessein que Polemas, comme par mesgarde, s’y en iroit à l’heure qu’il luy avoit dite, à fin que deçeuë par ceste ruze elle prit volonté de l’espouser, ce qu’autrement ne luy pouvoit permettre l’affection qu’elle portoit à Lindamor : mais « la fortune, & l’Amour qui se mocquent de la prudence », y firent trouver Celadon par le hazard que je vous ay raconté ; si bien que Galathée voulant en toute sorte aimer ce Berger s’alloit à dessein representant toutes choses, en luy beaucoup plus aimables : Et voyant qu’il ne s’esveilloit point, pour le laisser reposer à son aise, elle sortit le plus doucement qu’elle peut & s’en alla entretenir ses nouvelles pensées.

  Il y avoit pres de sa chambre un escalier desrobé, qui descendoit en une gallerie basse, par où avec un pont-levis on entroit dans le jardin, agencé de toutes les raretez que le lieu pouvoit permettre, fut en fontaines, & en parterres, fut en allées & en ombrages, n’y ayant rien esté oublié de tout ce que l’artifice y pouvoit adjouster. Au sortir de ce lieu on entroit dans un grand bois de diverses sortes d’arbres, dont un quarré estoit de coudriers, qui tous ensemble faisoient un si gratieux Dedale, qu’encore que les chemins par leurs divers destours se perdissent confusément l’un dans l’autre, si ne laissoient-ils pour leurs ombrages d’estre fort agreables :Assez pres de là dans un autre quarré, estoit la fontaine de la verité d’Amour, source à la verité merveilleuse : car par la force des enchantements, l’Amant qui s’y regardoit voyoit celle qu’il aymoit : que s’il estoit aimé d’elle il s’y voyoit aupres, que si de fortune elle en aimoit un autre, l’autre y estoit representé & non pas luy, & par ce qu’elle découvroit les tromperies des Amants, on la nomma la verité d’Amour. A l’autre des quarrez estoit la caverne de Damon, & de Fortune* ; & au dernier l’antre de la vieille Mandrague, plein de tant de raretez, & de tant de sortileges, que d’heure à autre, il y arrivoit tousjours quelque chose de nouveau ; outre que par tout le reste du bois, il y avoit plusieurs autres diverses grottes, si bien contrefaites au naturel, que l’œil trompoit bien souvent le jugement. Or ce fut dans ce jardin, que la Nimphe se vint promener attendant le réveil du Berger : Et parce que ses nouveaux desirs, ne pouvoient luy permettre de s’en taire, elle feignit d’avoir oublié quelque chose qu’elle commanda à Silvie d’aller querir, d’autant qu’elle se fioit moins en elle pour sa jeunesse qu’en Leonide qui avoit un aage plus meur, quoy que ces deux Nimphes fussent ses plus secrettes confidentes : Et se voyant seule avec Leonide, elle luy dit ; Que vous en semble Leonide ? Ce Druide n’a-t’il pas une grande cognoissance des choses ? Et les Dieux ne se communiquent-ils pas bien librement avec luy, puis que ce qui est futur à chacun luy est mieuxcogneu qu’à nous le present ? Sans mentir (respondit la Nimphe) il vous fit bien voir dans le miroir le lieu mesme, où vous avez trouvé ce Berger, & vous dit bien le temps aussi, que vous l’y avez rencontré : mais ses paroles estoient si douteuses, que mal-aisément puis-je croire que luy-mesme se pûst bien entendre. Et comment dites vous cela (respondit Galathée) puis qu’il me dit si particulierement tout ce que j’y ay trouvé, que je ne sçaurois à ceste heure en dire plus que luy ? Si me semble-t’il (respondit Leonide) qu’il vous dit seulement, que vous trouveriez en ce lieu là une chose de valeur inestimable, quoy que par le passé elle eust esté desdaignée. Galathée alors se mocquant d’elle, luy dit : Quoy donc Leonide, vous n’en sçavez autre chose ? Il faut que vous entendiez, que particulierement il me dit : Madame vous avez deux influences bien contraires : L’une la plus infortunée qui soit sous le Ciel : L’autre la plus heureuse que l’on puisse desirer, & il dépend de vostre élection de prendre celle que vous voudrez ; & afin que vous ne vous y trompiez, sçachez que vous estes & serez servie de plusieurs grands Chevaliers, dont les vertus & les merites peuvent bien diversement vous esmouvoir : mais si vous mesurez vostre affection, ou à leurs merites, ou au jugement que vous ferez de leur Amour, & non point de ce que je vous en diray de la part des grands Dieux ; je vous predits, que vous serez la plus miserable qui vive, & afin quevous ne soyez déceuë en vostre élection, ressouvenez-vous qu’un tel jour vous verrez à Marcilly un Chevalier, vestu de telle couleur, qui recherche ou recherchera de vous espouser : car si vous le permettez, dés icy je plains vostre mal-heur, & ne puis assez vous menacer des incroyables desastres qui vous attendent, & par ainsi je vous conseille de fuïr tel homme, que vous devez plustost appeller vostre mal-heur que vostre Amant : & au contraire regardez bien le lieu qui est representé dans ce miroir, afin que vous le sçachiez retrouver le long des rives de Lignon : car un tel jour, à telle heure, vous y rencontrerez un homme, en l’amitié duquel le Ciel a mis toute vostre felicité : si vous faites en sorte qu’il vous aime, ne croyez point les Dieux veritables si vous pouvez souhaitter plus de contentement que vous en aurez : mais prenez garde que le premier de vous deux qui verra l’autre sera celuy qui aymera le premier. Vous semble-t’il que ce ne soit pas me parler fort clairement, & mesme que des-ja je ressens veritables les predictions qu’il m’a faites ? car ayant veu ce Berger la premiere, il ne faut point que j’en mente, il me semble de recognoistre en moy quelque estincelle de bonne volonté pour luy. Comment, Madame (luy dit Leonide) voudriez vous bien aimer un Berger ? ne vous ressouvenez-vous pas qui vous estes ? Si faits, Leonide, je m’en ressouviens (dit-elle) mais il faut aussi que vous sçachiez que les Bergers sonthommes aussi bien que les Druides, & les Chevaliers ; & que leur noblesse est aussi grande que celle des autres, estant tous venus d’ancienneté de mesme tige, que l’exercice auquel on s’adonne ne peut pas nous rendre autres que nous ne sommes de nostre naissance ; de sorte que si ce Berger est bien nay, pourquoy ne le croiray-je aussi digne de moy que tout autre ? En fin Madame (dit-elle) c’est un Berger comme que vous le vueillez desguiser. En fin (dit Galathée) c’est un honneste homme comme que vous le puissiez qualifier. Mais Madame (respondit Leonide) vous estes si grande Nimphe, Dame apres Amasis de toutes ces belles contrées, aurez-vous le courage si abatu que d’aimer un homme nay du milieu du peuple ? un rustique ? un Berger ? un homme de rien ? Mamie (repliqua Galathée) laissons ces injures & vous ressouvenez qu’Enone se fit bien Bergere pour Paris, & que l’ayant perdu elle le regretta & pleura à chaudes larmes. Madame (dit Leonide) celuy-là estoit fils de Roy, & puis l’erreur d’autruy ne doit vous faire tomber en une semblable faute : Si c’est faute (respondit-elle) je m’en remets aux Dieux, qui me la conseillent par l’Oracle de leur Druide ; mais que Celadon ne soit nay d’aussi bon sang que Paris, mamie, vous n’avez point d’esprit si vous le dites : car ne sont-ils pas venus tous deux d’une mesme origine ? & puis n’avez-vous ouy ce que Silvie a dit de luy & de son pere ? Il faut que vous sçachiez qu’ils nesont pas Bergers, pour n’avoir dequoy vivre autrement : mais pour s’acheter par cette douce vie un honneste repos. Et quoy Madame (adjousta Leonide) vous oublierez par ainsi l’affection, & les services du gentil Lindamor ? Je ne voudrois pas, dit Galathée, qu’un oubly fust la recompence de ses services : mais je ne voudrois pas aussi, que l’amitié que je luy pourrois rendre fust l’entiere ruyne de tous mes contentements. Ah Madame (dit Leonide) ressouvenez-vous combien il a esté fidelle ! Ah mamie (dit Galathée) considerez que c’est, que d’estre eternellement mal-heureuse. Quant à moy, respondit Leonide, je plie les espaules à ces jugements d’Amour, & ne sçay que dire, sinon qu’une extréme affection, une entiere fidelité, l’employ de tout un aage, & un continuel service, ne se devoient si longuement recevoir ; ou receus meritent d’estre payez d’autre monnoye que d’un change. Pour Dieu, Madame, considerez combien sont trompeurs ceux qui dient la fortune d’autruy, puis que le plus souvent ce ne sont que legeres imaginations que leurs songes leur rapportent : combien menteurs, puis que de cent accidents qu’ils predisent, à peine y en a-t’il un qui advienne ? Combien ignorants, puis que se meslant de cognoistre le bon-heur d’autruy, ils ne sçavent trouver le leur propre ; & ne vueillez pour les fantasticques discours de cét homme, rendre si miserable une personne, qui est tant à vous ; remettez-vous devant les yeux,combien il vous aime, à quels hazards il s’est mis pour vous, quel combat fut celuy de Polemas, & quel desespoir fust lors le sien, quelles douleurs vous luy preparez à cette heure, & quelles morts vous le contraindrez d’inventer pour se deffaire, s’il en a la cognoissance. Galathée en branlant la teste, luy respondit : Voyez-vous, Leonide, il ne s’agit pas icy de l’élection de Lindamor, ou de Polemas comme autrefois : mais de celle de tout mon bien, ou de tout mon mal. Les considerations que vous avez sont tres-bonnes pour vous, à qui mon mal-heur ne toucheroit que par la compassion : mais pour moy elles sont trop dangereuses, puis que ce n’est pas pour un jour : mais pour tousjours que ce mal-heur me menace. Si j’estois en vostre place & vous en la mienne, peut-estre vous conseillerois-je cela mesme que vous me conseillez : mais certes une eternelle infortune m’espouvante. Et quant aux mensonges de ces personnes que vous dites, je veux bien croire pour l’amour de vous, que peut-estre il n’aviendra pas : mais peut-estre aussi aviendra-t’il : & dites moy je vous supplie, croiriez vous une personne prudente, qui pour le contentement d’autruy, laisseroit balancer sur un peut-estre, tout son bien, ou tout son mal ? Si vous m’aimez ne me tenez jamais ce discours, ou autrement je croiray, que vous cherissez plus le contentement de Lindamor que le mien. Et quant à luy ne faites doute qu’il ne s’en console bien par autre moyen quepar la mort : car la raison & le temps l’emportent tousjours sur ceste fureur : & de fait combien en avez-vous veu de ces tant desesperez pour semblables occasions, qui peu de temps apres ne se soient repentis de leurs desespoirs.

  Ces belles Nimphes discouroient ainsi, quand de loin elles virent retourner Silvie, de laquelle, pour estre trop jeune, Galathée s’alloit cachant, ainsi que j’ay dit. Cela fut cause qu’elle trencha son discours assez court : toutefois elle ne laissa de dire à Leonide ; si vous m’avez aimée quelquefois, vous me le ferez paroistre à ceste heure, que non seulement il y va de mon contentement : mais de toute ma felicité. Leonide ne luy peut respondre, par ce que Silvie s’en trouva si proche qu’elle eust oüy leur discours. Estant arrivée, Galathée sçeut que Celadon estoit esveillé : car de la porte elle l’avoit oüy plaindre & souspirer. Et il estoit vray, d’autant que quelque temps apres qu’elles furent sorties de sa chambre, il s’esveilla en sursault : & par ce que le Soleil par les vitres donnoit à plein sur son lict, à l’ouverture de ses yeux, il demeura tellement esbloüy, que confus en une clairté si grande, il ne sçavoit où il estoit : le travail du jour passé l’avoit estourdy ; mais à l’heure il ne luy en restoit plus aucune douleur, si bien que se ressouvenant de sa cheute dans Lignon, & de l’opinion qu’il avoit euë peu auparavant d’estre mort, se voyant maintenant dans ceste confuse lumiere, il ne sçavoit que juger, sinon qu’Amourl’eust ravy au Ciel, pour recompense de sa fidelité : Et ce qui l’abusa davantage en ceste opinion, fut que quand sa veuë commença de se renforcer, il ne vid autour de luy, que des enrichisseures d’or, & des peintures esclatantes, dont la chambre estoit toute parée, & que son œil foible encore, ne pouvoit recognoistre pour contrefaites.

  D’un costé il voyoit Saturne appuyé sur sa faux, avec les cheveux longs, le front ridé, les yeux chassieux, le nez aquilin, & la bouche degoutante de sang, & pleine encore d’un morceau de ses enfants, dont il en avoit un demy mangé en la main gauche, auquel par l’ouverture qu’il luy avoit faite au costé avec les dents, on voyoit comme pantheler les poulmons, & trembler le cœur ; veuë à la vérité pleine de cruauté ! car ce petit enfant avoit la teste renversée sur les espaules, les bras panchants pardevant, & les jambes eslargies d’un costé & d’autre, toutes rougissantes du sang qui sortoit de la blesseure que ce vieillard luy avoit faite, de qui la barbe longue & chenuë en maints lieux, se voyoit tachée des goutes du sang qui tomboit du morceau qu’il taschoit d’avaller. Ses bras, & ses jambes nerveuses & crasseuses, estoient en divers endroits couvertes de poil, aussi bien que ses cuisses maigres, & descharnées. Dessous ses pieds s’eslevoient de grands monceaux d’ossements, dont les uns blanchissoient de vieillesse, les autres ne commençoient que d’estre descharnez, &d’autres joincts avec un peu de peau & de chair demy gastée, monstroient n’estre que depuis peu mis en ce lieu. Autour de luy on ne voyoit que des Sceptres en pieces, des Couronnes rompuës, de grands edifices ruinez, & cela de telle sorte, qu’à peine restoit-il quelque legere ressemblance de ce que ç’avoit esté. Un peu plus loing on voyoit les Coribantes avec leurs [t]imbales, & haubois, cacher le petit Jupiter dans une caverne, des dents devoreuses de ce pere. Puis assez prés de là on le voyoit grand, avec un visage enflambé : mais grave, & plein de Majesté, les yeux benins : mais redoutables, la Couronne sur la teste, en la main gauche, le Sceptre qu’il appuyoit sur la cuisse, où l’on voyoit encor la cicatrice de la playe qu’il s’estoit faite, quand pour l’imprudence de la Nimphe Semele, afin de sauver le petit Bacchus, il fut contraint de s’ouvrir cet endroit, & de l’y porter jusques à la fin du terme. De l’autre main il avoit le foudre, à trois poinctes qui estoit si bien representé, qu’il sembloit mesme voler des-ja par l’Air. Il avoit les pieds sur un grand Monde, & pres de luy on voyoit un grand Aigle, qui portoit en son bec crochu un foudre, & l’aprochoit levant la teste contre luy au plus pres de son genoüil. Sur le dos de cet oyseau estoit le petit Ganimede, vestu à la façon des habitans du Mont Ida, grasset, potelet, blanc, les cheveux dorez & frisez, qui d’une main caressoit la teste de cet oyseau, & de l’autre taschoit de prendre le foudre de celle de Jupiter, qui du coude & non point autrement repoussoit nonchalemment son foible bras. Un peu à costé on voyoit la couppe, & l’esguiere dont ce petit eschançon versoit le Nectar à son maistre, si bien representées, que d’autant que ce petit importun s’efforçant d’atteindre à la main de Jupiter, l’avoit touchée d’un pied, il sembloit qu’elle chancellast pour tomber, & que le Petit eust expressément tourné la teste pour voir ce qui en aviendroit. De chaque costé des pieds de ce Dieu on voyoit un grand tonneau ; à costé droit estoit celuy du bien, & à l’autre celuy du mal, & à l’entour les vœux, les prieres, les sacrifices estoient diversement figurez. Car les sacrifices estoient representez par des fumées entre-meslées de feu, & au dedans les vœux & les supplications paroissoient comme legeres Idées, & à peine marquées, en sorte que l’œil les peust bien recognoistre. Ce seroit un trop long discours de raconter toutes ces peintures particulierement ; tant y a que le tour de la chambre en estoit tout plein. Mesme Venus dans sa conque Marine entre autres choses regardoit encores la blesseure que le Grec luy fit en la guerre Troyenne : & l’on voyoit tout contre le petit Cupidon qui la caressoit, avec la bruslure sur l’espaule, de la lampe de la curieuse Psiché : Et cela si bien representé, que le Berger ne le pouvoit discerner pour contrefait. Et lors qu’il estoit plus avant en ceste pensée, les trois Nymphes entrerentdans sa chambre, la beauté & la majesté desquelles le ravirent encore plus en admiration. Mais ce qui luy persuada beaucoup mieux l’opinion qu’il avoit d’estre mort, fust que voyant ces Nymphes il les prist pour les trois graces : & mesmes voyant entrer avec elles le petit Meril, de qui la hauteur, la jeunesse, la beauté, les cheveux frisez & la jolie façon, luy firent juger que c’estoit Amour. Et quoy qu’il fust confus en luy mesme, si est-ce que ce courage qu’il eut tousjours plus grand que ne requeroit pas le nom de Berger, luy donna l’asseurance apres les avoir salüées, de demander en quel lieu il estoit. A quoy Galathée respondit ; Celadon vous estes en lieu où l’on fait dessein de vous guerir entierement, nous sommes celles qui vous trouvant dans l’eau vous avons porté icy, où vous avez toute puissance. Alors Silvie s’avança : Et quoy Celadon (dit-elle) est-il possible que vous ne me connoissiez point ? vous ressouvient-il pas de m’avoir veuë en vostre hameau ? Je ne sçay (respondit Celadon) belle Nimphe, si l’estat où je suis pourra excuser la foiblesse de ma memoire. Comment (dit la Nymphe) ne vous ressouvenez-vous plus que la Nimphe Silvie, & deux de ses compagnes allerent voir vos sacrifices & vos jeux, le jour que vous chommiez à la Déesse Venus ? L’accident qui vous est arrivé vous a-t’il fait oublier, qu’apres que vous eustes gagné à la lutte tous vos compagnons, Silvie fut celle qui vous donna pour prix un chappeau de fleurs, qu’incontinent vous mistes sur la testeà la Bergere Astrée. Je ne sçay pas si toutes ces choses sont effacées de vostre memoire, si sçay-je bien que quand vous portastes ma guirlande sur les beaux cheveux d’Astrée, chacun s’en estonna, à cause de l’inimitié qu’il y avoit entre vos deux familles, & particulierement entre Alcippe vostre pere, & Alcé pere d’Astrée ; & lors mesmes j’en voulus sçavoir l’occasion ; mais on me l’embroüilla de sorte, que je ne peu sçavoir autre chose, sinon qu’Amarillis ayant esté aymée de ces deux Bergers, & qu’entre les rivaux il y a tousjours peu d’amitié, ils vindrent plusieurs fois aux mains, jusques à ce qu’Amarillis eut espousé vostre pere, & qu’alors Alcé, & la sage Hypolite, que depuis il espousa, espouserent ensemble une si cruelle haine contre eux, qu’elle ne leur permit jamais d’avoir pratique ensemble. Or voyez Celadon, si je ne vous cognois pas bien, & si je ne vous donne de bonnes enseignes de ce que je dis. Le Berger oyant ces paroles, s’alla peu à peu remettant en memoire ce qu’elle disoit, & toutesfois il estoit si estonné, qu’il ne sçavoit luy respondre : car ne cognoissant Silvie que pour Nymphe d’Amasis, & à cause de sa vie champestre, n’ayant point de familiarité avec elle, ny avec ses compagnes, il ne pouvoit juger pourquoy, ny comment il estoit à ceste heure parmy elles. En fin il respondit : Ce que vous me dites, belle Nymphe, est fort vray, & me ressouviens que le jour de Venus, trois Nymphes donnerentles trois prix, desquels j’eu celuy de la lutte, Lycidas, mon frere, celuy de la course, qu’il donna à Phillis, & Sylvandre celuy de chanter, qu’il presenta à la fille de la sage Bellinde ; mais de me ressouvenir des noms qu’elles avoient, je ne le sçaurois, d’autant que nous estions tant empeschez en nos jeux, que nous nous contentasmes de sçavoir que c’estoient des Nymphes d’Amasis, & de Galathée ; car quant à nous, de mesme que nos corps ne sortent des pasturages, & des bois, aussi ne font nos esprits peu curieux. Et depuis, repliqua Galathée, n’en avez vous rien sçeu d’avantage ? Ce qui m’en a donné plus de cognoissance, respondit le Berger, ç’a esté le discours que mon pere m’a fait bien souvent de ses fortunes, parmy lequel je luy ay plusieurs fois ouy faire mention d’Amasis : mais non point d’aucune particularité qui la touche, quoy que je l’aye bien desiré. Ce desir (reprit Galathée) est trop loüable pour ne luy satisfaire : c’est pourquoy je vous veux dire particulierement, & qui est Amasis, & qui nous sommes.

  Sçachez donc, gentil Berger, que de toute ancienneté ceste contrée que l’on nomme à ceste heure Foretz, fut couverte de grands abysmes d’eau, & qu’il n’y avoit que les hautes montagnes que vous voyez à l’entour, qui fussent découvertes, hormis quelques pointes dans le milieu de la plaine, comme l’escueil du bois d’Isoure, & de Mont verdun ; de sorte que les habitans demeuroient tous sur le haut des montagnes. Et c’est pourquoy encores les anciennes familles de ceste contrée, ont les bastimens de leurs noms sur les lieux plus relevez, & dans les plus hautes montaignes, & pour preuve de ce que je dis, vous voyez encores aux cou[t]eaux d’Isoure, de Mont-verdun, & autour du Chasteau de Marcilly, de gros anneaux de fer plantez dans le rocher où les vaisseaux s’attachoient, n’y ayant pas apparence qu’ils peussent servir à autre chose. Mais il peut y avoir quatorze ou quinze siecles, qu’un estranger Romain, qui en dix ans conquit toutes les Gaules, fit rompre quelques montagnes, par lesquelles ces eaux s’escoulerent, & peu apres se découvrit le sein de nos plaines, qui luy semblerent si agreables & fertiles, qu’il delibera de les faire habiter, & en ce dessein fist descendre tous ceux qui vivoient aux montaignes, & dans les forests, & voulut que le premier bastiment qui y fut fait, portast le nom de Julius, comme luy ; & parce que la plaine humide & limoneuse jetta grande quantité d’arbres, quelques-uns ont dit que le pays s’appelloit Foretz, & les peuples Foresiens : au lieu qu’auparavant ils estoient nommez Segusiens, mais ceux-là sont fort déceus ; car le nom de Foretz vient de Forum qui est Feurs, petite ville que les Romains firent bastir, & qu’ils nommerent Forum Segusianorum, comme s’ils eussent voulu dire la place ou le marché des Segusiens, qui proprement n’estoit que le lieu où ils tenoient leurs armées durant le temps qu’ils mirent ordre aux contrées voisines.

  Voila, Celadon, ce que l’on tient pour asseuré de l’antiquité de ceste province : mais il y a deux opinions contraires de ce que je vous vay dire. Les Romains disent que du temps que nostre plaine estoit encores couverte d’eau, la chaste Déesse Diane l’eust tant agreable qu’elle y demeuroit presque ordinairement : car ses Driades & Amadriades, vivoient & chassoient dans ces grands bois & hautes montagnes qui ceignoient ceste grande quantité d’eaux, & parce qu’elle n’estoit que de sources de fontaines, elle y venoit bien souvent se baigner avec ses Nayades qui y demeuroient ordinairement. Mais lors que les eaux s’escoulerent, les Nayades furent contraintes de les suivre, & d’aller avec-elles dans le sein de l’Ocean : si bien que la Déesse se trouva tout à coup amoindrie de la moitié de ses Nymphes ; & cela fut cause que ne pouvant avec un chœur si petit, continuer ses ordinaires passe-temps, elle esleut quelques filles des principaux Druides & Chevaliers, qu’elle joignit avec les Nymphes qui luy estoient restées, ausquelles elle donna aussi le nom de Nymphe. Mais il advint, comme en fin l’abus pervertit tout ordre, que plusieurs d’entr’elles qui avoient de jeunesse esté nourries en leurs maisons, les unes entre les commoditez d’une amiable mere, les autres entre les alleichemens des souspirs, & des services des Amants, ne pouvant continuer les peines de la chasse, ny bannir de leur memoire les honnestes affections de ceux qui autresfois les avoientrecherchées : se voulurent retirer en leurs maisons, & se marier : quelques autres, à qui la Déesse en refusa le congé, manquerent à leurs promesses, & à leur honnesteté, dequoy elle fut tant irritée, qu’elle resolut d’éloigner ce pays, profané, ce luy sembloit, de ce vice qu’elle abhorroit si fort. Mais pour ne punir la vertu des unes avec l’erreur des autres, avant que de partir, elle chassa ignominieusement, & bannit à jamais hors du pays toutes celles qui avoient failly, & éleut une des autres, à laquelle elle donna la mesme authorité qu’elle avoit sur toute la contrée, & voulut qu’à jamais la race de celle-là y eust toute puissance : & dés lors leur permit de se marier, avec deffenses, toutefois, tres-expresses, que les hommes n’y succedassent jamais. Depuis ce temps, il n’y a point eu d’abus entre nous : & nos loix ont tousjours esté inviolablement observées. Mais nos Druydes parlent bien d’autre sorte : car ils disent que nostre grande Princesse Galathée, fille du Roy Celtes, femme du grand Hercule, & mere de Galathée, qui donna son nom aux Gaulois, qui auparavant estoient appellez Celtes, pleine d’amour pour son mary, le suivoit par tout où son courage & sa vertu le portoient contre les monstres, & contre les Geants. Et de fortune en ce temps-là ces monts qui nous separent de l’Auvergne, & ceux qui sont plus en là, à la main gauche, qui se nomment Cemene, & Gebenne, servoient de retraitte à quelques Geants qui par leur force se rendoient redoutables à chacun. Hercule en estant averty y vint, & par ce qu’ilaymoit tendrement sa chere Galathée, il la laissa en ceste contrée qui estoit la plus voisine, & où elle prenoit beaucoup de plaisir, fut à la chasse, fut en la compagnie des filles de la contrée : Et par ce qu’elle estoit Royne de toutes les Gaules, lors qu’Hercule eust vaincu les Geants, & que la necessité de ses affaires le contraignit d’aller ailleurs, avant que partir, pour laisser une memoire eternelle du plaisir qu’elle avoit eu en ceste contrée, elle ordonna ce que les Romains disent que la Déesse Diane avoit fait. Mais que ce soit Galathée, ou Diane, tant y a que par un privilege sur-naturel, nous avons esté particulierement maintenuës en nos franchises, puis que de tant de peuples, qui comme torrens sont fondus dessus la Gaule, il n’y en a point eu qui nous ait troublé en nostre repos : Mesme Alaric Roy des Visigotz, lors qu’il conquit avec l’Aquitaine toutes les Provinces de deçà Loyre, ayant sçeu nos statuts, en reconfirma les privileges, & sans usurper aucune authorité sur nous, nous laissa en nos anciennes franchises. Vous trouverez peut-estre estrange, que je vous parle ainsi particulierement des choses qui sont outre la capacité de celles de mon âge : Mais il faut que vous sçachiez, que Pimandre (qui estoit mon pere) a esté fort curieux de rechercher les antiquitez de ceste contrée, de sorte que les plus sçavans Druides luy en discouroient d’ordinaire durant le repas, & moy qui estois presque tousjours à ses costez, en retenois ce qui me plaisoit le plus : Et ainsi je sçeus que d’une lignecontinuée, Amasis ma mere estoit descenduë de celle que la Déesse Diane ou Galathée avoit esleuë. Et c’est pourquoy estant Dame de toutes ces contrées, & ayant encore un fils nommé Clidaman, elle nourrit avec nous quantité de filles, & de jeunes fils des Druides, & des Chevaliers, qui pour estre en si bonne escole, apprennent toutes les vertus que leur âge peut permettre. Les filles vont vestuës comme vous nous voyez, qui est une sorte d’habit que Diane ou Galathée avoient accoustumé de porter, & que nous avons tousjours maintenuë pour memoire d’elle. Voila, Celadon, ce que vous vouliez sçavoir de nostre estat, & m’asseure avant que vous nous esloigniez (car je veux que vous nous voyez toutes ensemble) que vous direz nostre assemblée ne ceder à nulle autre, ny en vertu, ny en beauté.

  Alors Celadon cognoissant qui estoient ces belles Nymphes, recogneut aussi quel respect il leur devoit ; & quoy qu’il n’eust pas accoustumé de se trouver ailleurs qu’entre des Bergers, ses semblables, si est ce que la bonne naissance qu’il avoit, luy apprenoit assez ce qu’il devoit à telles personnes. Donc apres leur avoir rendu l’honneur auquel il croyoit estre obligé : Mais (dit-il en continuant) encor ne puis-je assez m’estonner de me voir entre tant de grandes Nymphes, moy qui ne suis qu’un simple Berger, & de recevoir d’elles tant de faveurs. Celadon, respondit Galathée, « en quelque lieu que la vertu se trouve, elle merite d’estre ay mée & honorée, aussi bien sous les habits des Bergers, que sous la glorieuse pourpre des Roys » : & pour vostre particulier vous n’estes point envers nous en moindre consideration, que le plus grand des Druides, ou des Chevaliers de nostre Cour : car vous ne devez leur ceder en faveur, puis que vous ne le faites pas en merite. Et quant à ce que vous vous voyez entre nous, sçachez que ce n’est point sans un grand mystere de nos Dieux, qui nous l’ont ainsi ordonné, comme vous le pourrez sçavoir à loisir, soit qu’ils ne vueillent plus que tant de vertus demeurent sauvages entre les forests, & les lieux champestres, soit qu’ils facent dessein, en vous faisant plus grand que vous n’estes, de rendre par vous bien-heureuse une personne qui vous ayme : vivez seulement en repos, & vous guerissez, car il n’y a rien que vous puissiez desirer en l’estat où vous estes, que la santé. Madame, respondit le Berger, qui n’entendoit pas bien ces paroles, si je dois desirer la santé, le principal sujet est, pour vous pouvoir rendre quelque service, en eschange de tant de graces qu’il vous plaist de me faire : il est vray que tel que je suis, il ne faut point parler que je sorte des bois, ny de nos pasturages, autrement le vœu solemnel que nos peres ont fait aux Dieux, nous accuseroit envers eux, d’estre indignes enfans de tels peres. Et quel est ce serment, respondit la Nymphe. L’histoire, repliqua Celadon, en seroit trop longue : si mesme il me faloit redire le sujet, que mon pereAlcippe a eu de le continuer ; tant y a, Madame, qu’il y a plusieurs années, que d’un accord general, tous ceux qui estoient le long des rives de Loire, de Lignon, de Furan, d’Argent, & de toutes ces autres rivieres, apres avoir bien recogneu les incommoditez que l’ambition d’un peuple nommé Romain, faisoit ressentir à leurs voisins pour le desir de dominer, s’assemblerent dans ceste grande plaine, qui est autour de Mont-verdun, & là d’un mutuel consentement, jurerent tous de fuïr à jamais toute sorte d’ambition, puis qu’elle seule estoit cause de tant de peines, & de vivre eux & les leurs, avec le paisible habit de Bergers ; & depuis a esté remarqué (tant les Dieux ont eu agreable ce vœu) que nul de ceux qui l’ont fait, ou de leurs successeurs, n’a eu que travaux & peines incroyables, s’il ne l’a observé : & entre tous, mon pere en est l’exemple le plus remarquable & le plus nouveau : de sorte que ayant cogneu que la volonté du Ciel estoit de nous retenir en repos ce que nous avons à vivre, nous avons de nouveau ratifié ce vœu avec tant de serments, que celuy qui le romproit seroit trop detestable. Vrayement, respondit la Nymphe, je suis tres-aise d’oüir ce que vous me dites : car il y a fort long temps que j’en ay ouy parler, & n’ay encore peu sçavoir pourquoy tant de bonnes & anciennes familles, comme j’oyois dire qu’il y en avoit entre vous, s’amusoient hors des villes, à passer leur âge entre les bois, & les lieux solitaires : Mais, Celadon, si l’estat où vous estes, le vous peut permettre, ditesmoy je vous prie, quelle a esté la fortune de vostre pere Alcippe, pour luy faire reprendre la sorte de vie qu’il avoit si longtemps laissée : car je m’asseure que le discours merite d’estre sçeu. Alors quoy que le Berger se sentist encore mal de l’eau qu’il avoit avalée, si est ce qu’il se contraignit pour luy obeïr, & commença de ceste sorte.


HISTOIRE D’ALCIPPE.

Vous me commandez, Madame, de vous dire la fortune la plus traversée, & la plus diverse d’homme du monde, & en laquelle on peut bien apprendre, que « celuy qui veut donner de la peine à autruy s’en prepare la plus grande partie ». Toutefois puis que vous le voulez ainsi, pour ne vous desobeïr, je vous en diray briefvement ce que j’en ay appris par les ordinaires discours de celuy mesme à qui toutes ces choses sont advenuës : car pour nous faire entendre, combien nous estions heureux de vivre en repos d’esprit, mon pere nous a raconté bien souvent ses fortunes estranges. Sçachez donc, Madame, qu’Alcippe ayant esté nourry par son pere avec la simplicité de Berger, eut tousjours un esprit si esloigné de sa nourriture, que toute autre chose luy plaisoit plus que ce qui sentoit le village. Si bien que jeune enfant, pour presage de ce qu’il reüssiroit, & à quoy estant en âge il s’adonneroit, il n’avoit plaisir si grand que de faire des assemblées d’autres enfans ainsi que luy, ausquels il apprenoit de se mettre en ordre ; & les armoit, les uns de frondes, les autres d’arcs, & de fléches, desquelles il leur monstroit à tirer justement, sans que les menaces des vieux & sages Bergers l’en peussent destourner. Les anciens de nos hameaux qui voyoient ses actions, predisoient de grands troubles par ces contrées, & sur tout qu’Alcippe seroit un esprit turbulant qui jamais ne s’arresteroit dans les termes du Berger. Lors qu’il commençoit d’attaindre un demy siecle de son âge, de fortune il devint amoureux de la Bergere Amarillis, qui pour lors estoit recherchée secrettement d’un autre Berger son voisin, nommé Alcé. Et parce qu’Alcippe avoit une si bonne opinion de soy-mesme, qu’il luy sembloit n’y avoir Bergere qui ne receust aussi librement son affection, comme il la luy offriroit, il se resolut de n’user pas de beaucoup d’artifice pour la luy declarer ; de sorte que la rencontrant à un des sacrifices de Pan, ainsi qu’elle retournoit en son hameau, il luy dit : Je n’eusse jamais creu avoir si peu de force, que de ne pouvoir resister aux coups d’un ennemy, qui me blesse sans y penser. Elle luy respondit ; « Celuy qui blesse par mégarde ne doit pas avoir le nom d’ennemy ». Non pas (respondit-il) en ceux qui ne s’arrestent pas aux effects, mais aux paroles seulement ; mais quant à moy, je trouve que « celuy qui offense comme que ce soit, est ennemy », & c’est pourquoy je vous puis bien donner ce nom. A moy (repliqua-t’elle ?) Je n’en voudrois avoir, nyl’effet, ny la pensée : car je fais trop d’estat de vostre merite. Voyla (adjousta le Berger) un des coups dont vous m’offensez le plus, en me disant une chose pour une autre, que si veritablement vous recognoissiez en moy ce que vous dites, autant que je m’estime outragé de vous, autant m’en dirois-je favorisé : Mais je voy bien qu’il vous suffit de porter l’Amour aux yeux, & en la bouche, sans luy donner place dans le cœur. La Bergere alors se trouvant surprise, comme n’ayant point entendu parler d’Amour, luy respondit. Je fais estat, Alcippe, de vostre vertu ainsi que je dois, & non point outre mon devoir : & quant à ce que vous parlez d’Amour, croyez que je n’en veux avoir, ny dans les yeux, ny dans le cœur pour personne, & moins pour ces esprits abaissez, qui vivent comme sauvages dans les bois. Je cognois bien (repliqua le Berger) que ce n’est point élection d’Amour, mais ma destinée qui me fait estre vostre ; puis que, si l’Amour doit naistre de ressemblance d’humeur, il seroit bien mal-aisé qu’Alcippe n’en eust pour vous, qui dés le berceau a eu en haine ceste vie champestre, que vous méprisez si fort ; & vous proteste, s’il ne faut que changer de condition, pour avoir part en vos bonnes graces, que dés icy je quitte la houlette, & les trouppeaux, & veux vivre entre les hommes, & non point entre les sauvages. Vous pouvez bien (répondit Amarillis) changer de condition, mais non pas m’en faire changer, estant resoluë de n’estre jamais moins à moy, que je suis, pour donner place à quelqueplus forte affection : si vous voulez donc que nous continuons de vivre, comme nous avons fait par le passé, changez ces discours d’affection & d’Amour, en ceux que vous souliez me tenir autrefois, ou bien ne trouvez point estrange que je me bannisse de vostre presence, estant impossible qu’Amour & l’honnesteté d’Amarillis puissent demeurer ensemble. Alcippe qui n’avoit point attendu une telle response, se voyant si éloigné de sa pensée, fut tellement confus en soy-mesme, qu’il demeura quelque temps sans luy pouvoir respondre : en fin estant revenu, il tascha de se persuader, que la honte de son âge, & de son sexe, & non pas faute de bonne volonté envers luy, luy avoit fait tenir tels propos. C’est pourquoy il luy respondit : Quelle que vous me puissiez estre, je ne seray jamais autre que vostre serviteur, & si le commandement que vous me faictes n’estoit incompatible avec mon affection, vous devez croire qu’il n’y a rien au monde qui m’y peust faire contrevenir : vous m’en excuserez donc, & me permettrez que je continuë ce dessein, qui n’est qu’un tesmoignage de vostre merite, & auquel vueillez vous, ou non, je suis entierement resolu. La Bergere tournant doucement l’œil vers luy : Je ne sçay Alcippe (luy dit-elle) si c’est par gageure ou par opiniastreté que vous parlez de ceste sorte. C’est, respondit-il, par tous les deux : car j’ay fait gageure avec mes desirs de vous vaincre, ou de mourir ; & ceste resolution s’est changée en opiniastreté, n’y ayant rien qui me puissedivertir du serment que j’en ay fait. Je serois bien ayse (repliqua Amarillis) que vous eussiez pris quelqu’autre pour butte de telles importunitez. Vous nommerez (luy dit le Berger) mes affections comme il vous plaira, cela ne peut toutefois me faire changer de dessein. Ne trouvez donc point mauvais (repliqua Amarillis) si je suis aussi ferme en mon opiniastreté, que vous en vostre importunité. Le Berger voulut repliquer, mais il fut interrompu par plusieurs Bergeres qui survindrent : de sorte qu’Amarillis, pour conclusion, luy dit assez bas. Vous me ferez déplaisir, Alcippe, si vostre déliberation est recogneuë : car je me contente de sçavoir vos folies, & aurois trop de déplaisir que quelqu’autre les entendist. Ainsi finirent les premiers discours de mon pere, & d’Amarillis, qui ne firent que luy augmenter le desir qu’il avoit de la servir. Car « rien ne donne tant d’Amour que l’honnesteté » . Et de fortune le long du chemin, ceste trouppe rencontra Celion, & Bellinde, qui s’estoient arrestez à contempler deux tourterelles qui sembloient se caresser, & se faire l’Amour l’une à l’autre, sans se soucier de voir à l’entour d’elles tant de personnes. Alors Alcippe se ressouvenant du commandement qu’Amarillis venoit de luy faire, ne peut s’empescher de souspirer tels vers : Et parce qu’il avoit la voix assez bonne, chacun se teut pour l’escouter.


SONNET,
Sur les contraintes de l’honneur.

Chers oyseaux de Venus, aimables Tourterelles,
Qui redoublez sans fin vos baisers amoureux,
Et laissez à l’envy renouvellez par eux,
Ores vos douces paix, or’ vos douces querelles.

Quand je vous voy languir, & trémousser des aisles,
Comme ravis de l’aise où vous estes tous deux :
Mon Dieu, qu’à nostre égard je vous estime heureux !
De jouïr librement de vos Amours fidelles.

Vous estes fortunez de pouvoir franchement
Monstrer ce qu’il nous faut cacher si finement,
Par les injustes loix que cest honneur nous donne :

Honneur feint qui nous rend de nous mesme ennemis :
Car le cruel qu’il est, sans raison il ordonne
Qu’en Amour seulement le larcin soit permis.

Depuis ce temps, Alcippe se laissa tellement transporter à son affection, qu’il n’y avoit plus de borne qu’il n’outre-passast, & elle au contraire se monstroit tousjours plus froide, & plus gelée envers luy : & sur ce sujet, un jour qu’il fut prié de chanter, il dit tels vers.


MADRIGAL,
Sur la froideur d’Amarillis.

Elle a le cœur de glace, & les yeux tous de flame,
Et moy tout au rebours
Je gele par dehors, & je porte tousjours
Le feu dedans mon ame.
Helas ! c’est que l’Amour,
A choisi pour sejour,
Et mon cœur & les yeux de ma belle Bergere,
Dieux, changera-t’il point quelquefois de dessein.
Et que je l’aye aux yeux, & qu’elle l’ait au sein ?

En ce temps là, comme je vous ay dit, Alcé recherchoit Amarillis, & parce que c’estoit un tres-honneste Berger, & qui estoit tenu pour fort sage, le pere d’Amarillis panchoit plus à la luy bailler, que non point à Alcippe, à cause de son courage turbulant : & au contraire la Bergere aymoit d’avantage mon pere, par ce que son humeur estoit plus approchante de la sienne : ce que recognoissant bien le sage pere, & ne voulant user de violance ny d’authorité absoluë envers elle, il eut opinion que l’éloignement la pourroit divertir de ceste volonté : & ainsi resolut de l’envoyer pour quelque temps vers Artemis, sœur d’Alcé, qui se tenoit sur les rives de la riviere d’Allier. Lors qu’Amarillis sçeut la deliberation de son pere (comme « tousjours on s’efforce contre les choses deffenduës ») elle prit resolution de ne partir point sans asseurer Alcippe de sa bonne volonté ; en ce dessein elle luy escrivit tels mots.


LETTRE D’AMARILLIS
A ALCIPPE.

Vostre opiniastreté a surpassé la mienne ; mais la mienne aussi surmontera celle qui me contraint de vous advertir, que demain je parts, & qu’aujourd’huy si vous me trouvez sur le chemin, où nous nous rencontrasmes avant-hier, & que vostre Amour se puisse contenter de parole, elle aura occasion de l’estre, & à Dieu.

Il seroit trop long, Madame, de vous dire tout ce qui se passa particulierement entr’eux, outre que l’estat où je me trouve, m’empesche de le pouvoir faire. Ce me sera donc assez en abregeant, de vous dire qu’ils se rencontrerent au mesme endroit, & que ce fut là le premier lieu où mon pere eut asseurance d’estre aimé d’Amarillis, & qu’elle luy conseilla de laisser la vie champestre où il avoit esté nourry, par ce qu’elle la méprisoit comme indigne d’un noble courage, luy promettant qu’il n’y avoit rien d’assez fort pour la divertir de sa resolution. Apres qu’ils furent separez, Alcippe grava tels vers sur un arbre, le long du bois.


SONNET
D’Alcippe sur la constance de
son amitié.

Amarillis toute pleine de grace,
Alloit ces bors de ces fleurs despoüillant,
Mais sous la main qui les alloit cueillant,
D’autres soudain renaissoient en leur place.

Ces beaux cheveux, où l’Amour s’entrelasse,
Amour alloit d’un doux air éveillant,
Et s’il en voit quelqu’un s’éparpillant,
Tout curieux soudain il le ramasse.

Telle Lignon pour la voir s’arresta,
Et pour miroir ses eaux luy presenta.
Et puis luy dit ; Une si belle image

A ton départ mon onde esloignera :
Mais de mon cœur jamais ne partira
Le traict fatal, Nymphe, de ton visage.

Lors qu’elle fut partie, & qu’il commença à bon escient de ressentir les déplaisirs de son absence, allant bien souvent sur le mesme lieu où il avoit pris congé de sa Bergere, il y souspira plusieurs fois tels vers.


SONNET,
Sur l’Absence.

RIVIERE de Lignon dont la course eternelle
Du gratieux FORETS va le sein arrousant,
Et qui flot dessus flot ne te vas reposant,
Que tu ne sois r’entrée en l’onde paternelle.

Ne vois-tu point Allier qui ravissant ta belle,
Use comme outrageux des Loix du plus puissant :
Et l’honneur de tes bords loing de toy ravissant,
T’oblige d’entreprendre une juste querelle ?

Contre ce ravisseur appelle à ton secours,
Ceux qui pour son départ répandent tous les jours
Les larmes que tu vois inonder ton rivage.

Ose-le seulement, que noz yeux & nos cœurs
Verseront pour t’ayder mille fleuves de pleurs,
Qui ne se tariront qu’en vengeant ton outrage.

Mais ne pouvant vivre sans la voir au mesme lieu, où il avoit tant accoustumé le bien de sa veuë, Il se resolut comme que ce fust, de partir de là, & lors qu’il en cherchoit l’occasion, il s’en presenta une toute telle qu’il l’eust sçeu desirer. Peu auparavant la mere d’Amasis estoit morte, & on se preparoit dans la grande villede Marcilly de la recevoir, comme nouvelle Dame, avec beaucoup de triomphe : Et par ce que les preparatifs que l’on y faisoit y attiroient par curiosité presque tout le pays : mon pere fit en sorte qu’il obtint congé d’y aller. Et c’est de là d’où vint le commancement de tous ses travaux. Il avoit un demy siecle & quelques lunes, le visage beau entre tous ceux de ceste contrée, les cheveux blonds, annelez & crespez de la Nature, qu’il portoit assez longs : & bref, Madame, il estoit tel, que l’Amour en voulut faire peut-estre quelque secrette vengeance. Et voicy comment : Il fut veu de quelque Dame, & si secrettement aimé d’elle, que jamais nous n’en avons peu sçavoir le nom. Au commencement qu’il arriva à Marcilly, il estoit vestu en Berger : mais assez proprement : car son pere le cherissoit fort, & afin qu’il ne fist quelque folie, comme il avoit accoustumé en son hameau, il luy mit deux ou trois Bergers aupres, qui en avoient le soing, principalement un nommé Cleante, homme à qui l’humeur de mon pere plaisoit : de sorte qu’il l’aimoit comme s’il eust esté son fils. Ce Cleante en avoit un nommé Clindor, de l’aage de mon pere, qui sembloit avoir eu de la nature la mesme inclination à aymer Alcippe. Alcippe, qui d’autre costé recognoissoit ceste affection, l’aima plus que tout autre : ce qui estoit si agreable à Cleante, qu’il n’avoit rien qu’il pûst refuser à mon pere : cela fut cause qu’apres avoir veu quelques jours, comme les jeunesChevaliers qui estoient à ces festes, alloient vestus, comme ils s’armoient & combattoient à la barriere, & ayant declaré son dessein à son amy Clindor, tous deux ensemble requirent Cleante de leur vouloir donner les moyens de se faire paroistre entre ces Chevaliers. Et comment (leur dit Cleante) avez vous bien le courage de vous esgaler à eux ? Et pourquoy-non (dit Alcippe) n’ay-je pas autant de bras, & de jambes qu’eux ? Mais, dit Cleante, vous n’avez pas appris les civilitez des villes. Nous ne les avons pas apprises, dit-il, mais elles ne sont point si difficiles qu’elles nous doivent oster l’esperance de les apprendre bien tost ; & puis il me semble qu’il n’y a pas tant de difference de celles-cy aux nostres que nous ne les changions bien aisément. Vous n’avez pas, dit-il, l’adresse aux armes. Nous avons, repliqua-t’il, assez de courage pour suppléer à ce deffaut. Et quoy, adjousta Cleante, voudriez vous laisser la vie champestre ? Et qu’ont affaire (respondit Alcippe) les bois avec les hommes ? & que peuvent apprendre les hommes en la pratique des bestes ? Mais, respondit Cleante, ce vous sera bien du desplaisir, de vous voir desdaigner par ces glorieux courtisants, qui à tous coups vous reprocheront que vous estes des Bergers. Si c’est honte, dit Alcippe, d’estre Berger, il ne le faut plus estre ; si ce n’est pas honte, le reproche n’en peut estre mauvais. Que s’ils me méprisent pour ce nom, je tascheray par mes actions de me faire estimer. En finCleante les voyant si resolus à faire autre vie que celle de leurs peres ; Or bien, dit-il, mes enfans, puis que vous avez pris ceste resolution, je vous diray, que quoy que vous soyez tenus pour Bergers, vostre naissance toutesfois vient des plus anciens tiges de ceste contrée, & d’où il est sorty autant de braves Chevaliers, que de quelqu’autre qui soit en Gaule ; mais une consideration contraire à celle que vous avez leur fit eslire ceste vie retirée : par ainsi ne craignez point que vous ne soyez bien reçeus entre ces Chevaliers, dont les principaux sont mesmes de vostre sang. Ces paroles ne servirent que de rendre leur desir plus ardant : car ceste cognoissance leur donna plus d’envie de mettre en effet leur resolution, sans considerer ce qui leur pourroit advenir, fut par les incommoditez que telle vie rapporte, fut par le desplaisir, que le pere d’Alcippe & ses parents en recevroient. Dés l’heure Cleante fit la despence de tout ce qui leur estoit necessaire : Ils estoient tous deux si bien nays, qu’ils s’acquirent bien tost la cognoissance & l’amitié de tous les principaux. Et Alcippe en mesme temps s’adonna de telle sorte aux armes qu’il reüssit un des bons Chevaliers de son temps.

  Durant ces festes qui continuerent deux lunes, mon pere fut veu, comme je vous ay dit d’une Dame, de qui je n’ay jamais peu sçavoir le nom, & par ce qu’il ne luy defailloit aucune de ces choses qui peuvent faire aymer,elle en fut de sorte esprise, qu’elle inventa une ruze assez bonne pour venir à bout de son intention. Un jour que mon pere assistoit dans un temple aux sacrifices, qui se faisoient pour Amasis, une assez vieille femme se vint mettre pres de luy, & feignant de faire ses oraisons, elle luy dit deux ou trois fois : Alcippe, Alcippe, sans le regarder : luy qui s’oüyt nommer, luy voulut demander ce qu’elle luy vouloit : Mais luy voyant les yeux tournez ailleurs, il creut qu’elle parloit à un autre : elle qui s’apperceut qu’il l’escoutoit, continua : Alcippe, c’est à vous à qui je parle, encore que je ne vous regarde point : si vous desirez d’avoir la plus belle fortune que jamais Chevalier ait euë en ceste Cour, trouvez-vous entre jour & nuict, au carrefour qui conduit à la place de Pallas, & là vous sçaurez de moy le reste. Alcippe voyant qu’elle luy parloit de ceste sorte, sans la regarder aussi, luy respondit qu’il s’y trouveroit. A quoy il ne faillit point : car le soir approchant, il s’en alla au lieu assigné, où il ne tarda guere que ceste femme aagée ne vint à luy, presque couverte d’un taffetas qu’elle avoit sur la teste, & l’ayant tiré à part, luy dit ; Jeune homme tu es le plus heureux qui vive, estant aimé de la plus belle, & plus aymable Dame de cette Cour, & de laquelle (si tu veux me promettre ce que je te demanderay) dés à ceste heure je m’oblige à te faire avoir toute sorte de contentement. Le jeune Alcippe oyant ceste proposition, demanda quiestoit la Dame. Voila, dit-elle, la premiere chose que je veux que tu me promettes, qui est de ne t’enquerir point de son nom, & de tenir ceste fortune secrette : l’autre que tu permettes que je te bouche les yeux, quand je te conduiray où elle est. Alcippe luy dit, pour ne m’enquerir de son nom, & tenir cét affaire secrette, cela feray-je fort volontiers : mais de me boucher les yeux jamais je ne le permettray. Et qu’est-ce que tu veux craindre ? (dit-elle.) Je ne crains rien (respondit Alcippe) mais je veux avoir les yeux en liberté. O jeune homme, dit la vieille, que tu es encore apprentif, pourquoy veux-tu faire desplaisir à une personne qui t’aime tant ? & n’est-ce pas luy déplaire que de vouloir sçavoir d’elle plus qu’elle ne veut ? Croy moy, ne fais point de difficulté, ne doute de rien, quel danger y peut-il avoir pour toy ? où est ce courage que ta presence promet à l’abord ? est-il possible qu’un peril imaginé te fasse laisser un bien asseuré ? & point : Que maudite soit la mere, dit-elle, qui te fist si beau, & si peu hardy ; sans doute & ton visage, & ton courage, sont plus de femme que de ce que tu es. Le jeune Alcippe ne pouvoit oüyr sans rire les parolles de ceste vieille en colere : en fin apres avoir quelque temps pensé en luy-mesme quel ennemy il pouvoit avoir, & trouvant qu’il n’en avoit point, il se resolut d’y aller, pourveu qu’elle luy permit de porter son espée, & ainsi se laissa boucher les yeux ; & laprenant par la robbe, la suivit où elle le voulut conduire. Je serois trop long, si je vous racontois, Madame, toutes les particularitez de ceste nuit : tant y a qu’apres plusieurs détours, & ayant peut-estre plusieurs fois passé sur un mesme chemin, Il se trouva en une chambre, où les yeux bandez il fut desabillé par ceste mesme femme, & mis dans un lict, peu apres arriva la Dame, qui l’avoit envoyé chercher, & se mettant aupres de luy, luy déboucha les yeux, parce qu’il n’y avoit point de lumiere dans la chambre : mais quelque peine qu’il y prit, il ne sçeut jamais tirer une seule parole d’elle. De sorte qu’il se leva le matin sans sçavoir qui elle estoit, seulement la jugea-t’il belle & jeune ; & une heure avant jour, celle qui l’avoit amené, le vint reprendre, & le reconduisit avec les mesmes ceremonies : depuis ce jour ils resolurent ensemble que toutes les fois qu’il y devroit retourner, il trouveroit une pierre à un certain carrefour dés le matin.

  Cependant que ces choses se passoient ainsi, le pere d’Alcippe vint à mourir : De sorte qu’il demeura plus maistre de soy-mesme qu’il ne souloit estre, & n’eust esté le commandement d’Amarillis & son intention particuliere qui l’y retenoit, l’Amour qu’il portoit à sa Bergere l’eust peut-estre rappellé dans les bois : car les faveurs de ceste Dame incogneuë ne pouvoient en rien luy en oster le souvenir. Que si les grands dons qu’il recevoit d’elleordinairement, ne l’eussent retenu en ceste pratique, passé les deux ou trois premiers voyages il s’en fust retiré, quoy qu’il sembla que depuis ce temps-là il entra en faveur aupres de Pimander, & d’Amasis. Mais par ce qu' »un jeune cœur peut mal-aisément tenir long-temps quelque chose de caché », il advint que Clindor son cher amy, le voyant dépendre plus que de coustume, luy demanda d’où luy en venoyent les moyens. A quoy du premier coup répondant fort diversement, en fin il luy découvrit toute ceste fortune, & puis luy dit, que quelque artifice qu’il y eust sçeu mettre, il n’avoit jamais peu sçavoir qui elle estoit. Clindor trop curieux, luy conseilla de coupper demy pied de la frange du lict, & que le lendemain il suivit les meilleures maisons dont il se pouvoit douter & qu’il la recognoistroit, ou à la couleur, ou à la piece : ce qu’il fit, & par cét artifice, mon pere eust cognoissance de celle qui le favorisoit ; toutesfois il en a tellement tenu le nom secret, que ny Clindor, ny nul de ses enfans n’en a jamais rien peu sçavoir. Mais la premiere fois que par apres il y retourna, lors qu’il estoit prest à se lever le matin, il la conjura de ne se vouloir plus cacher à luy, qu’aussi bien c’estoit peine perduë, puis qu’il sçavoit asseurément qu’elle estoit une telle : Elle s’oyant nommer fut sur le point de parler, toutefois elle se teut, & attendit que la vieille fust venuë, à laquelle quand Alcippe fut sorty du lict, elle fist tantde menaces, croyant que ce fust elle qui l’eust descouverte, que cette pauvre femme s’en vint toute tremblante jurer à mon pere qu’il se trompoit. Luy alors en souriant, luy raconta la finesse dont il avoit usé, & que ç’avoit esté de l’invention de Clindor : elle bien aise de ce qu’il luy avoit descouvert, apres mille sermens du contraire, r’entra le dire à ceste Dame, qui mesme s’estoit levée pour oüyr leur discours : & quand elle sçeut que Clindor en avoit esté l’inventeur, elle tourna toute sa colere contre luy, pardonnant aisément à Alcippe qu’elle ne pouvoit haïr : toutefois depuis ce jour elle ne l’envoya plus querir. Et parce qu’un esprit offensé n’a rien de si doux que la vengeance, ceste femme tourna de tant de costez qu’elle fit une querelle à Clindor, pour laquelle il fut contraint de se battre contre un cousin de Pimander, qu’il tua, & quoy qu’il fust poursuivy, si se sauva-t’il en Auvergne avec l’aide d’Alcippe. Mais Amasis fit en sorte, qu’Alaric Roy des Visigotz estant pour lors à Thoulouse, le fit mettre prisonnier à Usson, avec commandement à ses officiers de le remettre entre les mains de Pimander, qui n’attendoit pour le faire mourir que d’avoir la commodité de l’envoyer querir. Alcippe ne laissa rien d’intenté pour obtenir son pardon : Mais ce fut en vain, car il avoit trop forte partie. C’est pourquoy voyant la perte asseurée de son amy, il delibera à quelque hazard que ce fust de le sauver. Il estoit pour lors à Usson, comme je vous ay dit, place si forte qu’il eust semblé à tout autre une folie de vouloir entreprendre de l’en sortir. Son amitié toutefois, qui ne trouvoit rien de plus mal-aisé que de vivre sans Clindor, le fit resoudre de devancer ceux qui alloient de la part de Pimander. Ainsi feignant de se retirer chez soy mal contant, il part luy douziesme, & un jour de marché se presentent à la porte du Chasteau tous vestus en villageois, & portant sous leurs jupes de courtes espées, & au bras des paniers comme personnes qui alloient vendre. Je luy ay ouy dire qu’il y avoit trois forteresses l’une dans l’autre. Ces resolus paysans vindrent jusques à la derniere, où peu de Visigotz estoient restez : car la plus-part estoient descendus en la basse ville pour voir le marché, & pour se pourvoir de ce qui estoit necessaire pour leur garnison. Estant là ils offroient à si bon prix leurs denrées, que presque tous ceux qui estoient dedans sortirent pour en achepter. Lors mon pere voyant l’occasion bonne, saisissant au collet celuy qui gardoit la porte, luy mit l’espée dans le corps, & chacun de ses compagnons comme luy se deffit en mesme instant du sien, & entrant dedans mirent le reste au fil de l’espée ; & soudain serrant la porte coururent aux prisons, où ils trouverent Clindor dans un cachot, & tant d’autres, qu’ils se jugerent estant armez, suffisans de deffaire le reste de la garnison. Pour abreger, jevous diray, Madame, qu’encore que pour l’alarme, les portes de la ville fussent fermées, si les forcerent-ils sans perdre un seul homme, quoy que le gouverneur, qui en fin y fut tué, y fist toute la resistance qu’il peut. Ainsi voila Clindor sauvé, & Alaric adverty que c’estoit mon pere qui avoit fait ceste entreprise ; dequoy il se sentit tant offensé, qu’il en demanda justice à Amasis, & elle qui ne vouloit perdre son amitié, s’affectionna beaucoup pour le contenter, & envoya incontinent pour se saisir de mon pere : mais ses amis l’en advertirent si à propos, qu’ayant donné ordre à ses affaires, il sortit hors de ceste contrée, & piqué contre Alaric plus qu’il n’est pas croyable, s’alla mettre avec une nation, qui depuis peu estoit entrée en nos Gaules, & qui pour estre belliqueuse, s’estoit saisie des deux bords du Rosne & de l’Arar, & d’une partie des Alobroges. Et par ce que desireux d’agrandir leurs terres, ils faisoient continuellement la guerre aux Visigostz, Ostrogots & Romains, il y fut tresbien receu avec tous ceux qu’il y voulut conduire, & estant cogneu pour homme de valeur, fut incontinant honoré de diverses charges. Mais quelques années estant escoulées, Gondioch Roy de ceste nation venant à mourir, Gondebault son fils succeda à la Couronne de Bourgongne, & desirant d’asseurer ses affaires dés le commencement, fit la paix avec ses voisins, mariant son fils Sigismond avec une des filles de Theodoric Roy des Ostrogotz : & pour complaire àAlaric, qui estoit infiniment offensé contre Alcippe, luy promit de ne le tenir plus aupres de luy. De sorte qu’avec son congé, il se retira avec un autre peuple, qui du costé de Renes s’estoit saisi d’une partie de la Gaule, en dépit des Gaulois & des Romains : Mais, Madame, ce discours vous seroit ennuyeux, si particulierement je vous racontois tous ses voyages : car de ceux-cy il fut contraint de s’en aller à Londres vers le grand Roy Artus, qui en ce mesme temps, comme depuis je luy ay oüy raconter plusieurs fois, institua l’Ordre des Chevaliers de la table ronde. De là il fut contraint de se retirer au Royaume qui porte le nom du port des Gaulois. Et en fin estant recherché par Alaric, il se resolut de passer la mer & aller à Bisance, où l’Empereur luy donna la charge de ses galeres. Mais d’autant que « le desir de revenir en la patrie, est le plus fort de tous les autres », mon pere, quoy que tres grand avec ces grands Empereurs, n’avoit toutefois rien plus à cœur, que de revoir fumer ses foüiers, où si souvent il avoit esté emmaillotté, & sembla que la fortune luy en presenta le moyen, lors que moins il l’attendoit. Mais j’ay oüy dire quelquefois à nos Druides, que « la fortune se plaist de tourner le plus souvent sa rouë du costé où l’on attend moins son tour ». Alaric vint à mourir, & Thierry son fils luy succeda, qui pour avoir plusieurs freres eut bien assez affaire à maintenir ses estats, sans penser aux inimitiez de son pere : Et ainsi se voulant rendre aymable à chacun (car « la bonté & la liberalité sont les deux aymants, qui attirent le plus l’amitié de chacun ») dés le commencement de son regne, il publia une abolition generale de toutes les offenses faites en son Royaume. Voila un grand commencement pour moyenner le retour d’Alcippe ; si ne pouvoit-il encore revenir, d’autant que Pimander n’avoit point oublié l’injure receuë, toutesfois ainsi que les Visigotz furent cause de son bannissement, de mesme la fortune s’en voulut servir pour instrument de r’appel. Quelque temps auparavant, comme je vous ay dit, Artus Roy de la grand’ Bretagne avoit institué les Chevaliers de la table ronde, qui estoit un certain nombre de jeunes hommes vertueux, obligez d’aller chercher les adventures, punir les meschans, faire justice aux oppressez, & maintenir l’honneur des Dames. Or les Visigotz d’Espagne, qui alors demeuroient dans Pampelune, à l’imitation de cestui-cy esleurent des Chevaliers, qui alloient en divers lieux monstrant leur force & adresse. Il advint qu’en ce temps un de ces Visigotz, apres avoir couru plusieurs contrées s’en vint à Marcilly, où ayant fait son deffi accoustumé, il vainquit plusieurs des Chevaliers de Pimander, ausquels il coupoit la teste, & d’une cruauté extréme, pour tesmoignage de sa valeur, les envoyoit à une Dame qu’il servoit en Espagne. Entre les autres Amarillis y perdit un oncle, qui comme mon pere, ne voulant demeurer dans le repos de la vie champestre, avoit suivy le mestier desarmes. Et parce que durant cet esloignement, elle avoit esté assez curieuse pour avoir d’ordinaire de ses nouvelles, par la voye de certains jeunes garçons qu’elle & luy avoient dressez à cela ; aussi tost que ce mal-heur luy fut avenu, elle le luy escrivit, non pas en opinion qu’il deust s’en retourner : mais comme luy faisant part de son desplaisir. « Amour qui n’est jamais dans une belle ame sans la remplir de mille desseins genereux », ne permit pas à mon pere de sçavoir le déplaisir d’Amarillis estre causé par un homme, sans incontinent faire resolution de chastier cet outrecuidé. Et ainsi avec le congé de l’Empereur, s’en vint déguisé en la maison de Cleante, qui sçachant sa deliberation, tascha plusieurs fois de l’en divertir : mais Amour avoit de plus fortes persuasions que luy. Et un matin que Pimander sortoit pour aller au Temple, Alcippe se presenta devant luy, armé de toutes pieces, & quoy qu’il eust la visiere haussée, si ne fut-il point recogneu pour la barbe qui luy estoit venuë depuis son départ. Lors que Pimander sçeut sa resolution, il en fit beaucoup d’estat, pour la haine qu’il portoit à cét estranger à cause de son arrogance & de sa cruauté, & dés l’heure mesme fit advertir le Visigot par un heraut d’armes. Pour abreger, mon pere le vainquit, & en presenta l’espée à Pimander, & sans se faire cognoistre à personne, sinon à Amarillis qui le vid en la maison de Cleante, il s’en retourna à Bisance, où il fut receu comme de coustume. Ce pendant Cleante qui n’avoit nul plus granddesir, que de le revoir libre en Forestz, le descouvrit à Pimander, qui estoit fort desireux de sçavoir le nom de celuy qui avoit combattu l’estranger. Luy au commencement estonné, en fin esmeu de la vertu de cét homme, demanda s’il estoit possible qu’il fust encor en vie. A quoy Cleante respondit, en racontant toutes ses fortunes, & tous ses longs voyages, & en fin quel il estoit parvenu aupres de tous les Rois qu’il avoit servis. Sans mentir, dit alors Pimander, la vertu de cét homme merite d’estre recherchée & non pas bannie, outre l’extréme plaisir qu’il m’a fait ; qu’il revienne donc, & qu’il s’asseure que je le cheriray, & aymeray comme il merite : & que dés icy je luy pardonne tout ce qu’il a fait contre moy. Ainsi mon pere apres avoir demeuré dixsept ans en Grece, revint en sa patrie, honoré de Pimander, & d’Amasis, qui luy donnerent la plus belle charge qui fut pres de leur personne. Mais voyez que c’est que de nous ! « On se saoule de toute chose par l’abondance, & le desir assouvy demeure sans force ». Aussi tost que mon pere eut les faveurs de la fortune telles qu’il eust sçeu desirer, le voilà qu’il en perd le goust, & les mesprise. Et lors un bon demon qui le voulut retirer de ce goulphe, où il avoit si souvent failly de faire naufrage, luy representa, à ce que je luy ay oüy dire, semblables considerations. Vien-ça, Alcippe, quel est ton dessein ? n’est-ce pas assez de vivre heureux autant que Cloton fillera tes jours ? si cela est, où penses-tu trouver ce bien, sinon au repos ? « Le repos où peut-il estre que hors des affaires ? Les affaires, comment peuvent-elles esloigner l’ambition de la Cour, puis que la mesme felicité de l’ambition gist en la pluralité des affaires ? N’as tu point encor assez éprouvé l’inconstance dont elles sont pleines ? aye pour le moins ceste consideration en toy. L’ambition est de commander à plusieurs, chacun de ceux-là a mesme dessein que toy. Ces desseins leur proposent les mesmes chemins : allant par mesme chemin ne peuvent-ils parvenir là mesme où tu és ? & y parvenant, puis que l’ambition est un lieu si estroit qu’il n’est pas capable que d’un seul, il faut ou que tu te deffendes de mille qui t’ataqueront, ou que tu leur cedes. Si tu te deffends, quel peut estre ton repos, puis que tu as à te garder des amis, & des ennemis, & que jour & nuit leurs fers sont aiguisez contre toy ? Si tu leur cedes, est-il rien de si miserable qu’un courtisan décheu ? » Doncques, Alcippe, r’entre en toy-mesme, & te ressouviens que tes peres, & ayeulx, ont esté plus sages que toy, ne vueille point estre plus avisé, mais plante un clou de diamant à la rouë de ceste fortune, que tu as si souvent trouvée si muable, reviens au lieu de ta naissance, laisse-là ceste pourpre, & la change en tes premiers habits, que ceste lance soit changée en houlette, & ceste espée en coultre, pour ouvrir la terre, & non pas le flanc des hommes : Là tu trouveras chez toy le repos, qu’en tant d’années tu n’as jamais peu trouver ailleurs. Voila, Madame, les considerations qui r’amenerent mon pere à sa premiere profession. Et ainsi, au grand estonnement de tous, mais avec beaucoup de loüange des plus sages, il revint à son premier estat, où il fist renouveller nos anciens statuts, avec tant de contentement de chacun, qu’il se pouvoit dire estre au comble de l’ambition, quoy qu’il s’en fust dépoüillé : puis qu’il estoit tant aimé, & honoré de ses voisins, qu’ils le tenoient pour un oracle ; & toutefois ce ne fut pas encor là la fin de ses peines, car s’estant apres la mort de Pymander retiré chez luy, il ne fut plustost en nos rivages, qu’Amour ne luy renouvellast sa premiere playe, « n’y ayant de toutes les fleches d’Amour, nulle plus acerée que celle de la conversation ». Ainsi donc voila Amarillis si avant en sa pensée, qu’elle luy donnoit plus de peine que tous ses premiers travaux. Ce fut en ce temps qu’il reprit la devise qu’il avoit portée durant tous ses voyages, d’une penne de Geay, voulant signifier PEINE J’AY. De cet Amour vint une tres-grande inimitié : Car Alcé, pere d’Astrée estoit infiniment amoureux de ceste Amarillis, & Amarillis durant l’exil de mon pere avoit permis ceste recherche, par le commandement de ses parents ; & à ceste heure ne s’en pouvoit distraire sans luy donner tant d’ennuy, que c’estoit le desesperer : d’autre costé Alcippe, qui dépoüillant l’habit de Chevalier, n’en avoit pas laissé le courage, ne pouvant souffrir un rival, vint aux mains plusieurs fois avec Alcé, qui n’estoit pas sans courage, & croit-on que n’eust esté les parensd’Amarillis, qui se resolurent de la donner à Alcippe, il fust arrivé beaucoup de mal-heur entre-eux : mais encor que par ce mariage on coupast les racines des querelles, celles toutesfois de la hayne demeurerent si vives, que depuis elles crurent si hautes, qu’il n’y a jamais eu familiarité entre Alcé, & Alcippe. Et c’est cela (dit Celadon, s’adressant à Silvie) belle Nymphe, que vous ouystes dire estant en nostre hameau : car je suis fils d’Alcippe & d’Amarillis, & Astrée est fille d’Alcé, & d’Hypolite. Vous trouverez peut-estre estrange, que n’estant sorty de nos bois ny de nos pasturages, je sçache tant de particularitez des contrées voisines. Mais, Madame, tout ce que j’en ay appris, n’a esté que de mon pere, qui me racontant sa vie, a esté contraint de me dire ensemble les choses que vous avez ouyes.

  Ainsi finit Celadon son discours, & certes non point sans peine : car le parler luy en donnoit beaucoup, pour avoir encores l’estomach mal disposé ; & cela fut cause qu’il raconta ceste histoire le plus briefvement qu’il peut : Galathée toutesfois en demeura plus satisfaite, qu’il ne se peut croire, pour avoir sçeu de quels ayeuls estoit descendu ce Berger qu’elle aymoit tant.

Livre troisième

LE TROISIESME
LIVRE DE LA PREMIERE PARTIE
d’Astrée.

Tant que le jour dura, ces belles Nymphes tindrent si bonne compagnie à Celadon, que s’il n’eust eu le cuisant déplaisir du changement d’Astrée, il n’eust point eu d’occasion de s’ennuyer : car elles estoient & belles, & remplies de beaucoup de jugement : toutefois en l’estat où il se trouvoit, cela ne fut assez pour luy empescher de se desirer seul : & par ce qu’il prevoyoit bien que ce ne pouvoit estre que par le moyen de la nuit qui les contraindroit de se retirer, [il] la souhaittoit à toute heure. Mais lors qu’il se croyoit plus seul, il se trouva le mieux accompagné : car la nuict estant venuë, & ces Nymphes retirées en leurs chambres, ses pensers luy vindrent tenir compagnie, avec de si cruels ressouvenirs, qu’ils luy firent bien autant ressentir leur abord qu’il l’avoit desiré. Quels desespoirs alors ne se presenterent point à luy ? nul de tous ceux que l’Amour peut produire, voire l’Amour le plus desesperé : Car si à l’injuste sentence de sa Maistresse il opposoit son innocence, soudain l’execution de cest arrest luy revenoit devant les yeux. Et comme d’un penser on tombe en un autre, il rencontra de fortune avec la main le ruban où estoit la bague d’Astrée, qu’il s’estoit mis au bras. O que de mortelles memoires luy remit-il en l’esprit ! il se representa tous les courroux qu’en cest instant-là elle avoit peints au visage, toutes les cruautez que son ame faisoit paroistre, & par ses paroles, & par ses actions, & tous les dédains avec lesquels elle avoit proferé les ordonnances de son bannissement. S’estant quelque temps arresté sur ce dernier malheur, il s’alla ressouvenir du changement de sa fortune : combien il s’estoit veu heureux, combien elle l’avoit favorisé, & combien tel heur avoit continué. De là il vint à ce qu’elle avoit fait pour luy, combien en sa consideration elle avoit dédaigné d’honnestes Bergers ; combien elle avoit peu estimé la volonté de son pere, le courroux de sa mere, & les difficultez qui s’opposoient à leur amitié : puis il s’alloit representant combien les fortunes d’Amour estoient peu asseurées aussi bien que toutes les autres : & combien peu de chose luy restoit de tant de faveurs, qui en fin estoit sans plus un bracelet de cheveux, qu’il avoit au bras, & un portrait qu’il portoit au col, duquel il baisa la boite plusieurs fois : pour la bague qu’il avoit à l’autre bras, il croyoit que ce fust plustost la force que sa bonne volonté qui la luy eust donnée : Mais tout au coup il se ressouvint des lettres, qu’elle luy avoit escrites, durant le bon-heur de [s]a fortune, & qu’il portoit d’ordinaire avec luy dans un petit sac de senteur. O quel tressaut fut le sien ! car il eut peur que ces Nimphes foüillant ses habits ne l’eussent treuvé. En ce doute il appella fort haut le petit Meril, car pour le servir il estoit couché à une garderobe fort proche. Le jeune garçon s’oyant appeller coup sur coup deux ou trois fois, vint sçavoir ce qu’il luy vouloit. Mon petit amy (dit Celadon) ne sçais-tu point que sont devenus mes habits ? car il y a quelque chose dedans qu’il m’ennuyeroit fort de perdre : vos habits (dit-il) ne sont pas loing d’icy, mais il n’y a rien dedans, car je les ay cherchez. Ah ! dit le Berger, tu te trompes Meril, j’y avois chose que j’aimerois mieux avoir conservée que la vie : & lors se tournant de l’autre costé du lit, se mit à plaindre & tourmenter fort long temps. Meril qui l’escoutoit[,] d’un costé estoit marry de son déplaisir, & de l’autre estoit en doute, s’il luy devoit dire ce qu’il en sçavoit. En fin ne pouvant supporter de le voir plus longuement en ceste peine, il luy dit, qu’il ne se devoit point tant ennuyer, & que la Nymphe Galathée l’aymoit trop pour ne luy rendre une chose qu’il monstroit d’avoir si chere. Alors Celadon se tourna vers luy : & comment (dit-il) la Nymphea-t’elle ce que je te demande ? Je croy (respondit-il) que c’est cela mesme, pour le moins je n’y ay trouvé qu’un petit sac plein de papier : & ainsi que je le vous apportois, un peu avant que vous ayez voulu dormir, elle l’a veu, & me l’a osté. O Dieux (dit alors le Berger) aillent toutes choses au pis qu’elles pourront : & se tournant de l’autre costé, ne voulut luy parler davantage. Cependant Galathée lisoit les lettres de Celadon ; car il estoit fort vray, qu’elle les avoit ostées à Meril, suivant la curiosité ordinaire de ceux qui aiment : mais elle luy avoit fort deffendu de n’en rien dire, parce qu’elle avoit intention de les rendre, sans qu’il sçeust qu’elle les eust veuës. Pour lors Sylvie luy portoit un flambeau devant, & Leonide estoit ailleurs, si bien qu’à ce coup il fallut qu’elle fust du secret. Nous verrons, disoit Sylvie, s’il est vray, que ce Berger soit si grossier comme il se feint, & s’il n’est point amoureux : car je m’asseure que ces papiers en diront quelque chose : & lors elle s’appuya un peu sur la table. Cependant Galathée desnoüoit le cordon, qui serroit si bien, que l’eau n’y avoit guiere fait de mal, toutefois il y avoit quelques papiers moüillez, qu’elle tira dehors le plus doucement qu’elle peut, pour ne les rompre : & les ayant espanchez sur la table, le premier sur qui elle mit la main, fut une telle lettre.


LETTRE D’ASTREE
A CELADON.

Qu’est-ce que vous entreprenez Celadon ? en quelle confusion vous allez vous mettre ? croyez moy qui vous conseille en amye, laissez ce dessein de me servir, il est trop plein d’incommoditez : quel contentement y esperez vous ? je suis tant insuportable que ce n’est guere moins entreprendre que l’impossible ; il faudra servir, souffrir, & n’avoir des yeux, ny de l’Amour que pour moy : car ne croyez point que je vueille avoir à partir avec quelqu’autre, ny que je reçoive une volonté à moitié mienne : je suis soupçonneuse, je suis jalouse, je suis difficile à gagner, & facile à perdre ; & puis aisée à offenser, & tres-mal aisée à rappaiser ; la moindre doute est en moy une asseurance ; il faut que mes volontés soient des destinées, mes opinions des raisons, & mes commandemens des loix inviolables. Croyez moy, encor un coup ; retirez vous, Berger, de ce dangereux labyrinthe, & fuyez un dessein si ruïneux. Je me recognois mieux que vous, ne vous figurez de pouvoir à la fin changer mon naturel, je rompray plustost que de plier, & ne vous plaignez à l’avenir de moy, si à ceste heure vous ne croyez ce que je vous en dis.

Ne me tenez jamais pour ce que je suis, dit Galathée, si ce Berger n’est amoureux, car en voicy un commencement qui n’est pas petit. Il n’en faut point douter, dit Silvie, estant si honneste homme. Et comment, repliqua Galathée, avez-vous opinion qu’il faille necessairement aimer pour estre tel ? Ouy, Madame, dit-elle, à ce que j’ay ouy dire : parce que l’Amant ne desire rien davantage, que d’estre aimé : pour estre aimé, il faut qu’il se rende aimable, & ce qui rend aimable est cela mesme qui rend honneste homme. A ce mot Galathée luy donna une lettre qui estoit un peu moüillée pour la seicher au feu, & ce pendant elle en prit une autre qui estoit telle.


LETTRE D’ASTREE
A CELADON.

Vous ne voulez pas croire que je vous ayme, & desirez que je croye que vous m’aimez : si je ne vous aime point, que vous profitera la creance que j’auray de vostre affection ? A faire peut estre, que ceste opinion m’y oblige ? A peine Celadon, ne pourra ceste foible consideration, si vos merites, & les services que j’ay receus de vous ne l’ont peu encores. Or voyez en quel estat sont vos affaires : je ne veux pas seulement que vous sçachiez que je croy que vousm’aymez ; mais je veux de plus, que vous soyez asseuré que je vous ayme, & entre tant d’autres une chose seule, vous en doit rendre certain ; si je ne vous aimois point, qui me feroit mépriser le contentement de mes parens ? Si vous considerez combien je leur doy, vous cognoistrez en quelque sorte la qualité de mon amitié, puis que non seulement elle contre-pese, mais emporte de tant, un si grand poids : & à Dieu ; ne soyez plus incredule.

En mesme temps Silvie rapporta la lettre, & Galathée luy dit avec beaucoup de déplaisir, qu’il aimoit, & que de plus il estoit infiniment aimé, & luy releut la lettre, qui luy touchoit fort au cœur, voyant qu’elle avoit à forcer une place, où un si fort ennemy estoit desja victorieux : car par ces lettres, elle jugea que l’humeur de ceste Bergere n’estoit pas d’estre à moitié Maistresse, mais avec une tres-absoluë puissance commander à ceux qu’elle daignoit recevoir pour siens ; elle fortifia beaucoup ce jugement, quand elle leut la lettre qui avoit esté seichée : elle estoit telle.


LETTRE D’ASTREE
A CELADON.

Lycidas a dit à ma Phillis que vous estiez aujourd’huy de mauvaise humeur, en suisje cause, ou vous ? Si c’est moy, c’est sans occasion, car ne veux-je pas tousjours vous aimer, & estre aimée de vous ? & ne m’avez vous mille fois juré, que vous ne desiriez que cela pour estre content ? Si c’est vous, vous me faites tort, de disposer sans que je le sçache, de ce qui est à moy : car par la donation que vous m’avez faite, & que j’ay receuë, & vous & tout ce qui est de vous m’appartient. Advertissez-m’en donc, & je verray si je vous en doy donner permission, & ce pendant je vous le deffends.

Avec quel empire, dit alors Galathée, traite ceste Bergere ? Elle ne luy fait point de tort, respondit Sylvie, puis qu’elle l’en a bien adverty dés le commencement. Et sans mentir, si c’est celle que je pense, elle a quelque raison, estant l’une des plus belles, & des plus accomplies personnes, que je vy jamais. Elle s’appelle Astrée, & ce qui me le fait juger ainsi, c’est ce mot de Phillis, sçachant que ces deux Bergeres sont amies jurées. Et encor, comme je vous dis, que sa beauté soit extréme, toutefois c’est ce qui est en elle de moins aimable, car elle a tant d’autres perfections, que celle-là est la moins apparente. Ces discours ne servoient qu’à la reblesser davantage, puis qu’ils ne luy descouvroient que de plus grandes difficultez en son dessein : & parce qu’elle ne vouloit, que Sylvie pour lors en sçeut davantage, elleresserra ces papiers, & se mit au lit, non sans une grande compagnie de diverses pensées, entre lesquelles le sommeil se glissa peu à peu.

  A peine estoit-il jour, que le petit Meril sortit de la chambre du Berger, qui avoit plaint toute la nuict, & que le travail, & le mal n’avoient peu assoupir qu’à la venuë de l’aurore : & par ce que Galathée luy avoit commandé de remarquer particulierement tout ce que feroit Celadon, & le luy rapporter, il alloit luy dire ce qu’il avoit appris. A l’heure mesme Galathée s’estant esveillée, parloit si haut avec Leonide que Meril les oyant heurta à la porte, & se fist ouvrir. Madame, dit-il, de toute ceste nuict je n’ay dormy : car le pauvre Celadon a failly de mourir, à cause des papiers que vous me pristes hier : & parce que je le vy si fort desesperé, je fus contraint pour le remettre un peu, de luy dire que vous les aviez. Comment (reprit la Nimphe) il sçait donc que je les ay ? Ouy certes, Madame, respond Meril, & m’asseure qu’il vous suppliera de les luy rendre, car il les tient trop chers ; & si vous l’eussiez ouy comme moy, je ne croy point qu’il ne vous eust fait pitié. Hé ! dy moy, Meril, adjousta la Nimphe, entre-autres choses, que disoit-il ? Madame, repliqua-t’il, apres qu’il se fut enquis si je n’avois point veu ses papiers, & qu’en fin il eust sçeu que vous les aviez, il se tourna comme transporté de l’autre costé, & dit ; Or sus aillent toutes choses au pis qu’elles pourront : & apres avoir demeuré muët quelque temps, & qu’il pensa que je me fusse remisdans le lict, je l’oüys souspirer assez haut, & puis dire telles paroles. Astrée ! Astrée ! ce bannissement devoit-ce estre la recompense de mes services ? si vostre amitié est changée, pourquoy me blasmez-vous pour vous excuser ? si j’ay failly, que ne me dites vous ma faute ? n’y a-t’il point de justice au Ciel, non plus que de pitié en vostre ame ? helas ! s’il y en a, que n’en ressens-je quelque faveur, à fin que n’ayant peu mourir, comme vouloit mon desespoir, je le fasse pour le moins, comme le commande la rigueur d’Astrée ? Ah ! rigoureux, pour ne dire cruel commandement ! qui eust peu en un tel accident prendre autre resolution que celle de la mort ? n’eust-il pas donné signe de peu d’Amour, plustost que de beaucoup de courage ? Et il s’arresta un peu, puis il reprit ainsi. Mais à quoy, mes traistres espoirs, m’allez-vous flattant ? est-il possible que vous m’osiez approcher encores, dites-vous pas qu’elle changera ? considerez ennemis de mon repos, quelle apparence il y a, que tant de temps escoulé, tant de services, & d’affections recogneuës ; tant de desdains supportez, & d’impossibilitez vaincuës, ne l’ayent peu, & qu’une absence le puisse. Esperons, esperons plustost un favorable cercueil de la mort, qu’un favorable repentir d’elle. Apres plusieurs semblables discours, il se teut assez longtemps : mais estant retourné au lict, je l’oüys peu apres recommencer ses plaintes, qu’il a continuées jusques au jour : & tout ce que j’en ay peu remarquer, n’a esté quedes plaintes, qu’il fait contre une Astrée, qu’il accuse de changement, & de cruauté. Si Galathée avoit sçeu un peu des affaires de Celadon, par les lettres d’Astrée, elle en apprit tant par le rapport de Meril, que pour son repos il eust esté bon qu’elle en eust esté plus ignorante. Toutefois en se flattant elle se figuroit, que le mépris d’Astrée pourroit luy ouvrir plus aisément le chemin à ce qu’elle desiroit : Escholiere d’Amour ; qui ne sçavoit pas qu' »Amour ne meurt jamais en un cœur genereux, que la racine n’en soit entierement arrachée ». En ceste esperance elle escrivit un billet qu’elle plia sans le cachetter, & le mit entre ceux d’Astrée : Puis donnant le sac à Meril, tien, luy dit-elle, Meril, rends ce sac à Celadon, & luy dy que je voudrois luy pouvoir rendre aussi bien tout le contentement qui luy defaut. Que s’il se porte bien, & qu’il me veuille voir, dy luy que je me trouve mal ce matin : elle disoit cela à fin qu’il eust loisir de visiter ses papiers, & de lire celuy qu’elle luy escrivoit. Meril s’en alla : & parce que Leonide estoit dans un autre lict, elle ne peut voir le sac, ny ouyr la commission qu’elle luy avoit donnée, mais soudain qu’il fut dehors, elle l’appella, & la fit mettre dans le lict avec elle : & apres quelques autres propos, elle luy parla de ceste sorte. Vous sçavez, Leonide, ce que je vous dy hier de ce Berger, & combien il m’importe qu’il m’aime, ou qu’il ne m’aime pas : depuis ce temps-là, j’ay sçeu de ses nouvelles plus que je n’eusse voulu ; vous avez ouyce que Meril m’a r’apporté, & ce que Silvie m’a dit des perfections d’Astrée : si bien, continua-t’elle, que puis que la place est prise, je voy naistre une double difficulté à nostre entreprise : toutefois ceste heureuse Bergere l’a fort offensé : & « un cœur genereux souffre mal-aisément un mépris sans s’en ressentir ». Madame, luy respondit Leonide, d’un costé je voudrois que vous fussiez contente, & de l’autre je suis presque bien aise de ces incommoditez : car vous vous faites tant de tort, si vous continuez, que je ne sçay si vous l’effacerez jamais. Pensez-vous, encor que vous croyez estre icy bien secrette, que l’on ne vienne à sçavoir ceste vie ? & que sera-ce de vous, si elle se descouvre ? Le jugement ne vous manqua jamais, au reste de vos actions, est-il possible qu’en cest accident il vous deffaille ? Que jugeriez-vous d’une autre qui meneroit telle vie ? Vous respondrez, que vous ne faites point de mal. Ah ! Madame, « il ne suffit pas à une personne de vostre qualité, d’estre exempte du crime, il faut l’estre aussi du blasme » ! Si c’estoit un homme qui fust digne de vous, je le patienterois ; mais encor que Celadon soit des premiers de ceste contrée, c’est toutesfois un Berger, & qui n’est recogneu pour autre. Et ceste vaine opinion de bon-heur, ou de mal-heur, pourra-t’elle tant sur vous, qu’elle vous abatte de sorte le courage, que vous vueillez égaler ces gardeurs de Brebis, ces rustiques, & ces demy-sauvages à vous ? Pour Dieu, Madame, revenez en vous-mesme,& considerez l’intention dont je profere ces paroles. Elle eust continué, n’eust esté que Galathée toute en colere l’interrompit. Je vous ay dit, que je ne voulois point, que vous me tinssiez ces discours, je sçay à quoy j’en suis resoluë : quand je vous en demanderay advis, donnez le moy, & une fois pour toutes, ne m’en parlez plus, si vous ne voulez me déplaire. A ce mot elle se tourna de l’autre costé, en telle furie, que Leonide cogneut bien qu’elle l’avoit fort offensée. Aussi « n’y a-t’il rien qui touche plus vivement qu’opposer l’honneur à l’Amour, car toutes les raisons d’Amour demeurent vaincuës, & l’Amour, toutefois demeure tousjours en la volonté le plus fort ». Peu apres Galathée se tourna, & luy dit ; Je n’ay point creu jusques icy, que vous eussiez opinion d’estre ma gouvernante, mais à ceste heure je commence d’avoir quelque creance, que vous le vous figurez. Madame, respondit-elle, je ne me mécognoistray jamais tant, que je ne recognoisse tousjours ce que je vous doy : mais puis que vous trouvez si mauvais ce que mon devoir m’a fait vous dire, je proteste dés icy, que je ne vous donneray jamais occasion d’entrer pour ce sujet en colere contre moy. C’est une estrange chose que de vous, repliqua Galathée, qu’il faille que vous ayez tousjours raison en vos opinions ! Quelle apparence y a t’il, que l’on puisse sçavoir que Celadon soit icy : il n’y a ceans que nous trois, Meril, & ma nourrice sa mere ? pour Meril, il ne sortpoint, & outre cela, il a assez de discretion pour son aage : Pour ma nourrice, sa fidelité m’est assez cogneuë, & puis ç’a esté en partie par son dessein, que le tout s’est conduit de cette sorte : Car luy ayant raconté ce que le Druyde m’avoit predit, elle qui m’aime plus tendrement que si j’estois son enfant propre, me conseilla de ne dédaigner cét advertissement ; & par ce que je luy proposay la difficulté du grand abord des personnes qui viennent ceans quand j’y suis, elle mesme m’avertit de feindre que je me voulois purger. Et quel est vostre dessein, dit Leonide ? De faire en sorte, respondit elle, que ce Berger me vueille du bien, & jusques à ce que cela soit, de ne le point laisser sortir de ceans : que si une fois il vient à m’aimer, je laisseray conduire le reste à la fortune. Madame, dit Leonide, Dieu vous en donne tout le contentement que vous en desirez : mais permettez moy de vous dire encor pour ce coup, que vous vous ruïnez de reputation. Quel temps faut-il pour déraciner l’affection si bien prise qu’il porte à Astrée, la beauté, & la vertu de laquelle on dit estre sans seconde ? Mais, interrompit incontinant la Nimphe, elle le desdaigne, elle l’offense, elle le chasse ; pensez-vous qu’il n’ayt pas assez de courage pour la laisser ? O, Madame, rayez cela de vostre esperance, dit Leonide, s’il n’a point de courage, il ne le ressentira pas, & s’il en a, « un homme genereux ne se divertit jamais d’une entreprise pour les difficultez ». Ressouvenez-vous pour exemple, de combien de desdains vous avez usé contre Lindamor, & combien vous l’avez traitté cruellement, & combien il a peu fait de cas de tels desdains, ny de telles cruautez. Mais qu’il soit ainsi, que Celadon, pour estre en fin un Berger, n’ait pas tant de courage que Lindamor, & qu’il fléchisse aux coups d’Astrée, qu’esperez-vous de bon pour cela ? pensez-vous qu’un esprit trompé soit aisé à retromper une seconde fois en un mesme sujet ? Non, non, Madame, quoy qu’il soit, & de naissance, & de conversation entre des hommes grossiers, si ne le peut-il estre tant, qu’il ne craigne de se rebrusler à ce feu, dont la douleur luy cuit encore en l’ame. Il faut (& c’est ce que vous pouvez esperer de plus avantageux) que le temps le guerisse entierement de ceste brusleure, avant qu’il puisse tourner les yeux sur un autre sujet semblable : & quelle longueur y faudra-t’il ? & cependant sera-t’il possible d’empescher si long-temps, que les gardes qui ne sont qu’en ceste basse court, ne viennent à le sçavoir ? ou en le voyant (car encor ne le pouvez-vous pas tenir tousjours en une chambre) ou par le rapport de Meril, qui (encor qu’assez discret pour son âge) est en fin un enfant. Leonide, luy dit-elle, cessez de vous travailler pour ce sujet, ma resolution est celle que je vous ay dite ; que si vous voulez me faire croire que vous m’aimez, favorisez mon dessein en ce que vous pourrez, & du reste laissez-m’en le soucy. Ce matin, si le mal de Celadon le permet (il me sembla qu’hier il se portoit bien) vous pourrez le conduire au jardin ; car pour aujourd’huy je me trouve un peu mal, & difficilement sortiray-je du lict, que sur le soir. Leonide toute triste ne luy respondit sinon qu’elle raporteroit tousjours tout ce qu’elle pourroit à son contentement.

  Cependant qu’elles discouroient ainsi, Meril fit son message, & ayant trouvé le Berger esveillé, luy donna le bon jour de la part de la Nimphe, & luy presenta ses papiers. O combien promptement se releva-t’il sur le lict ! il fit ouvrir les rideaux, & les fenestres, n’ayant le loisir de se lever, tant il avoit de haste de voir ce qui luy avoit cousté tant de regrets. Il ouvre le petit sac, & apres l’avoir baisé plusieurs fois : O secretaire, dit il, de ma vie plus heureuse ! comment t’és-tu trouvé entre ces mains estrangeres ? A ce mot il sort toutes les lettres sur le lict, & pour voir s’il en manquoit quelqu’une, il les remit en leur rang, selon le temps qu’il les avoit receuës, & voyant qu’il restoit un billet, il l’ouvre & leut tels mots.


  CELADON je veux que vous sçachiez que Galathée vous aime, & que le Ciel a permis le desdain d’Astrée, pour ne vouloir, que plus long-temps une Bergere possedast ce qu’une Nymphe desire : recognoissez ce bon-heur, & ne le refusez.

L’estonnement du Berger fut tres-grand ; toutefois voyant que le petit Meril consideroit ses actions, il n’en voulut faire semblant. Les resserrant donc toutes ensemble, & se remettant au lict, il luy demanda qui les luy avoit baillées : je les ay prises, dit-il, dans la toilette de Madame, & n’eust esté que je desirois de vous oster de la peine où je vous voyois, je n’eusse osé y aller : car elle se trouve un peu mal. Et qui est avec elle ? demanda Celadon. Les deux Nimphes, dit-il, que vous vistes icy hier, dont l’une est Leonide, niepce d’Adamas, l’autre est Silvie fille de Deante le glorieux : & certes elle n’est pas sa fille sans raison : car c’est bien la plus altiere en ses façons que l’on puisse voir. Ainsi receut Celadon le premier advertissement de la bonne volonté de Galathée : car encor qu’il n’y eust ny chiffre ny signature au billet qu’il avoit receu, si jugea-t’il bien que cela n’avoit point esté fait sans qu’elle le sçeut. Et dés lors il previt que ce luy seroit une sur-charge à ses ennuis, & qu’il s’y falloit resoudre. Voyant donc que la moitié du jour estoit presque passée, & se trouvant assez bien, il ne voulut demeurer plus long temps au lict, croyant que plustost il en sortiroit, plustost aussi pourroit-il prendre congé de ces belles Nimphes. S’estant levé en ceste deliberation, ainsi qu’il sortoit pour s’aller promener, il rencontra Leonide & Silvie, que Galathée, n’osant se lever, ny se monstrer encor à luy, de honte du billet qu’elle luy avoit escrit, luy envoyoit pour l’entretenir. Ils descendirent dans le jardin : & par ce que Celadon leur vouloit cacher son ennuy, il se monstroit avec le visage le plus riant qu’il pouvoit dissimuler, & feignant d’estre curieux de sçavoir tout ce qu’il voyoit. Belles Nimphes, leur dit-il, n’est-ce pas pres d’icy, où se trouve la fontaine de la verité d’Amour ? Je voudrois bien s’il estoit possible que nous la vissions : C’est bien pres d’icy, respondit la Nimphe, car il ne faut que descendre dans ce grand bois : mais de la voir il est impossible, & il en faut remercier ceste belle qui en est cause, dit-elle, en monstrant Silvie. Je ne sçay, repliqua-t’elle, pourquoy vous m’en accusez : car quant à moy je n’oüys jamais blasmer l’espée, si elle couppe l’imprudent qui met le doigt dessus. Il est vray, respondit Leonide : mais si ay bien moy celuy qui en blesse ; & vostre beauté n’est pas de celles qui se laissent voir sans homicide. Telle qu’elle est, respondit Silvie, avec un peu de rougeur, elle a bien d’assez forts liens, pour ne lascher jamais ce qu’elle estraint une fois. Elle disoit cecy, en luy reprochant l’infidelité d’Agis, qui l’ayant quelque temps aimée, pour une jalousie, ou pour une absence de deux moys s’estoit entierement changé, & pour Polemas qu’une autre beauté luy avoit desrobé : ce qu’elle entendit fort bien. Aussi luy repliqua-t’elle, j’avoüe, ma sœur, que mes liens sont aisez à deslier : mais c’est d’autant que je n’ay jamais voulu prendre la peine de les noüer. Celadon oyoit avec beaucoup de plaisir leurs petites disputes, & à fin qu’elles ne finissent si tost, il dit à Silvie : Belle Nymphe, puis que c’est de vous, d’où procede la difficulté de voir ceste admirable fontaine, nous ne vous aurions pas peu d’obligation, si par vous-mesmes nous apprenions comme cela est advenu. Celadon, respondit la Nimphe en sousriant, vous avez bien assez d’affaire chez vous, sans aller chercher ceux d’autruy. Toutesfois si la curiosité peut encor trouver place avec vostre amour, ceste parleuse de Leonide, si vous l’en priez, vous en dira bien la fin : puis que sans en estre requise, elle vous a si bien dit le commencement. Ma sœur, respondit Leonide, vostre beauté fait bien mieux parler tous ceux de qui elle est veuë : & puis que vous me donnez permission d’en dire un effet, je vous aime tant que je ne laisseray jamais vos victoires incognuës, & mesmes celles, que vous desirez si fort que l’on sçache : toutesfois pour n’ennuyer ce Berger, j’abregeray pour ce coup le plus qu’il me sera possible. Non point pour cela, interrompit le Berger, mais pour donner loisir à ceste belle Nimphe de vous rendre la pareille. N’en doutez nullement, repliqua Silvie : mais selon qu’elle me traitera, je verray ce que j’auray à faire. Ainsi de l’une & de l’autre, par leur bouche mesme, Celadon apprenoit leur vie plus particuliere : & afin qu’en se promenant il les pust mieux oüyr, elles le mirent entre-elles, & marchant au petit pas, Leonide commença de ceste sorte.


HISTOIRE DE SILVIE.

  Ceux qui dient que « pour estre aimé, il ne faut qu’aimer », n’ont pas esprouvé ny les yeux, ny le courage de ceste Nimphe ; autrement ils eussent cogneu, que tout ainsi que l’eau de la fontaine fuit incessamment de sa source ; que de mesme l’Amour qui naist de ceste belle, s’esloigne d’elle le plus qu’il peut. Si oyant le discours que je vay vous faire, vous n’advoüez ce que je dis, je veux bien que vous m’accusiez de peu de jugement.

  Amasis mere de Galathée, a un fils nommé Clidaman, accompagné de toutes les aimables vertus qu’une personne de son aage, & de sa qualité peut avoir : car il semble estre nay à tout ce qui est des armes, & des Dames. Il peut y avoir trois ans, que pour donner quelque cognoissance de son gentil naturel, avec la permission d’Amasis, il fit un serviteur à toutes les Nimphes, & cela non point par élection, mais par sort ; par ce qu’ayant mis tous les noms des Nimphes dans un vase, & tous ceux des jeunes Chevaliers dans l’autre, devant toute l’assemblée, il prit la plus jeune d’entre nous, & le plus jeune d’entr’eux ; au fils il donna le vase des Nimphes, & à la fille celuy des Chevaliers ; & lors apres plusieurs sons de trompettes, le jeune garçon tira, & le premier nom qui sortit fut Silvie, soudain on en fit faire de mesmeà la jeune Nimphe, qui tira celuy de Clidaman. Grand certes fut l’applaudissement de chacun : mais plus grande la gentillesse de Clidaman, qui apres avoir receu le billet vint, un genoüil en terre, baiser les mains à ceste belle Nimphe, qui toute honteuse ne l’eust point permis, sans le commandement d’Amasis, qui dit que c’estoit le moindre hommage qu’elle deust recevoir au nom d’un si grand Dieu que l’Amour. Apres elle, toutes les autres furent appellées : aux unes il rencontra selon leur desir, aux autres non : tant y a que Galathée en eut un tres-accomply, nommé Lindamor, qui pour lors ne faisoit que revenir de l’armée de Meroüée. Quant au mien il s’appelloit Agis, le plus inconstant & trompeur qui fut jamais. Or de ceux qui furent ainsi donnez, les uns servirent par apparance, les autres par leur volonté ratifierent à ces belles la donation que le hazard leur avoit fait d’eux ; & ceux qui s’en deffendirent le mieux, furent ceux qui auparavant avoient desja conçeu quelque affection. Entre autres le jeune Ligdamon en fut un : cestui-cy escheut à Silere, Nimphe à la verité bien-aymable : mais non pour luy qui avoit des-ja disposé ailleurs de ses volontez. Et certes ce fut une grande fortune pour luy d’estre alors absent : car il n’eust jamais fait à Silere le feint hommage qu’Amasis commandoit, & cela luy eust peut-estre causé quelque disgrace. Car il faut, gentil Berger, que vous sçachiez, qu’il avoit esté nourry si jeune parmy nous, qu’il n’avoit point encor dix ans quand il y fut mis : au reste si beau & si adroit en tout ce qu’il faisoit, qu’il n’y avoit celle qui n’en fist cas, & plus que toutes, Silvie estant presque de mesme aage. Au commencement leur ordinaire conversation, engendra une amitié de frere à sœur, telle que leur cognoissance estoit capable de recevoir : Mais à mesure que Ligdamon prenoit plus d’aage, il prenoit aussi plus d’affection : si bien que l’enfance se changeant en quelque chose de plus rassis, il commença sur les quatorze ou quinze ans, de changer en desirs ses volontez, & peu à peu ses desirs en passions. Toutesfois il vesquit avec tant de discretion, que Silvie n’en eut jamais cognoissance qu’elle mesme ne l’y forçast. Depuis qu’il fut attaint à bon escient, & qu’il recogneut son mal, il jugea bien incontinent le peu d’espoir qu’il y avoit de guerison, une seule des humeurs de Silvie ne luy pouvant estre cachée. Si bien que la joye & la gaillardise qui estoit en son visage, & en toutes ses actions, se changea en tristesse, & sa tristesse en une si pesante melancolie, qu’il n’y avoit celuy qui ne recogneust ce changement. Silvie ne fut pas des dernieres à luy en demander la cause : mais elle n’en peut tirer que des responses interrompuës. En fin voyant qu’il continuoit en ceste façon de vivre, un jour qu’elle commençoit desja à se plaindre de son peu d’amitié, & à luy reprocher qu’elle l’obligeoit à ne luy rien celer, elle oüyt qu’il ne peut si bien se contraindre qu’un tres-ardent souspirne luy eschapast au lieu de response. Ce qui la fit entrer en opinion qu’Amour peut estre estoit la cause de son mal : Et voyez si le pauvre Ligdamon conduisoit discrettement ses actions, puis qu’elle ne se peust jamais imaginer d’en estre la cause. Je croy bien que l’humeur de la Nimphe, qui ne panchoit point du tout à ce dessein en pouvoit estre en partie l’occasion. Car « mal-aisément pensons nous à une chose esloignée de nostre intention » : mais encor falloit-il qu’en cela sa prudence fust grande, & sa froideur aussi, puis qu’elle couvroit du tout l’ardeur de son affection. Elle donc plus qu’auparavant le presse : que si c’est Amour, elle luy promet toute l’assistance, & tous les bons offices qui se peuvent esperer de son amitié. Plus il luy en fait de refus, & plus elle desire de le sçavoir : en fin ne pouvant se deffendre davantage, il luy advoüa que c’estoit Amour : mais qu’il avoit fait serment de n’en dire jamais le sujet : Car, disoit-il, de l’aimer, mon outrecuidance certes est grande : mais forcée par tant de beautez, qu’elle est excusable en cela : de l’oser nommer, quelle excuse couvriroit l’ouverture que je ferois de ma temerité ? Celle, respondit incontinant Silvie, de l’amitié que vous me portez : Vrayement, repliqua Ligdamon, j’auray donc celle-là, & celle de vostre commandement, que je vous supplie avoir ensemble devant les yeux pour ma descharge, & ce miroir qui vous fera voir ce que vous desirez sçavoir. A ce mot il prend celuy qu’elle portoit à sa ceinture, & leluy mit devant les yeux. Pensez quelle fut sa surprise, recognoissant incontinant ce qu’il vouloit dire ; & elle m’a depuis juré qu’elle croyoit au commencement que ce fust de Galathée de qui il vouloit parler. Ce pendant qu’il demeuroit ravy à la considerer, elle demeurera ravie à se considerer en sa simplicité ; en colere contre luy, mais beaucoup plus contre elle-mesme, voyant bien qu’elle luy avoit tiré par force, ceste declaration de la bouche. Toutesfois son courage altier ne permit pas qu’elle fist longue deffense, pour la justice de Ligdamon : car tout à coup elle se leva, & sans parler à luy, partit pleine de despit que quelqu’un l’osast aimer. Orgueilleuse beauté qui ne juge rien digne de soy ! Le fidelle Ligdamon demeura : mais sans ame, & comme une statuë insensible. En fin revenant à soy il se conduisist le mieux qu’il peust en son logis, d’où il ne partit de long-temps, par ce que la cognoissance qu’il eut du peu d’amitié de Silvie, le toucha si vivement qu’il en tomba malade ; de sorte que personne ne luy esperoit plus de vie, quand il se resolut de luy escrire une telle lettre.


LETTRE DE LIGDAMON
A SILVIE.

La perte de ma vie n’eust eu assez de force pour vous découvrir la temerité de vostre serviteur, sans vostre exprés commandement ; si toutefois vous jugez que je devois mourir, &me taire ; dites aussi que vos yeux devoient avoir moins absolüe puissance sur moy : car si à la premiere semonce, que leur beauté m’en fit, je ne peus me deffendre de leur donner mon ame ; comment en ayant esté si souvent requis, eusse-je refusé la recognoissance de ce don ? que si toutefois j’ay offensé en offrant mon cœur à vostre beauté, je veux bien pour la faute que j’ay commise de presenter à tant de merites chose de si peu de valeur, vous sacrifier encore ma vie, sans regretter la perte de l’un ny de l’autre, que d’autant qu’ils ne vous sont agreables.

Cette lettre fut portée à Silvie, lors qu’elle estoit seule dans sa chambre ; il est vray que j’y arrivay au mesme temps, & certes à la bonne heure pour Ligdamon : car voyez quelle est l’humeur de ceste belle Nimphe : elle avoit pris un si grand despit contre luy, depuis qu’il luy avoit découvert son affection, que seulement elle n’effaça pas le souvenir de son amitié passée ; mais en perdit tellement la volonté, que Ligdamon luy estoit comme chose indifferente ; si bien que quand elle oyoit que chacun desesperoit de sa guerison, elle ne s’en esmouvoit non plus, que si elle ne l’eust jamais veu. Moy qui plus particulierement y prenois garde, je ne sçavois qu’en juger, sinon que sa jeunesse luy faisoit ainsi aisément perdre l’amitié des personnes absentes : mais à ceste fois que je luyvy refuser ce qu’on luy donnoit de sa part, je cogneu bien qu’il y devoit avoir entr’eux du mauvais mesnage. Cela fut cause que je pris la lettre qu’elle avoit refusée, & que le jeune garçon qui l’avoit apportée par le commandement de son maistre, avoit laissée sur la table. Elle alors moins fine qu’elle ne vouloit pas estre, me courut apres, & me pria de ne la point lire. Je la veux voir, dis-je, quand ce ne seroit que pour la deffense que vous m’en faites. Elle rougit alors, & me dit ; non, ne la lisez point ma sœur, obligez moy de cela, je vous en conjure par nostre amitié. Et quelle doit-elle estre, luy respondis-je, si elle peut souffrir que vous me cachiez quelque chose ? Croyez, Silvie, que si elle vous laisse assez de dissimulation pour vous couvrir à moy, qu’elle me donne bien assez de curiosité pour vous découvrir. Et quoy, dit-elle, il n’y a donc plus d’esperance en vostre discretion ? non plus, luy dis-je, que de sincerité en vostre amitié. Elle demeura un peu muette en me regardant, & s’aprochant de moy, me dit ; Au moins promettez moy, que vous ne la verrez point, que je ne vous aye fait le discours de tout ce qui s’est passé. Je le veux bien, dis-je, pourveu que vous ne soyez point mensongere. Apres m’avoir juré qu’elle me diroit veritablement tout, & m’avoir adjuré que je n’en fisse jamais semblant, elle me raconta ce que je vous ay dit de Ligdamon ; & à ceste heure (continua-t’elle) il vient de m’envoyer ceste lettre, & j’ay bien affaire de ses plaintes, ou plustost de ses feintes. Mais, luy respondis-je, si elles estoient veritables ? Et quand elles le seroient pourquoy ay-je à me mesler, dit-elle, de ses folies ? Pour cela mesme, adjoustay-je, que celuy est obligé d’aider au miserable, qu’il a fait tomber dans un precipice. Et que puis-je mais de son mal, repliqua-t’elle ? pouvois-je moins faire que de vivre, puis que j’estoy au monde ? pourquoy avoit-il des yeux ? pourquoy s’est-il trouvé où j’estoy ? vouliez-vous que je m’en fuïsse ? Toutes ces excuses, luy dis-je, ne sont pas valables : car sans doute vous estes complice de son mal. Si vous eussiez esté moins pleine de perfection, si vous vous fussiez renduë moins aimable, croyez vous qu’il eust esté reduit à cette extremité ? Et vrayement, me dit-elle en sousriant, vous estes bien jolie de me charger de ceste faute : quelle vouliez-vous que je fusse, si je n’eusse esté celle que je suis ? Et quoy Silvie, luy respondis-je, ne sçavez-vous point, que « celuy qui aiguise un fer entre les mains d’un furieux, est en partie coulpable du mal qu’il en fait » ? & pourquoy ne le serez-vous pas puis que ceste beauté, que le Ciel à vostre naissance vous a donnée, a esté par vous si curieusement aiguisée avec tant de vertus, & aymables perfections ; qu’il n’y a œil qui sans estre blessé les puisse voir ? & vous ne serez pas blasmée des meurtres que vostre cruauté en fera ? Voyez vous, Silvie, il ne falloit pas que vous fussiez moins belle, ny moins remplie de perfections : mais vous deviez vous estudier autant à vous faire bonne, que vous estiez belle, & à mettre autant de douceur en vostre ame que le Ciel vous en avoit mis au visage : mais le mal est que vos yeux pour mieux blesser l’ont toute prise, & n’ont laissé en elle que rigueur & cruauté.

  Or, gentil Berger, ce qui me faisoit tant affectionner la deffense de Ligdamon estoit, que outre que nous estions un peu alliés, encor estoit-il fort aimé de toutes celles qui le cognoissoient : & j’avois sçeu qu’il estoit reduit à fort mauvais terme. Doncques apres quelques semblables propos j’ouvris la lettre & la leus tout haut, afin qu’elle l’entendist : mais elle n’en fit jamais un seul clin d’œil ; ce que je trouvay fort estrange, & prevy bien que si je n’usois de tres-grande force, à peine tirerois-je jamais d’elle quelque bon remede pour mon malade : ce qui me fit resoudre de luy dire du premier coup, qu’en toute façon je ne voulois point que Ligdamon se perdist. Voy, ma sœur ! me dit-elle, puis que vous estes si pitoyable guerissez-le. Ce n’est pas de moy, respondis-je, dont sa guerison dépend : mais je vous asseure bien (si vous continuez envers luy, comme vous avez fait par le passé) que je vous en feray avoir du desplaisir : car je feray qu’Amasis le sçaura, & n’y aura une seule de nos compagnes à qui je ne le die. Vous seriez bien assez folle, repliqua-t’elle. N’en doutez nullement, respondis-je, car pour conclusion j’ayme Ligdamon, & ne veux point voir sa perte tant queje la pourray empescher. Vous dites fort bien Leonide (me dit-elle alors en colere) ce sont icy des offices que j’ay tousjours attendus de vostre amitié. Mon amitié (luy respondis-je) seroit toute telle envers vous contre luy, s’il avoit le tort. En ce point nous demeurasmes quelque temps sans parler ; en fin je luy demanday quelle estoit sa resolution. Telle que vous voudrez, me dit-elle, pourveu que vous ne me fassiez point ce déplaisir de publier les folies de Ligdamon : car encor que je n’en puisse estre taxée, il me fascheroit toutefois que l’on les sçeust. Voyez, m’escriay-je alors, quelle humeur est la vostre Silvie, vous craignez que l’on sçache qu’un homme vous ait aimée : & vous ne craignez pas de faire sçavoir que vous luy ayez donné la mort. Par ce, respondit-elle, qu’on peut soupçonner le premier estre produit avec quelque consentement de mon costé : mais non point le dernier. Laissons cela, repliquay-je, & vous resolvez, que je veux que Ligdamon soit à l’advenir traité d’autre sorte : & puis je continuay qu’elle s’asseurast que je ne permettrois point qu’il mourust, & que je voulois qu’elle luy escrivist en façon, qu’il ne se desesperast plus : que quand il seroit guery, je me contenterois qu’elle en usast comme elle voudroit, pourveu qu’elle luy laissast la vie. J’eus de la peine à obtenir cette grace d’elle, toutesfois je la menaçois à tous coups de le dire : ainsi apres un long debat, & l’avoir fait recommencer deux ou trois fois, en fin elle luy escrivit de ceste sorte.


RESPONSE DE SILVIE
A LIGDAMON.

S’il y a quelque chose en vous qui me plaise, c’est moins vostre mort que toute autre : la recognoissance de vostre faute m’a satisfaite, & ne veux point d’autre vengeance de vostre temerité, que la peine que vous en aurez : recognoissez vous à l’advenir, & me recognoissez : à Dieu, & vivez.

Je luy escrivis ces mots au bas de la lettre, à fin qu’il esperast mieux ayant un si bon second.


BILLET DE LEONIDE A
Lygdamon, dans la response
[de] Silvie.

Leonide a mis la plume en la main à ceste Nimphe ; Amour le vouloit, vostre justice l’y convyoit, son devoir le luy commandoit ; mais son opiniastreté avoit une grande deffense. Puis que ceste faveur est la premiere que j’ay obtenuë pour vous, guerissez vous, & esperez.

Ces billets luy furent portez si à propos, qu’ayant encor assez de force pour les lire, il vid le commandement que Silvie luy faisoit de vivre ; & par ce que jusques alors il n’avoit voulu user d’aucune sorte de remede ; depuis, pour ne desobeyr à ceste Nymphe, il se gouverna de façon, qu’en peu de temps il se porta mieux ; ou fust que sa maladie, ayant fait tout son effort, estoit sur son déclin ; ou que veritablement « le contentement de l’ame soit un bon remede pour les douleurs du corps » : Tant y a que depuis, son mal alla tousjours diminuant. Mais cela esmeut si peu ceste cruelle beauté, qu’elle ne se changea jamais envers luy, & quand il fut guery, la plus favorable response qu’il peut avoir, fut : Je ne vous ayme point, je ne vous hay point aussi ; contentez-vous, que de tous ceux qui me pratiquent vous estes celuy qui me déplaist le moins. Que si luy ou moy la recherchions de plus grande declaration, elle nous disoit des paroles si cruelles, qu’autre que son courage ne les pouvoit imaginer, ny autre affection les supporter, que celle de Ligdamon.

  Mais pour ne tirer ce discours en longueur, Ligdamon l’ayma, & servit tousjours depuis sans nulle autre apparence d’espoir, que celle que je vous ay ditte : jusques à ce que Clidaman fut esleu par la fortune pour la servir ; alors certes il faillit bien à perdre toute resolution, & n’eust esté qu’il sçeust par moy, qu’il n’estoit pas mieux traitté, je ne sçay quel il fust devenu. Toutesfois, encor que cela le consolast un peu, la grandeur de son rival luy donnoit plus de jalousie. Il me souvient qu’une fois il me fit une telle response, sur ce que je luy disois, qu’il ne devoit se monstrer tant en peine pour Clidaman. Belle Nymphe, me respondit-il, je vous diray librement d’où mon soucy procede, & puis jugez si j’ay tort. Il y a desja si long temps, que j’espreuve Sylvie, ne pouvoir estre esmeuë, ny par fidelité d’affection, ny par extremité d’Amour, que c’est sans doute qu’elle ne peut estre blessée de ce costé-là ; Toutesfois, comme j’ay appris du sage Adamas, vostre oncle, « toute personne est sujette à une certaine force, dont elle ne peut esviter l’attrait, quand une fois elle en est touchée ». Et quelle puis je penser, que puisse estre celle de ceste Belle, si ce n’est la grandeur, & la puissance ; & ainsi si je crains, c’est la fortune, & non les merites de Clidaman ; sa grandeur, & non point son affection. Mais certes en cela il avoit tort : car ny l’Amour de Ligdamon, ny la grandeur de Clidaman n’esmeurent jamais une seule estincelle de bonne volonté en Sylvie. Et ne croy point qu’Amour ne la garde pour exemple aux autres, la voulant punir de tant de desdains, par quelque moyen inaccoustumé. Or en ce mesme temps il advint un grand tesmoignage de sa beauté, ou pour le moins de la force qu’elle a à se faire aimer.

  C’estoit le jour tant celebré, que tous les ans nous chommons le sixiesme de la Lune de Juillet & que Amasis a accoustumé de faire ce solemnel sacrifice, tant à cause de la feste, que pour estre le jour de la nativité de Galathée : Lors qu’estant desja bien avant au sacrifice, il arriva dans le temple quantité de personnes vestuës de dueil : au milieu desquelles venoit un Chevalier plein de tant de majesté entre les autres, qu’il estoit aisé à juger qu’il estoit leur maistre. Il estoit si triste & melancolique, qu’il faisoit bien paroistre d’avoir quelque chose en l’ame qui l’affligeoit beaucoup. Son habit noir en façon de mante, luy traisnoit jusques en terre, qui empeschoit de cognoistre la beauté de sa taille, mais le visage qu’il avoit découvert, & la teste nuë, dont le poil blond, & crespé faisoit honte au Soleil, attiroient les yeux de chacun sur luy. Il vint au petit pas jusques où estoit Amasis, & apres luy avoir baisé la robbe, il se retira, attendant que le sacrifice fust achevé, & par fortune bonne, ou mauvaise pour luy, je ne sçay, il se trouva vis à vis de Sylvie. Estrange effet d’Amour ! Il n’eust si tost mis les yeux sur elle, qu’il ne [la] cogneust, quoy qu’auparavant il ne l’eust jamais veuë : & pour en estre plus asseuré le demanda à l’un des siens qui nous cognoissoit toutes : sa réponse fut suivie d’un profond souspir par cest estranger ; & depuis, tant que les ceremonies durerent, il n’osta les yeux de dessus elle. En fin le sacrifice estant parachevé, Amasis s’en retourna en son Palais, où luy ayant donné audience, il luy parla devant tous de telle sorte.

  Madame, encore que le dueil que vous voyez en mes habits soit beaucoup plus noir en mon ame, si ne peut-il égaler la cause que j’en ay. Et toutesfois, encore que ma perte soit extresme, je ne pense pas estre le seul qui y ait perdu : car vous y estes particulierement amoindrie entre vos fidelles serviteurs, d’un qui peut-estre n’estoit point ny le moins affectionné, ny le plus inutile à vostre service. Cette consideration m’avoit fait esperer de pouvoir obtenir de vous quelque vengeance de sa mort contre son homicide ; mais dés que je suis entré dans ce temple, j’en ay perdu toute esperance, jugeant que si le desir de vengeance mouroit en moy, qui suis le frere de l’offensé, qu’à plus forte raison se perdroit-[il] en vous, Madame, en qui la compassion du mort, & le service qu’il vous avoit voüé, en peuvent sans plus faire naistre quelque volonté. Toutesfois, parce que je voy les armes de l’homicide de mon frere, preparées desja contre moy, non point pour fuïr telle mort, mais pour en advertir les autres, je vous diray le plus briefvement qu’il me sera possible, la fortune de celuy que je regrette. Encore, Madame, que je n’aye l’honneur d’estre cogneu de vous, je m’asseure toutefois qu’au nom de mon frere, qui n’a jamais vescu qu’à vostre service, vous me recognoistrez pour vostre tres-humble serviteur : Il s’appelloit Aristandre, & sommes tous deux fils de ce grand Cleomire, qui pour vostre service visita si souvent le Tibre, le Rhin, & le Danube : & d’autant que j’estoy le plus jeune, il peut y avoir neuf ans, qu’aussi tost qu’il me vid capable de porter les armes, il m’envoya en l’armée de ce grand Meroüée, la delice des hommes, & le plus agreable Prince qui vint jamais en Gaule. De dire pourquoy mon pere m’envoya plustost vers Meroüée, que vers Thierry le Roy des Visigots, ou vers celuy des Bourguignons, il me seroit mal-aisé ; toutefois j’ay opinion que ce fut, pour ne me faire servir un Prince si proche de vos Estats, que la fortune pourroit rendre vostre ennemy. Tant y a que la rencontre pour moy fut telle, que Childeric son fils, Prince belliqueux, & de grande esperance, me voyant presque de son âge, me voulut plus particulierement favoriser de son amitié que tout autre. Quand j’arrivay pres de luy, c’estoit sur le poinct, que ce grand & prudent Ætius, traittoit un accord avec Meroüée & ses Francs (car tels nomme-t’il tous ceux qui le suivent) pour resister à ce fleau de Dieu Attila, Roy des Huns, qui ayant r’amassé par les deserts de l’Asie, un nombre incroyable de gens, jusques à cinq cents mille combattans, descendit comme un deluge, ravageant furieusement tous les pays par où il passoit ; & encor que cest Ætius, lieutenant general en Gaule, de Valentinian, fut venu en deliberation de faire la guerre à Meroüée, qui durant le gouvernement de Castinus, s’estoit saisi d’une partie de la Gaule, si luy sembla-t’ilmeilleur de se le rendre amy, & les Visigots, & les Bourguignons aussi, que d’estre deffait par Attila, qui desja ayant traversé la Germanie, estoit sur les bords du Rhin, où il ne demeura long temps sans s’avancer tellement en Gaule, qu’il assiegea la ville d’Orleans, d’où la survenuë de Thierry Roy des Visigots, luy fit lever le siege : & prendre autre chemin. Mais attaint par Meroüée, & Ætius avec leurs confederez, aux champs Cathalauniques, il fut deffait, plus par la vaillance des Francs, & la prudence de Meroüée, que de toute autre force. Depuis Ætius ayant esté tué, peut-estre par le commandement de son maistre, pour quelque mécontentement, Meroüée fut receu à Paris, Orleans, Sens, & aux villes voisines, pour Seigneur, & pour Roy : & tout ce peuple luy a depuis porté tant d’affection, que non seulement il veut estre à luy, mais se fait nommer du nom des Francs, pour luy estre plus agreable, & leur pays au lieu de Gaule prend le nom de France. Cependant que j’estois ainsi entre les armes des Francs, des Gaulois, des Romains, des Bourguignons, des Visigots, & des Huns, mon frere estoit entre celles d’Amour. Armes d’autant plus offensives, qu’elles n’adressent toutes leurs playes qu’au cœur ! son desastre fut tel (si toutefois à ceste heure il m’est permis de le nommer ainsi) qu’estant nourry avec Clidaman, il vid la belle Silvie : mais la voyant il vid sa mort aussi, n’ayant depuis vescu que comme se trainant au cercueil : D’en dire lacause, je ne sçaurois : car estant avec Childeric, je n’en sçeu autre chose, sinon que mon frere estoit à l’extremité. Encor que j’eusse tous les contentemens qui se peuvent, comme estant bien veu de mon maistre, aimé de mes compagnons, chery, & honoré generalement de tous, pour une certaine bonne opinion que l’on avoit conceuë de moy aux affaires qui s’estoient presentées, qui peut estre m’avoit plus r’apporté entre-eux d’authorité & de credit, que mon âge, & ma capacité ne meritoient. Si ne peus-je, sçachant la maladie de mon frere, m’arrester plus long temps prés de Childeric : au contraire prenant congé de luy, & luy promettant de retourner bien tost, je m’en revins avec la haste que requeroit mon amitié ; soudain que je fus arrivé chez luy, plusieurs luy coururent dire que Guyemants estoit venu : car c’est ainsi que l’on m’appelle, son amitié luy donna assez de force, pour se relever sur le lict, & m’embrasser de la plus entiere affection, que jamais un frere, serra l’autre entre ses bras.

  Il ne serviroit, Madame, que de vous ennuyer, & me reblesser encor plus vivement, de vous raconter les choses que nostre amitié fit entre nous : tant y a que deux ou trois jours apres, mon frere fut reduit à telle extremité, qu’à peine avoit-il la force de respirer, & toutefois ce cruel Amour l’adonnoit tousjours plustost aux souspirs, qu’à la necessité qu’il en avoit pour respirer, & parmy sesplus cuisans regrets, on n’oyoit que le nom de Silvie. Moy à qui le déplaisir de sa mort estoit si violent, que rien n’estoit assez fort pour me le faire dissimuler, je voulois tant de mal à ceste Silvie incogneuë, que je ne pouvois m’empescher de la maudire : ce que mon frere oyant, & son affection estant encore plus forte que son mal, il s’efforça de me parler ainsi. Mon frere, si vous ne voulez estre mon plus grand ennemy, cessez, je vous prie ces imprecations, qui ne peuvent que m’estre plus désagreables, que mon mal mesme. J’esliroy plustost de n’estre point, que si elles avoient effect, & estant inutiles, que profitez-vous, sinon de me témoigner combien vous haïssez ce que j’aime ? Je sçay bien que ma perte vous ennuye, & en cela je ressens plus nostre separation que ma fin. Mais puis que « tout homme est nay pour mourir », pourquoy avec moy ne remerciez-vous le Ciel, qui m’a esleu la plus belle mort, & la plus belle meurtriere qu’autre ayt jamais euë ? L’extrémité de mon affection, & l’extrémité de la vertu de Silvie, sont les armes desquelles sa beauté s’est servie, pour me mettre au cercueil : & pourquoy me plaignez vous, & voulez vous mal à celle à qui je veux plus de bien qu’à mon ame ? Je croy qu’il en vouloit dire davantage, mais la force luy manqua, & moy plus baigné de pleurs de pitié, que contre Attila je n’avois jamais esté moüillé de sueur sous mes armes, ny mes armes n’avoient esté teintes de sang sur moy. Je luy respondis :mon frere, celle qui vous ravit aux vostres, est la plus injuste qui fut jamais. Et si elle est belle, les Dieux mesme ont usé d’injustice en elle : car ou ils luy devoient changer le visage, ou le cœur. Alors Aristandre ayant repris davantage de force, me repliqua : Pour Dieu Guyemants, ne blasphemez plus de ceste sorte ; & croyez que Silvie a le cœur si respondant au visage, que comme l’un est plein de beauté, l’autre aussi l’est de vertu. Que si pour l’aimer je meurs, ne vous en estonnez, par ce que si l’œil ne peut sans esblouïssement soustenir les esclairs d’un Soleil sans nuage, comment mon ame ne seroit-elle demeurée esbloüye aux rayons de tant de Soleils qui esclairent en ceste belle ? Que si je n’ay peu gouster tant de divinitez sans mourir, que j’aye au moins le contentement de celle qui mourut pour voir Jupiter en sa divinité. Je veux dire que comme sa mort rendit tesmoignage que nulle autre n’avoit jamais veu tant de divinitez qu’elle, que vous avoüyez aussi que nul n’ayma jamais tant de beauté, ny tant de vertu que moy. Moy qui venois d’un exercice qui me faisoit croire n’y avoir point d’Amour forcé, mais volontaire, avec lequel on s’alloit flattant en l’oysiveté ; je luy dis : Est-il possible qu’une seule beauté soit la cause de vostre mort ? Mon frere, me respondit-il, je suis en telle extrémité, que je ne pense pas vous pouvoir satisfaire, en ce que vous me demandez. Mais continua-t’il, en me prenant la main, par l’amitié fraternelle, & par la nostre particuliere, qui nous lie encor plus, je vous adjure de me promettre un don. Je le fis. Lors il continua, Portez de ma part ce baiser à Silvie, & lors il me baisa la main, & observez ce que vous trouverez de ma derniere volonté, & quant vous verrez ceste Nimphe, vous sçaurez ce que vous m’avez demandé. A ce mot, avec le soufle s’envola son ame, & son corps me demeura froid d’entre les bras.

  L’affliction que je ressentis de ceste perte, comme elle ne peut estre imaginée, que par celuy qui l’a faite, aussi ne peut-elle estre comprise, que par le cœur qui l’a soufferte ; & mal-aisément parviendra la parole, où la pensée ne peut atteindre : si bien que sans m’arrester davantage à pleurer ce desastre, je vous diray, Madame, qu’aussi tost que ma douleur me l’a voulu permettre, je me suis mis en chemin, tant pour vous rendre l’hommage, que je vous doy, & vous demander justice de la mort d’Aristandre, que pour observer la promesse que je luy ay faite envers son homicide, & luy presenter ce que dans sa derniere volonté il a laissé par escrit : à fin que je me puisse dire aussi juste observateur de ma parole, que son affection a esté inviolable. Mais soudain que je me suis presenté devant vous, & que j’ay voulu ouvrir la bouche pour accuser ceste meurtriere, j’ay recogneu si veritables les paroles de mon frere, que non seulement j’excuse sa mort, mais encor j’en desire, & requiers une semblable. Ce sera donc, Madame, avec vostre permission, que je paracheveray ; & lors faisant une grande reverence à Amasis, il choisit entre nous Silvie, & mettant un genoüil en terre, il luy dit : Belle meurtriere, encor que sur ce beau sein il tombast une larme de pitié à la nouvelle de la mort d’une personne qui vous estoit tant acquise, vous ne laisseriez pas d’en avoir aussi entiere, & honorable victoire. Toutefois si vous jugez qu’à tant de flammes, que vous aviez allumées en luy, si peu d’eau ne seroit pas grand allegement, recevez pour le moins l’ardant baiser qu’il vous envoye, ou plustost son ame changée en ce baiser, qu’il remet en ceste belle main : riche à la verité des dépoüilles de plusieurs autres libertez, mais de nulle plus entiere que la sienne. A ce mot il luy baisa la main, & puis continua ainsi apres s’estre relevé. Entre les papiers où Aristandre avoit mis sa derniere volonté, nous avons trouvé cestuy-cy, & par ce qu’il est cacheté de la façon que vous voyez, & qu’il s’adresse à vous, je le vous apporte avec la protestation, que par son testament il me commande de vous faire, avant que vous l’ouvriez. Que si vostre volonté n’est de luy accorder la requeste qu’il vous y fait, il vous supplie de ne la lire point, à fin qu’en sa mort, comme en sa vie, il ne ressente les traits de vostre cruauté : lors il luy presenta une lettre, que Silvie troublée de cet accident eust refusée sans le commandement qu’Amasis luy en fit. Et puis Guyemants reprit la parole ainsi : J’ay jusques icy satisfait à la derniere volonté d’Aristandre, il reste que je poursuive sur son homicide sa cruelle mort : mais si autrefois l’offense m’avoit fait ce commandement, l’Amour à ceste heure m’ordonne, que ma plus belle vengeance soit le sacrifice de ma liberté, sur le mesme autel qui fume encores de celle de mon frere, qui m’estant ravie, lors que je ne respirois contre vous, que sang, & mort, rendra tesmoignage que justement tout œil qui vous void, vous doit son cœur pour tribut, & qu’injustement tout homme vid, qui ne vid en vostre service. Sylvie confuse un peu de ceste rencontre, demeura assez long temps à répondre ; de sorte qu’Amasis prit le papier qu’elle avoit en la main, & ayant dit à Guyemants que Silvie luy feroit response, elle se tira à part avec quelques-unes de nous, & rompant le cachet, leut telles paroles.


LETTRE D’ARISTANDRE
A SYLVIE

Si mon affection ne vous a peu rendre mon service agreable, ny mon service mon affection ; que pour le moins, ou ceste affection vous rende ma mort pleine de pitié, ou ma mort vous asseure de la fidelité de mon affection : & que comme nul n’ayma jamais tant de perfections, que nul aussi n’aima jamaisavec tant de passion. Le dernier tesmoignage que je vous en rendray, sera le don de ce que j’ay le plus cher apres vous, qui est mon frere : car je sçay bien que je le vous donne, puis que je luy ordonne de vous voir, sçachant assez par experience, qu’il est impossible que cela soit sans qu’il vous ayme. Ne vueillez pas, ma belle meurtriere, qu’il soit heritier de ma fortune, mais ouy bien de celle que j’eusse peu justement meriter envers toute autre que vous. Celuy qui vous escrit, c’est un serviteur, qui pour avoir eu plus d’Amour qu’un cœur n’estoit capable d’en concevoir, voulut mourir plustost que d’en diminuer.

Amasis appellant alors Silvie, luy demanda de quelle si grande cruauté elle avoit peu user contre Aristandre, qui l’eust conduit à ceste extrémité. La Nymphe rougissant luy respondit, qu’elle ne sçavoit dequoy il se pouvoit plaindre. Je veux, luy dit-elle, que vous receviez Guyemants en sa place : alors l’appellant devant tous, elle luy demanda s’il vouloit observer l’intention de son frere. Il respondit que ouy, pourveu qu’elle ne fust point contraire à son affection. Il prie ceste Nimphe, dit alors Amasis, de vous recevoir en sa place, & que vous ayez meilleure fortune que luy. De vous recevoir, je le luy commande : pour la fortune dont il parle, ce n’est jamais la priere ny le commandement d’autruy, qui la peut faire, mais le propre merite, ou la fortune mesme. Guyemants apres avoir baisé la robbe à Amasis, en vint faire de mesme à la main de Silvie, en signe de servitude : mais elle estoit si piquée contre luy, des reproches qu’il luy avoit faits, & de la declaration de son affection, que sans le commandement d’Amasis, elle ne l’eust jamais permis.

  On commençoit à se retirer, quand Clidaman qui revenoit de la chasse, fut adverty de ce nouveau serviteur de sa Maistresse : dequoy il fit ses plaintes si haut, qu’Amasis, & Guyemants les ouyrent : & par ce qu’il ne sçavoit d’où cela procedoit, elle le luy declara : & à peine avoit-elle parachevé, que Clidaman reprenant la parole, se pleignit qu’elle eust permis une chose tant à son desavantage, que c’estoit revoquer ses ordonnances, que le destin la luy avoit esleuë, que nul ne la luy sçauroit ravir sans la vie. Paroles qu’il proferoit avec affection & vehemence, par ce qu’à bon escient il aimoit Silvie : mais Guyemants qui outre sa nouvelle Amour avoit une si bonne opinion de soy-mesme, qu’il n’eust voulu ceder à personne du monde, respondit, addressant sa parole à Amasis. Madame, on veut que je ne sois point serviteur de la belle Silvie, ceux qui le requierent sçavent peu d’Amour, autrement ils ne penseroient pas que vostre ordonnance, ny celle de tous les Dieux ensemble, fust assez forte pour divertir le cours d’une affection ; c’est pourquoy je declare ouvertement, que si on me deffend ce qui m’a desja esté permis, je seray desobeïsssant, & rebelle, & n’y a devoir ny consideration qui me fasse changer : & lors se tournant vers Clidaman : Je sçay le respect que je vous doy, mais je ressents aussi le pouvoir qu’Amour a sur moy. Si le destin vous a donné à Silvie, sa beauté est celle qui m’a acquis ; jugez lequel des deux dons luy doit estre plus agreable. Clidaman vouloit respondre, quand Amasis luy dit : Mon fils vous auriez raison de vous douloir, si on alteroit nos ordonnances, mais on ne les interesse nullement : il vous a esté commandé de servir Silvie, & non pas deffendu aux autres : « Les senteurs rendent plus d’odeur, estant esmeuës. Un Amant aussi ayant un rival, rend plus de tesmoignages de ses merites ». Ainsi ordonna Amasis : & voyla Silvie bien servie : car Guyemants n’oublioit chose que son affection luy commandast, & Clidaman à l’envy s’estudyoit de paroistre encores plus soigneux. Mais sur tout Ligdamon la servoit avec tant de discretion, & de respect, que le plus souvent il ne l’osoit aborder, pour ne donner cognoissance aux autres de son affection : & à mon gré son service estoit bien autant aymable que de nul des autres : Mais certes une fois il faillit de perdre patience. Il advint qu’Amasis se trouva entre les mains une éguille faicte en façon d’espée, dont Silvie avoit accoustumé de serelever, & accommoder le poil, & voyant Clidaman assez pres d’elle, elle la luy donna pour la porter à sa Maistresse : mais il la garda tout le jour, afin de mettre Guyemantz en peine. Il ne se doutoit point de Ligdamon : & voyez comme bien souvent on blesse l’un pour l’autre, car le poison qui fut preparé pour Guyemantz toucha tant au cœur à Ligdamon, que ne pouvant le dissimuler, afin de n’en donner cognoissance, il se retira en son logis, où apres avoir quelque temps envenimé son mal par ses pensers, il prit la plume & m’escrivit tels vers :


MADRIGAL
SUR L’ESPEE DE SILVIE
ENTRE LES MAINS
de Clidaman.

Amour en trahison,
D’une meurtriere espée,
Mais non pas sans raison ;
De mon bon-heur l’esperance a coupée,
Car ne pouvant payer,
Ma grande servitude,
Par un digne loyer,
Qui l’excusast de son ingratitude,
Il veut me traitter finement,
Plustost en soldat qu’en amant.


ET AU BAS DE CES VERS
il adjousta ces paroles.

Il faut advoüer, belle Leonide, que Silvie fait comme le Soleil, qui jette indifferemment ses rayons sur les choses plus viles, aussi bien que sur les plus nobles.

Luy mesme m’apporta ce papier, & ne peus, quoy que je m’y estudiasse, y rien entendre, ny tirer de luy autre chose, sinon que Silvie luy avoit donné un grand coup d’espée : & me laissant s’en alla le plus perdu homme de la terre. Voyez comme Amour est artificieux blesseur, qui avec de si petites armes fait de si grands coups : Il me fascha de le voir en cét estat, & pour sçavoir s’il y avoit quelque chose de nouveau, j’allay trouver Silvie : mais elle me jura qu’elle ne sçavoit que ce pouvoit estre : en fin ayant demeuré quelque temps à relire ces vers, tout à coup elle porta la main à ses cheveux, & n’y trouvant son poinçon elle se mit à sousrire, & dit que son poinçon estoit perdu, que quelqu’un l’avoit trouvé, & qu’il falloit que Ligdamon le luy eust recogneu. A peine m’avoit-elle dit cela que Clidaman entra dans la sale avec ceste meurtriere espée en la main. Je la suppliay de ne la luy laisser plus. Je verray, dit-elle, sa discretion, puis j’useray du pouvoir que je dois avoir sur luy. Ellene faillit pas à son dessein : car d’abord elle luy dit ; Voila une espée qui est à moy. Il respondit. Aussi est bien celuy qui la porte. Je la veux avoir, dit-elle. Je voudrois, respondit-il, que vous voulussiez de mesme tout ce qui est à vous. Ne me la voulez-vous pas rendre ? dit la Nimphe. Comment, repliqua-t’il, pourrois-je vouloir quelque chose, puis que je n’ay point de volonté ? Et, luy dit-elle, qu’avez vous fait de celle que vous aviez ? Vous me l’avez ravie, dit-il, & à cette heure elle est changée en la vostre. Puis donc, continua-t’elle, que vostre volonté n’est que la mienne, vous me rendrez ce poinçon, par ce que je le veux. Puis, dit-il, que je veux cela mesme que vous voulez, & que vous voulez avoir ce poinçon, il faut par necessité que je le vueille avoir aussi. Silvie sousrit un peu : mais en fin dit-elle, je veux que vous me le donniez. Et moy aussi, dit-il, je veux que vous me le donniez. Alors la Nimphe estendit la main & le prit. Je ne vous refuseray jamais, dit-il, quoy que vous vueillez m’oster, & fust-ce le cœur encores une fois. Ainsi Silvie receut son espée, & j’escrivis ce billet à Ligdamon.


BILLET DE LEONIDE
à Ligdamon.

Le bien, que sans le sçavoir on avoit fait à vostre rival, le sçachant luy a esté ravy : jugez en quel terme sont ses affaires, puis queles faveurs qu’il a procedent d’ignorance : & les défaveurs de deliberation.

Ainsi Ligdamon fust guery, non pas de la mesme main : mais du mesme fer qui l’avoit blessé : Cependant l’affection de Guyemantz vint à telle extremité, que peut-estre ne devoit-elle rien à celle d’Aristandre : d’autre costé Clidaman, sous la couverture de la courtoisie avoit laissé couler en son ame une tres-ardante & tres-veritable Amour. Apres avoir entre eux plusieurs fois essayé à l’envy, qui seroit plus agreable à Silvie, & cogneu qu’elle les favorisoit, & deffavorisoit également : Ils se resolurent un jour, par ce que d’ailleurs ils s’entre-aimoient fort, de sçavoir qui des deux estoit le plus aimé, & vindrent pour cét effet à Silvie, de laquelle ils eurent de si froides responses qu’ils n’y purent asseoir jugement. Alors par le conseil d’un Druide, qui peut-estre se faschoit de voir deux telles personnes perdre si inutilement le temps, qu’ils pouvoient bien mieux employer pour la deffense des Gaules, que tant de Barbares alloient inondant ; ils vindrent à la fontaine de la verité d’Amour. Vous sçavez quelle est la proprieté de ceste eau, & comme elle declare par force les pensées plus secrettes des Amants : car celuy qui y regarde dedans y voit sa Maistresse, & s’il est aimé, il se voit aupres, & si elle en aime quelqu’autre c’est la figure de celuy-là qui s’y voit. Or Clidaman fut le premier qui s’y presenta,il mit le genoüil en terre, baisa le bord de la fontaine, & apres avoir supplié le Demon du lieu de luy estre plus favorable qu’à Damon, il se panche un peu en dedans : incontinent Silvie s’y presente si belle & admirable, que l’Amant transporté se baissa pour luy baiser la main : mais son contentement fut bien changé quand il ne vid personne pres d’elle. Il se retira fort troublé, apres y avoir demeuré quelque temps, & sans en vouloir dire autre chose, fit signe à Guyemantz, qu’il y esprouvast sa fortune. Luy avec toutes les ceremonies requises, ayant fait sa requeste, jetta l’œil sur la fontaine : mais il fust traitté comme Clidaman, par ce que Silvie seule se presenta bruslant presque avec ses beaux yeux, l’onde qui sembloit rire autour d’elle. Tous deux estonnez de cette rencontre, en demanderent la cause à ce Druide, qui estoit tres-grand magicien. Il respondit que c’estoit d’autant que Silvie n’aimoit encore personne, comme n’estant point capable de pouvoir estre bruslée, mais de brusler seulement. Eux qui ne se pouvoient croire tant deffavorisez, par ce qu’ils s’y estoient presentez separez, y retournerent tous deux ensemble : & quoy que l’un & l’autre se pancheast de divers costez : si est-ce que la Nimphe y parut seule. Le Druyde en sousriant les vint retirer, leur disant qu’ils creussent pour certain n’estre point aimez, & que se pancher d’un costé & d’autre ne pouvoit representer leur figure dans ceste eau : car ilfaut, disoit-il, que vous sçachiez que tout ainsi que les autres eaux representent les corps qui luy sont devant, celle-cy represente les esprits.

  Or « l’esprit qui n’est que la volonté, la memoire, & le jugement, lors qu’il aime, se transforme en la chose aimée » ; & c’est pourquoy lors que vous vous presentez icy, elle reçoit la figure de vostre esprit, & non pas de vostre corps ; & vostre esprit estant changé en Silvie, il represente Silvie, & non pas vous. Que si Silvie vous aimoit elle seroit changée aussi bien en vous, que vous en elle ; & ainsi representant vostre esprit vous verriez Silvie, & voyant Silvie changée, comme je vous ay dit, par cét Amour, vous vous y verriez aussi. Clidaman estoit demeuré fort attentif à ce discours, & considerant que la conclusion estoit une asseurance de ce qu’il craignoit le plus, de colere mettant l’espée à la main, en frappa deux ou trois coups de toute sa force sur le marbre de la fontaine : mais son espée ayant au commencement resisté, en fin se rompit par le milieu, sans laisser presque marque de ses coups, & par ce qu’il estoit resolu en toute façon de rompre la pierre, imitant en cela le chien en colere, qui mord le caillou que l’on luy a jetté ; Le Druide luy fit entendre qu’il se travailloit en vain, d’autant que cét enchantement ne pouvoit prendre fin par force : mais par extrémité d’Amour ; que toutefois s’il vouloit le rendre inutile, il en sçavoit le moyen. Clidaman nourrissoit pour rareté dans de grandes cages de fer, deux Lyons, & deux Lycornes, qu’il faisoit bien souvent combattre contre diverses sortes d’animaux. Or ce Druide les luy demanda pour gardes de ceste fontaine, & les enchanta de sorte, qu’encor qu’ils fussent mis en liberté, ils ne pouvoient abandonner l’entrée de la grotte, sinon quand ils alloient chercher à vivre : car en ce temps là, il n’y en demeuroit que deux, & depuis n’ont fait mal à personne qu’à ceux qui ont voulu essayer la fontaine : mais ils assaillent ceux-là avec tant de furie, qu’il n’y a point d’apparence que l’on s’y hazarde : car les Lyons sont si grands & affreux, ont les ongles si longs & si trenchants, sont si legers & adroits, & si animez à ceste deffense qu’ils font des effects incroyables. D’autre costé les Lycornes ont la corne si pointuë & si forte, qu’elles perceroient un rocher, & hurtent avec tant de force, & de vitesse, qu’il n’y a personne qui les puisse eviter. Aussi tost que ceste garde fut ainsi disposée, Clidaman & Guyemantz partirent si secrettement, qu’Amasis, ny Silvie n’en sceurent rien qu’ils ne fussent desja bien loing. Ils allerent trouver Meroüée & Childeric : car on nous a dit depuis, que se voyant également traittez de l’Amour, ils voulurent essayer si les armes leur seroient également favorables. Ainsi, gentil Berger, nous avons perdu la commodité de cette fontaine qui découvroit si bien les cachettes des pensées trompeuses, que si tous eussent esté comme Ligdamon, ils ne nousl’eussent pas fait perdre : car lors que je sçeus que Clidaman & Guyemantz s’y en alloient, je luy conseillay d’estre le tiers, m’asseurant qu’il seroit le plus favorisé : mais il me fit une telle response. Belle Leonide, « je conseilleray tousjours à ceux qui sont en doute de leur bien, ou de leur mal, qu’ils hazardent quelquefois d’en sçavoir la verité : mais ne seroit-ce folie à celuy qui n’a jamais peu concevoir aucune esperance de ce qu’il desire, de rechercher une plus seure cognoissance de son desastre ? » Quant à moy je ne suis point en doute, si la belle Silvie m’aime, ou non, je n’en suis que trop asseuré : & quand je voudray en sçavoir d’avantage, je ne le demanderay jamais qu’à ses yeux, & à ses actions. Depuis ce temps là son affection est allé croissant, tout ainsi que le feu où l’on met du bois : car « c’est le propre de la pratique, de rendre ce qui plaist plus agreable, & ce qui ennuïe plus ennuïeux » : Et Dieu sçait, comme ceste cruelle l’a tousjours traitté. Le moment est à venir auquel elle l’a jamais voulu voir sans desdain, ou cruauté ; & ne sçay quant à moy, comme un homme genereux ait eu tant de patience, puis qu’en verité les offenses qu’elles luy a faites, tiennent plustost de l’outrage que de la rigueur.

  Un jour qu’il la rencontra qu’elle s’alloit promener seule avec moy, parce qu’il a la voix fort agreable, & que je le priay de chanter, il dit tels vers.


CHANSON,
SUR UN DESIR.

Quel est ce mal qui me travaille,
Et ne veut me donner loisir,
De trouver remede qui vaille ?
Helas ! c’est un ardant desir,
Qui comme un feu tousjours aspire,
Au lieu plus haut & mal-aisé :
Car le bien que plus je desire
C’est celuy qui m’est refusé.

Ce desir eut dés sa naissance,
Et pour sa mere & pour sa sœur,
Une temeraire esperance,
Qui presque le fist possesseur :
Mais comme le cœur d’une femme,
N’est pas en amour arresté,
Le desir me demeure en l’ame,
Bien que l’espoir m’en soit osté.

Mais si l’esperance est esteinte,
Pourquoy, Desir, t’efforces-tu
De faire une plus grande atteinte ?
C’est que tu nayz de la vertu,
Et comme elle est tousjours plus forte,
Et sans faveurs & sans appas,
Quoy que l’esperance soit morte,
Desir pourtant tu ne meurs pas.

Il n’eut point si tost achevé, que Silvie reprit ainsi. Hé ! dites moy Ligdamon, puis que je ne suis pas cause de vostre mal, pourquoy vous en prenez vous à moy ? C’est vostre desir que vous devez accuser : car c’est luy qui vous travaille vainement. Le passionné Ligdamon respondit : Le desir est celuy certes qui me tourmente : mais ce n’est pas luy qui en doit estre blasmé, c’est ce qui le fait naistre, ce sont les vertus & les perfections de Silvie. « Si les desirs, repliqua-t’elle, ne sont desreglez, ils ne tourmentent point, & s’ils sont desreglez, & qu’ils transportent au delà de la raison ; ils doivent naistre d’autre objet que de la vertu, & ne sont point vrays enfans d’un tel pere, puis qu’ils ne luy ressemblent point ». Jusques icy, respondit Ligdamon, je n’ay point oüy dire que l’on desadvoüast un enfant pour ne ressembler à son pere : & toutefois les extrémes desirs ne sont point contre la raison : car « n’est-il pas raisonnable de desirer toutes choses bonnes, selon le degré de leur bonté ? & par ainsi une extréme beauté sera raisonnablement aimée en extrémité » : que s’il les faut en quelque chose blasmer, on ne sçauroit dire qu’ils soient contre raison : mais outre la raison. Cela suffit, repliqua ceste cruelle, je ne suis point plus raisonnable que la raison :C’est pourquoy je ne veux advoüer pour mien ce qui l’outrepasse. A ce mot, pour ne luy laisser le moyen de luy respondre, elle alla rencontrer quelques-unes de ses compagnes qui nous avoient suivies.

  Une fois qu’Amasis revenoit de ce petit lieu de Mont-brison, où la beauté des jardins, & la solitude l’avoient plus long temps arrestée qu’elle ne pensoit, la nuict la surprit en revenant à Marcilly. Et par ce que le soir estoit assez fraiz, je luy allois demandant par les chemins, expressément pour le faire parler devant sa Maistresse, s’il ne sentoit point la fraicheur & l’humidité du serein. A quoy il me respondit, qu’il y avoit long temps, que le froid, ny le chaud exterieur ne luy pouvoit guiere faire de mal, & luy demandant pourquoy, & quelle estoit sa recepte. A l’un, me respondit-il, j’oppose mes desirs ardents, & à l’autre mon espoir gelé. Si cela est, luy repliquay-je soudain, d’où vient que je vous oys si souvent dire que vous bruslez, & d’autrefois que vous gelez. Ah ! me respondit-il, avec un grand souspir, courtoise Nimphe, le mal dont je me plains ne me tourmente pas par dehors, c’est au dedans ; & encores si profondement que je n’ay cachette en l’ame si reculée, où je n’en ressente la douleur : Car il faut que vous sçachiez, qu’en tout autre le feu, & le froid sont incompatibles ensemble ; mais moy j’ay dans le cœur continuellement le feu allumé, & la froide glace, & en ressens sans soulagement la seule incommodité.

  Silvie ne tarda plus longuement à luy faire ressentir ses cruautez accoustumées, que jusqu’à la fin de cette parole : Encores crois-je qu’elle ne luy donna pas mesme du tout le loisir de la proferer, tant elle avoit d’envie de luy faire esprouver ses pointures, veu que se tournant vers moy, comme sousriant, elle dit, en penchant desdaigneusement la teste de son costé : O que Ligdamon est heureux d’avoir, & le chaud, & le froid quand il veut ! pour le moins il n’a pas dequoy se plaindre, ny de ressentir beaucoup d’incommodité ; car si la froideur de son espoir le gele, qu’il se réchauffe en l’ardeur de ses desirs : que si ses desirs trop ardents le bruslent, qu’il se refroidisse aux glaçons de ses espoirs. Il est bien necessaire, belle Silvie, respondit Ligdamon, que j’use de ce remede pour me maintenir, autrement il y a long temps que je ne serois plus : mais c’est bien peu de soulagement à un si grand feu. Tant s’en faut, la cognoissance de ces choses m’est une nouvelle blesseure qui m’offense, d’autant plus qu’en la grandeur de mes desirs, je cognoy leur impuissance, & en leur impuissance leur grandeur. Vous figurerez, repliqua la Nymphe, vostre mal tel que vous voudrez, si ne croiray-je jamais que le froid estant si pres du chaud, & le chaud si pres du froid, l’un ny l’autre permette à son voisin d’offenser beaucoup. A la verité respondit Ligdamon, me faire brusler & geler en mesme temps n’est pas une des moindres merveilles qui procedent de vous : maiscelle-cy est bien plus grande, que c’est de vostre glace que procede ma chaleur, & de ma chaleur vostre glace. Mais il est encor plus merveilleux de voir qu’un homme puisse avoir de semblables imaginations, adjousta la Nimphe : car elles conçoivent des choses tant impossibles, que celui qui les croiroit pourroit estre autant taxé de peu de jugement, que vous en les disant de peu de verité. J’advoüe, respondit-il, que mes imaginations conçoivent des choses du tout impossibles : mais cela procede de mon trop d’affection, & de vostre trop de cruauté ; & comme cela n’est un de vos moindres effects, aussi ce que vous me reprochez, n’est un de mes moindres tourments. Je croy, adjousta-t’elle, que vos tourmens & mes effects, sont en leur plus grande force en vos discours. « Mal-aisément, respondit Ligdamon, pourroit-on bien dire ce qui ne se peut bien ressentir. Mal-aisément, repliqua la Nimphe, peuvent avoir cognoissance les sentiments des vaines idées d’une malade imagination ». Si la verité, adjousta Ligdamon, n’accompagnoit ceste imagination, à peine aurois-je tant de besoing de vostre compassion. « Les hommes respondit la Nimphe, font leurs trophées de nostre honte »: Ne fissiez vous point mieux, respondit-il, les vostres de nostre perte ! Je ne vis jamais, repliqua Silvie, des personnes tant perduës, qui se trouvassent si bien que vous faites tous.

  Plus je vous raconte des cruautez de cesteNimphe, & des patiences de Ligdamon, & plus il m’en revient en la memoire. Quand Clidamant s’en fut allé, comme je vous ay dit, Amasis voulut luy envoyer apres, la plus-part des jeunes Chevaliers de ceste contrée, sous la charge de Lindamor, afin qu’il fust tenu de Meroüée pour tel qu’il estoit. Entre autre Ligdamon comme tres-gentil Chevalier, n’y fut point oublié : mais ceste cruelle ne voulut jamais luy dire adieu, feignant de se trouver mal : luy toutefois qui ne s’en vouloit point aller sans qu’elle le sçeust en quelque sorte, m’escrivit tels vers.


SUR UN DEPART.

Amour pourquoy, puis que tu veux
Que je brusle de tant de feux,
Faut-il que j’esloigne Madame ?

Je luy respondis.

Pour faire en elle quelque effait,
Ne sçais-tu qu’en la cendre naist,
Le Phœnix qui meurt en la flame ?

Il eust esté trop heureux de ceste response : mais ceste cruelle m’ayant trouvé que j’escrivois, & ne voulant ny luy faire du bien, ny permettre qu’autre luy en fist, me ravit la plume à toute force de la main, me disant que les flateries que je faisois à Ligdamon, estoientcause de la continuation de ses folies, & qu’il avoit plus à se plaindre de moy, que d’elle : Pour la fin elle luy escrivit.


RESPONSE DE SILVIE.

Le Phœnix de la cendre sort,
Parce qu’en la flame il est mort.
L’absence en l’Amour est mortelle,
Si la presence n’a rien peu,
Jamais par le froid n’est rompeu
Le glaçon qu’un feu ne degelle.

Vous pouvez penser avec quel contentement il partit. Il fut fort à propos pour luy d’avoir accoustumé de longue main semblables coups, & qu’il se ressouvint, que « les deffaveurs qui partent de celles que l’on sert, doivent le plus souvent tenir lieu de faveurs ». Et me souvient que sur ce discours, il se disoit le plus heureux Amant du monde : puis que les ordinaires deffaveurs qu’il recevoit de Silvie, ne pouvoient le mettre en doute, qu’elle n’eust beaucoup de memoire de luy, & qu’elle ne le recogneust pour son serviteur, & que puis que elle ne traittoit point de ceste sorte avec les autres, qui ne luy estoient point particulierement affectionnez, il falloit croire que ceste monnoye estoit celle, dont elle payoit ceux qui estoient à elle, & que telle qu’elle estoit il la falloit cherir, puis qu’elle avoit ceste marque : & sur ce sujet il m’envoya ces vers avant que partir.


SONNET.

Elle le veut ainsi ceste beauté supréme,
Que ce soit l’impossible, & non ce que je puis,
Qui luy fasse l’essay de ce que je luy suis ;
Et bien, elle le veut, & je le veux de mesme.
En fin elle verra que mon amour extréme,
En sa source ressemble à la source du puis,
Car plus elle voudra m’espuiser par ennuis,
Et plus elle verra qu’infiniment je l’ayme.
La source qui produit ma belle affection,
Est celle-là sans plus de sa perfection,
Eternelle en effet, comme elle est eternelle.
Donc essays rigoureux de mon cruel destin,
Puisez incessamment, mon amour est sans fin,
Et plus vous puiserez plus elle sera belle.

Leonide eust continué son discours n’eust esté que de loing elle vid venir Galathée, qui apres avoir demeuré longuement seule, & ne pouvant plus long temps se priver de la veuë du Berger, s’estoit habillée le mieux à son advantage, que son miroir luy avoit sceu conseiller, & s’en venoit sans autre compagnie que du petit Meril. Elle estoit belle & bien digne d’estre aimée d’un cœur qui n’eust point eu d’autre affection. En ce mesme temps pour la confusion que l’eau avoit mise en l’estomac de Celadon, il se trouva fort mal : De sorte qu’à l’abord de la Nimphe, ils furent contraints de se retirer, & le Berger peu apres se mit au lict, où il demeura plusieurs jours tombant & se relevant de ce mal, sans pouvoir estre, ny bien malade, ny bien guery.

Livre quatrième

LE
QUATRIESME LIVRE
DE LA PREMIERE PARTIE D’ASTREE.

Galathée (qui estoit atteinte à bon escient), tant que la maladie de Celadon dura, ne bougea presque d’ordinaire d’aupres de son lict, & quand elle estoit contrainte de s’en éloigner pour reposer, ou pour quelqu’autre affaire, elle y laissoit le plus souvent Leonide, à qui elle avoit donné charge de ne perdre une seule occasion de faire entendre au Berger sa bonne volonté, croyant que par ce moyen elle luy feroit en fin esperer ce que sa condition luy deffendoit. Et certes Leonide ne la trompoit nullement : car encore qu’elle eust bien voulu que Lindamor eust esté satisfait, toutefois elle qui attendoit tout son avancement de Galathée, n’avoit nul plus grand dessein que de luy complaire. Mais « Amour, qui se joüe ordinairement de la prudence des Amans, & se plaist à conduire ses effets au rebours de leurs intentions », renditpar la conversation du Berger, Leonide plus necessiteuse d’un qui parlast pour elle, qu’autre qui fust en la trouppe : car l’ordinaire veuë de ce Berger, qui n’avoit faute de nulle de ces choses qui peuvent faire aimer, luy fit recognoistre que « la beauté a de trop secrettes intelligences avec nostre ame, pour la laisser si librement approcher de ses puissances, sans soupçon de trahyson ». Le Berger s’en apperceut assez tost, mais l’affection qu’il portoit à Astrée, encore qu’outragé si indignement, ne vouloit luy permettre [de] souffrir ceste amitié naissante avec patience. Cela fut cause qu’il se resolut de prendre congé de Galathée, dés qu’il commenceroit de se trouver un peu moins mal : mais aussi tost qu’il luy en ouvrit la bouche ; Comment, luy dit-elle, Celadon, recevez-vous si mauvais traittement de moy, que vous vueillez partir de ceans avant que d’estre bien guery ? Et lors qu’il luy respondit, que c’estoit de crainte de l’incommoder, & qu’aussi pour ses affaires, il estoit contraint de retourner en son hameau, asseurer ses parens & amis de sa santé ; Elle l’interrompit, disant : Non Celadon, n’entrez point en doute que je sois incommodée, pourveu que je vous voye accommodé ; & quant à vos affaires, & à vos amis, sans moy, de qui il semble que la compagnie vous déplaise si fort, vous ne seriez pas en ceste peine, puis que desja vous ne seriez plus. Et me semble que le plus grand affaire que vous ayez, c’est desatisfaire à l’obligation que vous m’avez, & que l’ingratitude ne sera pas petite, qui me refusera quelques moments de ceste vie que vous tenez toute de moy. Et puis il ne faut desormais que vous tourniez plus les yeux sur chose si basse que vostre vie passée : il faut que vous laissiez vos hameaux, & vos trouppeaux, pour ceux qui n’ont pas les merites que vous avez, & qu’à l’advenir vous leviez les yeux à moy, qui puis, & veux faire pour vous, si vos actions ne m’en ostent la volonté. Quoy que le Berger fist semblant de n’entendre ce discours, si le comprint-il aysément, & dés lors évita le plus qu’il luy fut possible, de parler à elle particulierement. Mais le déplaisir que ceste vie luy rapportoit, estoit tel, que perdant presque patience, un jour que Leonide l’oyant souspirer, luy en demanda l’occasion, puis qu’il estoit en lieu où l’on ne desiroit rien, que son contentement, il luy répondit : Belle Nimphe, entre tous les plus miserables, je me puis dire le plus rigoureusement traitté de ma fortune, car pour le moins « ceux qui ont du mal, ont aussi permission de s’en douloir, & ont ce soulagement d’estre plaints », mais moy je ne l’ose faire, d’autant que mon mal-heur vient couvert du masque de son contraire : & cela est cause qu’au lieu d’estre plaint, je suis plustost blasmé pour homme de peu de jugement ; que si vous, & Galathée sçaviez quels sont les amers absinthes, dont je suis nourry en ce lieu, heureux à la verité pour tout autre que pour moy ; je m’asseure que vous auriez pitié de ma vie. Et que faut-il, dit-elle, pour vous soulager ? Pour ceste heure, luy dit-il, il ne me faut que la permission de m’en aller. Voulez-vous, repliqua la Nymphe, que j’en parle à Galathée ? Je vous en requiers, répondit-il, par tout ce que vous aimez le plus. Ce sera donc par vous, dit la Nimphe, en rougissant : & sans tourner la teste vers luy, elle sortit de la chambre pour aller où estoit Galathée, qu’elle trouva toute seule dans le jardin, & qui desja commençoit de soupçonner qu’il y eust de l’Amour du costé de Leonide, luy semblant qu’elle n’avançoit rien en la charge qu’elle luy avoit donnée : quoy qu’elle ne bougeast presque de tout le jour d’aupres de luy, par ce que sçachant combien les armes de la beauté du Berger estoient trenchantes, elle jugeoit bien qu’il en pouvoit blesser aussi bien deux, comme une. Toutefois estant contrainte de passer par ses mains, elle taschoit de se détromper le plus qui luy estoit possible. Et ainsi continuoit tousjours envers la Nimphe, le mesme visage qu’elle avoit accoustumé, & lors qu’elle la vid venir à elle, elle s’avança pour s’enquerir comme se portoit le Berger : & ayant sçeu qu’il estoit au mesme estat qu’elle l’avoit laissé, elle se remit au promenoir ; & apres avoir fait quelques pas sans parler, elle se tourna vers la Nimphe, & luy dit. Mais, dites moy, Leonide, fut-il jamais un homme plus insensible que Celadon, puis que, ny mes actions, ny vos persuasions ne luy peuvent donner ressentiment de ce qu’il me doit rendre ? Quant à moy, répondit Leonide, je l’accuse plustost de peu d’esprit, & de faute de courage, que non point de ressentiment, car j’ay opinion qu’il n’a pas le jugement de recognoistre à quoy tendent vos actions ; que s’il recognoist mes paroles, il n’a pas le courage de pretendre si haut : & ainsi autant que l’aymant de vos perfections, & de vos faveurs le peut élever à vous, autant la pesanteur de son peu de merite, & de sa condition le rabaisse : mais il ne faut point trouver cela estrange, puisque « les pommiers portent des pommes, & les chesnes des glands ! car chaque chose produit selon son naturel ». Aussi que pouvez-vous esperer, que produise le courage d’un villageois, que des desseins d’une ame vile, & r’abaissée ? Je croy bien, respondit Galathée, que la grande difference de nos conditions luy pourroit donner beaucoup de respect : mais je ne puis penser s’il recognoist ceste difference, qu’il n’ait assez d’esprit, pour juger à quelle fin je le traitte avec tant de douceurs, si ce n’est qu’il soit desja tant engagé envers ceste Astrée, qu’il ne s’en puisse plus retirer. Asseurez-vous, Madame, repliqua Leonide, que ce n’est point respect, mais sottise, qui le rend ainsi mécognoissant ; car je veux bien advoüer, comme vous sçavez, qu’asseurément il est vray qu’il aime Astrée, mais s’il avoit du jugement, ne la mépriseroit-ilpas pour vous, qui meritez, sans comparaison beaucoup davantage ? & toutefois, il est si mal advisé, qu’à tous les coups, que je luy parle de vous, il ne me répond qu’avec les regrets de l’éloignement de son Astrée, qu’il represente avec tant de déplaisirs, que l’on jugeroit que le séjour qu’il fait ceans, luy est infiniment ennuyeux. Et ce matin mesme l’oyant souspirer, je luy en ay demandé la cause, il m’a fait des réponses qui émouvroient des pierres à pitié, & en fin la conclusion a esté, que je vous requisse qu’il s’en peust aller. Ouy ! repliqua Galathée, rouge de colere, & ne pouvant dissimuler sa jalousie, confessez verité, Leonide, il vous a émeuë. Il est vray, Madame, il m’a émeuë de pitié, & me semble, puis qu’il a tant d’envie de s’en aller, que vous ne devez point le retenir par force : car « l’Amour n’entre jamais dans un cœur à coups de foüets ». Je n’entends pas, repliqua Galathée ; qu’il vous ait esmeuë de pitié, mais n’en parlons plus, peut-estre quand il sera bien sain, ressentira-t’il aussi tost les effets du dépit qu’il a fait naistre en moy, que ceux de l’Amour qu’il a produits en vous : cependant pour parler franchement, qu’il se resolve de ne partir point d’icy à sa volonté, mais à la mienne. Leonide voulut répondre : mais la Nimphe l’interrompit. Or sus, Leonide, luy dit-elle, c’est assez, contentez-vous, que je n’en dis pas davantage, allez seulement, ma resolution est celle là. Ainsi Leonide fut contrainte de se taire, & de s’en aller, ressentant de telle sorte ceste injure, qu’elle resolut dés lors de se retirer chez Adamas, son oncle, & ne recevoir jamais plus le soucy des secrets de Galathée ; qui en mesme temps appella Silvie qui se promenoit en une autre allée, toute seule, à qui, contre son dessein, elle ne peut s’empescher, en se pleignant de Leonide, de faire sçavoir ce que jusques alors elle luy avoit caché : mais Silvie, encore que jeune, toutefois pleine de beaucoup de jugement, pour r’accommoder toutes choses, taschea d’excuser Leonide au mieux qu’il luy fut possible, jugeant bien que si sa compagne se dépitoit, & que ces choses vinssent à estre sceües, elles ne pourroient que rapporter beaucoup de honte à sa Maistresse. Et c’est pourquoy elle luy dit apres plusieurs autres propos : Vous sçavez bien, Madame, que jamais vous ne m’avez rien découvert de cest affaire, & toutefois je vous en diray de telles particularitez, que vous ne m’en jugerez pas tant ignorante, comme je le vous ay fait paroistre, mais mon humeur n’est pas de m’entremettre aux choses, où je ne suis point appellée. Il y a desja quelque temps, que voyant ma compagne si assiduë aupres de Celadon, je soupçonnois que l’Amour en fust cause, & non pas la compassion de son mal, & par ce que c’est chose qui nous touche à toutes, je me resolus avant que de luy en parler, d’en estre bien asseurée, & dés lors j’espiay ses actions de plus pres que decoustume, & fis tant qu’avant-hier je me mis en la ruelle du lict du Berger, cependant qu’il dormoit, & peu apres Leonide entra, qui en poussant la porte, l’esveilla sans y penser ; & apres plusieurs discours communs, elle vint à parler de l’amitié qu’il avoit portée à la Bergere Astrée, & Astrée à luy. Mais, dit-elle, croyez moy, Berger, que ce n’est rien, au pris de l’affection que Galathée vous porte. A moy ? dit-il. Ouy, à vous, repliqua Leonide, & n’en faites point tant l’estonné, vous sçavez combien de fois je la vous ay dite, encore est-elle plus grande que mes paroles. Belle Nymphe, respondit le Berger, je ne merite, ny ne croy tant de bon-heur ; aussi quel seroit son dessein envers moy, qui suis né Berger, & qui veux vivre & mourir tel. Vostre naissance, reprit ma compagne, ne peut estre que grande, puis qu’elle a donné commencement à tant de perfections. O Leonide ! répondit alors ce Berger, vos paroles sont pleines de moquerie : mais quand elles seroient veritables, avez vous opinion que je ne sçache qui est Galathée ; & qui je suis ? Si fais, certes, belle Nimphe : & sçay fort bien mesurer ma petitesse & sa grandeur à l’aulne du devoir : Voire, respondit Leonide, pensez-vous qu’Amour se serve de mesmes mesures, que les hommes ? cela est bon, pour ceux qui veulent vendre ou acheter, mais ne sçavez-vous pas, que « les dons ne se mesurent point, & Amour n’estant rien qu’un don : pourquoy le voudriez vous reduire, à l’aulne du devoir ? » Ne doutezplus, de ce que je vous dis, & pour ne manquer à vostre devoir, rendez luy autant, & d’Amour, & d’affection, qu’elle vous en donne. Je vous jure, Madame, que jusques alors, je m’estois figurée que Leonide parloit pour elle-mesme : & ne faut point que j’en mente, du commencement ce discours m’estonna, mais depuis voyant avec combien de discretion vos actions estoient conduites, je loüay beaucoup la puissance que vous aviez sur elles, sçachant bien, qu’il est plus difficile de commander absolument à soy-mesme, qu’à tout autre. Ma mignonne, répondit Galathée, si vous sçaviez l’occasion que j’ay, de rechercher l’amitié de Celadon, vous loüeriez & me conseilleriez ce mesme dessein : car vous souvient-il de ce Druide qui nous predit nostre fortune ? J’en ay bonne memoire, répondit-elle, il n’y a pas fort long temps. Vous sçavez, continua Galathée, combien de choses veritables, il vous a predites, & à Leonide aussi : Or sçachez que de mesme, il m’a asseurée, que si j’epousois jamais autre que Celadon, je serois la plus mal-heureuse personne de la terre : vous semble-t’il qu’ayant tant de preuve de la verité de ses perfections, je doive mépriser celle-cy, qui me touche si fort ? Et c’est pourquoy je trouvois si mauvais que Leonide eust esté si mal-advisée, que de marcher sur mes pas, luy en ayant fait ceste mesme declaration. Madame, respondit Silvie, n’entrez nullement en ceste doute ; car en verité, je ne vous mentspoint, & me semble que vous ne devez la dépiter davantage, de peur qu’en se plaignant elle ne découvre ce dessein à quelque-autre. Mamie, répondit Galathée, en l’embrassant ; je ne doute point de ce dont vous m’avez asseurée, & vous promets, que je me conduiray envers Leonide, ainsi que vous m’avez conseillée.

  Cependant qu’elles discouroient ainsi Leonide alla retrouver Celadon, auquel elle raconta de mot à mot les propos que Galathée & elle avoient euz sur son sujet, & qu’il pouvoit se resoudre, que le lieu où il estoit avoit apparence d’une libre demeure ; mais que veritablement c’estoit une prison. Ce qui le toucha si vivement, qu’au lieu que son mal n’alloit que traisnant, il devint si violent que le soir mesme la fievre le reprit, si ardante, que Galathée l’estant allé voir, & le trouvant si fort empiré, entra fort en doute de sa vie ; & plus encore, quand le lendemain son mal se rendant tousjours plus grand, il leur évanoüit deux ou trois fois entre les bras. Et quoy que ces Nimphes ne l’éloignassent jamais de plus loin, que l’une au chevet, & l’autre aux pieds de son lict, sans prendre autre repos, que celuy que par des sommeils interrompus, le sommeil extréme leur alloit quelquefois dérobant ; si est ce qu’il estoit tres-mal secouru, n’y ayant en ce lieu aucune commodité pour un malade : & n’osant en faire venir d’ailleurs de peur d’estre découvertes. Si bien que le Berger courut une grande fortune de sa vie, & telle, qu’un soir il se trouva en si grande extrémité, que les Nimphes le tindrent pour mort ; mais en fin il revint à soy, & peu apres fist une tres-grande perte de sang, qui l’affoiblist de sorte, qu’il voulut reposer. Cela fut cause que les Nimphes le laisserent seul avec Meril, & s’estant retirées, Silvie toute effrayée de cest accident, s’adressant à Galathée, luy dit : Il me semble, Madame, que vous estes pour entrer en une grande confusion, si vous n’y mettez quelque ordre ; jugez en quelle peine vous seriez, si ce Berger se perdoit entre vos mains, à faute de secours. Helas ! dit la Nimphe, dés l’accroissement de son mal, j’ay bien consideré ce que vous dittes, mais quel remede y a-t’il ? Nous sommes icy entierement dépourveuës de ce qui luy est necessaire, & d’en avoir d’ailleurs, quand il y iroit de ma vie, je ne le voudrois pas faire, pour la crainte que j’ay, que l’on le sçache ceans. Leonide, que l’affection faisoit parler plus resolument que Silvie, luy dit : Madame, ces craintes sont fort bonnes, en ce qui ne touche point la vie de personne : mais où il y en va, il ne faut point estre tant considerée, ou bien prevoir les autres inconveniens qui en peuvent naistre : Si ce Berger meurt, avez-vous opinion que sa mort demeure sans estre sceuë ? quand ce ne seroit que pour punition, il faut que vous croyez que le Ciel mesme la descouvriroit,mais prenons toutes choses au pis, & qu’on sçache que ce Berger est ceans. Et quoy, pour cela ? ne pourrez-vous pas couvrir vostre dessein de celuy de la compassion, à laquelle nostre naturel nous incline toutes ? & toutefois s’il vous plaist de vous reposer de cest affaire sur moy, je m’asseure de le conduire si discrettement que personne n’en descouvrira rien : car, Madame, j’ay, comme vous sçavez, mon oncle Adamas, Prince des Druides de ceste contrée ; à qui nul des secrets de nature, ny des vertus des herbes, ne peut estre caché : il est homme plein de discretion, & jugement, & je sçay qu’il a particuliere inclination à vous faire service, si vous l’employez en ceste occasion, je tiens pour certain que le tout reüssira à vostre contentement. Galathée demeura quelque temps sans respondre : mais Sylvie qui voyoit que c’estoit le meilleur expedient, & prevoyoit que par le moyen du sage Adamas, elle divertiroit Galathée de ceste honteuse vie, respondit assez promptement, que ceste voye luy sembloit la plus asseurée. A quoy Galathée consentit, n’en pouvant eslire une meilleure. Il reste, reprit Leonide, de sçavoir, Madame, à fin que je n’outre-passe vostre commandement, que c’est que vous voulez que je die, ou que je taise à Adamas. « Il n’y a rien, respondit Silvie (voyant que Galathée demeuroit interdite) qui oblige tant à se taire, que de faire paroistre une entiere fiance ; ny rien au contraire qui dispense plus à parler, que lameffiance recogneuë ». De sorte qu’il me semble pour rendre Adamas secret, qu’il luy faut dire avant qu’il vienne, tout ce qu’il pourra découvrir quand il sera icy. Je suis, répondit Galathée, tant hors de moy, qu’à peine sçay-je ce que je dis. C’est pourquoy je remets toute chose à vostre discretion. Ainsi partit Leonide avec dessein, quoy que la nuict fust au commencement fort obscure, de ne s’arrester point que elle ne fust chez son oncle, de qui la demeure estoit sur le panchant de la montagne de Marcilly, assez pres des Vestalles & Druides de Laignieu ; mais son voyage fut beaucoup plus long qu’elle ne pensoit, car arrivant sur la pointe du jour, elle sçeut qu’il estoit allé à Feurs, & qu’il n’en reviendroit de deux, ou trois jours : qui fut cause que sans s’y arrester beaucoup, elle en prit le chemin, tant lasse toutefois, que n’eust esté le desir de la guerison du Berger, qui ne luy donnoit nul repos, sans doute elle eust attendu Adamas chez luy, où elle ne fit que se reposer environ une demie heure, parce que n’estant accoustumée à ce travail, elle le trouvoit fort difficile ; & lors qu’il luy sembla de s’estre assez rafraischie, elle partit seule comme elle y estoit venuë : Mais à peine avoit-elle fait une lieuë, qu’elle vid venir de loin, par le mesme chemin qu’elle avoit fait, une Nimphe toute seule, que peu apres elle recogneut pour estre Silvie : ceste rencontre ne luy donna pas un petit sursaut, croyant qu’elle luy vint annoncer la mort de Celadon : mais ce fut tout au contraire : car elle sceut par elle, que depuis son depart il avoit fort bien reposé, & qu’à son resveil il s’estoit trouvé sans fievre ; qu’à ceste occasion Galathée l’avoit fait incontinent partir pour la r’atraper, à fin de l’en advertir, & de luy dire que le Berger estant en si bon estat, il n’estoit pas de besoin d’amener Adamas, ny de luy découvrir leurs affaires. Il seroit bien mal-aisé de representer quel fut le contentement de Leonide, oyant la guerison du Berger qu’elle aimoit : Et apres en avoir loüé Dieu, elle dit à sa compagne : Puis ma sœur, que je recognois suivant les discours que vous me tenez, que Galathée ne vous a point celé le dessein qu’elle a touchant ce Berger, il faut que je vous en parle franchement, & que je vous die, que ceste sorte de vie me déplaist infiniment, & que je la trouve fort honteuse, & pour elle, & pour nous : car elle en est tellement passionnée, que quelque mépris que ce Berger fasse d’elle, elle ne s’en peut distraire ; & a tellement devant les yeux les predictions d’un certain Druide, qu’elle croit tout son bon-heur dependre de cet Amour : & c’est le bon, que suivant l’humeur des Amants, elle juge Celadon tant aimable, qu’elle croit chacun le devoir aimer autant qu’elle ; comme si tous le voyoient de ses mesmes yeux : & c’est là mon grief, car elle est devenuë si jalouse de moy, qu’à peine me peut-elle souffrir aupres de luy. Or ma sœur si ceste vie vient à se sçavoir, comme il n’en faut point douter,puis qu' »il n’y a rien de si secret qui ne se descouvre », jugez que c’est qu’on dira de nous, & quelle opinion nous aurions de quelque autre à qui semblable chose fust arrivée : j’ay fait tout ce qu’il m’a esté possible pour l’en distraire,mais ç’a esté sans effet : C’est pourquoy je suis resoluë de la laisser aimer, puis qu’elle veut aimer, pourveu que ce ne soit point à nos dépens. Je vous fais tout ce discours pour vous dire, qu’il me sembleroit tres à propos, d’y chercher quelque bon remede, & que je ne voy point un moyen plus aisé, que par l’entremise de mon oncle, qui en viendra bien à bout par son conseil, & par sa prudence. Ma sœur, répondit Silvie, je loüe infiniment vostre dessein, & pour vous donner commodité de conduire Adamas vers elle, je m’en retourneray d’icy, & diray que j’ay esté chez Adamas, & que je n’ay trouvé, ny vous ny luy. Il sera donc à propos, respondit Leonide, que nous allions nous reposer dans quelque buisson, à fin qu’il semble que vous m’ayez cherchée plus long temps, aussi bien suis-je si lasse qu’il faut que je dorme un peu, si je veux achever mon voyage. Allons, ma sœur, repliqua Silvie, & croyez que vous ne faites peu pour vous, d’oster Celadon d’entre nous : car je prevoy bien à l’humeur de Galathée, qu’avec le temps il vous rapporteroit beaucoup de déplaisir. A ce mot elles se prirent par la main, & regardant où elles pourroient passer une partie du jour, elles virent un lieu de l’autre costé deLignon, qui leur sembla si à propos, que passant sur le pont de la Boteresse, & laissant Bon-lieu sejour des Druides & Vestalles à main gauche, & descendant le long de la riviere, elles vindrent se mettre dedans un gros buisson qui estoit tout joignant le grand chemin, & de qui l’espaisseur rendoit en tout temps un agreable sejour, où apres avoir choisi l’endroit le plus couvert, elles s’endormirent l’une aupres de l’autre.

  Et cependant qu’elles reposoient, Astrée, Diane, & Phillis vindrent de fortune conduire leurs troupeaux en ce mesme lieu : & sans voir les Nimphes, s’assirent aupres d’elles, & par ce que « les amitiez qui naissent en la mauvaise fortune ; sont bien plus estroittes & serrées, que celles qui se conçoivent dans le bon-heur » ; Diane qui s’estoit liée d’amitié avec Astrée, & Phillis depuis le desastre de Celadon, leur portoit tant de bonne volonté, & elles à elle, que presque de tout le jour, elles ne s’abandonnoient : & certes Astrée avoit bien besoin de consolation, puis que, presque au mesme temps elle perdit Alcé & Hypolite ses pere & mere ; Hypolite pour la frayeur qu’elle eut de la perte d’Astrée, lors qu’elle tomba dedans l’eau, & Alcé pour le déplaisir de la perte de sa chere compagne ; ce qui toutefois ne fut à Astrée un foible soulagement, pouvant plaindre la perte de Celadon sous la couverture de celle de son pere & de sa mere : & comme je vous ay dit, Diane, fille de la sage Bellinde, pour ne manquer audevoir de voisinage l’allant plusieurs fois visiter, trouva son humeur si agreable, & Astrée la sienne, & Phillis celle de toutes deux, qu’elles se jurerent ensemble une si estroitte amitié, que jamais depuis elles ne se separerent ; & ce jour avoit esté le premier, qu’Astrée estoit sortie de sa cabane. De sorte que les deux fidelles compagnes se trouverent avec elle : mais elle ne fust plustost assise qu’elle n’apperceut de loing Semire, qui la venoit trouver. Ce Berger avoit esté long temps amoureux d’Astrée, & ayant recognu qu’elle aimoit Celadon, il avoit esté cause de leur mauvais mesnage, s’estant persuadé qu’ayant chassé Celadon, il obtiendroit aisément son lieu : il s’en venoit la trouver afin de commencer son dessein : mais il fut fort deçeu : Car Astrée ayant recogneu sa finesse, conceut une haine si grande contre luy, qu’aussi tost qu’elle l’aperceut, se mettant la main sur les yeux, pour ne le voir, elle pria Phillis de luy dire de sa part, qu’il ne se presentast jamais à elle ; & ces paroles furent proferées avec un certain changement de visage, & d’une si grande vehemence, que ses compagnes y recognurent bien une tres-grande animosité, qui fit avancer plus promptement Phillis vers le Berger. Quand il oüyt ce message, il demeura tellement confus en sa pensée, qu’il sembloit estre immobile. En fin, vaincu, & contraint par la cognoissance de son erreur, il luy dit : Discrette Phillis, j’advoüe que le Ciel est juste, de me donnerplus d’ennuy qu’un cœur n’est capable de supporter : puis qu’encor ne peut-il esgaler son chastiment à mon offense, ayant esté cause de faire rompre la plus belle & la plus entiere amitié qui ait jamais esté. Mais afin que les Dieux ne me punissent point plus rigoureusement, dictes à ceste belle Bergere, que je demande pardon, & à elle & aux cendres de Celadon, l’asseurant que l’extréme affection que je luy ay portée, a sans plus esté la seule cause de ceste faute ; que loing d’elle & de ses yeux, à bon droit courroucez, j’iray plaignant toute ma vie. A ce mot il s’en alla tant desolé, que son repentir toucha Phillis de quelque pitié : Et estant revenuë vers ses compagnes, leur redit ce que le Berger avoit respondu. Helas ! ma sœur, dit Astrée, j’ay plus d’occasion de fuïr ce meschant, que je n’ay pas de pleurer : jugez par là, si je le dois faire ; c’est luy sans plus qui est cause de tout mon ennuy. Comment ma sœur, dit-elle, Semire est cause de vostre ennuy ? A-t’il tant de puissance sur vous ? Si j’osois vous raconter sa meschanceté, dit Astrée, & mon imprudence, vous diriez qu’il a usé du plus grand artifice, que l’esprit le plus cauteleux sçauroit jamais inventer. Diane qui recognut que c’estoit à son occasion, qu’elle n’en parloit pas plus clairement à Phillis, pour n’y avoir encore que huit ou dix jours qu’elles se hantoient si familierement, leur dit, que ce n’estoit pas son dessein de leur r’apporter de la contrainte. Et vous, belle Bergere, dit-ellese tournant vers la triste Astrée, me donnerez occasion de croire que vous ne m’aimez pas, si vous usez moins librement envers moy que envers Phillis, puis qu’encore qu’il n’y ait pas si long temps, que j’ay le bien de vostre conversation ; si ne devez-vous moins estre asseurée de mon affection que de la sienne. Phillis alors luy respondit : Je m’asseure qu’Astrée parlera tousjours devant vous aussi franchement que devant elle mesme, son humeur n’estant pas d’estre amie à moitié, & depuis qu’elle s’est jurée telle, il n’y a plus de cachette en son ame. Il est certain, continua Astrée, & ce qui m’empesche d’en parler d’avantage, c’est seulement, que « remettre le fer dans une playe ne sert qu’à l’envenimer ». Si est-ce, repliqua Diane, qu' »il faut bien souvent user du fer pour les guerir » : & quant à moy, il me semble que « de dire librement son mal à une amie, c’est luy en remettre une partie » : & si j’osois vous en prier, ce me seroit une tres-grande satisfaction de sçavoir quelle a esté vostre vie, tout ainsi que je ne feray jamais difficulté de vous raconter la mienne, quand vous en aurez la curiosité. Puis que vous le voulez ainsi, respondit Astrée, & que vous avez agreable de participer à mes ennuis, je veux donc que par apres vous me fassiez part de vos contentements, & que cependant vous me permettiez d’user de briefveté en ce discours, que vous desirez sçavoir de moy ; aussi bien une histoire si mal-heureuse que la mienne ne peutplaire que pour estre courte, & s’estant toutes trois assises en rond, elle reprit la parole de cette sorte.


HISTOIRE D’ASTREE
ET PHILLIS.

Ceux qui pensent que les amitiez, & les haines passent de pere en fils, s’ils sçavoient quelle a esté la fortune de Celadon & de moy, advouëroient sans doute qu’ils se sont bien fort trompez. Car, belle Diane, je croy que vous avez souvent oüy dire la vieille inimitié d’entre Alcé, & Hypolite mes pere & mere, & Alcippe & Amarillis, pere & mere de Celadon ; leur haine les ayant accompagnez jusques au cercueil, qui a esté cause de tant de troubles entre les Bergers de ceste contrée, que je m’asseure qu’il n’y a personne qui l’ignore le long des rives du cruel & diffamé Lignon : Et toutesfois il sembla qu’Amour pour montrer sa puissance, voulut expressément de personnes tant ennemies en unir deux si estroittement, que rien n’en peut rompre les liens que la mort : Car à peine Celadon avoit atteint l’aage de quatorze ou quinze ans, & moy de douze ou treize, qu’en une assemblée qui se faisoit au Temple de Venus, qui est sur le haut de ce Mont, relevé dans la plaine, vis à vis de Mont-Suc, à une lieuë du Chasteaude Montbrison ; ce jeune Berger me vid, & comme il m’a raconté depuis, il en avoit conçeu le desir long temps auparavant par le rapport que l’on luy avoit fait de moy : Mais l’empeschement que je vous ay dit de nos peres luy en avoit osté les moyens ; & faut que j’avoüe, que je ne croy pas qu’il en eust plus de volonté que moy. Car je ne sçay pourquoy lors que j’oyois parler de luy le cœur me tressailloit en l’estomac ; si ce n’est que ce fust un presage des troubles, qui depuis me sont arrivez à son occasion. Or soudain qu’il me vid, je ne sçay comment il trouva sujet d’Amour en moy, tant y a que depuis ce temps il se resolut de m’aimer, & de me servir, & sembla qu’à cette premiere veuë nous fussions l’un & l’autre sur le point qu’il nous falloit aimer, puis qu’aussi tost qu’on me dit que c’estoit le fils d’Alcippe, je ressentis un certain changement en moy qui n’estoit pas ordinaire, & dés lors toutes ses actions commencerent à me plaire, & à me sembler beaucoup plus agreables que de tous ces autres jeunes Bergers de son aage ; & par ce qu’il n’osoit encores s’approcher de moy, & que la parole luy estoit interditte, ses regards par leurs allées & venuës, me parlerent si souvent, qu’en fin je recognus qu’il avoit envie de m’en dire davantage : & d’effet en un bal qui se tenoit au pied de la montagne, sous des vieux ormes qui rendent un agreable ombrage ; il usa de tant d’artifice, que sans me prendre, & montrant que c’estoit par mesgarde, ilse trouva au dessous de ma main. Quant à moy je ne fis point semblant de le cognoistre, & traittois avec luy, comme avec tous les autres. Luy au contraire en me prenant la main, baissa la teste, de sorte que faisant semblant de baiser sa main, je sentis sur la mienne sa bouche ; cét acte me fit monter la rougeur au visage, & faignant de n’y prendre garde je tournay la teste de l’autre costé, comme attentive au branle que nous dansions. Cela fut cause qu’il demeura quelque temps sans parler à moy ne sçachant, comme je croy, par où il devoit commencer : en fin ne voulant perdre ceste occasion qu’il avoit si long temps recherchée, il s’avança devant moy, & parla à l’aureille de Corilas, qui me conduisoit à ce bal, si haut (feignant toutefois de le dire bas) que j’oüys tels mots. Pleust à Dieu, Corilas, que la querelle des peres de cette Bergere, & de moy, eust à se demesler entre nous deux : & lors il se retira en sa place, & Corilas luy respondit assez haut : Ne faites point ce souhait Celadon, car peut estre ne souhaitterez vous jamais rien de si dangereux. Quelque hazard qu’il y ait (respondit Celadon, tout haut) je ne me desdiray jamais de ce que je vous ay dit, & en deusse-je donner le cœur pour gage. En semblables promesses, repliqua Corilas, on n’offre jamais une moindre asseurance que celle-là, & toutefois il y en a fort peu, qui quelque temps apres ne s’en dédient. Quiconque, adjouta le Berger, fera difficulté de courre la fortune dont vous me menacez, je le croiraypour homme de peu de courage. »C’est vertu, respondit Corilas, d’estre courageux : mais c’est une folie aussi d’estre temeraire ». A la preuve, repliqua Celadon, on cognoistra quel je suis ; & cependant je vous promets encore un coup, que je ne m’en dédiray jamais. Et par ce que je faisois semblant de ne prendre garde à leur discours, adressant sa parole à moy, il me dit : Et vous belle Bergere, quelle opinion en avez vous ? Je ne sçay, luy respondis-je, dequoy vous parlez. Il m’a dit, reprit Corilas, que pour tirer un grand bien d’un grand mal, il voudroit que la haine de vos peres fust changée en amour entre les enfants. Comment, respondis-je, faisant semblant de ne le cognoistre pas, estes vous fils d’Alcippe ? & m’ayant respondu qu’oüy, & de plus mon serviteur. Il me semble, luy dis-je, qu’il eust esté plus à propos que vous vous fussiez mis aupres de quelqu’autre, qui eust eu plus d’occasion de l’avoir agreable que moy. J’ay bien oüy dire, repliqua Celadon, que « les Dieux punissent les erreurs des peres sur les enfants » : mais entre les hommes cela n’a jamais esté accoustumé : ce n’est pas qu’il ne doive estre permis à vostre beauté qui est divine, d’user des mesmes privileges des Dieux : mais si cela est, vous devez aussi comme eux le pardon quand on le vous demande. Est-ce ainsi Berger, interrompit Corilas, que vous commencez vostre combat en criant mercy ? En tel combat, respondit-il, estre vaincu c’est uneespece de victoire, & quant à moy je le veux bien estre, pourveu qu’elle en vueille la despoüille : Je croy qu’ils eussent plus longuement continué leur discours, si le bransle eust duré davantage : mais sa fin nous separa, & chacun retourna en sa place.

  Quelque temps apres on commença de proposer les prix aux divers exercices qu’on avoit accoustumé de faire, comme de luitter, de courre, de sauter & de jetter la barre, ausquels Celadon pour estre trop jeune, ne fut receu qu’à celuy de la course, dont il eut le prix, qui estoit une Guirlande de diverses fleurs, qui luy fut mise sur la teste par toute l’assemblée, avec beaucoup de loüange, qu’estant si jeune il eust vaincu tant d’autres Bergers. Luy sans beaucoup songer en soy-mesme, se l’ostant, me la vint poser sur les cheveux, me disant assez bas : Voicy qui reconfirme ce que je vous ay dit. Je fus si surprise que je ne puz luy respondre, & n’eust esté Artemis, vostre mere, Phillis, je la luy eusse renduë, non pas que venant de sa main elle ne me fust fort agreable : mais par ce que je craignois qu’Alcé, & Hyppolite le treuvassent mauvais. Toutefois Artemis, qui desiroit plustost d’assoupir que de r’allumer ces vieilles inimitiez, me commanda de la recevoir, & de l’en remercier : ce que je fis si froidement que chacun jugea bien, que ce n’avoit esté que par l’ordonnance de ma tante. Tout ce jour se passa de ceste sorte, & le lendemain aussi,sans que le jeune Berger perdist une seule commodité de me faire paroistre son affection. Et par ce que le troisiesme jour on a accoustumé, de representer en l’honneur de Venus le jugement que Paris donna des trois Déesses ; Celadon resolut de se mesler parmy les filles, sous habit de Bergere : Vous sçavez bien que le troisiesme jour, sur la fin du repas le grand Druide a de coustume de jetter entre les filles une pomme d’or, sur laquelle sont escrits les noms des trois Bergeres qui luy semblent les plus belles de la trouppe, avec ce mot (Soit donnée à la plus belle des trois ; ) & qu’apres on tire au sort celle qui doit faire le personnage de Paris, qui avec les trois Bergeres entre dans le Temple de la Beauté desdié à Venus : Où les portes estant bien fermées, elle fait jugement de la beauté de toutes trois, les voyant nuës, horsmis un foible linge, qui les couvre de la ceinture jusques aupres du genoüil, & par ce que autrefois il y a eu de l’abus, & que quelques Bergers se sont meslez parmy les Bergeres ; il fut ordonné par edict public, que celuy qui commettroit semblable faute, seroit sans remission lapidé par les filles à la porte du Temple. Or il advint que ce jeune enfant sans consideration de ce danger extréme, ce jour là s’habilla en Bergere, & se mettant dans nostre trouppe fut receu pour fille ; & comme si la fortune l’eust voulu favoriser, mon nom fut escrit sur la pomme, & celuy de Malthée, & de Stelle : & lorsqu’on vint à tirer le nom de celle qui feroit le personnage de Paris, j’oüys nommer Orithie, qui estoit le nom que Celadon avoit pris. Dieu sçait si en son ame il ne receut toute la joye dont il pouvoit estre capable, voyant son dessein si bien reüssir. En fin nous fusmes menées dans le Temple, où le juge estant assis en son siege, les portes closes, & nous trois demeurées toutes seules dedans avec luy, nous commençasmes, selon l’ordonnance, à nous desabiller, & par ce qu’il falloit que chacune à part allast parler à luy, & faire offre tout ainsi que les trois Déesses avoient fait autrefois à Paris ; Stelle qui fut la plus diligente à se desabiller, s’alla la premiere presenter à luy, qu’il contempla quelque temps, & apres avoir oüy ce qu’elle luy vouloit dire, il la fit retirer pour donner place à Malthée, qui m’avoit devancée, par ce que me faschant fort de me montrer nuë, j’allois retardant le plus que je pouvois de me despoüiller. Celadon à qui le temps sembloit trop long, & apres avoir fort peu entretenu Malthée, voyant que je n’y allois point, m’appella paresseuse. En fin ne pouvant plus dilayer j’y fus contrainte : mais, mon Dieu, quand je m’en souviens, je meurs encor de honte ! j’avois les cheveux espars, qui me couvroient presque toute, sur lesquels pour tout ornement je n’avois que la Guirlande que le jour auparavant il m’avoit donnée. Quand les autres furent retirées, & qu’il me vid en cét estat aupres de luy, je prisbien garde qu’il changea deux ou trois fois de couleur : mais je n’en eusse jamais soupçonné la cause : de mon costé la honte m’avoit teint la joüe d’une si vive couleur, qu’il m’a juré depuis ne m’avoir jamais veuë si belle, & eust bien voulu qu’il luy eust esté permis de demeurer tout le jour en ceste contemplation ; mais craignant d’estre découvert, il fut contraint d’abreger son contentement, & voyant que je ne luy disois rien : car la honte me tenoit la langue liée : Et quoy Astrée, me dit-il, croyez-vous vostre cause tant avantageuse, que vous n’ayez besoin, comme les autres ; de vous rendre vostre juge affectionné ? Je ne doute point Orithie, luy respondis-je, que je n’aye plus de besoin de seduire mon juge par mes paroles, que Stelle, ny Malthée : mais je sçay bien aussi que je leur cede autant en la persuasion, qu’en la beauté. De sorte que n’eust esté la contrainte à quoy la coustume m’a obligée, je ne fusse jamais venuë devant vous pour esperance de gaigner le prix. Et si vous l’emportez, respondit le Berger, qu’est-ce que vous ferez pour moy ? Je vous en auray, luy dis-je, d’autant plus d’obligation, que je croy le meriter moins. Et quoy, me repliqua-t’il, vous ne me faites point d’autre offre ? Il faut, luy dis-je, que la demande vienne de vous : Car je ne vous en sçaurois faire qui meritast d’estre receuë. Jurez moy, me dit le Berger, que vous me donnerez ce que je vous demanderay, & mon jugement sera à vostre avantage : apres que jeluy eus promis, il me demanda de mes cheveux pour faire un bracelet, ce que je fis, & apres les avoir serrez dedans un papier, il me dit : Or Astrée je retiendray ces cheveux pour gage du serment que vous me faites, afin que si vous y contrevenez jamais, je les puisse offrir à la Déesse Venus, & luy en demander vengeance. Cela, luy respondis-je, est superflu, puis que je suis resoluë de n’y manquer jamais. Alors avec un visage riant, il me dit, Dieu soit loüé, belle Astrée, de ce que mon dessein a reüssi si heureusement : car sçachez que ce que vous m’avez promis, c’est de m’aimer plus que personne du monde, & me recevoir pour vostre fidele serviteur, qui suis Celadon, & non pas Orithie, comme vous pensez : Je dis ce Celadon, par qui amour a voulu rendre preuve que la haine n’est assez forte pour destourner ses effects, puis qu’entre les inimitiez de nos peres, il m’a fait estre tellement à vous, que je n’ay point redouté de mourir à la porte de ce Temple, pour vous rendre tesmoignage de mon affection. Jugez, sage Diane, quelle je devins lors : car Amour me deffendoit de vanger ma pudicité, & toutefois la honte m’animoit contre l’Amour : en fin apres une confuse dispute, il me fut impossible de consentir à moy-mesme de le faire mourir, puis que l’offense qu’il m’avoit faite n’estoit procedée que de m’aymer trop ; toutefois le recognoissant estre Berger, je ne puz plus longuement demeurer nuë devant ses yeux, & sans luy faire autre response, je m’en courus vers mes compagnes, que je trouvay desja presque revestuës : Et reprenant mes habits sans sçavoir presque ce que je faisois, je m’habillay le plus promptement qu’il me fut possible : Mais pour abreger, lors que nous fusmes toutes prestes, la dissimulée Orithie se mit sur le sueil de la porte, & nous ayant toutes trois aupres d’elle : J’ordonne, dit-il, que le prix de la beauté soit donné à Astrée, en tesmoignage dequoy je luy presente la pomme d’or, & ne faut que personne doute de mon jugement, puis que je l’ay veuë, & qu’encores que fille j’en ay ressenty la force. En proferant ces mots, il me presenta la pomme, que je receus toute troublée, & plus encores quand tout bas il me dit, recevez ceste pomme pour gage de mon affection, qui est toute infinie, comme elle est toute ronde. Je luy respondis : contente toy témeraire que je la reçois pour sauver ta vie, & qu’autrement je la refuserois venant de ta main. Il ne pût me repliquer de peur d’estre oüy & recogneu : & par ce que c’estoit la coustume, que celle qui recevoit la pomme, baisoit le juge pour remerciement, je fus contrainte de le baiser : mais je vous asseure que quand jusques alors je ne l’eusse point recogneu, j’eusse bien découvert que c’estoit un Berger : car ce n’estoit point un baiser de fille. Incontinant la foule, & l’applaudissement de la trouppe nous separa, par ce que le Druide m’ayant couronnée, me fit porter dans une chaire jusques où estoit l’assemblée, avec tantd’honneur, que chacun s’estonnoit, que je ne m’en resjouïssois davantage : mais j’estois tellement interditte, & si fort combatuë d’Amour, & de despit, qu’à peine sçavois-je ce que je faisois. Quant à Celadon aussi tost qu’il eut parachevé les ceremonies, il se perdit entre les autres Bergeres, & peu à peu sans qu’on y prist garde, se retira de la trouppe, & laissa ces habits empruntez, pour reprendre les siens naturels ; avec lesquels il nous vint retrouver ayant un visage si asseuré, que personne ne s’en fust jamais douté : quant à moy lors que je le revy, je n’osois presque tourner les yeux sur luy, pleine de honte, & de colere : mais luy qui s’en prenoit garde sans en faire semblant, trouva le moyen de m’accoster, & me dit assez haut ; le juge qui vous a donné le prix de la beauté, a montré d’avoir beaucoup de jugement, & me semble que quoy que la justice de vostre cause meritast bien une aussi favorable sentence, vous ne laissez toutefois de luy avoir quelque obligation. Je croy Berger, luy respondis-je assez bas, qu’il m’est plus obligé que moy à luy, puis que s’il m’a donné une pomme, qui en quelque sorte m’estoit deuë, je luy ay donné la vie, que pour sa témerité il meritoit de perdre. Aussi m’a-t’il dit, respondit incontinent Celadon, qu’il ne la veut conserver que pour vostre service. Si je n’eusse eu plus d’esgard, repliquay-je, à moy mesme qu’à luy, je n’eusse pas laissé sans chastiment une si grande outrecuidence : mais Celadon c’est assez, coupons là ce discours,& contentez-vous, que si je ne vous ay faict punir comme vous meritez, ce n’a seulement esté, que pour ne vouloir donner occasion à chacun de penser quelque chose de plus mal à propos de moy, & non point pour faute de volonté que j’eusse de vous en voir chastié. S’il n’y a eu, dit-il, que ceste occasion, qui ait retardé ma mort, dictes moy de quelle façon vous voulez que je meure, & vous verrez que je n’ay moins de courage pour vous satisfaire, que j’ay eu d’Amour pour vous offenser. Ce discours seroit trop long, si je voulois particulierement vous redire tous nos propos. Tant y a qu’apres plusieurs repliques d’un costé & d’autre, par lesquelles il m’estoit impossible de douter de son affection, si pour le moins les divers changements de visage en peuvent donner quelque connoissance, je luy dis, feignant d’estre en colere : Ressouviens toy Berger de l’inimitié de nos peres, & croy que celle que je te porteray ne leur cedera en rien, si tu m’importunes jamais plus de tes folies, ausquelles ta jeunesse & mon honneur font pardonner pour ceste fois. Je luy dis ces derniers mots, afin de luy donner un peu de courage : car il est tout vray, que sa beauté, son courage, & son affection me plaisoient, & afin qu’il ne peust me respondre, je me tournay pour parler à Stelle qui estoit assez pres de moy. Luy tout estonné de ceste response, se retira de l’assemblée, si triste, qu’en peu de jours il devint presquemescognoissable, & si particulier ; qu’il ne hantoit plus que les lieux plus retirez & sauvages de nos bois. Dequoy estant advertie par quelques unes de mes compagnes, qui m’en parloient sans penser que j’en fusse la cause ; je commençay d’en ressentir de la peine, & resolus en moy-mesme de chercher quelque moyen de luy donner un peu plus de satisfaction : & parce, comme je vous ay dit, qu’il s’esloignoit de toute sorte de compagnie, je fus contrainte pour le rencontrer de conduire mes trouppeaux du costé où je sceus qu’il se retiroit le plus souvent ; & apres y avoir esté en vain deux ou trois fois, en fin un jour, ainsi que je l’allois cherchant, il me sembla d’entr’oüyr sa voix entre quelques arbres, & je ne fus point trompée : car m’approchant doucement je le vis couché en terre de son long, & les yeux tous moites de larmes si tendus contre le Ciel, qu’ils sembloient immobiles. La veuë que j’en eus, me trouvant toute disposée, m’esmeut tellement à pitié, que je me resolus de ne le laisser plus en semblable peine. C’est pourquoy apres l’avoir quelque temps consideré, & ne voulant point luy faire paroistre, que je le voulusse rechercher : Je me retiray assez loin de là, où faisant semblant de ne prendre garde à luy, je me mis à chanter si haut, que ma voix parvint jusques à ses aureilles. Aussi tost qu’il m’ouyt, je veis qu’il se releva en sursaut, & tournant les yeux du costé où j’estois, il demeura comme ravy à m’escouter :à quoy ayant pris garde, à fin de luy donner commodité de m’approcher, je fis semblant de dormir, & toutefois je tenois les yeux entrouverts pour voir ce qu’il deviendroit, & certes il ne manqua point de faire ce que j’avois pensé : car s’approchant doucement de moy, il se vint mettre à genoux le plus pres qu’il peut, & apres avoir demeuré long temps en cet estat, lors que je faisois semblant d’estre plus assoupie, pour luy donner plus de hardiesse, je sentis qu’apres plusieurs souspirs il se baissa doucement contre ma bouche, & me baisa : Alors me semblant qu’il avoit bien assez pris de courage, j’ouvris les yeux, comme m’estant éveillée, quand il m’avoit touchée, & me relevant, je luy dis, feignant d’estre en colere : Mal appris Berger, qui vous a rendu si outrecuidé, que de venir interrompre mon sommeil de cette sorte ? Luy alors tout tremblant, & sans lever les genoux ; C’est vous, belle Bergere, dit-il, qui m’y avez contraint, & si j’ay failly, vous en devez punir vos perfections qui en sont cause : Ce sont tousjours là, luy dis-je, les excuses de vos outrecuidances, mais si vous continuez à m’offenser ainsi, croyez, Berger, que je ne le supporteray pas. Si vous appellez offense, me répondit-il, d’estre aimée, & adorée, commencez de bonne heure à chercher le chastiment que vous me voulez donner : car dés icy je vous jure que je vous offenseray de ceste sorte toute ma vie, & qu’il n’y a ny rigueur de vostre cruauté, ny inimitié de nos peres, ny empeschement del’univers, ensemble, qui me puisse divertir de ce dessein. Mais, belle Diane, il faut que j’abrege ces agreables discours, estant si peu convenables en la saison desastrée où je suis, & vous diray seulement, qu’en fin estant vaincuë, je luy dis : Mais quoy, Berger, quelle fin aura vostre dessein, puis que ceux qui vous peuvent rendre tel qu’il leur plaist, le desaprouvent ? Comment, me repliqua-t’il incontinent, rendre tel qu’il leur plaist ? tant s’en faut qu’Alcippe ait ceste puissance sur ma volonté, que je ne l’ay pas moy mesme. Vous pouvez, luy répondis-je, vous dispenser de vous à vostre gré, mais non pas de l’obeïssance que vous devez à vostre pere, sans faire une grande faute. L’obeïssance, adjousta-t’il, que je luy en dois, ne peut passer au delà de ce que je puis sur moy : Car « ce n’est pas faillir, de ne point faire ce que l’on ne peut » : mais soit ainsi que je le doive, puis que « de deux maux on doit fuïr le plus grand », je choisiray plustost de faillir envers luy, qui n’est qu’un homme, qu’envers vostre beauté qui est divine. Nos discours en fin continuerent si avant, qu’il fallut que je luy permisse d’estre mon serviteur, & d’autant que nous estions si jeunes & l’un & l’autre, que nous n’avions pas encore beaucoup d’artifice pour couvrir nos desseins, Alcippe s’en prit incontinent garde, & ne voulant point que ceste amitié passast plus outre, il resolut avec le bon vieillard Cleante son ancien amy, de luy faire entreprendre un voyage si long, que l’absence effaceast ceste jeuneimpression d’Amour : mais cest esloignement y profita aussi peu que tous les autres artifices dont depuis il se servit : Car Celadon, quoy que jeune enfant a tousjours eu une telle resolution à vaincre toutes difficultez, qu’au lieu que quelqu’autre eust pris ces contrarietez pour peine, il les recevoit pour preuves de soy-mesme, & les nommoit les pierres de touche de sa fidelité : & d’autant qu’il sçeut que son voyage devoit estre long, il me pria de luy donner commodité de me dire à-Dieu. Je le fis, belle Diane, mais si vous eussiez veu l’affection dont il me supplyoit de l’aimer, les sermens dont il m’asseuroit de ne point changer, & les conjurations dont il m’obligeoit à n’en aimer point d’autre, vous eussiez sans doute jugé, que toutes choses plus impossibles pouvoient arriver plustost que la perte de ceste amitié. En fin ne pouvant plus retarder, il me dit, Mon Astre (car tel estoit le nom dont plus communément en particulier il me nommoit) je vous laisse mon frere Lycidas, à qui je ne celay jamais un seul de mes desseins : Il sçait quel service je vous ay voüé ; promettez moy si vous voulez que je parte avec quelque contentement, que vous recevrez, comme venans de moy, tous les services qu’il vous fera, & que par sa presence vous renouvellerez la memoire de Celadon : & certes il avoit raison de me faire ceste priere : car Lycidas durant son éloignement, se monstra si curieux d’observer ce que son frere luy avoit recommandé, qu’il y en eust plusieurs qui creurent qu’il avoit succedé à l’affection que son frere me portoit : cela fut cause qu’Alcippe apres l’avoir tenu trois ans hors de ceste contrée, le r’appella avec opinion qu’un si long terme auroit aisément effacé la legere impression qu’Amour avoit peu faire en une ame si jeune ; & que devenu plus sage, il distrairoit mesme Lycidas de mon affection : mais son retour ne me fut qu’une extréme asseurance de sa fidelité : car la froideur des Alpes qu’il avoit passées par deux fois, ne peut en rien diminuer le feu de son Amour, ny les admirables beautez de ces Romaines le divertir tant soit peu de ce qu’il m’avoit promis. O Dieux ! avec quel contentement me vint-il retrouver ! il me supplia par son frere, que je luy donnasse commodité de me parler : je croy avoir encore sa lettre ; Helas ! j’ay plus cherement conservé ce qui venoit de luy, que luy-mesme : & lors elle tira de sa poche un petit sac, semblable à celuy que Celadon portoit, où à son imitation elle conservoit curieusement les lettres qu’elle recevoit de luy, & tirant la premiere (car elles estoient toutes d’ordre) apres s’estre essuyé les yeux, elle leut tels mots.


LETTRE DE CELADON
à la Bergere Astrée.

Belle Astrée, mon exil a esté vaincu de ma patience ; fasse le Ciel qu’il l’ait aussi esté de vostre amitié : je suis party avec tant de regret, & revenu avec tant de contentement, que n’estant mort, ny en allant ny en revenant, je tesmoigneray tousjours qu’on ne peut mourir de trop de plaisir, ny de trop de déplaisir. Permettez-moy donc que je vous voye, à fin que je puisse raconter ma fortune à celle qui est ma seule fortune.

Belle Diane, il est impossible que je me ressouvienne des discours, que nous eusmes alors, sans me reblesser ; de sorte que la moindre playe m’en est aussi douloureuse que la mort. Pendant l’absence de Celadon Artemis ma tante, & mere de Phillis, vint visiter ses parens, & mena avec elle ceste belle Bergere, dit-elle, monstrant Phillis, & par ce que nostre façon de vivre luy sembla plus agreable que celle des Bergers d’Allier, elle resolut de demeurer avec nous, qui ne me fut pas peu de contentement : car par ce moyen nous vinsmes à nous pratiquer, & quoy que l’amitié ne fust pas si estroitte qu’elle a esté depuis, toutefois son humeur me plaisoit de sorte, que je passois assez agreablement plusieurs heures fascheuses avec elle ; & lors que Celadon fut de retour, & qu’il l’eut quelque temps hantée, il en fit un si bon jugement, que je puis dire avec verité, qu’il est cause de l’estroitte affection qui depuis a esté entr’elle & moy. Ce fut à ceste fois, que luy ayant attaint l’âge de dix sept ou dix huict ans, & moy de quinze ou seize, nous commençasmes de nous conduire avec plus de prudence : De sorte que pour celer nostre amitié, je le priay, ou plustost je le contraignis de faire cas de toutes les Bergeres qui auroient quelque apparence de beauté, à fin que la recherche qu’il faisoit de moy, fust plustost jugée commune que particuliere ; je dis que je l’y contraignis, par ce que je n’ay pas opinion que sans son frere Lycidas il y eust jamais voulu consentir : car apres s’estre par plusieurs fois jetté à genoux devant moy, pour revoquer le commandement que je luy en faisois, en fin son frere luy dit, qu’il estoit necessaire pour mon contentement d’en user ainsi, & que s’il n’y sçavoit point d’autre remede, il falloit qu’en cela il se servist de l’imagination, & que parlant aux autres, il se figurast que c’estoit à moy. Helas ! le pauvre Berger avoit bien raison d’en faire tant de difficulté ; car il prevoyoit trop veritablement que de là procederoit la cause de sa mort. Excusez, sage Diane, si mes pleurs interrompent mon discours ; puis que j’en ay tant de sujet que ce seroit impieté de me les interdire : & apres s’estre essuyée les yeux, elle reprit son discours ainsi.

  Et par ce que Phillis estoit d’ordinaire avecmoy, ce fut à elle qu’il s’adressa premierement, mais avec tant de contrainte, que je ne pouvois quelquefois m’empescher d’en rire : & d’autant que Phillis croyoit que ce fust à bon escient, & qu’elle traittoit envers luy, comme on a de coustume d’user envers ceux qui commencent une recherche : je me souviens que s’en voyant assez rudement traitté, il chantoit fort souvent ceste chanson, qu’il avoit faite sur ce sujet.


CHANSON.

Dessus les bords d’une fontaine,
D’humide mousse revestus,
Dont l’onde à mains replis tortus,
S’alloit égarant par la plaine,
Un Berger se mirant en l’eau,
Chantoit ces vers au Chalumeau.
Cessez un jour, cessez la belle,
Avant ma mort d’estre cruelle.

Se peut-il, qu’un si grand supplice,
Que pour vous je souffre en aimant,
Si les Dieux sont Dieux de justice,
Soit en fin souffert vainement ?
Peut-il estre qu’une amitié
N’esmeuve jamais à pitié,
Mesme quand l’Amour est extréme,
Comme est celle dont je vous aime ?

Ces yeux de qui les mignardises
M’ont souvent contraint d’esperer,
Encores que pleins de feintises,
Veulent-ils bien se parjurer ?
Ils m’ont dit souvent que son cœur
Quitteroit en fin sa rigueur,
Accordant à ce faux langage
Le reste de son beau visage.

Mais quoy ? les beaux yeux des Bergeres,
Se trouveront aussi trompeurs,
Que des cours les attraits pipeurs ?
Doncques ces beautez bocageres,
Quoy que sans fard dessus le front,
Dedans le cœur se farderont,
Et n’apprendront en leurs escoles,
Qu’à ne donner que des paroles ?

C’est assez, il est temps, la Belle,
De finir ceste cruauté
Et croyez que toute beauté,
Qui n’a la douceur avec elle,
C’est un œil qui n’a point de jour :
Et qu’une belle sans Amour,
Comme indigne de ceste flame,
Ressemble un corps qui n’a point d’ame.

Ma sœur, interrompit Phillis, je me ressouviens fort bien de ce que vous dittes, & faut que je vous fasse rire, de la façon dont il parloit à moy : car le plus souvent ce n’estoient que des mots tant interrompus, qu’il eust fallu deviner pour les entendre, & d’ordinaire quand il me vouloit nommer, il avoit tant accoustumé deparler à vous, qu’il m’appelloit Astrée : Mais voyez que c’est de nostre inclination. Je reconnoissois bien que la nature avoit en quelque sorte advantagé Celadon par dessus Lycidas ; toutefois sans en pouvoir dire la raison, Lycidas m’estoit beaucoup plus agreable. Helas ma sœur, dit Astrée, vous me remettez en memoire un propos qu’il me tint en ce temps-là de vous, & de ceste belle Bergere, dit-elle, se tournant vers Diane. Belle Bergere, me disoit-il, la sage Bellinde, & vostre tante Artemis, sont infiniment heureuses d’avoir de telles filles, & nostre Lygnon leur est fort obligé, puis que par leur moyen, il a le bon-heur de voir sur ses rives, ces deux belles & sages Bergeres. Et croyez que si je m’y connois elles seules meritent l’amitié d’Astrée, c’est pourquoy je vous conseille de les aimer : car je prevoy, pour le peu de connoissance que j’ay eu d’elles, que vous recevrez beaucoup de contentement de leur familiarité : pleust à Dieu que l’une d’elles daignast regarder mon frere Lycidas, avec quelle affection l’y porterois-je ? Et d’autant que j’avois encor fort peu de connoissance de vous, belle Diane, je luy respondis, que je desirerois plustost qu’il servist Phillis, & il advint ainsi que je le souhaittois, car l’ordinaire conversation qu’il eut avec elle à mon occasion, produisit au commencement de la familiarité entr’eux, & en fin de l’Amour à bon escient. Un jour qu’il la trouva à commodité, il resolut de luy declarer son affectionavec le plus d’Amour, & le moins de paroles qu’il pourroit : Belle Bergere, luy dit-il, vous avez assez de connoissance de vous-mesmes, pour croire que ceux qui vous ayment, ne vous peuvent aymer qu’infiniment ; il ne peut estre que mes actions ne vous ayent donné quelque connoissance de mon affection, pour peu que vous en ayez reconneu ; puis qu’on ne peut vous aymer qu’à l’extresme, vous devez advoüer que mon Amour est tres-grande ; & toutesfois estant telle, je ne demande en vous pour encore, qu’un commencement de bonne volonté. Nous nous trouvasmes si pres, Celadon, & moy, que nous peusmes ouyr ceste declaration, & la réponse aussi que Phillis luy fit, qui à la verité fut plus rude que je ne l’eusse pas attendu d’elle ; car dés long temps auparavant, elle, & moy avions fort bien reconneu aux yeux & aux actions de Lycidas qu’il l’aimoit, & en avions souvent discouru, & je l’avois plustost trouvée de bonne volonté envers luy qu’autrement : toutefois à ce coup, elle luy respondit avec tant d’aigreur, que Lycidas s’en alla comme desesperé ; & Celadon qui aimoit son frere plus que l’ordinaire, ne pouvant souffrir de le voir traitter de ceste sorte, & ne sçachant à qui s’en prendre, s’en faschoit presque contre moy, dont au commencement je ne peus m’empescher de sousrire, & en fin je luy dis ; Ne vous ennuyez point, Celadon, de ceste response, car nous y sommes presques obligées, puis que « les Bergers de ce temps, pour la plus-part se plaisent beaucoup plus de faire croire à chacun qu’ils ont plusieurs bonnes fortunes, que presque de les avoir vrayement, ayant opinion que la gloire d’un Berger s’augmente par la diminution de nostre honneur » : & à fin que vous sçachiez que je connois bien l’humeur de Phillis, je prends la charge de mettre Lycidas en ses bonnes graces, pourveu qu’il continuë, & qu’il ait un peu de patience : Mais il faut advoüer que quand j’en parlay la premiere fois à ceste Bergere, elle me renvoya si loin, que je ne sçavois presque qu’en esperer, si bien que je me resolus de la gagner avec le temps : mais Lycidas qui n’avoit point de patience, fit dessein plusieurs fois de ne l’aimer plus, & en ce temps il alloit chantant d’ordinaire tels vers.


STANCES,
Sur une resolution de ne plus aimer.

Quand je vy ces beaux yeux nos superbes vainqueurs.
Soudain je m’y sousmis comme aux Roys de nos cœurs,
Pensant que la rigueur en deust estre bannie :
Mais depuis espreuvant leur dure cruauté,
Je creus qu’eterniser en nous leur Tyrannie,
Ce n’estoit pas Amour, mais plustost lascheté.

Il est vray que c’est d’eux, dont naissent tous les jours,
Aux moindres de leurs traits quelques nouveaux Amours :
Mais à quoy sert cela, si comme de sa source,
L’eau soudain qu’elle y naist, incontinent s’enfuit ?
De mesme aussi l’Amour d’une soudaine course
S’enfuit loing de ces yeux, quoy qu’il en soit produit.

A son exemple aussi fuyons les ces beaux yeux,
Fuyons les, & croyons, que c’est pour nostre mieux :
Et quand ils nous voudroient faire quelque poursuitte,
N’attendons point leurs coups n’y pouvant resister :
Car il vaut beaucoup mieux se sauver à la fuitte,
Que d’attendre la mort qu’on peut bien eviter.

Je croy que Lycidas n’eust pas si promptement mis fin à la cruauté dont Phillis refusoit son affection, si de fortune un jour, qu’elle & moy, selon nostre coustume, nous allions promener le long de Lignon, nous n’eussions rencontré ce Berger dans une Isle de la riviere, en lieu fort escarté, & où il n’y avoit pas apparance de fainte. Nous le vismes d’un des costez de la riviere, qui estoit bien assez large & profonde pour nous empescher d’aller où il estoit, mais non pas d’ouyr les vers qu’il alloit plaignant, en traçant, à ce qu’il sembloit, quelques chiffres sur le sable avec le bout de sa houlette, que nous ne pouvions reconnoistre, pour la distance qu’il y avoit de luy à nous : mais les vers estoient tels.


MADRIGAL.
QU’IL NE DOIT POINT
esperer d’estre aimé.

Pensons nous en l’aimant,
Que nostre Amour fidelle,
Puisse jetter en elle
Quelque seur fondement ?
Helas ! c’est vainement.
Car plustost pour ma peine
Ce que je vay tracer,
Sur l’inconstante areine
Ferme se doit penser,
Que pour mon advantage
En son ame volage,
Je jette onc en l’aimant
Quelque seur fondement.

Peu apres nous ouïsmes que s’estant teu pour quelque temps, il reprenoit ainsi la parole avec un grand Helas ! & levant les yeux au Ciel : O Dieux ! si vous estes en colere contre moy, parce que j’adore avec plus de devotion l’œuvre de vos mains que vous mesmes ; pourquoy n’avez-vous compassion de l’erreur que vous me faites faire ? que si vous n’aviez agreable que Phillis fust adorée, ou vous deviez mettre moins de perfections en elle, ou en moy moins de connoissance de ses perfections : car n’est-ce profaner une chose de tant de merite, quede luy offrir moins d’affection ? Je croy que ce Berger continua assez longuement semblables discours, mais je ne les peuz ouyr, par ce que Phillis me prenant par force sous le bras, m’emmena avec elle ; & lors que nous fusmes un peu éloignées, je luy dis : Mauvaise Phillis, pourquoy n’avez-vous pitié de ce Berger que vous voyez mourir à vostre occasion ? Ma sœur, me respondit-elle, les Bergers de ceste contrée sont si dissimulez, que le plus souvent leur cœur nie ce que leur bouche promet : que si sans passion nous voulons regarder les actions de cestuy-cy, nous connoistrons qu’il n’y a rien qu’artifice : & pour les paroles que nous venons d’ouyr, je juge quant à moy, que nous ayant veuës de loin, il s’est expressément mis sur nostre chemin, à fin que nous ouyssions ses plaintes dissimulées ; autrement n’eussent-elles pas esté aussi bonnes, dittes à nous mesmes qu’à ces bois, & à ces rives sauvages ? Mais ma sœur, luy répondis-je, vous le luy avez deffendu. Voila, me repliqua-t’elle, une grande connoissance de son peu d’amitié, y a t’il quelque commandement assez fort pour arrester une violente affection ? Croyez, ma sœur, que « l’amitié qui peut flechir n’est pas forte » ; pensez vous que s’il eust desobey à mes commandemens, je ne l’eusse pas tenu pour m’aimer davantage ? Mais, ma sœur, en fin, luy dis-je, il vous a obey. Et bien, me repliqua-t’elle, il m’a obey, & en cela je le tiens pour fort obeïssant ; mais en ce qu’il a du tout laisséma recherche, je le tiens pour fort peu passionné : Et quoy ? estoit il point d’advis qu’à la premiere ouverture qu’il m’a faite de sa bonne volonté, j’en prisse des tesmoins, à fin qu’il ne s’en pûst plus dédire ? Si je ne l’eusse interrompuë, je croy qu’elle eust continué encore long temps ce discours, mais par ce que je desirois que Lycidas fust traitté d’autre sorte, pour la peine que Celadon en souffroit, je luy dis, Que ces façons de parler estoient à propos avec Lycidas, mais non pas avec moy, qui sçavois bien que nous sommes obligées de monstrer plus de mécontentement quand on nous parle d’Amour, que nous n’en ressentons, à fin d’éprouver par là, quelle intention ont ceux qui parlent à nous : Que je la loüerois, si elle usoit de ces termes envers Lycidas, mais que c’estoit trop de meffiance envers moy, qui ne luy avois jamais celé ce que j’avois de plus secret dans l’ame ; & que pour conclusion, puis qu’il estoit impossible qu’elle évitast d’estre aymée de quelqu’un, qu’il valloit beaucoup mieux que ce fust de Lycidas, que de tout autre, puis qu’elle devoit desja estre asseurée de son affection. A quoy elle me respondit, qu’elle n’avoit jamais pensé de dissimuler envers moy, & que elle seroit trop marrie que j’eusse ceste opinion d’elle, & que pour m’en rendre plus de preuve, puis que je voulois qu’elle receust Lycidas, qu’elle m’obeïroit lors qu’elle recognoistroit qu’il l’aimeroit ainsi que je disois : Cela fut cause que Celadon la trouvant quelque temps apresavec moy, luy donna une lettre que son frere luy escrivoit par mon conseil.


LETTRE DE LYCIDAS
A PHILLIS.

Si je ne vous ay tousjours aimée, que jamais ne sois-je aimé de personne, & si mon affection a jamais changé, que jamais le mal-heur où je suis ne se change. Il est vray que depuis quelque temps, j’ay plus caché d’Amour dans le cœur, que je n’en ay laissé paroistre en mes yeux, ny en mes paroles. Si j’ay failly en cela, accusez-en le respect que je vous porte, qui m’a ordonné d’en user ainsi. Que si vous ne croyez le serment que je vous en fay, tirez-en telle preuve que vous voudrez de moy, & vous connoistrez que vous m’avez mieux acquis, que je ne sçay vous en asseurer par mes veritables, mais trop impuissantes paroles.

En fin, sage Diane, apres plusieurs repliques d’un costé & d’autre, nous fismes en sorte que Lycidas fut receu ; & dés lors nous commençasmes tous quatre une vie qui n’estoit point desagreable, nous favorisant l’un l’autre, avec le plus de discretion qu’il nous estoit possible ; & à fin de mieux couvrir nostre dessein, nous inventasmes plusieurs moyens, fut de nous parler, fut de nous escrire secrettement. Vous aurez peut-estre bien pris garde à ce rocher, qui est sur le grand chemin allant à la Roche : Il faut que vous sçachiez, qu’il y a un peu de peine à monter au dessus : mais y estant le lieu est enfoncé, de sorte que l’on s’y peut tenir debout sans estre veu par dehors, & par ce qu’il est sur le grand chemin, nous le choisismes pour nous y assembler, sans que personne nous vist : que si quelqu’un nous rencontroit en y allant nous feignions de passer chemin, & afin que l’un ny l’autre n’y allast point vainement, nous mettions dés le matin quelque brisée au pied, pour marque que nous avions à nous dire quelque chose : il est vray que pour estre trop pres du chemin pour peu que nostre voix haussast, nous pouvions estre ouys de ceux qui alloient & venoient ; cela estoit cause que d’ordinaire nous laissions ou Phillis, ou Lycidas en garde, qui d’aussi loing qu’ils voyoient approcher quelqu’un, toussoient pour nous en advertir : & par ce que nous avions coustume de nous escrire tous les jours pour estre quelquefois empeschez, & ne pouvoir venir en ce lieu, nous avions choisi le long de ce petit ruisseau qui coustoye la grande allée, un vieux saule my-mangé de vieillesse, dans le creux duquel nous mettions tous les jours des lettres, & afin de pouvoir plus aisément faire response, nous y laissions ordinairement une escritoire. Bref, sageDiane, nous nous tournions de tous les costez, qu’il nous estoit possible pour nous tenir cachez : Et mesme nous avions pris une telle coustume de ne nous parler point Celadon & moy, ny Lycidas & Phillis, qu’il y en eut plusieurs qui crurent que Celadon eust changé de volonté : & par ce qu’au contraire aussi tost qu’il voyoit Phillis il l’alloit entretenir, & elle luy faisoit toute la bonne chere qu’il luy estoit possible : & moy de mesme, toutes les fois que Lycidas arrivoit, je rompois compagnie à tout autre pour parler à luy. Il advint que par succession de temps Celadon mesme eust opinion que j’aymois Lycidas, & moy je creus qu’il aimoit Phillis, & Phillis pensa que Lycidas m’aimoit, & Lycidas eust opinion que Phillis aimoit Celadon. De sorte que nous nous trouvasmes, sans y penser, tellement embroüillez de ces opinions, que la jalousie nous fist bien paroistre qu' »il faut peu d’apparence pour la faire naistre dans un cœur qui aime bien ». A la verité, interrompit Phillis, nous estions bien escholiers d’Amour en ce temps-là : car à quoy nous servoit pour cacher ce que vrayement nous aimions, de faire croire à chacun un’Amour qui n’estoit pas : puis que vous deviez bien autant craindre que l’on creust que vous voulussiez du bien à Lycidas comme à Celadon ? Ma sœur, ma sœur, repliqua Astrée, luy frappant de la main sur l’espaule « nous ne craignons guiere qu’on pense de nous ce qui n’est pas, & au contraire lemoindre soupçon de ce qui est vray ne nous laisse aucun repos ». Cette jalousie, continua-t’elle, se tournant vers Diane, nous attaignit tellement tous quatre, que je ne crois pas que la vie nous eust longuement duré, si quelque bon demon ne nous eust fait resoudre de nous en esclaircir en presence les uns des autres. Des-ja sept ou huit jours s’estoient escoulez, que nous ne nous voyons plus dans le rocher, & que les lettres que Celadon & moy mettions au pied du saule, estoient si differentes de celles que nous avions accoustumé ; qu’il sembloit que ce fussent differentes personnes. En fin, comme je vous dis, quelque bon demon ayant soucy de nous, nous fit par hazard rencontrer tous quatre en ce mesme lieu sans nulle autre compagnie : Et l’amitié de Celadon (d’autant plus forte que toutes les autres, qu’elle le contraignit le premier de parler) luy mit ces paroles dans la bouche. Belle Astrée, si je pensois que le temps peust remedier au mal que je ressens, je m’en remettrois au remede qu’il me pourroit r’apporter : mais puis que plus il va vieillissant, plus aussi va-t’il augmentant, je suis contraint de luy en rechercher un meilleur par la plainte que je vous veux faire du tort que je reçoy ; & d’autant plus aisement m’y suis-je resolu, que je suis pour faire ma plainte & devant mes juges, & devant mes parties. Et lors qu’il vouloit continuer Lycidas l’interrompit, disant, qu’il estoit en une peine qui n’estoit en grandeur guiere differente de la sienne.En grandeur ? dit Celadon, il est impossible, car la mienne est extréme. Et la mienne, repliqua Lycidas, est sans comparaison. Cependant que nos Bergers parloient ensemble, je me tournay vers Phillis, & luy dis ; Vous verrez ma sœur, que ces Bergers se veulent plaindre de nous, à quoy elle me respondit, que nous avions bien plus d’occasion de nous plaindre d’eux. Mais encore, luy dis-je, que j’en aye beaucoup de me douloir de Celadon, toutesfois j’en ay encor davantage de vous, qui sous tiltre de l’amitié que vous feignez de me porter, l’avez distrait de celle qu’il me faisoit paroistre : De sorte que je puis dire, que vous me l’avez desrobé ; & par ce que Phillis demeura si confuse de mes propos, qu’elle ne sçavoit que me respondre, Celadon s’adressant à moy, me dit. Ah ! belle Bergere, mais volage comme belle, est-ce ainsi que vous avez perdu la memoire des services de Celadon & de vos serments ? Je ne me plains pas tant de Lycidas, encor qu’il ait manqué au devoir de la proximité & de l’amitié qui est entre-nous, comme je me deulx de vous à vous mesme, sçachant bien que le desir que vos perfections produisent dans un cœur, peut bien faire oublier toute sorte de devoir : mais est-il possible qu’un si long service que le mien, une si absoluë puissance que celle que vous avez tousjours euë sur moy, & une si entiere affection que la mienne, n’ait peu arrester l’inconstance de vostre ame ? ou bien si encoretout ce qui vient de moy est trop peu pour le pouvoir, comment est-ce que vostre foy si souvent jurée, & les Dieux si souvent pris pour tesmoins, ne vous ont peu empescher de faire devant mes yeux une nouvelle election ? En mesme temps Lycidas prenant la belle main de Phillis, apres un grand souspir, luy dit ; Belle main, en qui j’ay entierement remis ma volonté, puis je vivre & sçavoir, que tu te plaises à la despouille d’un autre cœur que du mien ? du mien, dis-je, qui avoit merité tant de fortune, si quelqu’un eust peu en estre digne par la plus grande, par la plus sincere, & par la plus fidelle amitié qui ait jamais esté ? Je ne pûs escouter les autres paroles que Lycidas continua : car je fus contrainte de respondre à Celadon : Berger, Berger, luy dis-je, tous ces mots de fidelité & d’amitié sont plus en vostre bouche, qu’en vostre cœur : & j’ay plus d’occasion de me plaindre de vous que de vous escouter : mais par ce que je ne fay plus d’estat de rien qui vienne de vous, je ne daignerois m’en douloir ; vous en devriez faire de mesme, si vos dissimulations le vous permettoient : mais puis que nos affaires sont en ce terme, continuez Celadon, aimez bien Phillis, & la servez bien, ses vertus le meritent ; que si en parlant à vous je rougis, c’est de dépit d’avoir aimé ce qui en estoit tant indigne, & de m’y estre si lourdement deceuë. L’estonnement de Celadon fut si grand, oyant les reproches que je luy faisois, qu’il demeura longuement sans pouvoir parler, ce qui me donna commodité d’oüyr que Phillis respondoit à Lycidas : Lycidas, Lycidas, celuy qui me doit me demande : Vous me nommez volage, & vous sçavez bien que c’est le nom le plus convenable à vos actions : mais vous pensez en vous plaignant le premier, effacer le tort que vous me faites, à moy ? non, je faux, mais à vous-mesme : car ce vous est plus de honte de changer, que je ne fais de perte en vostre changement ; mais ce qui m’offense, c’est que vous vueilliez m’accuser de vostre faute : & faindre quelque bonne occasion de vostre infidelité : « il est vray toutefois que celuy qui déçoit un frere, peut bien tromper celle qui ne luy est rien ». Et lors se tournant vers moy, elle me dit. Et vous, Astrée, croyez que le gain que vous avez fait le divertissant de mon amitié, ne peut estre de plus longue durée que jusques à ce qu’il se presente un autre object, encor que je sçache bien que vos perfections ont tant de puissance, que si ce n’estoit un cœur tout de plume, vous le pourriez arrester. Phillis, luy repliquay-je, la preuve rend tesmoignage que vous estes une flatteuse, quand vous parlez ainsi des perfections qui sont en moy, puis que m’ayant desrobé Celadon, il faut qu’elles soient bien foibles, ne l’ayant pû retenir apres l’avoir pris. Celadon se jettant à genoüil devant moy : Ce n’est pas, me dit-il, pour mespriser les merites de Phillis : mais je proteste bien devant tous les Dieux, qu’ellen’alluma jamais la moindre estincelle d’Amour dans mon ame, & que je supporteray avec moins de desespoir l’offense que vous feriez contre moy en changeant, que non point celle que vous faites contre mon affection en me blasmant d’inconstance. Il ne sert à rien, sage Diane, de particulariser tous nos discours, car ils seroient trop longs, & vous pourroient ennuyer : tant y a qu’avant que nous separer nous fusmes tellement remis en nostre bon sens, ainsi le faut-il dire, que nous reconnusmes le peu de raison qu’il y avoit de nous soupçonner les uns les autres : & toutefois nous avions bien à loüer le Ciel, que nous nous fissions ceste declaration tous quatre ensemble, puis que je ne crois pas qu’autrement il eust esté possible de desraciner cette erreur de nostre ame ; & quant à moy je vous asseure bien que rien n’eust peu me faire entendre raison, si Celadon ne m’eust parlé de ceste sorte devant Phillis mesme.

  Or depuis ce temps nous allasmes un peu plus retenus que de coustume ; mais au sortir de ce travail je rentray en un autre qui n’estoit guiere moindre : car nous ne peusmes si bien dissimuler, qu’Alcippe, qui prenoit garde, ne reconneust que l’affection de son fils envers moy n’estoit pas du tout estainte, & pour s’en asseurer, il veilla si bien ses actions, que remarquant avec quelle curiosité il alloit tous les jours à ce vieux saule, où nous mettions nos lettres, un matin il s’y en alla lepremier, & apres avoir longuement cherché, prenant garde à la fouleure que nous avions faite sur l’herbe pour y estre allez si souvent, il se laissa conduire, & le trac le mena droit au pied de l’arbre, où il trouva une lettre que j’y avois mise le soir ; elle estoit telle.


LETTRE D’ASTREE.
A CELADON

Hier nous allasmes au Temple, où nous fusmes assemblés pour assister aux honneurs qu’on fait à Pan & à Siringue en leur chommant ce jour ; j’eusse dit festoyant si vous y eussiez esté : mais l’amitié que je vous porte est telle, que ny mesmes les choses divines, s’il m’est permis de le dire ainsi, sans vous ne me peuvent plaire. Je me trouve tant incommodée de nos communs importuns, que sans la promesse que j’ay de vous escrire tous les jours, je ne sçay si aujourd’huy vous eussiez eu de mes nouvelles : recevez-les donc pour ce coup de ma promesse.

Quand Alcippe eust leu ceste lettre, il la remit au mesme lieu, & se cachant pour voir la response, son fils ne tarda pas d’y venir, & ne se trouvant point de papier rescrivit sur le dos de ma lettre, & m’a dit depuis que la sienne estoit telle.


LETTRE DE CELADON
A LA BERGERE ASTREE.

Vous m’obligez & desobligez en mesme temps ; pardon si ce mot vous offense : Quand vous me dittes que vous m’aimez, puis-je avoir quelque plus grande obligation à tous les Dieux ? Mais l’offense n’est pas petite quand ceste fois vous ne m’escrivez que pour me l’avoir promis : car je dois ce bien à vostre promesse & non pas à vostre amitié. Ressouvenez-vous je vous supplie, que je ne suis pas à vous par ce que je le vous ay promis, mais par ce que veritablement je suis vostre, & que de mesme je ne veux pas des lettres pour les conditions qui sont entre nous : mais pour le seul tesmoignage de vostre bonne volonté, ne les cherissant pas pour estre marchandées : mais pour m’estre envoyées d’une entiere & parfaicte affection.

Alcippe n’avoit peu recognoistre qui estoit la Bergere à qui ceste lettre s’adressoit : car il n’y avoit personne de nommé. Mais voyez que c’est d’un esprit qui veut contrarier, il ne plaignit pas sa peine d’attendre en ce mesme lieu plus de cinq ou six heures, pour voir qui seroit celle qui la viendroit querir : S’asseurantbien que le jour ne s’escouleroit pas que quelqu’une ne la vint prendre : Il estoit des ja fort tard quand je m’y en allay : mais soudain qu’il m’apperceut, de peur que je ne la prisse il se leva, & fist semblant de s’estre endormy-là : & moy pour ne luy point donner de soupçon tournant mes pas, je faignis de prendre une autre voye : luy au contraire fort satisfait de sa peine, aussi tost que je fus partie prit la lettre, & se retira chez soy, d’où il fist incontinant dessein d’en envoyer son fils, par ce qu’il ne vouloit en sorte quelconque qu’il y eut alliance entre nous, à cause de l’extréme inimitié qu’il y avoit entre Alcé & luy ; & au contraire avoit intention de le marier avec Malthée fille de Forelle, pour quelque commodité qu’il pretendoit de leur voisinage. Les paroles qui furent dittes entre nous à son depart n’ont esté que trop divulguées par une des Nimphes de Bellinde : car je ne sçay comment ce jour-là Lycidas qui estoit au pied du Rocher s’endormit, & ceste Nymphe en passant nous oüyt, & escrivit dans des tablettes tous nos discours. Et quoy, interrompit Diane, sont-ce les vers que j’ay oüy chanter à une des Nymphes de ma mere, sur le départ d’un Berger ? Ce les sont, respondit Astrée, & par ce que je n’ay jamais voulu faire semblant qu’il y eust quelque chose qui me touchast, je ne les ay osé demander. Ne vous en mettez point en peine, repliqua Diane : car demain je vous en donneray une coppie. Et apres qu’Astrée l’en eut remerciée elle continua.

  Or durant cét esloignement, Olimpe fille du Berger Lupeandre, demeurant sur les confins de Forestz, du costé de la riviere de Furan, vint avec sa mere en nostre hameau : & par ce que ceste bonne vieille aimoit fort Amarillis, comme ayant de jeunesse esté nourries ensemble, elle la vint visiter. Ceste jeune Bergere n’estoit pas si belle qu’elle estoit affetée, & avoit si bonne opinion d’elle mesme, qu’il luy sembloit que tous les Bergers qui la regardoient en estoient amoureux ; qui est une reigle infaillible, pour toutes celles qui s’affectionnent aisément. Cela fut cause qu’aussi tost qu’elle fut arrivée dans la maison d’Alcippe, elle commença de s’embesongner de Lycidas, ayant opinion que la civilité dont il usoit envers elle procedast d’Amour : soudain que le Berger s’en apperceut, il nous le vint dire pour sçavoir comme il avoit à s’y conduire : nous fusmes d’avis, afin de mieux couvrir l’affection qu’il portoit à Phillis, qu’il maintint Olimpe en ceste opinion. Et peu apres il advint par mal-heur qu’Artemis eut quelque affaire sur les rives d’Allier, où elle emmena avec elle Phillis, quelque artifice que nous sceussions inventer pour la retenir. Durant cét esloignement qui pût estre de six ou sept lunes, la mere d’Olimpe s’en retourna, & laissa sa fille entre les mains d’Amarillis, en intention que Lycidas l’espouseroit, jugeant selon ce qu’elle en voyoit, qu’il l’aimoit desja beaucoup : Et par ce que c’estoit un party avantageux pour elle,elle fut conseillée par sa mere de le rendre le plus amoureux qu’il luy seroit possible : Et vous asseure, belle Diane, qu’elle ne s’y feignit point : car depuis ce temps-là elle estoit plustost celle qui recherchoit, que la recherchée. Si bien que un jour qu’elle le trouva à propos, ce luy sembloit, dans le plus retiré du bois de Bon-lieu, où de fortune il estoit allé chercher une brebis qui s’estoit esgarée, apres quelques propos communs, elle luy jetta un bras au col, & apres l’avoir baisé, luy dit, gentil Berger, je ne sçay qu’il y peut avoir en moy de si desagreable, que je ne puisse par tant de demonstrations de bonne volonté trouver lieu en vos bonnes graces. C’est peut-estre, respondit le Berger en sousriant, par ce que je n’en ay point. Celuy qui diroit comme vous, repliqua la Bergere, devroit estre estimé autant aveuglé que vous l’estes, si vous ne voyez point l’offre que je vous fais de mon amitié : Jusques à quand Berger, ordonnez-vous que j’aime sans estre aimée, & que je recherche sans que l’on m’en sçache gré ? Si me semble-t’il que les autres Bergeres de qui vous faites tant de cas, ne sont point plus aimables que moy, ny n’ont aucun avantage dessus moy, sinon en la possession de vos bonnes graces. Olimpe proferoit ces paroles avec tant d’affection, que Lycidas en fut esmeu ; Belle Diane, toutes les autres fois que je me suis ressouvenuë de l’accident qui arriva lors à ce Berger, je n’ay peu m’empescher d’en rire : mais ores mon mal-heur me le deffend, &toutefois il me semble qu’il n’y a pas dequoy s’ennuyer, sinon pour Phillis, qui luy avoit tant commandé de faindre de l’aimer : car la fainte en fin fut à bon escient, & ainsi ceste miserable Olimpe, pensant, par ses faveurs se faire aimer davantage, se rendit depuis ce temps-là si mesprisée, que Lycidas (ayant eu d’elle tout ce qu’il en pouvoit avoir) la desdaigna, de sorte qu’il ne la pouvoit souffrir aupres de luy. Incontinant que ceste fortune luy fut arrivée, il me la vint raconter avec tant d’apparance de desplaisir, que j’eus opinion qu’il se repentoit de sa faute, & toutefois il n’avint pas ainsi : car ceste Bergere fit tant la folle, qu’elle en devint enceinte, & lors qu’elle commençoit de s’en ressentir, Phillis revint de son voyage, & si je l’avois attenduë avec beaucoup de peine, aussi la receus-je avec beaucoup de contentement : mais comme on s’enquiert ordinairement le plutost de ce qui touche au cœur, Phillis apres les deux ou trois premieres paroles, ne manqua de demander comme Lycidas se portoit, & comme il se gouvernoit avec Olimpe. Fort bien, luy respondis-je, & m’asseure qu’il ne tardera guiere à vous en venir dire des nouvelles : je luy en tranchois le propos si court, de peur de luy dire quelque chose qui offensast Lycidas, qui de son costé n’estoit pas sans peine, ne sçachant comme aborder sa Bergere : en fin il se resolut de souffrir toutes choses plustost que d’estre banny de sa veuë, & s’en vint la trouver en son logis, où il sçavoit quej’estois ; soudain que Phillis le vid, elle courut à luy les bras ouverts pour le salüer : mais s’estant un peu reculé, il luy dit : Belle Phillis, je n’ay point assez de hardiesse pour m’approcher de vous, si vous ne me pardonnez la faute que je vous ay faite. La Bergere (ayant opinion qu’il s’excusoit de ne luy estre venu au devant comme il avoit accoustumé) luy respondit : il n’y a rien qui me puisse retarder de salüer Lycidas, & quand il m’auroit offensée beaucoup davantage, je luy pardonne toutes choses : A ce mot elle s’avança, & le salüa avec beaucoup d’affection : mais il y eut du plaisir quand elle l’eut ramené à moy, & qu’il me pria de declarer son erreur à sa Maistresse, afin de sçavoir promptement à quoy elle le condamneroit : Non pas, dit-il, que le regret de l’avoir offensée ne m’accompagne au cercueil : mais pour le desir que j’ay de sçavoir ce qu’elle ordonnera de moy. Ce mot fit monter la couleur au visage de Phillis, se doutant bien que son pardon avoit esté plus grand, que son intention ; à quoy Lycidas prenant garde : Je n’ay point assez de courage, me dit-il, pour oüyr la declaration que vous luy en ferez. Pardonnez moy donc belle Maistresse (se tournant vers Phillis) si je vous romps si tost compagnie, & si ma vie vous a dépleu, & que ma mort vous puisse satisfaire, ne soyez point avare de mon sang. A ce mot, quoy que Phillis le r’appellast, il ne voulut revenir, au contraire poussant la porte il nous laissa seules. Vous pouvez croire quePhillis ne fut paresseuse de s’enquerir s’il y avoit quelque chose de nouveau, & d’où venoit une si grande crainte. Sans l’arrester d’un long discours, je luy dis ce qui en estoit, & ensemble mis toute la faute dessus nous, qui avions esté si mal avisées de ne prevoir que sa jeunesse ne pouvoit faire plus de resistance aux recherches de ceste folle : & que son desplaisir en estoit si grand, que son erreur en estoit pardonnable. Du premier coup je n’obtins pas d’elle ce que je desirois : mais peu de jours apres Lycidas par mon conseil se vint jetter à ses genoux, & par ce que pour ne le voir point elle s’en courut en une autre chambre, & de celle-là en une autre, fuyant Lycidas, qui l’alloit poursuivant, & qui estoit resolu, ainsi qu’il disoit, de ne la laisser en paix, qu’il n’eust le pardon, ou la mort ; en fin ne sçachant plus où fuïr, elle s’arresta en un cabinet, où Lycidas entrant & fermant les portes, se remit à genoux devant elle, & sans luy dire autre chose, attendoit l’arrest de sa volonté. Ceste affectionnée opiniastreté eut plus de force sur elle, que mes persuasions, & ainsi apres avoir demeuré quelque temps sans luy rien dire : Va, luy dit-elle, importun, c’est à ton opiniastreté, & non à toy que je pardonne : A ce mot il luy baisa la main, & me vint ouvrir la porte, pour me montrer qu’il en avoit eu la victoire : & lors voyant ses affaires en si bon estat, je ne les laissay point separer que toutes offenses ne fussent entierement remises, & Phillis pardonna tellement à son Berger,que depuis le voyant en une peine extréme de celer le ventre d’Olimpe, qui grossissoit à veuë d’œil, elle s’offrit de luy aider & assister en tout ce qu’il luy seroit possible. Pour certain, interrompit alors Diane, voila une estrange preuve de bonne amitié ; pardonner une telle offense qui est entierement contre l’amitié, & de plus empescher que celle qui en est cause n’en ait du desplaisir ? Sans mentir, Phillis, c’est trop, & pour moy j’advoüe que mon courage ne le sçauroit souffrir. Si fit donc bien mon amitié, respondit Phillis, & par là vous pouvez juger de quelle qualité elle est. Laissons ceste consideration à part, repliqua Diane, car elle seroit fort desavantageuse pour vous : puis que « de ne ressentir les offenses qui se font contre l’amitié, c’est plustost signe de deffaut que de sur-abondance d’Amour » : & quant à moy si j’eusse esté des amies de Lycidas, j’eusse expliqué cét offre au desavantage de vostre bonne volonté. Ah ! Diane, dit Phillis, si vous sçaviez que c’est que d’aimer, comme de vous faire aimer, vous jugeriez qu' »au besoin se connoist l’amy », mais le ciel s’est contenté de vous avoir faite pour estre aimée, & non pas pour aimer. Si cela est, respondit Diane, je luy suis plus obligée d’un tel bien que de la vie : mais si je suis capable sans aimer de juger de l’amitié ? Il ne se peut, interrompit Phillis. J’aime donc mieux m’en taire, respondit Diane, que d’en parler avec une si chere permission : toutefois si vous me voulez faire autant de grace qu’au medecin qui parle& juge indifferemment de toutes sortes de maladies sans les avoir euës, je diray, que « s’il y a quelque chose en l’amitié, dont l’on doive faire estat, ce doit estre sans plus l’amitié mesme : car toute autre chose qui nous en plaist, ce n’est que pour estre jointe avec elle : & par ainsi il n’y a rien qui puisse plus offencer celuy qui ayme, que de remarquer quelque deffaut d’Amour », & ne point ressentir telles offenses, c’est veritablement avoir l’esprit ladre pour ceste passion. Et voulez vous que je vous die ce qu’il me semble de l’amitié ? C’est une musique à plusieurs voix, qui bien unies, rendent une tres-douce harmonie : mais si l’une desaccorde, elle ne déplaist pas seulement, mais fait oublier tout le plaisir, qu’elles ont donné auparavant. Par ainsi, dit Phillis, mauvaise Diane, vous voulez dire, que si on vous avoit servie longuement, la premiere offense effaceroit toute la memoire du passé. Cela mesme, dit Diane, ou peu moins. O Dieux, s’escria Phillis, que celuy qui vous aymera n’aura pas œuvre faite ! Celuy qui m’aimera, repliqua Diane, s’il veut que je l’aime, prendra garde de n’offenser mon amitié : & croyez-moy, Phillis, qu’à ce coup vous avez plus fait d’injure à Lycidas, qu’il ne vous avoit auparavant offensée. Donc, dit Phillis en sousriant, autresfois je disois que c’estoit l’amitié qui me l’avoit fait faire, mais à ceste heure, je diray que c’estoit la vengeance ; & aux plus curieux j’en diray la raison que vous m’avez apprise. Ils jugeront, adjousta Diane, qu’autresfois vous avez sçeu aimer, & qu’à ceste heure vous sçavez que c’est d’aimer. Quoy que c’en soit, répondit Phillis, s’il y eust de la faute, elle proceda d’ignorance, & non point de deffaut d’Amour : car je pensois y estre obligée, mais s’il y retourne jamais, je me garderay bien d’y retomber. Et vous Astrée, vous estes trop longuement muette, dittes nous donc comme j’assistay à faire cest enfant ? alors Astrée reprit ainsi.

  Soudain que ceste Bergere se fut offerte, Lycidas l’accepta fort effrontément, & dés lors il envoya un jeune Berger à Moin, pour luy amener la sage femme de ce lieu, les yeux clos, à fin qu’elle ne sçeut discerner où elle alloit. Diane alors, comme toute estonnée mit le doigt sur la bouche, & dit : Belle Bergere, cecy n’a pas esté si secret que vous pensez, je me ressouviens d’en avoir ouy parler. Je vous supplie, dit Phillis, racontez nous comme vous l’avez ouy dire, pour sçavoir s’il a esté redit à la verité. Je ne sçay, adjousta Diane, si je m’en pourray bien ressouvenir ; le pauvre Philandre fut celuy qui m’en fit le conte, & m’asseura qu’il l’avoit apris de Lucine la sage femme, à qui mesme il estoit arrivé, & qu’elle n’en eust jamais parlé, si on se fust fié en elle : Un jour qu’elle se promenoit dans le parc, qui est entre Mont-Brison, & Moin, avec plusieurs autres ses compagnes, elle vid venir à elle un jeune homme qu’elle ne cognoissoit point, & qui à son abord luy fit des recommandations de quelques unes de ses parentes, qui estoient à Feurs, & puis luy en ditquelques particularitez, à fin de la separer un peu des autres femmes qui estoient avec elles : & lors qu’il la vid seule, il luy fit entendre qu’une meilleure occasion le conduisoit vers elle : car c’est, luy dit-il, pour vous conjurer par toute la pitié que vous eustes jamais, de vouloir secourir une honneste femme, qui est en danger si vous luy refusez vostre aide : la bonne femme fut un peu surprise d’ouyr changer tout à coup ce discours, mais le jeune homme la pria de celer mieux son estonnement, & qu’il éliroit plustost la mort, que si on venoit à soupçonner cet affaire ; & Lucine s’estant r’asseurée, & ayant promis qu’elle seroit secrette, & qu’il luy dist seulement en quel temps elle se devoit tenir preste : Ne faictes donc point de voyage de deux mois, luy dit le jeune homme, & afin que vous ne perdiez rien ; voila l’argent que vous pourriez gaigner ailleurs durant ce temps-là. A ce mot il luy donna quelques pieces d’or dans un papier, & s’en retourna sans passer à la ville : apres toutefois avoir sçeu d’elle, si elle ne marcheroit pas la nuict, & qu’elle luy eust respondu, voyant le gain si grand, que nul temps ne la pourroit arrester. Dans quinze ou seize jours apres, ainsi qu’elle sortoit de Moin, sur les cinq ou six heures du soir, elle le vid revenir avec le visage tout changé, & s’approchant d’elle, luy dit : Ma mere, le temps nous a déceu, il faut partir, les chevaux nous attendent, & la necessité nous presse : elle voulut rentrer en la maison pour donner ordre à ses affaires, mais il ne voulut le luypermettre, craignant qu’elle n’en parlast à quelqu’un : ainsi estant parvenu dans un vallon fort retiré du grand chemin du costé de la Garde, elle trouva deux chevaux avec un homme de belle taille, & vestu de noir, qui les gardoit : aussi tost qu’il vid Lucine, il s’en vint à elle avec un visage fort ouvert, & apres plusieurs remerciemens, la fit mettre en trousse derriere celuy qui l’estoit allé querir, puis montant sur l’autre cheval, s’en allerent au grand trot à travers les champs ; & lors qu’ils furent un peu éloignez de la ville, & que la nuict commençoit à s’obscurcir, ce jeune homme sortant un mouchoir de sa poche, banda les yeux à Lucine, quelque difficulté qu’elle en sçeust faire ; & apres firent faire deux ou trois tours au cheval sur lequel elle estoit, pour luy oster toute connoissance du chemin qu’ils vouloient tenir ; & puis reprenant le trot, marcherent une bonne partie de la nuict, sans qu’elle sçeut où elle alloit, sinon qu’ils luy firent passer une riviere, comme elle croit, deux ou trois fois, & puis la mettant à terre, la firent marcher quelque temps à pied, & ainsi qu’elle pouvoit juger c’estoit par un bois, où en fin elle entrevit un peu de lumiere à travers le mouchoir, que tost apres ils luy osterent, & lors elle se trouva sous une tente de tapisserie, accommodée de telle façon que le vent n’y pouvoit entrer : d’un costé elle vid une jeune femme dans un lit de camp, qui se plaignoit fort, & qui estoit masquée : au pied du lit elle apperceut une femme qui avoit aussi le visage couvert, & qui à ses habits, monstroit d’estre âgée, elle tenoit les mains jointes, & avoit les larmes aux yeux ; de l’autre costé il y avoit une jeune fille de chambre masquée, avec un flambeau en la main : au chevet du lict estoit panché cet honneste homme qu’elle avoit trouvé avec les chevaux, qui faisoit paroistre de ressentir infiniment le mal de ceste femme, qui estoit appuyée contre son estomach, & le jeune homme qui l’avoit portée en trousse, alloit d’un costé & d’autre pour donner ce qui estoit necessaire, y ayant sur une table au milieu de ceste tente, deux grands flambeaux allumez. Il est aisé à croire, que Lucine fut fort estonnée de se treuver en tel lieu, toutefois elle n’eut le loisir de demeurer long temps en cet estonnement : car on eust jugé que ceste petite creature n’attendoit que l’arrivée de ceste femme pour venir au monde, tant la mere prit tost les douleurs de l’accouchement, qui ne luy durerent pas une demie heure sans délivrer d’une fille : mais ce fut une diligence encore plus grande que celle dont on usa à débagager incontinent, & à mettre l’accouchée, & l’enfant dans une littiere, & à r’envoyer Lucine apres l’avoir bien contentée, les yeux clos toutefois ainsi qu’elle estoit venuë : que si on se fust fié en elle, elle jure que jamais elle n’en eust parlé, mais qu’il luy sembloit que leur meffiance luy en donnoit congé : & voila tout ce que j’en ay sçeu, par Philandre. Astrée & Phillis qui avoient esté fort attentives à son discours, se regarderent entr’elles, fort estonnées, & Phillis ne peut s’empescher de sousrire, & Diane luy en demandant la raison ; C’est par ce, dit-elle, que vous nous avez dit une histoire, que nous ne sçavions pas, & pour moy je ne sçaurois m’imaginer qui ce peut estre : Car pour Olimpe, elle ne fust point tant hazardée ; & faut par necessité que ce soit autre qu’une Bergere, y ayant un si grand appareil. En verité répondit Diane ; je prenois cest honneste homme pour Lycidas, la vieille pour la mere de Celadon, & la fille de chambre pour vous, & jugeois que vous vous fussiez ainsi déguisées pour n’estre recogneuës. Si vous asseureray-je, reprit Astrée, que ce n’est point Olimpe, car Phillis n’y usa d’autre artifice que de la faire venir en sa maison : & de fortune sa mere Artemis, estoit pour lors allée sur les rives d’Allier : & par ce qu’Olimpe estoit entre les mains d’Amarillis, il fallut qu’elle feignit d’estre malade, ce qui luy fut fort aisé, à cause du mal qu’elle avoit desja, & apres avoir traisné quelque temps, elle fit entendre elle mesme à la mere de Celadon, que le changement d’air luy r’apporteroit peut estre du soulagement, & qu’elle s’asseuroit que Phillis seroit bien aise de la retirer chez elle. Amarillis qui se sentoit chargée de sa maladie, fut bien aise de ceste resolution, & ainsi Phillis la vint querir : & lors que le terme approcha, Lycidas alla prendre la sage femme, & luy banda les yeux, à fin qu’elle ne reconneust point le chemin, mais quand elle fut arrivée, il les luy débanda, sçachant bien qu’elle ne connoistroit pas Olimpe, comme ne l’ayant jamais veuë auparavant. Voila tout l’artifice qui y fut fait : & soudain qu’elle fut bien remise, elle s’en alla chez elle, & nous a-t’on dit depuis qu’elle usa d’un bien plaisant artifice pour faire nourrir sa fille : car aussi tost qu’elle fut arrivée, elle aposta une folle femme, qui feignant de l’avoir faite ; la vint donner à un Berger qui avoit accoustumé de servir chez sa mere, disant qu’elle l’avoit euë de luy : Et par ce que ce pauvre Berger s’en sentoit fort innocent, il la refusa & la rabroüa, de sorte qu’elle qui estoit faite au badinage, le poursuivit jusques dans la chambre de Lupeandre mesme : & là, quoy que le Berger la refusast, elle mit l’enfant au milieu de la chambre & s’en alla. On nous a dit que Lupeandre se courrouça fort, & Olimpe aussi à ce Berger, mais la conclusion fut, qu’Olimpe se tournant vers sa mere : Encor ne faut-il pas, luy dit-elle, que ceste petite creature demeure sans estre nourrie ; elle ne peut mais de la faute d’autruy, & ce sera une œuvre agreable aux Dieux de la faire eslever. La mere qui estoit bonne & charitable, s’y accorda : & ainsi Olimpe retira sa fille aupres d’elle : Cependant Celadon estoit chez Forelle, où l’on luy faisoit toute la bonne chere qu’il se pouvoit, & mesme Malthée avoit eu commandement de son pere de luy faire toutes les honnestes caresses qu’elle pourroit ; mais Celadon avoit tant de desplaisir de nostre separation, que toutes leurs honnestetez luy tenoient lieux de supplice, & vivoit ainsi avec tant de tristesse, que Forelle nepouvant souffrir le mespris qu’il faisoit de sa fille, en advertit Alcippe, à fin qu’il ne s’attendist plus à ceste alliance, qui ayant sçeu la resolution de son fils, esmeu, comme je croy, de pitié, fit dessein d’user encor une fois de quelque artifice : & apres cela ne le tourmenter point d’avantage. Or pendant le sejour que Celadon fit pres de Malthée, mon oncle Phocion fit en sorte, que Corebe, tres-riche & honneste Berger, me vint rechercher, & parce qu’il avoit toutes les bonnes parties qu’on eust sceu desirer, plusieurs en parloient desja, comme si le mariage eust esté resolu. De quoy Alcippe se voulant servir, fit la ruse que je vous diray. Il y a un Berger nommé Squilindre demeurant sur les lisieres de Forests, en un hameau appellé Argental, homme fin, & sans foy ; & qui entre ses autres industries sçait si bien contrefaire toutes sortes de lettres, que celuy mesme de qui il les veut imiter, est bien empesché de reconnoistre la fausseté : ce fut à cet homme à qui Alcippe monstra celle qu’il avoit trouvée de moy au pied de l’arbre, ainsi que je vous ay dit, & luy en fist escrire une autre à Celadon en mon nom, qui estoit telle.


LETTRE CONTREFAITE,
d’Astrée à Celadon.

Celadon, puis que je suis contrainte par le commandement de mon pere, vous ne trouverez point estrange que je vous prie de finir cest Amour qu’autrefois je vous ay conjuré de rendre eternelle : Alcé m’a donnée à Corebe : & quoy que le party me soit avantageux, si est-ce que je ne laisse de ressentir beaucoup la separation de nostre amitié. Toutefois puis que c’est folie de contrarier à ce qui ne peut arriver autrement, je vous conseille de vous armer de resolution, & d’oublier tellement tout ce qui s’est passé entre-nous, que Celadon n’ait plus de memoire d’Astrée, comme Astrée est contrainte d’ores en là, de perdre pour son devoir tous les souvenirs de Celadon.

Ceste lettre fut portée assez finement à Celadon par un jeune Berger inconneu. Dieux ! quel devint-il d’abord, & quel fut le déplaisir qui luy serra le cœur ! Donc, dit-il, Astrée, il est bien vray qu’il n’y a rien de durable au monde, puis que ceste ferme resolution que vous m’avez si souvent jurée, s’est changée si promptement ! Donc vous voulez que je soistesmoin, que quelque perfection qu’une femme puisse avoir, elle ne peut se dépoüiller de son inconstance naturelle ! Donc le Ciel a consenty, que pour un plus grand supplice, la vie me restast, apres la perte de vostre amitié : à fin que seulement je vesquisse pour ressentir davantage mon desastre ? Et là tombant évanoüy, il ne revint point plustost en soy-mesme, que les plaintes en sa bouche : & ce qui luy persuadoit plus aisément ce change, c’estoit que la lettre ne faisoit qu’approuver le bruit commun du mariage de Corebe, & de moy. Il demeura tout le jour sur un lit, sans vouloir parler à personne, & la nuit estant venuë, il se déroba de ses compagnons, & se mit dans les bois les plus épais, & les plus reculez, fuyant la rencontre des hommes, comme une beste sauvage : resolu de mourir loing de la compagnie des hommes, puis qu’ils estoient la cause de son ennuy. En ceste resolution il courut toutes les montagnes de Forests, du costé de Cervieres, où en fin il choisit un lieu qui luy sembla le moins frequenté, avec dessein d’y parachever le reste de ses tristes jours. Le lieu s’appelloit Lapau, d’où sourdoit l’une des sources du desastreux Lignon : car l’autre vient des montaignes de Chalmasel.

  Or sur les bords de ceste fontaine, il bastit une petite cabane, où il vesquit retiré plus de six mois, durant lesquels, sa plus ordinaire nourriture estoient les pleurs, & les plaintes : ce fut en ce temps qu’il fit ceste chanson.


CHANSON,
De Celadon, sur le changement
d’Astrée.

Il faudroit bien que la constance,
M’eust dérobé le sentiment,
Si je ne ressentois l’offence,
Que m’a fait vostre changement :
Et la ressentant si soudain,
Je ne recourois au dédain.

Vous m’avez dédaigné, parjure,
Pour un que vous n’aviez point veu,
Par ce qu’il eut par aventure,
Plus de bien que je n’ay pas eu :
Infidelle, osez-vous encor
Sacrifier à ce veau d’or ?

Où sont les sermens que nous fismes,
Où sont tant de pleurs espandus,
Et ces à-Dieux, quand nous partismes ?
Le Ciel les a bien entendüs :
Quand vostre cœur les oublyoit,
Vostre bouche les publyoit.

Yeux parjurez, flame infidelle,
Qui n’aimez sinon en changeant,
Fasse Amour qu’une beauté telle
Que la vostre m’aille vengeant :
Qu’elle faigne de vous aimer,
Seulement pour vous enflâmer.

Ainsi pressé de sa tristesse,
Un Amant trahy se plaignoit,
Quand on luy dit que sa Maistresse
Pour un autre le dédaignoit ;
Et le Ciel tonnant par pitié
Promit venger son amitié.

Il estoit couché, miserable,
Pres de Lignon, & s’en alloit,
Du doigt marquant dessur le sable,
Leurs chiffres ainsi qu’il souloit.
Ce chiffre, dit-il, trop heureux,
Helas ! n’est plus propre à nous deux.

Lors le pleur, enfant de la peine,
Qu’une juste douleur poussoit,
Tombant à grands flots sur l’areine,
Ces doubles chiffres effaçoit :
Efface, dit-il, ô mon pleur,
Non pas ceux-cy, mais ceux du cœur.

Amant qui plain de coüardise,
T’en vas plaignant si longuement
Une ame toute de faintise :
Lors que tu sçeus son changement,
Ou tu devois soudain mourir,
Ou bien incontinent guerir.

La solitude de Celadon eust esté beaucoup plus longue sans le commandement qu’Alcippe fit à Lycidas de chercher son frere, ayant en soy-mesme fait dessein (puis qu’aussi bien voyoit il que sa peine luy estoit inutile) de ne contrarier plus à ceste amitié : mais Lycidas eust longuement cherché, sans une rencontre qui nous advint ce jour là mesme.

  J’estois sur le bord de Lignon, & tenois les yeux sur son cours, resvant pour lors à la perte de Celadon : & Phillis & Lycidas parloient ensemble un peu plus loing, quand nous vismes de petites balottes qui alloient nageant sur l’eau. La premiere qui s’en prit garde fut Phillis, qui nous les monstra, mais nous ne pusmes deviner ce que ce pouvoit estre. Et parce que Lycidas reconneut la curiosité de sa Maistresse, pour luy satisfaire, il s’avançea le plus avant qu’il pût en l’eau, & fit tant avec une longue branche qu’il en prit une : Mais voyant que ce n’estoit que cire, par ce qu’il s’estoit moüillé, & qu’il se faschoit d’avoir pris tant de peine pour chose qui valoit si peu, il la jetta de dépit en terre, & si à propos, que frappant contre un gros caillou, elle se mit toute en pieces, & n’en resta qu’un papier, qui avoit esté mis dedans, que Phillis courut incontinent prendre, & l’ayant ouvert, nous y leusmes tels mots.


  Va t’en papier, plus heureux que celuy qui t’envoye, revoir les bords tant aimez où ma Bergere demeure ; & si accompagné des pleurs dont je vay grossissant ceste riviere, il t’advient de baiser le sablon où ses pas sont imprimez, arrestes-y ton cours, & demeure bien fortuné où mon mal-heur m’empesche d’estre ; que si tu parviens en ses mains, qui m’ont ravy le cœur, & qu’elle te demande que je fais, dy luy, ô fidelle papier, que jour & nuict je me change en pleurs pour laver son infidelité ; & si touchée du repentir, elle te moüille de quelques larmes, dy luy que pour détendre l’arc elle ne guerit pas la playe qu’elle a faite à sa foy, & à mon amitié : & que mes ennuis seront tesmoins & devant les hommes, & devant les Dieux, que comme elle est la plus belle, & la plus infidelle du monde, que je suis aussi le plus fidelle & plus affectionné qui vive, avec asseurance toutefois de n’avoir jamais contentement que par la mort.

Nous n’eusmes pas si tost jetté les yeux sur ceste escriture, que nous la reconneusmes tous trois, pour estre de Celadon : qui fut cause que Lycidas courut pour retirer les autres qui nageoient sur l’eau, mais le courant les avoit emportées si loin, qu’il ne les peut atteindre : toutefois nous jugeasmes bien par celle-cy, qu’il devoit estre aupres de la source de Lignon, qui fut cause que Lycidas le lendemain partit de bonne heure pour le chercher, & usa de telle diligence, que trois jours apres il le trouva en sa solitude ; si changé de ce qu’il souloit estre, qu’il n’estoit pas presque reconnoissable : mais quand il luy dit, qu’il falloit s’en revenir vers moy, & que je le luy commandois ainsi, il ne pouvoit à peine se persuader que son frere ne le voulust tromper. En fin la lettre qu’il luy porta de moy, luy donna tant de contentement, que dans fort peu de jours il reprit son bon visage, & nous revint trouver : non toutefois si tost qu’Alcippe ne mourut avant son retour, & que peu de jours apres Amarillis ne le suivist. Et lors nous eusmes bien opinion que la fortune avoit fait tous ses plus grands efforts contre nous, puis que ces deux personnes estoient mortes, qui nous y contraryoient le plus : Mais n’avint-il pas par mal-heur que la recherche de Corebe alla continuant, si avant que Alcé, Hipolite, & Phocion, ne me laissoient point de repos : & toutefois ce ne fut pas de leur costé dont nostre mal-heur proceda, quoy que Corebe en partie en fut cause : car lors qu’il me vint rechercher ; par ce qu’il estoit fort riche, il amena avec luy plusieurs Bergers, entre lesquels estoit Semire, Berger à la verité plein de plusieurs bonnes qualitez, s’il n’eust esté le plus perfide, & le plus cauteleux homme qui fut jamais : aussi tost qu’il jetta les yeux sur moy, il fit dessein de me servir, sans se soucier del’amitié que Corebe luy portoit ; & par ce que Celadon & moy, pour cacher nostre amitié, avions fait dessein, comme je vous ay desja dit, de faindre, luy d’aimer toutes les Bergeres, & moy de patienter indifferamment la recherche de toute sorte de Bergers, il creut au commencement que la bonne reception que je luy faisois, estoit la naissance de quelque plus grande affection, & n’eust si tost reconneu celle qui estoit entre Celadon & moy, si de mal-heur il n’eust trouvé une de mes lettres. Car encor que pour sa derniere perte on conneust bien qu’il m’aimoit, si y en avoit-il fort peu qui creussent que je l’aimasse, tant je m’y estois conduite froidement, depuis que Celadon estoit retourné : & par ce que les lettres qu’Alcippe avoit trouvées au pied de l’arbre, nous avoient cousté si cher, nous ne voulusmes plus y fier celles que nous nous escrivions, mais inventasmes un autre artifice qui nous sembla plus assuré. Celadon avoit apiecé au droit du cordon de son chapeau, par le dedans, un peu de feutre si proprement, qu’à peine se voyoit-il, & cela se serroit avec une gance à un bouton par dehors, où il faignoit de retrousser l’aile du chapeau : il metoit là dedans sa lettre, & puis faisant semblant de se joüer, ou il me jettoit son chappeau, ou je le luy ostois, ou il le laissoit tomber, ou faignoit pour mieux courre, ou sauter, de le mettre en terre, & ainsi j’y prenois ou mettois la lettre. Je ne sçay comme par mal-heur, un jour que j’en avois une entre les mains pour l’y mettre, en courant apres quelque loup, qui estoit venu passer aupres de nos troupeaux, je la laissay tomber si mal-heureusement pour moy, que Semire, qui venoit aupres, la releva, & vit qu’elle estoit telle.


LETTRE D’ASTREE
A CELADON.

Mon cher Celadon, j’ay receu vostre lettre, qui m’a esté autant agreable, que je sçay que les miennes le vous sont ; & n’y ay rien trouvé qui ne me satisface, hor-mis les remerciements que vous me faites, qui ne me semblent à propos, ny pour mon amitié, ny pour ce Celadon qui dés long temps s’est desja tout donné à moy : car s’ils ne sont point vostres, ne sçavez-vous pas que ce qui n’a point ce titre ne sçauroit me plaire ? que s’ils sont à vous, pourquoy me donnez vous separé ce qu’en une fois j’ay receu, quand vous vous donnastes tout à moy ? n’en usez donc plus, je vous supplie, si vous ne me voulez faire croire, que vous avez plus de civilité que d’Amour.

Depuis qu’il eut trouvé ceste lettre, il fit dessein de ne me parler plus d’Amour qu’il ne m’eust mise mal avec Celadon, & commença de ceste sorte. En premier lieu il me suppliade luy pardonner s’il avoit esté si temeraire que d’avoir osé hausser les yeux à moy, que ma beauté l’y avoit contraint : mais qu’il reconnoissoit bien son peu de merite, & qu’à ceste occasion il me protestoit qu’il ne s’y mesprendroit jamais plus : & que seulement il me supplioit d’oublier son outrecuidance. Et puis il se rendit tellement amy, & familier de Celadon, qu’il sembloit qu’il ne peust rien aimer davantage ; & pour m’abuser mieux, il ne me rencontroit jamais sans trouver quelque occasion de parler à l’avantage de mon Berger, couvrant si finement son intention, que personne n’eust pensé qu’il l’eust fait à dessein. Ces loüanges de la personne que j’aimois, comme je vous ay dit, me déceurent si bien que je prenois un plaisir extréme de l’entretenir : & ainsi deux ou trois lunes s’escoulerent fort heureusement pour Celadon & pour moy : mais ce fut comme je croy, pour me faire ressentir davantage ce que depuis je n’ay cessé ny ne cesseray de pleurer. A ce mot au lieu de ses paroles, ses larmes representerent ses desplaisirs à ses compagnes, avec telle abondance, que ny l’une ny l’autre n’oserent ouvrir la bouche, craignant d’augmenter davantage ses pleurs : car « plus par raison on veut seicher les larmes, & plus on en va augmentant la source ». En fin elle reprit ainsi : Helas ! sage Diane, comment me puis-je souvenir de cét accident sans mourir ! Desja Semire estoit si familier, & avec Celadon & avec moy, que le plus souventnous estions ensemble. Et lors qu’il creut d’avoir assez acquis de creance en mon endroit pour me persuader ce qu’il vouloit entreprendre ; un jour qu’il me trouva seule, apres que nous eusmes longuement parlé des diverses trahisons, que les Bergers faisoient aux Bergeres qu’ils faignoient d’aimer : Mais je m’estonne, dit-il, qu’il y ait si peu de Bergeres qui prennent garde à ces tromperies, quoy que d’ailleurs elles soient fort avisées. C’est, luy respondis-je, que l’Amour leur clost les yeux. Sans mentir, me repliqua-t’il, je le croy ainsi : car autrement il ne seroit pas possible que vous ne reconnussiez celle que l’on vous veut faire. Et lors se taisant, il monstroit de se preparer à m’en dire davantage : mais comme s’il se fust repenty de m’en avoir tant dit, il se reprit ainsi : Semire, Semire, que pense-tu faire ? Ne voy-tu pas qu’elle se plaist en ceste tromperie, pourquoy la veux-tu mettre en peine ? Et lors s’addressant à moy, il continua. Je voy bien, belle Astrée, que mes discours vous ont rapporté du déplaisir : mais pardonnez-le moy, qui n’y ay esté poussé que par l’affection que j’ay à vostre service. Semire, luy dis-je, je vous suis obligée de ceste bonne volonté, mais je le serois encor davantage, si vous paracheviez ce que vous avez commencé. Ah ! Bergere, me respondit-il, je ne vous en ay que trop dit : mais peut estre le reconnoistrez vous mieux avec le temps, & lors vous jugerez que veritablement Semire est vostre serviteur. Ah, lemalicieux ! combien fut-il veritable en ses mauvaises promesses : car depuis je n’en ay que trop reconnu pour me laisser le seul desir de vivre. Si est-ce que pour lors il ne voulut m’en dire davantage, afin de m’en donner plus de volonté : & quand il eut opinion que j’en avois assez, un jour, que selon ma coustume je le pressois de me faire sçavoir la fin de mon contentement, & que je l’eus conjuré par le pouvoir que j’avois eu autrefois sur luy, de me dire entierement ce qu’il avoit commencé, il me respondit : Belle Bergere, vous me conjurez tellement, que je croirois faire une trop grande faute de vous desobeïr : Si voudrois-je ne vous en avoir jamais commencé le propos, pour le desplaisir que je prevoy que la fin vous raportera : & apres que je l’eus asseuré du contraire, il me sceut si bien persuader que Celadon aimoit Aminthe, fille du fils de Cleante, que « la jalousie coustumiere compagne des ames qui aiment bien », commença de me persuader que cela pouvoit estre vray, & ce fut bien un mal-heur extréme, qu’alors je ne me ressouvins point du commandement que je luy avois fait de faindre d’aimer les autres Bergeres. Toutefois voulant faire la fine, pour dissimuler mon desplaisir, je respondis à Semire, que je n’avois jamais, ny creu, ny voulu, que Celadon me particularisast plus que les autres ; que s’il sembloit que nous eussions quelque familiarité, ce n’estoit que pour la longue connoissance que nous avions euë ensemble : mais quant à ses recherches elles m’estoient indifferentes. Or me respondit lors ce cauteleux, je loüe Dieu que vostre humeur soit telle : mais puis qu’il est ainsi, il ne peut estre que vous ne preniez plaisir d’oüyr les passionnez discours qu’il tient à son Aminthe. Il faut que j’advouë, sage Diane, quand j’oüys nommer Aminthe sienne, j’en changeay de couleur, & par ce qu’il m’offroit de me faire ouïr leurs paroles, il me sembla que je ne devois fuïr de reconnoistre la perfidie de Celadon ; helas ! plus fidelle que moy bien avisée : & ainsi j’acceptay cét offre : & certes il ne faillit pas à sa promesse : car peu apres il s’en revint courant m’asseurer qu’il les avoit laissez assez pres de là, & que Celadon avoit la teste dans le giron d’Aminthe, qui des mains luy alloit relevant le poil : me racontant ces particularitez pour me piquer davantage. Je le suivis : mais tant hors de moy, que je ne me ressouviens, ny du chemin que je fis, ny comme il me fit approcher si pres d’eux, sans qu’ils m’apperceussent, depuis j’ay jugé que ne se souciant point d’estre oüys, ils ne prenoient garde à ceux qui les escoutoient, tant y a que je m’en trouvay si pres que j’oüys Celadon, qui luy respondoit : Croyez moy, belle Bergere, qu’il n’y a beauté qui soit plus vivement emprainte en une ame, que celle qui est dans la mienne. Mais Celadon, respondit Aminthe, comment est-il possible qu’un cœur si jeune que le vostre puisse avoir assez de dureté pour retenir longuementce que l’amour y peut graver ; Mauvaise Bergere, repliqua mon Celadon, laissons ces raisons à part, ne me mesurez ny à l’aulne, ny au poids de nul autre ; honorez moy de vos bonnes graces, & vous verrez si je ne les conserveray aussi cheres en mon ame, & aussi longuement que ma vie. Celadon, Celadon, adjousta Aminthe, vous seriez bien puny, si vos faintes devenoient veritables, & si le Ciel pour me venger vous faisoit aimer ceste Aminthe dont vous vous mocquez. Jusques icy il n’y avoit rien qui en quelque sorte ne fust supportable : mais, ô Dieux, pour faindre quelle fut la response qu’il luy fit ! Je prie Amour, luy dit-il, Belle Bergere, si je me mocque, qu’il fasse tomber la mocquerie sur moy, & si j’ay merité d’obtenir quelque grace de luy, qu’il me donne la punition dont vous me menacez. Aminthe ne pouvant juger l’intention de ses discours, ne luy respondit qu’avec un sousris, & avec une façon de la main, la luy passant & repassant devant les yeux, que j’interpretois en mon langage qu’elle ne le refuseroit pas, si elle croyoit ses paroles veritables : mais ce qui me toucha bien vivement, fut que Celadon apres avoir esté quelque temps sans parler, jetta un grand souspir, qu’elle accompagna incontinent d’un autre. Et lors que le Berger se releva pour luy parler, elle se mit la main sur les yeux, & rougit comme presque ayant honte que ce souspir luy fust eschappé : qui fut cause que Celadon se remettant en sa premiere place, peu apres chanta ces vers.


SONNET.
QU’IL CONNOIST
QU’ON FAINT DE
l’aymer.

Elle faint de m’aimer pleine de mignardise,
Souspirant apres moy, me voyant souspirer,
Et par de faintes pleurs tesmoigne d’endurer,
L’ardeur que dans mon ame elle connoist esprise.

Le plus accort Amant, lors qu’elle se déguise
De ses trompeurs attraits, ne se peut retirer ;
Il faut estre sans cœur pour ne point desirer
D’estre si doucement déceu par sa faintise.

Je me trompe moy-mesme au faux bien que je voy,
Et mes contentements conspirent contre moy,
Traistres miroirs du cœur, lumieres infidelles !

Je vous reconnois bien & vos trompeurs appas ;
Mais que me sert cela puis qu’Amour ne veut pas,
Voyant vos trahisons, que je me garde d’elles ?

Apres s’estre teu quelque temps, Aminthe luy dit : Et quoy Celadon vous ennuyez-vous si tost ? Je crains plustost, dit-il, d’ennuyer celle à qui en toute façon je ne veux que plaire. Et qui peut-c’estre, dit-elle, puis que noussommes seuls ? Ah ! qu’elle se trompoit bien, & que j’y estois bien pour ma part, & aussi cherement qu’autre qui fust de la trouppe. Ce n’est aussi que vous, respondit Celadon, que je crains d’importuner : mais si vous me le commandez je continueray. Je n’oserois, repliqua la Bergere, user de commandement, où mesme la priere est trop indiscrette. Vous userez, reprit le Berger, des termes qu’il vous plaira : mais en fin je ne suis que vostre serviteur : & lors il recommença de ceste sorte.


MADRIGAL.
SUR LA RESSEMBLANCE DE SA DAME
& de luy

Je puis bien dire que nos cœurs,
Sont tous deux faits de roche dure,
Le mien resistant aux rigueurs,
Et le vostre, puis qu’il endure,
Les coups d’amour et de mes pleurs.
Mais considerant les douleurs,
Dont j’eternise ma souffrance,
Je dis en cette extrémité,
Je suis un rocher en constance,
Et vous l’estes en cruauté.

Belle Diane, il fut hors de mon pouvoir d’arrester davantage en ce lieu, & ainsi m’esloignant doucement d’eux, je m’en retournay à mon trouppeau, si triste que de ce jour je ne puz ouvrir la bouche ; & par ce qu’il estoit desja assez tard, je retiray mes brebis en leur parc, & passay une nuict telle que vous pouvez penser. Helas ! que tout cela estoit peu de chose, si je n’y eusse adjousté la folie que je pleureray aussi long temps que j’auray des larmes ; aussi je ne sçay qui m’avoit tant aveuglée : car si j’eusse eu encor quelque reste de jugement parmy ceste nouvelle jalousie, pour le moins je me fusse enquise de Celadon quel estoit son dessein ; & quoy qu’il eust voulu dissimuler, j’eusse assez aisément reconnu sa fainte : mais sans autre consideration, le lendemain qu’il me vint trouver aupres de mon trouppeau, je luy parlay avec tant de mespris, que desesperé, il se precipita dans ce goulphe, où se noyant, il noya d’un coup tous mes contentements. A ce mot elle devint pasle comme la mort, & n’eust esté que Phillis la réveilla, la tirant par le bras, elle estoit en danger d’esvanoüyr.

Livre cinquième

LE
CINQUIESME LIVRE
D’ASTREE.

Le bruit que ces Bergeres firent lors qu’Astrée faillit d’évanouïr fut si grand, que Leonide s’en esveilla ; & les oyant parler aupres d’elle, la curiosité luy donna volonté de sçavoir qui elles estoient : & par ce qu’apres estre un peu remise, ces trois Bergeres se leverent pour s’en aller, tout ce qu’elle peut faire ce fut d’éveiller Silvie pour les luy montrer : aussi tost qu’elle les apperceut elle reconnut Astrée, quoy qu’elle fut fort changée, pour le déplaisir qu’elle avoit de la perte de Celadon. Et les autres deux, dit Leonide, qui sont elles ? L’une, dit-elle, qui est à main gauche, c’est Phillis sa chere compagne, & l’autre c’est Diane fille de la sage Bellinde, & de Celion, & suis bien marrie que nous ayons si longuement dormy : car je m’asseure que nous eussions bien appris de leurs nouvelles, y ayant apparence que l’occasion qui les a esloignées des autres, n’a esté que pour parler plus libre ment. Vrayement, respondit Leonide, j’advouë n’avoir jamais rien veu de plus beau qu’Astrée, & faisant comparaison d’elle à toutes les autres, je la trouve du tout avantagée. Considerez, repliqua Silvie, quelle esperance doit avoir Galathée de divertir l’affection du Berger : Cette consideration toucha bien aussi vivement Leonide, pour son sujet propre, que pour celuy de Galathée : toutefois « Amour qui ne vit jamais aux despens de personne, sans luy donner pour payement quelque espece d’esperance », ne voulut point traitter ceste Nymphe plus avarement que les autres : & ainsi, quoy qu’il n’y eust pas grande apparence, ne laissa de luy promettre que peut estre l’absence d’Astrée, & l’amitié qu’elle luy feroit paroistre, luy pourroient faire changer de volonté : & apres quelques autres semblables discours, ces Nymphes se separerent, Leonide prenant le chemin de Feurs, & Silvie celuy d’Isoure : cependant que les trois belles Bergeres, ayant ramassé leurs trouppeaux, s’alloient peu à peu retirant dans leurs cabanes.

  A peine avoient-elles mis le pied dans le grand pré, où sur le tard on avoit accoustumé de s’assembler, qu’elles apperceurent Lycidas parlant avec Silvandre : mais aussi tost que le Berger reconnut Astrée, il devint pasle, & si changé que pour n’en donner connoissance à Silvandre, il luy rompit compagnie, avec quelque mauvaise excuse : mais voulant eviter leur rencontre, Phillis luy alla couper cheminavec Diane, apres avoir dit à Astrée la mauvaise satisfaction que ce Berger avoit d’elle : & par ce que Phillis ne vouloit point le perdre, l’ayant jusques là trop cherement conservé, quoy qu’il essayast de l’outre-passer promptement, si l’atteignit-elle, & luy dit en sousriant ; Si vous fuyez de ceste sorte vos amies, que ferez vous, vos ennemies ? Il respondit. La compagnie que vous cherissez tant, ne vous permet pas de retenir ce nom. Celle, repliqua la Bergere, de qui vous vous plaignez, souffre plus de peine de vous avoir offensé que vous mesme. « Ce n’est pas, respondit le Berger, guerir la blessure que de rompre le glaive qui l’a faite ». En mesme temps Astrée arriva, qui s’adressant à Lycidas, luy dit ; tant s’en faut Berger, que je die la haine que vous me portez estre injuste, que j’advoüe que vous ne me sçauriez autant haïr, que vous en avez d’occasion : toutesfois si la memoire de celuy qui est cause de ceste mauvaise satisfaction, vous est encor aussi vive en l’ame qu’elle le sera à jamais en la mienne ; vous vous ressouviendrez que je suis la chose du monde qu’il a plus aimée, & qu’il vous sieroit mal de me haïr, puis qu’encore il n’y a rien qu’il aime davantage que moy. Lycidas vouloit respondre, & peut-estre selon la passion trop aigrement : mais Diane luy mettant la main devant la bouche, luy dit : Lycidas, Lycidas, si vous ne recevez ceste satisfaction, autant que jusques icy vous avez eu de raison, autant serez-vous blasmé pour estredéraisonnable. Astrée sans s’arrester à ce que Diane disoit, luy osta la main du visage, & luy dit : Non, non, sage Bergere, ne contraignez point Lycidas, laissez luy user de toutes les rigoureuses paroles qu’il luy plaira : Je sçay que ce sont des effets de sa juste douleur ; toutefois je sçay bien aussi qu’en cela il n’a pas fait plus de perte que moy. Lycidas oyant ces paroles, & la façon dont Astrée les proferoit, donna tesmoignage avec ses larmes qu’elle l’avoit attendry, & ne pouvant se commander si promptement, quelque deffense que Phillis & Diane fissent, il se deffit de leurs mains, & s’en alla d’un autre costé : dequoy Phillis s’appercevant, afin d’en avoir entiere victoire, le suivit, & luy sceut si bien representer le déplaisir d’Astrée, & la meschanceté de Semire, qu’en fin elle le remit bien avec sa compagne.

  Mais cependant Leonide suivoit son chemin à Feurs, & quoy qu’elle se hastast, elle ne peut outre-passer Ponsins, par ce qu’elle avoit dormy trop long temps : cela fut cause qu’elle s’esveilla beaucoup avant le jour, desireuse de retourner de bonne heure, afin de pouvoir demeurer quelque temps à son retour, avec les Bergeres qu’elle venoit de laisser : toutesfois elle n’osa partir avant que la clarté luy monstrast le chemin, de peur de se perdre, quoy qu’il luy fust impossible de fermer l’œil le reste de la nuit : cependant qu’elle alloit entretenant ses pensées, & qu’elle y estoit le plus attentive, elle ouït que quelqu’un parloit assez pres d’el le, car il n’y avoit qu’un entre-deux d’aiz fort delié, qui separoit une chambre en deux, d’autant que le maistre du logis estoit un fort honneste pasteur, qui par courtoisie, & pour les loix de l’hospitalité recevoit librement ceux qui faisoient chemin, sans s’enquerir quels ils estoient : & par ce que son logis estoit assez estroit, il avoit esté contraint de faire des entre-deux d’aiz pour avoir plus de chambres. Or quand la Nimphe y arriva, il y avoit deux estrangers logez : mais par ce qu’il estoit fort tard, ils estoient des-ja retirez & endormis, & de fortune la chambre où la Nimphe fut logée estoit faite de cette sorte, & tout auprez de la leur, sans qu’en s’y couchant elle s’en prit garde. Oyant donc murmurer quelqu’un aupres de son lict : car le chevet estoit tourné de ce costé-là, afin de les mieux entendre, elle approcha l’oreille à la fante d’une aix, & par hazard l’un d’eux relevant la voix un peu plus, elle ouyt qu’il respondoit ainsi à l’autre : Que voulez-vous que je vous die davantage, sinon qu’Amour vous rend ainsi impatient ? & bien elle se sera trouvée lasse, ou malade, ou incommodée de quelque survenant qui l’aura fait retarder, & faut-il se desesperer pour cela ? Leonide pensoit bien reconnoistre ceste voix : mais elle ne pouvoit s’en ressouvenir entierement, si fit bien de l’autre aussi tost qu’il respondit : Mais voyez vous, Climanthe, ce n’est pas cela qui me met en peine : car l’attente ne m’ennuyera jamais tant que j’espereray quelque bonne issuë de nostre entreprise : ce que je crains, & qui me met sur les espines où vous me voyez, c’est que vous ne luy ayez pas bien fait entendre ce que nous avions deliberé, ou qu’elle n’ait pas adjousté foy à vos paroles. Leonide oyant ce discours, & reconnoissant fort bien celuy qui parloit : estonnée, & desireuse d’en sçavoir davantage, s’approcha si pres des aiz, qu’elle n’en perdoit une seule parole, & lors elle oüyt que Climanthe respondoit. Dieu me soit en ayde avec cét homme. Je vous ay desja dit plusieurs fois que cela estoit impossible. Oüy bien, dit l’autre, à vostre jugement. Vrayement, respondit Climanthe, pour le vous faire advoüer, & pour vous faire sortir de ceste peine, je vous veux encor une fois redire le tout par le menu.


HISTOIRE DE LA TROMPERIE DE CLIMANTHE.

Apres que nous nous fusmes separez, & que vous m’eustes fait connoistre Galathée, Silvie, Leonide, & les autres Nimphes d’Amasis : aussi bien de veuë que je les connoissois desja par les discours que vous m’en aviez tenus, je creus qu’une des principales choses qui pouvoit servir à nostre dessein, estoit de sçavoir comme seroit vestu Lindamor le jour de son départ : car vous sçavez, que Clidaman & Guyemants s’en estant allez trouver Meroüé, Amasis commanda à Lindamor de le suivre avec tous les jeunes Chevaliers de ceste contrée, à fin que Clidaman fust reconneu de Meroüé, pour celuy qu’il estoit : & par mal-heur, il sembloit que Lindamor eust plus de dessein de faire tenir sa livrée secrette, qu’il n’avoit jamais eu. Si est-ce que j’allay si bien épiant l’occasion, qu’un soir qu’il estoit au milieu de la ruë, j’oüis qu’il commanda à un de ses gens d’aller chez le maistre qui luy faisoit ses habits, pour luy apporter le hoqueton qu’il avoit fait faire pour le jour de la monstre ; par ce qu’il le vouloit essayer : & d’autant qu’il avoit expressément deffendu de ne le laisser voir à personne, il luy donna une bague pour contre-signe : je suivis d’assez loin cest homme, pour reconnoistre le logis, & le lendemain à bonne heure, sçachant le nom du maistre, j’entray effrontément en sa maison, & luy dis que je venois de la part de Lindamor, par ce qu’Amasis le pressoit de partir, & qu’il craignoit que ses habits ne fussent pas faits à temps, & que je ne m’en fiasse point à ce qu’il m’en diroit, mais que je les visse moy-mesme pour luy en r’apporter la verité : Et puis continuant, je luy dis, Il m’eust donné la bague que vous sçavez, pour contre-signe, mais il m’a dit, qu’il suffisoit que je vous disse, que hier au soir il avoit envoyé querir le hoqueton, & que celuy qui le vint demander vous l’avoit apportée : ainsi je trompay le mai stre, & remarquay ses habits le mieux qu’il me fut possible, & lors que je fis semblant de le haster, il me répondit qu’il avoit assez de temps, puis que ce jour là mesme, il avoit veu une lettre d’Amasis, dans l’assemblée de la ville, par laquelle elle leur ordonnoit de se tenir armez dans cinq semaines, par ce qu’au jour qu’elle leur marquoit, elle vouloit faire son assemblée dans leur ville, à cause de la monstre generale, que Lindamor & ses trouppes faisoient pour aller trouver Clidaman ; & que le lendemain elle vouloit que vous fussiez receu pour general de ceste contrée en son absence : par ce moyen, je sçeus le jour du départ de Lindamor, & de plus, que vous demeureriez en ce pays, qui fut un accident, qui vint tres à propos pour parachever nostre dessein, quoy que vous en eussiez esté desja bien adverty. Suyvant cela, je m’en allay retirer dans ce grand bois de Savignieu, où sur le bord de la petite riviere qui passe au travers, je fis une cabane de fueilles, mais si cachée que plusieurs eussent passé aupres sans la voir, & cela à fin que l’on creust que j’y avois demeuré longuement : car comme vous sçavez, personne ne me cognoissoit en ceste contrée, & pour mieux monstrer qu’il y avoit long temps que j’y demeurois, les fueilles dont je couvris cette loge estoient desja toutes seiches, & puis je pris le grand miroir que j’avois fait faire, que je mis sur un autel, que j’entournay de houx, & d’espines, y mettant parmy quelques herbes, comme Verveine, fougere, & autres semblables. Sur un des costez je mis du Guy, que je disois estre de chesne : de l’autre la Serpe d’or, dont je faignois l’avoir couppé le sixiesme de la premiere lune, & au milieu le linceul, où je l’avois cueilly : & au dessus de tout cela, j’attachay le miroir au lieu le plus obscur, à fin que mon artifice fust moins apperçeu, & vis à vis par le dessus, j’y accommoday le papier paint, où j’avois tiré si au naturel, le lieu que je voulois monstrer à Galathée, qu’il n’y avoit personne qui ne le reconneut ; & à fin que ceux qui seroient en bas, s’ils tournoient les yeux en haut ne le vissent, du costé où l’on entroit, j’entrelassay des branches, & des fueilles de telle sorte ensemble, qu’il estoit impossible : & par ce que si l’on eust approché l’autel, se tournant de l’autre costé, on eust sans doute veu mon artifice, je fis à l’entour un assez grand cerne, où je mis les encensoirs de rang, & deffendois à chacun de ne les outre-passer point. Au devant du miroir, il y avoit une aiz, sur laquelle Heccathe estoit painte, ceste aiz avoit tout le bas ferré d’un fusil, & comme vous sçavez, elle ne tenoit qu’à quelques poils de cheval, si deliez, qu’avec l’obscurité du lieu, il n’y avoit personne qui les peust appercevoir : aussi tost que l’on les tiroit, l’aiz tomboit, & de sa pesanteur frappoit du fusil sur une pierre si à propos, qu’elle ne manquoit presque jamais de faire feu. J’avois mis au mesme lieu une mixtion de souffre, & de salpestre qui s’esprend de sorte au feu qui le touche, qu’il s’en esleve une flamme, avec une si grande promptitude, qu’il n’y a celuy qui n’en demeure en quelque sorte estonné ; ce que j’avois inventé pour faire croire que c’estoit une espece, ou de divinité, ou d’enchantement : tant y a que je trouvay le tout si bien disposé, qu’il me sembloit qu’il n’y avoit rien à redire. Apres toutes ces choses, je commençay quelquefois à me laisser voir, mais rarement, & soudain que je prenois garde que l’on m’avoit apperceu, je me retirois en ma loge, où je faisois semblant de ne me nourrir que de racines, par ce que la nuit j’allois achetter à trois, & quatre lieux de là, avec d’autres habits, tout ce qui m’estoit necessaire. Dans peu de jours plusieurs se prirent garde de moy, & le bruit de ma vie fut si grand, qu’il parvint jusques aux aureilles d’Amasis, qui se venoit bien souvent promener dans ces grands jardins de Mont-brison ; & entre-autres, une fois qu’elle y estoit, Silaire, Sylvie, Leonide, & plusieurs autres de leurs compagnes, vindrent se promener le long de mon petit ruisseau, où pour lors, je faisois semblant d’amasser quelques herbes : aussi tost que je reconneu qu’elles m’avoient apperçeu, je me retiray au grand pas en ma cabane : elles qui estoient curieuses de me voir, & de parler à moy, me suivirent à travers ces grands arbres. Je m’estois desja mis à genoux, mais quand je les ouys approcher, je m’en vins sur la porte, où la premiere que je ren contray fut Leonide : & par ce qu’elle estoit preste d’entrer, la repoussant un peu, je luy dis assez rudement : Leonide, la divinité que je sers, vous commande de ne profaner ses autels. A ces mots elle se recula, un peu surprise : car mon habit de Druide me faisoit rendre de l’honneur, & le nom de la divinité donnoit de la crainte : & apres s’estre r’asseurée, elle me dit ; Les autels de vostre Dieu, quel qu’il soit, ne peuvent estre profanez de recevoir mes vœux : puis que je ne viens que pour luy rendre l’honneur que le Ciel demande de nous. Le Ciel, luy répondis-je, demande à la verité les vœux, & l’honneur, mais non point differents de ce qu’il les ordonne : par ainsi, si le zele de la divinité que je sers, vous ameine icy, il faut que vous observiez ce qu’elle commande. Et quel est son commandement ? adjousta Silvie. Silvie, luy dis-je, si vous avez la mesme intention que vostre compagne, faites toutes deux ce que je vous diray, & puis vos vœux luy seront agreables. Avant que la Lune commence à décroistre, lavez-vous avant jour la jambe droitte jusques au genoüil, & le bras jusques au coude dans ce ruisseau qui passe devant ceste saincte caverne ; & puis la jambe, & le bras nud, venez icy avec un chapeau de Verveine, & une ceinture de Fougiere : apres je vous diray ce que vous aurez à faire pour participer aux sacrez mysteres de ce lieu, que je vous ouvriray, & declareray. Et lors luy prenant la main, je luy dis : Voulez vous, pour tesmoignage des graces, dont la divinité que je sers me favorise, que je vous die une partie de vostre vie, & de ce qui vous aviendra ? Non pas moy, dit-elle, car je n’ay point tant de curiosité : mais vous, ma compagne, dit-elle, s’adressant à Leonide, je vous ay veuë autrefois desireuse de le sçavoir, passez-en à ceste heure vostre envie. Je vous en supplie, me dit Leonide, en me presentant la main. Alors me ressouvenant de ce que vous m’aviez dit de ces Nymphes en particulier, je luy pris la main, & luy demanday, si elle estoit née de jour ou de nuit, & sçachant que c’estoit de nuit, je pris la main gauche, & apres l’avoir quelque temps considerée, je luy dis : Leonide, ceste ligne de vie, nette, bien marquée, & longue, vous monstre que vous devez vivre, pour les maladies du corps, assez saine, mais ceste petite croix, qui est sur la mesme ligne, presque au plus haut de l’angle, qui a deux petites lignes au dessus, & trois au dessous, & ces trois aussi qui sont à la fin de celle de la vie, vers la restrainte, monstrent en vous des maladies, que l’amour vous donnera, qui vous empescheront d’estre aussi saine de l’esprit, que du corps ; & ces cinq ou six poincts, qui comme petits grains, sont semez çà & là, de ceste mesme ligne, me font juger que vous ne haïrez jamais ceux qui vous aimeront, mais plustost que vous vous plairez d’estre aimée, & d’estre servie : Or regardez ceste autre ligne, qui prend de la racine de celle dont nous avons desja parlé, & passant par le milieu de la main, s’esleve vers le mont de la Lune, elle s’appelle moyenne naturelle, ces coupures que vous y voyez, qui paroissent peu, signifient que vous vous courroucez facilement, & mesme contre ceux sur qui l’Amour vous donne authorité : & ceste petite estoile, qui tourne contre l’enfleure du poulce, monstre que vous estes pleine de bonté, & de douceur, & que facilement vous perdez vos coleres : Mais voyez vous ceste ligne que nous nommons Mensale, qui se joint avec la moyenne naturelle, en sorte que les deux font un angle : cela monstre que vous aurez divers troubles en l’entendement pour l’Amour, qui vous rendront quelquefois la vie desagreable ; ce que je juge encor mieux, considerant que peu apres la moyenne deffaut, & celle-cy s’assemble avec celle de la vie, si bien qu’elles font l’angle de la Mensale, & de l’autre : car cela m’apprend que tard, ou jamais aurez vous la conclusion de vos desirs. Je voulois continuer, quand elle retira la main, & me dit : que ce n’estoit pas ce qu’elle me demandoit, car je parlois trop en general, mais qu’elle vouloit clairement sçavoir, ce qui aviendroit du dessein qu’elle avoit. Alors je luy respondis : « Les Numes celestes, sçavent eux seuls ce qui est de l’advenir ; sinon en tant que par leur bonté, ils en donnent connoissance à leurs serviteurs ; & cela quelquefois pour le bien public, quelquefois pour satisfaire aux ardantes supplications de ceux, qui plusieurs fois en importunent leurs autels, & bien souvent pour faire paroistre que rien ne leur est caché, & toutefois c’est apres au prudent interprete de ce Dieu, de n’en dire qu’autant qu’il connoist estre necessaire : par ce que les secrets des Dieux ne veulent point estre divulguez sans occasion ». Je vous dy cecy, à fin que vostre curiosité se contente de ce que je vous en ay discouru un peu moins clairement que vous ne desirez : car il n’est pas necessaire que je le vous die autrement ; & à fin que vous connoissiez que le Dieu ne m’est point chiche de ses graces, & qu’il me parle familierement, je vous veux dire des choses qui vous sont advenuës, par lesquelles vous jugerez combien je sçay.

  En premier lieu, belles Nymphes, vous sçavez bien que je ne vous vy jamais, & toutefois à l’abord, je vous ay toutes nommées par vos noms : ce que j’ay fait, parce que je veux bien que vous me croyez plus sçavant que le commun ; non pas à fin que la gloire m’en revienne, ce seroit trop de presomption, mais à la divinité que je sers en ce lieu. Or il faut que vous croyez que tout ce que je vous diray, je l’ay appris du mesme Maistre, & certes en cela je ne mentois pas, car c’estoit vous Polemas, qui me l’aviez dit : mais par ce, continuay-je, que les particularitez rendront peut-estre mon discours plus long, il ne seroit point hors de propos que nous nous missions sous ces arbres voisins. A ce mot nous y allasmes, & lors je recommençay ainsi. Vrayement, interrompit Polemas, vous ne pouviez conduire avec plus d’artifice ce commencement. Vous jugerez, respondit Climanthe, que la continuation ne fut point avec moins de prudence. Je pris donc la parole de ceste sorte.

  Belle Nimphe, il peut y avoit trois ans, que le gentil Agis, en pleine assemblée, vous fut donné pour serviteur, à ce commencement vous vous fustes indifferens : car jusques alors, la jeunesse de l’un & de l’autre, estoit cause que vos cœurs n’estoient capables des passions que l’Amour conçoit, mais depuis ce temps vostre beauté en luy, & sa recherche en vous, commencerent d’éveiller peu à peu ces feux, dont nature met les premieres estincelles en nous, dés l’heure que nous naissons : de sorte que ce qui vous estoit indifferent, devint particulier en tous deux, & l’Amour en fin se forma, & nasquit en son ame, avec toutes les passions qui ont accoustumé de l’accompagner, & en vous une bonne volonté, qui vous faisoit agréer davantage son affection, & ses services que de tout autre. La premiere fois qu’à bon escient il vous en fit ouverture, fut quand Amasis s’allant promener dans ses beaux jardins de Mont-brison, il vous prit sous le bras, & apres avoir demeuré quelque temps sans parler, il vous dit tout à coup. En fin, belle Nymphe, il ne sert de rien que je dispute en moy-mesme, si je dois, ou si je ne dois pas vous declarer ce que j’ay dans l’ame, car le dissimuler est peut-estre recevable en ce qui quelquefois peut estre changé : mais ce qui me contraint de parler à cet heure, m’accompagnera jusques au delà du tombeau. Icy je m’arrestay, & luy dis : Voulez vous Leonide, que je redie les mesmes paroles que vous luy respondites. Sans mentir, luy dit alors Polemas, vous vous mettiez en un grand hazard d’estre découvert. Nullement, respondit Climanthe, & pour vous rendre preuve de la perfection de ma memoire, je vous diray les mesmes paroles. Mais, repliqua Polemas, si moy-mesme m’estois oublié à vous les dire ? ô, adjousta Climanthe, je ne doute pas que cela ne soit : mais tant y a que le sujet des paroles estoit celuy que vous m’avez dit, & elle mesme ne sçauroit se ressouvenir des mesmes mots ; de sorte qu’avec l’opinion que ce soit un Dieu qui me les ait dits, sans doute elle eust creu, que c’estoient ceux-là mesme ; Que si vous n’eussiez esté si familier avec elle, comme vostre secrette affection vous avoit rendu, je ne l’eusse pas si aisément entrepris : mais me ressouvenant que vous m’aviez dit, que vous l’aviez servie fort longuement, & que ce service avoit esté tousjours bien reçeu, jusques à ce que vous aviez changé d’affection, & que vous estiez devenu serviteur de Galathée, & mesmes que cela estoit cause que pour vous faire déplaisir elle tenoit le party de Lindamor contre vous. Je parlois plus hardiment de tout ce qui s’estoit passé en ce temps-là, sçachant bien que « l’Amour ne permet pas que l’on puisse celer quelque chose à la personne que l’on aime » ; mais pour revenir à nostre propos, elle me répondit : Je veux bien que vous m’en disiez ce qu’il vous plaira : mais nous en croirons ce que nous voudrons, ce qu’elle disoit, comme estant un peu picquée de ce qu’elle le vouloit peut estre celer à ses compagnes. Je ne laissay de continuer : Or bien Leonide, vous en croirez ce qu’il vous plaira : car je m’asseure que je ne vous diray rien qu’en vostre ame vous ne l’avouyez pour vray. Vous luy répondites, comme faignant de n’entendre pas ce qu’il vouloit dire : Vous avez raison Agis, de ne point taire par dissimulation ce qui vous doit accompagner aussi longuement que vous vivrez, autrement ne pouvant estre qu’il ne se découvre, vous seriez tenu pour personne double ; nom qui n’est honorable à nulle sorte de gens : mais moins à ceux qui font la profession que vous faites. Ce conseil, donc, répondit-il, & ma passion me contraindront de vous dire, belle Nimphe, que ny l’inégalité de vos merites à moy, ny le peu de bonne volonté, que j’ay reconneu en vous, n’ont peu empescher mon affection, ny ma temerité, qu’elles ne m’ayent eslevé jusques à vous ; que si toutefois « non point la qualité du don : mais de la volonté doit estre recevable », je puis dire avec asseurance, que l’on ne vous sçauroit offrir un plus grand sacrifice : car ce cœur que je vous donne, je le donne avec toutes les affections, & avec toutes les puissances de mon ame, & tellement tout, que ce qui apres ceste dona tion, ne se trouvera vostre en moy, je le desavoüeray, & renonceray comme ne m’appartenant pas : la conclusion fut que vous luy respondites ; Agis, je croiray ces paroles quand le temps, & vos services me les auront dittes aussi bien que vostre bouche : Voila la premiere declaration d’amitié que vous eustes de luy, de laquelle il vous rendit par apres assez de preuve, tant par la recherche qu’il fit pour vous épouser, que par les querelles qu’il prit contre plusieurs, desquels il estoit jaloux : ce fut en ce temps que voulant vous friser les cheveux, vous vous bruslastes la jouë, sur quoy il fit tels vers.


CHANSON,
D’Agis, sur la brusleure de la
joüe de Leonide.

Cependant que l’Amour se jouë,
Dedans l’or de vos beaux cheveux,
Un’ étincelle de ses feux,
Par mal-heur vous touche la joüe.

Par là jugez Nimphe cruelle,
Combien en est le feu cuisant,
Puis que ceste seule estincelle
Tant de douleur va produisant.

Cependant que vostre œil eslance,
Encores qu’il en fust vaincœur,
Tant de flâmes contre mon cœur,
L’une la jouë vous offence.

Pour là jugez Nimphe cruelle,
Combien en est le feu cuisant,
Puis que ceste seule estincelle,
Tant de douleur va produisant.

Cependant que mon cœur en flâme
Vouloit son ardeur vous lancer,
Son feu qui ne pût y passer,
Brusla la jouë au lieu de l’ame.

Par là jugez Nimphe cruelle,
Combien est le feu cuisant,
Puis que ceste seule estincelle,
Tant de douleur va produisant.

Et pour vous faire paroistre que veritablement je sçay ces choses, par une divinité qui ne peut mentir, & de qui la veuë, & l’oüye penetrent jusques dans le profond des cœurs, je vous veux dire une chose sur ce sujet, que personne ne peut sçavoir que vous & Agis. Elle eut peur que je ne découvrisse quelque secret qui la peust fascher, aussi estoit-ce mon dessein de luy donner ceste apprehension : cela fut cause qu’elle me dit toute troublée : Homme de Dieu, encor que je ne craigne pas que vous, ou autre puissiez dire chose sur ce sujet, qui me doive importer, toutefois ce discours est si sensible, qu’il est bien mal-aisé d’y toucher d’une main si douce, que la blesseure n’en cuise, c’est pourquoy je vous supplie de le finir. Elle profera ces paroles avec un tel changement de visage & d’une voix si interdite, que pour la r’asseurer, je fus contraint de luy dire. Vous ne devez me croire avec si peu de consideration, que je ne sçache celer ce qui pourroit vous offenser, ny que j’ignore que les moindres blesseures sont bien fort sensibles en la partie où je vous touche : car c’est au cœur à qui toutes ces playes s’addressent : mais puis que vous ne voulez pas en sçavoir davantage, je m’en tairay, aussi bien il est temps que je r’entre vers la divinité qui me r’appelle : & en cest instant, je me levay, & leur donnay le bon jour, puis apres avoir fait quelques apparences de ceremonies sur la riviere, je dy assez haut. O souveraine Deité, qui presides en ce lieu, voicy que dans ceste eau, je me nettoye, & despoüille de tout le profane que la pratique des hommes me peut avoir laissé, depuis que je suis sorty hors de ton sainct Temple. A ce mot je donnay trois fois des mains dans l’eau, & puis en puisant au creux de l’une, j’en pris trois fois dans la bouche, & les yeux, & les mains tournées au Ciel, j’entray en ma cabane sans parler à elles, & par ce que je me doutay bien qu’elles auroient assez de curiosité pour venir voir ce que je ferois, je m’en allay devant l’autel, où faisant semblant de me mettre en terre, je tiray les poils de cheval, qui faisant leur effet, laisserent tomber la petite aiz ferrée qui estoit devant le miroir, qui donna si à propos sur le caillou, qu’il fit feu, & en mesme temps se prit à la composition, qui estoit au dessous ; si bien que la flâme en sortit avec tant de promptitude, que ces Nimphes qui estoient à la porte, voyant au commencement éclairer le miroir, puis tout à coup le feu si prompt, & violent, prirent une telle frayeur, qu’elles s’en retournerent avec beaucoup d’opinion, & de ma saincteté, & du respect envers la Divinité que je servois. Ce commencement pouvoit-il estre mieux conduit que cela ? Non certes respondit Polemas, & je juge bien quant à moy que toute personne qui n’en eust point esté advertie, s’y fust aisément trompée.

  Cependant que Climanthe parloit ainsi, Leonide l’escoutoit si ravie hors d’elle-mesme, qu’elle ne sçavoit si elle dormoit ou veilloit : car elle voyoit bien que tout ce qu’il racontoit, estoit tres-veritable, & toutefois elle ne pouvoit bonnement croire que cela fust ainsi : & cependant qu’elle disputoit en ellemesme, elle ouyt que Climanthe recommençoit. Or ces Nimphes s’en allerent, & ne puis sçavoir asseurément quel rapport elles firent de moy, si est-ce que par conjecture, il y a apparence qu’elles dirent à chacun les choses admirables qu’elles avoient veuës, & comme « la renommée augmente tousjours », la Cour n’estoit pleine que de moy : & certes en ce temps-là j’euz de la peine à continuer mon entreprise, car une infinité de personnes vindrent me voir, les unes par curiosité, les autres pour estre instruites, & plusieurs pour sçavoir si ce que on disoit de moy estoit point controuvé, & fallut que j’usasse de grandes ruses, quelquefois pour échapper, je disois que ce jour-là estoit un jour muet pour la deïté que je servois, une autre fois que quelqu’un l’avoit offensée, & qu’elle ne vouloit point respondre, que je ne l’eusse appaisée par jeusnes : d’autrefois je mettois des conditions aux ceremonies que je leur faisois faire, qu’ils ne pouvoient parachever qu’avec beaucoup de temps, & quelquefois quand le tout estoit finy, j’y trouvois à dire, ou qu’ils n’avoient pas bien observé tout, ou qu’ils en avoient trop, ou trop peu fait : & par ainsi je les faisois recommencer, & allois gagnant le temps. Pour le regard de ceux dont quelque chose m’estoit cogneuë : je les dépeschois assez promptement, & cela estoit cause que les autres desireux d’en sçavoir autant que les premiers, se sousmettoient à tout ce que je voulois. Or durant ce temps Amasis me vint voir, & avec elle Galathée : apres que j’eus satisfait à Amasis sur ce qu’elle me demandoit, qui fut en somme de sçavoir quel seroit le voyage que Clidaman avoit entrepris, & que je luy eus dit qu’il courroit beaucoup de fortune, qu’il seroit blessé, & qu’il se trouveroit en trois batailles, avec le Prince des Francs : mais qu’en fin il s’en reviendroit avec toute sorte d’honneur & de gloire : elle se retira de moy fort contente, & me pria que je recommandasse son fils à la Deité que je servois. Mais Galathée beaucoup plus curieuse que sa mere, me tirant à part, me dit ; Mon pere, obligez moy de me dire ce que vous sçavez de ma fortune. Alors je luy dis, qu’elle me montrast la main, je la regarday quelque temps, puis je la fis cracher trois fois en terre, & ayant mis le pied gauche dessus, je la tournay du costé du Soleil Levant, & la fis regarder quelque temps en haut. Je luy pris la mesure du visage, & de la main, puis la grosseur du col, & avec ceste mesure je mesuray depuis la ceinture en haut, & en fin luy regardant encor un coup les deux mains, je luy dis ; Galathée, vous estes heureuse, si vous sçavez prendre vostre heur, & tres mal-heureuse, si vous le laissez eschapper, ou par nonchalance, ou par Amour, ou par faute de courage : Mais à la verité si vous ne vous rendez incapable du bien à quoy le Ciel vous a destinée, vous ne sçauriez par le desir attaindreà plus de felicité, & tout ce bien, ou tout ce mal, vous est preparé par l’Amour ; advisez donc de prendre une belle & ferme resolution, en vous-mesme de ne vous laisser esbranler à persuasion d’Amour, ny à conseil d’amie, ny à commandements de parents : que si vous ne le faites, je ne croy point qu’il y ait sous le Ciel rien de plus miserable que vous serez. Mon Dieu, dit alors Galathée, vous m’estonnez ! Ne vous en estonnez point, luy dis-je : car ce que je vous en dis n’est que pour vostre bien, & afin que vous vous y puissiez conduire avec toute prudence, je vous en veux découvrir tout ce que la divinité qui me l’a appris me permet : mais ressouvenez-vous de le tenir si secret, que vous ne le fiez à personne : Apres qu’elle me l’eust promis, je continuay de ceste sorte. Ma fille (car l’office auquel les Dieux m’ont appellé me permet de vous nommer ainsi) vous estes & serez servie de plusieurs grands Chevaliers, dont les vertus & les merites peuvent diversement vous esmouvoir : mais si vous mesurez vostre affection, ou à leurs merites, ou au jugement que vous ferez de leur Amour, & non point à ce que je vous en diray, vous vous rendrez autant pleine de mal-heur, qu’une personne hors de la grace des Dieux le sçauroit estre ; car moy qui suis l’interprette de leur volonté, en la vous disant je vous oste toute excuse de l’ignorer ; si bien que d’or’ en là vous serez desobeïssante envers eux si vous y contrevenez, & vous sçavez que le Ciel demande plus l’obeissance & la sousmission que tout autre sacrifice : par ainsi ressouvenez-vous bien de ce que je vous vay dire. Le jour que les Baccanales vont par les ruës heurlant & tempestant, pleines de l’enthousiasme de leur Dieu, vous serez en la grande ville de Marcilly, où plusieurs Chevaliers vous verront : mais prenez bien garde à celuy qui sera vestu de toille d’or verte, & de qui toute la suitte portera la mesme couleur, si vous l’aimez, je plains dés icy vostre mal-heur, & ne puis assez vous dire, que vous serez la butte de tous desastres & de toutes infortunes : car vous en ressentirez plus encores, que je ne vous en puis dire. Mon pere, me respondit-elle un peu estonnée, à cela je sçay un bon remede, qui est de ne rien aimer du tout. Mon enfant, luy repliquay-je, ce remede est fort dangereux d’autant que non seulement vous pouvez offenser les Dieux, en faisant ce qu’ils ne veulent pas : mais aussi en ne faisant pas ce qu’ils veulent : par ainsi prenez garde à vous. Et comment, adjousta-t’elle, faut-il que je m’y conduise ? Je vous ay desja dit, luy respondis-je, ce que vous ne devez pas faire, à ceste heure je vous diray ce qu’il faut que vous fassiez.

  Il faut en premier lieu, que vous sçachiez que « toutes les choses corporelles ou spirituelles ont chacune leurs contraires & leurs simpathisantes », des plus petites nous pourrions venir à la preuve des plus grandes, mais pour la connoissance qu’il faut que vous ayez, ce discours seroit inutile : aussi ce que je vous en dis n’est que pour vous faire entendre, que tout ainsi que vous avez ce mal-heur contraire à vostre bon-heur, aussi avez-vous un destin si capable de vous rendre heureuse, que vostre heur ne se peut representer ; & en cela les Dieux ont voulu recompenser celuy, auquel ils vous ont sousmise. Puis qu’il est ainsi, me respondit-elle, je vous conjure, mon pere, par la divinité que vous servez, de me dire quel il est. C’est, luy dis-je, une autre personne, que si vous l’espousez, vous vivrez avec toute la felicité qu’une mortelle peut avoir. Et qui est-il ? respondit incontinant Galathée. Belle Nimphe, luy dis-je, ce que je vous dy ne vient pas de moy, c’est d’Hecathe que je sers : De sorte que si je ne vous en dy davantage, ne croyez pas que ce soit faute de volonté : mais c’est qu’elle ne me l’a point encor découvert, & cela d’autant que je n’en ay pas eu la curiosité : mais si vous en avez envie, observez les choses que je vous diray, & vous en sçaurez tout ce qui sera necessaire : « car encor que liberalement les Dieux fassent les biens aux hommes qu’il leur plaist, si veulent-ils estre reconnus pour Dieux, & les sacrifices des mortels leur agreent, comme connoissances qu’ils donnent de n’estre point ingrats des biens receus ». Apres quelques autres propos, ceste Nimphe fort interditte me dit, qu’elle ne desiroit rien davantage, & qu’elle observeroit tout ce que j’ordonnerois. Il est temps à ceste heure, luy dis-je, car la Lune est en son plein, ou peu s’en faut, & si vous la laissez décroistre, vous ne le pourrez plus : & puis je luy fis le mesme commandement que j’avois fait à Silvie & à Leonide, de se laver avant jour dans le ruisseau voisin, la jambe & le bras, & venir de ceste sorte avec un chappeau de Verveine, & une ceinture de Fougiere devant ceste caverne, & que j’y tiendrois preparé ce qui seroit necessaire pour le sacrifice : mais qu’il ne falloit pas que ceux qui y assisteroient fussent en autre estat qu’elle. Et bien, me dit-elle, j’y viendray avec deux de mes Nymphes, & si secrettement que personne n’en sçaura rien : mais advisez à ne me parler devant elles en sorte qu’elles sçachent asseurément cét affaire : car elles tascheroient de m’en divertir. Je fus extrémement aise de cét advertissement, ayant moy-mesme cette mesme crainte, outre que la voyant avec ceste prevoyance, je jugeay qu’elle faisoit dessein de suyvre mon advis, autrement elle ne s’en fust pas souciée : ainsi donc elle s’en alla avec asseurance de revenir le troisiesme jour d’apres. Or ce qui m’avoit fait dire qu’il falloit que ce fust avant que la Lune descreust, fut afin que si quelqu’autre me venoit importuner de semblable chose, je peusse trouver excuse sur le deffaut de la Lune, & aussi j’avois dit qu’il falloit que ce fust avant jour, afin d’y avoir moins de personnes. Et quant au jour des Baccanales, j’avois conté que c’estoit ce jour-là que Lyndamor devoit prendre congé d’Amasis à Marcilly, & d’elle par consequant ; & aussi qu’il seroit habillé de vert. Or toutes ces choses ainsi resoluës & preparées, je donnay ordre à trouver ce qu’il falloit pour le sacrifice que nous avions à faire le troisiesme jour : car encore que je ne sçeusse guere bien ce mestier, si falloit-il que je me monstrasse expert en cela, afin qu’elles, qui y estoient accoustumées, n’y trouvassent rien à redire. Vous sçavez que dés le commencement nous y estions preparez, & que nous avions donné ordre pour recouvrer tout ce qui estoit necessaire.

  Le matin venu, à peine le jour commençoit à poindre, que je la trouvay en l’estat que je lui avois ordonné avec Silvie & Leonide, & sans mentir je desiray alors que vous y fussiez, pour avoir le contentement de voir cette belle, dont les cheveux au gré du vent s’alloient recrespant en onde, n’estant couverts que d’un chappeau de Verveine, vous eussiez veu ce bras nud, & ceste jambe blanche comme albastre, le tout gras & poly, en sorte qu’il n’y avoit point d’apparence d’os, la greve longue & droite, & le pied petit & mignard, qui faisoit honte à ceux de Tetis. Il faut que j’advouë la verité, je voulus un peu passer le temps, & voir davantage de ces beautez, de sorte que je leur dis qu’il falloit qu’elles se parfumassent tout le corps d’ancens masle, & de souffre : afin que les visions des Deitez de Stix ne les peussent offenser : Et leur mon stray à cét effet un lieu un peu reculé, où elles ne pouvoient estre veuës que mal-aisément.

  Sur le panchant du vallon voisin, duquel ce petit ruisseau arrouse le pied, il s’esleve un boccage espaissi branche sur branche de diverses fueilles, dont les cheveux n’ayans jamais esté tondus par le fer, à cause que le bois est dedié à Diane, s’entre-ombrageoient espandus l’un sur l’autre, de sorte que mal-aisément pouvoient-ils estre percez du Soleil, ny à son lever, ny à son coucher ; & par ainsi au plus haut du midy mesme, une chiche lumiere d’un jour blafard y pallissoit d’ordinaire ; ce lieu ainsi commode leur donna courage : mais plus encore la curiosité de sçavoir ce qu’elles desiroient. Là donc apres avoir pris les parfums necessaires, elles vont se desabiller toutes trois, & moy qui sçavois quel estoit le lieu, m’esgarant à travers les halliers, revins par un autre costé où elles estoient, & eus commodité de les voir nuës : sans mentir, je ne vy de ma vie rien de si beau : mais sur toutes je trouvay Leonide admirable, fust en la proportion de son corps, fust en la blancheur de la peau, fust en l’embonpoinct, elle les surpassoit de beaucoup ; si bien qu’alors je vous condamnay pour homme peu expert aux beautez cachées, puis que vous l’aviez quittée pour Galathée, qui à la verité a bien quelque chose de beau au visage : mais le reste si peu accompagnant ce qui se voit, qu’il se peut avec raison, nommer un abuseur. Mon Dieu Climanthe, dit alors Polemas, qui ne pouvoit oüyr parler de ceste sorte de ce qu’il aimoit, si vous me voulez plaire laissez ces termes, & continuez vostre discours : car il y a bien de la comparaison du visage de Leonide à celuy de Galathée ! En cela, respondit Climanthe, vous pourriez avoir quelque raison : mais croyez moy, qui le sçay pour l’avoir veu, le visage de Leonide est ce qui est de moins beau en son corps. Or je luy conseille donc, dit Polemas tout en colere, qu’elle cache le visage, & qu’elle monstre ce qu’elle a de plus beau : mais voyez vous, vous aviez les yeux troublez tant pour l’obscurité du lieu, que pour avoir tout l’entendement à vostre entreprise, de sorte qu’en ce temps-là mal-aisément en pouviez-vous faire quelque bon jugement : mais laissons cela à part, & continuez vostre discours je vous supplie. Leonide qui escoutoit tous ces propos, voyant avec quel mespris Polemas parloit d’elle ; se ressentit de sorte offensée contre luy, que jamais depuis elle ne luy pût pardonner, & au contraire quoy qu’elle voulust mal à la ruse de Climanthe, si l’aimoit-elle en quelque sorte s’oyant loüer : « car il n’y a rien qui chatoüille davantage une fille que la loüange de sa beauté, & mesme quand elle est hors de soupçon de flatterie ». Cependant qu’elle estoit en ces pensers, elle oüyt qu’il continuoit ainsi. Or ces trois belles Nymphes s’en revindrent vers moy, & me trouverent au devant de ma caverne, où je faisois une fosse pour le sacrifice ; d’autant que soudain qu’elles avoient commencé de se r’abiller, je m’en estois revenu, & avois eu le loisir d’en faire une partie : Je la creusay d’une coudée & de quatre pieds en rond, puis j’allumay trois feux à l’entour, d’encens, d’ache, & de pavot, & avec un encensoir, je parfumay le lieu trois fois en rond, & autant ma cabane, & puis je leur entournay le corps de Verveine, & leur fis à chacune une couronne de pavot, & mis dans leur bouche du sel, que je leur fis mâcher. Apres je pris trois genices noires, & les plus belles que j’eusse sceu choisir, & neuf brebis qui n’avoient point esté connuës du bellier, dont la laine noire & longue ressembloit à de la soye, tant elle estoit douce & deliée ; je conduisis ces animaux sans les frapper sur la fosse, où m’estant tourné du costé de l’Occident, je les poussay sur le bord, de la main gauche, & de l’autre je prins le poil qui estoit entre les cornes, & le jettay dedans le creux, y respandant ensemble du lait, & de la farine, du vin, & du miel, & apres avoir appellé quatre fois Hecathe, je mis le cousteau dans le cœur des animaux, l’un apres l’autre, & en receus le sang dans une tasse, & puis r’appellant encore Hecathe, je le laissay tomber peu à peu dedans. Lors me semblant qu’il ne restoit plus rien à faire je me relevay sur le bout des pieds, & faisant comme le transporté, je dis aux Nimphes : voicy le Dieu, il est temps : & prenant Galathée par la main, nous entrasmes tous quatre dedans. Je m’estois rendu farouche, j’avois les yeux ouverts, & roüans dans la teste, la bouche entr’ouverte, l’estomach pantelant, & le corps comme tremoussant par le sainct Enthousiasme. Estant pres de l’autel, je dis : O saincte Deïté, qui presides en ce lieu, donne moy que je puisse respondre à ceste Nimphe avec verité sur ce qu’elle m’a demandé : le lieu estoit fort obscur, & n’y avoit clarté que celle que deux petits flambeaux donnoient, qui estoient allumez sur l’autel ; & le jour qui estoit des-ja assez grand donnoit un peu de clarté à l’endroit où estoit le papier paint, afin qu’il se peust mieux representer dans le miroir. Apres avoir dit ces mots, je me laissay choir en terre, & ayant tenu quelque temps la teste en bas, je me relevay, & m’adressant à Galathée, je luy dis : Nimphe aimée du Ciel, tes vœux & tes sacrifices ont esté receus, la Deïté que nous avons reclamée, veut que par la veuë, & non seulement par l’oüye, tu sçaches où tu dois trouver ton bien : Approche toy de cét autel, & dy apres moy : O grande Hecathe qui presides aux Palus Stigieux, ainsi jamais le chien à trois testes ne t’aboye quand tu y descendras : ainsi tes autels fument tousjours d’agreables sacrifices, comme je te promets tous les ans de les charger d’un semblable à cestuy-cy : pourveu, grande Déesse, que par toy je voye ce que je te requiers. A ceste derniere parole, je touchay les poils de cheval, ausquels la petite ayx estoit suspanduë, qui estant laschée tomba, & sans manquer donnant sur le caillou, fit le feu accoustumé, avec une flame si prompte, que Galathée fut surprinse de frayeur : mais je la retins & luy dis, Nimphe, n’ayez peur, c’est Hecathe qui vous monstre ce que vous demandez : lors la fumée peu à peu se perdant, le miroir se vid : mais un peu trouble de la fumée de ce feu qui fut cause que prenant une esponge moüillée, que je tenois expressément au bout d’une cane, je passay deux ou trois fois sur la glace qui la rendit fort claire, & de fortune le Soleil leva en mesme temps, donnant si à propos sur le papier paint, qu’il paroissoit si bien dans le miroir, que je ne l’eusse sceu desirer mieux. Apres qu’elles y eurent regardé quelque temps, je dis à Galathée, ressouviens toy Nimphe, qu’Hecathe te fait sçavoir par moy, qu’en ce lieu que tu vois representé dans ce miroir, tu trouveras un diamant à demy perdu, qu’une belle & trop desdaigneuse a mesprisé, croyant qu’il fust faux : & toutefois il est d’inestimable valeur, prends le & le conserves curieusement : Or ceste riviere, c’est Lignon, ceste Saulaye qui est deça, c’est le costé de Mont-verdun, au dessous de ceste coline, où il semble qu’autrefois la riviere ait eu son cours, remarque bien le lieu & t’en ressouviens. Puis tirant la Nimphe à part, je luy dis, mon enfant vous avez, comme je vous ay dit, une influence infiniment mauvaise, & une autre la plus heureuse qu’on puisse desirer : La mauvaise je la vous ay ditte, gardez vous-en si vous aimez vostre contentement : La bonne, c’est celle-cy, que vous voyez dans ce miroir : Remarquez donc bien le lieu que je vous y ay fait voir ; & afin de vous en mieux ressouvenir, apres que j’auray parlé à vous retournez le voir, & le remarquez bien : car le jour que la Lune sera au mesme estat qu’elle est aujourd’huy environ ceste mesme heure, un peu plus tost ou un peu plus tard, vous trouverez celuy que vous devez aimer. S’il vous void avant que vous luy, il vous aimera : mais difficilement le pourrez vous aimer : au contraire si vous le voyez la premiere, il aura de la peine à vous aimer, & vous l’aimerez incontinant : si faut-il comme que ce soit que par vostre prudence vous surmontiez cette contrarieté : resolvez-vous donc, & de vous vaincre & de le vaincre, s’il est de besoin : car sans doute avec le temps vous y parviendrez ; que si vous ne le rencontrez la premiere fois, retournez y la Lune d’apres au mesme jour, & environ ceste mesme heure, & continuez ainsi jusques à la troisiesme, si à la seconde vous ne l’y rencontrez ; Hecathe ne veut pas bien m’asseurer du jour. « Les Dieux se plaisent de mettre de la peine en ce qu’ils veulent nous donner, afin que l’obeïssance qu’en cela nous leur rendons, soit tesmoignage combien nous les estimons ». Lors prenant une petite houssine je m’approchay du miroir, & luy monstray avec le bout tous les lieux. Voyez-vous, luy disois-je, voila la montagne d’Isoure, voila Mont-verdun, voila la riviere de Lignon : Or voyez vous là Cala à ce bord de deçà, & un peu plus bas là Pra ; allant à la chasse vous y avez passé souvent, vous pourrez bien le reconnoistre. Or, Nimphe, Hecathe te mande encor par moy, que si tu n’observes ce qu’elle t’a declaré, & ce que tu luy as promis, elle augmentera le mal-heur dont le destin te menasse : & puis changeant un peu de voix, je luy dis ; Et je suis tres-aise qu’avant mon depart j’aye esté si heureux que de vous avoir donné cét advis : car encor que je ne sois point de ceste contrée, si est-ce que vostre vertu & vostre pieté envers les Dieux m’obligent à vous aimer, & à prier Hecathe qu’elle vous conserve & rende heureuse, & par là vous voyez que je suis du tout à ceste Déesse, puis que m’ayant commandé de partir dans demain, sans luy contredire je m’y resous, & vous dis a-dieu. A ce mot je les mis hors de la cabane ; & leur ostant les herbes que je leur avois mises autour, je les bruslay dans le feu qui estoit encor allumé, & puis me retiray.

  Je vous veux dire à ceste heure, pourquoy je luy dis que ce fust à la pleine Lune : car vous vous estes fasché que je luy ay donné si long terme, je l’ay fait afin que Lindamor fust party avant qu’elle y allast, n’y ayant pas apparence qu’Amasis le luy eust permis aupara vant : & puis encor falloit-il que vous, qui deviez prendre la charge de toute la Province, eussiez un peu de loisir de demeurer pres d’Amasis, apres le depart de tous ces Chevaliers, pour y commencer à donner quelque ordre : puis que d’aller si promptement à la chasse, chacun en eust murmuré ; d’autant que vous sçavez, combien « une personne qui se mesle de l’Estat, est sujette aux envies & calomnies ». Je luy donnay les trois Lunes apres, afin que si vous y failliez un jour, vous y pussiez estre l’autre. Je luy dy, que si elle vous voyoit la premiere, qu’elle vous aimeroit facilement ; que si c’estoit vous, ce seroit au contraire, & cela seulement pour ce que je sçavois fort bien que vous seriez le premier à la voir : si bien qu’elle trouveroit veritable en elle-mesme ceste difficulté d’Amour : car comme vous sçavez elle aime Lindamor. Je luy dis que je devois partir le lendemain, afin qu’elle ne trouvast pas estrange mon depart, si de fortune elle revenoit me chercher pour quelque autre curiosité : car ayant fait envers elle ce que nous avions resolu, ma plus grande haste estoit de m’en aller pour n’estre reconnu de quelque Druide qui m’eust fait chastier, & vous sçavez bien que ç’a tousjours esté là toute ma crainte : vous semble-t’il que j’y aye oublié quelque chose ? Non certes, dit alors Polemas : mais que peut-estre ce qui l’a des-ja retardée si long temps ? Quant à moy, dit Climanthe, je ne le puis sçavoir, si ce n’est qu’elle n’ait pas bien conté les jours de la Lune : mais puis que rien ne vous presse, & que vous pouvez encor vous retrouver icy au temps que je luy ay donné, je suis d’advis que vous le fassiez, & que tous les matins deux jours avant & apres vous ne manquiez point d’aller là à bonne heure : car il est tout vray, que le premier jour nous y fusmes un peu trop tard. Et que voulez vous, respondit Polemas, que j’y fasse ? ce fut la perte de ce Berger qui se noya qui en fut cause, & vous sçavez bien que le bord de la riviere estoit si plein de personnes, que je n’eusse peu demeurer là seul sans soupçon : mais si ne retardasmes nous pas beaucoup, & n’y a pas apparence qu’elle y fust ce jour-là : car je m’asseure que la mesme occasion qui m’en empescha l’aura aussi fait retarder, pour n’estre point veuë. Ne vous persuadez point cela, repliqua Climanthe, elle estoit trop desireuse d’observer ce que je luy avois ordonné : Mais il me semble qu’il seroit temps de se lever, afin que vous partissiez : & lors ouvrant les fenestres il vid poindre le jour. Sans doute, luy dit-il, avant que vous soyez au lieu où vous devez estre, l’heure sera passée : hastez vous : car « il vaut mieux en toutes choses avoir plusieurs heures de reste qu’un moment de moins ». Et voulez vous, luy dit Polemas, que nous y allions encore ? pensez-vous qu’elle y vienne, y ayant plus de quinze jours que le temps est passé ? Peut-estre, respondit-il, aura-t’elle mal conté, ne laissons pas de nous y trouver. Leonide qui craignoit d’estre veuë ou par Polemas, ou par Climanthe, n’osa se lever qu’ils ne fussent partis ; & afin de reconnoistre le visage de Climanthe, lors qu’il fut jour, elle le considera de sorte, qu’il luy sembla impossible qu’il se pûst dissimuler à elle ; & soudain qu’elle les vid sortir hors de la maison, elle dépescha de s’abiller : & apres avoir pris congé de son hoste, continua son voyage, si confuse en elle mesme du malicieux artifice de ces deux personnes, qu’il luy sembloit que toute autre y eust esté deçeüe aussi bien qu’elle : si est-ce que le mespris que Polemas avoit fait de sa beauté, la picquoit si vivement, qu’elle resolut de remedier par sa prudence à sa malice, & de faire en sorte que Lindamor en son absence ne ressentist les effets de ceste trahison ; ce qu’elle jugea ne se pouvoir faire mieux que par le moyen de son oncle Adamas, auquel elle fit dessein de declarer tout ce qu’elle en sçavoit. Et en ceste resolution, elle se hastoit pour aller à Feurs, où elle pensoit le trouver ; mais elle y arriva trop tard : car dés le matin il estoit party pour s’en retourner chez luy, ayant le jour auparavant parachevé ce qui estoit du sacrifice : & des-ja le Soleil commençoit à eschauffer bien fort, quand il se trouva dans la grande plaine de Mont-verdun ; & par ce qu’à main gauche il remarqua une touffe d’arbres qui faisoient ce luy sembloit, un assez gratieux ombrage, il y tourna ses pas en volonté de s’y reposer quelque temps. A peine y estoit-il arrivé, qu’il vid venir d’assez loing un Berger, qui sembloit chercher ce mesme lieu, pour la mesme occasion qui luy avoit conduit : & par ce qu’il monstroit d’estre fort pensif en soy-mesme, lors qu’il arriva, Adamas pour ne le distraire de ses pensées, ne le voulut point saluer : mais sans se faire voir à luy, voulut écouter ce qu’il alloit disant : & peu apres qu’il se fut assis de l’autre costé du buisson, il ouyt qu’il reprit la parole ainsi. Et pourquoy aymerois-je cete volage ? En premier lieu sa beauté ne m’y peut contraindre, car elle n’en a pas assez pour avoir le nom de belle : & puis ses merites ne sont point tels, que s’ils ne sont aidez d’autres considerations, ils puissent retenir un honneste homme à son service ; & en fin son amitié qui estoit tout ce qui m’obligeoit à elle, est si muable, que s’il y a quelque impression d’Amour en son cœur, je croy qu’il est non seulement de cire, mais de cire presque fonduë, tant il reçoit aisément les figures de toutes nouveautez, & qu’il ressemble à ses yeux, qui reçoivent les figures de tout ce qu’on leur presente : mais aussi qui les perdent aussi tost que l’object n’en est plus devant eux : que si je l’ay aimée, il faut que j’advoüe que c’est par ce que je pensois qu’elle m’aimast : mais si cela n’estoit pas, je l’excuse : car je sçay bien qu’elle mesme pensoit de m’aimer. Ce Berger eust continué davantage, n’eust esté qu’une Bergere, de fortune y survint, qui sembloit l’avoir suivy de loing : & quoy qu’elle eust ouy quelques paroles des siennes, si n’en fit elle semblant, & au contraire s’asseant aupres de luy, elle luy dit : Et bien, Corilas, quel nouveau soucy est celuy qui vous retient si pensif ? Le Berger luy respondit le plus dédaigneusement qu’il peut, & sans tourner la teste de son costé : C’est celuy qui me fait rechercher avec quelle nouvelle tromperie vous laisserez ceux qu’à ceste heure vous commencez d’aimer. Et quoy, dit la Bergere, pourriez-vous croire que j’affectionne autre que vous ? Et vous, dit le Berger, pourriez-vous croire, que je pense que vous m’affectionnez ? Que croyez vous donc de moy ? dit-elle. Tout le pire, respondit Corilas, que vous pouvez croire d’une personne que vous haïssez. Vous avez, adjousta-t’elle, d’estranges opinions de moy. Et vous, dit Corilas, d’estranges effets en vous. O Dieux ! dit la Bergere, quel homme ay-je trouvé en vous ? C’est moy, respondit le Berger, qui puis dire avec beaucoup plus de raison, en vous rencontrant, Stelle, Quelle femme ay-je trouvée ? car y a t’il rien qui soit plus incapable d’amitié que vous ? vous, dis-je, qui ne vous plaisez qu’à tromper ceux qui se fient en vous, & qui imitez le chasseur, qui poursuit avec tant de soing la beste dont apres il donne curée à ses chiens. Vous avez, dit-elle, si peu de raison en ce que vous dittes, que celuy en auroit encore moins, qui s’arresteroit à vous respondre. Plust à Dieu, dit le Berger, que j’en eusse tousjours eu autant en mon ame, qu’à ceste heure j’en ay en mes paroles, je n’aurois pas le regret qui m’afflige. Et apres s’estre l’un & l’autre teus pour quelque temps, elle releva sa voix, & chantant luy parla de ceste sorte : & luy de mesme, pour ne demeurer sans réponse, luy alloit repliquant.


DIALOGUE
DE STELLE, ET CORILAS.
STEL.

Voudriez vous estre mon Berger,
A faute d’Amour infidelle ?

COR.

Pour suivre vostre esprit leger,
Il faut plustost une bonne ayle,
Que non pas un courage haut,
Mais vous suivre c’est un deffaut.

STEL.

Vous n’avez pas tousjours pensé,
Que m’aimer fust erreur si grande.

COR.

Ne parlons plus du temps passé,
Celuy vit mal, qui ne s’amende,
Le passé ne peut revenir,
Ny moy non plus m’en souvenir.

STEL.

Que c’est de ne sçavoir aymer,
Et se figurer le contraire ?

COR.

Pourquoy me voulez vous blasmer,
De ce que vous ne sçavez faire ?
Vous aimez par opinion,
Et non pas par élection.

STEL.

Je vous aime & aimeray,
Quoy que vostre Amour soit changée.

COR.

Moy, jamais je ne changeray,
Celle où mon ame est engagée :
Ne croyez point qu’à chaque jour
Je change comme vous d’Amour.

STEL.

Vous vous estes donques resolu
De suivre une amitié nouvelle ?

COR.

Si quelquefois vous m’avez plu,
Je vous jugeois estre plus belle :
J’ay depuis veu la verité,
Vous avez trop peu de beauté.

STEL.

Infidelle ! vous destruisez
Une amitié qui fut si grande ?

COR.

De vostre erreur vous m’accusez,
Le battu paye ainsi l’amende :
Mais dittes ce qu’il vous plaira,
Ce qui fut jamais ne sera.

STEL.

Mais quoy, vous m’aimez en effet,
Qui vous fait estre si volage ?

COR.

Quand on voit l’erreur qu’on a fait,
Changer d’advis, c’est estre sage :
Il vaut mieux tard se repentir,
Que jamais d’erreur ne sortir.

STEL.

Le change oste donc d’entre nous,
Ceste amitié que je desire.

COR.

Le change m’a fait estre à vous,
De vous le change me retire :
Mais si je plains changeant ainsi,
C’est d’avoir tardé jusqu’icy.

STEL.

Et quoy, l’honneur ny le devoir
Ne sçauroient vaincre une humeur telle ?

COR.

Qu’est-ce qu’en vous je puis plus voir,
Qui ceste amitié renouvelle,
Dont vos faintes m’avoient espris,
Puis qu’en son lieu j’ay le mépris ?

STEL.

Je vous verray pour me venger,
Sans estre aimé, servir quelqu’autre.

COR.

Bien tost d’un tel mal, le changer
Me guerira comme du vostre :
Et si je fais onc autrement
J’auray perdu l’entendement.

STEL.

Et n’aurez vous point de regret
D’une infidelité si grande ?

COR.

J’en ay prononcé le decret,
Celuy me doit qui me demande :
Mais demandez, & plaignez vous,
Toute Amour est morte entre nous.

La Bergere voyant bien qu’il ne demeureroit jamais sans replique à ses demandes, laissant le chanter, luy dit. Et quoy, Corilas, il n’y a donc plus d’esperance en vous ? Non plus, dit-il, qu’en vous de fidelité, & ne croyez point que vos faintes, ny vos belles paroles me puissent faire changer de resolution : je suis trop affermy en ceste opiniastreté ; de sorte que c’est en vain que vous essayez vos armes contre moy, elles sont trop foibles, je n’en crains plus les coups, je vous conseille de les esprouver contre d’autres à qui leur connoissance ne les fasse pas mépriser comme à moy ; il ne peut estre que vous n’en trouviez à qui le Ciel pour punir quelque secrette faute, ordonne de vous aimer, & ils vous seront d’autant plus agreables, que la nouveauté vous plaist sur toute chose. A ce coup la Bergere fut à bon escient piquée, toutefois faignant de tourner ceste offense en risée, elle luy dit en s’en allant. Que je me moque de vous Corilas, & de vostre colere, nous vous reverrons bien tost en vostre bonne humeur ! Cependant contentez-vous que je patiente vostre faute sans que vous la rejettiez sur moy. Je sçay, repliqua le Berger, que c’est vostre coustume de vous moquer de ceux qui vous aiment, mais si l’humeur que j’ay me dure, je vous asseure que vous pourrez long temps vous mocquer de moy, avant que ce soit d’une personne qui vous aime. Ainsi se separerent ces deux ennemis : & Adamas qui les avoit escoutez, ayant connoissance par leurs noms de la famille dont ils estoient, eut envie de sçavoir davantage de leur affaire, & appellant Corilas par son nom le fit venir à luy ; & parce que le Berger se monstroit estonné de ceste surprise, pour le respect qu’on portoit à l’habit, & à la qualité de Druide, à fin de le r’assurer, il le fit asseoir aupres de luy, & puis luy parla ainsi. Mon enfant, car tel je vous puis nommer pour l’amitié que j’ay tousjours portée à ceux de vostre famille, il ne faut que vous soyez mar ry d’avoir parlé si franchement à Stelle devant moy. Je suis tres-aise d’avoir sçeu vostre prudence : mais je desirerois d’en sçavoir davantage, à fin de vous conseiller si bien en cest affaire que vous n’y fissiez point d’erreur ; & pour moy, je ne croy pas y avoir peu de difficulté, puis que les loix de la civilité, & de la courtoisie obligent peut estre davantage qu’on ne pense pas. Aussi tost que Corilas avoit veu le Druide, il l’avoit bien reconneu pour l’avoir veu plusieurs fois en divers sacrifices : mais n’ayant jamais parlé à luy, il n’avoit la hardiesse de luy raconter par le menu ce qui s’estoit passé entre Stelle & luy, quoy qu’il desirast fort que chacun sceust la justice de sa cause, & la perfidie de la Bergere : dequoy s’appercevant Adamas, à fin de luy en donner courage, il luy fit entendre qu’il en sçavoit desja une partie, & que plusieurs le racontoient à son desavantage, ce qu’il oyoit avec déplaisir, pour l’amitié qu’il avoit tousjours portée aux siens. Je crains, répondit Corilas, que ce vous soit importunité d’ouïr les particularitez de nos villages. Tant s’en faut, repliqua t’il, ce me sera beaucoup de satisfaction, de sçavoir que vous n’avez point de tort, aussi bien veux-je passer icy une partie de la chaleur, & ce sera autant de temps employé.


HISTOIRE DE STELLE,
ET CORILAS.

Puis que vous le commandez ainsi, dit le Berger, il faut que je prenne ce discours d’un peu plus haut. Il y a fort long temps que Stelle demeura vefve d’un mary que le Ciel luy avoit donné, plustost pour en avoir le nom que l’effet : car outre qu’il estoit maladif, sa vieillesse qui approchoit de soixante & quinze ans, luy diminua tellement les forces, qu’elle le contraignit de laisser ceste jeune vefve avant presque qu’elle fust vrayement mariée : l’amitié qu’elle luy portoit ne luy fit pas beaucoup ressentir ceste perte, ny son humeur aussi, qui n’a jamais esté de prendre fort à cœur les accidents qui luy surviennent. Demeurant donc fort satisfaite en soy-mesme, de se voir delivrée tout à coup de deux si pesants fardeaux, à sçavoir de l’importunité d’un fascheux mary, & de l’authorité que ses parens avoient accoustumé d’avoir sur elle ; Incontinent elle se mit à bon escient au monde, & quoy que sa beauté, ainsi que vous avez veu, ne soit pas de celles qui peuvent contraindre à se faire aimer, si est-ce que ses affetteries ne déplaisoient point à la plus-part de ceux qui la voyoient. Elle pouvoit avoir dixsept ou dixhuit ans, âge tout propre à commettre beaucoup d’imprudences, quand on a la liber té. Cela fut cause que Saliam, son frere, tres-honneste, & tres-advisé Berger, & des plus grands amis que j’eusse, ne pouvant supporter ses libres & coustumieres recherches, à fin de luy en oster les commoditez en quelque sorte, se resolut de l’esloigner de son hameau, & la mettre en telle compagnie qu’elle peut passer son âge plus dangereux sans reproche. Pour cet effet, il pria Cleanthe de trouver bon qu’elle fit compagnie à sa petite fille Aminthe, par ce qu’elles estoient presque d’un âge, encore que Stelle en eust quelque peu d’avantage : & d’autant que Cleanthe le trouva bon, elles commencerent ensemble une vie si privée, & si familiere, que jamais ces deux Bergeres n’estoient l’une sans l’autre : plusieurs s’estonnoient qu’estant si differentes d’humeurs, elles peussent se lier si estroitement : mais la douce pratique d’Aminthe, & le souple naturel de Stelle en furent cause, & ainsi jamais Aminthe ne dédisoit les deliberations de sa compagne, & Stelle ne trouvoit jamais rien de mauvais de tout ce que Aminthe vouloit. De ceste sorte elles vesquirent si privément, qu’il n’y avoit rien de caché entre elles. Mais en fin Lysis fils du Berger Genetian, laissant les vallons gellez de Mont-Lune, descendit en nostre plaine, où ayant veu Stelle en une assemblée generalle qui se faisoit au Temple de Venus, vis à vis de Mont-Suc, lors mesme qu’Astrée eut le prix de la beauté : Il en devint de sorte amoureux, que je ne croy pas qu’il ne le soit encores au tombeau ; & elle le trouva tant à son gré, qu’apres plusieurs voyages & plusieurs messages, ses affections passerent si avant que Lysis fit parler de mariage, à quoy elle fit toute telle réponse qu’il eust sçeu desirer. En ce temps-là Saliam fut contraint de faire un voyage si lointain qu’il ne sçeut rien de tout ce traitté, outre qu’elle s’estoit desja prise une si grande authorité sur soy-mesme, qu’elle ne luy communiquoit pas beaucoup de ses affaires : d’autre costé, Aminthe la voyant si tost resoluë à ce mariage, plusieurs fois luy demanda si c’estoit à bon escient, & qu’il luy sembloit qu’en chose de si grande importance, il y falloit bien regarder. Ne vous en mettez point en peine, luy dit-elle, je sortiray aisément de cest affaire. Sur cela Lysis, qui poursuivoit fort vivement, prit jour assigné pour faire l’assemblée, & se met aux dépenses accoustumées en semblable occasion, tenant son mariage pour asseuré. Mais « l’humeur coustumiere de plusieurs femmes, de ne faire personne maistre de leur liberté », l’empescha de continuer son premier dessein, qu’elle taschea de rompre par des demandes, tant déraisonnables, qu’elle croyoit que les parents & amis de Lysis n’y consentiroient jamais ; mais l’Amour qu’il luy portoit, estant plus fort que toutes ces difficultez, elle fut en fin contrainte de le rompre sans autre couverture que de son peu de bonne volonté. Si Lysis fut offensé, vous le pouvez juger, recevant un si grand outrage, toutefois il ne peust chasser cet Amour qu’il ne fust encor vainqueur ; & me souvient que sur ce discours il fit ces vers, que depuis, lors que nous fusmes amis, il me donna.


SONNET
Sur un dépit d’Amour.

Despit foible guerrier, parrain audacieux,
Qui me conduis au camp sous de si foibles armes,
Contre un Amour armé de fléches & de charmes,
Amour si coustumier d’estre victorieux.

Si le vent de son aisle aux premieres alarmes,
Fait fondre tes glaçons, qui coulent de mes yeux ;
Et que feront les feux, qui consument les Dieux,
Et qui vont s’irritant par les torrents de larmes ?

Je viens crier mercy, vaincu je tens la main,
Fléchissant sous le joug du vainqueur inhumain,
Qui de ta resistance augmentera ta gloire :

Je veux pour mon salut faire armer la pitié,
Et si de ma Bergere elle émeut l’amitié ;
Mon sang soit mon triomphe, & ma mort ma victoire.

Ce qui fut cause de ce changement en Stelle, fut une nouvelle affection, que la recherche d’un Berger nommé Semire, fit naistre dans son ame, dequoy Lysis s’apperceut le dernier, par ce qu’elle se cachoit plus de luy que de tout autre : Ce Berger est entre tous ceux que je vis ja mais, le plus dissimulé & cauteleux, du reste tres honneste homme, & personne qui a beaucoup d’aimables parties ; qui donnerent occasion à la Bergere de refuser, contre sa promesse, l’alliance de Lysis, mettant ce refus en ligne de faveur à son nouvel Amant, qui toutefois ne triompha pas longuement de ceste victoire : car il advint que Lupeandre faisant une assemblée pour le mariage de sa fille Olimpe : Lysis & Stelle y furent appellez, & par ce que nous sommes fort proches parents Olimpe & moy, je ne vouluz faillir de m’y trouver : je ne sçay si ce fut vengeance d’Amour, ou que le naturel inconstant de la Bergere par son bransle incertain, la rapportast d’où elle estoit partie, tant y a qu’elle ne revit pas si tost Lysis, qu’il luy reprit fantasie de le r’appeller, & pour cest effet n’oublia nulles de ses affetteries, dont la nature luy a esté imprudemment prodigue : mais le courage offensé du Berger, luy donnoit d’assez bonnes armes, non pas pour ne l’aimer, mais pour cacher seulement son affection. En fin sur le soir que chacun estoit attentif, qui à dancer, & qui à entretenir la personne plus à son gré, elle le poursuivit de sorte, que le serrant contre une fenestre, d’où il ne pouvoit honnestement échapper, il fut contraint de soustenir les efforts de son ennemie. D’autre costé Semire qui avoit tousjours l’œil sur elle, ayant remarqué les poursuittes qu’elle avoit faites tout le soir à ce Berger, suivant le naturel de tout Amant, commença à laisser naistre quelque jalousie en son ame, sçachant bien que « la mesche nouvellement estainte se r’allume fort aisément » ; & voyant qu’elle avoit serré Lysis contre la fenestre, à fin d’oüir ce qu’elle luy disoit, faignant de parler à quelqu’autre, il se mit si pres d’eux, qu’il oüit qu’elle luy demandoit pourquoy il la fuyoit si fort. Vrayement, répondit Lysis, c’est me poursuivre à outrance, & avec trop d’effronterie. Mais encore, reprit Stelle, que je sçache d’où procedent ces injures, peut-estre que m’ayant ouye, & jugeant sans passion, tout le mal ne sera du costé de celuy que vous pensez. Pour Dieu, répondit Lysis, Bergere, laissez moy en paix, & qu’il vous suffise que ces injures procedent de la haine que je vous porte, & l’occasion de ma haine, de vostre legereté, qui la rend si juste, que plust au Ciel que celuy qui en a tout le tort, en ressentist aussi tout le déplaisir : mais mettons toutes ces choses sous les pieds, & en perdez aussi bien la memoire que j’ay perdu toute volonté de vous aimer. J’entens, répondit Stelle, d’où procede vostre courroux, & certes vous avez bien raison de vous en formaliser de ceste sorte, voyez je vous supplie le grand tort qu’on luy a fait de ne l’avoir reçeu pour mary, aussi tost qu’il s’est presenté ; n’est-ce pas la coustume de ne le faire jamais demander deux fois ? A la verité, si je ne vous ay pris au mot, je vous ay fait une grande offense : mais quelle apparence y a t’il aussi de refuser une personne si constante, qui m’a aimée presque trois mois ? Lysis voyant devant luy celle que son outrage ne luy permettoit d’aimer, & que son amitié ne souffroit qu’il haïst, ne sçavoit avec quels mots luy répondre, toutefois pour interrompre ce torrent de paroles, il luy dit : Stelle, c’est assez, nous avons esprouvé il y a long temps que vous sçavez mieux dire que faire, & que les paroles vous croissent en la bouche davantage, quand la raison vous deffaut le plus : mais tenez ce que je vous vay dire pour inviolable ; autant que je vous ay autrefois aimée, autant vous hay-je à ceste heure, & ne sera jour de ma vie, que je ne vous publie pour la plus ingrate, & plus trompeuse femme qui soit sous le Ciel. A ce mot forçeant son affection, & le bras de Stelle, qu’elle appuyoit à la muraille pour le clorre contre la fenestre, il la laissa seule, & s’en alla entre les autres Bergeres, qui pour l’heure le garantirent de ceste ennemie. Semire, qui comme je vous ay dit, écoutoit tous ces discours, demeura si estonné, & si mal satisfait d’elle, que dés lors il se resolut de ne faire jamais estat d’un esprit si volage ; & ce qui luy en donna encore plus de volonté, fut que par hazard, ayant longuement recherché l’occasion de parler à elle, & voyant que Lysis l’avoit laissée seule, je m’en allay l’accoster : car il faut que j’avouë que ses attraits, & mignardises avoient plus eu de force sur mon ame, que les outrages qu’elles avoient faits à Lysis ne m’avoient pû donner de connoissance de l’imperfection de son esprit ; & comme chacun va tousjours flattant son desir, je m’allois figurant, que ce que les merites de Lysis n’avoient pû obtenir sur elle, ma bonne fortune me le pourroit acquerir. Tant que sa recherche dura, je ne voulus point faire paroistre mon affection, car outre le parentage qui estoit entre luy & moy, encor’ y avoit il une tres estroitte amitié : mais lors que je vis qu’il s’en départoit, croyant que la place fust vacante (je n’avois pris garde à la recherche de Semire) je creus qu’il estoit plus à propos de luy en découvrir quelque chose, que non pas d’attendre qu’elle eust quelque autre dessein. Ainsi donc m’adressant à elle, & la voyant toute pensive, je luy dis, qu’il falloit bien que ce fust quelque grande occasion qui la rendoit ainsi changée : car ceste tristesse n’estoit pas coustumiere à sa belle humeur. C’est ce fascheux de Lysis, me respondit-elle, qui se ressouvient tousjours du passé, & me va reprochant le refus que j’ay fait de luy. Et cela, luy dis-je, vous ennuye-t’il ? Il ne peut estre autrement, me répondit-elle ; car « on ne dépoüille pas une affection comme une chemise » : & il prit si mal mon retardement qu’il l’a tousjours nommé un congé. Vrayement, luy dis-je, Lysis ne meritoit pas l’honneur de vos bonnes graces, puis que ne les pouvant acheter par ses merites, il devoit pour le moins essayer de le faire par ses longs services, accompagnez d’une forte patience ; mais son humeur boüillante, & peut estre son peu d’amitié ne le luy permirent pas. Si ce bon-heur me fust arrivé comme à luy, avec quelle affection l’eusse-je reçeu, & avec quelle patience l’eusse-je attendu ? Vous trouverez peut estre estrange, mon pe re, de m’ouïr dire le prompt changement de cette Bergere, & toutefois je vous jure qu’elle receut l’ouverture de mon amitié, aussi-tost que je la luy fis, & de telle sorte, qu’avant que nous separer elle eut agreable l’offre du service que je luy fis, & me permit de me dire son serviteur. Vous pouvez croire que Semire qui estoit aux escoutes ne demeura guere plus satisfait de moy, qu’il l’avoit esté de Lysis : & de fait, depuis ce temps il se departit de ceste recherche, si discrettement toutesfois, que plusieurs creurent que Stelle par ses refus en avoit esté la cause ; car elle ne monstra pas de s’en soucier beaucoup, par ce que la place de son amitié estoit occupée du nouveau dessein qu’elle avoit en moy ; qui estoit cause que je recevois plus de faveur d’elle que je n’eusse pas fait, dequoy Lysis s’aperceut bien tost : mais « Amour qui veut tousjours triompher de l’amitié », m’empeschoit de luy en parler, craignant de déplaire à la Bergere : & quoy qu’il s’offençast bien fort de ce que je me cachois de luy, si ne luy en eusse-je jamais parlé sans la permission de Stelle, qui mesme me fist paroistre de desirer que cét affaire passast par ses mains : & depuis, comme j’ay remarqué, elle le faisoit en dessein de le rembarquer encor une fois avec elle : mais moy qui pour lors ne prenois pas garde à toutes ses ruzes, & qui ne cherchois que le moyen de la contenter ; une nuict que Lysis & moy estions couchez ensemble, je luy tins un tel langage : Il faut que je vous advouë Lysis, qu’en fin Amour s’est moqué de moy, & de plus qu’il n’y a point de delay à ma mort, s’il ne vient de vous. De moy ? respondit Lysis, vous devez estre asseuré que je ne failliray jamais à nostre amitié, encor que vostre meffiance vous y fasse faire de si grandes fautes, & ne croyez pas que je n’aye reconnu vostre Amour, mais vostre silence qui m’offensoit, m’a fait taire. Puis, repliquay-je, que vous l’avez connu, & que vous ne m’en avez point parlé, je suis le plus offensé, car j’advouë bien d’avoir failly en quelque chose contre nostre amitié en me taisant, mais il faut considerer qu' »un Amant n’est pas à soy-mesme, & que de toutes ses erreurs il en faut accuser la violence de son mal » : mais vous qui n’aviez point de passion, vous n’avez point d’excuse que le deffaut d’amitié. Lysis se mit à sousrire, oyant mes raisons, & me respondit : Vous estes plaisant, Corilas, de me payer en me demandant, si ne veux-je toutefois vous contredire, & puis que vous avez ceste opinion, voyez en quoy je puis amender ceste faute. En faisant pour moy, respondis-je, ce que vous n’avez peu faire pour vous : C’est (il faut en fin le dire) que si je ne parviens à l’amitié de Stelle, il n’y a plus d’espoir en moy. O Dieux ! s’escria alors Lysis, à quel passage vous a conduit vostre desastre ? fuyez, Corilas, ce dangereux rivage, où en verité il n’y a que des rochers, & des bancs qui ne sont remarquez que par les naufrages de ceux qui ont pris ceste mesme route : Je vous en parle comme experimenté, vous le sçavez ; je croy bien qu’ailleurs vos merites vous acquerront meilleure fortune qu’à moy : mais avec ceste perfide, c’est erreur que d’esperer que la vertu ny la raison le puissent faire ? Je luy respondis, ce ne m’est peu de contentement de vous ouïr tenir ce langage, car jusques icy j’ay esté en doute que vous n’en eussiez encore quelque ressentiment ; & cela m’a fait aller plus retenu : mais puis que Dieu mercy cela n’est pas, je veux en cét Amour tirer une extréme preuve de vostre amitié. Je sçay que « la haine qui succede à l’Amour, se mesure à la grandeur de son devancier », & qu’ayant tant aimé ceste belle Bergere, venant à la haïr, la haine en doit estre d’autant plus grande : toutefois ayant sceu par Stelle mesme, que je ne puis parvenir à ce que je desire que par vostre moyen, je vous adjure par nostre amitié de m’y vouloir aider, soit en le luy conseillant, soit en la priant, ou de quelque sorte que ce puisse estre : & je nomme celle-cy une extréme preuve, car je ne doute point que la haïssant, il ne vous ennuye de parler à elle ; mais c’est mon amitié qui veut faire paroistre qu’elle est plus forte que la haine. Lysis fut bien surpris, attendant de moy toute autre priere que celle cy, par laquelle, outre le desplaisir qu’il auroit de parler à Stelle, encor se voyoit-il à jamais privé de la personne qu’il aimoit le plus. Toutefois, il respondit, je feray tout ce que vous voudrez, vous ne vous sçauriez promettre davantage de moy que j’en ay de volonté : mais ressouvenez-vous de ce qui s’est passé entre nous, & que j’ay tousjours oüy dire, qu' »aux messages d’Amour, il se faut servir des personnes qui ne sont point hayes » : Il est vray qu’il ne faut pour Stelle y regarder de si pres, puis que je vous asseure que vous y ferez aussi bien vos affaires de ceste sorte que d’une autre. Voyla donc le pauvre Lysis au lieu d’Amant devenu messager d’Amour, mestier que son amitié luy commanda de faire pour moy, non point par acquit : mais en intention de m’y servir en amy, quoy que peut estre depuis l’Amour lui fist en quelque sorte changer ce dessein, comme je vous diray : mais en cela il faut accuser la violence d’Amour, & le pouvoir trop absolu qu’il a sur les hommes, & admirer là l’amitié qu’il me portoit, qui luy permit de consentir à se priver à jamais de ce qu’il aimoit, pour me le faire posseder. Quelques jours apres recherchant la commodité de parler à elle, il la trouva si à propos chez-elle, qu’il n’y avoit personne qui peust interrompre son discours, pour long qu’il le voulut faire, & lors renouvellant le souvenir de l’injure qu’il en avoit euë : il s’arma tellement contre ses attraits, qu’Amour n’eut guiere d’espoir pour ce coup de le pouvoir vaincre ; ce ne fut pas que la Bergere ne mist autant d’estude pour le surmonter, que luy pour trouver des seuretez pour sa liberté : mais par ce que contre Amour il opposa le despit & l’amitié ; le premier armé de l’offense, & l’autre du devoir, il demeura invaincu en ce combat. Avant qu’il commençast de parler, elle le voyant approcher, luy alla au devant, avec les paroles de la mesme affetterie : Quel nouveau bon-heur dit-elle, est celuy qui me rameine ce desiré Lysis ? Quelle faveur inesperée est celle-cy ? Je retourne à bien esperer de moy, puis que vous revenez : car je puis avec verité jurer que depuis que vous me laissastes je n’ay jamais eu un entier contentement. A quoy le Berger respondit ; Plus affettée que fidelle Bergere, je suis plus satisfait de la confession que vous faites, que je n’ay esté offensé par vostre infidelité : Mais laissons ce discours & oublions-le pour jamais, & respondez moy à ce que je veux vous demander ? Estes vous encor resoluë de tromper tous ceux qui vous aimeront ? Pour moy je sçay bien qu’en croire, nulle de vos humeurs à mes despens ne m’estant inconneuë : Mais ce qui me convie à le vous demander, c’est pour connoistre à vostre mine, si l’on en sera quitte à meilleur marché : car si vous dittes avec affection, serment, ou autre sorte d’asseurance que nul ne sera déceu de vous, pour certain ils sont de mon rang : La Bergere n’attendoit pas ces reproches, toutefois elle ne laissa de luy respondre. Si vous n’estes venu que pour m’injurier, je vous remercie de ceste visite : mais aussi vous avez bien occasion de vous plaindre de moy. Me plaindre, respondit le Berger, je vous prie laissons cela à part, je ne me plains non plus que je vous injurie, & tant s’en faut que j’use de plainte, que je me loüe de vostre humeur : car si vous eussiez plus longuement fait paroistre de m’aimer, j’eusse plus long temps vescu en tromperie ; & pleust à Dieu que la perte de vostre amitié ne m’eust r’apporté plus de regret que de dommage, vous n’auriez pas occasion de dire que je me plains, non plus que je ne vous injurie pas, puis que « l’injure & la verité ne peuvent non plus estre ensemble que vous & la fidelité » : mais il est tres-veritable que vous estes la plus trompeuse & la plus ingratte Bergere de Forests. Il me semble, luy respondit Stelle, peu courtois Berger, que ces discours sieroient mieux en la bouche de quelqu’autre que de vous. Alors Lysis changeant un peu de façon. Jusques icy, dit-il, j’ay presté ma langue au juste dépit de Lysis, à ceste heure je la preste à un qui a bien plus affaire de vous, c’est un peu prudent Berger qui vous aime, & qui n’a rien de cher au prix de vos bonnes graces. Elle croyant qu’il se mocquast, luy respondit : Laissons ce discours, & qu’il vous suffise, Lysis, que vous m’avez aimée, sans à ceste heure vouloir renouveller le souvenir de vos erreurs. A la verité, repliqua soudain le Berger, c’estoient bien erreurs celles qui me poussoient à vous aimer : mais vous n’errez pas moins si vous avez opinion que je parle de moy : C’est du pauvre Corilas, qui s’est tellement laissé surprendre à ce qui se void de vous, que pour chose que je luy aye sceu dire de vostre humeur, il m’a esté impossible de l’en retirer : je luy ay dit ce que j’a vois esprouvé de vous, le peu d’amitié, & le peu d’asseurance qu’il y a en vostre ame, & en vos paroles : Je luy ay juré que vous le tromperiez, & je sçay que vous m’empescherez d’estre parjure : mais le pauvre miserable est tant aveuglé, qu’il a opinion que où je n’ay pû attaindre ses merites le feront parvenir, & toutefois pour le destromper je luy ay bien dit ; que le plus grand empeschement d’obtenir quelque chose de vous estoit le merite : & afin que vous en croyez ce que je vous en dis, voicy une lettre qu’il vous escrit : j’ay opinion que s’il a failly, vous luy en ferez bien faire la penitence. Et par ce que Stelle ne vouloit lire ma lettre, Lysis l’ouvrant la luy leut tout haut.


LETTRE DE CORILAS
A STELLE.

Il est bien impossible de vous voir sans vous aimer, mais plus encore de vous aimer sans estre extréme en telle affection : que si pour ma deffence il vous plaist de considerer ceste verité, quand ce papier se presentera devant vos yeux, je m’asseure que la grandeur de mon mal obtiendra par pitié autant de pardon envers vous, que l’outrecuidance qui m’esleve à tant de merites, pourroit meriter de juste punition. Attendant le jugement que vous en ferez, permettez que je baise mille & mille fois vos belles mains, sans pouvoir par tel nombre égaler celuy des morts, que le refus de ceste supplication me donnera, ny des felicitez qui m’accompagneront, si vous me recevez, comme veritablement je suis, pour vostre tres-affectionné & fidele serviteur.

Soudain que Lysis eut achevé de lire, il continua : Et bien Stelle, de quelle mort mourra-t’il ? pour combien en sera-t’il quitte ? Pour moy je commence à le plaindre, & vous à penser par quel moyen vous l’entretiendrez en l’opinion où il est, & puis comme vous luy ferez trouver vos refus plus amers. Ces discours touchoient à bon escient ceste Bergere, voyant combien il estoit esloigné de l’aymer, de sorte que pour l’interrompre elle fut contrainte de luy dire. Il me semble Lysis que si Corilas est en la volonté que ce papier fait paroistre, il a esté peu advisé de vous y employer, puis que vos paroles sont plus capables d’acquerir de la haine que de l’amitié, & que vous semblez plutost messager de guerre, que de paix. Stelle, repliqua le Berger, tant s’en faut qu’il ait esté peu advisé en ceste élection, que s’il avoit monstré autant de jugement au reste de ses actions, il ne seroit pas tant necessiteux de vostre secours. Il a esprouvé vos affetteries, il sçait quels sont vos attraits, & de qui se fust-il pû servir sans soupçon de se faire plutost un competiteur qu’un amy favorable, sinon de moy, qui vous hay plus que la mort ? Et toutefois l’artifice dont je me sers n’est pas mauvais : car vous representant si naïfvement ce que vous estes, vous reconnoistrez mieux l’honneur qu’il vous fait de vous aimer : mais laissons ce propos & me dittes à bon escient s’il est en vos bonnes graces, & combien il y demeurera, puis qu’en verité je n’oserois retourner à luy, sans luy en apporter quelque bonne response : Je vous en conjure par son amitié, & par la nostre passée ; A ce propos le Berger en adjousta quelques autres, avec tant de prieres, que la Bergere creut qu’il le disoit à bon escient, ce qu’elle mesme se persuada aisément selon son naturel : Car « c’est la coustume de celles qui s’affectionnent aisément de croire encore plus aisément d’estre aimées », si est ce que pour ceste fois Lysis ne peust obtenir d’elle, sinon que l’amitié de son cousin, au deffaut de la sienne, ne luy estoit point des-agreable : mais que le temps seroit son conseil. Et depuis par diverses fois il la sollicita, de sorte, qu’il en eut toute telle asseurance qu’il voulut ; & parce qu’il se ressouvint de son humeur volage, il tascha de l’obliger par une promesse escritte de sa main, & la sceut tourner de tant de costez, qu’il en eut ce qu’il voulut : Il s’en revint de ceste sorte vers moy, & me fit le discours de tout ce qu’il avoit fait, hors mis de ceste promesse : car connoissant l’humeur de Stelle, il se doutoit tousjours qu’elle le tromperoit, & que s’il me parloit de ce papier, ce seroit m’y embarquer davantage, & puis plus de peine à me r’amener : tout cecy fut sans le sceu d’Aminthe, de laquelle plus que de nulle autre Stelle [s]e cachoit. Lors que j’eus receu une telle asseurance de ce que je desirois le plus, apres en avoir remercié la Bergere, je commençay avec sa permission de donner ordre aux nopçes, & ne faisois plus difficulté d’en parler ouvertement, quoy que Lysis me predit tousjours bien qu’en fin je serois trompé : « Mais l’apparence du bien que nous desirons, flatte de sorte, que mal-aisément prestons-nous l’aureille à qui nous dit le contraire » : Cependant que ce mariage s’alloit divulgant, Semire, qui comme je vous ay dit, avoit quitté ceste recherche à cause de Lysis & de moy : estant picqué des discours qu’elle avoit tenus de luy, resolut pour faire paroistre le contraire, à quelque pris que ce fust de rentrer en ses bonnes graces, en dessein de la quitter par apres, si effrontément qu’elle ne peust plus dire que ceste separation procedast d’elle ; il ne falut pas y apporter beaucoup d’artifice : car son humeur changeante se laissa aisément aller à son naturel, & ainsi à coup la voila resoluë de me quitter pour Semire, comme peu auparavant elle avoit quitté Semire pour moy. Si n’estoit elle pas sans peine, à cause de la promesse qu’elle avoit escritte, ne sça chant comme s’en desdire. En fin le jour des nopçes estant venu, où j’avois assemblé la pluspart de mes parents & amis, je m’en tenois si asseuré, que j’en recevois la resjouïssance de tout le monde : mais elle qui pensoit bien ailleurs, lors que je n’estois attentif qu’à faire bonne chere à ceux qui estoient venuz, rompit tout à fait ce traitté, avec des excuses encores plus mal-basties que les premieres : dequoy je me sentis tant offensé, que partant de chez elle sans luy dire à-dieu ; Je conceuz un si grand mespris de sa legereté, que jamais depuis elle n’a peu rapointer avec moy.

  Or jugez, mon pere, si j’ay occasion de me douloir d’elle, & si ceux qui le racontent à mon des-avantage en ont esté bien informez. A la verité, respondit Adamas, voila une femme indigne de ce nom, & m’estonne comme il est possible qu’ayant trompé tant de gens, il y en ait encor quelqu’un qui se fie en elle. Encore ne vous ay-je pas tout raconté, reprit Corilas : car apres que chacun s’en fut allé horsmis Lysis, elle fit en sorte que Semire l’arresta jusques sur le soir. Cependant (comme je croy) qu’elle alloit cherchant quelque artifice pour r’avoir sa promesse, par ce qu’elle voyoit bien qu’il estoit du tout offensé contre elle. En fin tout effrontément elle luy parla de ceste sorte : Est-il possible, Lysis, que vous ayez tellement perdu l’affection, que si souvent vous m’avez jurée, que vous n’ayez plus nulle volonté de me plaire ? Moy, dit Lysis, le Ciel me fasse plustost mourir. A ce mot quelque empeschement qu’elle y sceust mettre, il sortit de la maison pour s’en aller : mais elle l’atteignit assez pres de là, & luy prenant la main entre les siennes, la luy alloit serrant d’une façon que chacun eust jugé qu’il y avoit bien de l’Amour ; & quoy qu’il fust tres-sçavant de son humeur, & de ses tromperies, si ne se peust-il empescher de se plaire à ses flatteries, encor qu’il ne leur adjousta point de foy, ce qu’il tesmoigna bien lors que considerant ses actions il luy dit : Mon Dieu, Stelle, que vous abusez des graces dont le Ciel vous a esté sans raison prodigue ! Si ce corps enfermoit un esprit qui eust quelque ressemblance avec sa beauté, qui est-ce qui pourroit vous resister ? Elle qui reconnut quelle force avoient eu ses caresses, y adjousta tout l’artifice de ses yeux, toutes les menteries de sa bouche, & toutes les malices de ses inventions, avec lesquelles elle le tourna de tant de costez, qu’elle le mit presque hors de luy-mesme : & puis elle usa de tels mots. Gentil Berger, s’il est vray que vous soyez ce Lysis, qui autrefois m’a tant affectionnée, je vous conjure par le souvenir d’une saison si heureuse pour moy, de vouloir m’escouter en particulier, & croyez que si vous avez eu quelque occasion de vous plaindre, je vous feray paroistre, que ceste seconde faute, ou pour le moins que vous estimez telle, n’a esté commise que pour remedier à la premiere. A ces paroles Lysis fut vaincu : toutefois pour ne se monstrer si foible, il luy respondit. Voyez vous Stelle, combien vous estes esloignée de vostre opinion, tant s’en faut que je voulusse faire quelque chose qui vous pleust, qu’il n’y a rien qui vous desplaise que je ne tasche de faire. Puis qu’il n’y a point d’autre moyen, respondit la Bergere, revenez donc dans la maison pour me déplaire. Avec ceste intention, respondit-il, je le veux : Ainsi donc ils r’entrerent chez-elle, & lors qu’ils furent pres du feu elle reprit la parole de ceste sorte. En fin, Berger, il est impossible que je vive plus longuement avec vous, & que je dissimule, il faut que j’oste du tout le masque à mes actions, & vous connoistrez que ceste pauvre Stelle, que vous avez tant estimée volage, est plus constante que vous ne pensez pas ; & veux seulement, quand vous le connoistrez ainsi, que pour satisfaction des outrages que vous m’avez faits, vous confessiez librement que vous m’avez outragée : Mais, dit-elle soudain, interrompant ce propos, qu’avez-vous fait de la promesse qu’autrefois vous avez euë de moy en faveur de Corilas ? car si vous la luy avez donnée, cela seul peut interrompre nos affaires. Qui est-ce qui en la place de Lysis n’eust creu qu’elle l’aimoit, & qui ne se fust laissé tromper comme luy ? aussi ce Berger ayant opinion qu’elle vouloit faire pour luy ce qu’elle m’avoit refusé, luy rendit sans difficulté ceste promesse qu’il avoit tousjours tenuë & fort chere, & fort secrette : Soudain qu’elle l’eut elle la déchira, & s’approchant du feu luy en fit un sacrifice : & puis se tournant vers le Berger, elle luy dit en sousriant : Il ne tiendra plus qu’à vous, gentil Berger, que vous ne poursuiviez vostre voyage : car il est des-ja tard. O Dieux ! s’écria Lysis connoissant sa tromperie : Est-il possible que jusques à trois fois j’ai esté déceu d’une mesme personne ? Et quelle occasion, luy dit Stelle, avez vous de dire que vous ayez esté trompé ? Ah ! perfide & desloyalle, dit-il, ne venez vous pas de me dire que vous me feriez paroistre que ceste derniere faute n’a esté faite que pour reparer la premiere, & que pour me monstrer que vous estiez constante, vous me découvririez au nud vostre cœur & vos intentions ? Lysis, dit-elle, vous venez tousjours aux injures : si je ne vous ay jamais aimé ne suis-je constante à ne vous aimer point encores ? & ne vous fay-je voir quel est mon cœur : & à quoy tendent mes actions, puis qu’ayant eu ce que je voulois de vous, je vous laisse en paix ? croyez que toutes les paroles que vous m’avez fait perdre depuis une heure en çà, n’estoient que pour recouvrer ce papier, & à ceste heure que je l’ay, je prie Dieu qu’il vous donne le bon soir. Quel estonnement pensez-vous que fut celuy du Berger ? Il fut si grand que sans parler, ny temporiser davantage, demy hors de soy, il s’en alla chez luy. Mais certes il a bien eu depuis occasion d’estre vengé : car Semire, comme je vous ay dit, qui avoit esté la cause de mon mal, ou plutost de mon bien (telle puis-je nommer ceste separation d’amitié) se ressentant encor offensé du premier mespris qu’elle avoit fait de luy, voyant ceste extréme legereté, & considerant que peut-estre luy en pourroit elle faire encor de mesme, resolut de la prevenir ; & ainsi l’ayant abusée, comme nous l’avions esté Lysis & moy, il rompit le traitté du mariage au milieu de l’assemblée qui en avoit esté faite, qui fit dire à plusieurs, que « par les mesmes armes dont l’on blesse, on en reçoit bien souvent le supplice ».

  Corilas finit de ceste sorte : Et Adamas en sousriant, luy dit : Mon enfant, le meilleur conseil que je vous puisse donner en cecy, c’est de fuïr la familiarité de ceste trompeuse, & pour vous deffendre de ses artifices, & contenter vos parents, qui desirent avec tant d’impatience de vous voir marié ; lors que quelque bon party se presentera recevez-le sans vous arrester à ces jeunesses d’Amour : car il n’y a rien qui vous puisse mieux garantir des finesses & surprises de ceste trompeuse, ny qui vous rende plus estimé parmy vos voisins, que de vous marier, non point par Amour : mais par raison. Celle-là estant une des plus importantes actions que vous puissiez jamais faire, & de laquelle tout l’heur & tout le mal-heur d’un homme peut dépendre. A ce mot ils se separerent : car il commençoit à se faire tard, & chacun prit le chemin de son logis.

Livre sixième

LE
SIXIESME LIVRE
DE LA PREMIERE PARTIE
d’Astrée.

D’autre costé Leonide n’ayant point trouvé Adamas à Feurs, reprit le chemin par où elle estoit venuë, sans y sejourner que le temps qu’il fallut pour disner ; & par ce qu’elle avoit resolu de demeurer ceste nuict avec les belles Bergeres qu’elle avoit veuës le jour auparavant, pour le desir qu’elle avoit de les connoistre plus particulierement, elle vint repasser au mesme lieu, où elle les avoit rencontrées, puis estendant la veuë de tous costez, il luy sembla bien d’en voir quelques unes : mais ne les pouvant reconnoistre pour estre trop loing, avec un grand tour, elle s’en approcha le plus qu’elle peut, & lors les voyant au visage, elle connut que c’estoient les mesmes qu’elle cherchoit. Elle devoit estimer beaucoup ceste rencontre : car de fortune elles estoient sorties de leur hameau, en deliberation de passer le reste du jour ensemble, & pour couler plus aisément le temps, faisoient dessein de n’estre qu’elles trois, à fin de pouvoir plus librement parler de tout ce qu’elles avoient de plus secret ; si bien que Leonide ne pouvoit venir plus à propos, pour satisfaire à sa curiosité, mesme qu’elles ne faisoient qu’y arriver. Estant doncques aux escoutes, elle ouyt qu’Astrée prenant Diane par la main, luy dit. C’est à ce coup, sage Bergere, que vous nous payerez ce que vous nous avez promis, puis que sur la parole que nous avons euë de vous, Phillis, & moy n’avons point fait de difficulté de dire tout ce que vous avez voulu sçavoir de nous. Belle Astrée, respondit Diane, ma parole m’oblige sans doute à vous faire le discours de ma vie : mais beaucoup plus l’amitié qui est entre nous, sçachant bien que « c’est, estre coulpable d’une trop grande faute, que d’avoir quelque cachette en l’ame, pour la personne que l’on aime ». Que si j’ay tant retardé de satisfaire à ce que vous desirez de moy, croyez, belles Bergeres, que ç’a esté, que le loisir ne me l’a encore permis : car encor que je sois tres-assurée, que je ne sçaurois vous raconter mes jeunesses sans rougir, si est ce que ceste honte me sera aisée à vaincre, quand je penseray que c’est pour vous complaire. Pourquoy rougiriez vous, répondit Phillis, puis que ce n’est pas faute que d’aimer ? Si ce ne l’est pas, repliqua Diane, c’est pour lemoins un pourtrait de la faute, & si ressemblant que bien souvent ils sont pris l’un pour l’autre. Ceux, adjousta Phillis, qui s’y deçoivent ainsi, ont bien la veuë mauvaise. Il est vray, répondit Diane : mais c’est nostre mal-heur, qu’il y en a plus de ceste sorte, que non pas des bonnes. Vous nous offenseriez, interrompit Astrée, si vous aviez ceste opinion de nous. L’amitié que je vous porte à toutes deux, répondit Diane, vous doit assez assurer que je n’en sçaurois faire mauvais jugement : car « il est impossible d’aimer ce que l’on n’estime pas ». Aussi ce qui me met en peine n’est pas l’opinion que mes amies peuvent avoir de moy : mais ouy bien le reste du monde, d’autant qu’avec mes amies je vivray tousjours, de sorte, que mes actions leur seront conneuës, & par ce moyen l’opinion ne peut avoir force en elles : mais aux autres il m’est impossible ; si bien qu’envers elles les raports peuvent beaucoup noircir une personne, & c’est pour ce sujet, puis que vous m’ordonnez de vous raconter une partie de ma vie, que je vous conjure par nostre amitié de n’en parler jamais : & le luy ayant juré toutes deux, elle reprit son discours de ceste sorte.


HISTOIRE
DE DIANE.

Ce seroit chose estrange, si le discours que vous desirez sçavoir de moy, ne vous estoit ennuyeux ; puis, belles, & discrettes Bergeres,qu’il m’a tant fait endurer de desplaisir, que je ne croy point y employer à ceste heure plus de paroles à le redire, qu’il m’a cousté de larmes à le souffrir : & puis qu’en fin il vous plaist que je renouvelle ces fascheux ressouvenirs, permettez moy que j’abrege, pour n’amoindrir en quelque sorte le bon heur où je suis, par la memoire de mes ennuis passez. Je m’asseure qu’encores que vous n’ayez jamais veu Celion, ny Belinde, que toutefois vous avez bien ouy dire, qu’ils estoient mes pere & mere, & peut-estre aurez sçeu une partie des traverses qu’ils ont euës pour l’amour l’un de l’autre, qui m’empeschera de les redire, quoy qu’elles ayent esté presage de celles que je devois recevoir. Et faut que vous sçachiez qu’apres que les soucis de l’Amour furent amortis par le mariage, à fin qu’ils ne demeurassent oyseux les affaires du mesnage commencerent à naistre, & en telle abondance, que s’ennuyant des procez, ils furent contraints d’en accorder plusieurs à l’amiable ; entre autres, un de leur voisin nommé Phormion les travailla de sorte que leurs amis furent en fin d’avis pour assoupir tous ces soucis, de faire quelques promesses d’alliance future entre-eux, & par ce que l’un ny l’autre n’avoient point encores d’enfans (n’y ayant pas long temps qu’ils estoient mariez) ils jurerent par Theutates sur l’autel de Belenus, que s’ils n’avoient tous deux qu’un fils, & une fille, ils les mariroient ensemble, & promirent ceste alliance avec tant de serments que celuy qui l’eust rompuë, eust esté le plus parjure homme du monde. Quelque temps apres, mon pere eut un fils qui se perdit, lors que les Gots & Ostrogots ravagerent ceste Province : peu apres je nâquis, mais si mal-heureusement pour moy, que jamais mon pere ne me vid, estant née apres sa mort. Cela fut cause que Phormion voyant mon pere mort, & mon frere perdu, (car ces barbares l’avoient enlevé, & peut estre tué, ou laissé mourir de necessité) & que mon oncle Dinamis s’en estoit allé de déplaisir de ceste perte, se resolut, s’il pouvoit avoir un fils, de rechercher l’effet de leurs promesses. Il advint que quelque temps apres sa femme accoucha, mais ce fut d’une fille, & par ce qu’elle estoit âgée, & qu’il craignoit de n’en avoir plus d’elle, il fit courre le bruit que c’estoit d’un fils, & y usa d’une si grande finesse, que jamais personne ne s’en print garde : artifice qui luy fut assez aisé, par ce que personne n’eust creu qu’il eust voulu user d’une telle tromperie, & que jusques à un certain âge, il est bien mal-aisé de pouvoir par le visage y reconnoistre quelque chose, & pour mieux decevoir les plus fins, la fit appeller Filidas, & quand elle fut en âge, luy fit apprendre les exercices propres aux jeunes Bergers, ausquels elle ne s’accommodoit point trop mal. Le dessein de Phormion estoit, me voyant sans pere & sans oncle, de se rendre maistre de mon bien, par ce faint mariage : & quand Filidas, & moy serions plus grandes, de me marier avec un de ses neveux qu’ilaimoit bien fort. Et veritablement il ne fut point déceu en son premier dessein : car Bellinde estoit trop religieuse envers les Dieux, pour manquer à ce qu’elle sçavoit que son mary, s’estoit obligé. Il est vray que me voyant ravie d’entre ses mains (car soudain apres ce mariage dissimulé, je fus remise entre celles de Phormion) elle en receut tant de déplaisir, que ne pouvant plus demeurer en ceste contrée elle s’en alla sur le lac de Leman, pour estre maistresse des Vestales & Druides d’Eviens, ainsi que la vieille Cleontine luy fit sçavoir par son Oracle. Cependant me voila entre les mains de Phormion, qui incontinent apres retira chez soy ce neveu, auquel il me vouloit donner, qui se nommoit Amidor. Ce fut le commencement de mes peines, par ce que son oncle luy fit entendre, qu’à cause de nostre bas âge, le mariage de Filidas, & de moy n’estoit pas tant asseuré que si nous n’estions agreables l’un à l’autre, il ne se pust bien rompre, & que si cela advenoit, il aimeroit mieux qu’il m’épousast que tout autre, & qu’il fit son profit de cet advertissement, avec tant de discretion, que personne ne s’en peut prendre garde ; taschant cependant de m’obliger à son amitié, en sorte que je me donnasse à luy, si je venois à estre libre. Ce jeune Berger se mit si bien ce dessein dans l’oppinion, que tant que ceste fanta[i]sie luy dura, il ne se peut dire combien j’avois d’occasion de me loüer de luy. En mesme temps Daphnis tres-honneste,& sage Bergere, revint des rives de Furan, où elle avoit demeuré plusieurs années, & par ce que nous estions voisines, la conversation que nous eusmes par hazard ensemble, nous rendit tant amies, que je commençay de ne m’ennuyer plus tant que je soulois : car il faut que j’avouë que l’humeur de Filidas m’estoit de sorte insuportable, que je ne pouvois presque la souffrir, d’autant que la crainte qu’elle avoit que je ne devinsse plus sçavante, la rendoit si jalouse de moy, que je ne pouvois presque parler à personne. Les choses estant en ces termes, Phormion tout à coup tomba malade, & le jour mesme fut si promptement étouffé d’un catherre, qu’il ne peut ny parler, ny donner aucun ordre à ses affaires, ny aux miennes. Filidas au commencement se trouva un peu estonnée, en fin se voyant maistresse absoluë de soy-mesme, & de moy, elle resolut de se conserver ceste authorité, considerant que la liberté que le nom d’homme r’apporte, est beaucoup plus agreable que n’est pas la servitude à laquelle nostre sexe est sousmis. Outre qu’elle n’ignoroit pas que venant à se declarer fille, elle ne donneroit peu à parler à toute la contrée. Ces raisons luy firent continuer le nom qu’elle avoit durant la vie de son pere ; & craignant plus que jamais, que quelqu’un ne découvrist ce qu’elle estoit, elle me tenoit de si pres, que mal-aisément estois-je jamais sans elle. Mais, belles Bergeres, puis qu’il vous plaist de sçavoir mes jeunesses, c’està ce coup qu’il faut qu’en les oyant vous les excusiez, & qu’ensemble vous ayez ceste creance de moy, que j’ay eu tant, & de si grands ennuis pour aimer, que je ne suis plus sensible de ce costé là, m’y estant de sorte endurcie, que l’Amour n’a plus d’assez fortes armes, ny de pointe assez acerée pour me percer la peau. Helas ! c’est du Berger Filandre, dont je veux parler, Filandre qui le premier a peu me donner quelque ressentiment d’Amour, & qui n’estant plus, a emporté tout ce qui en pouvoit estre capable en moy. Vrayement, interrompit Astrée, ou l’amitié de Filandre a esté peu de chose, ou vous y avez usé d’une grande prudence, puis qu’en verité je n’en ouy jamais parler ; qui est chose bien rare, d’autant que « la médisance ne pardonne pas mesme à ce qui n’est pas ». Que l’on n’en ait point parlé, répondit Diane, j’en suis plus obligée à nostre bonne intention, qu’à nostre prudence, & pour l’affection du Berger, vous pourrez juger quelle elle estoit, par le discours que je vous en feray : Mais le Ciel qui a reconneu nos pures & nettes intentions, a voulu nous favoriser de ce bon-heur. La premiere fois que je le vy, ce fut le jour, que nous chommons à Appollon, & à Diane, qu’il vint aux jeux en compagnie d’une sœur, qui luy ressembloit si fort, qu’ils retenoient sur eux les yeux de la plus grande partie de l’assemblée. Et par ce qu’elle estoit parente assez proche de ma chere Daphnis, aussi tost que je la vy, je l’embrassay &caressay avec un visage si ouvert, que dés lors elle se jugea obligée à m’aimer : elle se nommoit Callirée, & estoit mariée sur les rives de Furan, à un Berger nommé Gerestan, qu’elle n’avoit jamais veu que le jour qu’elle l’épousa, qui estoit cause du peu d’amitié qu’elle luy portoit. Les caresses que je fis à la sœur, donnerent occasion au frere de demeurer pres de moy, tant que le sacrifice dura, & par fortune (je ne sçay si je doy dire bonne ou mauvaise pour luy) je m’estois ce jour agencée le mieux que j’avois peu, me semblant qu’à cause de mon nom, cette feste me touchoit bien plus particulierement que les autres. Et luy, qui venant d’un long voyage, n’avoit autre connoissance, ny des Bergers, ny des Bergeres, que celle que sa sœur luy donnoit, ne nous laissa guiere de tout le jour ; si bien qu’en quelque sorte me sentant obligée à l’entretenir, je fis ce que je peus pour luy plaire. Et ma peine ne fut point inutile : car dés lors ce pauvre Berger donna naissance à une affection qui ne finit jamais que par sa mort. Encores suis je tres-certaine, que si au cercueil on a quelque souvenir des vivans, il m’aime, & conserve parmy ses cendres, la pure affection qu’il m’a jurée. Daphnis s’en prit garde dés le jour mesme, & de fait, le soir estant au lict, (parce que Filidas s’estoit trouvée mal, & n’estoit peu venir à ces jeux) elle me le dit : mais je rejettay ceste opinion si loing, qu’elle me dit : Je voy bien, Diane, que ce jour me coustera beaucoup de prieres, & à Filandre beaucoup depeine, mais quoy qu’il advienne, si n’en serez vous pas du tout exempte. Elle avoit accoustumé de me faire souvent la guerre de semblables recherches, par ce qu’elle voyoit que je les craignois, cela fut cause que je ne m’arrestay pas à luy respondre. Si est-ce que cet advertissement fut cause, que le lendemain il me sembla de reconnoistre quelque apparence de ce qu’elle m’avoit dit. L’apres-disnée, nous avions accoustumé de nous assembler sous quelques arbres, & là danser aux chansons, ou bien nous asseoir en rond, & nous entretenir des discours que nous jugions plus agreables, à fin de ne nous ennuyer en ceste assemblée, que le moins qu’il nous seroit possible : Il advint que Filandre n’ayant connoissance que de Daphnis & de moy, se vint asseoir entre elle & moy, & attendant de sçavoir à quoy toute la trouppe se resoudroit, pour n’estre muette, je l’enquerois de ce que je pensois qu’il me pouvoit respondre, à quoy Amidor prenant garde, entra en si grande jalousie, que laissant la compagnie sans en dire le sujet, il s’en alla chantant ceste vilanelle, ayant auparavant tourné l’œil vers moy, pour faire connoistre que c’estoit de moy dont il entendoit parler.


VILANELLE D’AMIDOR,
REPROCHANT
une legereté.

A la fin celuy l’aura,
Qui dernier la servira.
De ce cœur cent fois volage,
Plus que le vent animé,
Qui peut croire d’estre aimé,
Ne doit pas estre creu sage.
Car en fin celuy l’aura,
Qui dernier la servira.

A tous vents la giroüette,
Sur le feste d’une tour :
Elle aussi vers toute Amour,
Tourne le cœur & la teste,
A la fin, &c.

Le chasseur jamais ne prise,
Ce qu’à la fin il a pris,
L’inconstante fait bien pis,
Méprisant qui la tient prise,
Mais en fin, &c.

Ainsi qu’un clou l’autre chasse,
Dedans son cœur le dernier,
De celuy qui fut premier,
Soudain usurpe la place :
C’est pourquoy celuy l’aura,
Qui dernier la servira.

J’eusse bien eu assez d’authorité sur moy, pour m’empescher de donner connoissance du déplaisir que ceste chanson me r’apportoit, n’eust esté que chacun me regarda : Et sans Daphnis, je ne sçay quelle je fusse devenuë : mais elle pleine de discretion, sans attendre la fin de ceste Vilanelle, l’interrompit de ceste sorte, s’adressant à moy.


Madrigal de Daphnis, sur l’amitié
qu’elle porte à Diane.

Puis qu’en naissant, belle Diane,
Amour des cœurs vous fit l’aimant,
Pourquoy dit-on que je profane,
Tant de beautez en vous aimant,
Si par destin je vous adore ?
Que si l’Amour le plus parfait,
Comme on dit, de semblance naist,
Le nostre sera bien extréme,
Puis que vous & moy ce n’est
Qu’un sexe mesme.

Et à fin de mieux couvrir la rougeur de monvisage, & faire croire que je n’avois point pris garde aux paroles d’Amidor, aussi tost que Daphnis eut finy, je luy répondis ainsi.


Madrigal, sur le mesme sujet.

Pourquoy semble-t’il tant estrange,
Que fille comme vous estant,
Toutefois je vous aime tant ?
Si l’Amant en l’aimé se change,
Ne puis-je pas mieux me changer,
Estant Bergere en vous Bergere,
Qu’estant Bergere en un Berger ?

Apres nous, chacun selon son rang, chanta quelques vers, & mesme Filandre qui avoit la voix tres-bonne, quand ce vint à son tour, dit ceux-cy d’une fort bonne grace.


STANCES,
De Filandre, sur la naissance de
son affection.

Que ses desirs soient grands & ses attentes vaines,
Ses Amours pleins de feux, & plus encor de peines,
Qu’il aime, & que jamais il ne puisse estre aimé,
Ou bien s’il est aimé qu’on ne puisse luy plaire,
Sans devoir esperer, toutefois qu’il espere,
Mais seulement à fin qu’il soit plus enflamé.

Ainsi sur mon berceau de la parque ordonnée,
Neuf fois se prononça la dure destinée,
Qui devoit infaillible accompagner mes jours,
A main droitte le Ciel tonna plein de nuages,
Et depuis j’ay conneu que ces tristes presages,
Regardent mes desseins, & les suivent tousjours.

Ne vous étonnez donc, suivant ceste ordonnance,
Si voyant vos beautez mon amitié commence ;
Que si je suis puny du dessein proposé,
Ce m’est alegement, qu’on en juge coulpable
La loy de mon destin, & ma faute loüable,
En disant qu’un cœur bas ne l’eust jamais osé.

Ainsi quand le soucy d’une Amour infeconde,
Se consomme aux rayons du grand Astre du monde,
Il semble en le suivant qu’il die, ô, mon Soleil,
Brusle moy de tes raiz, fay que par toy je meure,
Pour le moins en mourant ce plaisir me demeure,
Qu’autre feu ne pouvoit me brusler que ton œil.

Quand l’unique Phœnix d’un artifice rare,
Instruit par la nature ensemble se prepare,
Du reste de sa tombe à faire son berceau,
Il dit à ce beau feu, gardien de son ame,
Je renaiz en la gloire en mourant en ta flâme,
Et je reprens la vie aux cendres du tombeau.

Il en dit bien encores quelques autres : mais je les ay oubliez, tant y a qu’il me sembla quec’estoit à moy à qui ces paroles s’adressoient. Et ne sçay si ce que Daphnis m’en avoit dit me le faisoit paroistre ainsi, ou ses yeux qui parloient encor plus clairement que sa bouche. Mais si ces vers m’en donnerent connoissance, sa discretion me le tesmoigna bien mieux peu apres : car « c’est un des effets de la vraye affection que de servir discrettement, & de ne donner connoissance de son mal, que par les effets sur lesquels on n’a point de puissance ». Ce jeune Berger reconneut l’humeur d’Amidor, & d’autant que l’Amour rend tousjours curieux, s’estant enquis que c’estoit que de Filidas, il jugea, que le meilleur artifice pour leur clorre les yeux à tous deux, estoit de faire amitié bien estroitte avec eux, sans donner aucune connoissance de celle qu’il me portoit, & l’Amour le rendit bien si fin & prudent, que continuant son dessein, il ne déceut pas seulement Amidor, mais presque mes yeux aussi, par ce que d’ordinaire il nous laissoit pour aller vers luy, & ne venoit jamais où nous estions, que luy tenant compagnie : il est vray que la malicieuse Daphnis le reconneut incontinent, par ce, disoit-elle, qu’Amidor n’estoit pas tant aimable qu’il peust convier un si honneste Berger que Filandre, à user de si soigneuse recherche ; de sorte qu’il falloit que ce fust pour quelque plus digne sujet. Elle fut cause que je commençay de m’en prendre garde, & faut que j’advouë qu’alors sa discretion me pleut, & que si j’eusse peu souffrir d’estre aimée, c’eust estéde luy : mais l’heure n’estoit pas encore venuë, que je pouvois estre blessée de ce costé là : Toutefois je ne laissois de me plaire à ses actions, & d’approuver son dessein en quelque sorte. Pour prendre congé de nous, il nous vint accompagner fort loing, & au partir je n’ouïs jamais tant d’asseurance d’amitié qu’il en dit à Amidor, ny tant d’offres de services pour Filidas ; & ceste folle de Daphnis me disoit à l’oreille, figurez vous que c’est à vous qu’il parle, & si vous ne luy respondez vous luy faites trop de tort ; & lors qu’Amidor usoit de remerciement, elle me disoit, ô qu’il est sot, de croire que ces offrandes s’addressent à son autel ! Mais il sceut si bien dissimuler, qu’il s’acquit du tout Amidor, & gaigna tant sur sa bonne volonté, qu’estant de retour, & redisant ce que Filandre l’avoit prié de dire de sa part à Filidas, il adjousta tant d’avantageuses loüanges, que ceste fille prit envie de le voir, & quelques jours apres sans m’en rien dire, (par ce que quand je parlois de luy c’estoit avec une certaine nonchalance, qu’il sembloit que ce fust par mépris) ils l’envoyerent prier de les venir voir : Dieu sçait s’il s’en fit solliciter plus d’une fois : car c’estoit tout ce qu’il desiroit le plus, luy semblant qu’il estoit impossible que son dessein eust meilleur commencement : Et de fortune le jour qu’il devoit arriver, Daphnis & moy nous promenions sous quelques arbres, qui sont de l’autre costé de ce pré, le plus pres d’icy : Et ne sçachant presque à quoy nous entretenir, cependant que nos trouppeaux paissoient, nous allions incertaines où nos pas sans élection nous guidoient, lors que nous entr’ouïsmes une voix d’assez loing : & qui d’abord nous sembla estrangere. Le desir de la connoistre nous fit tourner droit vers le lieu où la voix nous conduisoit, & par ce que Daphnis alloit la premiere, elle reconnut Filandre avant que moy, & me fit signe d’aller doucement ; & quant je fus pres d’elle s’approchant de mon aureille, elle me nomma Filandre, qui du dos appuyé contre un arbre, entretenoit ses pensées, lassé (comme il y avoit apparence) de la longueur du chemin, & par hazard quand nous arrivasmes, il recommença de cette sorte.


  D’un cœur outrecuidé,
Je mesprisois Amour, ses ruzes, & ses charmes ;
Lors que changeant ses armes,
Des vostres contre moy, le trompeur s’est aidé :
Et toutefois avant que de m’en faire outrage,
Il me tint ce langage.

Un Dieu contre mes loix arrogant devenu,
Pour avoir obtenu
D’un Serpent la victoire,
Voulut nier ma gloire :
Mais quoy ! d’une Daphné, je le rendis Amant,
Pour luy monstrer ma force ?
Que si j’ay mis ses feux sous cette froide escorce,
Juge quel chastiment,
Sera le tien Filandre.
Car le feu qui brusla ce Dieu si glorieux,
Ne vint que des beaux yeux,
D’une Nymphe qu’encor toute insensible il aime :
Mais je veux que le tien
Plus ardant que le sien,
Vienne non d’une Nymphe : ains de Diane mesme.

Quand je m’oüys nommer, belles Bergeres, je tressaillis, comme si sans y penser j’eusse mis le pied sur un serpent, & sans vouloir attendre davantage, je m’en allay le plus doucement que je peus pour n’estre pas veuë, quoy que Daphnis, pour m’y faire retourner, me laissast aller assez loing toute seule. En fin voyant que je continuois mon chemin, elle s’esloigna peu à peu de luy pour n’estre point ouïe : & puis vint à toute course me r’atteindre, & avant presque qu’elle eust repris haleine, elle m’alloit criant mille reproches interrompus. Et quand elle peut parler : sans mentir, me dit-elle, si le Ciel ne vous punit, je croiray qu’il est aussi injuste que vous : & quelle cruauté est la vostre, de ne vouloir seulement escouter celuy qui se plaint ? Et à quoy me pouvoit servir, luy dis-je, de demeurer là plus longuement ? Pour oüyr, me dit-elle, le mal que vous luy faites. Moy ? respondis-je, vous estes une mocqueuse de dire que je fassedu mal à une personne en qui mesme je ne pense pas. C’est en quoy, me repliqua-t’elle, vous le travaillez plus : car si vous pensiez souvent en luy, il seroit impossible que vous n’en eussiez pitié. Je rougis, à ce mot, & le changement de couleur fit bien connoistre à Daphnis que ces paroles m’offensoient. Cela fut cause qu’en sousriant, elle me dit. Je me mocque Diane, c’est pour passe-temps ce que j’en dis, & ne croy pas qu’il y pense : & quant à ce qu’il chantoit, où il a nommé vostre nom, c’est pour certain pour quelqu’autre qui a un mesme nom, ou que pour se desennuyer, il va chantant ces vers, qu’il a appris de quelqu’autre. Nous allasmes discourant de ceste sorte, & si longuement, qu’ennuyées du promenoir nous revinsmes par un autre chemin, au mesme lieu où estoit Filandre. Quant à moy ce fut par mesgarde, il peut bien estre que Daphnis le fit à dessein, & nous trouvant si pres de luy, je fus contrainte de le considerer : auparavant il estoit assis, & appuyé contre un arbre : mais à ce coup nous le trouvasmes couché de son long en terre un bras sous la teste, & sembloit qu’il veillast : car il avoit devant luy une lettre, toute moüillée des pleurs qui luy couloient le long du visage ; mais en effet il dormoit : y ayant apparence, que lisant ce papier le travail du chemin avec ses profonds pensers l’eust peu à peu assoupy : nous en fusmes encores plus certaines, quand Daphnis plus asseurée que moy,se baissant lentement, m’apporta la lettre toute moüillée des larmes qui trouvoient passage sous sa paupiere mal close, cette veuë me toucha de pitié : mais beaucoup plus sa lettre qui estoit telle.


LETTRE DE FILANDRE
A DIANE.

Ceux qui ont l’honneur de vous voir courent une dangereuse fortune. S’ils vous aiment ils sont outrecuidez, & s’ils ne vous aiment point, ils sont sans jugement ; vos perfections estant telles, qu’avec raison elles ne peuvent, ny estre aimées ny n’estre point aimées : & moy estant contraint de tomber en l’une de ces deux erreurs, j’ay choisi celle qui a plus esté selon mon humeur, & dont aussi bien il m’estoit impossible de me retirer. Ne trouvez donc mauvais, belle Diane, puis qu’on ne vous peut voir sans vous aimer, que vous ayant veuë je vous aime. Que si cette temerité merite chastiement, ressouvenez-vous que j’aime mieux vous aimer en mourant, que vivre sans vous aimer. Mais, que dis-je, j’aime mieux ? il n’est plus en mon choix : car il faut que par necessité je sois tant que je vivray, aussi veritablement vostre serviteur, que vous ne sçauriez estre telle que vous estes, sans estre la plus belle Bergere qui vive.

A peine pûs-je achever cette lettre que je m’en retournay toute tremblante, & Daphnis la remit si doucement où elle l’avoit prise, qu’il ne s’en esveilla point, & s’en revenant à moy qui l’attendois assez pres de-là : Me permettez vous de parler ? me dit-elle. Nostre amitié, luy respondis-je, vous en donne toute puissance. En verité, continua-t’elle, je plains Filandre, car il est tout vray qu’il vous ayme, & m’asseure qu’en vostre ame vous n’en doutez nullement. Daphnis, luy dis-je, qui aura failly en fera la penitence. Si cela estoit, me repliqua-t’elle, Filandre n’en feroit point, car je n’advoüeray jamais que ce soit faute de vous aymer, & croirois que ce seroit plutost offenser, de ne le faire pas, puis que les choses belles n’ont esté faictes que pour estre aimées & cheries. Je me remets à vostre jugement, luy dis-je, si mon visage doit estre mis entre les choses qui sont nommées belles. Mais je vous conjure seulement par nostre amitié de ne luy faire jamais sçavoir que j’aye quelque connoissance de son intention, & si vous l’aymez, conseillez luy de ne m’en point parler : car vous estimant, & Callirée comme je faits, je serois marrie qu’il me le fallut bannir de nostre compagnie, & vous sçavez bien que j’y serois contrainte, s’il prenoit la hardiesse de m’en parler. Et comment voulez-vous donc qu’il vive ? me dit-elle. Comme il vivoit, luy dis-je, avant qu’il m’eust veuë. Mais, me repliqua-t’elle, cela ne se peut plus, puis qu’alors il n’avoit point encor esté attaint de ce feu qui le brusle. Qu’il en cherche, luy dis-je, luy-mesme les moyens, sans m’offenser, qu’il esteigne ce feu. « Le feu, dit-elle, qui se peut esteindre n’est pas grand, & le vostre est extréme. Le feu, adjoustay-je, pour grand qu’il soit ne brusle si on ne s’en approche : Encor, me dit-elle, que celuy qui s’est bruslé fuye ce feu, il ne laisse d’avoir la bruslure, & en fuyant d’en emporter la douleur ». Pour conclusion, luy dis-je, si cela est j’aime mieux estre le feu qui le brusle. Avec semblables discours nous revinsmes vers nos trouppeaux, & sur le soir les ramenasmes en nos hameaux, où nous trouvasmes Filandre, à qui Filidas faisoit tant de bonne chere, & Amidor aussi ; que Daphnis croyoit qu’il les eust ensorcellez, n’estant pas leur humeur de traitter ainsi avec les autres. Il demeura quelques jours avec nous, durant lesquels il ne fit jamais semblant de moy, vivant avec une si grande discretion, que n’eust esté ce que Daphnis & moy en avions veu, nous n’eussions jamais soupçonné son intention. En fin il fut contraint de partir, & ne sçachant à quoy se resoudre, s’en alla chez sa sœur, par ce qu’il l’aimoit & se fioit en elle comme en soy-mesme. Cette Bergere, comme je vous ay dit, avoit esté mariée par authorité, & n’avoit autre contentement que celuy que l’amitié qu’elle portoit à ce frere, luy pouvoit donner : soudain qu’elle le vid, elle fut curieuse, apres les premieres salutations, de sçavoir quel avoit esté son voyage, & luy ayant respondu, qu’il venoit de chez Filidas, elle luy demanda des nouvelles de Daphnis & de moy ; à quoy ayant satisfait, & l’oyant parler avec tant de loüange de moy, elle luy dit à l’oreille. J’ay peur, mon frere, que vous l’aimiez plus que moy. Je l’aime, respondit-il, comme son merite m’y oblige. Si cela est, repliqua-t’elle, j’ay bien deviné : car il n’y a Bergere au monde qui ait plus de merite, & faut que j’advoüe que si j’estois homme, voulust elle ou non, je serois son serviteur. Je croy, ma sœur, luy respondit-il, que vous le dittes à bon escient ? Je le vous jure, dit-elle, sur ce que j’ay de plus cher. Je pense, repliqua-t’il, que si cela estoit, vous ne seriez pas sans affaire : car à ce que j’ay peu juger, elle est d’une humeur qui ne seroit pas aisée à fleschir, outre que Filidas en meurt de jalousie, & Amidor la veille de sorte, que jamais elle n’est sans l’un des deux. O mon frere, s’escria-t’elle, tu és pris ! puis que tu as remarqué ces particularitez, ne me le cele plus, & sans mentir si c’est faute que d’aimer, celle-là est fort pardonnable : & sans le laisser le pressa de sorte, qu’apres mille protestations & autant de supplications, de n’en fairejamais semblant, il le luy advoüa ; & avec des paroles si affectionnées, qu’elle eust bien esté incredule, si elle en eust douté : & lors qu’elle luy demanda comment j’avois receu ceste declaration. O Dieux ! luy dit il, si vous sçaviez quelle est son humeur, vous diriez que jamais personne n’entreprit un dessein plus difficile. Tout ce que j’ay pû faire jusques icy, a esté de tromper Filidas & Amidor, leur faisant croire qu’il n’y a rien au monde qui soit plus à eux que moy, & j’y suis si bien parvenu, qu’ils m’envoyerent prier de les voir : & lors il luy fit tout le discours de ce qui s’estoit passé entre eux. Mais, dit-il, continuant son propos, quoy que j’y fusse allé en dessein de découvrir à Diane combien je suis à elle, si n’ay-je jamais osé, tant le respect a eu de force sur moy, qui me faict desesperer de le pouvoir jamais, si ce n’est qu’une longue pratique m’en donne la hardiesse, mais cela ne peut estre, sans que Filidas & Amidor s’en prennent garde : Si bien, ma sœur que pour vous dire l’estat où je suis, c’est presque en un desespoir. Callirée qui aymoit ce frere plus que toute autre chose, ressentit sa peine si vivement, qu’apres y avoir quelque temps pensé, elle luy dit. Voulez-vous, mon frere, qu’en ceste occasion je vous rende une preuve de ma bonne volonté. Ma sœur, luy respondit-il, quoy que je n’en sois point en doute, si est-ce que ny en cét accident, ny en tout autre, je n’en refuseray jamais de vous ;car « les tesmoignages de ce que nous desirons ne laissent de nous estre agreables, encor que d’ailleurs nous en soyons asseurez ». Or bien, mon frere, luy dit-elle, puis que vous le voulez je vous rendray donc cestuy-cy, qui ne sera pas petit, pour le hazard enquoy je me mettray : Et puis elle continua, vous sçavez la ressemblance de nos visages, de nostre hauteur, & de nostre parole, & que si ce n’estoit l’habit, ceux mesmes qui sont d’ordinaire avec nous, nous prendroient l’un pour l’autre : Puis que vous croyez que le seul moyen de parvenir à vostre dessein, est de pouvoir demeurer sans soupçon aupres de Diane, en pouvons nous trouver un plus aisé ny plus secret, que de changer d’habits vous & moy ? car vous estant pris pour fille, Filidas n’entrera jamais en mauvaise opinion, quelque sejour que vous fassiez pres de Diane, & moy revenant vers Gerestan avec vos habits, luy feray entendre que Daphnis & Diane vous auront retenu par force : Et ne faut qu’inventer quelque bonne excuse pour avoir congé de mon mary pour les aller voir, mais je ne sçay quelle elle sera, puis que, comme vous sçavez il est assez difficile. Vrayement ma sœur respondit Filandre, je n’ay jamais doubté de vostre bon naturel, mais à ceste heure il faut que j’advoüe, qu’il n’y eust jamais une meilleure sœur, & puis qu’il vous plaist de prendre ceste peine, je vous supplie si je la reçois, d’accuser mon Amour qui m’y force,& de croire que c’est le seul moyen de conserver la vie à ce frere que vous aimez ; & lors il l’embrassa avec tant de reconnoissance de l’obligation qu’il luy avoit, qu’elle devint plus desireuse de l’y servir, qu’elle n’estoit auparavant. En fin, elle luy dit, Mon frere, laissons toutes ces paroles pour d’autres qui s’aiment moins, & voyons seulement de mettre la main à l’œuvre. Pour le congé, dit-il, nous l’obtiendrons aisément, faignant que toute la bonne chere qui m’a esté faicte chez Filidas, n’a esté que pour l’intention qu’Amidor a de rechercher la niepce de vostre mary : & par ce que ceste charge luy ennuye, je m’asseure qu’il sera bien aise que vous y alliez, luy faisant entendre que vous & Daphnis ensemble pourriez aisément traitter ce mariage. Mais quel ordre mettrons-nous en nos cheveux ; car les vostres trop longs, & les miens trop courts, nous r’apporteront bien de l’incommodité ? Ne vous souciez de cela, luy dit-elle, pour peu que vous laissiez croistre les vostres ils seront assez grands pour vous coiffer comme moy, & quand aux miens, je les coupperay comme les vostres. Mais, luy dit-il, ma sœur, ne plaindrez vous point vostre poil ? Mon frere, luy repliqua-t’elle, ne croyez point que j’aye rien de plus cher que vostre contentement, outre que j’éviteray tant d’importunitez, cependant que vous porterez mes habits, ne couchant point aupres de Gerestan, que s’il falloit avoir mon poil, ma peau encores, je neferois point de difficulté de la coupper. A ce mot il l’embrassa, luy disant, que Dieu quelquefois la delivreroit de ce tourment ; & Filandre pour ne perdre temps, à la premiere occasion qui luy sembla à propos, en parla à Gerestan, luy representant ceste alliance si faisable & si avantageuse, qu’il s’y laissa porter fort aisément. Et par ce que Filandre vouloit donner loisir à ses cheveux de croistre, il faignit d’aller donner quelque ordre à ses affaires, & qu’il seroit bien tost de retour. Mais Filidas ne sceut plutost Filandre de retour qu’elle ne l’allast visiter, accompagnée seulement d’Amidor, & n’en voulut partir sans le r’amener vers nous, où il demeura sept ou huit jours sans avoir plus de hardiesse de se declarer à moy que la premiere fois.

  Durant ce temps, pour monstrer combien il est mal-aisé de forcer longuement le naturel, quoy que Filidas contrefist l’homme tant que elle pouvoit, si fut-elle contrainte de ressentir les passions de femme : car les recherches & les merites de Filandre firent l’effet en elle, qu’il desiroit qu’elles fissent en moy : Mais « Amour qui se plaist à rendre les actions des plus advisez toutes contraires à leurs desseins », luy fit faire coup sur ce qu’il visoit le moins. Ainsi voila la pauvre Filidas tant hors d’elle-mesme, qu’elle ne pouvoit vivre sans Filandre, & luy faisoit des recherches si apparentes, qu’il en demeuroit tout estonné, & n’eust esté ledesir qu’il avoit de pouvoir demeurer pres de moy, il n’eust jamais souffert ceste façon de vivre. En fin quand il jugea que ses cheveux estoient assez longs pour se coiffer, il retourna chez Gerestan, & luy raconta qu’il avoit donné un bon commencement à leur affaire, mais que Daphnis avoit jugé à propos avant qu’elle en parlast, qu’Amidor vist sa niepce en quelque lieu, afin de sçavoir, si elle luy seroit agreable, & que le meilleur moyen estoit que Callirée l’y conduisit, qu’aussi bien ce seroit un commencement d’amitié qui ne pouvoit que leur profiter. Gerestan qui ne desiroit rien avec tant de passion que d’estre deschargé de ceste niepce, trouva ceste proposition fort bonne, & le commanda fort absolument à sa femme, qui pour luy en donner plus de volonté fit semblant de ne l’approuver beaucoup, pour le commencement, mettant quelque difficulté à son voyage, & monstrant de partir d’aupres de luy à regret, disant qu’elle sçavoit bien que telles affaires ne se manient pas comme l’on veut, ny si promptement que l’on se les propose, & que cependant leurs affaires domestiques n’en iroient pas mieux. Mais Gerestan, qui ne vouloit qu’elle eust autre volonté que la sienne, s’y affectionna de sorte, que trois jours apres il la fit partir avec son frere & sa niepce. La premiere journée elle alla coucher chez Filandre, où le matin ils changerent d’habits, qui estoient si bien faits l’un pour l’autre, que ceux mesme qui les accompagnoient n’y reconnurent rien : & faut que j’advoüe, que j’y fus deceuë comme les autres, n’y ayant entr’eux difference quelconque que je peusse remarquer : Mais j’y pouvois estre bien aisément trompée, puis que Filidas le fut, quoy qu’elle ne vist que par les yeux de l’Amour, qu’on dit estre plus penetrans que ceux d’un linx : car soudain qu’ils furent arrivez, elle nous laissa la fainte Callirée, je veux dire Filandre, & emmena la vraye dans une autre chambre pour se reposer, le long du chemin son frere l’avoit instruite de tout ce qu’elle avoit à luy respondre, & mesme l’avoit advertie des recherches qu’elle luy faisoit, qui ressembloient, disoit-il, à celles que les personnes qui aiment ont accoustumé. Dequoy & l’un & l’autre estoit fort scandalizé, & quoy que Callirée fust fort resoluë de supporter toutes ses importunitez pour le contentement de son frere, si est-ce qu’elle, qui croyoit Filidas estre homme, en avoit tant d’horreur que ce n’estoit pas une foible contrainte que celle qu’elle se faisoit de parler à elle. Quant à nous, lors que nous fusmes retirées seules, Daphnis & moy, fismes à Filandre toutes les caresses, qu’entre femmes on a de coustume, je veux dire entre celles, où il y a de l’amitié & de la privauté, que ce Berger recevoit & rendoit avec tant de transport, qu’il m’a depuis juré, qu’il estoit hors de soy-mesme : si je n’eusse esté bien enfant peut-estre que ses actions me l’eussent fait reconnoistre : & toutefois Daphnis ne s’en douta point, tant il se sçavoit bien contrefaire. Et par ce qu’il estoit des-ja tard apres le soupper, nous nous retirasmes à part cependant que Callirée & Filidas se promenoient le long de la chambre : Je ne sçay quant à moy quels furent leurs discours : mais les nostres n’estoient que des asseurances d’amitié, que Filandre me faisoit d’une si entiere affection, qu’il estoit aisé à juger que si plutost & en autre habit il ne m’en avoit rien dit, il ne le falloit point blasmer de deffaut de volonté, mais de hardiesse seulement. Pour moy j’essayois de luy en faire paroistre de mesme : car le croyant fille, je pensois y estre obligée par sa bonne volonté, par son merite, & par la proximité d’elle & de Daphnis. Dés lors Amidor, qui auparavant m’avoit voulu du bien, commença à changer ceste amitié, & à aimer la fainte Callirée, par ce que Filandre qui craignoit que sa demeure ne dépleust à ce jeune homme, faisoit tout ce qu’il pouvoit pour luy complaire. La volage humeur d’Amidor, ne luy pût permettre de recevoir ces faveurs sans devenir amoureux. Ce que je ne trouvay pas estrange, d’autant que la beauté, le jugement, & la courtoisie du Berger, qui ne démantoient en rien les perfections d’une fille, ne luy en donnoient que trop de sujet. Voyez combien Amour est folastre, & à quoy il passe son temps ! à Filidas qui est fille, il fait aimer une fille, & à Amidor un homme, & avec tant de passion, qu’estant en particulier, ce seul sujet estoit assez suffisant de nous entretenir. Dieu sçait si Filandre sçavoit faire la fille, & si Callirée contrefaisoit bien son frere, & s’ils avoient faute de prudence à conduire bien chacun son nouvel Amant. La froideur dont Callirée usoit envers moy estoit cause que Filidas n’en avoit point de soupçon, outre que son Amour l’en empeschoit assez : & faut que je confesse que la voyant si fort se retirer à Filidas, Daphnis & moy eusmes opinion que Filandre eust changé de volonté. Dont je recevois un contentement extréme, pour l’amitié que je portois à sa sœur. Sept ou huict jours s’écoulerent de ceste sorte, sans que personne en trouvast le temps trop long, par ce que chacun avoit un dessein particulier. Mais Callirée qui avoit peur que son mary ne s’ennuyast de ce sejour, sollicitoit son frere de me faire sçavoir son dessein, disant qu’il n’y avoit pas apparence que la familiarité qui estoit des-ja entre luy & moy, me peust permettre de refuser son service : mais luy qui m’alloit tastant de tous costez, n’eust jamais la hardiesse de se declarer ; & pour abuser Gerestan, il la pria d’aller vers son mary en l’habit où elle estoit, l’asseurant qu’il n’y connoistroit rien, & de luy faire entendre que par l’advis de Daphnis, elle avoit laissé Callirée chez Filidas, afin de traitter avec plus de loisir le mariage d’Amidor & de sa niepce. Au commencement sa sœur s’estonna : car son mary estoit assez fascheux. En fin voulant en tout contenter son frere, elle s’y resolut, & pour rendre ceste excuse plus vray-semblable, ils parlerent à Daphnis du mariage d’Amidor, qu’elle rejetta assez loing pour plusieurs considerations qu’elle leur mit en avant, mais sçachant qu’ils avoient pris ce sujet pour avoir congé de Gerestan, qu’autrement ils n’eussent pû avoir, elle qui se plaisoit en leur compagnie me le communiqua, & fusmes d’advis qu’il estoit à propos de faire semblant que ceste alliance fust faisable, & sur ceste resolution elle en escrivit à Gerestan, luy conseillant de laisser sa femme pour quelque temps avec nous, afin que nostre amitié fust cause que l’alliance s’en fist avec moins de difficulté, & qu’elle croyoit que toutes choses y fussent bien disposées.

  Avec ceste resolution Callirée ainsi revestuë, alla trouver son mary, qui déceu de l’habit la prit pour son frere, & receut les excuses du sejour de sa femme, estant bien aise qu’elle y fust demeurée pour ce sujet. Jugez, belles Bergeres, si je n’y pouvois pas bien estre trompée, puis que son mary ne la pût reconnoistre. Ce fut en ce temps que la bonne volonté qu’il me portoit augmenta de sorte, qu’il n’y eut plus de moyen de la celer, quelque force qu’il se pût faire, « la conversation ayant cela de propre qu’elle rend ce qui est aimé plus aimé, & plus hay ce que l’on trouve mauvais » : Et reconnoissant son impuissance, il s’advisa de me persuader, qu’encor qu’il fust fille, il ne laissoit d’estreamoureux de moy, avec autant de passion, & plus encores que s’il eust esté homme, & le disoit si naïfvement, que Daphnis qui m’aimoit bien fort, disoit que jusques à ceste heure elle ne l’avoit jamais reconneu : mais qu’il estoit vray qu’elle en estoit aussi amoureuse ; ce qu’il ne falloit pas trouver estrange, puis que Filidas, qui estoit homme, aimoit de sorte Filandre, que ce n’estoit rien moins qu’Amour ; & la dissimulée Callirée juroit qu’une des plus fortes occasions qui avoient contraint son frere à s’en aller, estoit la recherche qu’il luy faisoit : de quoy ils me sceurent dire tant de raisons, que je me laissay aysément persuader que cela estoit, me semblant mesme qu’il n’y avoit rien qui me peust importer. Ayant donc receu ceste fainte, elle ne faisoit plus de difficulté de me parler librement de sa passion : mais toutefois comme femme, & par ce qu’elle me juroit que les mesmes ressentimens, & les mesmes passions que les hommes ont pour l’Amour, estoient en elle, & que ce luy estoit un grand soulagement de les dire, bien souvent estant seules, & n’ayant point cet entretien desagreable, elle se mettoit à genoux devant moy, & me representoit ses veritables affections, & Daphnis mesme qui s’y plaisoit, quelquefois l’y convyoit.

  Douze ou quinze jours s’escoulerent ainsi, avec tant de plaisir pour Filandre qu’il m’a depuis juré n’avoir jamais passé des jours plus heureux, quoy que ses desirs luy donnassent d’extrémes impatiences, & cela fut cause queaugmentant de jour à autre son affection, & se plaisant en ses pensers, bien souvent il se retiroit seul pour les entretenir ; & par ce que le jour il ne vouloit nous esloigner, quelquefois la nuit, quand il pensoit que chacun dormoit, il sortoit de sa chambre, & s’en alloit dans un jardin, où sous quelques arbres il passoit une partie du temps en ses considerations ; & d’autant que plusieurs fois il sortit de ceste sorte, Daphnis s’en prit garde, qui couchoit en mesme chambre, & comme « ordinairement on soupçonne plustost le mal que le bien », elle eut opinion de luy & d’Amidor, pour la recherche que ce jeune Berger luy faisoit : & pour s’en asseurer, elle veilla de façon, faignant de dormir, que voyant sortir la fainte Callirée du lict, elle la suivit de si pres, qu’elle fut presque aussi tost que ce jeune Berger, dans la basse court, n’ayant mis sur elle qu’une robe à la haste, & le suivant pas à pas à la lueur de la Lune, elle le vid sortir de la maison, par une porte mal fermée, & entrer dans un jardin, qui estoit sous les fenestres de ma chambre, & passant jusques au milieu, le vid asseoir sous quelques arbres, & tendant les yeux contre le Ciel, ouyt qu’il disoit fort haut.

Ainsi ma Diane surpasse,
En beauté les autres beautez
Comme de nuict la Lune efface,
De clarté les autres clartez.

Quoy que Filandre eust dit ces paroles assezhaut, si est-ce que Daphnis n’en entre-ouït que quelques mots, pour estre trop esloignée : mais prenant le tour un peu plus long, elle s’approcha de luy sans estre veuë, le plus doucement qu’elle peut, quoy qu’il fust si attentif à son imagination, que quand elle eust esté devant luy, il ne l’eust pas apperceuë, à ce que depuis il m’a juré. A peine s’estoit-elle mise en terre pres de luy, qu’elle l’ouït souspirer fort haut, & puis peu apres d’une voix assez abatuë dire. Et pourquoy ne veut ma fortune que je sois aussi capable de la servir, qu’elle est digne d’estre servie ? & qu’elle ne reçoive aussi bien les affections de ceux qui l’ayment, qu’elle leur donne d’extresmes passions ? Ah, Callirée ! que vostre ruse a esté pernicieuse pour mon repos, & que ma hardiesse est punie d’un tres-juste supplice : Daphnis escoutoit fort attentivement Filandre, & quoy qu’il parlast assez clairement, si ne pouvoit-elle comprendre ce qu’il vouloit dire, abusée de l’opinion qu’il fust Callirée : cela fut cause que luy prestant l’oreille, encores plus curieuse, elle ouït que peu apres rehaussant la voix, il dit. Mais outrecuidé Filandre, qui pourra jamais excuser ta faute, ou quel assez grand chastiment esgalera ton erreur ? tu aimes ceste Bergere, & ne voy tu pas qu’autant que sa beauté te le commande, autant te le deffend son honnesteté ? combien de fois t’en ay-je adverty ? & si tu ne m’as voulu croire, n’accuse de ton mal que ton imprudence. A ce mot sa langue se teut,mais ses yeux & ses souspirs en son lieu commencerent à rendre tesmoignage quelle estoit la passion, dont il n’avoit peu descouvrir que si peu, & pour se divertir de ses pensers, ou plustost pour les continuer plus doucement, il se leva, pour se promener comme de coustume, & si promptement, qu’il apperceut Daphnis, quoy que pour se cacher elle se mist à la fuitte ; mais luy qui l’avoit veuë, pour la reconnoistre, la poursuivit jusques à l’entrée d’un bois de coudriers, où il l’atteignit ; & pensant qu’elle eust découvert tout ce qu’il avoit tenu si caché, demy en colere, il luy dit. Et quelle curiosité, Daphnis, est celle-cy de me venir espier de nuict en ce lieu ? C’est, respondit Daphnis en sousriant, pour apprendre de vous par finesse, ce que je n’eusse sceu autrement, (& en cela elle pensoit parler à Callirée, n’ayant pas encor découvert qu’il fust Filandre). Et bien (reprit Filandre pensant estre découvert) quelle si grande nouveauté y avez vous apprise ? Toute celle, dit Daphnis, que j’en voulois sçavoir. Vous voila donc, dit Filandre, bien satisfaite de vostre curiosité ? Aussi bien, respondit-elle, que vous l’estes, & le serez mal de vostre ruse : car tout ce sejour pres de Diane, & toute ceste grande affection que vous luy faites paroistre, ne vous rapporteront en fin que de l’ennuy, & du déplaisir. O Dieux, s’escria Filandre, est il possible que je sois découvert ! Ah, discrette Daphnis, puis que vous sçavez ainsi le sujet de mon sejour,vous avez bien entre vos mains, & ma vie, & ma mort : mais si vous vous ressouvenez de ce que je vous suis, & quels offices d’amitié vous avez receu de moy, quand l’occasion s’en est presentée, je veux croire que vous aimerez mieux mon bien & mon contentement, que non pas mon desespoir ny ma ruine. Daphnis pensoit encores parler à Callirée, & avoit opinion que toute ceste crainte fust à cause de Gerestan, qui eust trouvé mauvais (s’il en eust esté adverty) qu’elle fit cest office à son frere ; & pour l’en asseurer, luy dit ; tant s’en faut que vous ayez à redouter ce que je sçay de vos affaires, que si vous m’en eussiez advertie, j’y eusse contribué, & tout le conseil, & toute l’assistance que vous eussiez peu desirer de moy : mais racontez moy d’un bout à l’autre tout ce dessein, à fin que vostre franchise m’oblige plus à vous y servir, que la meffiance que vous avez euë de moy ne me peut avoir offensée. Je le veux, dit-il, ô Daphnis, pourveu que vous me promettiez de n’en rien dire à Diane, que je n’y consente. C’est un discours, répondit la Bergere, qu’il ne luy faut pas faire mal à propos, son humeur estant peut-estre plus estrange que vous ne croiriez pas en cela. C’est là mon grief, dit Filandre, ayant dés le commencement assez reconneu que j’entreprenois un dessein presque impossible : Car d’abord que ma sœur, & moy resolusmes de changer d’habit, elle prenant le mien, & moy le sien, je prevy bien que tout ce qui m’en reüssiroit de plus advantageux, seroitde pouvoir vivre plus librement quelques jours aupres d’elle, ainsi déguisé, que si elle me reconnoissoit pour Filandre. Comment, interrompit Daphnis, toute surprise, comment pour Filandre ? & n’estes vous pas Callirée ? Le Berger qui pensoit qu’elle l’eust auparavant reconnu, fut bien marry de s’estre découvert si legerement, toutefois voyant que la faute estoit faitte, & qu’il ne pouvoit plus retirer la parole qu’il avoit proferée, pensa estre à propos de s’en prevaloir, & luy dit : Voyez, Daphnis, si vous avez occasion de vous douloir de moy, & de dire que je ne me fie pas en vous, puis que si librement je vous découvre le secret de ma vie : car ce que je viens de vous dire, m’est de telle importance, qu’aussi tost qu’autre que vous le sçaura, il n’y a plus d’esperance de salut en moy : mais je veux bien m’y fier, & me remettre tellement en vos mains, que je ne puisse vivre que par vous : Sçachez donc, Bergere, que vous voyez devant vous Filandre sous les habits de sa sœur, & qu’Amour en moy, & la compassion en elle, ont esté cause que nous nous soyons ainsi déguisez ; & apres luy alla racontant son extréme affection, la recherche qu’il avoit faitte d’Amidor, & de Filidas, l’invention de Callirée à changer d’habits, la resolution d’aller trouver son mary vestuë en homme ; bref tout ce qui s’estoit passé en cet affaire, avec tant de demonstration d’Amour, qu’encores qu’au commencement Daphnis se fust estonnée de la hardiesse de luy & de sa sœur,si est-ce qu’elle en perdit l’estonnement, quand elle reconneut la grandeur de son affection, jugeant bien qu’elle les pouvoit porter à de plus grandes folies. Et encor que si elle eust esté appellée à leur conseil, lors qu’ils firent ceste entreprise, elle n’en eust jamais esté d’advis : toutefois voyant comme l’effet en avoit bien reüssi, elle resolut de luy ayder en tout ce qui luy seroit possible, & n’y espargner ny peine, ny soing, ny artifice qu’elle jugeast dépendre d’elle, & le luy ayant promis, avec plusieurs asseurances d’amitié, elle luy donna le meilleur advis qu’elle pût, qui estoit de m’engager peu à peu en son amitié : Car, disoit-elle, « l’Amour envers les femmes, est un de ces outrages, dont la parole offense plus que le coup. C’est un ouvrage que nul n’a honte de faire, pourveu que le nom luy en soit caché ». De sorte que j’estime ceux-là bien advisez, qui se font aimer à leurs Bergeres avant que de leur parler d’Amour : D’autant qu' »Amour est un animal qui n’a rien de rude que le nom », estant d’ailleurs tant agreable, qu’il n’y a personne à qui il déplaise. Et par ainsi, pour estre receu de Diane, il faut que ce soit sans le luy nommer, ny mesme sans qu’elle le voye, & user d’une telle prudence qu’elle vous aime, aussi-tost qu’elle pourra sçavoir que vous l’aimez d’Amour : car y estant embarquée, elle ne pourra par apres se retirer au port, encore qu’elle voye quelque apparence de tourmente autour d’elle : Il me semble que jusques icy vous vous y estes conduit avec une assez grande prudence : mais il faut continuer. La fainte que vous avez faitte d’estre amoureuse d’elle, encores que fille, est tres à propos, estant tres-certain que « toute Amour qui est soufferte, en fin en produit une reciproque ». Mais il faut passer plus outre. »Nous faisons aisément plusieurs choses qui nous sembleroient fort difficiles, si la coustume ne nous les rendoit aisées ». C’est pourquoy ceux qui n’ont pas accoustumé une viande, la treuvent au commencement d’un goust fascheux, qui peu à peu se rend agreable par l’usage. Il faut que de là vous appreniez à rendre à Diane les discours amoureux plus aisez, & que par la coustume, ce qu’elle a si peu accoustumé, luy soit ordinaire, & pour y mieux parvenir, il faut trouver quelque invention pour luy rendre agreable vostre recherche, & que vous luy puissiez parler, encores que fille, aux mesmes termes que les Bergers. Car « tout ainsi que l’oreille qui a accoustumé d’ouïr la Musique, est capable d’y plier mesme la voix, & la hausser, & baisser aux tons qui sont harmonieux, encor que d’ailleurs on ne sçache rien en cest art. De mesme, la Bergere qui oyt souvent les discours d’un Amant, y plie les puissances de son ame, & encore qu’elle ne sçache point aimer, ne laisse à se porter insensiblement aux ressentiments de l’Amour » : Je veux dire qu’elle aime la compagnie de ceste personne, en ressent l’éloignement, a pitiéde son mal, & bref aime en effet sans y penser. Voyez vous, Filandre, ne faites pas vostre profit de ces instructions ailleurs, & ne croyez pas que si je ne vous aimois, & n’avois pitié de vous, je vous découvrisse ces secrets de l’escole : mais recevez ce que je vous dis pour arrhes de ce que je desire faire pour vous. Avec semblables paroles, voyant que le jour approchoit, ils se retirerent dans le logis, non pas sans se mocquer de l’Amour d’Amidor, qui le prenoit pour fille, & de r’apporter une partie de ses discours pour en rire. Et s’estant sur le matin endormis en ceste resolution, ils demeurerent bien tard au lict, pour se recompenser de la perte de la nuict ; ce qui donna commodité au jeune Amidor de les y surprendre, & n’eust esté que presque en mesme temps j’entray dans leur chambre, je croy qu’il eust peut-estre reconnu la tromperie : car s’estant adressé au lict de la fainte Callirée, quoy qu’elle joüast bien son personnage, luy parlant avec toute la modestie qu’il luy estoit possible, & luy monstrant un visage severe pour luy oster la hardiesse de ne se point hazarder, si est-ce que son affection l’eust peut-estre licentié, & que ses mains indiscrettes, eussent découvert son sein. Mais à mon abort Daphnis me pria de l’en empescher, & de les separer, ce que je fis avec beaucoup de contentement de Filandre, qui feignant de m’en remercier, me baisa la main avec tant d’affection, que si je l’eusse tant soit peu soupçonné, j’eusse bien reconnu, que veritablement il y avoit de l’Amour. Apres leur ayant donné le bon jour, je r’amenay Amidor avec moy, à fin qu’ils eussent le loisir de s’abiller.

  Et par ce qu’ils avoient dessein de parachever ce qu’ils avoient proposé, incontinent apres disner que nous fusmes retirez comme de coustume sous quelques arbres, pour jouïr du fraiz, encore qu’Amidor y fust, Daphnis jugea que l’occasion estoit bonne, estant bien aise que ce fust mesme en sa presence, pour luy en oster tout soupçon, & que si à l’advenir il l’oyoit par mesgarde parler quelquefois en homme, il ne le trouvast point estrange, faisant donc signe à Filandre, à fin qu’il aydast à son dessein ; elle luy dit : Et qu’est-ce, Callirée, qui vous peut rendre muette en la presence de Diane ? C’est, respondit-il, que j’allois en moy-mesme faisant plusieurs souhaits, pour la volonté que j’ay de faire service à ma Maistresse, & entre autres un, que je n’eusse jamais pensé devoir desirer. Et quel est-il ? interrompit Amidor. C’est, continua Filandre, que je voudrois estre homme pour rendre plus de service à Diane. Et comment, adjousta Daphnis, estes vous amoureuse d’elle ? Plus respondit Filandre, que ne le sçauroit estre tout le reste de l’univers. J’ayme donc mieux, dit Amidor, que vous soyez fille, tant pour mon advantage, que pour celuy de Filidas. La consideration de l’un, ny de l’autre, repliqua Filandre, ne me fera pas changer de desir. Et quoy ? adjousta Daphnis, auriez vous opinion que Diane vous aimast davantage. Je le devrois ainsi esperer, dit Filandre, par les loix de Nature, si ce n’est, que comme en sa beauté elle en outrepasse les forces, qu’en son humeur, elle en dédaigne les ordonnances. Vous me croirez telle qu’il vous plaira (luy dis-je) si vous fais-je serment veritable, qu’il n’y a homme au monde que j’aime plus que vous. Aussi (me repliqua-t’il) n’y a-t’il personne qui vous ayt tant voüé de service : mais ce bon-heur ne me durera que jusques à ce que vous aurez reconnu mon peu de merite, ou que quelque meilleur sujet se presente. Me croyez-vous (luy repliquay-je) si volage que vous me faites ? Ce n’est pas (me répondit-il) que je croye en vous les imperfections de l’inconstance : mais je sçay bien que j’en ay les causes pour les deffauts qui sont en moy. Le deffaut, luy dis-je, est plutost de mon costé ; & à ce mot je l’embrassay, & le baisay d’une aussi sincere affection que s’il eust esté ma sœur. Dequoy Daphnis sousrioit en soy-mesme, me voyant si bien abusée : Mais Amidor nous interrompant, jaloux (comme je croy) de tous deux. Je pense, dit-il, que c’est à bon escient, & que Callirée ne se mocque point. Comment, dit-il, me moquer ? que le Ciel me punisse plus rigoureusement qu’il ne chastia jamais parjure, s’il y eut jamais Amour plus violente, ny plus passionnée que celle que je porte à Diane. Et si vous estiez homme, adjousta Daphnis, sçauriez-vous bien user des paroles d’homme, pourdeclarer vostre passion ? Encores, respondit-il, que j’aye peu d’esprit, si est-ce que mon extresme affection ne me laisseroit jamais muette en semblable occasion. Et voyons la, Belle [Bergere], dit Amidor, si ce ne vous est peine, comme vous vous démesleriez d’une telle entreprise ? Si ma Maistresse, dit Filandre, me le permet, je le feray, avec promesse toutefois qu’elle m’accordera trois supplications que je luy feray. La premiere qu’elle me répondra à ce que je luy diray, l’autre, qu’elle ne croira point estre une fainte, ce que sous autre personne que de Callirée, je luy representeray : mais les recevra comme tres-veritables, encores qu’impuissantes passions, & pour la fin, qu’elle ne permettra que jamais autre que moy la serve en ceste qualité. Moy qui voyois que chacun y prenoit plaisir, & aussi que veritablement j’aymois Filandre sous les habits de sa sœur, luy respondis, que pour sa seconde & derniere demande elles luy estoient accordées, tout ainsi qu’elle les sçauroit desirer, que pour la premiere, j’estois si peu accoustumée à faire telles responses, que je m’asseurois qu’elle y auroit peu de plaisir. Toutefois que pour ne la dédire en rien, j’essayerois de m’en acquitter le mieux qu’il me seroit possible. A ce mot, se relevant sur un genoux, par ce que nous estions assis en rond, me prenant une main, il commença de ceste sorte.

  Je n’eusse jamais creu, belle Maistresse, considerant en vous tant de perfections, qu’il peustestre permis à un mortel de vous aimer, si je n’eusse esprouvé en moy-mesme, qu’il est impossible de vous voir, & ne vous aimer point. Mais sçachant bien que le Ciel est trop juste pour vous commander une chose impossible, j’ay tenu pour certain qu’il vouloit que vous fussiez aimée, puis qu’il permettoit que vous fussiez veuë, & sur ceste creance j’ay fortifié de raisons la hardiesse que j’avois euë de vous voir, & beny en mon cœur l’impuissance, qui m’a aussi tost sousmis à vous, que mes yeux se sont tournez vers vous. Que si les loix ordonnent, que l’on donne à chacun ce qui est sien, ne trouvez mauvais, belle Bergere, que je vous donne mon cœur, puis qu’il vous est tellement acquis, que si vous le refusez, je le desadvoüe pour estre mien. A ce mot il se teut, pour ouyr ce que je luy respondrois, mais avec une façon, que s’il n’eust point eu l’habit qu’il portoit, mal-aisément eust on peu douter qu’il ne le dist à bon escient, & pour ne contrevenir à ce que je luy avois promis, je luy fis telle response. Berger, si les loüanges que vous me donnez, estoient veritables, je croirois peut-estre ce que vous me dittes de vostre affection : mais sçachant bien que ce sont flatteries, je ne puis croire que le reste ne soit dissimulation. C’est trop blesser vostre jugement, me dit-il, que de douter de la grandeur de vostre merite : mais c’est avec semblables excuses que vous avez accoustumé de refuser les choses que vous ne voulez pas ; si puis-je avec verité jurer par Teutates, & vous sçavez bien que je ne me parjure pas, que vous ne refuserez jamais rien qui vous soit donné de meilleure, ny plus entiere volonté. Je sçay bien, luy respondis-je, que les Bergers de cette contrée, ont accoustumé d’user de plus de paroles, où il y a moins de verité, & qu’ils tiennent entre-eux, pour chose tres-averée, que les Dieux n’escoutent, ny ne punissent jamais les faux serments des amoureux. Si c’est un vice particulier de vos Bergers, dit-il, je m’en remets à vostre connoissance ; mais moy qui suis estranger, je ne dois participer à leur honte, non plus que je ne faits à leur faute, & toutefois par vos paroles mesmes plus cruelles, il faut que je retire quelque satisfaction pour moy : car encor que les Dieux ne punissent les serments des Amoureux, si je ne le suis pas, comme il semble que vous en doutiez, les Dieux ne laisseront de m’envoyer le chastiment de parjure, & s’ils ne le font, vous serez contrainte d’advoüer, que n’estant point chastié, je ne suis donc point menteur, & si je suis menteur, & ne suis point chastié, il faut que vous confessiez que je suis Amant. Et par ainsi, de quelque costé que vostre bel esprit se vueille tourner, il ne sçauroit desadvouër, qu’il n’y a point de beauté en la terre, ou Diane est belle, & que jamais beauté n’a esté aimée, ou la vostre l’est de ce Berger, qui est à vos genoux, & qui en cest estat implore le secours de toutes les graces, pour en retirer une de vous, qu’il croit meriter, si une parfaite Amour a jamais eu du merite. Si je suis belle, repliquay-je, je m’en remets aux yeux qui me voyent sainement : mais vous ne sçauriez nier que vous ne soyez parjure & dissimulée, & il faut, Callirée, que je die que l’asseurance dont vous me parlez en homme, me fait resoudre à ne croire jamais aux paroles, puis qu’estant fille, vous le sçavez si bien déguiser. Et pourquoy, Diane, dit-il, lors en sousriant, interrompez-vous si tost les discours de vostre serviteur ? vous estonnez-vous qu’estant Callirée, je vous parle avec tant d’affection ? ressouvenez vous qu’il n’y a impuissance de condition qui m’en fasse jamais diminuer, tant s’en faut, ce sera plustost ceste occasion qui la conservera, & plus violente, & eternelle, puis qu’il n’y a rien qui diminuë tant l’ardeur du desir, que la jouïssance de ce qu’on desire, & cela ne pouvant estre entre nous, vous serez jusques à mon cercueil tousjours aimée, & moy tousjours Amante. Et toutefois si Tiresias, apres avoir esté fille, devint homme, pourquoy ne puis-je esperer que les Dieux me pourroient bien autant favoriser, si vous l’aviez agreable ? Croyez moy, belle Diane, puis que les Dieux ne font jamais rien en vain, qu’il n’y a pas apparance qu’ils ayent mis en moy une si parfaite affection, pour m’en laisser vainement travailler, & que si la nature m’a fait naistre fille, mon Amour extresme me peut bien rendre telle, que ce ne soit point inutilement. Daphnis qui voyoit que ce discours s’alloit fortégarant, & qu’il estoit dangereux, que cest Amant ne se laissast transporter à dire chose qui le fit découvrir par Amidor, l’interrompit, en luy disant. C’est sans doute, Callirée, que vostre Amour ne sera point éprise inutilement tant que vous servirez ceste belle Bergere, non plus que le flambeau ne se consume pas en vain, qui esclaire à ceux qui sont dans la maison : car tout le reste du monde n’estant que pour servir ceste Belle, vous aurez fort bien employé vos jours, quand vous les aurez passez en son service. Mais changeons de discours, dit Amidor : car voicy venir Filidas, qui ne prendroit nullement plaisir à les ouïr, encore que vous soyez fille, & presque en mesme temps Filidas arriva, qui nous fit toutes lever pour le salüer. Mais Amidor qui aimoit passionnément la fainte Callirée, lors que sa cousine arriva, prit le temps si à propos, que s’esloignant avec Filandre un peu de la trouppe, & la prenant sous le bras, & voyant que personne ne les pouvoit ouyr, commença de luy parler ainsi. Est-il possible, belle Bergere, que les paroles que vous venez de tenir à Diane soient veritables, ou bien si vous les avez dittes seulement pour monstrer la beauté de vostre esprit ? Croyez Amidor, luy respondit-il, que je ne suis point mensongere, & que jamais je ne dis rien plus veritablement, que l’asseurance que je luy ay faite de mon affection, que si en quelque chose j’ay manqué à la verité, ç’a esté pour en avoir dit moins que je n’en ressens :mais en cela je dois estre excusée, puis qu’il n’y a point d’assez bonnes paroles pour le pouvoir dire comme je le conçois : A quoy il respondit avec un grand souspir. Puis que cela est, belle Callirée, mal-aisément puis je croire que vous ne reconnoissiez beaucoup mieux l’affection que l’on vous porte, puis que vous ressentez les mesmes coups dont vous blessez, que non point celles qui en sont du tout ignorantes, & cela sera cause que je n’iray point recherchant d’autres paroles pour vous declarer ce que je souffre pour vous, ny d’autres raisons pour excuser ma hardiesse, que celles dont vous avez usé parlant à Diane, & seulement j’adjouteray ceste consideration, afin que vous connoissiez la grandeur de mon affection : Que si le coup qui ne se void, se doit juger selon la force du bras qui le donne ; la beauté de Diane, dont vous ressentez la blessure, estant beaucoup moindre que la vostre, doit bien avoir fait moindre effort en vous que la vostre en moy : Et toutefois si vous l’aimez avec tant de violence, considerez comment Amidor doit estre traitté de Callirée, & quelle peut estre son affection : car il ne sçauroit la vous declarer que par la comparaison de la vostre. Berger, luy respondit-il, si la connoissance que vous avez euë de l’amitié que je porte à Diane, vous a donné la hardiesse de me parler de ceste sorte, il faut que je supporte le supplice que mon inconsideration merite, ayant parlé si ouvertement devant vous : maisaussi deviez-vous avoir esgard, qu’estant fille je ne pouvois par ces discours offenser son honnesteté, & si faites bien vous la mienne en me parlant ainsi, qui ay un mary qui ne supporteroit pas avec patience cét outrage s’il en estoit adverty. Mais outre cela, puis que vous parlez de Diane, à qui veritablement je me suis entierement donnée : encor faut-il que je vous die, que si vous voulez que je mesure vostre affection à la mienne, selon les causes que nous avons d’aimer, je ne croiray pas que vous en ayez beaucoup, puis que ce que vous nommez beauté en moy, ne peut en sorte que ce soit, retenir ce nom aupres de la sienne. Belle Bergere, luy dit Amidor, je n’ay jamais creu que l’on vous pûst offenser en vous aimant : mais puis que cela est, j’advoüe que je merite chastiment, & que je suis prest à le recevoir tout tel que vous me l’ordonnerez, il est vray que vous devez ensemble vous resoudre à joindre au mesme supplice, tout celuy que je pourray meriter, en vous aimant le reste de ma vie : car il est impossible que je vive sans vous aimer : Et ne croyez point que le mescontentement de Gerestan m’en puisse jamais divertir ; celuy qui ne craint, ny les hazards, ny la mort mesme, ne redoutera jamais un homme : Mais quant à ce qui vous touche, j’advoüe que j’ay failly en faisant quelque comparaison de vous à Diane, estant sans doute mal proportionnée de son costé ; il est vray que ce n’a pas esté comme de chose égale :mais comme du moindre au plus grand, & ayant eu opinion que ce que vous ressentiez vous donneroit plus de connoissance de ma peine, j’ay commis ceste erreur, en laquelle si vous me pardonnez, je proteste de ne retomber jamais. Filandre qui m’aimoit à bon escient, & qui avoit eu opinion qu’Amidor en fist de mesme, eust mal-aisément supporté d’oüyr parler de moy avec tant de mespris, s’il n’eust eu dessein de découvrir ce qui en estoit : mais desirant de s’en esclaircir, & luy semblant d’en avoir rencontré une fort bonne occasion, il eut tant de puissance sur soy-mesme, que sans luy en faire semblant, il luy dit : Comment est-il possible, Amidor, que vostre bouche profere des paroles que vostre cœur desment si fort ? Pensez-vous que je ne sçache pas bien que vous dissimulez, & que dés long temps vostre affection est toute pour Diane ? Mon affection ? repliqua-t’il comme surpris, que jamais personne ne me puisse aimer, si j’ayme autre Bergere que vous, je ne dis pas qu’autrefois je n’aye esté de ses amis, mais son humeur inégale tantost toute de feu, tantost toute de glace m’en a tellement retiré, qu’à cette heure elle m’est indifferente. Et comment, dit Filandre, m’osez-vous parler ainsi, puis que je sçay qu’en verité elle vous a aimé & vous aime encores ? Je ne veux pas nier, dit Amidor, qu’elle ne m’ait aimé. Et, continua-t’il, en sousriant, je ne jurerois pas qu’elle ne m’aime encores : mais si ferois bien qu’elle n’estpoint aimée de moy, & que je luy en laisse tout le soucy. Ce qu’Amidor disoit en cela estoit bien selon son humeur : car c’estoit sa vanité ordinaire, de vouloir qu’on creust qu’il eust plusieurs bonnes fortunes, & à ceste occasion il avoit accoustumé de se rendre à dessein si familier de celles qu’il hantoit, que quand il s’en retiroit, il pouvoit presque par ses sousris & niant froidement, faire croire tout ce qu’il vouloit d’elles. A ce coup Filandre reconnut bien son artifice, & n’eust esté qu’il craignoit de se découvrir, il se sentit tellement touché de mon offense, que je crois qu’il l’eust repris de mensonge, si ne peut-il s’empescher de luy respondre assez aigrement. Vrayement Amidor, vous estes le plus indigne Berger, qui vive parmy les bonnes compagnies. Vous avez le courage de parler de ceste sorte de Diane, à qui vous montrez tant d’amitié, & à qui vous avez tant d’obligation ? & que pouvons nous esperer, nous qui n’approchons en rien ses merites : puis que ny ses perfections, ny son amitié, ny vostre alliance ne vous peuvent attacher la langue ? Quant à moy j’advouë que vous estes la plus dangereuse personne qui vive, & qui voudra avoir du repos, doit tascher de vous esloigner comme une maladie tres-contagieuse. A ce mot il le quitta, & nous vint retrouver, le visage tant enflammé de colere, que Daphnis connut bien qu’il estoit offensé d’Amidor, qui estoit demeuré si estonné de ceste separation, qu’ilne sçavoit ce qu’il avoit à faire. Depuis le soir Daphnis s’enquit de Filandre, de leur discours, & par ce qu’elle m’aimoit, & jugeoit que cela ne pouvoit que beaucoup accroistre l’amitié que je portois à la fainte Callirée, dés le matin elle me le raconta avec tant d’aspreté contre Amidor, & si avantageusement pour Filandre, qu’il faut advoüer que depuis je ne me peus si aisément deffendre de l’aimer, lors que je le reconnus, me semblant que sa bonne volonté m’y obligeoit. Mais Daphnis, qui sçavoit bien que si je l’aimois alors c’estoit pour le croire Callirée, luy conseilloit ordinairement de se découvrir à moy, disant qu’elle croyoit bien qu’au commencement je le rejetterois, & m’en fascherois : mais qu’en fin toutes choses se remettroient, & que de son costé elle y travailleroit de sorte, qu’elle esperoit en venir à bout. Mais elle ne peut avoir d’assez fortes persuasions pour luy en donner le courage, qui fit resoudre Daphnis de le faire elle mesme sans qu’il le sçeust, prevoyant bien que Gerestan voudroit r’avoir sa femme, & que ceste finesse auroit esté inutile.

  En ceste resolution un jour qu’elle me trouva seule, apres quelques discours assez ordinaires : Mais que sera-ce en fin, dit-elle, de ceste folle de Callirée, je croy en verité que vous luy ferez perdre l’entendement : car elle vous aime si passionnément, que je ne croy pas qu’elle puisse vivre : Si Filidas va un jour coucher hors de ceans, & que vous puissiezsortir une nuict de vostre chambre, il faut que vous la voyez en l’estat où je l’ay trouvée plusieurs fois : car presque toutes les nuicts qui sont un peu claires, elle les passe dans le jardin, & se plaist de sorte en ses imaginations, que je ne la puis retirer qu’à force, de ses resveries. Je voudroy bien, luy respondis-je, luy pouvoir r’apporter du soulagement : mais que veut-elle de moy ? ne luy rends-je pas amitié pour amitié ? ne luy en fais-je assez paroistre par toutes mes actions ? manque-je à quelque sorte de courtoisie, ou de devoir envers elle ? Cela est vray : mais, me repliqua-t’elle, si vous aviez oüy ses discours, je ne croy pas qu’elle ne vous fist compassion, & vous supplie que sans qu’elle le sçache, vous la veniez escouter une nuict. Je le luy promis fort librement, & luy dis que ce seroit bien tost : car Filidas m’avoit dit le soir auparavant, qu’elle vouloit visiter Gerestan & faire amitié avec luy.

  Quelques jours apres, Filidas selon son dessein, emmenant Amidor avec luy, partit pour aller voir Gerestan, ayant resolu de ne revenir de sept ou huit jours, afin de luy faire paroistre plus d’amitié, & ce sejour nous vint fort à propos : car s’il eust esté en la maison, mal-aisément luy eussions nous peu cacher le trouble enquoy nous fusmes. Or le mesme jour du départ, Filandre suivant sa coustume, ne manqua pas de descendre au jardin à moitié desabillé, lors qu’il creut que chacun estoit endormy. Au contraire Daphnis qui s’estoit couchée lapremiere, aussi tost qu’elle le vid sortir, se depescha de me le venir dire, & me mettant hastivement une robe dessus, je la suivis assez viste, jusques à ce que nous fusmes dans le jardin : Mais lors qu’elle eust remarqué où il estoit, elle me fit signe d’aller au petit pas apres elle. Et quand nous nous en fusmes approchées, de sorte que nous le pouvions oüyr, nous nous assismes en terre, & incontinent apres, j’oüys qu’il disoit. Mais à quoy toute ceste patience ? à quoy tous ces dilayemens ? ne faut-il pas que tu meures sans secours, ou que tu découvres ta blesseure au Chirurgien qui la peut guerir ? Et là s’arrestant pour quelque temps, il reprenoit ainsi avec un grand souspir : Ne dis-tu pas, ô fascheuse crainte, qu’elle nous bannira de sa presence ? & qu’elle nous ordonnera une mort desesperée ? Et bien, si nous mourons, ne nous sera-ce pas beaucoup de soulagement d’abreger une si miserable vie que la nostre, & mourant satisfaire à l’offense que nous aurons faite ? Et quant au bannissement, s’il ne nous vient d’elle, le pouvons nous éviter de Gerestan, de qui l’impatience ne nous laissera guere davantage icy ? Que si toutefois nous obtenons un plus long sejour de cét importun, & que la mort ne nous vienne du courroux de la belle Diane, helas ! la pourrons nous éviter de la violence de nostre affection ? Que faut-il donc que je fasse ? Que je le luy die ? Ah ! je ne l’offenseray jamais s’il m’est possible. Le luy tairay-je ? Et pourquoy le taire, puis qu’aussibien ma mort luy en donnera une bien prompte connoissance. Quoy donc je l’offenseray ? Ah ! « l’outrage & l’amitié ne vont jamais ensemble ». Mourons donc plutost : Mais si je consens à ma mort ne luy fais-je pas perdre le plus fidele serviteur qu’elle ait jamais eu ? & puis est-il possible qu’en adorant on puisse offenser ? Je le luy diray donc, & en mesme temps luy découvriray l’estomac, afin que le fer plus aisément punisse mon erreur, si elle le veut. Voila, luy diray-je, où demeure le cœur de cét infortuné Filandre, qui sous les habits de Callirée, au lieu d’acquerir vos bonnes graces, a rencontré vostre courroux, vengez-vous & le punissez, & soyez certaine que si la vengeance vous satisfait, le supplice luy en sera tres-agreable.

  Belles Bergeres, quand j’oüys parler Filandre de ceste sorte, je ne sçay ce que je devins, tant je fus surprise d’estonnement : Je sçay bien que je m’en voulus aller, afin de ne voir plus ce trompeur, tant pleine de despit que j’en tremblois toute : Mais Daphnis pour achever entierement sa trahison, me retint par force, & par ce (comme je vous ay dit) que nous estions fort pres du Berger, au premier bruit que nous fismes il tourna la teste, & croyant que ce ne fust que Daphnis, il s’y en vint : mais quand il m’apperceut, & qu’il creut que je l’avois oüy. O Dieux ! dit-il, quel supplice effacera ma faute ? Ah ! Daphnis, je n’eusse jamais attendu cette trahison de vous. Et à ce mot il s’en alla courant par le jardin comme une personne insensée, quoy qu’elle l’appellast deux ou trois fois par le nom de Callirée : mais craignant d’estre oüye de quelqu’autre, & plus encore que le desespoir ne fist faire à Filandre quelque chose de mal à propos en sa personne, elle me laissa seule & se mit à le suivre, me disant toute en colere en partant. Vous verrez, Diane, que si vous traittez mal Filandre, peut estre vous ruinerez-vous de sorte, que vous en ressentirez le plus grand desplaisir. Si je fus estonnée de cet accident, jugez le, belles Bergeres, puis que je ne sçavois pas mesmes m’en retourner. En fin apres avoir repris un peu mes esprits, je cherchay de tant de costez, que je revins en ma chambre, où m’estant remise au lict toute tremblante, je ne pûs clorre l’œil de toute la nuict.

  Quant à Daphnis elle chercha tant Filandre, qu’en fin elle le rencontra plus mort que vif, & apres l’avoir tancé de n’avoir sceu se prevaloir d’une si favorable occasion, & toutefois l’avoir asseuré que je n’estois point si estonnée de cét accident que luy, elle le remit un peu, & le rasseura en quelque sorte, non point toutefois tellement que le lendemain il eust la hardiesse de sortir de sa chambre. Moy d’autre costé infiniement offensée contre tous deux, je fus contrainte de tenir le lict, pour ne donner connoissance de mon déplaisir à ceux qui estoient autour de nous, & particulierement à la niepce de Gerestan : Mais de bonne fortune, elle n’estoit pas plus spirituelle que de raison,de sorte que nous luy cachasmes aisément ce mauvais mesnage, ce qui nous eust esté presque impossible, & mesme à Filandre, autour duquel elle demeuroit ordinairement. Daphnis ne se trouva pas peu empeschée en ceste occasion : car au commencement je ne pouvois la recevoir en ses excuses. En fin elle me tourna de tant de costez, & me sceut tellement déguiser ceste affection, que je luy promis d’oublier le déplaisir qu’elle m’avoit fait : jurant toutefois quand à Filandre que je ne le verrois jamais. Et je croy qu’il s’en fust allé sans me voir, ne me pouvant supporter courroucée, n’eust esté le danger où il craignoit que Callirée tombast : car elle avoit à faire à un mary, qui estoit assez fascheux. Ce fut ceste consideration qui le retint : mais sans bouger du lict, faignant d’estre malade. Cinq ou six jours se passerent sans que je le voulusse voir, quelque raison que Daphnis me peust alleguer pour luy, & n’eust esté que je fus advertie que Filidas revenoit & Callirée aussi, je ne l’eusse veu de long temps. Mais la crainte que j’eus que Filidas ne s’en prist garde, & que ce qui estoit si secret ne fust divulgué par toute la contrée, me fit resoudre à le voir, avec condition, qu’il ne me feroit point de semblant de ce qui s’estoit passé, n’ayant pas assez de force sur moy, pour m’empescher de ne donner quelque connoissance de mon déplaisir. Il le promit & le tint : car à peine osoit-il tourner les yeux vers moy, & quand il le faisoit, c’estoitavec une certaine soubmission, qui ne m’asseuroit pas peu de son extréme Amour. Et de fortune, incontinant apres que j’y fus entrée, Filidas, Amidor, & le dissimulé Filandre arriverent dans la chambre, de qui les fenestres fermées nous donnerent assez bonne commodité de cacher nos visages. Filandre avoit adverty sa sœur de tout ce qui luy estoit advenu, & cela avoit esté cause que le sejour de Filidas n’avoit pas esté si long qu’il en avoit fait dessein : car elle disant que sa sœur estoit malade, les contraignit de s’en retourner.

  Mais ce discours, seroit trop ennuyeux, si je n’abregeois toutes nos petites querelles. Tant y a que Callirée ayant sceu comme toutes choses estoient passées, quelquefois les tournant en gausserie, d’autrefois cherchant des apparances de raison, sceut de sorte se servir de son bien dire, estant mesme aidée de Daphnis, qu’en fin je consentis au sejour de Filandre, jusqu’à ce que les cheveux fussent revenus à sa sœur, connoissant bien que ce seroit la ruiner & moy aussi, si je precipitois davantage son retour. Et il advint (comme elle avoit fort bien preveu) que durant le temps que ce poil demeura à croistre, l’ordinaire conversation du Berger, qui en fin ne m’estoit point des-agreable, & la connoissance de la grandeur de son affection, commencerent à me flatter de sorte, que de moy-mesme j’excusois sa tromperie ; considerant de plus le respect & la prudence dont il s’y estoit conduit. Si bien qu’avant qu’il peust partir, il obtint ceste declaration qu’il avoit tant desirée, à sçavoir que j’oublyois sa tromperie, & que ne sortant point des termes de son devoir, j’aimerois sa bonne volonté, & la cherirois pour son merite ainsi que je devrois. La connoissance qu’il me donna de son contentement, ayant ceste asseurance de moy, me rendit bien aussi asseurée de son affection, que peu auparavant son déplaisir m’en avoit fait certaine : car il fut tel qu’à peine le pouvoit-il dissimuler. Cependant que nous estions en ces termes, Filidas de qui l’Amour s’alloit tousjours augmentant, ne peut en couvrir davantage la grandeur, de sorte qu’elle resolut de tenter tout à fait le dissimulé Filandre. Avec ce dessein la trouvant à propos un jour qu’elles se promenoient ensemble dans une touffe d’arbres, qui fait l’un des quarrez du jardin, elle luy parla de ceste sorte apres avoir esté longuement interditte. Et bien Filandre, sera-t’il vray que quelque amitié que je vous puisse faire paroistre, je ne sois point assez heureux pour estre aimé de vous ? Callirée luy respondit : Je ne sçay Filidas quelle plus grande amitié vous me demandez, ny comment je vous en puis rendre davantage, si vous mesmes ne m’en donnez les moyens. Ah ! dit-elle, si vostre volonté estoit telle que la mienne la desire, je le pourrois bien faire : Jusqu’à ce que vous m’ayez esprouvé dit Callirée, pourquoy voulez-vous douter de moy ? Ne sçavez vous pas, dit Filidas, que « l’extréme desir est tousjours suivy du doute » ? jurez-moyque vous ne me manquez point d’amitié, & je vous declareray peut estre chose dont vous serez bien estonné. Callirée fut un peu surprise ne sçachant ce qu’elle vouloit dire, toutefois pour en sçavoir la conclusion elle luy respondit : Je le vous jure, Filidas, tout ainsi que vous me le demandez, & de plus que je ne pourray jamais vous rendre tesmoignage de bonne volonté que je ne le fasse. A ce mot pour remerciement, & presque par transport, Filidas la prenant par la teste, la baisa avec tant de vehemence, que Callirée en rougit, & la repoussant tout en colere, luy demanda quelle façon estoit celle-là. Je sçay, respondit alors Filidas, que ce baiser vous estonne, & que mes actions jusques icy vous auront peut-estre fait soupçonner quelque chose d’estrange de moy : mais si vous voulez avoir la patience de m’escouter, je m’asseure que vous en aurez plutost pitié que mauvaise opinion. Et lors reprenant du commencement jusques au bout, elle luy fit entendre le procez qui avoit esté entre Phormion, & Celion nos peres, l’accord qui fut fait pour l’assoupir, & en fin l’artifice de son pere à la faire eslever comme un homme, encor qu’elle fut fille. Bref nostre mariage, & tout ce que je viens de vous raconter, & puis continua de ceste sorte. Or ce que je veux de vous pour satisfaction de vostre promesse, c’est que reconnoissant l’extréme affection que je vous porte, vous me receviez pour vostre femme, & je feray espouser Dianeà mon cousin Amidor, que mon pere avoit expressément eslevé dans sa maison pour ce sujet. Et là dessus elle adjousta tant de paroles pour la persuader, que Callirée estonnée plus que je ne vous sçaurois dire, eut le loisir de revenir à soy, & luy respondre, que sans mentir elle luy avoit raconté de grandes choses, & telles que mal-aisément les pourroit-elle croire, si elle ne les asseuroit d’autre façon que par paroles. Elle alors se desboutonnant se descouvrit le sein : L’honnesteté, luy dit-elle, me deffend de vous en monstrer davantage : mais cela ce me semble vous doit suffire. Callirée alors pour avoir le loisir de se conseiller avec nous, fit semblant d’en estre fort aise : mais qu’elle avoit des parents dont elle esperoit tout son avancement, & sans l’advis desquels, elle ne feroit jamais une resolution de telle importance, & sur tout, qu’elle la supplioit de tenir ceste affaire secrette : car la divulgant ce ne seroit que donner sujet à plusieurs de parler, & qu’elle l’asseuroit dés-lors, que quand il n’y resteroit que son consentement elle luy donneroit connoissance de sa bonne volonté. Avec semblables propos elles finirent leur promenoir, & revindrent au logis, où de tout le jour Callirée n’osa nous accoster, de peur que Filidas n’eust opinion qu’elle nous en parlast : mais le soir elle raconta à son frere tous ces discours, & puis tous deux allerent trouver Daphnis, à laquelle ils les firent entendre. Jugez si l’estonnement fut grand : mais quel qu’il peust estre, le contentement de Filandre le surpassoit de beaucoup, luy semblant que le Ciel luy offroit un tres-grand acheminement à la conclusion de ses desirs. Le matin Daphnis me pria d’aller voir la fainte Callirée, & la vraye demeura aupres de Filidas, afin qu’elle ne s’en doutast. Dieu sçait quelle je devins quand je sceus tout ce discours : Je vous jure que j’estois si estonnée, que je ne sçavois si ce n’estoit point un songe. Mais ce fut le bon que Daphnis se plaignoit infiniment de moy, que je le luy eusse si longuement celé, & quelque serment que je luy fisse, que je n’en avois rien sceu jusques à l’heure, elle ne me vouloit point croire si enfant, & lors que je luy disois que je pensois que tous les hommes fussent comme Filidas, elle se tuoit de rire de mon ignorance. En fin nous resolusmes, de peur que Bellinde ne voulust disposer de moy à sa volonté, ou que Filidas ne me fist quelque surprise pour Amidor, qu’il ne falloit rien faire à la volée & sans y bien penser : car dés lors par la sollicitation de Daphnis & de Callirée, je promis à Filandre de l’espouser. Et cela fut cause que reprenant ses habits, apres avoir asseuré Filidas, qu’il alloit pour en parler à ses parens, il se retira avec sa sœur vers Gerestan, qui ne prit jamais garde à ceste ruze. Depuis ce temps il fut permis à Filandre de m’écrire : car envoyant d’ordinaire de ses nouvelles à Filidas, j’avois tousjours de ses lettres, & si finement, que ny elle, ny Amidor ne s’en apperceurent jamais.

  Or, belles Bergeres, jusques icy ceste recherche ne m’avoit guere r’apporté d’amertume, mais, helas ! c’est ce qui s’en ensuivit qui m’a tant fait avaller d’absinthe, que jusqu’au cercueil il ne faut pas que j’espere de gouster quelque douceur. Il advint pour mon malheur, qu’un estranger passant par ceste contrée me vid endormie à la fontaine des Sicomores, où la fraischeur de l’ombrage, & le doux gazoüillement de l’onde m’avoient sur le haut du jour assoupie. Luy, que la beauté du lieu avoit attiré pour passer l’ardeur du midy, n’eut plutost jetté l’œil sur moy, qu’il y remarqua quelque chose qui luy pleust. Dieux quel homme, ou plutost quel monstre estoit ce ! Il avoit le visage reluisant de noirceur, les cheveux racourcis & meslez comme la laine de nos moutons, quand il n’y a qu’un mois ou deux qu’on les a tondus. La barbe à petits bouquets clairement espanchée autour du manton, le nez aplaty entre les yeux & rehaussé & large par le bout, la bouche grosse, les levres renversées, & presque fenduës sous le nez : mais rien n’estoit si estrange que ses yeux : car en tout le visage il n’y paroissoit rien de blanc, que ce qu’il en découvroit quand il les roüoit dans la teste. Ce bel Amant me fut destiné par le Ciel, pour m’oster à jamais toute volonté d’aimer : car estant ravy à me considerer, il ne pût s’empescher (transporté comme je croy de ce nouveau desir) de s’approcher de moy pour me baiser. Mais par ce qu’il estoit armé, & à cheval, le bruit qu’il fit m’éveilla, & si à propos, qu’ainsi qu’il estoit prest de se baisser pour satisfaire à sa volonté, j’ouvris les yeux & voyant ce monstre si pres de moy, premierement je fis un grand cry, puis luy portant les mains au visage, le heurtay de toute ma force, luy qui estoit à moitié panché, n’attendant pas ceste deffense, fut si surpris, que le coup le fit balancer, & de peur qu’il eut, comme je pense, de choir sur moy, il aima mieux tomber de l’autre costé, si bien que j’eus loisir de me lever, je ne croy pas que s’il m’eust touchée, je ne fusse morte de frayeur : car figurez vous, que tout ce qui est de plus horrible, ne sçauroit en rien approcher l’horreur de son visage épouventable. J’estois des-ja bien esloignée, quand il se releva, & voyant qu’il ne me sçauroit attaindre, par ce qu’il estoit armé assez pesamment, & que la peur m’attachoit des ayles aux pieds, il sauta promptement sur son cheval, & à toute course me suivoit, lors qu’estant presque hors d’haleine, la pauvre Filidas, qui assez pres de là entretenoit Filandre, qui nous estoit venu voir, & qui s’estoit endormy en luy parlant, ayant ouy ma voix, courut à moy, voyant que ce cruel me poursuivoit avec l’espée nuë en la main : car la colere de sa cheutte luy avoit effacé toute Amour, elle s’opposa genereusement à sa furie, me faisant paroistre par ce dernier acte, qu’elle m’avoit autant aimée que son sexe le luy permettoit, & d’abort luy prit la bride du cheval ; dont ce barbare offensé, sans nul égard de l’humanité, luy donna de l’espée sur le bras, de telle force qu’il le luy détacha du corps, & elle presque en mesme temps de douleur mourut, & tomba entre les pieds de son cheval, qui broncha si lourdement que son maistre eut assez d’affaire à s’en dépestrer. Et par ce que Filidas en mourant fit un grand cry, nommant fort haut Filandre : luy qui estoit aupres l’oüit, & la voyant en si piteux estat, en eut un extréme déplaisir : mais plus encores quand il vid ce barbare, s’estant démeslé de son cheval, me courre apres l’espée en la main ; & moy comme je vous disois, & de peur, & de la course que j’avois faite, tant hors d’haleine que je ne pouvois presque mettre un pied devant l’autre. Que devint ce pauvre Berger ! je ne croy pas que jamais Lyonne à qui les petits ont esté dérobez, lors qu’elle voit ceux qui les emportent, s’eslançast plus legerement apres eux, que le courageux Filandre apres ce cruel. Et par ce qu’il estoit chargé d’armes qui l’empeschoient de courre, il l’atteignit assez tost, & d’abort luy cria, cessez Chevalier, cessez d’outrager davantage celle qui merite mieux d’estre adorée, & par ce qu’il ne s’arrestoit point, ou fust que pour estre en furie il n’oyoit point sa voix, ou que pour estre estranger, il n’entendoit point son langage : Filandre mettant une pierre dans sa fronde, la luy jetta d’une si grande impetuosité, que le frappant à la teste, sans les armes qu’il y portoit, il n’y a point de doute qu’il l’eust tué de ce coup, qui fut tel, que l’estrangers’en aboucha, mais se relevant incontinent, & oubliant la colere qu’il avoit contre moy, s’adressa tout en furie à Filandre, qui se trouva si pres qu’il ne pût éviter le coup mal-heureux qu’il luy donna dans le corps, n’ayant en la main que sa houlette pour toute deffense. Toutefois se voyant le glaive de son ennemy si avant, sa naturelle generosité, luy donna tant de force, & de courage, qu’au lieu de reculer, il s’avança, & s’enfonçant le fer dans l’estomach jusques aux gardes, il luy planta le bout ferré de sa houlette entre les deux yeux, si avant, qu’il ne l’en pûst plus retirer qui fut cause que la luy laissant ainsi attachée, il le saisit à la gorge, & de mains & de dents, paracheva de le tuer. Mais, helas ! ce fut bien une victoire cherement acheptée, car ainsi que ce barbare tomba mort d’un costé, Filandre n’ayant plus de force, se laissa choir de l’autre, toutefois si à propos, que tombant à la renverse, l’espée qu’il avoit au travers du corps, heurta de la pointe contre une pierre, & la pesanteur du corps la fit ressortir de la playe. Moy qui de temps en temps tournois la teste pour voir si ce cruel m’atteignoit point encores, vis bien au commencement que Filandre le couroit, & dés lors une extréme frayeur me saisit. Mais, helas ! quand je le vis blessé si dangereusement, oubliant toute sorte de crainte, je m’arrestay, mais quand il tomba, la frayeur de la mort ne me peut empescher de courre vers luy, & aussi morte presque que luy, je me jettay en terre, l’appellanttoute esplorée par son nom, il avoit des-ja perdu beaucoup de sang, & en perdoit à toute heure davantage par les deux costez de sa playe ; & voyez quelle force a une amitié, moy qui ne sçaurois voir du sang sans m’esvanoüir, j’eus bien alors le courage de luy mettre mon mouchoir contre sa blesseure pour empescher le cours du sang, & rompant mon voyle luy en mettre autant de l’autre costé. Ce petit soulagement luy servit de quelque chose, car luy ayant mis la teste en mon giron, il ouvrit les yeux, & reprit la parole. Et me voyant toute couverte de larmes il s’efforça de me dire. Si jamais j’ay esperé une fin plus favorable que celle-cy, je prie le Ciel, belle Bergere, qu’il n’ait point de pitié de moy. Je voyois bien que mon peu de merite, ne me pourroit jamais faire atteindre au bon-heur desiré, & je craignois que en fin le desespoir ne me contraignit à quelque furieuse resolution contre moy-mesme. Les Dieux qui sçavent mieux ce qu’il nous faut que nous ne le sçavons desirer, ont bien conneu que n’ayant vescu depuis si long temps que pour vous, il falloit aussi que je mourusse pour vous. Et jugez quel est mon contentement, puis que je meurs non seulement pour vous : mais encores pour vous conserver la chose du monde que vous avez la plus chere, qui est vostre pudicité. Or ma Maistresse, puis qu’il ne me reste plus rien pour mon contentement, qu’un seul point, par l’affection que vous avez reconneuë en Filandre, je vous supplie de me levouloir accorder, à fin que ceste ame heureuse entierement, puisse vous aller attendre aux champs Elisiens, avec ceste satisfaction de vous. Il me dit ces paroles à mots interrompus, & avec beaucoup de peine : & moy qui le voyois en cét estat, pour luy donner tout le contentement qu’il pouvoit desirer, luy respondis : Amy, les Dieux n’ont point fait naistre en nous une si belle & honneste affection, pour l’esteindre si promptement, & pour ne nous en laisser que le regret : J’espere qu’ils vous donneront encores tant de vie, que je pourray vous faire connoistre que je ne vous cede point en amitié, non plus que vous ne le faites à personne en merite. Et pour preuve de ce que je vous dy, demandez seulement tout ce que vous voudrez de moy : car il n’y a rien que je vous puisse ny vueille refuser. A ces derniers mots, il me prit la main, & se l’approchant de la bouche, je baise, dit-il, ceste main, pour remerciement de la grace que vous me faites, & lors dressant les yeux au Ciel, ô Dieux, dit-il, je ne vous requiers qu’autant de vie qu’il m’en faut pour l’accomplissement de la promesse que Diane me vient de faire. Et puis adressant sa parole à moy, avec tant de peine, qu’à peine pouvoit-il proferer les mots, il me dit ainsi ; Or ma belle Maistresse, escoutez donc ce que je veux de vous ; puis que je ne ressens l’aigreur de la mort, que pour vous : Je vous conjure par mon affection, & par vostre promesse, que j’emporte ce contentement hors de ce monde, que je puisse dire queje suis vostre mary, & croyez si je le reçois, que mon ame ira tres-contente en quelque lieu qu’il luy faille aller, ayant un si grand tesmoignage de vostre bonne volonté. Je vous jure, belles Bergeres, que ces paroles me toucherent si vivement, que je ne sçay comme j’euz assez de force à me soustenir, & croy, quand à moy, que ce fut la seule volonté que j’avois de luy complaire, qui m’en donna le courage : cela fut cause qu’il n’eut pas plutost finy sa demande, que luy retendant la main, je luy dits, Filandre, je vous accorde ce que vous me requerez, & vous jure devant tous les Dieux, & particulierement devant les divinitez qui sont en ces lieux, que Diane se donne à vous, & qu’elle vous reçoit, & de cœur & d’ame pour son mary, & en disant ces mots, je le baisay : Et moy, me dit-il, je vous reçoy, ma belle Maistresse, & me donne à vous, pour jamais tres-heureux & content, d’emporter ce glorieux nom de mary de Diane. Helas ! ce mot de Diane fut le dernier qu’il profera : car m’ayant les bras au col, & me tirant à luy pour me baiser, il expira, laissant ainsi son esprit sur mes levres : Quelle je devins, le voyant mort, jugez-le, belles Bergeres, puis que veritablement je l’aimois. Je tombay abouchée sur luy, sans poulx, & sans sentiment, & de telle sorte esvanoüie, que je fus emportée chez moy, sans que je revinsse. O Dieux ! que j’ay ressenty vivement ceste perte, & reconneu plus que veritable ce que tant de fois il m’avoit predit, que je l’aimerois davantage apressa mort, que durant sa vie. Car j’ay depuis conservé si vive sa memoire en mon ame, qu’il me semble qu’à toute heure je l’ay devant mes yeux, & que sans cesse il me dit, que pour n’estre ingrate, il faut que je l’aime. Aussi fais-je, ô belle ame, & avec la plus entiere affection qu’il se peut, & si où tu es, on a quelque connoissance de ce qui se fait ça bas, reçoy, ô cher amy ! cette volonté, & ces larmes que je t’offre pour tesmoignage, que Diane aimera jusques au cercueil son cher Filandre.

Livre septième

LE SEPTIESME LIVRE
DE LA PREMIERE PARTIE
d’Astrée

Astrée pour interrompre les tristes paroles de Diane ; Mais, belle Bergere, luy dit-elle, qui étoit ce miserable qui fut cause d’un si grand desastre ? Helas ! dit Diane, que voulez vous que je vous en die ? c’estoit un ennemy qui n’estoit au monde que pour estre cause de mes eternelles larmes. Mais encor, respondit Astrée, ne sceut-on jamais quel homme c’estoit ? On nous dit, repliqua-t’elle, quelque temps apres, qu’il venoit de certains pays barbares, outre un détroit (je ne sçay si je le sçauray bien nommer) qui s’appelle les Colomnes d’Hercule, & le sujet qui le fit venir de si loing pour mon mal-heur, estoit que devenu amoureux en ces contrées-là, sa Dame luy avoit commandé de chercher toute l’Europe, pour sçavoir s’il y en avoit quelqu’autre aussi belle qu’elle, & s’il venoit à rencontrerquelque Amant qui voulust maintenir la beauté de sa Maistresse, il estoit obligé de combattre contre luy, & luy en envoyer la teste, avec le pourtrait, & le nom de la Dame. Helas ! que plust aux Dieux que j’eusse esté moins prompte à m’en fuïr, lors qu’il me poursuivoit pour me tuer, à fin que par ma mort j’eusse empesché celle du pauvre Filandre. A ces paroles elle se mit à pleurer, avec une telle abondance de larmes, que Phillis pour la divertir, changea de propos, & se levant la premiere. Nous avons, dit-elle, demeuré trop longuement assises, il me semble qu’il seroit bon de se promener un peu. A ce mot elles se leverent toutes trois, & s’en allerent du costé de leurs hameaux : car aussi bien estoit-il tantost temps de disner. Leonide qui estoit (comme je vous ay dit) aux escoutes, ne perdoit pas une seule parole de ces Bergeres, & plus elle oyoit de leurs nouvelles, & plus elle en estoit desireuse. Mais quand elle les vid partir sans avoir parlé de Celadon, elle en fut fort faschée ; toutefois sous l’esperance qu’elle eut, que demeurant ce jour avec elles, elle en pourroit découvrir quelque chose, & aussi que des-ja elle en avoit fait le dessein ; lors qu’elle les vid un peu esloignées, elle sortit de ce buisson, & faisant un peu de tour, se mit à les suivre ; car elle ne vouloit pas qu’elles pensassent qu’elle les eust ouyes. De fortune Phillis se tournant du costé d’où elles venoient, l’apperceut d’assez loing, & la monstra à ses compagnes, qui s’arresterent, mais voyant qu’elle venoit vers elles, pour luy rendre le devoir que sa condition meritoit, elles retournerent en arriere, & la salüerent. Leonide toute pleine de courtoisie, apres leur avoir rendu leur salut, s’adressant à Diane, luy dit : Sage Diane, je veux estre aujourd’huy vostre hostesse, pourveu qu’Astrée & Phillis soient de la trouppe, car je suis partie ce matin de chez Adamas mon oncle, en dessein de passer tout ce jour avec vous, pour connoistre si ce que l’on m’a dit de vostre vertu, Diane, de vostre beauté, Astrée, de vostre merite, Phillis, respond à la renommée qui est divulguée de vous. Diane voyant que ses compagnes s’en remettoient à elle, luy respondit ; Grande Nimphe, il seroit peut-estre meilleur pour nous que vous eussiez seulement nostre connoissance par le rapport de la renommée, puis qu’elle nous est tant advantageuse : Toutesfois puis qu’il vous plaist de nous faire cest honneur, nous le recevrons, comme nous sommes obligées de recevoir avec reverence les graces qu’il plaist au Ciel de nous faire. A ces dernieres paroles elles la mirent entre-elles, & la menerent au hameau de Diane, où elle fut receuë d’un si bon visage, & avec tant de civilité, qu’elle s’estonnoit comme il estoit possible, qu’entre les bois, & les pasturages des personnes tant accomplies fussent eslevées. L’apres-disnée se passa entre-elles en plusieurs devis & en des demandes que Leonide leur faisoit ; & entre autres elle s’enqueroit qu’estoit devenu un Berger nommé Celadon, qui estoit fils d’Alcippe. Diane respondit, qu’il y avoit quelque temps qu’il s’estoit noyé dans Lignon. Et son frere Lycidas, dit-elle, est-il marié ? Non point encor, dit Diane, & ne croy pas qu’il en ait beaucoup de haste : car le déplaisir de son frere luy est encor trop vif en la memoire. Et par quel mal-heur, adjousta Leonide, se perdit-il ? Il voulut, dit Diane, secourir ceste Bergere qui y estoit tombée avant que luy : & lors elle montra Astrée. La Nymphe, qui sans en faire semblant, prenoit garde aux actions d’Astrée, voyant qu’à ceste memoire elle changeoit de visage, & que pour dissimuler ceste rougeur, elle mettoit la main sur les yeux, conneut bien qu’elle l’aimoit à bon escient, & pour en découvrir davantage, continua : Et n’en a t’on jamais retrouvé le corps ? Non, dit Diane, & seulement son chappeau fut reconneu, qui s’estoit arresté à quelques arbres que le courant de l’eau avoit déracinez. Phillis qui conneut que si ce discours continuoit plus outre, il tireroit les larmes des yeux de sa compagne, qu’elle avoit des-ja beaucoup de peine à retenir, à fin de l’interrompre : Mais, grande Nymphe, luy dit-elle, quelle bonne fortune pour nous a esté celle qui vous a conduitte en ce lieu ? A mon abord, dit Leonide, je la vous ay ditte : ç’a seulement esté pour avoir le bien de vostre connoissance, & pour faire amitié avec vous, desirant d’avoir le plaisir de vostre compagnie. Puis que cela est, reprit Phillis, sivous le trouvez bon, il seroit à propos de sortir comme de coustume à nos exercices accoustumez, & par ainsi vous auriez plus de connoissance de nostre façon de vivre, & mesme si vous nous permettez d’user devant vous de la franchise de nos villages. C’est, dit Leonide, dequoy je voulois vous requerir, car je sçay que la contrainte n’est jamais agreable, & je ne viens pas icy pour vous déplaire. De ceste sorte Leonide prenant Diane d’une main & Astrée de l’autre, elles sortirent, & avec plusieurs discours parvindrent jusques à un bois qui s’alloit estendant jusques sur le bord de Lignon, & là pour avoir plus d’humidité s’espaisissoit davantage & rendoit le lieu plus champestre. A peine furent elles assises, qu’elles ouyrent chanter assez pres de là, & Diane fut la premiere qui en reconneut la voix, & se tournant vers Leonide. Grande Nimphe, luy dit-elle, prendrez vous plaisir d’ouyr discourir un jeune Berger, qui n’a rien de villageois que le nom, & l’habit ? car ayant tousjours esté nourry dans les grandes villes, & parmy les personnes civilisées, il ressent moins nos bois que toute autre chose. Et qui est-il, respondit Leonide ? c’est, repliqua Diane, le Berger Silvandre, qui n’est parmy nous que depuis vingt cinq ou trente Lunes. Et de quelle famille est-il ? dit la Nimphe. Il seroit bien mal-aisé, adjousta Diane, de le vous pouvoir dire : car il ne sçait luy mesme qui est son pere & sa mere, & a seulement quelque legere connoissance qu’ils sontde Forests ; & à cette occasion, lors qu’il a pû, il y est revenu, avec resolution de n’en plus partir ; & à la verité nostre Lignon y perdroit beaucoup, s’il s’en alloit : car je ne croy pas que de long temps il y vienne Berger plus accomply. Vous le loüez trop, respondit la Nymphe, pour ne me donner point envie de le voir, allons nous en l’entretenir. S’il nous apperçoit, dit Diane, & qu’il ait opinion de ne vous estre ennuyeux, il ne faillira point de venir bien tost vers vous, & il advint comme elle le disoit : car de fortune le Berger qui se promenoit, les appercevant, tourna incontinent ses pas vers elles, & les salüa ; mais par ce qu’il ne connoissoit point Leonide, il faisoit semblant de vouloir continuer son chemin, lors que Diane luy dit. Est-ce ainsi, Silvandre, que l’on vous a enseigné la civilité dans les villes, d’interrompre une si bonne compagnie par vostre venuë, & puis ne luy rien dire. Le Berger luy respondit en sousriant. Puis que j’ay failly en vous interrompant, moins je continueray en cette faute, & moindre, ce me semble, sera mon erreur. Ce n’est pas, respondit Diane, ce qui vous faisoit si tost partir d’icy, mais plustost que vous n’y avez rien trouvé qui merite de vous y arrester, toutefois si vous tournez la veuë vers ceste belle Nymphe, je m’asseure que si vous avez des yeux, vous ne croirez pas d’en pouvoir trouver davantage ailleurs. « Ce qui attire quelque chose, repliqua Sylvandre, doit avoir quelque sympathie avecelle », mais il ne vous doit point sembler estrange, n’y en ayant point entre tant de merites, & mes imperfections, que je n’aye point ressenty cest attrait, que vous me reprochez. Vostre modestie, interrompit Leonide, vous fait mettre ceste dissemblance entre nous, mais la croyez vous au corps ou en l’ame ? pour le corps, vostre visage, & le reste qui se voit de vous, vous le deffend ; si c’est en l’ame, il me semble que si vous en avez une raisonnable, elle n’est point differente des nostres. Sylvandre conneut bien qu’il n’avoit pas à parler avec des Bergeres, mais avec une personne qui estoit bien plus relevée, qui le fit resoudre de luy respondre avec des raisons plus fermes qu’il n’avoit pas accoustumé entre les Bergeres, & ainsi il luy dit. « Le prix, belle Nymphe, qui est en toutes les choses de l’Univers, ne se doit pas prendre pour ce que nous en voyons, mais pour ce à quoy elles sont propres »: Car autrement l’homme qui est le plus estimé, seroit le moindre, puis qu’il n’y a animal qui ne le surpasse en quelque chose particuliere, l’un en force, l’autre en vistesse, l’autre en veuë, l’autre en ouye, & semblables privileges du corps : mais quand on considere que les Dieux ont fait tous ces animaux pour servir à l’homme, & l’homme pour servir aux Dieux, il faut avoüer que les Dieux l’ont jugé estre d’avantage. Et par ceste raison, je veux dire, que pour connoistre le prix de chacun, il faut regarder à quoy les Dieux s’enservent : car il n’y a pas apparence qu’ils ne sçachent bien la valeur de chaque chose. Que si nous en faisons ainsi de vous & de moy, qui ne dira que les Dieux auroient une grande mesconnoissance de nous, si estant egaux en merite, ils se servoient de vous pour Nimphe, & de moy pour Berger ? Leonide loüa en elle mesme beaucoup le gentil esprit du Berger, qui soustenoit si bien une mauvaise cause, & pour luy donner sujet de continuer, elle luy dit : Quand cela seroit recevable pour mon regard, toutefois pourquoy est-ce que ces Bergeres ne vous eussent pû arrester, puis que selon ce que vous dittes, elles doivent avoir ceste conformité avec vous ? Sage Nymphe, respondit Silvandre : « la moindre cede tousjours à la plus grande partie »: où vous estes, ces Bergeres en doivent faire de mesme. Et quoy, adjousta Diane, desdaigneux Berger, nous estimez vous si peu ? Tant s’en faut, respondit Sylvandre, c’est pour vous estimer beaucoup que j’en parle ainsi ; car si j’avois mauvaise opinion de vous, je ne dirois pas que vous fussiez une partie de ceste grande Nymphe, puis que par là je ne vous rends point son inferieure, sinon qu’elle merite d’estre aimée & respectée pour sa beauté, pour ses merites, & pour sa condition ; & vous pour vos beautez & merites. Vous vous joüez, Sylvandre, respondit Diane, si veux-je croire que j’en ay assez pour obtenir l’affection d’un honneste Berger ; elle parloit ainsi, par ce qu’il estoit si esloigné de toute Amour, qu’entre elles il estoitnommé bien souvent l’insensible : & elle estoit bien ayse de le faire parler. A quoy il respondit ; Vostre creance sera telle qu’il vous plaira, si m’advoüerez vous, que pour cét effet il vous deffaut une des principales parties. Et laquelle ? dit Diane. La volonté, repliqua-t’il, car vostre volonté est si contraire à cét effet, que, dit Phillis en l’interrompant, jamais Silvandre ne le fut davantage à l’Amour. Le Berger l’oyant parler, se retira vers Astrée, disant que l’on luy faisoit supercherie, & que c’estoit l’outrager que de se mettre tant contre luy. L’outrage, dit Diane[,] s’adresse tout à moy, car ceste Bergere me voyant aux mains avec un si fort ennemy, & faisant un sinistre jugement de mon courage & de ma force, m’a voulu aider. Ce n’est pas, dit-il[,] en cela, belle Bergere, qu’elle vous a offensée : car elle eust eu trop peu de jugement, si elle n’eust creu vostre victoire certaine ; mais c’est que me voyant des-ja vaincu, elle a voulu vous en desrober l’honneur, en essayant de me donner un coup sur la fin du combat ; mais je ne sçay comme elle l’entend : car si vous ne vous en meslez plus, je vous asseure qu’elle n’aura pas si aysément cette gloire qu’elle pense. Phillis qui de son naturel estoit gaye, & qui ce jour avoit resolu de faire passer le temps à Leonide, luy respondit, avec un certain haussement de teste : Il est bon là, Silvandre, que vous ayez opinion que de vous vaincre soit quelque chose de desirable, ou d’honorable pour moy : moy, dis-je, quimettrois ceste victoire entre les moindres que j’obtins jamais. Si ne la devez-vous pas tant mespriser, dit le Berger, quand ce ne seroit que pour estre la premiere qui m’auroit vaincu. « Autant, repliqua Phillis, qu’il y a d’honneur d’estre la premiere en ce qui a du merite, autant y a t’il de honte en ce qui est au contraire ». Ah ! Bergere, interrompit Diane, ne parlez point ainsi de Sylvandre : car si tous les Bergers qui sont moins que luy devoient estre méprisez, je ne sçay qui seroit celuy de qui il faudroit faire cas. Voila Diane, respondit Phillis, les premiers coups dont vous le surmontez, sans doute il est à vous. « C’est la coustume de ces esprits hagards & farouches, de se laisser surprendre aux premiers attraits, d’autant que n’ayant accoustumé telles faveurs, ils les reçoivent avec tant de goust, qu’ils n’ont point de resistance contre-elles ». Phillis disoit ces paroles en se mocquant, si advint-il toutesfois que ceste gratieuse deffense de Diane fit croire au Berger qu’il estoit obligé à la servir par les loix de la courtoisie. Et dés lors cette opinion, & les perfections de Diane eurent tant de pouvoir sur luy qu’il conçeut ce germe d’Amour, que le temps & la praticque accreurent, comme nous dirons cy apres. Ceste dispute dura quelque temps entre ces Bergeres, avec beaucoup de contentement de Leonide, qui admiroit leur gentil esprit. Phillis en fin se tournant vers le Berger, luy dit : Mais à quoy servent tant de paroles, s’il est vray que vous soyez tel, venonsen à la preuve, & me dittes quelle Bergere fait particulierement estat de vous ? Celle, respondit le Berger, de qui vous me voyez faire estat particulierement. Vous voulez dire, adjousta Phillis, que vous n’en recherchez point, mais cela procede de faute de courage. Plustost, repliqua Sylvandre, de faute de volonté, & puis continuant : Et vous qui me mesprisez si fort, dittes nous quel Berger est-ce qui vous aime si particulierement ? Tous ceux qui ont de l’esprit & du courage, respondit Phillis : Car « celuy qui void ce qui est aimable sans l’aimer, a faute d’esprit ou de courage ». Ceste raison, dit Sylvandre, vous oblige donc à m’aimer, ou vous accuse de grands deffaux ; mais ne parlons point si generalement, & particularisez nous quelqu’un qui vous aime. Alors Phillis avec un visage grave & severe : Je voudrois bien, dit-elle, qu’il y en eust d’assez temeraires pour l’entreprendre. C’est donc, adjousta Silvandre, faute de courage. Tant s’en faut, respondit Phillis, c’est faute de volonté. Et pourquoy s’escria Silvandre, voulez-vous que l’on croye que ce soit plustost en vous faute de volonté qu’en moy ? Il ne seroit pas mauvais, dit la Bergere, que les actions qui vous sont bien seantes me fussent permises : trouveriez-vous à propos que je courusse, luitasse, ou sautasse comme vous faites ? Mais c’est trop disputer sur un mauvais sujet, il faut que Diane y mette la conclusion, & voyez si je ne m’asseure bien fort de la justice de ma cause, puis que je prendsun juge partial. Je la seray tousjours, respondit Diane, pour la raison qui me sera conneuë. Or bien, continua Phillis, quand les paroles ne peuvent verifier ce que l’on soustient, n’est-on pas obligé d’en venir à la preuve ? C’est sans doute, respondit Diane. Condamnez donc ce Berger, reprit Phillis, à rendre preuve du merite qu’il dit estre en luy, & qu’à ceste occasion il entreprenne de servir & d’aymer une Bergere de telle sorte, qu’il la contraigne d’advoüer qu’il merite d’estre aymé ; que s’il ne le peut, qu’il confesse librement son peu de valeur. Leonide & les Bergeres trouverent ceste proposition si agreable, que d’une commune voix il y fut condamné. Non pas, dit Diane en sousriant, qu’il soit contraint de l’aimer : car « en Amour la contrainte ne peut rien, & faut que sa naissance procede d’une libre volonté » : mais j’ordonne bien qu’il la serve & honore ainsi que vous dittes. Mon juge, respondit Silvandre, quoy que vous m’ayez condamné sans m’oüyr, si ne veux-je point appeller de vostre sentence : mais je requiers seulement, que celle qu’il me faudra servir, merite, & sçache reconnoistre mon service. Silvandre, Silvandre, dit Phillis, par ce que le courage vous deffaut, vous cherchez des eschapatoires ; mais si vous en osteray-je bien tost tous les moyens, par celle que je vous proposeray : car c’est Diane, puis qu’il ne luy deffaut, ny esprit pour reconnoistre vostre merite, ny merites pour vous donner volonté de la servir. Quand à moy, respondit Silvandre, j’y en reconnois plus que vous ne sçauriez dire, pourveu que ce ne soit point profaner ses beautez de les servir par gageure. Diane vouloit respondre & se fust excusée de ceste corvée : mais à la requeste de Leonide & d’Astrée, elle y consentit, avec condition toutefois que cét essay ne dureroit que trois Lunes. Ceste recherche estant doncques ainsi arrestée, Silvandre se jettant à genoux, baisa la main à sa nouvelle Maistresse, comme pour faire le serment de fidelité, & puis se relevant. A ceste heure, dit-il, que j’ay receu vostre ordonnance, ne me permettrez vous pas, belle Maistresse, de vous proposer un tort qui m’a esté fait ? Et Diane luy respondit qu’il en avoit toute liberté. Il reprit ainsi : Si pour avoir parlé trop avantageusement de mes merites, contre une personne qui me méprisoit, j’ay justement esté condamné à en faire la preuve, pourquoy ceste glorieuse de Phillis, qui a beaucoup plus de vanité que moy, & qui mesme est cause de toute ceste dispute, ne sera t’elle condamnée à en rendre un semblable tesmoignage ? Astrée, sans attendre ce que respondroit Diane, dit, qu’elle tenoit ceste requeste pour si juste, qu’elle s’assuroit qu’elle luy seroit accordée, & Diane en ayant demandé l’advis de la Nymphe, & voyant qu’elle estoit de mesme opinion, condamna la Bergere ainsi qu’il l’avoit requis. Je n’attendois pas, dit Phillis, une sentence plus favorable ayant telles parties,mais bien, que faut-il que je fasse ? Que vous acqueriez, dit Silvandre, les bonnes graces de quelque Berger. Cela, dit Diane, n’est pas raisonnable. Car « jamais la raison ne contrarie au devoir » ; mais j’ordonne qu’elle serve une Bergere, & que tout ainsi que vous, elle soit obligée de s’en faire aimer, & que celuy de vous deux qui sera moins aimable, au gré de celles que vous servirez, soit contraint de ceder à l’autre. Je veux donc, dit Phillis, servir Astrée. Ma sœur, respondit-elle, il semble que vous doutiez de vostre merite, puis que vous cherchez œuvre faite ; mais il faut que ce soit cette belle Diane, non seulement pour les deux raisons que vous avez alleguées à Silvandre, qui sont ses merites & son esprit : mais outre cela, par ce qu’elle pourra plus équitablement juger du service de l’un & de l’autre, si c’est à elle seule que vous vous adressiez. Ceste ordonnance sembla si équitable à chacun, qu’ils l’observerent apres avoir tiré serment de Diane, que sans esgard d’autre chose que de la verité, les trois mois estant finis, elle en feroit le jugement. Il y avoit du plaisir à voir ceste nouvelle sorte d’Amour : car Phillis faisoit fort bien le serviteur, & Silvandre en feignant le devint à bon escient, ainsi que nous dirons cy apres : Diane d’autre costé sçavoit si bien faire la Maistresse, qu’il n’y eust eu personne qui n’eust creu que c’estoit sans fainte. Lors qu’ils estoient sur ce discours, & que Leonide en elle mesme jugeoit ceste vie pourla plus heureuse de toutes, ils virent venir du costé du pré deux Bergeres, & trois Bergers, qui à leurs habits monstroient d’estre estrangers, & lors qu’ils furent un peu plus pres, Leonide qui estoit curieuse de connoistre les Bergers & Bergeres de Lignon par leur nom, demanda qui estoient ceux-cy. A quoy Phillis respondit, qu’ils estoient estrangers, & qu’il y avoit quelques mois qu’ils estoient venus de compagnie, que quant à elle, elle n’en avoit autre connoissance. Alors Silvandre adjousta qu’elle perdoit beaucoup de ne les connoistre pas plus particulierement, car entr’autres il y avoit un nommé Hylas de la plus agreable humeur qu’il se peut dire, d’autant qu’il ayme, disoit-il, tout ce qu’il void ; mais il a cela de bon, que qui luy fait le mal, luy donne le remede ; par ce que si son inconstance le fait aimer, son inconstance aussi le fait bien tost oublier, & il a de si extravagantes raisons pour prouver son humeur estre la meilleure, qu’il est impossible de l’oüyr sans rire. Vrayement, dit Leonide, sa compagnie doit estre agreable, & faut que nous le mettions en discours aussi tost qu’il sera icy. Ce sera, respondit Silvandre, sans beaucoup de peine : car il veut tousjours parler : mais s’il est de ceste humeur, il y en a un autre avec luy, qui en a bien une toute contraire, par ce qu’il ne fait que regretter une Bergere morte qu’il a aimée. Celuy-là est homme rassis, & monstre d’avoir du jugement ; mais il estsi triste, qu’il ne sort jamais propos de sa bouche, qui ne tienne de la melancolie de son ame. Et qu’est-ce, repliqua Leonide, qui les arreste en ceste contrée ? Sans mentir, dit-il, belle Nymphe, je n’ay pas encor eu ceste curiosité ; mais si vous voulez je le leur demanderay : car il me semble qu’ils viennent icy. A ce mot ils furent si pres, qu’ils oüyrent que Hylas venoit chantant tels vers.


VILANELLE DE
HYLAS SUR SON
inconstance.

La belle qui m’arrestera
Beaucoup plus d’honneur en aura.

I.

J’ayme à changer, c’est ma franchise,
Et mon humeur m’y va portant :
Mais quoy, si je suis inconstant,
Faut-il pourtant qu’on me mesprise ?
Tant s’en faut, qui m’arrestera
Beaucoup plus d’honneur en aura.

II.

Faire aimer une ame barbare.
C’est signe de grande beauté,
Et rendre mon cœur arresté,
C’est un effet encor plus rare.
Si bien que qui m’arrestera
Beaucoup plus d’honneur en aura.

III.

Arrester un fais immobile,
Qui ne le peut faire aisément ?
Mais arrester un mouvement,
C’est chose bien plus difficile.
C’est pourquoy qui m’arrestera
Beaucoup plus d’honneur en aura.

IIII.

Et pourquoy trouvez-vous estrange
Que je change pour avoir mieux ?
Il faudroit bien estre sans yeux,
Qui ne voudroit ainsi le change.
Mais celle qui m’arrestera
Beaucoup plus d’honneur en aura.

V.

On dira bien que cette belle,
Qui rendra mon cœur arresté,
Surpassera toute beauté,
Me rendant constant & fidelle.
Par ainsi qui m’arrestera
Beaucoup plus d’honneur en aura.

VI.

Venez donques cheres Maistresses,
Qui de beauté voulez le prix,
Arrester mes legers esprits,
Par des faveurs & des caresses.
Car celle qui m’arrestera
Beaucoup plus d’honneur en aura.

Leonide en sousriant contre Silvandre, luy dit que ce Berger n’estoit pas de ces trompeurs qui dissimulent leurs imperfections, puis qu’il les alloit chantant. C’est parce, respondit Silvandre, qu’il ne croit pas que ce soit vice, & qu’il en fait gloire. A ce mot ils arriverent si pres, que pour leur rendre leur salut, la Nymphe & le Berger furent contraints d’interrompre leurs propos, & parce que Silvandre avoit bonne memoire de ce que la Nymphe luy avoit demandé de l’estat de ces Bergers, aussi tost que les premieres paroles de la civilité furent parachevées : Mais Tircis, dit Silvandre, car tel estoit le nom du Berger, si ce ne vous est importunité, dittes nous le sujet qui vous a fait venir en ceste contrée de Forestz, & qui vous y retient. Tircis alors mettant le genoüil en terre, & levant les yeux, & les mains en haut : O bonté infinie, dit-il, qui par ta prevoyance gouvernes tout l’Univers, sois tu loüée à jamais de celle qu’il t’a pleu avoir de moy ; & puis se relevant, avec beaucoup d’estonnement de la Nymphe, & de ceste trouppe, il respondit à Silvandre : Gentil-Berger, vous me demandez que c’estqui m’ameine & me retient en ceste contrée, sçachez que ce n’est autre que vous, & que c’est vous seul que j’ay si longuement cherché. Moy, respondit Silvandre, & comment peut-il estre, puis que je n’ay point de connoissance de vous ? C’est en partie, respondit-il, pour cela que je vous cherche. Et s’il est ainsi, repliqua Silvandre, il y a des-ja long temps que vous estes parmy nous, que veut dire que vous ne m’en avez parlé ? Parce, respondit Tircis, que je ne vous connoissois pas, & pour satisfaire à la demande que vous m’avez faite, parce que le discours en est long, s’il vous plaist je le vous raconteray quand vous aurez repris vos places sous ces arbres comme vous estiez quand nous sommes arrivez. Silvandre alors se tournant vers Diane : Ma Maistresse, dit-il, vous plaist-il de vous r’asseoir. C’est à Leonide, respondit Diane, à qui vous le deviez avoir demandé. Je sçay bien respondit le Berger, que la civilité me le commandoit ainsi, mais Amour me l’a ordonné d’autre sorte. Leonide prenant Diane & Astrée par la main s’assit au milieu, disant que Silvandre avoit eu raison : parce que « l’Amour qui a autre consideration que de soy-mesme n’est pas vraye Amour », & apres elles les autres Bergeres & Bergers s’assirent en rond : & lors Tircis se tournant vers la Bergere, qui estoit avec luy : Voicy le jour heureux, dit-il, Laonice, que nous avons tant desiré, & que depuis que nous sommes entrez en ceste contrée, nous avons attendu avec tant d’impatience : il ne tiendraplus qu’à vous, que nous ne sortions de cette peine, ainsi qu’a ordonné l’Oracle. Alors la Bergere, sans luy faire autre response, s’adressa à Silvandre, & luy parla de cette sorte.


HISTOIRE DE TIRCIS
ET DE LAONICE.

« De toutes les amitiez il n’y en a point, à ce que j’ay oüy dire, qui puissent estre plus affectionnées que celles qui naissent avec l’enfance, parce que la coustume que ce jeune âge prend, va peu à peu se changeant en nature » : de laquelle s’il est mal-aisé de se despoüiller, ceux le sçavent qui luy veulent contrarier : Je dis cecy pour me servir en quelque sorte d’excuse, lors, gentil Berger, que vous me verrez contrainte de vous dire que j’ayme Tircis, car cette affection fut presque succée avec le laict, & ainsi mon ame s’eslevant avec telle nourriture, receut en elle-mesme comme propres, les accidens de cette passion, & sembloit que toute chose à ma naissance s’y accordast, car nos demeures voisines, l’amitié qui estoit entre nos peres, nos âges qui estoient fort égaux, & la gentillesse de l’enfance de Tircis, ne m’en donnoit que trop de commodité : mais le mal-heur voulut que presque en mesme temps nasquit Cleon dans nostre hameau, avec peut estre plus de graces que moy ; mais sans doute avec beaucoup plus de bonnefortune : car dés lors que cette fille commença d’ouvrir les yeux, il sembla que Tircis en receut au cœur des flames, puis que dans le berceau mesme il se plaisoit à la considerer. En ce temps-là je pouvois avoir six ans, & luy dix, & voyez comme le Ciel dispose de nous sans nostre consentement ! Dés l’heure que je le vis je l’aimay, & dés l’heure qu’il vid Cleon il l’aima ; & quoy que ce fussent amitiez telles que l’âge pouvoit supporter, toutesfois elles n’estoient pas si petites, que l’on ne reconnust fort bien cette difference entre nous : puis venant à croistre, nostre amitié aussi creut à telle hauteur, que peut-estre n’y en a-t’il jamais eu qui l’ait surpassée. En cette jeunesse vous pouvez croire que j’y allois sans prendre garde à ses actions : mais venant un peu plus avant en âge, je remarquay en luy tant de défaut de bonne volonté, que je me resolus de m’en divertir : « resolution que plusieurs dépitez conçoivent, mais que point de vrais Amants ne peuvent executer », comme j’espreuvay long temps apres : Toutesfois mon courage offensé eut bien assez de pouvoir pour me faire dissimuler, &, si je ne pouvois en verité m’en retirer entierement, essayer pour le moins de prendre quelque espece de congé. Ce qui m’en ostoit plus les moyens estoit, que je ne voyois point que Tircis affectionnast autre Bergere ; car tout ce qu’il faisoit avec Cleon ne pouvoit donner soupçon, que ce ne fust enfance, puis que pour lors elle ne pouvoit avoirplus de neuf ans, & quand elle commença à croistre, & qu’elle pût ressentir les traits d’Amour, elle se retira de sorte de luy, qu’il sembloit que cét esloignement estoit capable de la garentir de telles blesseures : Mais Amour plus fin qu’elle, sçeut en telle sorte approcher de son ame les merites, l’affection, & les services de Tircis, qu’en fin elle se trouva au milieu, & tellement entournée de toutes parts, que si de l’une elle évitoit d’estre blessée, la playe qu’elle recevoit de l’autre en estoit plus grande & plus profonde. Si bien qu’elle ne pût recourre à nul meilleur remede qu’à la dissimulation, non pas pour ne recevoir les coups, mais seulement pour empescher que son ennemy ny autre les apperceut. Elle pût bien toutefois user de cette feinte quand elle ne commença que d’avoir la peau égratignée : mais quand la blesseure fut grande, il fallut se rendre, & s’avoüer vaincuë. Ainsi voila Tircis aimé de sa Cleon, le voila qui joüyt de toutes les honnestes douceurs d’une amitié, quoy que du commencement il ne sçeust presque quel estoit son mal, ainsi que ces vers le tesmoignent qu’il fit en ce temps-là.


SONNET.

Mon Dieu quel est le mal dont je suis tourmenté ?
Depuis que je la vis, ceste Cleon si belle,
J’ay senty dans le cœur une douleur nouvelle,
Encores que son œil me l’ait soudain osté.
Depuis d’un chaut desir je me sens agité,
Si toutefois desir tel mouvement s’appelle,
De qui le jugement tellement s’ensorcelle,
Qu’il joint à son dessein ma propre volonté.
De ce commencement mon mal a pris naissance,
Car depuis le desir accreut sa violance,
Et soudain je perdis & repos & repas.
Au lieu de ce repos nâquit l’inquietude
Qui serve du desir bâtit ma servitude :
C’est le mal que je sens & que je n’entens pas.

Depuis que Tircis eut reconnu la bonne volonté de l’heureuse Cleon, il la receut avec tant de contentement, que son cœur n’estant capable de l[e] celer fut contraint d’en faire part à ses yeux, qui soudain, Dieu sçait combien changez de ce qu’ils souloient estre, ne donnerent que trop de connoissance de leur joye. La discretion de Cleon estoit bien telle,qu’elle ne donna aucun avantage à Tircis sur son devoir ; si est-ce que jalouse de son honneur, elle le pria de feindre de m’aimer, afin que ceux qui remarqueroient ses actions s’arrestant à celles-cy toutes evidentes, n’allassent point recherchant celles qu’elle vouloit cacher. Elle fit élection de moy plustost que de toute autre, s’estant apperceuë dés long temps que je l’aimois, & sçachant combien « il est mal-aisé d’estre aimée sans aimer », elle pensa que facilement chacun croiroit cette amitié, n’y en ayant guieres parmy nous, qui ne se fussent apperceuës de la bonne volonté que je luy portois. Luy qui n’avoit dessein que celuy que Cleon approuvoit, tascha incontinent d’effectuer ce qu’elle luy avoit commandé. Dieux ! quand il me souvient des douces paroles dont il usoit envers moy je ne puis, encores que mensongeres, m’empescher de les cherir, & de remercier Amour des heureux moments dont il m’a fait joüyr en ce temps-là, & souhaitter que ne pouvant estre plus heureuse, je fusse pour le moins tous-jours ainsi trompée ; & certes Tircis n’eut pas beaucoup de peine à me persuader qu’il m’aimoit : Car outre que « chacun croit facilement ce qu’il desire », encores me sembloit-il que cela estoit faisable, puis que je ne me jugeois point tant desagreable, qu’une si longue pratique que la nostre n’eust pû gagner quelque chose sur luy, & mesme avec le soin que j’avois eu de luy plaire : dequoy ceste glorieuse de Cleon passoit biensouvent le temps avec luy ; mais si Amour eust esté juste, il devoit faire tomber la mocquerie sur elle mesme, permettant que Tyrcis vint à m’aimer sans feinte ; toutefois il n’advint pas comme cela, au contraire ceste dissimulation luy estoit tant insuportable qu’il ne la pouvoit continuer, & n’eust esté que « l’Amour ferme les yeux à ceux qui aiment », il n’eust pas esté possible que je ne m’en fusse apperceuë, aussi bien que la pluspart de ceux qui nous voyoient ensemble, ausquels comme à mes ennemis plus declarez, je n’adjoustois point de foy : & par-ce que Cleon & moy estions fort familieres, cette fine Bergere eust peur que le temps, & la veuë que j’en avois, ne m’ostassent de l’erreur où j’estois ; mais gentil Berger, il eust fallu que j’eusse esté aussi advisée qu’elle ; toutefois pour se mieux cacher encores, elle inventa une ruze, qui ne fut pas mauvaise. Son dessein comme je vous ay dit, estoit de cacher l’amitié que Tircis luy portoit, par celle qu’il me faisoit paroistre ; & il advint comme elle le proposa, car on commença d’en parler assez haut, & à mon desavantage ; & encor que ce ne fussent que ceux qui ne prennent garde qu’aux apparences, si est-ce que ce nombre estant plus grand que l’autre, le bruit en courut incontinent, & le soupçon qu’on avoit auparavant de celles de Cleon, s’amortit tout à fait, si bien que je pouvois dire qu’elle aimoit à mes despens ; mais elle qui craignoit, ainsi que je vous ay dit, que je ne vinsse à descouvrir cet artifice, voulut lecacher sous un autre, & conseilla Tircis de me faire entendre que chacun commençoit de reconnoistre nostre amitié, & d’en faire des jugemens assez mauvais, qu’il estoit necessaire de faire cesser ce bruit par la prudence, & qu’il falloit qu’il fist semblant d’aimer Cleon, à fin que par ce divertissement, ceux qui en parloient mal se teussent ; Et vous direz, luy disoit elle, que vous m’eslisez plustost qu’une autre, pour la commodité que vous aurez d’estre pres d’elle, & de luy parler. Moy qui estois toute bonne, & sans finesse je treuvay ce conseil tres-bon ; si bien qu’avec ma permission, depuis ce jour, quand nous nous trouvions tous trois ensemble, il ne faisoit point de difficulté d’entretenir sa Cleon, comme il avoit accoustumé. Et certes il y avoit bien du plaisir pour eux, & pour tout autre qui eust sceu ceste dissimulation : car voyant la recherche qu’il faisoit de Cleon, je pensois qu’il se moquast, & à peine me pouvoy-je empescher d’en rire : d’autre côté Cleon prenant garde à mes façons, & sçachant la tromperie en quoy je la pensois estre, avoit une peine extréme de n’en faire point de semblant. Mesme que ce trompeur luy faisoit quelquefois des clins d’œil, qu’elle ne pouvoit dissimuler, sinon trouvant excuse de rire de quelque autre sujet, qui bien souvent estoit si hors de propos, que j’en accusois l’Amour qu’elle portoit au Berger, & le contentement que ceste tromperie luy r’apportoit : & voyez si j’estois bonne, en moname je ressentois par pitié le desplaisir qu’elle recevroit, quand elle sçauroit la verité : mais depuis je trouvay que je me pleignois en sa personne : toutesfois je m’excuse, car qui n’y eust esté deceuë, puis que « l’Amour aussi tost qu’il se saisit entierement d’une ame, la despoüille incontinent de toute deffiance envers la personne aimée ? » & ce dissimulé Berger joüoit de telle sorte son personnage, que si j’eusse esté en la place de Cleon, j’eusse peut-estre douté que sa fainte n’eust esté veritable. Estant quelquefois au milieu de nous deux, s’il se relaschoit à faire trop de demonstration de son amitié à Cleon, aussi tost il se tournoit vers moy, & me demandoit à l’oreille s’il ne faisoit pas bien : mais sa plus grande finesse ne s’arresta pas à si peu de chose, oyez je vous supplie jusques où elle passa. En particulier il parloit à Cleon plus souvent qu’à moy, luy baisoit la main, demeuroit une & deux heures à genoux devant elle, & ne se cachoit point de moy, pour les causes que je vous ay dittes, mais en general jamais il ne bougeoit d’aupres de moy, me recherchoit avec tant de dissimulation, que la plus part continuoit l’opinion que l’on avoit euë de nos Amours ; ce qu’il faisoit à dessein, voulant que seule je visse la recherche qu’il luy faisoit, parce qu’il sçavoit bien que je ne la croyois pas, mais ne vouloit en sorte que ce fust, que ceux qui la pourroient penser veritable, en eussent tant soit peu de connoissance. Et quand je luy disois,que nous ne pouvions oster l’opinion aux personnes de nostre amitié, & que nul ne pouvoit croire à ce que l’on m’en disoit qu’il aimast Cleon. Et comment, me respondit-il, voulez vous qu’ils croyent une chose qui n’est pas ? tant y a que nostre finesse en dépit des plus mal-pensans, sera creuë du general ; mais luy qui estoit fort advisé, voyant qu’il se presentoit occasion de passer encor plus outre, me dit, que sur tout il falloit tromper Cleon, & que celle-là estant bien deceuë, c’estoit avoir presque parachevé nostre dessein : Qu’à ceste occasion il falloit que je luy parlasse pour luy, & que je fusse comme confidente. Elle, me disoit-il, qui a desja ceste opinion recevra de bon cœur les messages que vous luy ferez, & ainsi nous vivrons en asseurance ; ô quelle miserable fortune nous courons bien souvent ! Quand à moy je pensois que si quelquefois Cleon avoit creu que j’eusse aymé ce Berger, je luy en ferois perdre l’opinion en la priant de l’aymer, & comme confidente luy parlant pour luy ; mais Cleon ayant sceu les discours que j’avois tenus au Berger, & voyant la contrainte avec quoy elle vivoit, jugea que par mon moyen elle en pourroit avoir des messages, & mesme des lettres. Cela fut cause qu’elle receut fort bien la proposition que je luy en fis, & que depuis ce temps elle traitta avec luy, comme avec celuy qui l’aymoit, & moy je ne servois qu’à porter les billets de l’un à l’autre : O Amour quel mestierest celuy que tu me fis faire alors ! Je ne m’en plains toutefois, puis que j’ay ouy dire, que je n’ay pas esté la premiere qui a fait de semblables offices pour autruy, les pensant faire pour soy-mesme. En ce temps, parce que les Francs, les Romains, les Gots, & les Bourguignons, se faisoient une tres-cruelle guerre, nous fusmes contraints de nous retirer en la ville, qui porte le nom du Pasteur juge des trois Déesses : car nos demeures n’estoient point trop éloignées de là, le long des bords du grand fleuve de Seine. Et d’autant qu’à cause du grand abord des gens, qui de tous costez s’y venoient retirer, & qui ne pouvoient avoir les commoditez telles qu’ils avoient accoustumé aux champs, les maladies contagieuses commencerent de prendre un si grand cours par toute la ville, que mesmes les plus grands ne s’en pouvoient deffendre : Il advint que la mere de Cleon en fut atteinte. Et quoy que ce mal soit si espouvantable, qu’il n’y a le plus souvent ny parentage, ny obligation d’amitié qui puisse retenir les sains aupres de ceux qui en sont touchez, si est-ce que le bon naturel de Cleon eut tant de pouvoir sur elle, qu’elle ne voulut jamais esloigner sa mere, quelque remonstrance qu’elle luy fist, au contraire, lors qu’aucuns de ses plus familiers l’en voulurent retirer, luy representant le danger où elle se mettoit, & que c’estoit offenser les Dieux que de les tenter de ceste sorte. Si vous m’aimez, leur disoit-elle, ne me tenez jamaisce discours : car ne dois-je pas la vie à celle qui me l’a donnée, & les Dieux peuvent-ils estre offensez que je serve celle qui m’a appris à les adorer ? En ceste resolution elle ne voulut jamais abandonner sa mere, & s’enfermant avec elle, la servit tousjours aussi franchement que si ce n’eust point esté une maladie contagieuse. Tircis estoit tout le jour à leur porte, bruslant de desir d’entrer dans leur logis, mais la deffense de Cleon l’en empeschoit, qui ne le luy voulut permettre, de peur que les mal-pensans ne jugeassent ceste assistance au desadvantage de sa pudicité. Luy qui ne vouloit luy déplaire, n’y osant entrer, leur faisoit apporter tout ce qui estoit necessaire, avec un soin si grand, qu’elles n’eurent jamais faute de rien. Toutefois ainsi le voulut le Ciel, ceste heureuse de Cleon ne laissa d’estre attainte du mal de sa mere, quelques preservatifs que Tircis luy pût apporter. Quand ce Berger le sceut, il ne fut plus possible de le retenir qu’il n’entrast dans leur logis, luy semblant qu’il n’estoit plus saison de faindre, ny de redouter les morsures du médisant. Il met donc ordre à tous ses affaires, dispose de son bien, & declare sa derniere volonté, puis ayant laissé charge à quelques uns de ses amis de le secourir, il se r’enferme avec la mere, & la fille, resolu de courre la mesme fortune que Cleon. Il ne sert de rien que d’alonger ce discours de vous redire quels furent les bons offices, quels les services qu’il rendit à la mere pour la consideration de la fille, car il ne s’en peut imaginer davantage, que ceux que son affection luy faisoit produire. Mais quand il la vid morte, & qu’il ne luy restoit plus que sa Maistresse, de qui le mal encores alloit empirant, je ne crois pas que ce pauvre Berger reposast un moment : Continuellement il la tenoit en ses bras, ou bien il luy pensoit son mal : elle d’autre costé qui l’avoit tousjours tant aymé, recognoissoit tant d’Amour en ceste derniere action, que la sienne estoit de beaucoup augmentée, de sorte qu’un de ses plus grands ennuis, estoit le danger en quoy elle le voyoit à son occasion. Luy au contraire avoit tant de satisfaction, que la fortune, encores qu’ennemye, luy eust offert ce moyen de luy tesmoigner sa bonne volonté, qu’il ne pouvoit luy rendre assez de remerciement. Il advint que le mal de la Bergere estant en estat d’estre percé, il n’y eut point de Chirurgien qui voulust pour la crainte du danger, se hazarder de la toucher. Tircis à qui l’affection ne faisoit rien trouver de difficile, s’estant fait apprendre comme il falloit faire, prit la lancette, & luy levant le bras l[e] luy perça, & la pensa sans crainte. Bref, gentil Berger, toutes les choses plus dangereuses, & plus mal-aisées luy estoient douces, & trop faciles : si est-ce que le mal augmentant d’heure à autre, reduisit en fin ceste tant aimée Cleon en tel estat, qu’il ne luy resta plus que la force de luy dire ces paroles : Je suis bien marrie, Tircis, que les Dieux n’ayent voulu estendre davantage le filet de ma vie, non point que j’aye volonté de vivre plus long temps : car ce desir ne me le fera jamais souhaitter, ayant trop esprouvé quelles sont les incommoditez qui suivent les humains : mais seulement pour en quelque sorte ne mourir point tant vostre obligée, & avoir le loisir de vous rendre tesmoignage, que je ne suis point atteinte ny d’ingratitude, ny de mescognoissance. Il est vray que quand je considere quelles sont les obligations que je vous ay, je juge bien que le Ciel est tres-juste de m’oster de ce monde, puis qu’aussi bien quand j’y vivrois autant de siecles que j’ay de jours, je ne sçaurois satisfaire à la moindre du nombre infiny que vostre affection m’a produitte. Recevez donc pour tout ce que je vous dois, non pas un bien égal, mais ouy bien tout celuy que je puis, qui est un serment que je vous fay, que la mort ne m’effacera jamais la memoire de vostre amitié, ny le desir que j’ay de vous en rendre toute la reconnoissance, qu’une personne qui aime bien peut donner à celle à qui elle est obligée. Ces mots furent proferez avec beaucoup de peine, mais l’amitié qu’elle portoit au Berger, luy donna la force de les pouvoir dire, ausquels Tircis respondit. Ma belle Maistresse, mal-aisément pourrois-je croire de vous avoir obligée, ny de le pouvoir jamais faire, puis que ce que j’ay fait jusques icy, ne m’a pas encores satisfait. Et quand vous me dittes que vous m’avez de l’obligation, je voy bien que vous neconnoissez la grandeur de l’Amour de Tircis, autrement vous ne penseriez pas, que si peu de chose fust capable de payer le tribut d’un si grand devoir. Croyez, belle Cleon, que la faveur que vous m’avez faite d’avoir eu aggreables les services que vous dittes que je vous ay rendus, me charge d’un si grand faix, que mille vies & mille semblables occasions ne sçauroient m’en décharger. Le Ciel qui ne m’a fait naistre que pour vous, m’accuseroit de mécognoissance, si je ne vivois à vous, & si j’avois quelque dessein d’employer un seul moment de ceste vie, ailleurs qu’à vostre service. Il vouloit continuer lors que la Bergere attainte de trop de mal l’interrompit. Cesse, amy, & me laisse parler, à fin que le peu de vie qui me reste soit employé à t’asseurer que tu ne sçaurois estre aimé davantage, que tu l’és de moy, qui me sentant pressée de partir, te dis l’eternel à Dieu : & te supplie de trois choses, d’aimer tousjours ta Cleon, de me faire enterrer pres des os de ma mere, & d’ordonner que quand tu payeras le devoir de l’humanité, ton corps soit mis aupres du mien, à fin que je demeure avec ce contentement, que ne t’ayant peu estre unie en la vie, je le sois pour le moins en la mort. Il luy respondit. Les Dieux seroient injustes, si ayant donné commencement à une si belle amitié que la nostre, ils la separoient si promptement : J’espere qu’ils vous conserveront, ou que pour le moins ils me prendront avant que vous, s’ils ont quelque compassion d’un affligé, mais s’ils ne veullent, je les requiers seulement de me donner assez de vie pour satisfaire aux commandements que vous me faites, & puis me permettre de vous suivre, que s’ils ne tranchent ma fusée, & que la main me demeure libre, soyez certaine, ô ma belle Maistresse, que vous ne serez pas longuement sans moy. Amy, luy respondit-elle, je t’ordonne outre cela de vivre autant que les Dieux le voudront, car en la longueur de ta vie, ils se monstreront envers nous tres-pitoyables, puis que par ce moyen, ce pendant que je raconteray aux champs Elisiens nostre parfaicte amitié, tu la publieras aux vivants ; & ainsi les morts, & les hommes honoreront nostre memoire. Mais amy, je sens que le mal me contraint de te laisser : A-Dieu le plus aymable & le plus aimé d’entre les hommes. A ces derniers mots elle mourut, demeurant la teste appuyée sur le sein de son Berger. De redire icy le déplaisir qu’il en eut, & les regrets qu’il en fit, ce ne seroit que remettre le fer plus avant en sa playe ; outre que ses blessures sont encores si ouvertes, que chacun en les voyant, pourra juger quels en ont esté les coups. O mort, s’escria Tircis, qui m’as dérobé le meilleur de moy ; ou rends moy ce que tu m’as osté, ou emporte le reste. Et lors pour donner lieu aux larmes, & aux sanglots, que ce ressouvenir lui arrachoit du cœur, il se teut pour quelque temps ; quand Silvandre luy representa qu’il devoit s’y resoudre, puis qu’il n’y avoit point de remede, & qu' »aux choses advenuës, & qui ne pouvoient plus estre, les plaintes n’estoient que tesmoignages de foiblesse ». Tant s’en faut, dit Tircis, c’est en quoy je trouve plus d’occasion de plainte, car s’il y avoit quelque remede, le plaindre ne seroit pas d’homme advisé ny de courage, mais « il doit bien estre permis de plaindre ce à quoy on ne peut trouver aucun autre allegement ». Lors Laonice reprenant la parole, continua de ceste sorte : En fin ceste heureuse Bergere estant morte, & Tircis luy ayant rendu les derniers offices d’amitié, il ordonna qu’elle fust enterrée aupres de sa mere : mais la nonchalance de ceux à qui il donna ceste charge, fut telle, qu’ils la mirent ailleurs, car quand à luy, il estoit tellement affligé, qu’il ne bougeoit de dessus un lit, sans que rien luy conservast la vie, que le commandement qu’elle luy en avoit fait. Quelques jours apres s’enquerant de ceux qui le venoient voir, en quel lieu ce corps tant aimé avoit esté mis, il sçeut qu’il n’estoit point avec celuy de la mere, dont il receut tant de déplaisir, que convenant d’une grande somme avec ceux qui avoient accoustumé de les enterrer, ils luy promirent de l’oster de là où il estoit, & le remettre avec sa mere. Et de fait ils s’y en allerent, & ayant descouvert la terre, ils le prindrent entre trois ou quatre qu’ils estoient : mais l’ayant porté quelque pas, l’infection en estoit si grande, qu’ils furent contraints de le laisser à my chemin, resolus de mourir plustost que de le porter plus outre, dont Tircis adverty,apres leur avoir fait de plus grandes offres encores, & voyant qu’ils n’y vouloient point entendre : Et quoy, dit-il tout haut, as tu donc esperé que l’affection du gain pûst davantage en eux, que la tienne en toy ? Ah, Tircis ! c’est trop offenser la grandeur de ton amitié. Il dit, & comme transporté s’en courut sur le lieu où estoit le corps, & quoy qu’il eust demeuré trois jours enterré, & que la puanteur en fust extresme, si le print-il entre ses bras, & l’emporta jusques en la tombe de la mere, qui avoit desja esté ouverte. Et apres un si bel acte, & un si grand tesmoignage de son affection, se retirant hors de la ville, il demeura quarante nuits separé de chacun. Or toutes ces choses me furent inconnuës, car une de mes tantes ayant esté malade d’un semblable mal, presque en mesme temps, nous n’avions point de frequentation avec personne, & le jour mesme qu’il revint, j’estois aussi revenuë, & ayant seulement entendu la mort de Cleon, je m’en allay chez luy pour en sçavoir les particularitez, mais arrivant à la porte de sa chambre, je mis l’œil à l’ouverture de la serrure, par ce qu’en m’en approchant, il me sembla de l’avoir ouy souspirer, & je n’estois point trompée, car je le vis sur le lit, les yeux tournez contre le Ciel, les mains jointes, & le visage tout couvert de larmes. Si je fus estonnée, gentil Berger, jugez le, car je ne pensois point qu’il l’aimast, & venois en partie pour me resjouïr avec luy. En fin apres l’avoir consideré quelque temps,avec un souspir qui sembloit luy mépartir l’estomach, je luy ouys proferer telles paroles.


STANCES,
Sur la mort de Cleon.

Pourquoy cacher nos pleurs ? il n’est plus temps de faindre,
Un Amour que sa mort découvre par mon dueil,
Qui cesse d’esperer il doit cesser de craindre,
Et l’espoir de ma vie est dedans le cercueil.

Elle vivoit en moy, je vivois tout en elle,
Nos esprits l’un à l’autre estraints de mille nœuds
S’unissoient tellement, qu’en leur Amour fidelle,
Tous les deux n’estoient qu’un & chacun estoit deux.

Mais sur le poinct qu’Amour d’un fondement plus ferme
Assuroit mes plaisirs, j’ay veu tout renverser,
C’est d’autant que mon heur avoit touché le terme
Qu’il est permis d’atteindre, & non d’outrepasser.

Ce fut dedans Paris, que les belles pensées,
Qu’Amour éprit en moy, finirent par la mort,
Au mesme temps qu’on vid les Gaules oppressées,
Aux efforts estrangers opposer leur effort.

Et falloit-il aussi que tombe moins celebre
Que Paris enfermast ce que j’ay pû cherir,
Ou que mon mal advint en saison moins funebre,
Que quand toute l’Europe estoit prest[e] à perir ?

Mais je me trompe, ô Dieux ! ma Cleon n’est point morte,
Son cœur pour vivre en moy, ne vivoit plus en soy ;
Le corps seul en est mort & de contraire sorte,
Mon esprit meurt en elle, & le sien vit en moy.

Dieux ! quelle devins-je quand je l’oüys parler ainsi ? mon estonnement fut tel, que sans y penser, estant appuyée contre la porte, je l’entr’ouvris presque à moitié, à quoy il tourna la teste, & me voyant n’en fit autre semblant, sinon que me tendant la main, il me pria de m’asseoir sur le lit pres de luy, & lors sans s’essuyer les yeux, car aussi bien y eust il fallu tousjours le mouchoir, il me parla de ceste sorte. Et bien, Laonice, la pauvre Cleon est morte, & nous sommes demeurez pour plaindre ce ravissement : & par ce que la peine où j’estois ne me laissoit la force de pouvoir luy respondre, il continua : Je sçay bien, Bergere, que me voyant en cest estat pour Cleon, vous demeurez estonnée que la fainte amitié que je luy ay portée, me puisse donner de si grands ressentimens ? Mais, helas ! sortez d’erreur, je vous supplie, aussi bien me sembleroit-il commettre une trop grande faute contre Amour, si sans occasion je continuois la fainte, que mon affection m’a jusques icy commandée. Sçachez donc, Laonice, que j’ay aimé Cleon, & que toute autre recherche n’a esté que pour couverture de celle-cy ; par ainsi, si vous m’avez eu de l’amitié, pour Dieu Laonice, plaignez moy en ce desastre, qui a d’un mesme coupmis tous mes espoirs dans son cercueil : Et si vous estes en quelque sorte offensée, pardonnez à Tircis l’erreur qu’il a faite envers vous, pour ne faillir en ce qu’il devoit à Cleon. A ces paroles transportée de colere je partis si hors de moy, qu’à peine pûs-je retrouver mon logis, d’où je ne sortis de long temps : mais apres avoir contrarié mille fois à l’Amour, si fallut il s’y sousmettre, & advoüer que le dépit est une foible deffense quand il luy plaist. Par ainsi me voila autant à Tircis que je l’avois jamais esté, j’excuse en moy-mesme les trahisons qu’il m’avoit faittes, & luy pardonne les torts & les faintes avec lesquelles il m’avoit offensée, les nommant pour leur pardonner, non pas faintes ny trahisons, mais violences d’Amour : Et je fus d’autant plus aisement portée à ce pardon, qu’Amour qui se disoit complice de sa faute, m’alloit flattant d’un certain espoir de succeder à la place de Cleon. Lors que j’estois en ceste pensée, ne voila pas une de mes sœurs qui me vint advertir que Tircis s’estoit perdu, en sorte qu’on ne le voyoit plus, & que personne ne sçavoit où il estoit. Ceste recharge de douleur me surprit si fort, que tout ce que je pûs, fut de luy dire, que ceste tristesse estant passée, il reviendroit comme il s’en estoit allé ; mais dés lors je fis dessein de le suivre, & afin de n’estre empeschée de personne, je partis si secrettement sur le commencement de la nuit, qu’avant le jour je me trouv[ay] fort esloignée : si je fus estonnéeau commencement me voyant seule dans ces obscuritez, le ciel le sçait, à qui mes plaintes estoient adressées : mais Amour qui m’accompagnoit secrettement, me donna assez de courage pour parachever mon dessein. Ainsi donc je poursuy mon voyage, suivant sans plus la routte que mes pas rencontroient, car je ne sçavois où Tircis alloit, ny moy aussi. De sorte que je fus vagabonde plus de quatre mois, sans en avoir nouvelle. En fin passant le Mont-d’or, je rencontray ceste Bergere (dit-elle montrant Madonthe) & avec elle ce Berger nommé Tersandre, assis à l’ombre d’un rocher, attendant que la chaleur du midy s’abatist : & par ce que ma coustume estoit de demander des nouvelles de Tircis à tous ceux que je rencontrois, je m’adressay où je les vis, & sceus que mon Berger, aux marques qu’ils m’en donnerent, estoit en ces deserts, & qu’il alloit tousjours regrettant sa Cleon. Alors je leur racontay ce que je viens de vous dire, & les adjuray de m’en dire les plus assurées nouvelles qu’ils pourroient : A quoy Madonthe émeuë de pitié, me répondit avec tant de douceur, que je la jugeay attainte du mesme mal que le mien ; & mon opinion ne fut mauvaise, car je sceus depuis d’elle la longue histoire de ses ennuis, par laquelle je connus qu’Amour blesse aussi bien dans les cours que dans nos bois ; & par ce que nos fortunes avoient quelque simpathie entre-elles, elle me pria de vouloir demeurer & parachever nos voyages ensemble, puis que toutes deux faisions une mesme queste. Moy qui me vis seule, je receus les bras ouverts ceste commodité, & depuis nous ne nous sommes point esloignées. Mais que sert ce discours à mon propos, puis que je ne veux seulement que raconter ce qui est de Tircis & de moy ? Gentil Berger, ce me sera assez de vous dire, qu’apres avoir demeuré plus de trois mois en ces pays-là, en fin nous sceusmes qu’il estoit venu icy, où nous n’arrivasmes si tost, que je le rencontray, & tant à l’impourveu pour luy, qu’il en demeura surpris : pour le commencement il me receut avec un assez bon visage : mais en fin sçachant l’occasion de mon voyage, il me declara tout au long l’affection extréme qu’il avoit portée à Cleon, & combien il estoit hors de son pouvoir de m’aimer. Amour s’il y a quelque justice en toy, je te demande, & non à cét ingrat, quelque reconnoissance de tant de travaux passez.

  Ainsi paracheva Laonice, & monstrant quelle n’avoit rien d’avantage à dire, en s’essuyant les yeux elle les tourna pitoyablement contre Silvandre, comme luy demandant faveur en la justice de sa cause. Lors Tircis parla de ceste sorte.

  Sage Berger, quoy que l’histoire de mes mal-heurs soit telle que ceste Bergere vient de vous raconter, si est-ce que celle de mes douleurs est bien plus pitoyable, de laquelle toutefois je ne vous veux point entretenir davantage, de crainte de vous ennuyer, & ceste compagnie : seulement j’adjousteray à ce qu’elle vient de dire, que ne pouvant supporter ses plaintes ordinaires ; d’un commun consentement nous allâmes à l’Oracle pour sçavoir ce qu’il ordonneroit de nous, & nous eusmes une telle response par la bouche d’Arontine.


ORACLE.

Sur les bords où Lignon paisiblement serpente,
Amans vous trouverez un curieux Berger,
Qui premier s’enquerra du mal qui vous tourmente,
Croyez-le : car le Ciel l’élit pour vous juger.

Et quoy qu’il y ait des-jà long temps que nous sommes icy, si est-ce que vous estes le premier qui nous avez demandé l’estat de nostre fortune : C’est pourquoy nous nous jettons entre vos bras, & vous requerons d’ordonner ce que nous avons à faire ; & à fin que rien ne se fist que par la volonté du Dieu, la vieille qui nous rendit cét Oracle, nous dit, que vous ayant rencontré, nous eussions à jetter au sort qui seroit celuy qui maintiendroit la cause de l’un & de l’autre, & que pour cét effet, tous ceux qui s’y rencontreroient eussent à mettre un gage entre vos mains dans un chappeau. Le premier qui en sortiroit seroit celuy qui parleroit pour Laonice, & le dernier de tous pour moy. A ce mot il les pria tous de le vouloir ; àquoy chacun ayant consenty, de fortune celui de Hylas fut le premier, & celuy de Phillis le dernier. Dequoy Hylas se sousriant. Autrefois dit-il, que j’estois serviteur de Laonice, j’eusse mal-aisément voulu persuader à Tircis de l’aimer ; mais à cét heure que je ne suis que pour Madonthe, je veux bien obeïr à ce que le Dieu me commande. Berger, respondit Leonide, vous devez connoistre par là quelle est la providence de ceste divinité, puis que pour esmouvoir quelqu’un à changer d’affection, il en donne la charge à l’inconstant Hylas, comme à celuy qui par l’usage en doit bien sçavoir les moyens, & pour continuer une fidelle amitié il en donne la persuasion à une Bergere constante en toutes ses actions ; & que pour juger de l’un & de l’autre, il a esleu une personne qui ne peut estre partiale : car Silvandre n’est constant ny inconstant, puis qu’il n’a jamais rien aimé. Alors Silvandre prenant la parole : Puis donc que vous voulez, ô Tircis, & vous Laonice que je sois juge de vos differens, jurez entre mes mains tous deux, que vous l’observerez inviolablement, autrement ce ne seroit qu’irriter d’avantage les Dieux, & prendre de la peine en vain. Ce qu’ils firent, & lors Hylas commença de cette sorte.


HARANGUE DE HYLAS
POUR LAONICE.

Si j’avois à soustenir la cause de Laonice devant quelque personne dénaturée, je craindrois peut-estre que le deffaut de ma capacité n’amoindrist en quelque sorte la justice qui est en elle : Mais puis que c’est devant vous, gentil Berger, qui avez un cœur d’homme (je veux dire qui sçavez quels sont les devoirs d’un homme bien né) non seulement je ne me deffie point d’un favorable jugement : mais tiens pour certain, que si vous estiez en la place de Tircis, vous auriez honte que telle erreur vous pûst estre reprochée. Je ne m’arresteray donc point à chercher plusieurs raisons sur ce sujet, qui de luy-mesme est si clair, que toute autre lumiere ne luy peut servir que d’ombrage, & diray seulement que le nom qu’il porte d’homme, l’oblige au contraire de ce qu’il a fait, & que les loix & ordonnances du Ciel & de la nature, luy commandent de ne point disputer davantage en ceste cause. Les devoirs de la courtoisie ne luy ordonnent-ils de rendre les biens faits receus ? Le Ciel ne commande-t’il pas qu’à tout service quelque loyer soit rendu ? & la nature ne le contraint-elle d’aimer une belle femme qui l’aime, & d’abhorrer plustost que de cherir une personne morte ?Mais cestuy-cy tout au rebours, aux faveurs receuës de Laonice rend des discourtoisies, & au lieu des services qu’il advouë luy mesme qu’elle luy a faits, luy servant si longuement de couverture en l’amitié de Cleon, il la paye d’ingratitude, & pour l’affection qu’elle luy a portée dés le berceau, il ne luy fait paroistre que du mespris. Si es-tu bien homme Tircis, si monstre-tu de connoistre les Dieux, & si me semble t’il bien que ceste Bergere est telle, que si ce n’estoit que son influence la sousmet à ce mal-heur, elle est plus propre à faire ressentir, que de ressentir elle-mesme les outrages dont elle se plaint. Que si tu és homme, ne sçais-tu pas que c’est le propre de l’homme d’aimer les vivans, & non pas les morts ? que si tu connois les Dieux, ne sçais-tu qu’ils punissent ceux qui contreviennent à leurs ordonnances ? & que,

« Amour jamais l’aimer à l’aimé ne pardonne ? »

Que si tu advoües que dés le berceau elle t’a servy & aimé. Dieux ! seroit-il possible qu’une si longue affection, & un si agreable service deust en fin estre payé du mespris ?

  Mais soit ainsi que ceste affection & ce service estans volontaires en Laonice, & non pas recherchez de Tircis, puissent peu meriter envers une ame ingrate, encores ne puis-je croire que vous n’ordonniez, ô juste Silvandre, qu’un trompeur ne doive faire satisfaction à celuy qu’il a deceu, & que par ainsi Tircisqui par ses dissimulations a si long temps trompé ceste belle Bergere, ne soit obligé à reparer ceste injure envers elle, avec autant de veritable affection, qu’il luy en a fait recevoir de mensongeres & de fausses que si « chacun doit aimer son semblable », n’ordonnerez-vous pas, nostre juge, que Tircis aime une personne vivante & non pas une morte, & mette son amitié en ce qui le peut aimer, & non point entre les cendres froides d’un cercueil ? Mais Tircis, dy moy quel peut estre ton dessein ? Apres que tu auras noyé d’un fleuve de larmes les tristes reliques de la pauvre Cleon ; crois-tu de la pouvoir ressusciter par tes souspirs & par tes pleurs ? Helas ! « ce n’est qu’une fois que l’on paye Charon, on n’entre jamais qu’une fois dans sa nacelle, on a beau le r’appeller de là, il est sourd à tels cris, & ne reçoit jamais personne qui vienne de ce bord ». C’est impieté, Tircis, que d’aller tourmentant le repos de ceux que les Dieux appellent : « L’amitié est ordonnée pour les vivans, & le cercueil pour ceux qui sont morts » ; ne vueille confondre de telle sorte leurs ordonnances, qu’à une Cleon morte, tu donnes une affection vivante, & à une Laonice vive le cercueil. Et en cela ne t’arme point du nom de constance : car elle n’y a nul interest ; trouverois-tu à propos qu’une personne allast nuë, parce qu’elle auroit gâté ses premiers habits ? Croy moy qu’il est aussi digne de risée de t’oüyr dire que par ce que Cleon est parachevée, tu ne veux plusrien aimer. Rentre, rentre en toy-mesme, reconnois ton erreur, jette toy aux pieds de cette belle, advoüe luy ta faute, & tu éviteras par ainsi la contrainte, à quoy nostre juste juge par sa sentence te sousmettra. Hylas acheva de cette sorte, avec beaucoup de contentement de chacun, sinon de Tircis, de qui les larmes donnoient connoissance de sa douleur, lors que Phillis apres avoir receu le commandement de Silvandre, levant les yeux au Ciel répondit ainsi à Hylas.


RESPONSE DE PHILLIS
POUR TIRCIS.

O belle Cleon, qui entends du Ciel l’injure que l’on propose de te faire, inspire moy de ta divinité : car telle te veux-je estimer, si les vertus ont jamais pû rendre divine une personne humaine ; & faits en sorte que mon ignorance n’affoiblisse les raisons que Tircis a de n’aymer jamais que tes perfections. Et vous, sage Berger, qui sçavez mieux ce que je devrois dire pour sa deffense, que je ne sçaurois le concevoir, satisfaites aux deffauts qui seront en moy, par l’abondance des raisons qui sont en ma cause, & pour commencer : Je diray, Hylas, que toutes les raisons que tu allegues pour preuve qu’estant aymé on doit aymer, quoy qu’elles soient fausses, te sonttoutefois accordées pour bonnes : mais pourquoy veux-tu conclurre par là, que Tircis doit trahir l’amitié de Cleon, pour en commencer une nouvelle avec Laonice ? Tu demandes des choses impossibles, & contrariantes ; impossibles d’autant que « nul n’est obligé à plus qu’il ne peut », & comment veux-tu que mon Berger aime, s’il n’a point de volonté ? Tu ris Hylas, quand tu m’oys dire qu’il n’en a point. Il est vray, interrompit Hylas, car qu’auroit il fait de la sienne ? « Celuy, respondit Phillis, qui ayme donne son ame mesme à la personne aimée, & la volonté n’en est qu’une puissance ». Mais, repliqua Hylas, ceste Cleon à qui vous voulez qu’il l’ait remise, estant morte n’a plus rien de personne, & ainsi Tircis doit avoir repris ce qui estoit à soy. Ah ! Hylas, Hylas, respondit Phillis, tu parles bien en novice d’Amour : car « les donations qui sont faites par son authorité, sont à jamais irrevocables ». Et que seroit donc devenuë, adjousta Hylas, ceste volonté depuis la mort de Cleon ? Ceste petite perte, reprit Phillis, a suivy l’extréme qu’il a faite en la perdant, que « si le plaisir est l’objet de la volonté, puis qu’il ne peut plus avoir de plaisir, qu’a-t’il affaire de volonté ? » & ainsi elle a suivy Cleon ; que si Cleon n’est plus, ny aussi sa volonté, car il n’en a jamais eu que pour elle : mais si Cleon est encore en quelque lieu, comme nos Druides nous enseignent, ceste volonté est entre ses mains si contente en tel lieu, que si elle-mesme la vouloit chasser, elle ne tourneroit pas vers Tircis, comme sçachant bien qu’elle y seroit inutilement, mais iroit dans le cercueil reposer avec ses os bien aimez : & cela estant, pourquoy accuse-tu d’ingratitude le fidele Tircis, s’il n’est pas en son pouvoir d’aimer ailleurs ? Et voila comment tu demandes non seulement une chose impossible ; mais contraire à soy-mesme : car si « chacun doit aimer ce qui l’aime », pourquoy veux-tu qu’il n’aime pas Cleon, qui n’a jamais manqué envers luy d’amitié ? & quant à la recompense que tu demandes pour les services & pour les lettres que Laonice portoit de l’un à l’autre ; qu’elle se ressouvienne du contentement qu’elle y recevoit, & combien durant ceste tromperie elle a passé de jours heureux, qu’autrement elle eust trainés miserablement ; qu’elle balance ses services avec ce payement, & je m’assure qu’elle se trouvera leur redevable. Tu dis Hylas, que Tircis l’a trompée : ce n’a point esté tromperie : mais juste chastiment d’Amour, qui a fait retomber ses coups sur elle mesme, puis que son intention n’estoit pas de servir, mais de decevoir la prudente Cleon ; que si elle a à se plaindre de quelque chose, c’est que de deux trompeuses elle a esté la moins fine. Voila Silvandre comme briefvement il m’a semblé de respondre aux fausses raisons de ce Berger, & ne me reste plus que de faire advoüer à Laonice, qu’elle a tort de poursuivre une telle injustice : Ce que je ferayaisément s’il luy plaist de me respondre. Belle Bergere dittes moy, aimez-vous bien Tircis ? Bergere, dit-elle, toute personne qui me connoistra n’en doutera jamais. Et s’il estoit contraint, repliqua Phillis, de s’esloigner pour long temps, & que quelqu’autre vint ce pendant à vous rechercher, changeriez-vous ceste amitié ? Nullement, dit-elle, car j’aurois tousjours esperance qu’il reviendroit. Et, adjousta Phillis, si vous sçaviez qu’il ne deust jamais revenir, laisseriez vous de l’aimer ? Non certes, respondit-elle. Or belle Laonice, continua Phillis, ne trouvez donc estrange que Tircis, qui sçait que sa Cleon pour ses merites est eslevée au Ciel, qui sçait que de là haut elle void toutes ses actions, & qu’elle se resjouyt de sa fidelité, ne vueille changer l’affection qu’il luy a portée, ny permettre que ceste distance des lieux separe leurs affections, puis que toutes les incommoditez de la vie ne l’ont jamais pû faire. Ne pensez pas, comme Hylas a dit, que jamais nul ne repasse deça le fleuve d’Acheron, plusieurs qui ont esté aimez des Dieux, sont allez & revenus ; & qui le sçauroit estre davantage que la belle Cleon, de qui la naissance a esté veuë par la destinée d’un œil si doux & favorable, qu’elle n’a jamais rien aimé, dont elle n’ait obtenu l’Amour ? O Laonice s’il estoit permis à vos yeux de voir la divinité, vous verriez ceste Cleon, qui sans doute est à ceste heure en ce lieu, pour deffendre sa cause, qui est à mon aureille pour me dire les mesmes parolesqu’il faut que je profere. Et lors vous jugeriez que Hylas a eu tort de dire, que Tircis n’aime qu’une froide cendre. Il me semble de la voir là au milieu de nous revestuë d’immortalité au lieu d’un corps fragile, & sujet à tous accidens, qui reproche à Hylas les blasphemes dont il a usé contre-elle. Et que respondrois-tu Hylas, si l’heureuse Cleon te disoit : tu veux inconstant, noircir mon Tircis de ta mesme infidelité ; si autrefois il m’a aimée, crois-tu que ç’ait esté mon corps ? si tu me dis qu’oüy, je respondray qu’il doit estre condamné, (puis que « nul Amant ne doit jamais se retirer d’une Amour commencée »,) d’aimer les cendres que je luy ay laissées dans mon cercueil, autant qu’elles dureront. Que s’il advoüe d’avoir aimé mon esprit, qui est ma principale partie, & pourquoy inconstant changera-t’il ceste volonté, à ceste heure qu’elle est plus parfaite qu’elle n’a jamais esté ? Autrefois (ainsi le veut la misere des vivans) je pouvois estre jalouse, je pouvois estre importune, il me falloit servir, j’estois veuë de plusieurs comme de luy : mais à ceste heure affranchie de toute imperfection, je ne suis plus capable de luy rapporter ces desplaisirs. Et toy, Hylas, tu veux avec tes sacrileges inventions, divertir de moy celuy en qui seule je vis en terre, & par une cruauté plus barbare, qu’inoüye, essayes de me redonner une autrefois la mort. Sage Silvandre, les paroles que je viens de proferer, sonnent si vivement à mes aureilles, que je nepuis croire que vous ne les ayez oüyes, & ressenties jusques au cœur ; cela est cause que pour laisser parler ceste divinité en vostre ame je me tairay, apres vous avoir dit seulement, qu’Amour est si juste, que vous en devez craindre en vous-mesmes les supplices, si la pitié de Laonice plustost que la raison de Cleon, vous esmeuvent & vous emportent.

  A ce mot Phillis s’estant levée avec une courtoise reverence, fit signe qu’elle ne vouloit rien dire de plus pour Tircis. De sorte que Laonice vouloit respondre, quand Silvandre le luy deffendit, luy disant qu’il n’estoit plus temps de se deffendre, mais d’oüyr seulement l’arrest que les Dieux prononceroient par sa bouche, & apres avoir quelque temps consideré en soy-mesme, les raisons des uns & des autres, il prononça une telle sentence.


JUGEMENT DE SILVANDRE.

Des causes debatuës devant nous, le point principal est, de sçavoir si Amour peut mourir par la mort de la chose aimée, surquoy nous disons, qu' »une Amour perissable n’est pas vray Amour : car il doit suivre le sujet qui luy a donné naissance »: C’est pourquoy ceux qui ont aimé le corps seulement, doivent enclorre toutes les Amours du corps dans le mesme tombeau où il s’enserre ; mais ceux qui outre cela ont aimé l’esprit, doivent avec leurAmour voler apres cét esprit aimé jusques au plus haut Ciel, sans que les distances les puissent separer. Donques toutes ces choses bien considerées, nous ordonnons que Tircis aime tousjours sa Cleon, & que des deux Amours qui peuvent estre en nous, l’une suive le corps de Cleon au tombeau, & l’autre l’esprit dans les Cieux. Et par ainsi, il soit d’or’en là deffendu aux recherches de Laonice, de tourmenter davantage le repos de Cleon : car telle est la volonté du Dieu qui parle en moy.

  Ayant dit ainsi, sans attendre les plaintes & les reproches qu’il prevoyoit en Laonice & en Hylas, il fit une grande reverence à Leonide, & au reste de la trouppe, & s’en alla sans autre compagnie que celle de Phillis, qui ne voulut non plus s’y arrester, pour n’oüyr les regrets de ceste Bergere : & par ce qu’il estoit tard Leonide se retira dans le hameau de Diane pour ceste nuit, & les Bergers & Bergeres, ainsi qu’ils avoient accoustumé, sinon Laonice, qui infiniment offensée de Silvandre & de Phillis, jura de ne partir de ceste contrée, qu’elle ne leur eust r’apporté un desplaisir remarquable. Il sembla que la fortune la conduisit ainsi qu’elle eust sçeu desirer, car ayant laissé la compagnie, & s’estant mise dans le plus espais du bois pour se plaindre en toute liberté, en fin son bon demon luy remit devant les yeux le mespris insupportable de Tircis, combien il estoit veritablement indigne d’estre aimé d’elle, & luy fit une telle hontede sa faute, que mille fois elle jura de le hayr, & à son occasion Silvandre & Phillis. Il advint que cependant que ces choses luy passoient par le souvenir, Lycidas qui depuis quelques jours commençoit d’estre mal satisfait de Phillis, à cause de quelque froideur, qu’il luy sembloit de reconnoistre en elle, apperceut Silvandre qui la venoit entretenant ; & il estoit vray, que la Bergere usoit de plus de froideur envers luy, ou plutost de nonchalance qu’elle ne faisoit pas avant la frequentation de Diane : par ce que ceste nouvelle amitié, & le plaisir qu’Astrée, Diane, & elle prenoient ensemble, l’occupoit de sorte, qu’elle ne se soucioit plus de ses petites mignardises, dont l’affection de Lycidas estoit nourrie, & luy qui sçavoit fort bien qu' »une Amour ne se peut bastir, que de la ruine d’une precedente », eut opinion que ce qui la rendoit plus nonchalante envers luy, & moins soucieuse de l’entretenir, estoit quelque nouvelle amitié, qui la divertissoit ; & ne pouvant encores reconnoistre qui en estoit le subjet, il s’alloit tout seul rongeant par ses pensées, & se retiroit dans les lieux plus cachez, afin de se plaindre avec plus de franchise ; & par mal-heur, lors qu’il s’en vouloit retourner, il vid, comme je vous ay dit, Silvandre & Phillis de loing : veuë qui ne luy r’apporta pas peu de soupçon : car sçachant le merite du Berger & de la Bergere, il creut aisément que Silvandre n’ayant jamais rien aimé s’estoit donné à elle, & qu’elle, suivant l’humeur de celles de son sexe, eust assez volontiers receu ceste donation. Toutes ces considerations luy donnerent beaucoup de soupçon, mais plus encore quand passant pres de luy sans le voir, il ouyt, ou il luy sembla d’ouyr des paroles d’Amour, & cela pouvoit bien estre, à cause de la sentence que Silvandre venoit de donner. Mais pour le faire sortir du tout de patience, il advint que les ayant laissé passer, il sortit du lieu où il estoit, & pour ne les suivre, prit le chemin d’où ils venoient, & la fortune voulut qu’il s’alla rasseoir aupres du lieu où estoit Laonice, sans la voir, où apres avoir quelque temps resvé à son desplaisir, transporté de trop d’ennuy, il s’escria assez haut : ô Amour ! est-il possible que tu souffres une si grande injustice sans la punir ? est-il possible qu’en ton reigne les outrages & les services soient également recompensez ? & puis se taisant pour quelque temps, en fin les yeux tendus au Ciel, & les bras croisez, se laissant aller à la renverse, il reprit ainsi. Pour la fin il te plaist Amour, que je rende tesmoignage qu’il n’y a point de constance en nulle femme, & que Phillis pour estre de ce sexe, quoy que remplie de toute autre perfection, est sujette aux mesmes loix de ceste inconstance naturelle : Je dis ceste Phillis de qui l’amitié m’a esté autrefois plus asseurée que ma volonté mesme. Mais quoy, ô ma Bergere ! ne suis-je pas ce mesme Lycidas, de qui vous avez monstré de cherir si fort l’affection ? ce que vous avezautrefois jugé de recommandable en moy, est-il tellement changé que vous trouviez plus agreable un Silvandre inconnu, un vagabond, un homme que toute terre méprise, & ne daigne advoüer pour sien ? Laonice qui escoutoit ce Berger, oyant nommer Phillis, & Silvandre, desireuse d’en sçavoir davantage, commença de luy prester l’aureille à bon escient, & si à propos pour elle, qu’elle apprit avant que de partir de là, tout ce qu’elle eust peu desirer des plus secrettes pensées de Phillis ; & de là prenant occasion de luy déplaire ou à Silvandre, elle resolut de mettre ce Berger encor plus avant en ceste opinion, s’asseurant que si elle aimoit Lycidas, elle le rendroit jaloux, & si c’estoit Silvandre, elle en divulgueroit l’Amour de telle sorte que chacun la sçauroit : Et ainsi lors que ce Berger fut party, car son mal ne luy permettoit de demeurer longuement en un mesme lieu, elle sortit aussi de ce lieu, & se mettant apres luy, l’attaignit assez pres de là, parlant avec Corilas, qui l’avoit rencontré en chemin, & faignant de leur demander des nouvelles du Berger desolé, ils luy respondirent qu’ils ne le connoissoient point. C’est, leur dit-elle, un Berger qui va plaignant une Bergere morte, & que l’on m’a dit avoir demeuré presque toute l’apres-disnée en la compagnie de la belle Bergere Phillis & de son serviteur : & qui est celuy là, respondit incontinant Lycidas ? Je ne sçay pas, continua la Bergere, si je sçauray bien dire sonnom, il me semble qu’il s’appelle Silandre ou Silvandre, un Berger de moyenne taille, le visage un peu long, & d’assez agreable humeur, quand il luy plaist. Et qui vous a dit, repliqua Lycidas, qu’il estoit son serviteur ? Les actions de l’un & de l’autre, respondit elle : car j’ay passé autrefois par de semblables détroits, & je me souviens encor de quel pied on y marche : mais dittes moy si vous sçavez quelque nouvelle de celuy que je cherche, car il se fait nuit, & je ne sçay où le trouver. Lycidas ne luy peut respondre tant il se trouva surpris, mais Corilas luy dit, qu’elle suivist ce sentier, & qu’aussi tost qu’elle seroit sortie de ce bois, elle verroit un grand pré, où sans doute elle en apprendroit des nouvelles, car c’estoit là où tous les soirs chacun s’assembloit avant que de se retirer, & que de peur qu’elle ne s’esgarast il luy feroit compagnie, si elle l’avoit agreable. Elle qui estoit bien aise de dissimuler encores davantage (faignant de n’en sçavoir pas le chemin) receut avec beaucoup de courtoisie l’offre qu’il luy avoit faitte, & donnant le bon soir à Lycidas, prit le chemin qui luy avoit esté monstré, le laissant si hors de soy, qu’il demeura fort longuement immobile au mesme lieu : en fin revenant comme d’un long évanouissement, il s’alloit redisant les mesmes paroles de la Bergere, ausquelles il luy estoit impossible de n’adjouster beaucoup de foy, ne la pouvant soupçonner de menterie. Il seroit trop long de redire icy lesregrets qu’il fit, & les outrages qu’il dit à la fidelle Phillis : tant y a que de toute la nuict, il ne fit qu’aller tournoyant dans le plus retiré du bois, où sur le matin travaillé d’ennuy, & du trop long marcher, il fut contraint de se coucher sous quelques arbres, où tout moitte de pleurs, en fin son extréme déplaisir le contraignit de s’endormir.

Livre huitième

LE
HUICTIESME
LIVRE DE LA PREMIERE PARTIE
d’Astrée.

Soudain que le jour parut, Diane, Astrée & Phillis se trouverent ensemble, à fin d’estre au lever de Leonide, qui ne pouvant assez estimer leur honnesteté, & courtoisie, s’estoit habillée dés que la premiere clarté avoit donné dans sa chambre, pour ne perdre un seul moment du temps qu’elle pourroit demeurer avec elles ; de sorte que ces Bergeres furent estonnées de la voir si diligente, lors qu’elles ouvrirent la porte, & toutes ensemble se prenant par la main sortirent du hameau pour commencer le mesme exercice du jour precedent. A peine avoient elles passé entierement les dernieres maisons, qu’elles apperceurent Sylvandre, qui sous la fainte recherche de Diane, commençoit à ressentir une Amour naissante & veritable : car picqué de ce nouveau soucy, de toute la nuit il n’avoit pû clorre l’œil, tant son penser luyestoit allé representant tous les discours, & toutes les actions qu’il avoit veuës de Diane le jour auparavant, si bien que ne pouvant attendre la venuë de l’aurore dans le lit, il l’avoit devancée, & avoit desja esté long temps pres de cet hameau, pour voir quand sa nouvelle Maistresse sortiroit, & aussi tost qu’il l’avoit apperceuë s’en estoit venu à elle chantant ces vers.


STANCES,
Des desirs trop élevez.

Espoirs Ixions en audace
Du Ciel dédaignant la menace,
Vous aspirez plus qu’il ne faut ?
Au Ciel comme Icares pretendre,
C’est bien pour tumber d’un grand saut :
Mais ne laissez de l’entreprendre.

Ainsi que jadis Promethée
En sa poitrine bequetée
Ses tourments immortalisa,
Ayant ravy le feu celeste
Il dit ; au moins ce bien me reste,
D’avoir pû, ce que nul n’osa.

Mon cœur sur un roc de constance
Tout devoré par ma souffrance,
Dira : Les plus hautains esprits
N’ont osé dérober sa flame ;
Et j’ay ceste gloire en mon ame
D’avoir plus que nul entrepris.

Echo, pour l’Amour de Narcisse,
Contant aux rochers son supplice,
Se consoloit en son esmoy,
Et leur disoit toute enflammée,
Si [de luy] je ne suis aimée,
Nul autre ne l’est plus que moy.

Phillis qui estoit d’un’humeur fort gaye, & qui se vouloit bien acquiter de l’essay à quoy elle avoit esté condamnée, se tournant vers Diane : Ma Maistresse, luy dit-elle, fiez vous à l’advenir aux paroles de ce Berger. Hier il ne vous aimoit point, & à cest’ heure il meurt d’Amour ; pour le moins, puis qu’il en vouloit tant dire, il devoit commencer de meilleure heure à vous servir, ou attendre encore quelque temps avant que de proferer telles parolles. Silvandre estoit si pres qu’il pût ouyr Phillis, qui le fit escrier de loing : O ma Maistresse, bouchez vos oreilles aux mauvaises paroles de mon ennemye, & puis estant arrivé. Ah ! mauvaise Phillis, luy dit-il, est-ce ainsi que de la ruine de mon contentement, vous taschez de bastir le vostre ? Il est bon là, respondit Phillis, de parler de vostre contentement, n’avez vous point avec les autres encor ceste perfection de la pluspart des Bergers, qui par vanité se dient infiniment contens & favorisez de leur Maistresse, quoy qu’au contraire ils en soient mal traittez ? Vousparlez de contentement ? vous Silvandre, vous avez la hardiesse d’user de ces paroles, en la presence mesme de Diane ? & que direz vous ailleurs, puis que vous avez l’outrecuidance de parler ainsi devant elle ? Elle eust continué n’eust esté que le Berger, apres avoir salüé la Nymphe, & les Bergeres, l’interrompit ainsi : Vous voulez que ma Maistresse trouve mauvais que j’aye parlé du contentement que j’ay en la servant, & pourquoy ne voulez vous pas que je le die, s’il est vray ? Il est vray ? respondit Phillis, Voyez quelle vanité ! direz vous pas encore qu’elle vous aime, & qu’elle ne peut vivre sans vous ? Je ne diray pas, repliqua le Berger, que cela soit, mais je vous respondray bien, que je voudrois qu’il fust ainsi : mais vous monstrez de trouver si estrange que je die avoir du contentement au service que je rends à ma Maistresse, que je suis contraint de vous demander, si vous n’y en avez point : Pour le moins, dit-elle, si j’y en ay, je ne m’en vante pas. C’est ingratitude, reprit le Berger, de recevoir du bien de quelqu’un sans l’en remercier, & comment est-il possible d’aimer la mesme personne envers qui on est ingrat ? Par-là, interrompit Leonide, je jugerois que Phillis n’aime point Diane. Il y a peu de personnes qui ne fist ce mesme jugement, respondit Silvandre, & je croy qu’elle mesme le pense ainsi. Si vous aviez de bonnes raisons vous me le pourriez persuader, repliqua Phillis. S’il ne faut que des raisons pour le prouver, dit Silvandre, je n’en aydesja plus affaire : car quoy que je preuve ou nie une chose, cela ne la fait pas estre autre que ce qu’elle est : si bien que puis qu’il ne me manque que des raisons pour prouver vostre peu d’amitié, qu’ay-je affaire de vous en convaincre ? Tant y a que pour faire que vous n’aimiez point Diane, il ne tient qu’à vous de le prouver. Phillis demeura un peu empeschée à respondre, & Astrée luy dit : il semble, ma sœur, que vous approuviez ce que dit ce Berger ? Je ne l’approuve pas, respondit-elle, mais je suis bien empeschée à le reprouver. Si cela est, adjousta Diane, vous ne m’aimez point, car puis que Silvandre a trouvé les raisons que vous demandiez, & ausquelles vous ne pouvez resister, il faut advouër que ce qu’il dit est vray. A ce mot le Berger s’approcha de Diane, & luy dit, Belle & juste Maistresse, est-il possible que ceste ennemie Bergere ait encore la hardiesse de ne me vouloir permettre de dire que le service que je vous rends me r’apporte du contentement, quand ce ne seroit que pour la response que vous venez de faire, tant à mon advantage ? En disant, respondit Astrée, que Phillis ne l’aime point, elle ne dit pas pour cela que vous l’aimiez, ou qu’elle vous aime. Si j’oyois, respondit-il, ces paroles, je vous aime ou vous m’aimez de la bouche de ma Maistresse, ce ne seroit pas un contentement, mais un transport qui me raviroit hors de moy, de trop de satisfaction : & toutefois si « celuy qui se taist, monstre de consentir àce qu’il ouyt », pourquoy ne puis-je dire que ma Belle Maistresse advouë que je l’aime, puis que sans y contredire elle oyt que je le dis ? Si l’Amour, repliqua Phillis, consiste en paroles, vous en avez plus que le reste des hommes ensemble, car je ne croy pas que pour mauvaise cause que vous ayez, elles vous deffaillent jamais. Leonide prenoit un plaisir extréme aux discours de ces Bergeres, & n’eust esté la peine en quoy le mal de Celadon la tenoit, elle eust demeuré plusieurs jours avec elles, mais quoy qu’elle sceust qu’il estoit hors de fievre, si ne laissoit elle de craindre qu’il ne retombast : cela fut cause qu’elle les pria de prendre avec elle le chemin de Laignieu, jusques à la riviere, par ce qu’elle jouyroit plus long temps de leur entretien, elles le luy accorderent librement ; car outre que la courtoisie le leur commandoit, encores se plaisoient-elle fort en sa compagnie. Ainsi donc prenant Diane d’un costé, & Astrée de l’autre, elle s’achemina vers la Bouteresse, mais Silvandre fut bien trompé, qui de fortune s’estoit trouvé plus esloigné de Diane que Phillis, de sorte qu’elle avoit pris la place qu’il desiroit ; dequoy Phillis toute glorieuse s’alloit mocquant du Berger, disant que sa Maistresse pouvoit aisément juger qui estoit plus soigneux de la servir. Elle doit donner cela, respondit-il, à vostre importunité, & non pas à vostre affection, car si vous l’aimiez, vous me laisseriez la place que vous avez. Ce seroitplutost signe du contraire, dit Phillis, si j’en laissois approcher quelqu’autre plus que moy : car « si la personne qui ayme desire presque se transformer en la chose aymée, plus on s’en peut approcher, & plus on est pres de la perfection de ses desirs. L’Amant, respondit Silvandre, qui a plus d’esgard à son contentement particulier qu’à celuy de la personne aymée, ne merite pas ce tiltre ». De sorte que vous qui regardez d’avantage au plaisir que vous avez d’estre si pres de vostre Maistresse, que non point à sa commodité, ne devez pas dire que vous l’aymiez, mais vous mesmes seulement : car si j’estois au lieu où vous estes, je l’aiderois à marcher, & vous ne faittes que l’empescher. Si ma Maistresse, repliqua Phillis, me rudoyoit autant que vous, je ne sçay si je l’aimerois. Je sçay donc bien assurément adjouta le Berger, que si j’estois au lieu de vostre Maistresse, je ne vous aymerois point. Comment ? avoir la hardiesse de la menacer de ceste sorte ? Ah ! Phillis, « une des principalles loix d’Amour, c’est que celuy qui peut s’imaginer de pouvoir quelquefois n’aymer point, n’est des-ja plus Amant ». Ma Maistresse, je vous demande justice, & vous requiers de la part d’Amour, que vous punissiez ce crime de leze Majesté, & que l’ostant de ce lieu trop honorable pour elle qui n’aime point, vous m’y mettiez, moy qui ne veux vivre que pour aymer. Ma Maistresse, interrompit Phillis, je voy bien que cet envieux de mon bien, ne me laissera point en repos, que jene luy quitte ceste place, & je crains qu’avec son langage il ne vous y fasse consentir ; c’est pourquoy je desire si vous le trouvez bon de le prevenir, & la luy laisser, avec condition qu’il vous declarera une chose que je luy proposeray. Silvandre alors sans attendre la response de Diane, dit à Phillis : Ostez-vous seulement, Bergere, car je ne refuseray jamais ceste condition, puis que sans cela je ne luy celeray jamais chose qu’elle vueille sçavoir de moy. A ce mot il se mit en sa place, & lors Phillis luy dit. Envieux Berger, quoy que le lieu où vous estes ne se puisse acheter, si est-ce que vous avez promis davantage que vous ne pensez, car vous estes obligé de nous dire qui vous estes, & quelle occasion vous a conduit en ceste contrée, puis qu’il y a des-ja si long temps que vous estes icy, & nous n’avons pû en sçavoir encore que fort peu. Leonide qui avoit ceste mesme volonté, prenant la parole. Sans mentir, dit-elle, Phillis vous n’avez point encor monstré plus de prudence qu’en ceste proposition, car en mesme temps vous avez mis Diane & moy hors d’une grande peine, Diane pour l’incommodité que vous luy donniez, empeschant que Sylvandre ne l’aidast à marcher, & moy pour le desir que j’avois de le connoistre plus particulierement. Je voudrois bien, respondit le Berger en souspirant, vous pouvoir bien satisfaire en cette curiosité : mais ma fortune me le refuse tellement, que je puis dire, que j’en suis & plus desireux, & presque autant ignorant que vous :car il luy plaist de m’avoir fait naistre, & me faire sçavoir que je vis, en me cachant toute autre connoissance de moy : & à fin que vous ne croyez que je ne vueille satisfaire à ma promesse, je vous jure par Thautates, & par les beautez de Diane, dit-il, se tournant vers Phillis, que je vous diray veritablement tout ce que j’en sçay.


HISTOIRE DE
SYLVANDRE.

Lors qu’Ætius fut fait Lieutenant general en Gaule de l’Empereur Valentinian, il trouva fort dangereux pour les Romains, que Gondioch premier Roy des Bourguignons, en possedast la plus grande partie, & se resolut de l’en chasser, & le renvoyer delà le Rhin, d’où il estoit venu peu auparavant, lors que Stilico, pour le bon service qu’il avoit fait aux Romains, contre le Goth Radagayse, luy donna les anciennes provinces des Authunois, des Sequanois, & des Allobroges, que dés lors de leur nom, ils nommerent Bourgongne, & sans le commandement de Valentinian, il est aisé à croire qu’il l’eust fait, pour avoir toutes les forces de l’Empire entre ses mains : mais l’Empereur se voyant un grand nombre d’ennemis sur les bras, comme Gots, Huns, Vuandales, & Francs, qui tous l’attaquoient en divers lieux, commanda à Ætius de les laisser en paix ; ce qui ne fust pas si tost, que desja les Bourguignons n’eussent receu de grandes routtes, & telles que toutes leurs provinces & celles qui leur estoient voisines, s’en ressentirent ; ayant leurs ennemis fait le dégast avec tant de cruauté, que tout ce qu’ils trouvoient, ils l’emmenoient. Or moy pour lors, qui pouvois avoir cinq ou six ans, fus comme plusieurs autres emmené en la derniere ville des Allobroges, par quelques Bourguignons, qui pour se venger, estant entrez dans les pays confederez à leurs ennemis, y firent les mesmes desordres qu’ils recevoient : de pouvoir dire quelle estoit l’intention de ceux qui me prindrent, je ne le sçaurois, si ce n’estoit pour en avoir quelque somme d’argent ; tant y a que la fortune me fut si bonne apres m’avoir esté tant ennemie, que je tombay entre les mains d’un Helvetien, qui avoit un pere fort vieux, & tres-homme de bien, & qui prenant quelque bonne opinion de moy, tant pour ma phisionomie, que pour quelque aggreable response qu’en cet âge je luy avois renduë, me retira pres de luy, en intention de me faire estudier ; & de fait, quoy que son fils y contrariast en tout ce qu’il luy estoit possible, si ne laissa-t’il de suivre son premier dessein, & ainsi n’espargna rien pour me faire instruire en toute sorte de doctrine, m’envoyant aux Universitez des Massiliens en la Province des Romains. Sibien que je pouvois dire avec beaucoup de raison, que j’estois perdu, si je n’eusse esté perdu. Toutefois quoy que selon mon genie, il n’y eut rien qui me fust plus aggreable que les lettres, si est-ce que ce m’estoit un continuel supplice, de penser que je ne sçavois d’où, ny qui j’estois ; me semblant que jamais ce malheur n’estoit advenu à nul autre. Et comme j’estois en ce soucy, un de mes amis me conseilla d’enquerir quelque oracle pour en sçavoir la verité : car quant à moy pour estre trop jeune je n’avois aucune memoire non plus que je n’en ay encore, du lieu où j’avois esté pris, ny de ma naissance ; & celuy qui me le conseilloit, me disoit, qu’il n’y avoit pas apparence, que le Ciel ayant eu tant de soin de moy, que j’en avois reconnu depuis ma perte, il ne me voulust favoriser de quelque chose davantage : cet amy me sçeut si bien persuader, que tous deux ensemble nous y allasmes ; & la response que nous eusmes, fut telle.


ORACLE.

Tu nasquis dans la terre où fut jadis Neptune :
Jamais tu ne sçauras celuy dont tu és né,
Que Sylvandre ne meure, & à telle fortune
Tu fus par les destins au berceau destiné.

Jugez, belle Diane, quelle satisfaction nous eusmes de ceste response ; quant à moy sans m’y arrester davantage, je me resolus de ne m’en enquerir jamais, puis qu’il estoit impossible que je le sceusse sans mourir, & vesquis par apres avec beaucoup plus de repos d’esprit, m’en remettant à la conduitte du Ciel, & m’employant seulement à mes estudes, ausquelles je fis un tel progrez, que le vieillard Abariel (car tel estoit le nom du pere de celuy qui m’avoit enlevé) eut envie de me revoir avant que de mourir, presageant presque sa fin prochaine : estant donc arrivé pres de luy, & en ayant receu tout le plus doux traittement que j’eusse sçeu desirer ; un jour que j’estois seul dans sa chambre, il me parla de ceste sorte. Mon fils (car comme tel je vous ay tousjours aimé depuis que la rigueur de la guerre vous remit en mes mains) je ne vous croy point si méconnoissant de ce que j’ay fait pour vous, que vous puissiez douter de ma bonne volonté : toutefois si le soing que j’ay eu de faire instruire vostre jeunesse, ne vous en a donné assez de connoissance, je veux que vous l’ayez, par ce que je desire de faire pour vous : Vous sçavez que mon fils Azahyde, qui fut celuy qui vous prit, & amena chez moy, a une fille que j’aime autant que moy-mesme, & parce que je fais estat de passer le peu de jours qui me restent en repos, & en tranquilité, je fay dessein de vous marier avec elle, & vous donner si bonne part de mon bien, que jepuisse vivre avec vous, autant qu’il plaira aux Dieux : Et ne croyez point que j’aye fait ce dessein à la vollée, car il y a long temps que j’y prepare toute chose : En premier lieu, j’ay voulu reconnoistre quelle estoit vostre humeur, cependant que vous estiez enfant, pour juger si vous pourriez compatir avec moy, d’autant qu' »en un tel âge on n’a point encore d’artifice, & ainsi on void à nud toutes les affections d’une ame » ; & vous trouvant tel que j’eusse voulu qu’Azahyde eust esté, je pensay d’establir le repos de mes derniers jours sur vous, & pour cet effet, je vous envoyay aux estudes, sçachant bien qu' »il n’y a rien qui rende une ame plus capable de la raison, que la connoissance des choses » ; & cependant que vous avez esté loing de ma presence, j’ay tellement disposé ma petite fille à vous espouser, que pour me complaire, elle le desire presque autant que moy. Il est vray qu’elle voudroit bien sçavoir qui, & d’où vous estes, & pour luy satis-faire je me suis enquis d’Azahyde plusieurs fois en quel lieu il vous prit, mais il m’a tousjours dit qu’il n’en sçavoit autre chose, sinon que c’estoit delà le fleuve du Rosne, hors la province Viennoise : Et que vous luy fustes donné par celuy qui vous avoit enlevé à plus de deux journées en çà, en eschange de quelques armes. Mais que peut-estre vous en pourrez vous mieux ressouvenir, car vous pouviez avoir cinq ou six ans, & luy ayantdemandé si les habits que vous aviez lors, ne pouvoient point donner quelque connoissance de quels parents vous estiez yssu, il m’a respondu que non, d’autant que vous estiez si jeune encore, que mal-aisément pouvoit-on juger à vos habits de quelle condition vous estiez. De sorte, mon fils, que si vostre memoire ne vous sert en cela, il n’y a personne qui nous puisse oster de cette peine. Ainsi se teut le bon vieillard Abariel, & me prenant par la main, me pria encore de luy en dire tout ce que j’en sçavois ; auquel apres tous les remerciemens que je sceus luy faire, tant de la bonne opinion qu’il avoit de moy, que de la nourriture qu’il m’avoit donnée, & du mariage qu’il me proposoit, je luy respondis, qu’en verité j’estois si jeune quand je fus pris, que je n’avois aucune souvenance ny de mes parents, ny de ma condition. Cela, reprit le bon vieillard, est bien fascheux, toutefois nous ne laisserons pas de passer outre, pourveu que vous l’ayez aggreable, n’ayant attendu d’en parler à Azahyde, que pour sçavoir vostre volonté : & luy ayant respondu que je serois trop ingrat, si je n’obeïssois entierement à ce qu’il me commanderoit. Dés l’heure mesme, me faisant retirer, il envoya querir son fils, & luy declara son dessein, que depuis mon retour il avoit sceu de sa fille ; & que la crainte de perdre le bien que Abariel nous donneroit, luy faisoit de sorte desapreuver, que quand son pere luy en parla,il le rejetta si loing & avec tant de raisons, qu’en fin le bon-homme ne pouvant l’y faire consentir, luy dit franchement. Azahyde si tu ne veux donner ta fille à qui je voudray, je donneray mon bien à qui tu ne voudras pas, & pour ce resouds toy de l’accorder à Silvandre, ou je luy en choisiray une qui sera mon heritiere. Azahyde qui estoit infiniment avare, & qui craignoit de perdre ce bien, voyant son pere en tels termes, revint un peu à soy, & le supplia de luy donner quelques jours de terme pour s’y resoudre ; ce que le pere qui estoit bon, luy accorda aisément, desirant de faire toute chose avec la douceur, & puis m’en advertit : mais il n’estoit pas de besoin : car je le connoissois assez aux yeux & aux discours du fils, qui commença de me rudoyer & traitter si mal, qu’à peine le pouvois-je souffrir. Or durant le temps qu’il avoit pris, il commanda à sa fille, qui avoit l’ame meilleure que luy, sur peine qu’il la feroit mourir (car c’estoit un homme tout de sang & de meurtre) de faire semblant au bon vieillard, qu’elle estoit marrie que son pere ne voulust faire sa volonté, & qu’elle ne pouvoit pas-mais de sa dés-obeïssance ; que tant s’en faut elle estoit preste à m’espouser secrettement, & quand il seroit fait, le temps y feroit consentir son pere, & cela estoit en dessein de me faire mourir. La pauvre fille fut bien empeschée, car d’un côté les menaces ordinaires de son pere, de qui elle sçavoit le meschant naturel, la poussoient à joüerce personnage, d’autre costé l’amitié que dés l’enfance elle me portoit l’en empeschoit ; si est-ce qu’en fin son âge tendre, car elle n’avoit point encore passé un demy siecle, ne luy laissa pas assez de resolution pour s’en deffendre : & ainsi toute tremblante, elle vint faire la harangue au bon-homme, qui la receut avec tant de confiance, qu’apres l’avoir baisée au front deux ou trois fois, en fin il se resolut d’en user, comme elle luy avoit dit, & me le commanda si absolument, que quelque doute que j’eusse de cét affaire, si n’osay-je luy contredire.

  Or la resolution fut prise de ceste sorte, que je monterois par une fenestre dans sa chambre, où je l’espouserois secrettement. Ceste ville est assise sur l’extrémité des Allobroges du costé des Helveces, & est sur le bord du grand Lac de Leman, de telle sorte que les ondes frappent contre les maisons, & puis se dégorgent avec le Rosne, qui luy passe au milieu. Le dessein d’Azahyde estoit, par ce que leur logis estoit de ce costé-là, de me faire tirer avec une corde jusques à la moitié de la muraille, & puis me laisser aller dans le Lac, où me noyant on n’auroit jamais nouvelle de moy : par ce que le Rosne avec son impetuosité m’eust emporté bien loing de là, où entre les rochers estroits, je me fusse tellement brisé, que personne ne m’eust pû reconnoistre : Et sans doute son dessein eust reüssi, car j’estois resolu d’obeïr au bon Abariel, n’eust esté quele jour avant que cela deust estre, la pauvre fille, à qui on avoit commandé de me faire bonne chere, à fin de m’abuser mieux, émeuë de compassion & d’horreur d’estre cause de ma mort, ne pût s’empescher, toute tremblante, de me le découvrir, me disant puis apres : Voyez vous Silvandre en vous sauvant la vie je me donne la mort, car je sçay bien qu’Azahyde ne me le pardonnera jamais : mais j’ayme mieux mourir innocente, que si je vivois coulpable de vostre mort. Apres l’avoir remerciée, je luy dis, qu’elle ne craignist point la fureur d’Azahyde, & que j’y pourvoirois en sorte qu’elle n’en auroit jamais desplaisir, que de son costé elle fist seulement ce que son pere luy avoit dit, & que je remedierois bien à son salut & au mien : mais que sur tout elle fust secrette. Et dés le soir je retiray tout l’argent que je pouvois avoir à moy, & donnay si bon ordre à tout ce qu’il me falloit faire, sans qu’Abariel s’en prit garde, que l’heure estant venuë qu’il falloit aller au lieu destiné, apres avoir pris congé du bon vieillard, qui vint avec moy jusques sur la rive, je montay dans la petite barque, que luy mesme avoit apprestée. Et puis allant doucement sous la fenestre, je fis semblant de m’y attacher, mais ce ne furent que mes habits remplis de sable ; & soudain me retirant un peu à costé, pour voir ce qu’il en adviendroit, je les ouys tout à coup retomber dans le Lac, où avec la rame, je batis doucement l’eau, à fin qu’ils creussent oyant cebruit, que ce fust moy qui me debattois : mais je fus bien tost contraint de m’oster de là, parce qu’ils jetterent tant de pierres, qu’à peine me pûs-je sauver, & peu apres je vis mettre une lumiere à la fenestre, de laquelle ayant peur d’estre découvert, je me cachay dans le batteau, m’y couchant de mon long : cela fut cause que la nuit estant fort obscure, & moy un peu éloigné, & la chandelle leur ostant encore davantage la veuë, ils ne me virent point, & creurent que le batteau s’estoit ainsi reculé de luy mesme. Or quand chacun se fut retiré de la fenestre, j’ouys un grand tumulte au bord où j’avois laissé Abariel, & comme je pûs juger, il me sembla d’oüyr ses exclamations, que je pensay estre à cause du bruit qu’il avoit ouy dans l’eau, craignant que je fusse noyé ; tant y a que je me resolus de ne retourner plus chez luy, non pas que je n’eusse beaucoup de regret de ne le pouvoir servir sur ses vieux jours, pour les extrémes obligations que je luy avois, mais pour la trop grande asseurance de la mauvaise volonté d’Azahyde : je sçavois bien que si ce n’estoit à ce coup, ce seroit à un autre, qu’il paracheveroit son pernicieux dessein ; ainsi donc estant venu aux chaisnes qui ferment le port, je fus contraint de laisser mon batteau pour passer à nage de l’autre côté, où estant parvenu avec quelque danger, à cause de l’obscurité de la nuit, je m’en allay sur le bord, où j’avois caché d’autres habits & tout ce que j’avois de meilleur, & prenant lechemin d’Agaune, je parvins sur la pointe du jour à Evians, & vous asseure que j’estois si las d’avoir marché assez hastivement, que je fus contraint de me reposer tout ce jour-là, où de fortune n’estant point conneu, je voulus aller prendre conseil, ainsi que plusieurs faisoient en leurs affaires plus urgentes, de la sage Bellinde, qui est maistresse des Vestales qui sont le long de ce Lac, & que depuis j’ay sçeu estre mere de ma belle Maistresse : tant y a que luy ayant fait entendre tous mes desastres, elle consulta l’Oracle, & le lendemain elle me dit, que le Dieu me commandoit de ne m’estonner de tant d’adversitez, & qu’il estoit necessaire si je voulois en sortir, de me voir dans la fonteine de la verité d’Amour, parce qu’en son eau estoit mon seul remede ; & que aussi tost que je m’y serois veu je reconnoistrois & mon pere, & mon païs. Et luy ayant demandé en quel lieu estoit ceste fontaine, elle me fit entendre qu’elle estoit en ceste contrée de Forests, & puis m’en declara la proprieté & l’enchantement, avec tant de courtoisie, que je luy en demeuray infiniment obligé. Dés l’heure mesme je me resolus d’y venir, & prenant mon chemin par la ville de Plancus, je m’en vins icy il y a quelques lunes, où le premier que je rencontray fut Celadon, qui pour lors revenoit d’un voyage assez loin-tain, duquel j’appris en quel lieu estoit ceste admirable fonteine ; mais lors que je voulus y aller, je tombay tellement malade, que je demeuraysix mois sans sortir du logis ; & quelque temps apres que je me sentois assez fort, ainsi que je me mettois en chemin, je sceus par ceux d’alentour qu’un magicien à cause de Clidaman l’avoit mise sous la garde de deux Lyons, & de deux Lycornes, qu’il y avoit enchantées, & que le sortilege ne pouvoit se rompre qu’avec le sang & la mort du plus fidelle Amant, & de la plus fidelle Amante, qui fut oncques en cette contrée. Dieu sçait si ceste nouvelle me r’apporta de l’ennuy, me voyant presque hors d’esperance de ce que je desirois : Toutefois considerant que c’estoit ce païs que le Ciel avoit destiné pour me faire reconnoistre mes parents, je pensay qu’il estoit à propos d’y demeurer, & que peut-estre ces fideles en Amour se pourroient en fin trouver : mais certes, c’est une marchandise si rare, que je ne l’ose presque plus esperer. Avec ce dessein je me resolus de m’habiller en Berger, à fin de pouvoir vivre plus librement parmy tant de bonnes compagnies, qui sont le long de ces rives de Lignon, & pour n’y estre point inutilement, je mis tout le reste de l’argent que j’avois en bestail, & en une petite cabane, où je me suis depuis retiré.

  Voila belle Leonide, ce que vous avez desiré sçavoir de moy, & voila le payement de Phillis, pour la place qu’elle m’a venduë : que d’or’en avant donques, ô ma belle Maistresse, elle n’ait plus la hardiesse de la prendre, puis qu’elle l’a donnée à si bon pris. Je suis tres-aise, respondit Leonide, de vous avoir oüy raconter ceste fortune, & vous diray que vous devez bien esperer de vous, puis que les Dieux par leurs Oracles, vous font paroistre d’en avoir soing, quant à moy je les en prie de tout mon cœur. Et moy non, reprit Phillis en gaussant : car s’il estoit conneu, peut-estre que le merite de son pere luy feroit avoir nostre Maistresse, estant tout certain que « les biens, & l’alliance peuvent plus aux mariages, que le merite propre ny l’Amour ». Or regardez comme vous l’entendez, reprit Silvandre, tant s’en faut que vous me vueillez tant de mal, que j’espere par vostre moyen de parvenir à ceste connoissance que je desire. Par mon moyen, respondit-elle toute estonnée, & comment cela ? Par vostre moyen, continua le Berger : car puis qu’il faut que les Lyons meurent par le sang d’un Amant & d’une Amante fidele, pourquoy ne dois-je croire que je suis cét Amant, & vous l’Amante ? Fidele suis-je bien, respondit Phillis, mais vaillante ne suis-je pas ; de sorte que pour bien aimer ma Maistresse, je ne le cederay à personne : mais pour mon sang & ma vie n’en parlons point, car quel service luy pourrois-je faire estant morte ? Je vous asseure, respondit Diane, que je veux vostre vie de tous deux, & non pas vostre mort, & que j’aimerois mieux estre en danger moy-mesme, que de vous y voir à mon occasion. Cependant qu’ils discouroient de ceste sorte, & qu’ils alloient approchant du pont de la Bouteresse,ils virent de loing un homme qui venoit assez viste, & qui estant plus proche, fut reconneu bien tost par Leonide : car c’estoit Paris fils du grand Druide Adamas, qui estant revenu de Feurs, & ayant sceu que sa niepce l’estoit venu chercher, & voyant qu’elle ne revenoit point, luy envoyoit son fils, pour l’advertir qu’il estoit de retour : & pour sçavoir quelle occasion la conduisoit ainsi seule, d’autant que ce n’estoit pas leur coustume d’aller sans compagnie. D’aussi loing que la Nimphe le reconneut, elle le nomma à ces belles Bergeres, & elles pour ne faillir au devoir de la civilité, quand il fut pres d’elles, le salüerent avec tant de courtoisie, que la beauté & l’agreable façon de Diane luy pleurent de sorte, qu’il en demeura presque ravy, & n’eust esté que les caresses de Leonide le divertirent un peu, il eust esté d’abord bien empesché à cacher cette surprise, toutesfois apres les premieres salutations, apres luy avoir dit ce qui le conduisoit vers elle. Mais ma sœur, luy dit-il, (car Adamas vouloit qu’ils se nommassent frere & sœur) où avez-vous trouvé ceste belle compagnie ? Mon frere, luy respondit-elle, il y a deux jours que nous sommes ensemble, & si je vous asseure que nous ne nous sommes point ennuyées : Celle-cy, luy monstrant Astrée, est la belle Bergere dont vous avez tant oüy parler pour sa beauté, car c’est Astrée : Et celle-cy, luy monstrant Diane, c’est la fille de Bellinde & de Celion, & l’autre c’est Phillis, & ce Berger c’estl’inconnu Silvandre, de qui toutefois les merites sont si connus, qu’il n’y a celuy en ceste contrée qui ne les ayme. Sans mentir, dit Paris, mon pere avoit tort d’avoir peur que vous fussiez mal accompagnée, & s’il eust sçeu que vous l’eussiez esté si bien, il n’en eust pas tant esté en inquietude. Gentil Paris, dit Silvandre, une personne qui a tant de vertus qu’a ceste belle Nymphe, ne peut jamais estre mal accompagnée. Et moins encores, respondit-il, quand elle est entre tant de sages & belles Bergeres. Et en disant ce mot, il tourna les yeux sur Diane, qui presque se sentant semondre respondit. Il est impossible, courtois Paris, que l’on puisse adjouster quelque chose à ce qui est accomply. Si est-ce, repliqua Paris, que selon mon jugement, j’aymerois mieux estre avec elle tant que vous y seriez, que quand elle sera seule. C’est vostre courtoisie, respondit-elle, qui vous fait user de ces termes à l’avantage des estrangeres. Vous ne sçauriez, respondit Paris, vous nommer estrangeres envers moy, que vous ne me disiez estranger envers vous, qui m’est un reproche dont j’ay beaucoup de honte, par ce que je ne puis qu’estre blasmé, d’estre si voisin de tant de beautez, & de tant de merites, & que toutefois je leur sois presque inconnu, mais pour amander cette erreur, je me resous de faire mieux à l’advenir, & de vous pratiquer autant que j’en ay esté sans raison trop esloigné par le passé : & en disant ces dernieres paroles, il se tournavers la Nymphe : Et vous ma sœur, encor que je sois venu pour vous chercher, toutefois vous ne laisserez, dit-il, de vous en aller seule, aussi bien n’y a-t’il guiere loing d’icy chez Adamas, car quant à moy je veux demeurer jusques à la nuit avec ceste belle compagnie. Je voudrois bien, dit-elle, en pouvoir faire de mesme, mais pour ceste heure je suis contrainte d’achever mon voyage ; bien suis-je resoluë de donner tellement ordre à mes affaires, que je pourray aussi bien que vous vivre parmy elles : car je ne croy point qu’il y ait vie plus heureuse que la leur. Avec quelques autres semblables propos, elle prit congé de ces belles Bergeres, & apres les avoir embrassées fort estroittement, leur promit encores de nouveau de les venir revoir bien tost, & puis partit si contente, & satisfaite d’elles, qu’elle resolut de changer les vanitez de la Cour à la simplicité de ceste vie, mais ce qui l’y portoit davantage, estoit qu’elle avoit dessein de faire sortir Celadon hors des mains de Galathée, & croyoit qu’il reviendroit incontinant en cét hameau, où elle faisoit deliberation de le pratiquer sous l’ombre de ces Bergeres.

  Voila quel fut le voyage de Leonide, qui vid naistre deux Amours tres-grandes, celle de Silvandre, sous la fainte gageure, ainsi que nous avons dit, & celle de Paris, ainsi que nous dirons envers Diane ; car depuis ce jour il en devint tellement amoureux, que pour estre plus familierement aupres d’elle, il quittala vie qu’il avoit accoustumé, & s’habilla en Berger, & voulut estre nommé tel entre-elles, afin de se rendre plus aimable à sa Maistresse, qui de son costé l’honoroit comme son merite & sa bonne volonté l’y obligeoient : mais par ce qu’en la suitte de nostre discours nous en parlerons bien souvent, nous n’en dirons pas pour ce coup davantage. S’en retournant donc tous ensemble en leurs hameaux, ainsi qu’ils approchoient du grand pré, où la pluspart des trouppeaux paissoient d’ordinaire, ils virent venir de loing Tircis, Hylas, & Lycidas, dont les deux premiers sembloient de disputer à bon escient, car l’action des bras & du reste du corps de Hylas le faisoit paroistre : Quant à Lycidas il estoit tout en soy-mesme, & le chappeau enfonsé, & les mains contre le dos, alloit regardant le bout de ses pieds, monstrant bien qu’il avoit quelque chose en l’ame qui l’affligeoit beaucoup, & lors qu’ils furent assez pres pour se reconnoistre, & que Hylas apperceut Phillis entre ces Bergeres, d’autant que depuis le jour auparavant il commençoit de l’aimer. Laissant Tircis il s’en vint à elle, & sans saluër le reste de la compagnie la prit sous les bras, & avec son humeur accoustumée, sans autre déguisement de paroles, luy dit la volonté qu’il avoit de la servir. Phillis qui commençoit de le reconnoistre, & qui estoit bien aise de passer son temps, luy dit : Je ne sçay, Hylas, d’où vous peut naistre ceste volonté, car il n’y a rien en moy qui vous y puisse convier. Sivous croyez, dit-il, ce que vous dittes, vous m’en aurez tant plus d’obligation, & si vous ne le croyez pas, vous me jugerez homme d’esprit, de sçavoir reconnoistre ce qui merite d’estre servy, & ainsi vous m’en estimerez tant plus. Ne doutez point, respondit-elle, que comme que ce soit je ne vous estime, & que je ne reçoive vostre amitié comme elle merite : & quand ce ne seroit pour autre consideration, pour ce au moins que vous estes le premier qui m’a aymée. De fortune au mesme temps qu’ils parloient ainsi, Lycidas survint, de qui la jalousie estoit tellement accreuë, que elle surpassoit desja son affection, & pour son mal-heur il arriva si mal à propos, qu’il pût ouyr la response que Hylas fit à Phillis, qui fut telle. Je ne sçay pas, belle Bergere, si vous continuerez comme vous avez commencé avec moy : mais si cela est, vous serez peu veritable, car je sçay bien pour le moins que Silvandre m’aydera à vous desmentir, & s’il ne le veut faire pour ne vous déplaire, je m’asseure que tous ceux qui vous virent hier ensemble, tesmoigneront que Silvandre estoit vostre serviteur. Je ne sçay pas s’il a laissé son amitié dessous le chevet ; tant y a que si cela n’est, vous estes sa Maistresse. Silvandre qui ne pensoit point aux Amours de Lycidas, croyant qu’il luy seroit honteux de desadvoüer Hylas, & qu’outre cela il offenseroit Phillis, de dire autrement devant elle, respondit : Il ne faut point Berger, que vous cherchiez autre tesmoin quemoy pour ce sujet, & ne devez croire que les Bergers de Lygnon se puissent vestir & devestir si promptement de leurs affections : car ils sont grossiers, & pour ce tardifs & lents en tout ce qu’ils font : mais tout ainsi que plus un clou est gros, & plus il supporte de pesanteur, & est plus difficile à arracher, aussi plus nous sommes difficiles, & grossiers en nos affections, plus aussi durent-elles en nos ames. De sorte que si vous m’avez veu serviteur de ceste belle Bergere, vous me voyez encor tel, car nous ne changeons pas à toutes les fois que nous dormons : que si cela vous advient à vous, dis-je qui avez le cerveau chaud, ainsi que vostre teste chauve, & vostre poil ardant le monstrent, il ne faut que vous fassiez mesme jugement de nous. Hylas oyant parler ce Berger si franchement, & si au vray de son humeur, pensa, ou que Tircis luy en eust dit quelque chose, ou qu’il le devoit avoir connu ailleurs, & pour ce tout estonné : Berger luy dit-il, m’avez-vous veu autrefois, ou qui vous a appris ce que vous dites de moy ? Je ne vous vy jamais dit Silvandre : mais vostre phisionomie & vos discours me font juger ce que je dits : Car « mal-aisément peut-on soupçonner en autruy un deffaut duquel on est entierement exempt ». Il faut donc, respondit Hylas, que vous ne soyez point du tout exempt de ceste inconstance que vous soupçonnez en moy. « Le soupçon, repliqua Silvandre, naist ou de peu d’apparence, ou d’une apparence qui n’est point du tout, sinon ennostre imagination », & c’est celuy-là qu’on ne peut avoir d’autruy sans en estre entaché : mais ce que j’ay dit de vous ce n’est pas un soupçon, c’est une asseurance. Appellez vous soupçon, de vous avoir oüy dire que vous aviez aymé Laonice : & puis quittant celle-là pour ceste seconde, dit-il, qui estoit hier avec elle, vous les avez en fin changées toutes deux pour Phillis, que vous laisserez sans doute pour la premiere venuë, de qui les yeux vous daigneront regarder. Tircis qui les oyoit ainsi discourir, voyant que Hylas demeuroit vaincu, prit la parole de ceste sorte. Hylas il ne faut plus se cacher, vous estes descouvert, ce Berger a les yeux trop clairs pour ne voir les taches de vostre inconstance, il faut advoüer la verité : car si vous combattez contre-elle, outre qu’en fin vous serez reconnu pour menteur, encore ne luy pouvant resister, d’autant que « rien n’est si fort que la verité », vous ne ferez que rendre preuve de vostre foiblesse. Confessez donc librement ce qui en est, & afin de vous donner courage, je veux commencer. Sçachez, gentil Berger, qu’il est vray que Hylas est le plus inconstant, le plus desloyal, & le plus traistre envers les Bergeres à qui il promet amitié, qui ait jamais esté. De sorte, adjousta Phillis, qu’il oblige fort celles qu’il n’aime point. Et quoy, ma Maistresse, respondit Hylas, vous aussi estes contre moy ? vous croyez les impostures de ces malicieux ? ne voyez vous pas que Tircis se sentant obligé à Silvandre de la sentence qu’il a donnée en sa faveur, pense le payer en quelque sorte devous donner une mauvaise opinion de moy ? Et qu’importe cela ? dit Phillis à Silvandre. Qu’il importe ? respondit l’inconstant : ne sçavez-vous pas qu' »il est plus difficile de prendre une place occupée que non point celle qui n’est detenuë de personne » ? Il veut dire, adjousta Silvandre, que tant que vous l’aimerez, il me sera plus mal-aisé d’acquerir vos bonnes graces : mais Hylas, mon amy, combien estes-vous déçeu ? tant s’en faut, quand je verray qu’elle daignera tourner les yeux sur vous, je seray tout asseuré de son amitié : car je la connois de si bon jugement, qu’elle sçaura tous-jours bien eslire ce qui sera le meilleur. Hylas alors respondit. Vous croyez peut-estre, glorieux Berger, d’avoir quelque avantage sur moy : Ma Maistresse ne le croyez pas, car il n’en est rien : & de fait quel homme peut-il estre, puis qu’il n’a jamais eu la hardiesse d’aimer, ny de servir qu’une seule Bergere, & encore si froidement que vous diriez qu’il se mocque ; Là où j’en ay aimé autant que j’en ay veuës de belles, & de toutes j’ay esté bien receu tant qu’il m’a pleu : Quel service pouvez vous esperer de luy, y estant si nouveau qu’il ne sçait par où commencer ? mais moy qui en ay servy de toutes sortes, de tout âge, de toute condition, & de toutes humeurs, je sçay de quelle façon il le faut, & ce qui doit, ou ne doit pas vous plaire ; & pour preuve de mon dire, permettez moy de l’interroger si vous voulez connoistre son ignorance : & lors se tournant vers luy, il continua : « Qu’est-ce, Silvandre, qui peut obliger davantage une belle Bergere à nous aimer ? C’est, dit Silvandre, n’aimer qu’elle seule. Et qu’est-ce, continua Hylas, qui luy peut plaire davantage ? C’est respondit Silvandre, l’aimer extremément. » Or voyez, reprit alors l’inconstant, quel ignorant amoureux est cestuy-cy ! tant s’en faut que ce qu’il dit soit vray, qu’il engendre le mespris & la haine : car « n’aimer qu’elle seule, luy donne occasion de croire que c’est faute de courage, si l’on ne l’ose entreprendre, & pensant estre aimée à faute de quelqu’autre, elle mesprise un tel Amant », au lieu que si vous aimez, par tout, pour peu que la chose le merite, elle ne croit pas quand vous venez à elle, que ce soit pour ne sçavoir où aller ailleurs, & cela l’oblige à vous aimer, mesme si vous la particularisez, & luy faites paroistre de vous fier davantage en elle, & que pour mieux le luy persuader, vous luy racontiez tout ce que vous sçavez des autres, & une fois la sepmaine vous luy rapportiez tout ce que vous leur avez dit, & qu’elles vous auront respondu, agençant encor le conte, comme l’occasion le requerra, afin de le rendre plus agreable, & la convier à cherir vostre compagnie. C’est ainsi, novice amoureux ; c’est ainsi que vous l’obligerez à quelque Amour : Mais « pour luy plaire, il faut au rebours, fuir comme poison l’extrémité de l’Amour, puis qu’il n’y a rien entre deux Amans de plus ennuyeux que ceste si grande & extréme affection » ; car vous qui aimez decette sorte, pour vous plaire, taschez de luy estre tousjours aupres, de parler tousjours à elle, elle ne sçauroit tousser, que vous ne luy demandiez ce qu’elle veut, elle ne peut tourner le pied que vous n’en fassiez de mesme. Bref elle est presque contrainte de vous porter, tant vous la pressez & importunez : mais le pis est, que si elle se trouve quelquefois mal, & qu’elle ne vous rie, qu’elle ne parle à vous, & ne vous reçoive comme de coustume, vous voila aux plaintes & aux pleurs : mais je dis plaintes dont vous luy remplissez tellement les oreilles, que pour se rachetter de ces importunitez, elle est forcée de se contraindre, & « quelquefois qu’elle voudra estre seule, & se resserrer pour quelque temps en ses pensées, elle sera contrainte de vous voir, vous entretenir, & vous faire mille contes, pour vous contenter ». Vous semble-t’il que cela soit un bon moyen pour se faire aimer, tant s’en faut ? « en Amour comme en toute autre chose, la mediocrité est seulement loüable, si bien qu’il faut aimer mediocrement pour éviter toutes ces fascheuses importunitez : mais encor n’est-ce pas assez, car pour plaire, il ne suffit pas que l’on ne déplaise point, il faut avoir encor quelques attraits qui soient aimables », & cela c’est estre joyeux, plaisant, avoir tousjours à faire quelque bon conte, & sur tout n’estre jamais muet devant elle. C’est ainsi, Silvandre, qu’il faut obliger une Bergere à nous aimer, & que nous pouvons acquerir ses bonnes graces. Or voyez ma Maistresse si je n’y suis maistre passé, & quel estat vous devez faire de mon affection. Elle vouloit répondre ; mais Sylvandre l’interrompit, la suppliant de luy permettre de parler, & lors il interrogea Hylas de ceste sorte : Qu’est-ce, Berger, que vous desirez le plus quand vous aimez ? D’estre aimé, respondit Hylas. Mais repliqua Sylvandre, quand vous estes aimé, que souhaittez vous de ceste amitié ? Que la personne que j’aime, dit Hylas, fasse plus d’estat de moy que de toute autre, qu’elle se fie en moy, & qu’elle tasche de me plaire. Est-il possible, reprit alors Sylvandre, que pour conserver la vie, vous usiez du poison ? Comment voulez vous qu’elle se fie en vous, si vous ne luy estes pas fidele ? Mais, dit le Berger, elle ne le sçaura pas. Et ne voyez vous, respondit Sylvandre, que vous voulez faire avec trahison, ce que je dis qu’il faut faire avec sincerité ? car si elle ne sçait pas que vous en aimez d’autre, elle vous croira fidele, & ainsi ceste fainte vous profitera : mais jugez si la fainte le peut, ce que fera le vray. Vous parlez de mépris, & de dépit : & y a-t’il rien qui apporte plus l’un & l’autre en un esprit genereux, que de penser, celuy que je vois icy à genoux devant moy, s’est lassé d’y estre devant une vingtaine, qui ne me vallent pas : ceste bouche dont il baise ma main est flestrie des baisers qu’elle donne à la premiere main qu’elle rencontre, & ces yeux dont il semble qu’il idolatre mon visage, estincellent encores de l’Amour de toutes celles qui ont le nom de femme ; & qu’ay-je affaire d’une chose si commune ? & pourquoy en ferois-je estat, puisqu’il ne fait rien davantage pour moy, que pour la premiere qui le daigne regarder ? Quand [il] parle à moy il pense que ce soit à telle, ou à telle personne, & ces paroles dont il use, il les vient d’apprendre à l’escole d’une telle : ou bien il vient les estudier icy, pour les aller dire là. Dieu sçait quel mépris, & quel dépit luy peut faire concevoir ceste pensée : & de mesme pour le second point ; que pour se faire aimer, il ne faut guiere aimer, & estre joyeux, & galland : car l’estre joyeux & rieur, est fort bon pour un plaisant, & pour une personne de telle estoffe ; mais pour un Amant, c’est à dire, pour un autre nous mesme, ô Hylas, qu’il faut bien d’autres conditions ! Vous dittes qu’en toutes choses la mediocrité seule est bonne, il y en a, Berger, qui n’ont point d’extrémité, de milieu, ny de deffaut, comme la fidelité : car celuy qui n’est qu’un peu fidele ne l’est point du tout, & qui l’est, l’est en extrémité, c’est à dire qu’il n’y peut point avoir de fidelité plus grande l’une que l’autre : de mesme est-il de la vaillance, & de mesme aussi de l’Amour, car « celuy qui peut la mesurer, ou qui en peut imaginer quelqu’autre plus grande que la sienne, il n’aime pas », par ainsi vous voyez (Hylas) comme en commandant que l’on n’aime que mediocrement, vous ordonnez une chose impossible ; & quand vous aimez ainsi, vous faites comme ces fols melancoliques, qui croyent estre sçavants en toutes sciences, & toutefois ne sçavent rien ;puis que vous avez opinion d’aimer, & en effet vous n’aimez pas : Mais soit ainsi que l’on puisse aimer un peu ; & ne sçavez vous que « l’amitié n’a point d’autre moisson que l’amitié, & que tout ce qu’elle seme, c’est seulement pour en recueillir ce fruit » ? & comment voulez vous que celle que vous aimerez un peu, vous vueille aimer beaucoup ? puis que tant s’en faut qu’elle y gagnast, qu’elle perdroit une partie de ce qu’elle semeroit en terre tant ingrate. Elle ne sçauroit pas, dit Hylas, que je l’aimasse ainsi. Voicy, dit Silvandre, la mesme trahison que je vous ay desja reprochée : & croyez vous puis que vous dittes que les effets d’une extréme Amour sont les importunitez, que vous avez racontées ; que si vous ne les luy rendiez pas, elle ne conneust bien la foiblesse de vostre affection ? ô Hylas, que vous sçavez peu en Amour ! ces effets qu’une extrémité d’Amour produit, & que vous nommez importunitez, sont bien tels peut-estre envers ceux, qui comme vous ne sçavent aimer, & qui n’ont jamais approché de ce Dieu, qu’à perte de veuë ; mais ceux qui sont vrayement touchez, ceux qui à bon escient aiment : & qui sçavent quels sont les devoirs, & quels les sacrifices qui se font aux autels d’Amour : tant s’en faut qu’à semblables effets ils donnent le nom d’importunitez, qu’ils les appellent felicitez, & parfaits contentemens : sçavez-vous bien que c’est qu' »aimer, c’est mourir en soy, pour revivre en autruy », c’est ne se point aimer que d’autant que l’on est agreable à la chose aimée : & bref c’est une volonté de se transformer, s’il se peut entierement en elle : Et pouvez vous imaginer qu’une personne qui aime de ceste sorte, puisse estre quelquefois importunée de la presence de ce qu’elle aime, & que la connoissance qu’elle reçoit d’estre vrayement aimée, ne luy soit pas une chose si agreable que toutes les autres au prix de celle-là, ne peuvent seulement estre goustées ? Et puis si vous avez quelquefois esprouvé que c’est qu’aimer, comme je dis, vous ne penseriez pas que celuy qui a aymé de telle sorte, puisse rien faire qui déplaise : quand ce ne seroit que pour cela seulement, que tout ce qui est marqué de ce beau caractere de l’Amour, ne peut estre desagreable, encor advoüeriez vous qu’il est tellement desireux de plaire, que s’il y fait quelque faute, telle erreur mesme plaist, voyant à quelle intention elle est faite, ou que le desir d’estre aymable donne tant de force à un vray Amant, que s’il ne se rend tel à tout le monde, il n’y manque guiere envers celle qu’il aime : De là vient que plusieurs qui ne sont pas jugez plus aimables en general que d’autres, seront plus aymez, & estimez d’une personne particuliere. Or voyez, Hylas, si vous n’estes pas bien ignorant en Amour, puis que jusques icy vous avez creu d’aimer, & toutesfois vous n’avez fait qu’abuser du nom d’Amour, & trahir celles que vous avez pensé d’aimer ? Comment,dit Hylas, que je n’ay point aimé jusques icy ? & qu’ay-je donc fait avec Carlis, Amaranthe, Laonice, & tant d’autres ? Ne sçavez vous pas, dit Sylvandre, qu’en toutes sortes d’arts il y a des personnes qui les font bien & d’autres mal ? L’Amour est de mesme, car on peut bien aimer, comme moy, & mal aimer comme vous, & ainsi on me pourra nommer maistre, & vous broüillon d’Amour. A ces derniers mots, il n’y eut celuy qui pûst s’empescher de rire, sinon Lycidas, qui oyant ce discours, ne pouvoit que se fortifier d’avantage en sa jalousie, de laquelle Phillis ne se prenoit garde, croyant de luy avoir rendu de si grandes preuves de son amitié, que par raison il n’en devoit plus douter ; Ignorante, qui ne sçavoit pas que « la jalousie en Amour, est un rejetton qui attire pour soy la nourriture qui doit aller aux bonnes branches, & aux bons fruits, & qui plus elle est grande, plus aussi monstre-t’elle la fertilité du lieu, & la force de la plante ». Paris qui admiroit le bel esprit de Silvandre, ne sçavoit que juger de luy, & luy sembloit que s’il eust esté nourry entre les personnes civilisées, il eust esté sans pareil, puis que vivant entre ces Bergers, il estoit tel, qu’il ne cognoissoit rien de plus gentil : cela fut cause qu’il resolut de faire amitié avec luy, afin de jouïr plus librement de sa compagnie, & pour les faire disputer encore, il s’adressa à Hylas, & luy dit, qu’il faloit avoüer qu’il avoit pris un mauvais party, puis qu’il en estoit demeurémuet. Il ne se faut point estonner de cela, dit Diane, puis qu’il n’y a juge si violent que la conscience : Hylas sçait bien qu’il dispute contre la verité, & que c’est seulement pour flatter sa faute. Et quoy que Diane continuast quelque temps ce discours, si est ce que Hylas ne respondit mot, estant attentif à regarder Phillis, qui depuis qu’elle avoit pû accoster Lycidas, l’avoit tousjours entretenu assez bas, & par ce qu’Astrée ne vouloit qu’il ouïst ce qu’elle luy disoit, elle l’interrompit plusieurs fois, jusques à ce qu’elle le contraignit de luy dire : Si Phillis estoit autant importune, je ne l’aimerois point. Vrayement, Berger, luy dit-elle expres pour l’empescher de les escouter, si vous estes aussi mal gratieux envers elle, que peu civil envers nous, elle ne fera pas grand conte de vous. Et par ce que Phillis, sans prendre garde à ceste dispute, continuoit son discours, Diane luy dit : Et quoy, Phillis, est-ce ainsi que vous me rendez le devoir que vous me devez ? vous me laissez donc, pour aller entretenir un Berger ? Aquoy Phillis toute surprise respondit : Je ne voudrois pas, ma Maistresse, que cette erreur vous eust despleu, car j’avois opinion que les beaux discours du gentil Hylas vous empeschoient de prendre garde à moy, qui ce pendant taschois de donner ordre à une affaire, dont ce Berger me parloit. Et certes elle ne mentoit point, car elle estoit bien empeschée, pour la froideur qu’elle reconnoissoit en luy. Il est bon là, Phillis, respondit Diane, avec des paroles de vraye Maistresse : vous pensez payer tousjours toutes vos fautes par vos excuses : mais ressouvenez-vous que toutes ces nonchalances ne sont pas de petites preuves de vostre peu d’amitié, & qu’en temps & lieu j’auray memoire de la façon dont vous me servez. Hylas avoit repris Phillis sous les bras, & ne sçachant la gajeure de Silvandre, & d’elle, fust estonné d’ouïr parler Diane de ceste sorte, c’est pourquoy la voyant preste à recommencer ses excuses, il l’interrompit, luy disant : Que veut dire, ma belle Maistresse, que ceste glorieuse Bergere vous traitte ainsi mal ? luy voudriez vous bien ceder en quelque chose ? ne faittes pas ceste faute, je vous supplie ; car encor qu’elle soit belle si avez vous bien assez de beauté pour faire vostre party à part, & qui peut estre ne cedera guiere au sien. Ah ! Hylas, dit Phillis, si vous sçaviez contre qui vous parlez, vous esliriez plutost d’estre muet le reste de vostre vie, que de vous estre servy de la parole pour déplaire à ceste belle Bergere, qui vous peut d’un clin d’œil, si vous m’aimez, rendre le plus mal-heureux qui aime. Sur moy, dit le Berger, elle peut hausser ou baisser, ouvrir ou fermer les yeux, mais mon mal-heur, non plus que mon bon-heur ne dépendra jamais, ny de ses yeux, ny de tout son visage, & si toutefois je vous ayme & veux vous aimer. Si vous m’aimez adjousta Phillis, & que je puisse quelque chosesur vous, elle y a beaucoup plus de puissance : car je puis estre esmeuë, ou par vostre amitié, ou par vos services à ne vous mal traitter pas : mais ceste Bergere n’estant, ny aimée, ny servie de vous, n’en aura aucune pitié. Et qu’ay-je à faire, dit Hylas, de sa pitié, peut estre que je suis à sa mercy ? Ouy certes, repliqua Phillis, vous estes à sa mercy, car je ne veux que ce qu’elle veut, & ne puis faire que ce qu’elle me commande, car voila la Maistresse que j’aime, que je sers, & que j’adore : mais de telle sorte que pour elle seule je veux aimer, je veux servir, & pour elle seule je veux adorer : Si bien qu’elle est toute mon amitié, tout mon service, & toute ma devotion. Or voyez Hylas que vous avez offensé, & quel pardon vous luy devez demander. Alors le Berger se jettant aux pieds de Diane, tout estonné, apres l’avoir un peu considerée luy dit. Belle Maistresse de la mienne, si celuy qui ayme pouvoit avoir des yeux pour voir quelqu’autre chose que le sujet aimé, j’eusse bien veu en quelque sorte que chacun doit honorer, & reverer vos merites, mais puis que je les ay clos à toute autre chose qu’à ma Phillis, vous auriez trop de cruauté, si vous ne me pardonniez la faute que je vous advoüe, & dont je vous crie mercy. Phillis, qui avoit envie de se despestrer de cet homme, pour parler à Lycidas, ainsi qu’il l’en avoit priée, se hasta de respondre avant que Diane, pour luy dire que Diane ne luypardonneroit point, qu’avec condition qu’il leur raconteroit les recherches, & les rencontres qu’il avoit euës depuis qu’il commençoit d’aimer, car il estoit impossible que le discours n’en fust bien fort agreable, puis qu’il en avoit servy de tant de sortes, que les accidents en devoient estre de mesme. Vrayement Phillis, dit Diane, vous estes une grande devineuse : car j’avois des-ja fait dessein de ne luy pardonner jamais qu’avec ceste condition, & pour ce, Hylas, resolvez vous y. Comment, dit le Berger, vous me voulez contraindre à dire ma vie devant ma Maistresse ? & quelle opinion aura-t’elle de moy, quand elle ouyra dire que j’en ay aimé plus de cent, qu’aux unes j’ay donné congé avant que de les laisser, & que j’ay laissé les autres avant que de leur en rien dire ? quand elle sçaura qu’en mesme temps j’ay esté partagé à plusieurs, que pensera-t’elle de moy ? Rien de pire, que ce qu’elle pense, dit Silvandre : car elle ne vous jugera qu’inconstant, aussi bien alors qu’elle fait des-ja. Il est vray dit Phillis, mais afin que vous n’entriez point en cette doutte, j’ay affaire ailleurs, où Astrée viendra avec moy, s’il luy plaist, & cependant vous obeyrez aux commandemens de Diane. A ce mot elle prit Astrée sous les bras, & se retira du costé du bois, où des-ja Lycidas estoit allé, & parce que Silvandre avoit entre-ouy ce qu’elle luy avoit respondu, il la suivit de loing, pour voir quel estoit son dessein, à quoy le soir luy servit debeaucoup pour n’estre veu, car il commençoit de se faire tard, outre qu’il alloit gaignant les buissons, & se cachant de telle sorte, qu’il les suivit aisément sans estre veu, & arriva si à propos, qu’il ouyt qu’Astrée luy disoit : quelle humeur est celle de Lycidas, de vouloir parler à vous à ceste heure, & en ce lieu, puis qu’il a tant d’autres commoditez, que je ne sçay comme il a choisi ce temps incommode. Je ne sçay certes, respondit Phillis, je l’ay trouvé tout triste ce soir, & ne sçay ce qui luy peut estre survenu, mais il m’a tant conjurée de venir icy que je n’ay pû dilayer : je vous supplie de vous promener cependant que nous serons ensemble : car sur tout il m’a requis que je fusse seule. Je feray respondit Astrée, tout ce qu’il vous plaira, mais prenez garde qu’il ne soit trouvé mauvais de vous voir parler à luy à ces heures induës, & mesme estant seule en ce lieu escarté. C’est pour ceste consideration, respondit Phillis, que je vous ay donné la peine de venir jusqu’icy, & c’est pour cela aussi, que je vous supplie de vous promener si pres de nous, que si quelqu’un survient, il pense que nous soyons tous trois ensemble.

  Cependant qu’elles parloient ainsi, Diane & Paris pressoient Hylas de leur raconter sa vie, pour satisfaire au commandement de sa Maistresse, & quoy qu’il en fist beaucoup de difficulté, si est-ce qu’en fin il commença de ceste sorte.


HISTOIRE DE HYLAS.

Vous voulez donc, belle Maistresse de la mienne, & vous gentil Paris, que je vous die les fortunes qui me sont advenuës, depuis que j’ay commencé d’aimer ; ne croyez pas que le refus que j’en ay fait vienne de ne sçavoir que dire, car j’ay trop aimé pour avoir faute de sujet, mais plutost de ce que je vois trop peu de jour pour avoir le loisir, non pas de les vous dire toutes (cela seroit trop long,) mais d’en bien commencer une seulement. Toutefois puis que pour obeïr, il faut que je satisfasse à vos volontez, je vous prie en m’escoutant, de vous ressouvenir, que « toute chose est sujette à quelque puissance superieure, qui la force presque aux actions qu’il luy plaist », & celle à quoy la mienne m’incline ainsi violemment, c’est l’Amour : car autrement vous vous estonneriez peut-estre de m’y voir tellement porté, qu’il n’y a point de chaisne assez forte, soit du devoir, soit de l’obligation qui m’en puisse retirer. Et j’advoüe librement, que s’il faut que chacun ait quelque inclination de la nature, que la mienne est de l’inconstance, de laquelle je ne dois point estre blasmé, puis que le ciel me l’ordonne ainsi. Ayez ceste consideration devant les yeux, cependant que vous escouterez le discours que je vay vous faire.

  Entre les principales contrées que le Rosneen son cours impetueux va visitant, apres avoir receu l’Arar, l’Isere, la Durance, & plusieurs autres rivieres, il vient frapper contre les anciens murs de la ville d’Arles, chef de son païs, & des plus peuplées & riches de la province des Romains. Aupres de ceste belle ville, se vint camper, il y a fort long temps, à ce que j’ay ouy dire à nos Druides, un grand capitaine nommé Gaius Marius, devant la remarquable victoire qu’il obtint contre les Cimbres, Cimmeriens, & Celtoscites, aux pieds des Alpes, qui estans partis du profond de l’Ocean Scitique, avec leurs femmes & enfans en intention de saccager Rome, furent tellement deffaits par ce grand Capitaine qu’il n’en resta un seul en vie, & si les armes Romaines en avoient espargné quelqu’un, la barbare fureur qui estoit dans leur courage leur fit tourner leurs propres mains contre eux-mesmes, & de rage se tuer, pour ne pouvoir vivre, ayant esté vaincus. Or l’armée Romaine pour r’asseurer les alliez, & amis de leur republique venant camper comme je vous disois, pres de ceste ville, & selon la coustume de leur nation ceignant tout leur camp de profondes tranchées, il advint qu’estans fort pres du Rosne, ce fleuve, qui est tres-impetueux, & qui mine & ronge incessamment ses bords, peu à peu vint avec le temps à rencontrer ces larges, & profondes fosses, & entrant avec impetuosité dans ce canal, qu’il trouva tout fait, courut d’une si grande furie, qu’il continua les tranchées jusques dans la mer, où il seva desgorgeant, par ce moyen, par deux voyes, car l’ancien cours a tousjours suivy son chemin ordinaire, & ce nouveau s’est tellement agrandy, qu’il esgale les plus grandes rivieres, faisant entre deux une Isle tres-delectable, & tres-fertile, & à cause que ce sont les tranchées de Caius Marius, le peuple par un mot corrompu, l’appelle de son nom Camargue, & depuis parce que le lieu se trouva tout entourné d’eau, à sçavoir de ces deux bras du Rosne & de la mer Mediterranée, ils la nommerent l’isle de Camargue. Je ne vous eusse pas dit tant au long l’origine de ce lieu, n’eust esté que c’est la contrée où j’ay pris naissance, & où ceux dont je suis venu, se sont de long temps logez : car à cause de la fertilité du lieu, & qu’il est comme détaché du reste de la terre, il y a quantité de Bergers qui s’y sont venus retirer, lesquels à cause de l’abondance des pasturages on appelle Pastres, & mes peres y ont tousjours esté tenus en quelque consideration parmy les principaux, soit pour avoir esté estimez gens de bien & vertueux, soit pour avoir eu honnestement & selon leur condition, des biens de fortune : aussi me laisserent-ils assez accommodé lors qu’ils moururent, qui fut sans doute trop tost pour moy ; car mon pere mourut le jour mesme que je nasquis, & ma mere qui m’esleva avec toute sorte de mignardise, en enfant unique, ou plutost enfant gasté, ne me dura que jusques à ma douziesme année. Jugez quel maistre de maison je devois estre, entre les autres imperfections de ce jeune âge, je ne pûs eviter celle de la presomption, me semblant qu’il n’y avoit Pastre en toute Camargue, qui ne me deust respecter. Mais quand je fus un peu plus advancé, & que l’Amour commença de se mesler avec ceste presomption, il me sembloit que toutes les Bergeres estoient amoureuses de moy, & qu’il n’y en avoit une seule qui ne receust mon amitié avec obligation. Et ce qui me fortifia en ceste opinion, fut qu’une belle & sage Bergere ma voisine nommée Carlis, me faisoit toutes les honnestes caresses, à quoy le voisinage la pouvoit convier. J’estois si jeune encores, que nulles des incommoditez qu’Amour a de coustume de r’apporter aux Amants par ses transports violents, ne me pouvoient atteindre, de sorte que je n’en ressentois que la douceur, & sur ce sujet je me ressouviens que quelquefois j’allois chantant ces vers.


SONNET,
Sur la douceur d’une amitié.

Quand ma Bergere parle, ou bien quand elle chante,
Ou que d’un doux clin d’œil elle ébloüit nos yeux
Amour parle avec elle, & d’un son gratieux,
Nous ravit par l’oreille, & des yeux nous enchante.
On ne le voit point tel, quand cruel il tourmente,
Les cœurs passionnez de desirs furieux ;
Mais bien lors qu’enfantin, il s’en court tout joyeux,
Dans le sein de sa mere, & mille amours enfante.
Ny jamais se joüant aux vergers de Paphos,
Ny prenant au giron des graces son repos,
Nul ne l’a veu si beau qu’aupres de ma Bergere :
Mais quand il blesse aussi, le doit-on dire Amour ?
Il l’est quand il se joüe, & qu’il fait son sejour
Dans le sein de Carlis, comme au sein de sa mere.

Encor que l’âge où j’estois ne me permist pas de sçavoir ce que c’estoit que l’Amour, si ne laiss[ois]-je de me plaire en la compagnie de ceste Bergere, & d’user des recherches dont j’oyois que se servoient ceux qu’on appelloit amoureux ; de sorte que la longue continuation, fit croire à plusieurs que j’en sçavois plus que mon âge ne permettoit ; & cela fut cause, que quand je fus parvenu aux dix-huit ou dix-neuf ans, je me trouvay engagé à la servir. Mais d’autant que mon humeur n’estoit pas de me soucier beaucoup de ceste vaine gloire, que la pluspart de ceux qui se meslent d’aimer se veullent attribuer, qui est d’estre estimez constans, la bonne chere de Carlis m’obligeoit beaucoup plus que ce devoir imaginé. De là vint qu’un de mes plus grands amis, prit occasion de me divertir d’elle ; Il s’appelloit Hermante, & sans que j’y eusse pris garde, estoit tellement devenu amoureux de Carlis, qu’il n’avoit contentement que d’estre aupres d’elle. Moy qui estois jeune je ne m’apperceuz jamais de ceste nouvelle affection, aussi avois-je trop peu de finesse pour la reconnoistre, puis que les plus rusez en ce mestier ne l’eussent pû faire que mal-aisément. Il avoit plus d’âge que moy, & par consequent plus de prudence, de sorte qu’il sçavoit si bien dissimuler, que je ne croy pas que personne pour lors s’en doutast ; maisce qui luy donnoit beaucoup d’incommodité, c’estoit que les parens de ceste Bergere, desiroient que le mariage d’elle & de moy se fist, à cause qu’ils avoient opinion que ce luy fûst advantage. Dequoy Hermante estant adverty, mesmes connoissant aux discours de la Bergere, que veritablement elle m’aimoit, il creut qu’elle se retireroit de moy, si je commençois de me retirer d’elle. Il avoit bien reconnu, comme je vous ay dit, que je changerois aussi tost que l’occasion s’en presenteroit : Et apres avoir consideré en soy-mesme par où il commenceroit ce dessein, il luy sembla que me donnant opinion de meriter davantage, il me feroit desdaigner pour l’incertain ce qui m’estoit asseuré. Il y parvint fort aisément, car outre que je le croyois comme mon amy, ce bien ne me pouvoit estre cher qui m’estoit venu sans peine, & me faisoit croire que j’obtiendrois bien quelque chose de meilleur si je voulois m’y estudier : Luy d’autre part me le sçavoit si bien persuader, que je tenois pour certain n’y avoir Bergere en toute Camargue, qui ne me receust plus librement que je ne voudrois la choisir. Asseuré sur ceste creance, j’oste entierement Carlis de mon ame, apres je fay élection d’une autre que je jugeay le meriter ; & sans doute je ne me trompay point, car elle avoit assez de beauté pour donner de l’Amour, & de la prudence pour le sçavoir conduire. Elle s’appelloit Stilliane, estimée entre les plus belles & plus sagesde toute l’Isle, au reste altiere, & telle qu’il me falloit pour m’oster de l’erreur où j’estois. Et voyez quelle estoit ma presomption, par ce qu’elle avoit esté servie de plusieurs, & que tous y avoient perdu leur temps, je me mis à la rechercher plus volontiers, à fin que chacun connust mieux mon merite. Carlis qui veritablement m’aimoit, fut bien estonnée de ce changement, ne sçachant quelle occasion j’en pouvois avoir, mais si fallut-il le souffrir ; elle eut beau me r’appeller, & pour le commencement user de toutes les sortes d’attraits, dont elle se pût ressouvenir : que je n’avois garde de retourner, j’estois en trop haute mer, il n’y avoit pas ordre de reprendre terre si promptement ; mais si elle eut du déplaisir de cette separation, elle en fut bien tost vengée par celle-là mesme qui estoit cause du mal. Car me figurant qu’aussi tost que j’asseurerois Stilliane de mon amour, qu’elle se donneroit encor plus librement à moy, à la premiere fois que je la rencontray à propos en une assemblée qui se faisoit, je luy dis en dansant avec elle : Belle Bergere, je ne sçay quel pouvoir est le vostre, ny de quelle sorte de charmes se servent vos yeux, tant y a que Hylas se trouve tant vostre serviteur, que personne ne le sçauroit estre davantage : Elle creut que je me mocquois, sçachant bien l’Amour que j’avois portée à Carlis, qui luy fit respondre en sousriant : Ces discours, Hylas, sont-ce pas de ceux que vous avez appris en l’escole de la belle Carlis ?Je voulois respondre quand selon l’ordre du bal on nous vint separer, & ne pûs la r’aprocher, quelque peine que j’y misse : De sorte que je fus contraint d’attendre que l’assemblée se separast, & la voyant sortir des premieres pour se retirer, je m’avançay & la pris sous les bras. Elle au commencement se sousrit, & puis me dit : Est-ce par resolution, Hylas, ou par commandement que ce soir vous m’avez entreprise ? Pourquoy, luy respondis-je, me faites vous cette demande ? Par ce, me dit-elle, que je vois si peu d’apparence de raison en ce que vous faites, que je n’en puis soupçonner que ces deux occasions. C’est, luy dis-je, pour toutes les deux, car je suis resolu de n’aimer jamais que la belle Stilliane, & vostre beauté me commande de n’en servir jamais d’autre. Je croy, me respondit-elle, que vous ne pensez pas parler à moy, ou que vous ne me connoissez point, & afin que vous ne vous y trompiez plus longuement, sçachez que je ne suis pas Carlis, & que je me nomme Stilliane. Il faudroit luy respondis-je, estre bien aveugle pour vous prendre au lieu de Carlis, elle est trop imparfaite pour estre prise pour vous, ou vous pour elle : Et je sçay trop pour ma liberté, que vous estes Stilliane & seroit bon pour mon repos que j’en sceusse moins. Nous parvinmes ainsi à son logis, sans que je pûsse reconnoistre, si elle l’avoit eu agreable ou non. Le lendemain il ne fut pas plutost jour que j’allay trouver Hermante, pour luy raconter ce qui m’estoit advenu lesoir ; je le trouvay encor au lit, & par ce qu’il me vit bien agité : Et bien, me dit-il, qu’y a-t’il de nouveau ? La victoire est elle obtenuë avant le combat ? Ah mon amy, luy respondis-je, j’ay bien trouvé à qui parler, elle me desdaigne, elle se mocque de moy ; elle me renvoye à chasque mot à Carlis : Bref croyez qu’elle me traitte bien en Maistresse. Il ne se pût tenir de rire, oyant apres tout au long nos discours, car il n’en avoit pas attendu moins : mais connoissant bien mon humeur assez changeante, il eut peur que je ne revinsse à Carlis, & qu’elle ne me receut, qui fut cause qu’il me respondit : Avez vous esperé moins que cela d’elle ? L’estimeriez-vous digne de vostre amitié, si ne sçachant encore au vray que vous l’aimez, elle se donnoit à vous ? Comment peut-elle adjouster foy au peu de paroles que vous luy en avez dites, en ayant tant oüy autrefois, où vous juriez le contraire à Carlis ? Elle seroit sans mentir fort aisée à gagner, si elle se montroit vaincuë pour si peu de combat. Mais, luy dis-je, avant que je sois aimé d’elle, s’il faut que je luy en die autant que j’ay des-ja fait à Carlis, quand est-ce à vostre advis que cela sera ? Vrayement, me respondit Hermante, vous sçavez bien peu que c’est qu’Amour. Il faut que vous appreniez, Hylas, que quand on dit à une Bergere, je vous aime, voire mesme quand on luy en fait quelque demonstration, elle ne le croit pas si promptement, d’autant que c’est la coustume des pastres bien nourris, d’avoir de lacourtoisie, & il semble que leur sexe pour sa foiblesse oblige les hommes à les servir & honorer : Et au contraire à la moindre apparence de haine que l’on leur rend, elles croyent fort aysément d’estre hayes, par ce que « les amitiez sont naturelles, & les inimitiez au contraire, & ceux qui vont contre le naturel, il faut que ce soit par un dessein resolu, au lieu que ceux qui le suivent, il semble plutost que ce soit par coustume ». Par là Hylas, je veux dire que vous ferez bien plus aisément croire à Carlis que vous la hayssez, à la moindre mauvaise volonté que vous luy monstrerez, que vous ne persuaderez pas à Stilliane que vous l’aimez. Et par ce que vous voyez bien qu’elle a sur le cœur ceste affection de Carlis, croyez moy que ce que vous avez à faire de plus pressé, est de luy donner connoissance que vous n’aimez plus cette Carlis, ce que vous devez faire par quelque action connuë non seulement à Carlis, mais à Stilliane, & à plusieurs autres. Bref, belle Bergere, il me sçeut tourner de tant de costez, qu’en fin j’escrivis à la pauvre Carlis une telle lettre.


LETTRE DE HYLAS
A CARLIS.

Je ne vous escris pas à ce coup, Carlis, pour vous dire que je vous ay aimée, car vous ne l’avez que trop creu ; mais bien pour vousasseurer que je ne vous aime plus : Je sçay asseurément que vous serez estonnée de ceste declaration, puis que vous m’avez tousjours plus aimé presque que je n’ay sceu desirer : mais ce qui me retire de vous, il faut par force advoüer que c’est vostre mal-heur qui ne vous veut continuer plus long temps le plaisir de nostre amitié, ou bien ma bonne fortune, qui ne me veut davantage arrester à si peu de chose. Et à fin que vous ne vous plaignez de moy je vous dis à-dieu, & vous donne congé de prendre party où bon vous semblera, car en moy vous n’y devez plus avoir d’esperance.

De fortune quand elle receut cette lettre, elle estoit en fort bonne compagnie, & mesme Stilliane y estoit, qui des-apreuva de sorte cette action, qu’il n’y en eut point en toute la trouppe qui me blâmast davantage. Ce que Carlis recognoissant : Je vous supplie, leur dit-elle, obligez moy toutes de luy faire la response. Quant à moy, dit Stilliane, j’en seray bien le secretaire, & lors prenant du papier & de l’ancre, toutes les autres ensemble me rescrivirent ainsi, au nom de Carlis.


RESPONSE DE CARLIS
A HYLAS.

Hylas, l’outrecuidance a esté celle qui vous a persuadé d’estre aimé de moy, & la connoissance que j’ay eu de vostre humeur, & ma volonté qui l’a tousjours trouvée fort desagreable, ont esté celles qui m’ont empesché de vous aimer, si bien que toute l’amitié que je vous ay portée, a esté seulement en vostre opinion, & de mesme mon mal-heur, & vostre bonne fortune, & en cela il n’y a rien eu de certain, sinon que veritablement quand vous avez creu d’estre aimé de moy, vous avez esté trompé. Je vous le jure, Hylas, par tous les merites que vous pensez estre, & qui ne sont pas en vous, qui sont en beaucoup plus grand nombre que ceux qui me deffaillent pour estre digne de vous. L’avantage que je pretens en tout cecy, c’est d’estre exempte à l’advenir de vos importunitez, & pour n’estre point entierement ingratte du plaisir que vous me faites en cela, je ne sçay que vous souhaitter de plus avantageux, & pour moy aussi, sinon que le Ciel vous fasse à jamais continuer ceste resolution, pour mon contentement, comme il vous donna la volonté de me rechercher, pour m’importuner. Cependant vivez content, & si vous l’estes autant que moy, estant delivrée d’un fardeau si fascheux croyez, Hylas, que ce ne sera peu.

Il ne faut point en mentir, la lecture de cette lettre me toucha un peu, car je reconnus bien en ma conscience que j’avois tort de cette Bergere, mais la nouvelle affection que Stilliane avoit fait naistre en moy, ne me permit pas de m’y arrester davantage, & en fin comment que ce fust j’en jettois la faute sur elle : Car, disois-je en moy-mesme, si elle n’est pas si belle, ny si agreable que Stilliane, est-ce moy qui en suis coulpable ? qu’elle s’en plaigne à ceux qui l’ont faite avec moins de perfection. Et pour moy qu’y puis-je contribuer, que de regretter & plaindre avec elle sa pauvreté ? mais cela ne me doit pas empescher d’adorer & desirer la richesse d’autruy. Avec semblables raisons j’essayois de chasser la compassion que Carlis me faisoit : & ne croyant plus avoir rien à faire, que de recevoir Stilliane, qui me sembloit estre des-ja toute à moy, je priay Hermante de luy porter une lettre de ma part, & ensemble luy faire voir la copie de celle que j’avois escrite à Carlis, afin qu’elle ne fust plus en doute d’elle. Luy qui estoit veritablement mon amy en tout ce qui ne touchoit point àCarlis, n’en fit difficulté, & prenant le temps à propos qu’elle estoit seule en son logis, en luy presentant mes lettres, il luy dit en sousriant. Belle Stilliane, si le feu brusle l’imprudent qui s’en approche trop, si le Soleil esbloüit celuy qui l’ose regarder à plain, & si le fer donne la mort à celuy qui le reçoit dans le cœur, vous ne devez vous estonner, si le miserable Hylas, s’approchant trop de vous s’est bruslé, si vous osant regarder il s’est esbloüy, & si recevant le trait fatal de vos yeux, il en ressent la blesseure mortelle dans le cœur. Il vouloit continuer, mais elle toute impatiente l’interrompit : Cessez, Hermante, vous travaillez en vain, ny Hylas n’a point assez de merite, ny vous assez de persuasion, pour me donner la volonté de changer mon contentement au sien : Ny je ne me veux point tant de mal, ny à Hylas tant de bien, que je consente à mon mal-heur, pour croire à vos paroles. Il me suffit, Hermante, que l’humeur de Hylas m’est connuë aux despens d’autruy, sans que aux miens je l’espreuve : Et ce vous doit estre assez, que Carlis ait esté si laschement trompée, sans que vous serviez encor d’instrument pour la ruine de quelqu’autre. Si vous aimez Hylas, j’aime beaucoup plus Stilliane : & si vous luy voulez donner un conseil d’amy, conseillez-le comme je la conseille, c’est qu’elle n’aime jamais Hylas, dites luy aussi qu’il n’aime jamais Stilliane ; Et s’il ne vous croit, soyez certain qu’à sa confusion il employera son temps vainement, & quant à la lettre que vous me presentez, je ne feray point de difficulté de la prendre, ayant de si bonnes deffenses contre ses armes, que je n’en redoute point les coups. A ce mot dépliant ma lettre, elle la leut tout haut ; ce n’estoit en fin qu’une asseurance de mon affection, par le congé que j’avois donné à Carlis à sa consideration, & une tres-humble supplication de me vouloir aimer : Elle sousrit apres l’avoir leuë, & s’adressant à Hermante luy demanda s’il vouloit qu’elle me fist response, & luy ayant respondu qu’il le desiroit passionnément, elle luy dit qu’il eust un peu de patience, & qu’elle l’alloit escrire, elle estoit telle.


RESPONSE DE STILLIANE
A HYLAS.

Hylas, voyez combien sont mal fondez vos desseins, vous voulez que pour la consideration de Carlis je vous aime, & il n’y a rien qui me convie tant à vous haïr que la memoire que j’ay de Carlis. Vous dittes que vous m’aimez, si quelqu’autre plus veritable que vous me le disoit je le pourrois peut estre croire : car je connois bien que je le merite, mais moy qui ne mens jamais, je vous assure que je ne vous aime point, & pour ce n’en doutez nullement ; aussi seroit-ce avoir bien peu de jugement d’aymer une humeur si mesprisable. Si vous trouvez ces paroles un peu trop rudes, ressouvenez vous, Hylas, que j’y suis contrainte, afin que vous ne vous persuadiez pas d’estre aymé de moy. Carlis m’est tesmoin de la condition de Hylas, & Hylas le sera de la mienne, si pour le moins il veut quelquesfois dire vray. Si ceste response vous plaist, remerciez-en la priere de Hermante, si elle vous desplaist, ressouvenez vous de n’en accuser que vous mesme.

  Hermante n’avoit point veu ceste lettre, quand il me la donna, & encor qu’il eust bien opinion qu’il y auroit de la froideur, si ne pensoit-il pas qu’elle deust estre si estrange. Il n’en fut pas toutefois tant estonné que moy, car je demeuray comme une personne ravie, laissant choir la lettre en terre ; & apres estre revenu à moy, j’enfonce mon chappeau dans la teste, jette les yeux en terre, m’entrelasse les bras sur l’estomac, & à grand pas & sans parler me mets à promener le long de la chambre. Hermante estoit immobile au milieu, sans seulement tourner les yeux sur moy. Nous demeurasmes quelque temps de ceste sorte sans parler ; en fin tout à coup, frappant d’une main contre l’autre, & faisant un saut au milieu de la chambre. A son dam, dis-je tout haut ; qu’elle cherche qui l’aimera, à sçavoir s’il manque en Camargue des Bergeres plus belles qu’elle,& qui seront bien aises que Hylas les serve : & puis m’adressant à luy : O que Stilliane est sotte, luy dis-je, si elle croit que je la vueille aimer par force, & que j’aurois peu de courage si je me souciois jamais d’elle ; & que pense-t’elle estre plus qu’une autre ? Voire, elle merite bien qu’on s’en mette en peine : Je m’asseure, Hermante, qu’elle a bien fait la resoluë, quand vous avez parlé à elle : ce n’a pas esté pour le moins sans faire les petits yeux, sans se mordre la levre, & sans se frotter les mains l’une à l’autre pour les paslir : Que je me mocque de ses affeteries & d’elle aussi, si elle croit que je me soucie non plus d’elle, que de la plus estrangere des Gaules : Elle ne me sçait reprocher que ma Carlis : ouy je l’ay aimée, & en despit d’elle je la veux aimer encores, & m’asseure qu’elle reconnoistra bien tost son imprudence, mais jamais il ne faut qu’elle espere que Hylas la puisse aimer. Je dis quelques autres semblables paroles, ausquelles je vis bien changer de couleur à Hermante, mais pour lors j’en ignorois la cause : depuis j’ay jugé que c’estoit de peur qu’il avoit que je ne revinsse en la bonne grace de sa Maistresse ; si n’en fit-il autre semblant, sinon qu’il se mit à rire, & me dit qu’il y en auroit bien d’estonnées, quand elles verroient ce changement. Mais si je pris promptement ceste resolution, aussi promptement la voulus-je executer : Et en ce dessein m’en allay trouver Carlis, à qui je demanday mille pardons de la lettre que je luy avois escrite, l’asseurant que cen’avoit jamais esté faute, mais transport d’affection. Elle qui estoit offensée contre moy, comme chacun peut penser, apres m’avoir escouté paisiblement, en fin me respondit ainsi. Hylas, si les asseurances que tu me faits de ta bonne volonté sont veritables, je suis satisfaite, si elles sont mensongeres, ne croy pas de pouvoir renoüer l’amitié qu’à jamais tu as rompuë : car ton humeur est trop dangereuse. Elle vouloit continuer, quand Stilliane, pour luy monstrer la lettre que je luy avois escritte, la venant visiter nous interrompit. Lors qu’elle me vid pres de Carlis. Veille-je, ou si je songe, dit-elle toute estonnée ? Est-ce bien là Hylas que je vois, ou si c’est un fantosme ? Carlis tres-aise de cette rencontre : C’est bien Hylas, dit-elle, ma compagne, vous ne vous trompez point, & s’il vous plaist de vous approcher, vous ouyrez les douces paroles dont il me crie mercy, & comme il se dédit de tout ce qu’il m’a escrit, se sousmettant à telle punition qu’il me plaira. Son chastiment, respondit Stilliane, ne doit point estre autre que de luy faire continuer l’affection qu’il me porte. A vous ? luy dit Carlis, tant s’en faut, il me juroit quand vous estes entrée, qu’il n’aimoit que moy. Et depuis quand ? adjousta Stilliane : je sçay bien pour le moins que j’en ay un bon escrit qu’Hermante depuis une heure m’a donné de sa part, & afin que vous ne doutiez point de ce que je dis, lisez ce papier, & vous verrez si je ments. Dieux ! que devins-je à ces mots ? Je vous jure, belle Bergere, que je nepûs jamais ouvrir la bouche pour ma deffense. Et ce qui me ruina du tout, fut que par mal-heur plusieurs autres Bergeres y arriverent en mesme temps, ausquelles elles firent ce conte si desavantageusement pour moy, qu’il ne me fut pas possible de m’y arrester davantage : mais sans leur dire une seule parole je vins raconter à Hermante ma mesavanture, qui faillit d’en mourir de rire, comme à la verité le sujet le meritoit. Ce bruit s’espancha de sorte par toute Camargue, que je n’osois parler à une seule Bergere, qui ne me le reprochast, dont je pris tant de honte, que je resolus de sortir de l’Isle pour quelque temps. Voyez si j’estois jeune, de me soucier d’estre appellé inconstant ; il faudroit bien à ceste heure de semblables reproches pour me faire démarcher d’un pas. Voila que c’est, dit Paris, « il faut estre apprentif avant que maistre ». Il est vray respondit Hylas, & le pis est, qu’il en faut bien souvent payer l’apprentissage. Mais pour revenir à nostre discours, ne pouvant alors supporter la guerre ordinaire que chacun m’en faisoit, le plus secrettement qu’il me fut possible je donnay ordre à mon mesnage, & en remis le soin entier à Hermante, & puis me mis sur un grand batteau qui remontoit, ensemble avec plusieurs autres. Je n’avois alors autre dessein que de voyager & passer mon temps, ne me souciant non plus de Carlis, ny de Stilliane, que si je ne les eusse jamais veuës : car j’en avois tellement perdu la memoire en les perdant de veuë, queje n’en avois un seul regret. Mais, voyez combien il est difficile de contrarier à son inclination naturelle ! je n’eus pas si tost mis le pied dans le batteau, que je vis un nouveau sujet d’Amour. Il y avoit entre quantité d’autres voyageurs une vieille femme qui alloit à Lyon rendre des vœux au Temple de Venus, qu’elle avoit faits pour son fils, & conduisoit avec elle sa belle fille, pour le mesme sujet, & qui avec raison portoit le nom de belle : car elle ne l’estoit moins que Stilliane, & beaucoup plus que Carlis : elle s’appelloit Aymée, & ne pouvoit encor avoir attaint l’âge de dixhuict ou vingt ans, & quoy qu’elle fust de Camargue, si n’avoit-elle point de connoissance de moy, parce que son mary jaloux (comme sont ordinairement les vieux qui ont de jeunes & belles femmes) & sa belle-mere soupçonneuse, la tenoient de si court qu’elle ne se trouvoit jamais en assemblée. Or soudain que je la vis elle me pleut, & quelque dessein que j’eusse fait au contraire, il la fallut aimer. Mais je prevy bien au mesme temps que j’y aurois de la peine, ayant à tromper la belle-mere & à vaincre la belle-fille. Toutesfois pour ne ceder à la difficulté, je me resolus d’y mettre toute ma prudence, & jugeant qu’il falloit donner commencement à mon entreprise par la mere : car elle m’empeschoit de m’approcher de mon ennemie, je pensay qu’il n’y auroit rien de plus à propos, que de me faire connoistre à elle, & qu’il ne pourroit estre, puis que nous estions d’un mesme lieu, que quelque ancienne amitié de nos familles, ou quelque vieille alliance ne me facilitast le moyen de me familiariser avec elle, & que l’occasion apres m’instruiroit de ce que j’aurois à faire. Je ne fus point déçeu en ceste opinion, car aussi tost que je luy eus dit qui j’estois, & que j’eus faint quelque assez mauvaise raison de ce que j’alloy desguisé, qu’elle receut pour bonne, & que je luy eus asseuré que ce qui me faisoit descouvrir à elle, n’estoit que pour la supplier de se servir plus librement de moy. Mon fils, me respondit-elle, je ne m’estonne pas que vous ayez ceste volonté envers moy, car vostre pere m’a tant aimée que vous degenereriez trop, si vous n’aviez quelque estincelle de ceste affection. Ah ! mon enfant, que vous estes fils d’un homme de bien, & le plus aimable qui fust en toute Camargue : & me disant ces paroles, elle me prenoit par la teste, & me joignoit contre son estomac, & quelquefois me baisoit au front, & ses baisers me faisoient ressouvenir de ces foüyers, qui retiennent encor quelque lente chaleur, apres que le feu en est osté : Car mon pere avoit failly de l’espouser, & peut-estre l’avoit trop servie pour sa reputation, comme je sceus depuis : mais moy qui ne me souciois pas beaucoup de ses caresses, sinon en tant qu’elles estoient utiles à mon dessein, faignant de les recevoir avec beaucoup d’obligation, la remerciay de l’amitié qu’elle avoit portée à mon pere, la suppliay de changer toute ceste bonne volonté au fils, & que puis que le Ciel m’avoitfait heritier du reste de ses biens, elle ne me desheritast de celuy que j’estimois le plus, qui estoit l’honneur de ses bonnes graces, & que de mon costé je voulois succeder au service que mon pere luy avoit voüé, comme à la meilleure fortune de toutes les siennes. Bref, belle Bergere, je sceus de sorte flatter ma vieille, qu’elle n’aimoit rien tant que moy, & contre sa coustume pour me gratifier, commanda à sa belle fille de m’aimer. O qu’elle eust esté bien advisée si elle eust suivy son conseil ; mais je ne trouvay jamais rien de si froid en toutes ses actions, de sorte qu’encore que je fusse tout le jour aupres d’elle, si n’eus-je jamais la hardiesse de luy faire paroistre mon dessein par mes paroles, que nous ne fussions bien pres d’Avignon : car Stilliane m’avoit beaucoup fait perdre de la bonne opinion que j’avois euë de moy mesme. Mais outre cela, elle estoit tousjours aux pieds de la vieille, qui ordinairement m’entretenoit du temps passé. Il advint que ce grand convoy, avec lequel nous montions, ainsi que je vous ay dit, & que plusieurs marchands assemblez faisoient faire, alla branler dans une isle aupres d’Avignon ; & d’autant que nous, qui n’estions pas accoustumez aux voyages, nous trouvions tous engourdis de demeurer si long temps assis, cependant que les batteliers faisoient ce qui leur estoit necessaire, nous mismes pied à terre, pour nous promener, & entre autres la belle mere d’Aimée fut de la trouppe. Aussi tost que maBergere fut dans l’Isle, elle se mit à courre le long de la rive, & à se joüer avec d’autres filles qui estoient sorties du batteau de compagnie, & moy je me meslay parmy elles, pour avoir le moyen de prendre le temps à propos, cependant que la vieille se promenoit avec quelques autres femmes de son aage. Et de fortune Aymée s’estant un peu separée de ses compagnes, cueillant des fleurs qui venoient le long de l’eau, je m’advançay, & la pris sous les bras. Et apres avoir marché quelque temps sans parler, en fin comme venant d’un profond sommeil, je luy dis. J’aurois honte, belle Bergere, d’estre si longuement muet pres de vous, ayant tant de sujet de vous parler, si je n’en avois encor plus de me taire, & si mon silence ne procedoit d’où les paroles me devroient naistre. Je ne sçay, Hylas, me dit elle, quelle occasion vous avez de vous taire, ny quelle vous pouvez avoir de parler, ny moins quelles paroles ou silence vous voulez entendre. Ah ! belle Bergere, luy dis je, l’affection qui me consume d’un feu secret, me donne tant d’occasion de declarer mon mal, qu’à peine le puis-je taire : & d’autre costé ceste affection me fait craindre de sorte d’offenser celle que j’aime, en le luy declarant, que je n’ose parler : si bien que ceste affection, qui me devroit mettre les paroles en la bouche, est celle qui me les denie quand je suis aupres de vous. De moy ? reprit-elle incontinent : pensez vous bien, Hylas, à ce que vous dittes ? Ouy de vous ; luy repliquay-je, & ne croyez point que je n’aye bien pensé à ce que je dis, avant que de l’avoir osé proferer. Si je pensois, me respondit-elle, que ces paroles fussent vrayes, je vous en parlerois bien d’autre sorte. Si vous doutez, luy dis-je, de ceste verité, jettez les yeux sur vos perfections, & vous en serez entierement asseurée. Et lors avec mille serments, je luy dits tout ce que j’en avois sur le cœur. Elle sans s’esmouvoir, me répondit froidement. Hylas, n’accusez point ce qui est en moy, de vos folies, car je sçauray bien y remedier de sorte, que vous n’en aurez point de sujet ; au reste, puis que l’amitié que ma mere vous porte, ny la condition en quoy je suis, ne vous a pû destourner de vostre mauvaise intention, croyez que ce que le devoir n’a pû faire en vous, il le fera en moy, & que je vous osteray tellement toute sorte d’occasion de continuer, que vous reconnoistrez que je suis telle que je dois estre. Vous voyez comme je vous parle froidement ; ce n’est pas que je ne ressente bien fort vostre indiscretion ; mais c’est pour vous faire entendre que la passion ne me transporte point, mais que la raison seulement me fait parler ainsi ; que si je vois que ce moyen ne vaille rien pour divertir vostre dessein, je recourray apres aux extrémes. Ces paroles proferées avec tant de froideur, me toucherent plus vivement que je ne sçaurois vous dire ; toutefois ce ne fut pas ce qui m’en fist distraire : car je sçavois bien que les premieres attaques sontordinairement soustenuës de ceste façon ; mais par hazard, lors qu’Aimée me voyant sans parole, & tant estonné, s’en retourna sans m’en dire davantage ; il y eut une de ses compagnes qui me voyant ainsi resver s’en vint à moy, & me faisant la mouche, me passa deux ou trois fois la main devant les yeux, & puis se mit à courre, comme presque me conviant à luy aller apres : Pour le commencement j’estois encor si estourdy du coup, que je n’en fis point de semblant, mais quand elle y revint la seconde fois, je me mis à la suivre, & elle apres avoir tourné quelque temps autour de ses compagnes, s’escarta de la trouppe, & apres estre un peu esloignée, faignant d’estre hors d’haleine, se coucha aupres d’un buisson assez touffu : moy qui la courois au commencement sans dessein, la voyant en terre, & en lieu où elle ne pouvoit estre veuë, monstrant de me vouloir venger de la peine qu’elle m’avoit donnée, je me mis à la foüeter, à quoy elle faisoit bien un peu de resistance, mais de sorte qu’elle monstroit que ceste privauté ne luy estoit point desagreable ; mesme qu’en faisant semblant de se deffendre, elle se découvroit comme je croy à dessein, pour faire voir sa charnure blanche, plus qu’on n’eust pas jugé à son visage. En fin s’estant relevée, elle me dit : Je n’eusse pas pensé, Hylas, que vous eussiez esté si rude joüeur, autrement je ne me fusse pas attaquée à vous. Si cela vous a dépleu, luy respondis-je, je vous en demande pardon, maissi cela n’est pas, je ne fus de ma vie mieux payé de mon indiscretion, que ceste fois. Comment l’entendez vous, me dit-elle ? Je l’entends, luy dis je, belle Floriante, que je ne vis jamais rien de si beau, que ce que je viens de voir. Voyez, me dit-elle, comme vous estes menteur : & à ce mot me donnant doucement sur la joüe, s’en recourut entre ses compagnes. Ceste Floriante estoit fille d’un tres-honneste Chevalier, qui pour lors estoit malade, & se tenoit pres des rives de l’Arar : & elle ayant sceu la maladie de son pere, s’en alloit le trouver, ayant demeuré quelque temps avec une de ses sœurs, qui estoit mariée en Arles. Pour le visage, il n’estoit point trop beau, car elle estoit un peu brune, mais elle avoit tant d’affeteries, & estoit d’une humeur si gaillarde, qu’il faut advoüer que ceste rencontre, me fit perdre la volonté que j’avois pour Aymée, mais si promptement, qu’à peine ressentis-je le déplaisir de la quitter, que le contentement d’avoir trouvé celle-cy m’en osta toute sorte de regret. Je laisse donc Aymée ce me semble, & me donne du tout à Floriante ; je dis ce me semble, car il n’estoit pas vray entierement, puis que souvent, quand je la voyois, je prenois bien plaisir de parler à elle, encor que l’affection que je portois à l’autre, me tirast avec un peu plus de violence ; mais en effet, quand j’eus quelque temps consideré ce que je dis, je trouvay qu’au lieu que je n’en soulois aymer qu’une, j’en avois deux à servir. Il est vray que cen’estoit point avec beaucoup de peine, car quand j’estois pres de Floriante, je ne me ressouvenois en sorte du monde d’Aymée, & quand j’estois pres d’Aymée, Floriante n’avoit point de lieu en ma memoire. Et n’y avoit rien qui me tourmentast, que quand j’estois loing de toutes les deux, car je les regrettois toutes ensemble. Or, gentil Paris, cet entretien me dura jusques à Vienne, mais estant par hazard au logis (car presque tous les soirs nous mettions pied à terre, & mesme quand nous passions pres des bonnes villes) ne voila pas qu’une Bergere vint prier le Patron du batteau où j’estois de luy donner place jusques à Lyon, parce que son mary ayant esté blessé par quelques ennemis, luy mandoit de l’aller trouver. Le Patron qui estoit courtois, la receut fort librement, & ainsi le lendemain elle se mit dans le batteau avec nous. Elle estoit belle, mais si modeste, & discrette, qu’elle n’estoit pas moins recommandable pour sa vertu, que pour sa beauté ; au reste si triste, & pleine de melancolie, qu’elle faisoit pitié à toute la trouppe. Et parce que j’ay tousjours eu beaucoup de compassion des affligez, j’en avois infiniment de celle-cy, & taschois de la desennuyer le plus qu’il m’estoit possible, dont Floriante n’estoit guiere contente quelque mine qu’elle en fist, ny Aymée aussi. Car ressouvenez vous, gentil Paris, que « quoy que feigne une femme, elle ne peut s’empescher de ressentir la perte d’un Amant », d’autant qu’ilsemble que ce soit un outrage à sa beauté, & la beauté estant ce que ce sexe a de plus cher, est la partie la plus sensible qui soit en elles. Moy toutesfois, qui parmy la compassion commençois à mesler un peu d’Amour, sans faire semblant de voir ces deux filles, continuois de parler à celle-cy, & entre autres choses, à fin que les discours ne nous deffaillissent, & aussi pour avoir quelque plus grande connoissance d’elle, je la suppliay de me vouloir dire l’occasion de son ennuy. Elle alors toute pleine de courtoisie, prit la parole de ceste sorte.

  La compassion que vous avez de ma peine m’oblige bien, courtois Estranger, à vous rendre plus de satisfaction encores, que ce que vous me demandez, & penserois de faire une grande faute, si je vous refusois si peu de chose, mais je vous veux supplier, de considerer aussi l’estat en quoy je suis, & d’excuser mon discours, si je l’abrege le plus qu’il me sera possible. Sçachez donc, Berger, que je suis née sur les rives de Loire, où j’ay esté eslevée aussi cherement jusques en l’âge de quinze ans, qu’autre de ma condition le sçauroit estre. Mon nom fut Cloris, & mon pere s’appella Leonce, frere de Gerestan, entre les mains de qui je fus remise apres la mort de mon pere, & de ma mere, qui fut en l’âge que je vous ay dit, & deslors je commençay à ressentir les coups de la fortune : car mon oncle ayant plus de soin de ses enfans que de moy, se sentoit bien fort importuné de ma charge. Toute la consolation que j’avois, estoit de sa femme qui se nommoit Callirée, car celle-là m’aimoit, & m’accommodoit de tout ce qui luy estoit possible, sans que son mary le sceust. Mais le Ciel vouloit m’affliger du tout, car lors que Filandre frere de Callirée fut tué, elle en eut tant de regret, qu’il n’y eut jamais consolation de personne qui la pûst faire resoudre à le survivre, de sorte que peu de jours apres elle mourut, & je demeuray avec deux de ses filles, qui estoient encor si jeunes, que je n’en pouvois guiere avoir de contentement. Il advint qu’un Berger de la Province Viennoise, nommé Rosidor, vint visiter le Temple d’Hercule, qui est pres des rives de Furan, sur le haut d’un rocher qui s’esleve au milieu des autres montagnes par dessus toutes celles qui luy sont autour. Le jour qu’il y fut, nous nous y trouvasmes une fort bonne trouppe de jeunes Bergeres, car c’estoit un jour fort solemnel pour ce lieu-là. Ce ne seroit qu’user de paroles inutiles, de raconter les propos que nous eusmes ensemble, & la façon dont il me declara son amitié : tant y a, que depuis ce jour, il se donna de sorte à moy, que jamais il n’a fait paroistre de s’en vouloir dédire. Il estoit jeune, beau, quand à son bien, il en avoit beaucoup plus que je ne devois esperer, au reste l’esprit si ressemblant à ce qui se voyoit du corps, que c’estoit un tres-parfait assemblage. Sa recherche dura quatre ans, sans que je puisse dire qu’en ce temps-là il ait jamais fait, ny penséchose dont il ne m’ait rendu conte, & demandé advis. Ceste extréme sousmission, & si longuement continuée, me fit tres-certaine qu’il m’aimoit, & ses merites, qui jusques alors ne m’avoient pû obliger à l’aimer, depuis ce temps m’y convierent de façon, que je puis dire avec verité n’y avoir rien au monde de plus aimé que Rosidor l’estoit de Cloris, dont il se sentit de sorte mon redevable, qu’il augmenta son affection, si toutefois elle pouvoit estre augmentée. Nous vesquismes ainsi plus d’un an, avec tout le plaisir qu’une parfaite amitié peut rapporter à deux Amants. En fin le Ciel fit paroistre de vouloir nous rendre entierement contens, & permit que quelques difficultez qui empeschoient nostre mariage fussent ostées ; nous voila heureux, si des mortels le peuvent estre : Car nous sommes conduits dans le temple, les voix d’Hymen Hymenée, esclatoient de tous costez ; bref estant de retour au logis, on n’oyoit qu’instrumens de resjouïssance, on ne voyoit que bals & chansons, lors que le mal-heur voulut que nous fussions separez par une des plus fascheuses occasions qui m’eust pû advenir. Nous estions alors à Vienne, où est la plus part des possessions de Rosidor : il advint que quelques jeunes débauchez des hameaux qui sont hors de Lyon, du costé où nos Druides vont reposer le Guy, quand ils l’ont couppé dans la grande forests de Mars, ditte d’Ayrieu, voulurent faire quelques desordres, que mon mary ne pouvantsupporter, apres le leur avoir doucement remonstré, leur empescha d’executer, dont ils furent de telle sorte courroucez, que (pensant que ce seroit la plus grande offense qu’ils pourroient faire à Rosidor, que de s’attaquer à moy) il y en eut un d’eux qui me voulut casser une fiole d’ancre sur le visage : mais voyant venir le coup ; je tournay la teste, si bien que je ne fus attainte, que sur le col, comme, dit-elle en se baissant, vous en pouvez voir les marques encor’ assez fraisches. Mon mary qui me vid tout l’estomach plein d’ancre, & de sang, creut que j’estois fort blessée, & outre ce, l’outrage luy sembla si grand, que mettant l’espée à la main, il la passe au travers du corps à celuy qui avoit fait le coup, & puis se meslant parmy les autres, avec l’aide de ses amis, il les chassa hors de sa maison. Jugez, Berger, si je fus troublée : car je pensois estre beaucoup plus blessée que je n’estois, & voyois mon mary tout sanglant, tant de celuy qu’il avoit tué, que d’une blessure qu’il avoit euë sur une espaule. Mais quand ceste premiere frayeur fut en partie passée, & que la playe qu’il avoit fut sondée, à peine avoit-on finy l’appareil, que la justice se vint saisir de luy, & l’emmena avec tant de violence qu’on ne me voulut permettre de luy dire A-Dieu, mais mon affection plus forte que leur deffense, me fit en fin venir jusques à luy, & me jettant à son col m’y attachay de sorte, que ce fut tout ce qu’on pût faire, que de m’en oster. Luy d’autre costé quime voyoit en cest estat, aimant mieux mourir que d’estre separé de moy, fit tous les efforts dont un grand courage & une extréme amour estoient capables, qui furent tels, que tout blessé qu’il estoit, il se depestra de leurs mains, & sortit hors de la ville. Ceste deffense l’empescha bien d’estre prisonnier : mais elle fut cause aussi de rendre sa raison mauvaise envers la justice, qui cependant jette contre luy toutes ses menaces, & proclamations, durant lesquelles son plus grand desplaisir estoit, de ne pouvoir estre aupres de moy, & par ce que ce desir le pressoit fort, il se desguisoit & me venoit trouver sur le soir, & passoit toute la nuict avec moy. Dieu sçait quel contentement estoit le mien, mais combien grande aussi estoit ma crainte : car je sçavois que ceux qui le poursuivoient, sçachant l’Amour qui estoit entre nous, feroient tout ce qu’il leur seroit possible, pour l’y surprendre, & il advint comme je l’avois tousjours craint : car en fin il y fut trouvé, & emmené dans Lyon, où soudain je le suivis, & fort à propos pour luy, d’autant que les juges, qu’à toutes heures j’allois solliciter, eurent tant de pitié de moy, qu’ils luy firent grace ; & ainsi nonobstant toute la poursuitte de nos parties, il fut delivré. Si j’avois eu beaucoup d’ennuy de l’accident, & de la peine où je l’avois veu, croyez, courtois Berger, que je n’eus pas peu de satisfaction de le voir hors de danger, & absous de tout ce qui s’estoit passé.Mais par ce que le déplaisir qu’il avoit receu dans la prison, l’avoit rendu malade, il fut contraint de sejourner quelques jours à Lyon, & moy tousjours pres de luy, essayant de luy donner tout le soulagement qu’il m’estoit possible ; en fin estant hors de danger, il me pria de venir donner ordre à sa maison, à fin que nous y pussions recevoir nos amis en la resjouïssance qu’il desiroit de faire avec eux, pour le bon succés de ses affaires : & voila que ces débauchez qui ont esté cause de toute nostre peine, voyant qu’ils n’en pouvoient avoir autre raison, se sont resolus de le tuer dans son lit, & estant entrez dans son logis luy ont donné deux ou trois coups de poignard, & le laissant pour mort, s’en sont fuis. Helas, courtois Berger, jugez quelle je dois estre, & en quel repos doit estre mon ame, qui à la verité est attainte du plus sensible accident qui m’eust sçeu advenir.

  Ainsi finit Cloris, ayant le visage tout couvert de larmes, qui sembloient autant de perles qui rouloient sur son beau sein. Or gentil Berger, ce que je vous vay raconter, est bien une nouvelle source d’Amour. L’affliction que je vis en ceste Bergere, me toucha de tant de compassion, qu’encore que son visage ne fut peut-estre pas capable de me donner de l’amour, toutefois la pitié m’attaignit si au vif, qu’il faut que je confesse que Carlis, Stilliane, Aymée, ny Floriante, ne me lierent jamais d’une plus forte chaisne, que ceste desolée Cloris.Ce n’est pas que je n’aimasse les autres, mais j’avois encor outre leur place, celle-cy vuide dans mon ame. Me voila donc resolu à Cloris, comme aux autres ; mais je connus bien qu’il n’estoit pas à propos de luy en parler, que Rosidor ne fust ou mort, ou guery, car la peine où elle estoit, l’occupoit entierement. Nous arrivasmes de ceste sorte à Lyon, où soudain chacun se separa, il est vray que la nouvelle affection que je portois à Cloris me la fit accompagner jusques en son logis, où mesme je visitay Rosidor, à fin de faire connoissance avec luy, jugeant bien qu’il falloit commencer par là à parvenir aux bonnes graces de sa femme. Elle qui le croyoit beaucoup plus blessé qu’elle ne le trouva, (car on fait tousjours le mal plus grand qu’il n’est pas, & l’apprehension augmente de beaucoup l’accident que l’on redoute) changea toute de visage, & de façon quand elle le trouva levé, & qu’il se promenoit par la chambre. Mais oyez ce qui m’arriva, la tristesse que Cloris avoit dans le batteau, fut comme je vous ay dit la cause de mon affection, & quand aupres de Rosidor, je la vis joyeuse & contente, tout ainsi que la compassion avoit fait naistre mon Amour, sa joye aussi, & son contentement le firent mourir, esprouvant bien alors, qu' »un mal se doit tousjours guerir par son contraire », j’entray donc serf & captif dans ce logis, & j’en sortis libre, & maistre de moy mesme : Mais considerant cet accident, je m’allay ressouvenir d’Aymée, & deFloriante, incontinent me voila en queste de leur logis, & tournay tant d’un costé & d’autre, qu’en fin je les rencontray qu’elles s’estoient de fortune mises ensemble. Par bonne rencontre, le lendemain estoit la grande feste de Venus, & par ce que suivant la coustume, le jour avant la solemnité, les filles chantent dans le temple, les hymnes qui sont faits à l’honneur de la Déesse, & qu’elles y font la veillée jusques à minuit, j’oüis prendre resolution à la belle mere d’Aymée d’y passer la nuit, comme les autres, à fin de mieux rendre son veu : Floriante à la secrette requeste d’Aymée, promit d’en faire de mesme, & d’autant que l’on y demeuroit en fort grande liberté, je fis dessein sans en parler d’y entrer aussi, faignant d’estre fille, lors qu’il seroit bien obscur : mais sçachant que les Druides estoient eux-mesmes aux portes, depuis qu’il commençoit à se faire tard, je me resolus de m’y cacher long temps auparavant. Et de fait m’estant mis en un recoin, le moins frequenté, & le plus obscur, j’y demeuray qu’il estoit plus de neuf ou dix heures du soir : Des-ja le temple estoit fermé, & n’y avoit d’hommes que moy, si ce n’est qu’il y en eust quelqu’autre aussi curieux que j’estois, & desja les hymnes avoient long temps continué, lors que je sortis de ma cachette. Et parce que le Temple estoit fort grand, & qu’il n’y avoit clarté, que celle que quelques flambeaux allumez sur l’Autel, pouvoient donner à l’entour, je me mis aysément entre les filles, sans qu’elles me reconnussent, & lors que j’alloischerchant de l’œil, l’endroit où estoit Aymée, je vis porter une petite bougie à une jeune fille, qui se levant, s’approcha de l’Autel, & apres avoir fait quelques ceremonies, se mit à chanter quelques couplets, ausquels sur la fin toute la trouppe respondit. Je ne sçay si ce fut ceste clairté blafarde (car quelquefois elle ayde fort à couvrir l’imperfection du teint) ou bien si veritablement elle estoit belle, tant y a qu’aussi tost que je la vis, je l’aymay. Or qu’à ceste heure ceux-là me viennent parler, qui dient que l’Amour vient des yeux de la personne aimée, cela ne pouvoit estre, car elle ne m’eust sçeu voir, outre qu’elle ne tourna pas mesme les yeux sur moy, & qu’à peine l’avois-je assez bien veuë, pour la pouvoir reconnoistre une autrefois, & cela fut cause, que poussé de la curiosité, je me coulay doucement entre ces Bergeres qui luy estoient plus pres. Mais par mal-heur, estant avec beaucoup de danger parvenu jusqu’aupres d’elle, elle finit son himne, & renvoya la bougie au mesme lieu où elle souloit estre, si bien que le lieu demeura si obscur, qu’à peine en la touchant l’eusse-je pû voir. Toutefois l’esperance qu’elle, ou quelqu’autre pres d’elle recommenceroit bien tost à chanter, m’arresta là quelque temps. Mais je vis qu’au contraire la clarté fut portée à l’autre chœur, & incontinent apres une de celles qui y estoient commença de chanter comme avoit fait ma nouvelle & inconneuë Maistresse. La difference que je remarquay fust de la voix, fust du visage, estoitgrande : car elle n’avoit rien qui approchast de celle que je commençois d’aimer, qui fut cause que ne pouvant plus long temps commander à ma curiosité, je m’adressay à une Dame, qui estoit la plus escartée, & me contrefaisant le mieux qu’il m’estoit possible, je luy demanday qui estoit celle qui avoit chanté avant la derniere. Il faut bien, me dit elle, que vous soyez estrangere, puis que vous ne la connoissez pas. Peut-estre, luy répondis je, la reconnoistrois-je si j’oyois son nom ? Qui ne la reconnoistra, dit-elle, à son visage, demandera son nom en vain. Toutefois pour ne vous laisser en peine, sçachez qu’elle s’appelle Cyrcéne, l’une des plus belles filles qui demeure le long des rives de l’Arar, & tellement connuë en toute ceste contrée, qu’il faut, si vous ne la connoissez, que vous soyez d’un autre monde. Jusques là j’avois si bien contrefait ma voix, que comme la nuit luy trompoit les yeux, aussi decevois-je son oreille par mes paroles ; mais à ce coup ne m’en ressouvenant plus, apres plusieurs autres remerciements, je luy dis, que si en eschange de la peine qu’elle avoit prise, je luy pouvois rendre quelque service, je ne croirois point qu’il y eust homme plus heureux que moy. Comment ! me dit-elle alors, & qui estes vous qui me parlez de ceste sorte ? & me touchant soudain, & regardant de plus pres, elle reconneut à mon habit, ce que j’estois, dont toute estonnée ; avez vous bien eu la hardiesse, me dit-elle, d’enfraindre nos loix de ceste sorte, Sçavez vous bienque vous ne pouvez payer ceste faute qu’avec la perte de vostre vie ? Il faut dire la verité, quoy que je sceusse qu’il y avoit quelque chastiment ordonné, si ne pensois-je pas qu’il fust tel, dont je ne fus peu estonné, toutefois luy representant que j’estois estranger, & que je ne sçavois point leurs statuts, elle prit pitié de moy, & me dit, que dés le commencement, elle l’avoit bien reconnu, & qu’il falloit que je sceusse qu’il estoit impossible d’obtenir pardon de ceste faute, par ce que la loy y estoit ainsi rigoureuse pour oster de ces veilles, tous les abus qui s’y souloient commettre. Toutefois que voyant que je n’y estois point allé de mauvaise intention, elle feroit tout ce qui luy seroit possible pour me sauver : Et que pour cét effet il ne falloit pas attendre que la minuit sonnast, car alors les Druides venoient à la porte avec des flambeaux, & les regardoient toutes au visage : Qu’à ceste heure la porte du Temple estoit bien fermée, mais qu’elle essayeroit de la faire ouvrir : & lors me mettant un voile sur la teste qui me couvroit jusques aupres des hanches, elle m’accommoda mon manteau par dessous, en telle sorte qu’il estoit mal-aisé de reconnoistre la nuit si c’estoit une robbe : m’ayant ainsi équippé, elle dit à quelques-unes de ses voisines, qui estoient venuës avec elle, qu’elle se trouvoit mal, & toutes ensemble s’en allerent demander la clef à la plus vieille de la trouppe, & nous en allant ensemble à la porte avec une petite bougie seulement,qu’elle mesme me portoit, & qu’elle couvroit presque toute avec la main, feignant de la conserver du vent : nous sortismes en foule, & j’eschappay ainsi heureusement de ce danger par sa courtoisie ; & pour mieux me déguiser, & aussi que j’avois envie de sçavoir à qui j’avois ceste obligation, je m’en allay parmy les autres jusques à son logis.

  Mais, belle Bergere, dit-[il], s’adressant à Diane, ce discours n’est pas encore à moitié, & il me semble que le Soleil est couché il y a long temps, ne seroit-il pas plus à propos d’en remettre la fin à une autre fois que nous aurons plus de loisir ? Vous avez raison, dit-elle, gentil Berger, il ne faut pas despendre tout son bien à la fois, ce qui reste à sçavoir nous pourra encores faire couler une agreable journée : Outre que Paris, qui doit encor passer la riviere, ne sçauroit arrester icy plus long temps sans se mettre à la nuit. Il n’y a rien, dit-il, belle Bergere, qui me puisse incommoder quand je suis pres de vous. Je voudrois bien, respondit-elle, qu’il y eust quelque chose en moy qui vous fust agreable, car vostre merite & vostre courtoisie oblige chacun à vous rendre toute sorte de service. Paris vouloit respondre, mais Hylas l’interrompit en luy disant. Pleust à Dieu, gentil Paris, que je fusse vous, & que Diane fut Phillis, & qu’elle me tint ce langage. Quand cela seroit, dit Paris, vous ne luy en auriez que tant plus d’obligation. Il est vray, dit Hylas, mais je ne craindray jamaisde m’obliger en partie à celle à qui je suis desja entierement. Vos obligations, dit Diane, ne sont pas de celles qui sont pour tousjours, vous les revoquez quand il vous plaist. Si les unes, respondit-il, y perdent, les autres y ont de l’avantage, & demandez à Phillis si elle n’est pas bien aise que je sois de ceste humeur, car si j’estois autrement, elle pourroit bien se passer de mon service. Avec semblables discours, Diane, Paris, & plusieurs autres Bergeres, parvindrent jusques au grand pré où ils avoient accoustumé de s’assembler avant que de se retirer, & Paris donnant le bon-soir à Diane, & au reste de la trouppe, prit son chemin du côté de Laigneu.

  Mais cependant Lycidas parloit avec Phillis, car la jalousie de Silvandre le tourmentoit de sorte, qu’il n’avoit pû attendre au lendemain à luy en dire ce qu’il en avoit sur le cœur : Il estoit tellement hors de luy-mesme, qu’il ne prit pas garde que l’on l’escoutoit, mais pensant estre seul avec elle, apres deux ou trois grands souspirs, il luy dit. Est-il possible, Phillis, que le Ciel m’ait conservé la vie si longuement pour me faire ressentir vostre infidelité ? La Bergere qui attendoit toute autre sorte de discours, fut si surprise, qu’elle ne luy pût respondre. Et le Berger voyant qu’elle demeuroit muette, & croyant que ce fust pour ne sçavoir quelle excuse prendre, continua. Vous avez raison, belle Bergere, de ne point respondre, car vos yeux parlent assez, voire trop clairement pour mon repos : Et ce silence ne me dit & asseure que trop ce que je vous demande, & que je ne voudrois pas sçavoir. La Bergere qui se sentit offensée de ces paroles, luy respondit toute despite : Puis que mes yeux parlent assez pour moy, pourquoy voudriez-vous que je vous respondisse d’autre façon ? Et si mon silence vous donne plus de connoissance de mon peu d’amitié, que mes actions passées n’ont pû faire de ma bonne volonté, pensez-vous que j’espere de vous en pouvoir rendre plus de tesmoignage par mes paroles ; Mais je voy bien que c’est, Lycidas, vous voulez faire une honneste retraitte, vous avez dessein ailleurs, & pour ne l’oser sans donner à vostre legereté quelque couverture raisonnable, vous vous faignez des chimeres, & bastissez des occasions de déplaisir, où vous sçavez bien qu’il n’y a point de sujet, à fin de me rendre blasmée de vostre faute : Mais, Lycidas, serrons de pres toutes vos raisons, voyons quelles elles sont, ou si vous ne le voulez faire, retirez-vous, Berger, sans m’accuser de l’erreur que vous avez commise, & dont je sçay bien que je feray une longue penitence : mais contentez vous de m’en laisser le mortel déplaisir, & non pas le blasme, que vous m’allez procurant par vos plaintes tant ordinaires, que vous en importunez & le Ciel & la terre. Le doute où j’ay esté, repliqua le Berger, m’a fait plaindre, mais l’asseurance que vous m’en donnez par vos aigres paroles me fera mourir. Etquelle est vostre crainte ? respondit la Bergere. Jugez, repliqua-t’il, qu’elle ne doit pas estre petite, puis que la plainte qui en procede importune & le Ciel & la terre, comme vous me reprochez. Que si vous la voulez sçavoir, je la vous diray en peu de mots. Je crains que Phillis n’aime point Lycidas. Ouy Berger, reprit Phillis, vous pouvez croire que je ne vous aime point, & avoir en vostre memoire ce que j’ay fait pour vous, & pour Olympe ? Est-il possible que les actions de ma vie passée, vous reviennent devant les yeux, lors que vous concevez ces doutes ? Je sçay bien, respondit le Berger, que vous m’avez aimé, & si j’en eusse esté en doute, ma peine ne seroit pas telle que je la ressens ; mais je crains que comme une blesseure pour grande qu’elle soit, si elle ne fait mourir, se peut guerir avec le temps : de mesme celle qu’Amour vous avoit faite alors pour moy, ne soit à cette heure de sorte guerie, qu’à peine la cicatrice en apparoisse seulement. Phillis à ces paroles tournant la teste à costé, & les yeux avec un certain geste de mescontentement. Puis, Berger, luy dit-elle, que jusques icy par les bons offices, & par tant de tesmoignages d’affection, que je vous ay rendus, je connoy de n’avoir rien avancé ; asseurez vous que ce que j’en plains le plus, c’est la peine & le temps que j’y ay employez. Lycidas conneut bien d’avoir fort offensé sa Bergere, toutesfois il estoit luy-mesme si fort attaint de jalousie, qu’il ne pût s’empescherde luy respondre. Ce courroux, Bergere, ne me donne t’il pas de nouvelles connoissances de ce que je crains ? car « de se fascher des propos qu’une trop grande affection fait quelquefois proferer, n’est ce pas signe de n’en estre point attaint » ? Phillis oyant ce reproche, revint un peu à soy, & tournant le visage à luy, respondit. Voyez vous, Lycidas, toutes faintes en toutes personnes me déplaisent, mais je n’en puis supporter en celles avec qui je veux vivre. Comment ? Lycidas a la hardiesse de me dire qu’il doute de l’amitié de sa Phillis, & je ne croiray pas qu’il dissimule ? & quel tesmoignage s’en peut-il rendre que je ne vous ay rendu ? Berger, Berger, croyez moy, ces paroles me font mal penser des asseurances qu’autrefois vous m’avez données de vostre affection : Car il peut bien estre que vous me trompiez en ce qui est de vous, comme il semble que vous vous deceviez en ce qui est de moy. Ou que comme vous pensez n’estre point aimé, l’estant plus que tout le reste du monde, de mesme vous pensiez de m’aimer en ne m’aimant pas. Bergere, respondit Lycidas, si mon affection estoit de ces communes, qui ont plus d’apparance que d’effet, je me condamnerois moy-mesme, lors que sa violence me transporte hors de la raison, ou bien quand je vous demande de grandes preuves d’une grande amitié ; mais puis qu’elle n’est pas telle, & que vous sçavez bien qu’elle embrasse tout ce qui est de plus grand, ne sçavez vous pas que l’extréme Amour ne marche jamais sans la crainte, encores qu’elle n’en ait point de sujet, & que pour peu qu’elle en ait, ceste crainte se change en jalousie, & la jalousie en la peine, ou plustost en la forcenerie où je me trouve.

  Ce pendant que Lycidas, & Phillis parloient ainsi, pensant que ces paroles ne fussent ouyes que d’eux mesmes, & qu’ils n’eussent autres tesmoins que ces arbres[,] Silvandre, comme je vous ay dit, estoit aux écoutes, & n’en perdoit une seule parole : Laonice d’autre costé qui s’estoit endormie en ce lieu, s’esveilla au commencement de leur discours, & les reconnoissant tous deux, fut infiniment aise de s’y estre trouvée si à propos, s’asseurant bien qu’ils ne se separeroient point, qu’ils ne luy apprinssent beaucoup de secrets, dont elle esperoit se servir à leur ruine : Et il advint ainsi qu’elle l’avoit esperé, car Phillis oyant dire à Lycidas qu’il estoit jaloux, luy repliqua fort haut, & de qui, & pourquoy ? Ah ! Bergere, respondit l’affolé Lycidas, me faites vous ceste demande ? Dittes moy, je vous supplie, d’où procederoit ceste grande froideur envers moy depuis quelque temps, & d’où ceste familiarité que vous avez si estroitte avec Silvandre, si l’amitié que vous me souliez porter n’estoit point changée à son avantage ? Ah ! Bergere, vous deviez bien croire que mon cœur n’est pas insensible à vos coups, puis qu’il a si vivement ressenty ceux de vos yeux. Combien y a t’il que vous vous estes retirée de moy ? que vous ne vous plaisezplus à parler à moy ? & qu’il semble que vous allez mandiant toutes les autres compagnies pour fuïr la mienne ? où est le soin que vous aviez autrefois de vous enquerir de mes nouvelles, & l’ennuy que vous rapportoit mon retardement hors de vostre presence ? Vous pouvez vous ressouvenir combien le nom de Lycidas vous estoit doux, & combien de fois il vous eschappoit de la bouche pour l’abondance du cœur en pensant nommer quelqu’autre. Vous en pouvez-vous ressouvenir, dy-je, & n’avoir à ceste heure dans ce mesme cœur, & dans ceste mesme bouche que le nom & l’affection de Silvandre, avec lequel vous vivez de sorte qu’il n’est pas jusques aux plus estrangers qui sont en ceste contrée, qui ne reconnoissent que vous l’aimez ? & vous trouvez estrange que moy qui suis ce mesme Lycidas, que j’ay tousjours esté, & qui ne suis né que pour une seule Phillis, sois entré en doute de vous ? L’extréme déplaisir de Lycidas luy faisoit naistre une si grande abondance de paroles en la bouche, que Phillis pour l’interrompre ne pouvoit trouver le temps de luy respondre, car si elle ouvroit la bouche pour commencer, il continuoit encore avec plus de vehemence, sans considerer que sa plainte estoit celle qui rengregeoit son mal, & que s’il y avoit quelque chose qui le pût alleger, c’estoit la seule response qu’il ne vouloit escouter : & au contraire ne connoissant pas que ce torrent de paroles ostoit le loisir à la Bergere de luyrespondre, il jugeoit que son silence procedoit de se sentir coulpable, si bien qu’il alloit augmentant sa jalousie à tous mouvemens & à toutes les actions qu’il luy voyoit faire ; dequoy elle se sentit si surprise & offensée, que toute interditte elle ne sçavoit par quelles paroles elle devoit commencer, ou pour se plaindre de luy, ou pour le sortir de l’opinion où il estoit : mais la passion du Berger, qui estoit extréme, ne luy laissa pas beaucoup de loisir à y songer : car encor qu’il fust presque nuit, si la vid-il rougir, ou pour le moins il luy sembla de le voir, qui fut bien la conclusion de son impatience, tenant alors pour certain, ce dequoy il n’avoit encore que douté. Et ainsi sans attendre davantage, apres avoir reclamé deux ou trois fois les Dieux, justes punisseurs des infidelles, il s’en alla courant dans le bois, sans vouloir escouter, ny attendre Phillis, qui se mit apres luy, pour luy descouvrir son erreur, mais ce fut en vain : car il alloit si viste, qu’elle le perdit incontinant dans l’espoisseur des arbres. Et ce pendant Laonice bien aise d’avoir découvert ceste affection, & de voir un si bon commencement à son dessein, se retira comme de coustume avec la Bergere sa compagne, & Silvandre d’autre costé se resolut, puis que Lycidas prenoit à si bon marché tant de jalousie, de la luy vendre à l’advenir un peu plus cherement, feignant de vrayement aymer Phillis, lors qu’il le verroit aupres d’elle.

Livre neuvième

LE
NEUFIESME
LIVRE DE LA PREMIERE PARTIE
d’Astree.

Leonide ce pendant arriva en la maison d’Adamas, & luy ayant fait entendre, que Galathée avoit infiniment affaire de luy, & pour un sujet fort pressé, que elle luy diroit par les chemins, il resolut pour ne luy desobeïr de partir aussi tost que la Lune esclaireroit, qui pouvoit estre une demie heure avant jour. En ceste resolution, aussi tost que la clairté commença de paroistre, ils se mirent en chemin, & lors qu’ils furent au bas de la colline, n’ayant plus qu’une plaine qui les conduisoit au Palais d’Isoure, La Nymphe à la requeste de son oncle, reprit la parole de ceste sorte.


HISTOIRE DE GALATHEE
ET LINDAMOR.

Mon pere (car elle l’appelloit ainsi) ne vous estonnez point, je vous supplie, d’oüyr ce que j’ay à vous dire, & lors que vous en aurez occasion, ressouvenez-vous que ce mesme Amour en est cause, qui autrefois vous a poussé à semblables ou plus estranges accidents. Je n’oserois vous en parler si je n’en avois permission, voire s’il ne m’avoit esté commandé, mais Galathée à qui cét affaire touche, veut bien, puis qu’elle vous a esleu pour medecin de son mal, que vous en sçachiez, & la naissance, & le progrez : toutefois elle m’a commandé de tirer parole de vous, que vous n’en direz jamais rien. Le Druide qui sçavoit quel respect il devoit à sa Dame (car pour telle la tenoit-il) luy respondit, qu’il avoit assez de prudence pour celer ce qu’il sçauroit importer à Galathée, & qu’en cela la promesse estoit superfluë. Sur ceste asseurance, continua Leonide, je paracheveray donc de vous dire ce qu’il faut que vous sçachiez : Il y a fort long temps que Polemas devint amoureux de Galathée, de dire comme cela advint, il seroit inutile, tant y a qu’il l’aima de sorte, qu’à bon escient on l’en pouvoit dire Amoureux. Ceste affection passa si avant, queGalathée mesme ne la pouvoit ignorer tant s’en faut, en particulier elle luy fit plusieurs fois paroistre de n’avoir point son service desagreable : Ce qui le lia si bien, que rien depuis ne l’en a jamais peu distraire, & c’est sans doute que Galathée avoit bien quelque occasion de favoriser Polemas : car il estoit homme qui meritoit beaucoup. Pour sa race, il est comme vous sçavez de cet ancien tige de Surieu, qui en noblesse ne cede pas mesme à Galathée, quant à ce qui est de sa personne il est fort agreable, ayant & le visage & la façon assez capable de donner de l’Amour ; sur tout il a beaucoup de sçavoir, faisant honte en cela aux plus sçavants : Mais à qui vay-je racontant toutes ces choses, vous le sçavez, mon pere, beaucoup mieux que moy, tant y a que ces bonnes conditions le rendoient tellement recommandable, que Galathée le daigna bien favoriser, plus que tout autre qui pour lors fust à la Cour d’Amasis. Toutefois ce fut avec tant de discretion, que personne ne s’en prit jamais garde. Or Polemas ayant ainsi le vent favorable, vivoit content de soy-mesme, autant qu’une personne fondée sur l’esperance le peut estre. Mais cet inconstant Amour, ou plustost ceste inconstante fortune, qui se plaist au changement, voire qui s’en nourrit, voulut que Polemas, aussi bien que le reste du monde, ressentist quelles sont les playes qui procedent de samain. Vous pourrez vous ressouvenir, qu’il y a quelque temps qu’Amasis permit à Clidaman de nous donner à toutes des serviteurs. De ceste occasion comme d’un essaim, sont sortis tant d’Amours, qu’outre que toute nostre Cour en fut peuplée, tout le païs mesme s’en ressentit. Or entr’autres par hazard Lindamor fut donné à Galathée, il avoit beaucoup de merites, toutefois elle le receut aussi froidement que la ceremonie de ceste feste le luy pouvoit permettre : mais luy qui peut-estre des-ja auparavant avoit eu quelque intention, qu’il n’avoit pas osé faire paroistre outre les bornes de sa discretion, fut bien aise que ce sujet se presentast pour esclorre les beaux desseins qu’Amour luy avoit fait concevoir, & de donner naissance sous le voile de la fiction à de tres-veritables passions. Si Polemas ressentit le commencement de ceste nouvelle amitié, le progrez luy en fut encor plus ennuyeux : D’autant que le commencement estoit couvert de l’ombre de la courtoisie, & de l’exemple de toutes les autres Nymphes, si bien qu’encor que Galathée le receust avec quelque apparence de douceur, cela par raison ne le pouvoit offenser, puis qu’elle y estoit obligée par la loy qui estoit commune : mais quand ceste recherche continua, & plus encor quand passant les bornes de la courtoisie, il vid que c’estoit à bon escient, ce fut lors qu’il ressentit les effets que la jalousie produit en une ame qui aimebien. Galathée de son costé n’y pensoit point, ou pour le moins ne croyoit pas en venir si avant, mais les occasions, qui comme enfilées se vont trainant l’une l’autre, l’emporterent si avant, que Polemas pouvoit bien estre excusé en quelque sorte, s’il se laissoit blesser à un glaive si trenchant, & si la jalousie pouvoit plus que l’asseurance que ses services luy donnoient. Lindamor estoit gentil, & n’y avoit rien qui se pûst desirer en une personne bien née, dont il ne se deust contenter, courtois entre les Dames, brave entre les guerriers, plein de valeur & de courage, autant qu’autre qui ait esté en nostre Cour dés plusieurs années. Il avoit esté jusques en l’âge de vingt & cinq ans, sans ressentir les effets qu’Amour a accoustumé de causer dans les cœurs de son âge, non que de son naturel il ne fust serviteur des Dames, ou qu’il eust faute de courage pour en hazarder quelqu’une, mais pour s’estre tousjours occupé à ces exercices, qui esloignent l’oysiveté, il n’avoit donné loisir à ses affections de jetter leurs racines en son ame : Car dés qu’il pût porter le faix des armes, poussé de cét instinct genereux, qui porte les courages nobles aux plus dangereuses entreprises, il ne laissa occasion de guerre où il ne rendist tesmoignage de ce qu’il estoit : depuis estant revenu voir Clidaman, pour luy rendre le devoir à quoy il luy estoit obligé, en mesme temps il se donna à deux, à Clidaman, comme à son seigneur, & à Galathée, comme à sa Dame, & à l’un & à l’autre sans l’avoir desseigné : mais la courtoisie du jeune Clidaman, & les merites de Galathée avoient des aymants de vertu trop puissants, pour ne l’attirer à leur service. Voila donc, comme je vous disois, Lindamor amoureux, mais de telle sorte, que son affection ne se pouvoit plus couvrir du voile de la courtoisie. Polemas comme celuy qui y avoit interest le reconnut bien tost, toutefois encor qu’ils fussent amis, si ne luy en fit-il point de semblant. Au contraire, se cachant entierement à luy, il ne taschoit que de s’asseurer davantage de ceste Amour, afin de la ruiner par tous les artifices qu’il pourroit, comme il s’essaya depuis. Et parce que dés le retour de Lindamor il avoit, comme je vous disois, fait profession d’amitié avec luy, il luy fut aisé de continuer. En ce temps Clidaman commença de se plaire aux tournois, & aux joustes, où il reüssissoit fort bien, à ce que l’on disoit, pour son commencement : Mais sur tous Lindamor emportoit tousjours la gloire du plus adroit & du plus gentil, dont Polemas portoit une si grande peine, qu’il ne pouvoit dissimuler sa mauvaise volonté, & pensant, s’il faisoit ses parties avec luy, d’en emporter la plus grande gloire, parce qu’il estoit plus âgé, & de plus longue main à la Cour, il estoit tousjours dans tous les desseins de son rival, mais Lindamor qui ne se doutoit point de l’occasion qui le luy faisoit faire, y alloit sans contrainte, & cela rendoit ses actions plus agreables, ce que ne faisoit pas Polemas, qui avoit un dessein caché, où il falloit qu’il usast d’artifice : de sorte qu’il luy servoit presque de lustre. Et mesmes le dernier des Baccanales, que le jeune Clidaman fit un tournoy, pour soustenir la beauté de Silvie, Guiemants & Lindamor firent tout ce que des hommes pouvoient faire, mais entre tous, Lindamor y eut tant de grace, & tant de bon-heur, que quand Galathée n’en eust point esté le juge, Amour toutefois eust donné l’arrest contre Polemas. La Nymphe qui commençoit d’avoir des yeux aussi bien pour le reste des hommes, que jusques alors elle n’en avoit eu que pour Polemas, ne pût s’empescher de dire beaucoup de choses à l’advantage de Lindamor. Et voyez comme l’Amour se jouë & se mocque de la prudence des Amants ! Ce que Polemas avec tant de soing, & d’artifice va recherchant pour s’avantager par dessus Lindamor, luy nuit le plus, & le rend presque son inferieur : car chacun faisant comparaison des actions de l’un & de l’autre, y trouvoit tant de difference, qu’il eust mieux valu pour luy, ou de n’y point assister, ou qu’il s’en fust declaré ennemy tout à fait. Ce fut ce soir mesme que Lindamor, poussé de son bon demon (je croy quant à moy, qu’il y a des jours heureux, & d’autres mal-heureux) se declara à bon escient serviteur de la belle Galathée, mais l’occasion aussiluy fut toute telle qu’il eust sceu desirer, car dansant ce bal, que les Francs ont nouvellement apporté de Germanie, auquel l’on va dérobant celle que l’on veut, conduit d’Amour, mais beaucoup plus poussé à ce que je croy du destin, il déroba Galathée à Polemas, qui plus attentif à son discours qu’au bal, n’y prenoit pas garde, & alloit à l’heure mesme, reprochant à la Nymphe la naissante amitié qu’il prevoyoit de Lindamor : Elle qui n’y avoit point encor pensé à bon escient, s’offensa de ce discours, & receut si mal ses paroles, qu’elles luy rendirent celles de Lindamor d’autant plus agreables, qu’il luy sembloit en cela se venger de ce soupçonneux. Ce qui m’en fait parler ainsi, c’est que nul ne le peut mieux sçavoir que moy, qui semble avoir esté destinée, pour ouïr toutes ces Amours : car soudain que nous fusmes retirées, & que Galathée fut dans le lit, elle me commanda de demeurer au chevet pour luy tenir la bougie, c’estoit lors qu’elle lisoit les dépesches qui luy venoient, & mesme celles qui estoient d’importance : Ce soir elle en fit le semblant pour donner occasion aux Nymphes de la laisser seule, & quand elles furent toutes sorties, elle me commanda de fermer la porte, puis me fit asseoir sur le pied du lit, & apres avoir un peu sousry, elle me dit : Encor faut-il, Leonide que vous riez de la gratieuse rencontre qui m’est advenuë au bal ; vous sçavez qu’il y a des-ja quelque temps que Polemas a pris volontéde me servir, car je ne le vous ay point celé, & d’autant qu’il me sembloit qu’il vivoit envers moy avec tant d’honneur, & de respect, il ne faut point en mentir, son service ne m’a point esté des-agreable, & je l’ay reçeu avec un peu plus de bonne volonté, que des autres de ceste Cour, non toutefois qu’il y ait eu aucun Amour de mon costé : je ne veux pas dire, que peut estre, comme « l’Amour flatte tousjours ses malades d’esperance », il ne se soit figuré ce qu’il a desiré, mais la verité est, que je n’ay jamais encores jugé qu’il eust pour moy quelque chose capable de m’en donner, je ne sçay ce qui pourroit advenir, & m’en remets à ce qui en sera, mais pour ce qui est jusques icy, il n’y a aucune apparence. Or Polemas qui a veu que j’oyois ce qu’il me vouloit dire, & que je l’escoutois avec patience, rendu d’autant plus hardy, qu’il ne remarquoit point que je vesquisse avec aucun autre de ceste sorte, a passé si outre, qu’il ne sçait plus ce qu’il fait, tant il est hors de soy. Et de fait, ce soir, il a dancé avec moy quelque temps, au commencement si resveur, que j’ay esté contrainte sans y penser de luy demander ce qu’il avoit : Ne vous déplaira-t’il point, m’a t’il dit, si je le vous découvre ? nullement, luy ay-je répondu, car je ne demande jamais chose que je ne vueille sçavoir ; sur ceste assurance il a poursuivy : Je vous diray, Madame, qu’il n’est pas en ma puissance de ne resver à des actions que je voy d’ordinaire devant mesyeux, & qui me touchent si vivement, que si j’en avois aussi bien l’asseurance, que je n’en ay que le soupçon, je ne sçay s’il y auroit quelque chose assez forte, pour me retenir en vie : sans mentir, j’estois encor si peu advisée, que je ne sçavois ce qu’il vouloit dire ; toutefois me semblant que son amitié m’obligeoit à quelque sorte de curiosité, je luy ay demandé quelles actions c’estoient qui le touchoient si vivement, alors s’arrestant un peu, & m’ayant regardée ferme quelque temps, il m’a dit. Est-il possible, Madame, que sans fiction vous me demandiez que c’est ? Et pourquoy luy ay-je respondu, ne voulez vous pas que je le puisse faire ? Par ce, a t’il adjousté, que c’est à vous, à qui toutes ces choses s’addressent, & que c’est de vous aussi d’où elles procedent, & lors voyant que je ne disois mot, car je ne sçavois ce qu’il vouloit dire ; il a recommencé à marcher, & m’a dit : Je ne veux plus que vous puissiez faindre en cest affaire sans rougir : car resolument je me veux forcer de le vous dire, quoy que le discours m’en deust couster la vie. Vous sçavez, Madame, avec quelle affection, depuis que le Ciel me rendit vostre, j’ay tasché de vous rendre preuve que j’estois veritablement serviteur de la belle Galathée ; vous pouvez dire, si jusques icy vous avez reconnu quelque action des miennes tendre à autre fin qu’à celle de vostre service : Si tous mes desseins n’ont pris ce point pour leur but, & si tous mes desirs parvenant là, ne se sontmonstrez satisfaits & contens : Je m’asseure que si ma fortune me nie de meriter quelque chose davantage en vous servant, que pour le moins elle ne me refusera pas ceste satisfaction de vous, que vous advoüerez que veritablement je suis vostre, & à nulle autre qu’à vous. Or si cela est, jugez quel regret doit estre le mien, apres tant de temps dépendu, pour ne dire perdu, lors que (s’il y avoit quelque raison en Amour) je devrois plus raisonnablement attendre quelque loyer de mon affection, je vois en ma place un autre favorisé, & heritier pour dire ainsi de mon bien avant ma mort : excusez moy, si j’en parle de ceste sorte, l’extréme passion arrache ces justes plaintes de mon ame, qui encore qu’elle le vueille, ne peut les taire davantage, voyant celuy qui triomphe de moy, en avoir acquis la victoire plus par destin, que par merite. C’est de Lindamor, de qui je vous parle, Lindamor, de qui le service est d’autant plus heureusement receu de vous, qu’il me cede, & en affection, & en fidelité ; Mon grief n’est pas pour le voir plus heureux, qu’il n’eust osé souhaitter, mais ouy bien de le voir heureux à mes despens. Excusez moy, Madame, je vous supplie, ou plustost excusez la grandeur de mon affection, si je me plains, puis que ce n’est qu’une plus apparente preuve du pouvoir que vous avez sur vostre tres-humble serviteur : Et ce qui me fait parler ainsi, c’est pour remarquer que vous usez envers luy des mesmes paroles, & des mesmes façons de traitterque vous souliez envers moy, à la naissance de vostre bonne volonté, & lors que vous me permistes de vous parler, & de pouvoir dire en moy mesme, que vous sçaviez mon affection. Cela me met hors de moy-mesme, avec tant de violence, qu’à peine puis-je commander à ces furieux mouvemens que vous me faites, que l’offense produit en mon ame, qu’ils n’en fassent naistre des effets au delà de la discretion. Il vouloit parler d’avantage, mais l’affection en quoy il estoit, luy a si promptement osté la voix, qu’il ne luy a pas esté possible de continuer plus outre. Si je me suis offensée de ses paroles, vous le pouvez juger, car elles estoient, & temeraires, & plaines d’une vanité qui n’estoit pas suportable ; toutefois à fin de ne donner connoissance de ce trouble, à ceux qui n’ont des yeux que pour espier les actions d’autruy, je me suis contrainte de luy faire une response un peu moins aigre que je n’eusse fait, si j’eusse esté ailleurs. Et luy ay dit : Polemas, ce que vous estes, & ce que je suis, ne me laissera jamais douter, que vous ne soyez mon serviteur, tant que vous demeurerez en la maison de ma mere, & que vous ferez service à mon frere : Mais je ne puis assez m’estonner des folies que vous allez meslant en vostre discours, en parlant d’heritage, & de vostre bien ; en ce qui est de mon amitié, je ne sçay par quel droit vous me pretendriez vostre : mon intention, Polemas, a esté de vous aimer, & estimer comme vostre vertu le merite, & ne vous devez rien figurer outre cela ;& quand à ce que vous dittes de Lindamor, sortez d’erreur, car si j’en use de mesme avec luy, que j’ay fait avec vous, vous devez croire que j’en feray de mesme avec tous ceux qui par cy apres le meriteront, sans autre dessein plus grand que d’aimer, & d’estimer ce qui le merite, en quelque sujet qu’il se trouve. Et quoy, Madame, luy dis-je lors en l’interrompant, vous semble-t’il que ceste response soit douce ? Je ne sçay pas que vous eussiez pû honnestement luy dire davantage : car à la verité il faut avoüer qu’il est outrecuidé, mais si ne peut-on nier que ceste outrecuidance ne soit née en luy avec quelque apparence de raison. De raison ? me respondit incontinent la Nimphe, & quelle raison en cela pourroit-il alleguer ? Plusieurs, Madame, luy repliquay-je, mais pour les taire toutes, sinon une ; je vous diray, que veritablement vous avez permis qu’il vous ait servie avec plus de particularité que toute autre. C’est par ce, dit Galathée, qu’il me plaisoit davantage, que le reste des serviteurs de mon frere. Je le vous advoüe, respondis-je, & se voyant plus avant en vos bonnes graces, que pouvoit-il moins esperer que d’estre aymé de vous ? Il a tant ouy raconter des exemples d’Amour entre des personnes inégales, qu’il ne pouvoit se flatter moins que d’esperer cela mesme pour luy, qu’il oyoit raconter des autres, & me souvient que sur ce mesme sujet il fit des vers qu’il chanta devant vous, il y a quelque temps, lors quevous luy commandiez de celer son affection : ils estoient tels.


SONNET.

Pourquoy si vous m’aimez, craignez vous qu’on le sçache ?
Est-il rien de plus beau qu’une honneste amitié ?
Les esprits vertueux l’un à l’autre elle attache
Et loing des cœurs humains bannit l’inimitié :
Si vostre eslection est celle qui vous fasche,
Et que vous me jugiez trop indigne moitié,
Orgueilleuse beauté qu’à chacun on le cache,
Sans que jamais en vous se monstre la pitié.
Mais toutefois Didon d’un corsaire n’a honte,
Paris jeune Berger, son Œnone surmonte,
Et Diane s’esmeut pour son Endimion.
Amour n’a point d’égard à la grandeur Royale,
Au Sceptre le plus grand la houlette il égale,
Et sans plus luy suffit la pure affection.

Alors Adamas luy demanda : Et comment, Leonide, il semble par les paroles de Galathée qu’elle mesprise Polemas, & par ces vers il n’y a personne qui ne jugeast qu’elle l’aime, & qu’il ne puisse seulement patienter qu’elle le dissimule ? Mon pere, luy repliqua Leonide, il est tout vray qu’elle l’aimoit, & qu’elle luy en avoit tant rendu de preuve, qu’en le croyant il n’estoit pas si outrecuidé, qu’on l’eust peutenir pour homme de peu d’entendement en ne le croyant pas ; & quoy qu’elle voulust faindre avec moy, si est ce que je sçay bien qu’elle l’avoit attiré par des artifices, & par des esperances de bonne volonté, dont les arres n’estoient pour le commencement si petites, que plusieurs autres n’y eussent esté deceuz, & je ne sçay, voyant donner de si grandes assurances, qui eust creu qu’elle les eust voulu perdre, & se dédire du marché : mais il merite ce chastiment, pour la perfidie dont il a usé envers une Nymphe, de qui l’affection deceuë a crié vengeance, de sorte qu’Amour l’a en fin exaucée : car sans mentir, c’est le plus trompeur, le plus ingrat, & le plus indigne d’estre aimé, pour ceste méconnoissance, qui soit sous le Ciel & ne merite pas qu’on le plaigne, s’il ressent la douleur que les autres ont soufferte pour luy.

  Adamas la voyant ainsi esmeuë contre Polemas, luy demanda qui estoit la Nymphe qu’il avoit deceuë, & luy dit, qu’elle devoit estre de ses amies, puis qu’elle en ressentoit l’offense si vivement. Elle reconneut alors qu’elle avoit trop cedé à sa passion, & que sans y penser elle faisoit connoistre ce qu’elle avoit tenu secret si long temps, toutefois comme elle avoit un esprit vif, & qui ne tomboit jamais en deffaut, elle couvrit par ses dissimulations si bien ceste erreur, qu’Adamas pour lors n’y prit pas garde. Et quoy, ma fille, luy dit Adamas, ne sçavez vous pas que « les hommes vivent avec dessein de vaincre, & parachever tout ce qu’ils entreprennent, & que l’amitié qu’ils font paroistre à vous autres femmes, n’est que pour s’en faciliter le chemin. Voyez vous, Leonide, tout Amour est pour le desir de chose qui deffaut, le desir estant assouvy, n’est plus desir, n’y ayant plus de desir, il n’y a plus d’Amour. Voyla pourquoy celles qui veulent estre long temps aimées, sont celles qui donnent moins de satisfaction aux desirs des Amants ». Mais, adjousta Leonide, celle dont je parle est une de mes particulieres amies, & je sçay que jamais elle n’a traitté envers Polemas, qu’avec toute la froideur qui se peut dire : Cela aussi, repliqua Adamas, fait perdre le desir, car le desir se nourrit de l’esperance, & des faveurs. Or « tout ainsi que la méche de la lampe s’esteint quand l’huile deffaut ; de mesme le desir meurt, lors que sa nourriture luy est ostée » : voila pourquoy nous voyons tant d’Amours qui se changent, les unes par trop, & les autres par trop peu de faveurs : mais retournons à ce que vous disiez à Galathée ? qu’est-ce qu’elle vous respondit ? Si Polemas, respondit Leonide, eust eu, me dit-elle, autant de jugement pour se mesurer, que de temerité pour m’oser aimer, il eust receu ces faveurs de ma courtoisie, & non pas de mon Amour : Mais, continua Galathée, cela n’a rien esté au prix de l’accident qui est arrivé en mesme temps, car à peine avois-je respondu à Polemas, ce que vous avez ouy, que Lindamor suivantle cours de la danse, m’est venu desrober, & si dextrement, que Polemas ne l’a sçeu éviter, ny par mesme moyen me respondre qu’avec les yeux : mais certes il l’a fait avec un visage si renfroigné, que je ne sçay comme j’ay peu m’empescher de rire : Quant à Lindamor, ou il ne s’en est pris garde, ou le reconnoissant, il ne l’a voulu faire paroistre ; tant y a qu’incontinent apres il m’a parlé de sorte, que cela suffisoit bien à faire devenir entierement fol le pauvre Polemas, s’il l’eust ouy. Madame, m’a t’il dit, est-il possible que toutes choses aillent tant au rebours, & que la fainte reüssisse si vraye, & les presages aussi, que vos yeux me dirent à l’abord que je les vis ? Lindamor, luy ay-je dit, ce seroit estre puny comme vous meritez, si faignant vous rencontriez la verité. Ceste punition, m’a-t’il respondu, m’est si agreable, que je me voudrois mal, si je ne l’aimois, & cherissois, comme le plus grand heur qui me puisse arriver. Qu’entendez vous par là, luy ay-je dit : car peut-estre parlons nous de chose bien differente ? J’entends, dit-il, qu’en ce jeu du bal, je vous ay desrobée ; & qu’en la verité de l’Amour, vous m’avez dérobé & l’ame & le cœur. Alors rougissant un peu, je luy ay respondu comme en colere : Et quoy, Lindamor, quels discours sont les vostres ? Vous ressouvenez-vous pas qui je suis, & qui vous estes ? Si fay, dit-il, Madame, & c’est ce qui me convie à vous parler de ceste sorte, car n’estes vous pas Madame, & ne suis-je pas vostre serviteur ? Ouy, luy ay-je respondu, mais ce n’est pas en la sorte que vous l’entendez : car vous me devez servir avec respect, & non point avec Amour, ou s’il y a de l’affection, il faut qu’elle naisse de vostre devoir. Il a incontinent repliqué, Madame, si je ne vous sers avec respect, jamais divinité n’a esté honorée d’un mortel : mais que ce respect soit le pere ou l’enfant de mon affection, cela vous importe peu, car je suis resolu quelle que vous me puissiez estre, de vous servir, de vous aimer, & de vous adorer, & en cela ne croyez point que le devoir, à quoy Clidaman par son jeu nous a sousmis, en soit la cause, il en peut bien estre la couverture : mais en fin vos merites, vos perfections, ou pour mieux dire mon destin me donne à vous, & j’y consents, car je reconnois que tout homme qui vit sans vous aimer, ne merite le nom d’homme. Ces paroles ont esté proferées avec une certaine vehemence, qui m’a bien fait connoistre qu’il disoit veritablement ce qu’il avoit en l’ame, & voyez je vous supplie la plaisante rencontre ? je n’avois jamais pris garde à ceste affection, pensant que tout ce qu’il faisoit fust par jeu, & ne m’en fusse jamais apperceuë, sans la jalousie de Polemas, mais depuis j’ay eu tousjours l’œil sur Lindamor, & ne faut point que j’en mente, je l’ay trouvay capable de donner aussi bien de l’Amour, que de la jalousie, de sorte qu’il semble, que l’autre ait esguisé le fer dont il a voulu trancher le filetdu peu d’amitié que je luy portois, car je ne sçay comment Polemas, depuis ce temps-là, me déplaist si fort en toutes ses actions, qu’à peine l’ay-je peu souffrir pres de moy le reste du soir : au contraire tout ce que Lindamor fait me revient de sorte, que je m’estonne de ne l’avoir plustost remarqué. Je ne sçay si Polemas pour estre interdit a changé de façon, ou si la mauvaise opinion que j’ay conceuë de luy, m’a changé les yeux pour son regard ; tant y a que, ou mes yeux ne voyent plus comme ils souloient, ou Polemas n’est plus celuy qu’il souloit estre. Il ne faut point que j’en mente, quand Galathée me parla de ceste sorte contre luy, je n’en fus pas marrie, à cause de son ingratitude, au contraire, pour luy nuire encor d’avantage, je luy dis : Je ne m’estonne pas, Madame, que Lindamor vous revienne plus que Polemas, car les qualitez, & les perfections de l’un & de l’autre ne sont pas égales, chacun qui les verra fera bien le mesme jugement que vous. Il est vray qu’en cecy je prevoy une grande broüillerie, premierement entre-eux, & puis entre vous, & Polemas. Et pourquoy, me dit Galathée ? avez vous opinion qu’il ait quelque puissance sur mes actions, ou sur celles de Lindamor ? Ce n’est pas cela, luy dis-je, Madame ; mais je connoy assez l’humeur de Polemas ; il ne laissera rien d’intenté, & remuëra le Ciel & la terre, pour revenir au bon-heur qu’il croira d’avoir perdu, & comme cela, ilfera de ces folies, qui ne se peuvent cacher qu’à ceux qui ne les veulent point voir, & vous en aurez du desplaisir, & Lindamor s’en offensera ; & Dieu vueille qu’il n’en advienne encor pis. Rien, rien, Leonide, me respondit-elle ; si Lindamor m’aime, il fera ce que je luy commanderay, s’il ne m’aime pas, il ne se souciera guiere de ce que Polemas fera, & pour luy s’il sort des limites de raison, je sçay fort bien comme il l’y faudra remettre, & m’en laissez la peine : car j’y pourvoiray bien. A ce mot elle me commanda de tirer le rideau, & la laisser reposer, pour le moins si ses nouveaux desseins le luy permettoient. Mais au sortir du bal, Lindamor qui avoit pris garde à la mine que Polemas avoit faitte, quand il luy avoit osté Galathée, eut quelque opinion qu’il l’aimast, toutefois n’en ayant jamais rien connu par ses actions passées, il voulut le luy demander, resolu s’il l’en trouvoit Amoureux, de tascher de s’en divertir, par ce qu’il se sentoit en quelque sorte obligé à cela, pour l’amitié qu’il luy avoit fait paroistre, qu’il pensoit estre veritable, & ainsi l’abordant, le pria de luy pouvoir dire un mot en particulier. Polemas qui usoit de toute la finesse dont un homme de cour peut estre capable, peignit son visage d’une fainte bien-vueillance, & respondit : Qu’est-ce qu’il plaist à Lindamor de me commander ? Je n’useray jamais, dit Lindamor, de commandement, où ma priere seule doitavoir quelque lieu ; & pour ceste heure je ne me veux servir de l’un ny de l’autre : mais seulement en amy, que je vous suis, vous demander une chose, que nostre amitié vous oblige de me dire. Quoy que ce puisse estre, repliqua Polemas, puis que nostre amitié m’y oblige, vous devez croire que je vous respondray avec la mesme franchise que vous sçauriez desirer ? C’est, adjousta Lindamor, qu’apres avoir servy quelque temps Galathée, selon que j’y estois obligé par l’ordonnance de Clidaman, en fin j’ay esté contraint de le faire par celle de l’Amour, car il est tout vray qu’apres l’avoir long temps servie par la disposition de la fortune, qui me donna à elle, ses merites m’ont depuis tellement acquis, que ma volonté a ratifié ce don, avec tant d’affection, que de m’en retirer, ce seroit autant deffaut de courage, que c’est maintenant outrecuidance de dire que j’ose l’aimer : Toutefois l’amitié qui est entre vous & moy, estant contractée de plus longue main que cest Amour, me donne assez de resolution pour vous dire, que si vous l’aimez, & avez quelque pretention en elle, j’espere encor avoir tant de puissance sur moy, que je m’en retireray, & donneray connoissance que l’Amour en moy, est moins que l’amitié, ou pour le moins que les folies de l’un cedent aux sagesses de l’autre. Dittes moy donc franchement ce que vous avez en l’ame, à fin que vostre amitié, ny la mienne, ne se puissent plaindre de nos actions : Ceque je vous en dy n’est pas pour découvrir ce qui est de vos secrettes intentions, puis que vous ouvrant les miennes, vous ne devez craindre que je sçache les vostres, outre que les loix de l’amitié vous commandent de ne me les celer pas, veu que non point la curiosité, mais le desir de la conservation de nostre bien-veillance, me fait le vous demander. Lindamor parloit à Polemas avec la mesme franchise que doit un amy : pauvre, & ignorant Amant, qui croyoit qu’en Amour il s’en pûst trouver : au contraire le dissimulé Polemas luy respondit : Lindamor, ceste belle Nymphe de qui vous parlez, est digne d’estre servie de tout l’Univers, mais quant à moy je n’y ay aucune pretention. Bien vous diray-je, qu’en ce qui est de l’Amour, je suis d’advis que chacun y fasse de son costé ce qu’il pourra. Lindamor se repentit lors, de luy avoir tenu langage si plein de courtoisie, & de respect, puis qu’il en usoit si mal ; & se resolut de faire tout ce qui seroit en luy, pour s’advancer aux bonnes graces de la Nymphe ; & toutefois il luy respondit : Puis que vous n’y avez point de dessein, je m’en resjouïs, comme de la chose qui me pouvoit arriver la plus aggreable, d’autant que de m’en retirer, ce m’eust esté une peine, qui n’eust esté guiere moindre que la mort. Tant s’en faut, adjousta Polemas, que j’y aye quelque pretention d’Amour, que je ne l’ay jamais regardée que d’un œil de respect, tel que nous sommes tous obligez deluy rendre. Quant à moy, repliqua Lindamor, j’honore bien Galathée comme Dame, mais aussi je l’aime comme belle Dame, & me semble que ma fortune peut pretendre aussi haut qu’il est permis à mes yeux de regarder, & que nul n’offense une divinité en l’aimant. Avec semblables discours ils se separerent tous deux assez mal satisfaits l’un de l’autre, toutefois bien differemment, car Polemas l’estoit de jalousie, & Lindamor pour reconnoistre la perfidie de son amy. Dés ce jour ils vesquirent d’une plaisante sorte, car ils estoient ordinairement ensemble, & toutefois ils se cachoient leurs desseins, non pas Lindamor en apparence, mais en effet il se cachoit en tout ce qu’il proposoit, & qu’il desseignoit de faire, & sçachant bien que « les occasions passées ne se peuvent r’appeller », il ne laissoit perdre un seul moment de loisir, qu’il n’employast à faire paroistre son affection à la Nymphe ; enquoy certes il ne perdit ny son temps ny sa peine, car elle eut tellement agreable la bonne volonté qu’il luy faisoit paroistre, que si elle n’avoit pas tant d’Amour que luy dedans les yeux, elle en avoit bien autant pour le moins dans le cœur ; & par ce qu' »il est fort mal aisé de cacher si bien un grand feu, que quelque chose ne s’en descouvre », leurs affections, qui commençoient à brusler à bon escient, se pouvoient difficilement couvrir, de quelque prudence qu’ils y usassent : Cela fut cause que Galathée se resolut de parler le moinssouvent qu’il luy seroit possible à Lindamor, & de trouver quelque invention pour luy envoyer de ses lettres, & en recevoir secrettement, & pour cet effet elle fit dessein sur Fleurial nepveu de la nourrice d’Amasis, & frere de la sienne, duquel elle avoit souvent reconneu la bonne volonté, parce qu’estant jardinier en ses beaux jardins de Montbrison, ainsi que son pere toute sa vie l’avoit esté, lors qu’on y menoit promener Galathée, il la prenoit bien souvent entre ses bras, & luy alloit amassant les fleurs qu’elle vouloit, & vous sçavez que « ces amitiez d’enfance, estant comme succées avec le lait, se tournent presque en nature » : outre qu’elle sçavoit bien que tous vieillards estants avares, faisant du bien à cestuy-cy, elle se l’acquerroit entierement. Et il advint comme elle l’avoit desseigné : car un jour se trouvant un peu esloignée de nous, elle l’appella faignant de luy demander le nom de quelques fleurs qu’elle tenoit en la main, & apres les luy avoir demandées assez haut, baissant un peu la voix, elle luy dit. Viença, Fleurial, m’ayme tu bien ? Madame, luy respondit-il, je serois le plus meschant homme qui vive si je ne vous aymois plus que tout ce qui est au monde. Me puis-je asseurer, dit la Nymphe, de ce que tu dis ? Que jamais, repliqua-t’il, ne puisse-je vivre un moment, si je n’eslisois plustost de faillir contre le Ciel, que contre vous. Quoy, adjousta Galathée, sans nulle sorte d’exception, fust-ce en chose qui offençast Amasis ou Clidaman. Jene m’enquiers point, dit alors Fleurial, qui j’offenserois en vous servant, car c’est à vous seule à qui je suis, & quoy que Madame me paye, c’est toutefois de vous, de qui ce bien-fait me vient, & puis quand cela ne seroit point, je vous ay toujours eu tant d’affection, que dés vostre enfance, je me donnay du tout à vous. Mais, Madame, à quoy servent ces paroles ? je ne seray jamais si heureux, que d’en pouvoir rendre preuve. Alors Galathée luy dit : Escoute Fleurial, si tu vis en ceste resolution, & que tu sois secret, tu seras le plus heureux homme de ta condition, & ce que j’ay fait pour toy par le passé, n’est rien au prix de ce que je feray : mais, voy-tu, sois secret, & te ressouviens que si tu ne l’es, outre que d’amie que je te suis, je te seray mortelle ennemie ; encor te dois-tu asseurer qu’il n’y va rien moins que de ta vie. Va trouver Lindamor, & fais tout ce qu’il te dira, & croy que je reconnoistray mieux que tu ne sçaurois esperer, les services que tu me feras en cela, & prends garde à n’avoir point de langue. A ce mot Galathée nous vint retrouver, & riant disoit que Fleurial & elle avoient long temps parlé d’Amour : Mais, disoit-elle, c’est d’Amour de jardin, car ce sont des Amours des simples : De son costé, Fleurial, apres avoir quelque temps tourné par le jardin, faignant de faire quelque chose, sortit dehors, bien en peine de cet affaire, car il n’estoit pas tant ignorant qu’il ne conneust bien le danger où il se mettoit, fust envers Amasis s’il estoit descouvert,fust envers Galathée, s’il ne faisoit ce qu’elle luy avoit commandé, jugeant bien que c’estoit Amour : & il avoit oüy dire, que toutes les offenses d’Amour touchent au cœur : en fin l’amitié qu’il portoit à Galathée, & le desir du gain le fit resoudre, puis qu’il l’avoit promis, d’observer sa parole, & de ce pas s’en va trouver Lindamor qui l’attendoit, car la Nymphe l’asseura qu’elle le luy envoyeroit, & que seulement il luy fist bien entendre ce qu’il auroit à faire. Soudain que Lindamor le vid, il feignit devant chacun de ne le connoistre pas beaucoup, & luy demanda s’il avoit quelque affaire à luy. A quoy il luy respondit tout haut, qu’il le venoit supplier de representer à Amasis ses longs services, & le peu de moyen qu’il avoit d’estre payé de ce qui luy estoit deu, & en fin luy parlant plus bas, luy dit l’occasion de sa venuë, & s’offrit à luy rendre tout le service qu’il luy plairoit. Lindamor le remercia, & luy ayant briefvement fait entendre ce qu’il avoit affaire, il jugea la chose si aisée qu’il n’en fit point de difficulté. Dés lors, comme je vous ay dit, quand Lindamor vouloit escrire, Fleurial faisoit semblant de presenter une requeste à la Nymphe, & quant elle faisoit response, elle la luy rendoit avec le decret tel qu’elle l’avoit pû obtenir d’Amasis : Et par ce que d’ordinaire ces vieux serviteurs ont tousjours quelque chose à demander, cestuy-cy n’avoit pas faute de sujet, pour luy presenter à toute heure de nouvelles requestes, qui obtenoientle plus souvent des responses advantageuses outre son esperance mesme. Or durant ce temps, l’amitié que la Nymphe avoit portée à Polemas, diminua de telle sorte, qu’à peine pouvoit elle parler à luy sans mespris, ce que ne pouvant suporter, & connoissant bien que toute ceste froideur procedoit de l’amitié naissante de Lindamor, il se laissa tellement transporter, que n’osant parler contre Galathée, il ne pût s’empescher de dire plusieurs choses au desavantage de Lindamor : & entre autres que quoy qu’il fust bien honneste homme, & accomply de beaucoup de parties remarquables, toutefois la bonne opinion qu’il avoit de soy mesme n’estoit pas de celles qui se sçavent mesurer, & que pour preuve de cela, il avoit esté si outrecuidé, que de hausser les yeux à l’Amour de Galathée, & non seulement de la concevoir en son ame, mais encore de s’en estre vanté en parlant à luy. Discours qui parvint en fin jusques aux oreilles de Galathée ; voire passa si avant, que presque toute la Cour en fut advertie. La Nymphe en fut tellement offensée, qu’elle resolut de traitter de sorte Lindamor, qu’il n’auroit point à l’advenir occasion de publier ses vanitez, & cela fut cause que tost apres ce bruit fut esteint, par ce qu’elle, qui estoit en colere ne parloit plus à luy, & que ceux qui remarquoient ses actions, n’y reconnoissant aucune apparence d’Amour, furent contraints de croire le contraire, & en mesme temps l’esloignement du Chevalier,qui survint si promptement, y ayda beaucoup, par ce qu’Amasis l’envoya pour un affaire d’importance sur les rives du Rhin, mais son despart ne put estre si precipité, qu’il ne trouvast occasion de parler à Galathée, pour sçavoir la cause de son changement, & apres l’avoir espiée quelque temps, le matin qu’elle alloit au Temple avec sa mere, il se trouva si pres d’elle, & tellement au milieu de nous, que malaisément pouvoit-il estre apperceu d’Amasis ; Aussi tost qu’elle le vid elle voulut changer de place, mais la retenant par la robbe, il luy dit : Quelle offense est la mienne, ou quel changement est le vostre ? Elle respondit en s’en allant ; Ny offense, ny changement : car je suis tousjours Galathée, & vous estes tousjours Lindamor, qui estes trop bas sujet pour me pouvoir offenser. Si ces paroles le toucherent, ses actions en rendirent tesmoignage : car quoy qu’il fust pres de son départ, si ne pût-il donner ordre à autre affaire, qu’à rechercher en soy mesme en quoy il avoit pû faillir. En fin ne se pouvant trouver coulpable, il luy escrivit une telle lettre.


LETTRE DE LINDAMOR
A GALATHEE.

Ce n’est pas pour me plaindre de Madame, que j’ose prendre la plume, mais pour déplorer ce malheur seulement qui me rend si mesprisé de celle qui autrefois ne me souloit pas traitter de ceste sorte : Si suis-je bien ce mesme serviteur, qui vous a tousjours servie avec toute sorte de respect & de sousmission ; Et vous estes ceste mesme Dame, qui la premiere avez esté la mienne. Depuis que vous me receustes pour vostre, je ne suis point devenu moindre, ny vous plus grande ; si cela est, pourquoy ne me jugez-vous digne du mesme traittement ? J’ay demandé conte à mon ame de ses actions, quand il vous plaira je les vous déplieray toutes devant les yeux. Quant à moy, je n’en ay pû accuser une seule, si vous le jugez autrement m’ayant ouy, ce ne sera peu de consolation à ce pauvre condamné, de sçavoir pour le moins le sujet de son supplice.

Ceste lettre luy fut portée, comme de coustume par Fleurial, & si à propos qu’encore qu’elle eust voulu, elle n’eust osé la refuser, à cause que nous estions toutes à l’entour : &sans mentir, il est impossible que quelqu’autre pûst mieux joüer son personnage que luy : car sa requeste estoit accompagnée de certaines paroles de pitié & de reverence, tellement accommodées à ce qu’il feignoit de demander, qu’il n’y eust eu celuy qui n’y eust esté trompé, & quant à moy si Galathée ne me l’eust dit, jamais je n’y eusse pris garde, mais d’autant qu’il estoit mal-aisé, ou plustost impossible, que le jeune cœur de la Nymphe, pour se descharger n’eust quelque confidente, à qui librement elle fist entendre ce qui la pressoit si fort, entre toutes elle m’esleut, & comme plus asseurée, ce luy sembloit, & comme plus affectionnée. Or soudain qu’elle eut receu ce papier, faignant d’avoir oublié quelque chose en son cabinet, elle m’appella, & dit aux autres Nymphes, qu’elle reviendroit incontinent, & qu’elles l’attendissent là. Elle monta en sa chambre, & de là en son cabinet, sans me rien dire, je jugeois bien qu’elle avoit quelque chose qui l’ennuyoit, mais je n’osois le luy demander de crainte de l’importuner ; elle s’assit, & jettant la requeste de Fleurial sur la table, elle me dit : Ceste beste de Fleurial me va toujours importunant des lettres de Lindamor : Je vous prie Leonide, dittes luy qu’il ne m’en donne plus. Je fus un peu estonnée de ce changement : toutefois je sçavois bien que « l’Amour ne peut demeurer longuement sans querelle », & que ces petites disputes sont des souffles qui vont davantage allumant son brasier ; neantmoins je ne laissay de luy dire : Etdepuis quand, Madame, vous en donne-t’il ? Il y a long temps, repliqua-t’elle, & n’en sçaviez vous rien ? non certes luy dis-je Madame : Elle alors en fronçant un peu le sourcil ; il est vray me dit-elle, qu’autrefois je l’ay eu agreable : mais à ceste heure il a abusé de ceste faveur, & m’a offensée par sa temerité. Et qu’elle est sa faute ? repliquay-je. La faute adjousta la Nymphe, est un peu grossiere, mais toutefois elle me déplait plus qu’elle n’est d’importance ; Je vous laisse à penser quelle vanité est la sienne de faire entendre qu’il est amoureux de moy, & qu’il me l’a dit. O ! Madame, luy dis-je, cela n’est peut-estre pas vray, ses envieux l’ont inventé pour le ruiner, & pres de vous, & pres d’Amasis. Cela est bon, repliqua-t’elle, mais cependant Polemas le dit par tout, & seroit-il possible que chacun le sçeust, & que luy seul fust sourd à ce bruit ? que s’il l’oyt que n’y remedie-t’il ? Et quel remede, respondis-je, voulez-vous qu’il y apporte ? Quel, dit la Nymphe, le fer & le sang ? Peut-estre le fait-il avec beaucoup de raison, luy dis-je : car je me ressouviens d’avoir ouy dire, que « ce qui nous touche en l’Amour, si est sujet à la mesdisance, que le moins que l’on l’esclaircit est toujours le meilleur ». Voila, me dit-elle, de bonnes excuses : pour le moins me devroit-il demander ce que je veux qu’il en fasse ; en cela il feroit ce qu’il doit : & moy, je serois satisfaite. Avez vous veu, luy respondis-je, la lettre qu’il vous escrit ? Non, me dit-elle, & si vous diray de plus que je n’en verray jamais, s’il m’est possible, & fuiray tant que je pourray de parler à luy. Alors je pris le papier de Fleurial, & ouvrant la lettre je leus tout haut ce que je vous ay des-ja dit, & adjoustay à la fin. Et bien Madame, ne devez-vous pas aymer une chose qui est tant à vous, & ne vous offenser à l’advenir si aisément contre celuy qui n’a point offensé ? Il est bon là, me dit-elle, il y a bien apparence qu’il soit le seul qui n’ait ouy ces bruits ; mais qu’il faigne tant qu’il voudra, au moins je me console, que s’il m’ayme il payera bien l’interest du plaisir qu’il a eu à se venter de nostre Amour, & s’il ne m’ayme point, qu’il s’asseure que si je luy ay donné quelque sujet par le passé de concevoir une telle opinion, je la luy osteray bien à l’advenir, & luy donneray occasion de l’estouffer pour grande qu’elle ayt esté : & pour commencer, je vous prie commandez à Fleurial, qu’il ne soit plus si hardy de m’apporter chose quelconque de cet outrecuidé. Madame, luy dis-je, je feray tousjours tout ce qu’il vous plaira me commander, mais encor seroit-il bien necessaire de considerer meurement cet affaire, car vous pourriez vous faire beaucoup de tort en pensant offenser autruy. Vous sçavez bien quel homme est Fleurial, il n’a guiere plus d’esprit que ce qu’en peut tenir son jardin, si vous luy faites connoistre ce mauvais mesnage, entre Lindamor & vous, j’ay peur que de crainte il ne descouvre cet affaire à Amasis, ou ne s’enfuye, &ce qui le luy feroit descouvrir, seroit pour s’en excuser de bonne heure. Pour Dieu, Madame, considerez quel desplaisir ce vous seroit ; ne vaut-il pas mieux sans rien rompre, que vous trouviez commodité de vous plaindre à Lindamor ? & si vous ne le voulez faire, je le feray bien, & m’asseure qu’il vous satisfera, ou bien si cela n’est vous aurez au partir de là occasion de rompre du tout ceste amitié, le luy disant à luy-mesme, sans en donner connoissance à Fleurial. De parler à luy, me dit-elle, je ne sçaurois : De luy en faire parler, mon courage ne le peut souffrir, car je luy veux trop de mal. Voyant qu’elle avoit le cœur si enflé de ceste offense : Pour le moins, luy dis-je, vous devez luy escrire. Ne parlons point de cela me dit-elle, c’est un outrecuidé, il n’a que trop de mes lettres : En fin ne pouvant obtenir autre chose d’elle, elle me permit de plier un papier en façon de lettre, & le remettre dans la requeste de Fleurial, & la luy porter : Et cela afin qu’il ne s’apperçeust de ceste dissention. Quel fust l’estonnement du pauvre Lindamor, quand il receut ce papier ! Il est mal-aisé de le pouvoir dire à qui ne l’auroit esprouvé ; & ce qui l’affligea davantage fut qu’il devoit par necessité partir le matin pour aller en ce voyage, où les affaires d’Amasis, & de Clidaman l’obligeoient de demeurer assez long temps. De retarder son despart, il ne le pouvoit ; de s’en aller ainsi, c’estoit mourir. En fin il resolut àl’heure mesme, de luy rescrire encores un coup, plus pour hazarder, que pour esperer quelque bonne fortune. Fleurial fit bien ce qu’il pût pour la representer promptement à Galathée : mais il ne le sceut faire par ce qu’elle ressentant vivement ce desplaisir, ne pouvoit supporter ceste des-union, qu’avec tant d’ennuy, qu’elle fut contrainte de se mettre au lict : d’où elle ne sortit de plusieurs jours. Fleurial en fin voyant Lindamor party, print la hardiesse de la venir trouver en sa chambre, & faut que j’advoüe la verité, parce que je voulois mal à Polemas, je fis ce que je pûs pour rapiecer ceste affection de Lindamor, & pour ce sujet je donnay commodité d’entrer à Fleurial. Si Galathée fut surprise jugez-le, car elle attendoit toute autre chose plustost que celle-là toutefois elle fut contrainte de feindre ; & prendre ce qu’il luy presenta, qui n’estoit que des fleurs en apparence : Je voulus me trouver dans la chambre, afin d’estre du conseil, & pouvoir rapporter quelque chose pour le contentement du pauvre Lindamor. Et certes je ne luy fus point du tout inutile, car apres que Fleurial fut party, & que Galathée se vid seule, elle m’appella, & me dit qu’elle pensoit estre exempte de l’importunité des lettres de Lindamor, quand il seroit party : mais à ce qu’elle voyoit il n’y avoit rien qui l’en pûst garantir. Moy qui voulois servir Lindamor, quoy qu’il n’en sçeust rien, voyant la Nymphe en humeur de me parler de luy :j’en voulus faire la froide, sçachant bien que de la contrarier d’abord c’estoit la perdre du tout, & que de luy advoüer ce qu’elle me diroit seroit la mieux punir, car encore qu’elle fust mal satis-faite de luy, si est-ce qu’encor l’Amour estoit le plus fort, & qu’en elle-mesme elle eust voulu que j’eusse tenu le party de Lindamor, non pas pour me ceder, mais pour avoir plus d’occasion de parler de luy, & mettre hors de son ame sa colere : si bien qu’ayant toutes ces considerations devant les yeux, je me teus lors qu’elle m’en parla la premiere fois : elle qui ne vouloit pas ce silence adjousta : Mais que vous semble, Leonide, de l’outrecuidance de cet homme ? Madame, luy dis-je, je ne sçay que vous en dire, sinon que s’il a failly, il en fera bien la penitence. Mais, dit-elle, que puis-je mais de sa temerité ? Pourquoy m’est-il allé broüillant en ses contes ? n’avoit-il point d’autres meilleurs discours que de moy ? & puis (apres avoir regardé quelque temps le dessus de la lettre qu’il luy escrivoit) j’ay bien affaire qu’il continuë de m’escrire. A cela je ne respondis rien. Elle apres s’estre teuë quelque temps me dit : Et quoy Leonide, vous ne me respondez point ? n’ay-je pas raison en ce que je me plains ? Madame, luy dis-je, vous plaist-il que je vous en parle librement ? Vous me ferez plaisir, me dit-elle. Je vous diray donc, continuay-je, que vous avez raison en tout, sinon en ce que vous cherchez raison en Amour : car il faut que vous sçachiez, que « quile veut remettre aux loix de la justice, c’est luy oster sa principale authorité, qui est de n’estre sujet qu’à soy-mesme », de sorte que je concluds, que si Lindamor a failly en ce qui est de vous aymer, il est coupable ; mais si c’est aux loix de la raison, ou de prudence, c’est vous qui meritez chastiment ; voulant mettre Amour qui est libre, & qui commande à tout autre, sous la servitude d’un superieur. Et quoy me dit-elle, n’ay-je pas ouy dire que l’Amour pour estre loüable est vertueux ? Si cela est il doit estre obligé aux loix de la vertu. « Amour, respondis-je, est quelque chose de plus grand que ceste vertu dont vous parlez, & par ainsi il se donne à soy-mesme ses loix, sans les mandier de personne » ; mais puis que vous me commandez de parler librement, dittes moy, Madame, n’estes vous pas plus coulpable que luy, & en ce que vous l’accusez, & en ce qui est de l’Amour ? car s’il a eu la hardiesse de dire qu’il vous aymoit, vous en estes cause, puis que vous le luy avez permis. Quand cela seroit, respondit-elle, encor par discretion, il estoit obligé de le celer. Plaignez-vous donc, luy dis-je, de sa discretion, & non pas de son Amour : mais luy avec beaucoup d’occasion se plaindra de vostre Amour, puis qu’au premier rapport, à la premiere opinion que l’on vous a donnée, vous avez chassé de vous l’amitié que vous luy portiez, sans que vous le puissiez taxer d’avoir manqué à son affection. Excusez moy, Madame, si je vous parle ainsi franchement, vous avez tout le tort du monde de le traitter de ceste façon, pour le moins si vous le vouliez condamner à tant de supplice, ce ne devoit estre sans le convaincre, ou pour le moins le faire rougir de son erreur. Elle demeura quelque temps à me respondre. En fin elle me dit : Et bien, bien, Leonide, le remede sera encor assez à temps quand il reviendra, non pas que je sois resoluë de l’aymer, ny luy permettre de m’aymer, mais ouy bien de luy dire en quoy il a failly, & en cela je vous contenteray, & je l’obligeray de ne me plus importuner, s’il n’est autant effronté que temeraire ? Peut-estre, Madame, luy dis-je, vous trompez vous bien, de croire qu’à son retour il sera assez temps : « si vous sçaviez quelles sont les violences d’Amour, vous ne croiriez pas que les delais fussent semblables à ceux des autres affaires », pour le moins voyez ceste lettre. Cela, me repliqua-t’elle, ne servira de rien, car aussi bien doit-il estre party, & à ce mot elle me la prit, & vit qu’elle estoit telle.


LETTRE DE LINDAMOR
A GALATHEE.

Autrefois l’Amour, à ceste heure le desespoir de l’Amour, me met ceste plume en la main, avec dessein, si elle ne me r’apporte point de soulagement, de la changer en fer, qui me promet une entiere, quoy que cruelle guerison : Ce papier blanc, que pour response vous m’avez envoyé, est bien un tesmoignage de mon innocence, puis que c’est à dire que vous n’avez rien trouvé pour m’accuser, mais ce m’est bien aussi une asseurance de vostre mespris, car d’où pourroit proceder ce silence, si ce n’estoit de là ? L’un me contente en moy-mesme, l’autre me desespere en vous. S’il vous reste quelque souvenir de mon fidelle service, par pitié je vous demande ou la vie, ou la mort : je parts le plus desesperé, qui jamais ait eu quelque sujet d’esperer.

Ce fut un effet d’Amour, que le changement du courage de Galathée, car je la vis toute attendrir, mais ce ne fut pas aussi petite preuve de son humeur altiere, puis que pour ne m’en donner connoissance, & ne pouvant commander à son visage, qui estoitdevenu pasle ; elle se lia de sorte la langue, qu’elle ne dit jamais parole qui la pût accuser d’avoir fléchy, & partit de sa chambre pour aller au jardin sans dire un seul mot sur ceste lettre, car le Soleil commençoit à se baisser, & son mal qui n’estoit qu’un travail d’esprit, se pouvoit mieux soulager hors la maison que dans le lit. Ainsi donc apres s’estre vestuë un peu legerement, elle descendit dans le jardin, & ne voulut que moy avec elle. Par les chemins, je luy demanday s’il ne luy plaisoit pas de faire response, & m’ayant dit que non : Vous permettez bien, luy dis-je, pour le moins, Madame, que je la fasse ? Voy, me dit-elle, & que voudriez vous escrire ? Ce que vous me commanderez, luy dis-je. Mais ce que vous voudrez, me dit-elle, pourveu que vous ne parliez point de moy. Vous verrez, luy respondis-je, ce que j’escriray. Je n’en ay que faire, me dit-elle, je m’en rapporte bien à vous. Avec ce congé, cependant qu’elle se promenoit, j’escrivis dans l’allée mesme, sur des tablettes une response telle qu’il me sembloit plus à propos, mais elle qui ne la vouloit voir, ne peut avoir assez de patience de me la laisser finir, sans la lire, pendant que je l’escrivois.


RESPONSE
DE LEONIDE A LINDAMOR,
pour Galathée.

Tirez de vostre mal la connoissance de vostre bien ; si vous n’eussiez point esté aymé, on n’eust pas ressenty peu de chose, vous ne pouvez sçavoir quelle est vostre offense que vous ne soyez present, mais esperez en vostre affection, & en vostre retour.

Elle ne vouloit pas que ceste lettre fust telle : mais en fin je l’emportay sur son courage, & donnay à Fleurial mes tablettes, avec la clef, luy commandant de les remettre entre les mains de Lindamor seulement. Et le tirant à part, je r’ouvris mes tablettes, & y adjoutay ces paroles sans que Galathée le sceust.


BILLET
de Leonide à Lindamor.

Je viens de sçavoir que vous estes party : la pitié de vostre mal me contraint de vous dire l’occasion de vostre desastre : Polemas a publié que vous aimez Galathée, & vousen alliez vantant : un grand courage comme le sien n’a peu souffrir une si grande offense sans ressentiment : que vostre prudence vous conduise en cet affaire avec la discretion qui vous a tousjours accompagné ; à fin que pour vous aimer, & avoir pitié de vostre mal, je n’aye en eschange dequoy me douloir de vous, à qui je promets toute ayde & faveur.

J’envoyay ce billet, comme je vous ay dit, au déceu de Galathée, & certes je m’en repentis bien peu apres, comme je vous diray. Il y avoit plus d’un mois que Fleurial estoit party, quand voicy venir un Chevalier armé de toutes pieces, un Herault d’armes inconnu avec luy, & pour oster encor mieux à chacun la connoissance de soy, il venoit la visiere baissée : A son port chacun le jugeoit ce qu’il estoit en effet ; & par ce qu’à la porte de la ville le Herault avoit demandé d’estre conduit devant Amasis, chacun, comme curieux d’ouïr chose nouvelle les alloit accompagnant. Estant montez au Chasteau, la garde de la ville les remit à celle de la porte. Et apres en avoir donné advis à Amasis, ils furent conduits vers elle, qui desja avoit fait venir Clidaman pour donner audience à ces estrangers. Le Herault apres que le Chevalier eut baisé la robbe à Amasis, & les mains à son fils, dit ainsi avec des parolles à moitié estrangeres. Madame, ce Chevalier que voicy, nay des plus grandsde sa contrée, ayant sçeu qu’en vostre Cour tout homme d’honneur peut librement demander raison de ceux qui l’ont offensé, vient sous ceste assurance, se jetter à vos pieds, & vous supplier que la justice, que jamais vous ne desniastes à personne, luy permette en vostre presence, & de toutes ces belles Nymphes, de tirer raison de qui luy a fait injure, avec les moyens accoustumez aux personnes nées comme luy. Amasis apres avoir quelque temps pensé en elle mesme, en fin respondit : Qu’il estoit bien vray que ceste sorte de deffendre son honneur, de tout temps avoit esté accoustumée en sa Cour, mais qu’elle estant femme, ne permettroit jamais qu’on en vint aux armes : que toutefois son fils estoit en âge de manier de plus grandes affaires que celles-là, & qu’elle s’en remettroit à ce qu’il en feroit. Clidaman sans attendre que le Herault repliquast, s’addressant à Amasis, luy dit : Madame, ce n’est pas seulement pour estre servie & honorée de tous ceux qui habitent ceste Province, que les Dieux vous en ont establie Dame, & vos devanciers aussi, mais beaucoup plus pour faire punir ceux qui ont failly, & pour honorer ceux qui le meritent, le meilleur moyen de tous est celuy des armes, pour le moins en ces choses, qui ne peuvent estre autrement averées : de sorte que si vous ostiez de vos Estats ceste juste façon d’esclaircir les actions secrettes des meschans, vous donneriez cours à une licentieuse meschanceté, quine se soucieroit de mal-faire, pourveu que ce fust secrettement. Outre que ces estrangers estans les premiers, qui de vostre temps ont recouru à vous, auroient quelque raison de se douloir d’estre les premiers refusez ; par ainsi, puis que vous les avez remis à moy, je vous diray, dit-il, se tournant vers le Herault, que ce Chevalier peut librement accuser, & deffier celuy qu’il voudra : car je luy promets de luy assurer le camp. Le Chevalier alors mit le genoüil en terre, luy baisa la main pour remerciement, & fit signe au Herault de continuer. Seigneur, dit-il, puis que vous luy faites ceste grace, je vous diray qu’il est icy en queste d’un Chevalier nommé Polemas, que je supplie m’estre monstré, à fin que je paracheve ce que j’ay entrepris. Polemas qui s’oüit nommer, se met en avant, luy disant d’une façon assez altiere, qu’il estoit celuy qu’il cherchoit. Alors le Chevalier inconnu s’avança, & luy presenta le pand de son hocqueton, & le Herault luy dit : Ce Chevalier veut dire qu’il vous presente ce gage, vous promettant qu’il sera demain dés le lever du Soleil, au lieu qui sera advisé pour se battre avec vous à toute outrance, & vous prouver que vous avez méchamment inventé ce que vous avez dit contre luy. Herault, je reçois, dit-il, ce gage, car encor que je ne connoisse point ton Chevalier, toutefois je ne laisse d’estre tres-assuré d’avoir la justice de mon costé, comme sçachant bien n’avoir jamais rien dit contre la verité, & à demainsoit le jour que la preuve s’en fera. A ce mot le Chevalier apres avoir salüé Amasis, & toutes les Dames, s’en retourna dans une tente qu’il avoit fait tendre aupres de la porte de la ville. Vous pouvez croire que cecy mit toute la Cour en divers discours, & mesmes qu’Amasis & Clidaman, qui aimoient fort Polemas, avoient beaucoup de regret de le voir en ce danger, toutefois la promesse les lyoit à donner le camp. Quant à Polemas il se preparoit comme plein de courage au combat, sans avoir connoissance de son ennemy : pour Galathée, qui avoit desja presque oublié l’offense que Lindamor avoit receuë de Polemas (outre qu’elle ne croyoit pas qu’il sceust que son mal vint de là) elle ne pensa jamais à Lindamor, ny moy aussi qui le tenois à plus de cent lieux de nous, & toutefois c’estoit luy, qui ayant receu ma lettre, se resolut de s’en venger de ceste sorte, & ainsi inconnu se vint presenter comme je vous ay dit : mais pour abreger, car je ne suis pas trop bonne guerriere, & je pourrois bien, si je voulois particulariser ce combat, dire quelque chose de travers ; apres un long combat, où l’un & l’autre estoit également advantagé, & que tous deux estoient si chargez de playes, que le plus sain devoit estre autant assuré de la mort, que de la vie, les chevaux vindrent à leur manquer dessous, & eux au contraire aussi gaillards, que s’ils n’eussent combattu de tout le jour, recommencerent à verser leur sang, & à r’ouvrir leurs blessures,avec tant de cruauté, que chacun avoit pitié de voir perdre deux personnes de telle valeur. Amasis, entre-autres, dit à Clidaman, qu’il seroit à propos de les separer, & ils trouverent qu’il n’y avoit personne qui le pût mieux que Galathée. Elle, qui de son costé estoit des-ja bien fort touchée de pitié, & n’attendoit que ce commandement, pour l’effectuer de bon cœur, avec trois ou quatre de nous vint au camp ; lors qu’elle y entra, la victoire panchoit du costé de Lindamor, & Polemas estoit reduit à mauvais terme, quoy que l’autre ne fust guiere mieux, auquel par hazard elle s’adressa, & le prenant par l’escharpe qui lyoit son heaume, & qui pendoit assez bas par derriere, elle le tira un peu fort. Luy qui se sentit toucher, tourna brusquement de son costé, croyant d’estre trahy, & cela avec tant de furie, que la Nymphe se voulant reculer pour n’estre heurtée, s’empestra dans sa robbe, & tomba au milieu du camp. Lindamor qui la reconnut, courut incontinent la relever, mais Polemas sans avoir esgard à la Nymphe, voyant cest advantage, lors qu’il estoit plus desesperé du combat, prit l’espée à deux mains, & luy en donna par derriere sur la teste deux ou trois coups de telle force, qu’il le contraignit avec une grande blesseure, de mettre un genoüil à terre, d’où il se releva tant animé contre la discourtoisie de son ennemy, que depuis, quoy que Galathée le priast, il ne le voulut laisser qu’il ne l’eust mis à sespieds, où luy sautant dessus, il le desarma de la teste, & estant prest à luy donner le dernier coup, il ouyt la voix de sa Dame, qui luy dit, Chevalier, je vous adjure par celle que vous aimez le plus, de me donner ce Chevalier. Je le veux, luy dit Lindamor, s’il vous advoüe d’avoir faussement parlé de moy, & de celle par qui vous m’adjurez. Polemas estant, à ce qu’il pensoit, au dernier point de sa vie, d’une voix basse, advoüa ce que l’on voulut. Ainsi s’en alla Lindamor, apres avoir baisé les mains à sa Maistresse, qui ne le reconnut jamais ; quoy qu’il parlast à elle, car le heaume, & la frayeur en quoy elle estoit, luy empescherent de prendre garde à la parole. Il est vray que passant pres de moy, il me dit fort bas. Belle Leonide, je vous ay trop d’obligation, pour me celer à vous, tant y a que voicy l’effet de vostre lettre, & sans s’arrester davantage monta à cheval, & quoy qu’il fust fort blessé, s’en alla au galop jusques à perte de veuë, ne voulant estre reconnu. Cet effort luy fit beaucoup de mal, & le reduisit à telle extremité, qu’estant arrivé en la maison d’une des tantes de Fleurial, où il avoit auparavant resolu de se retirer en cas qu’il fust blessé[, i]l se trouva si foible, qu’il demeura plus de trois sepmaines avant que de se ravoir. Cependant voila Galathée de retour, fort en colere contre le Chevalier inconnu, de ce qu’il n’avoit pas voulu la seconde fois laisser le combat, luy semblant d’estre plus offensée en ce refus, qu’obligée ence qu’il le luy avoit donné, & par ce que Polemas tenoit un des premiers rangs, comme vous sçavez, Amasis, & Clidaman, avec beaucoup de déplaisir le firent emporter du camp, & penser avec tant de soin, qu’en fin on commença de luy esperer vie.

  Chacun estoit fort desireux de sçavoir qui estoit le Chevalier inconnu, le courage, & la valeur duquel s’estoit acquis la faveur de plusieurs. Galathée seule estoit celle qui en avoit conceu mauvaise opinion, car ceste orgueilleuse beauté se ressouvenoit de l’offense, & oublyoit la courtoisie. Et par ce que c’estoit à moy à qui elle remettoit ses plus secrettes pensées, aussi tost qu’elle me vid en particulier : Connoissez vous point, me dit-elle, ce discourtois Chevalier, à qui la fortune, & non la valeur a donné l’advantage en ce combat ? Je connois certes, luy dis-je, Madame, ce vaillant Chevalier qui a vaincu, & le connois pour aussi courtois que vaillant. Il ne l’a pas monstré, me dit-elle, en ceste action, autrement il n’eust pas refusé de laisser le combat quand je l’en ay requis. Madame, respondis-je, vous le blasmez de ce que vous le devriez estimer, puis que pour vous rendre l’honneur, que chacun vous doit, il a esté en danger de sa vie, & en ay veu couler son sang jusques en terre : En cela si Polemas a eu tort, dit-elle, il en a bien eu davantage par apres, puis que quelque priere que je luy aye pû faire, il n’a voulu se retirer. Et n’avoit-il pas raison, luy dis-je, de vouloir chastiercet outrecuidé, du peu de respect qu’il vous avoit porté ? & quant à moy je trouve qu’en cela Lindamor a bien fait. Comment, m’interrompit-elle, est-ce Lindamor qui a combattu ? Je fus à la verité surprise, car je l’avois nommé sans y penser : mais voyant que cela estoit fait, je me resolus de luy dire. Ouy, Madame, c’est Lindamor, qui s’est senty offensé de ce que Polemas avoit dit de luy, & en a voulu esclaircir la verité par les armes : Elle demeura toute hors de soy, & apres avoir pour un temps consideré cet accident, Elle dit. Doncques, c’est Lindamor qui m’a procuré ce déplaisir ? Doncques c’est luy qui m’a porté si peu de respect ? Doncques il a eu si peu de consideration, qu’il a bien osé mettre mon honneur au hazard de la fortune, & des armes ? A ce mot elle se teut d’extréme colere, & moy qui en toute façon voulois qu’elle reconneust qu’il n’avoit point de tort, luy respondis. Est-il possible, Madame, que vous puissiez vous plaindre de Lindamor, sans reconnoistre le tort que vous faites à vous mesme ? Quel déplaisir vous a t’il procuré, puis que s’il a vaincu Polemas, il a vaincu vostre ennemy ? Comment, mon ennemy ? dit-elle ! Ah que Lindamor me l’est bien davantage, puis que si Polemas a parlé, Lindamor luy en a donné le sujet. O Dieux, dis-je alors, & qu’est-ce que j’entens ! vostre ennemy Lindamor, qui n’a point d’ame que pour vous adorer, & qui n’a une goutte de sang, qu’il ne respande pour vostre service ; & vostre amy, celuy qui par ses discours controuvez, a tasché finement d’offenser vostre honneur ? Mais qui sçait, adjousta-t’elle, s’il n’est point vray que Lindamor poussé de son outrecuidance accoustumée n’ait tenu ce langage ? Et bien, luy repliquay-je, combien estes vous obligée à Lindamor, qui a fait advoüer à vostre ennemy qu’il l’avoit inventé ? ô, Madame, vous me pardonnerez s’il vous plaist, mais je ne puis en cecy que vous accuser d’une tres-grande méconnoissance, pour ne dire ingratitude : S’il met sa vie pour esclaircir que Polemas ment, vous l’accusez d’inconsideration, & s’il veut faire advoüer au menteur sa mesme menterie, vous le taxez de discourtoisie. Et s’il n’eust fié son bon droit à ses armes, comment eust-il tiré la verité de cest affaire ? & si lors que vous luy commandastes la seconde fois, il eust laissé le combat, Polemas n’eust jamais advoüé ce que vous, & chacun avez pû ouyr. O pauvre Lindamor ! que je plains ta fortune, & qu’est-ce que tu dois faire, puis que tes plus signalez services sont des offenses, & des injures ? Et bien, bien, Madame, vous n’aurez pas peut-estre beaucoup de temps à luy user de ces cruautez, car la mort plus pitoyable mettra fin à vos méconnoissances, & à ses supplices ; & peut estre qu’à l’heure que je parle, il n’est des-ja plus, & si cela est, la Nymphe Galathée en est la seule cause. Et pourquoy m’en accusez vous, dit-elle ? Par ce, luy repliquay-je, que quand vous les voulustes separer,& qu’en reculant vous mistes le genoüil en terre, il voulut vous relever : cependant ce courtois Polemas, que vous loüez si fort, le blessa en deux ou trois endroits à son advantage, d’où je vis le sang rougir la terre ; mais s’il a la mort pour ce sujet, c’est le moindre mal qu’il ait receu de vous : car se voir mépriser, ayant bien fait son devoir, est, ce me semble, un déplaisir, auquel nul autre n’est égal. Mais, Madame, vous plaist-il pas de vous ressouvenir qu’autrefois vous m’avez dit, en vous plaignant de luy, que pour esteindre ces discours de Polemas, s’il n’y sçavoit point d’autre remede, il se devoit servir du fer, & du sang ? Et bien, il a fait ce que vous avez jugé, qu’il devoit faire, & encor vous trouvez qu’il n’a pas bien fait ? Si Sylvie, & quelques autres Nymphes ne nous eussent alors interrompuës, j’eusse avant que laisser ce discours, adoucy beaucoup l’animosité de la Nymphe, mais voyant tant de personnes, nous changeasmes de propos. Et toutefois mes paroles ne furent sans effet, quoy qu’elle ne voulust me le faire paroistre : mais par mille rencontres j’en reconnus la verité. Car depuis ce jour, je me resolus de ne luy en parler jamais, qu’elle ne m’en demandast des nouvelles : Elle d’autre costé attendoit que je luy en disse la premiere, & ainsi plus de huict jours s’escoulerent sans en parler. Mais cependant Lindamor ne demeura pas sans soucy, de sçavoir, & ce qui se disoit de luy à la Cour, & ce qu’en pensoit Galathée : il m’envoya Fleurial pour ce sujet, & pour me donner un mot de lettre. Il fit son message si à propos, que Galathée ne s’en prit garde ; son billet estoit tel.


BILLET
de Lindamor à Leonide.

Madame, qui pourra douter de mon innocence, ne sera peu coulpable envers la verité : toutefois si les yeux serrez ne voyent point la lumiere, encor que sans ombre, elle leur esclaire, il m’est permis de douter que Madame, pour mon mal-heur, n’ait les yeux fermez à la clarté de ma justice ; obligez moy de l’assurer, que si le sang de mon ennemy ne peut laver la noirceur dont il a tasché de me salir, j’y adjousteray plus librement le mien, que je ne conserveray ma vie, qui est sienne, quelle que sa rigueur me la puisse rendre.

Je m’enquis particulierement de Fleurial, comment il se portoit, & s’il n’y avoit personne qui l’eust reconnu ; & sceus qu’il avoit beaucoup perdu de sang, & que cela luy retarderoit un peu davantage sa guerison, mais qu’il n’y avoit rien de dangereux : que pour estre reconnu, cela ne pouvoit estre, par ce que le Herault estoit un Franc de l’armée de Meroüée, qui estoit sur les bords du Rhin, en ce temps-là, & que pour ceux qui le servoient, ils n’avoient pas mesme permission de sortir hors de la maison, & que sa tante & sa sœur ne le connoissoient que pour le Chevalier qui avoit combattu contre Polemas, la valeur, & la liberalité duquel les convyoit à le servir avec tant de soin, qu’il ne falloit douter qu’il le pût estre mieux. Qu’il luy avoit commandé de venir sçavoir de moy quel estoit le bruit de la Cour, & ce qu’il avoit affaire. Je luy respondis, qu’il r’apportast à Lindamor, que toute la Cour estoit pleine de sa valeur, encor qu’il y fust inconnu, que du reste il attendist seulement à guerir, & que je r’apporterois de mon costé tout ce que je pourrois à son contentement : sur cela je luy donnay ma response, & luy dis, demain avant que partir, quand Galathée viendra au jardin, invente quelque occasion d’aller voir ta tante, & prens congé d’elle, car il est necessaire pour des occasions que je te diray une autre fois : il n’y faillit point, & de fortune le lendemain la Nymphe estant sur le soir entrée dans le jardin, Fleurial s’en vint luy faire la reverence, & voulut parler à elle : mais Galathée qui croyoit que ce fust pour luy donner des lettres de Lindamor, demeura tellement confuse, queje la vis changer de couleur, & devenir pasle comme la mort. Et par ce que je craignois que Fleurial s’en prist garde, je m’advançay, & luy dis : C’est Fleurial, Madame, qui s’en va voir sa tante, par ce qu’elle est malade, & voudroit vous supplier de luy donner congé pour quelques jours. Galathée tournant les yeux, & la parole vers moy, me demanda quel estoit son mal : Je croy, luy respondis-je, que c’est celuy des années passées, qui luy oste fort tout espoir de guerison. Alors elle s’addressa à Fleurial, & luy dit : Va, & revien tost, mais non toutefois qu’elle ne soit guerie, s’il est possible ; car je l’aime bien fort, pour la particuliere bonne volonté, qu’elle m’a tousjours portée. A ce mot elle continua son promenoir, & je me mis à parler à luy, & monstrois plus par mes gestes, qu’en effet, du desplaisir, & de l’admiration, à fin que la Nymphe y prit garde, en fin je luy dis : Voy-tu, Fleurial, sois secret & prudent : de cecy dépend tout ton bien, ou tout ton mal, & sur tout, fay tout ce que te commandera Lindamor. Apres me l’avoir promis, il s’en alla, & moy je disposay le mieux qu’il me fut possible mon visage à la douleur, & au déplaisir, & quelquefois quand j’estois en lieu, où la Nymphe seule me pouvoit ouïr, je faignois de souspirer, levois les yeux au Ciel, frappois des mains ensemble, & bref je faisois tout ce que je pouvois imaginer, qui luy donneroit quelque soupçon de ce que je voulois. Elle, comme je vous ay dit, qui attendoit tousjours que je luy parlasse de Lindamor, voyant que je n’en disois rien, qu’au contraire j’en fuyois toutes les occasions ; & qu’au lieu de ceste joyeuse humeur, dont j’estois estimée entre toutes mes compagnes, je n’avois plus qu’une fascheuse melancolie, conçeut peu à peu l’opinion que je luy voulois donner, non toutefois entierement. Car mon dessein estoit de luy faire croire que Lindamor au sortir du combat s’estoit trouvé tellement blessé, qu’il en estoit mort, à fin que la pitié obtint sur ceste ame glorieuse, ce que ny l’affection ny les services n’avoient peu. Or comme je vous dy, mon dessein fut si bien conduit qu’il reüssit presque tel que je l’avois proposé, car quoy qu’elle voulust faindre, si ne laissoit-elle d’estre aussi vivement touchée de Lindamor, qu’une autre eust peu estre. Et ainsi me voyant triste, & muette, elle se figura, ou qu’il estoit en tres-mauvais estat, ou quelque chose de pire, & se sentit tellement presser de ceste inquietude, qu’il ne luy fut pas possible de tenir plus longuement sa resolution.

  Deux jours apres que Fleurial fut party, elle me fit venir en son cabinet, & là faignant de parler d’autre chose, me dit : Sçavez vous point comme se porte la tante de Fleurial ? Je luy répondis, que depuis qu’il estoit party, je n’en avois rien sceu. Vrayement, me dit-elle, je regretterois bien fort ceste bonne vieille, s’il en mesavenoit.Vous auriez raison, luy dis-je, Madame, car elle vous ayme, & avez receu beaucoup de services d’elle, qui n’ont point esté encor assez reconneus. Si elle vit, dit-elle, je le feray, & apres elle les reconnoistray envers Fleurial à sa consideration. Alors je respondis : Et les services de la tante, & ceux du nepveu, meritent bien chacun d’eux mesme recompense, & principalement de Fleurial ; car sa fidelité, & son affection ne se peuvent achepter. Il est vray, me dit-elle : Mais à propos de Fleurial qu’aviez vous tant à luy dire, ou luy à vous, quand il partit ? Je respondis froidement : Je me recommandois à sa tante. Des recommandations me dit-elle, ne sont pas si longues. Alors elle s’approcha de moy, & me mit une main sur l’espaule. Dittes la verité, continua-t’elle, vous parliez d’autre chose. Et que pourroit-ce estre, luy repliquay-je, si ce n’estoit cela ? Je n’ay point d’autres affaires avec luy. Or je connoy, me dit-elle, à ceste heure que vous faigniez : Pourquoy dittes vous que vous n’avez point d’autres affaires avec luy, & combien en avez vous eu pour Lindamor ? O ! Madame, luy dis-je, je ne croyois pas que vous eussiez à ceste heure memoire d’une personne qui a esté tant infortunée : & en me taisant je fis un grand souspir. Qu’y a t’il, me dit-elle, que vous souspirez ? Dittes moy la verité, où est Lindamor ? Lindamor luy respondis-je, n’est plus que terre. Comment, s’escria t’elle, Lindamor n’est plus ? Non certes, luy respondis-je, & la cruauté dont vous avez uséenvers luy, l’a plus tué que les coups de son ennemy : car sortant du combat, & sçachant par le rapport de plusieurs, la mauvaise satisfaction que vous aviez de luy, il n’a jamais voulu se laisser penser, & puis que vous l’avez voulu sçavoir, c’est ce que Fleurial me disoit, à qui j’ay commandé d’essayer s’il pourroit discrettement retirer les lettres que nous luy avons escrites, à fin qu’ainsi que vous aviez perdu le souvenir de ses services par vostre cruauté, je fisse aussi devorer au feu les memoires qui en peuvent demeurer. O mon Dieu, dit-elle alors, qu’est-ce que vous me dites ? Est-il possible qu’il se soit ainsi perdu ? C’est vous, luy dis-je, qui devez dire de l’avoir perdu : car quant à luy il a gagné en mourant, puis que par la mort il a trouvé le repos, que vostre cruauté ne luy eust jamais permis tant qu’il eust vescu. Ah ! Leonide, me dit-elle, vous me dittes ces choses pour me mettre en peine, advoüez-le vray, il n’est point mort. Dieu le voulust, luy respondis-je, mais à quelle occasion le vous dirois-je ? Je m’asseure que sa mort ou sa vie vous sont indifferentes ; & mesme, puis que vous l’aymiez si peu, vous devez estre bien aise d’estre exempte de l’importunité qu’il vous eust donnée : car vous devez croire, que s’il eust vescu, il n’eust jamais cessé de vous donner de semblables preuves de son affection que celle de Polemas. En verité, dit alors la Nymphe, je plains le pauvre Lindamor, & vous jure que sa mort me touche plus vivement que je n’eusse pas creu ;mais dittes moy, n’a t’il jamais eu souvenance de nous en sa fin, & n’a t’il point monstré d’avoir du regret de nous laisser ? Voila, luy dis-je, Madame, une demande qui n’est pas commune. Il meurt à vostre occasion, & vous demandez s’il a eu memoire de vous. Ah ! que sa memoire & son regret n’ont esté que trop grands pour son salut : mais je vous supplie ne parlons plus de luy, je m’asseure qu’il est en lieu où il reçoit le salaire de sa fidelité, & d’où peut-estre il se verra venger à vos despends. Vous estes en colere, me dit-elle. Vous me pardonnerez, luy dis-je, Madame, mais c’est la raison qui me contraint de parler ainsi : car il n’y a personne qui puisse rendre plus de tesmoignage de son affection, & de sa fidelité que moy, & du tort que vous avez de rendre une si indigne recompense à tant de services. Mais, adjousta la Nymphe, laissons cela à part, car je connoy bien qu’en quelque chose vous avez raison, mais aussi n’ay-je pas tant de tort que vous m’en donnez ; & me dittes je vous prie, par toute l’amitié que vous me portez, si en ses dernieres paroles il s’est point ressouvenu de moy, & quelles elles ont esté ? Faut-il encor, luy dis-je, que vous triomphiez en vostre ame de la fin de sa vie, comme vous avez fait de toutes ses actions, depuis qu’il a commancé de vous aymer ? S’il ne faut que cela à vostre contentement, je vous satisferay. Aussi tost qu’il sçeu t que par vos paroles vous taschiez de noircir l’honneur de sa victoire, & qu’au lieu de vous plaire,il avoit par ce combat acquis vostre haine. Il ne sera pas vray, dit-il, ô injustice, qu’à mon occasion tu loges plus longuement en une si belle ame, il faut que par ma mort, je lave ton offense ; dés lors il osta tous les appareils qu’il avoit sur ses playes, & depuis n’a voulu souffrir la main du Chirurgien : Ses blesseures n’estoient pas mortelles, mais la pourriture l’ayant reduit à tels termes, qu’il ne se sentoit plus de force pour vivre, il appella Fleurial, & se voyant seul avec luy, il luy dit. Fleurial, mon amy, tu perds aujourd’huy celuy qui avoit plus d’envie de te faire du bien, mais il faut que tu t’armes de patience, puis que telle est la volonté du Ciel, si veux-je toutefois recevoir encores de toy un service, qui me sera le plus agreable que tu me fis jamais, & ayant tiré promesse qu’il le feroit, il continua. Ne faux donc point à ce que je te vay dire. Aussi tost que je seray mort, fends moy l’estomac & en arrache le cœur, & le porte à la belle Galathée, & luy dis que je luy envoye, à fin qu’à ma mort je ne retienne rien d’autruy. A ces derniers mots, il perdit la parole & la vie. Or ce fol de Fleurial, pour ne manquer à ce qui luy avoit esté commandé par une personne qu’il avoit si chere, avoit apporté icy ce cœur, & sans moy vouloit le vous presenter. Ah ! Leonide, dit-elle, il est doncques bien certain qu’il est mort ? Mon Dieu que n’ay-je sçeu sa maladie, & que ne m’en avez vous advertie ? J’y eusse remedié, ô quelle perte ay-je faite ! Et quelle faute est lavostre ? Madame, luy respondis-je, je n’en ay rien sçeu, car Fleurial estoit demeuré pres de luy pour le servir, à cause qu’il n’a mené personne des siens, mais encor que je l’eusse sçeu, je croy que je ne vous en eusse point parlé, tant j’ay reconneu vostre volonté esloignée de luy sans sujet. A ce mot s’appuyant la teste sur la main, elle me commanda de la laisser seule, à fin, comme je croy, que je ne visse les larmes, qui desja empouloient ses paupieres, mais à peine estois-je sortie qu’elle me rappella, & sans lever la teste, me dit, que je commandasse à Fleurial de luy faire porter ce que Lindamor luy envoyoit, qu’en toute façon elle le vouloit : & incontinent je ressortis avec un espoir asseuré, que les affaires du Chevalier pour qui je plaidois, reüssiroient comme je les avois proposées. Cependant, quand Fleurial retourna vers Lindamor, il le trouva assez en peine pour le retardement qu’il avoit fait à Montbrison, mais ma lettre le resjouyt de sorte, que depuis à veuë d’œil on le voyoit amender, elle fut telle.


RESPONSE DE LEONIDE
A LINDAMOR.

Vostre justice esclaire de sorte, que mesme les yeux les plus fermez ne peuvent en nier la clarté. Contentez-vousque ceux que vous desirez qui la voyent par moy, ayant sceu vostre resolution, l’ont reconnuë pour tres-juste : Il est vray que « tout ainsi que les blesseures du corps ne sont pas du tout gueries encor que le danger en soit osté, & qu’il faut en cela du temps, celles de l’ame en sont de mesme » : mais en ayant osté le danger par vostre valeur & prudence, vous devez laisser au temps de faire ses actions ordinaires, vous ressouvenant que « les playes qui se ferment trop promptement sont sujettes à faire sac », qui par apres est plus dangereux que n’estoit la blesseure. Esperez tout ce que vous desirez, car vous le pouvez faire avec raison.

Je luy escrivis de ceste sorte, à fin que la tristesse ne nuisist pas à ses blesseures, & qu’il guerist plustost : il me rescrivit ainsi.


REPLIQUE DE LINDAMOR A LEONIDE.

Ainsi, belle Nymphe, puissiez vous avoir toute sorte de contentement, comme tout le mien vient & despend de vous seule, j’espere puis que vous me le commandez : toutefois « Amour qui n’est jamais sans estre accompagné de doute », me commande que je tremble : mais fasse de moy le Ciel ce qu’il luy plaira, je sçay qu’il ne peut me refuser le tombeau.

Or ce que je luy respondis, à fin de ne vous ennuyer par tant de lettres, fut en somme, qu’aussi tost qu’il pourroit souffrir le travail, il trouvast moyen de parler à moy, & qu’il connoistroit combien j’estois veritable, & le plus briefvement qu’il me fut possible luy fis entendre tous les discours que Galathée & moy avions eu, & le desplaisir qu’elle avoit ressenty de sa mort, & la volonté d’avoir son cœur. Voyez quelle est la force d’une extréme affection. Lindamor avoit esté fort blessé en plusieurs lieux, & avoit tant perdu de sang, qu’il fut presque en danger de sa vie ; toutefois outre toute l’esperance des Chirurgiens, aussi tost qu’il receut ceste derniere lettre, le voila debout, le voila, qui s’habille, & dans deux ou trois jours apres il essaye de monter à cheval, & en fin se hazarde de me venir trouver ; & parce qu’il n’osoit venir de jour pour n’estre veu, il s’habilla en jardinier, & se disant cousin de Fleurial, se resolut de venir dans le jardin, & se conduire, selon que l’occasion s’offriroit. S’il le proposa, il le mit en effet, & ayant fait faire secrettement des habits, fit entendre à la tante de Fleurial, qu’avant son combat il avoit fait un vœu, & qu’il vouloitl’aller rendre avant que de partir du païs, mais que craignant les amis de Polemas, il y vouloit aller en cét équipage, & qu’il la prioit de n’en rien dire. La bonne vieille l’en voulut dissuader, pour le danger qu’il y avoit, le conseillant de remettre ce voyage à une autrefois, mais luy qui estoit porté d’une trop ardente devotion pour l’interrompre, luy dit ; que s’il ne le faisoit avant que de s’en aller hors du païs, il croiroit qu’il luy deust advenir tous les mal-heurs du monde. Ainsi donc sur le soir il part, à fin de ne rencontrer personne, & vient si heureusement, que sans estre veu il entra dans le jardin, & fut conduit par Fleurial en la maison, où pour lors il n’y avoit qu’un valet qui luy aidoit à travailler, auquel il fit accroire, que Lindamor estoit son cousin, à qui il vouloit apprendre le mestier de jardinier. Si le Chevalier attendoit le matin avec beaucoup de desir, & si la nuit ne luy sembla estre plus longue que de coustume, celuy qui aura esté en quelque attente de ce qu’il desire en pourra juger. Tant y a que le matin ne fut plutost venu, que Lindamor avec une besche en la main se met au jardin : Je voudrois que vous l’eussiez veu avec cet outil : vous eussiez bien conneu, qu’il n’y estoit guiere accoustumé, & qu’il se sçavoit mieux aider d’une lance. Depuis il m’a juré cent fois, que de sa vie il n’eut tant de honte, que de se presenter vestu de ceste sorte devant les yeux de sa Maistresse, & qu’il fut deux ou trois fois en resolution des’en retourner, mais en fin l’Amour surmonta la honte, & le fit resoudre d’attendre que nous vinssions.

  De fortune, ce jour la Nymphe pour se desennuyer, estoit descenduë au jardin avec plusieurs de mes compagnes. Aussi tost qu’elle apperceut Fleurial, elle tressaillit toute, & incontinent me fit signe de l’œil ; mais quoy que j’essayasse de parler à luy, je ne le pûs faire, parce que le nouveau jardinier estoit tousjours aupres qui estoit si changé en cet habit, que nulle de nous ne le pût reconnoistre : quant à moy, je m’excuse si je ne le connus pas, car je n’eusse jamais pensé qu’il eust fait ce dessein sans m’en advertir : mais il me dit depuis qu’il me l’avoit celé, sçachant bien que je ne luy eusse jamais permis de venir en ce lieu de cette sorte. Pensant donc à tout autre qu’à luy, je fus bien assez curieuse pour demander à Fleurial qui estoit cet estranger : il me respondit froidement que c’estoit le fils de sa tante, auquel il vouloit apprendre ce qu’il sçavoit du jardinage. A ce mot Galathée aussi curieuse, mais moins courageuse que moy, me voyant en discours avec luy, s’en approcha, & oyant que cestuy-cy estoit cousin de Fleurial, luy demanda comme sa mere se portoit. Ce fut lors que Lindamor fut empesché, car il craignoit que ce qui avoit esté couvert par les habits, ne fut descouvert par la parole : toutefois la contrefaisant au mieux qu’il pût, il respondit d’un langage villageois, qu’elle estoit hors de danger,& apres suivit une reverence de mesme au langage, avec une telle grace que toutes les Nymphes s’en mirent à rire, mais luy sans en faire semblant remet son chappeau avec les deux mains sur la teste, & reprend son ouvrage. Galathée en sousriant dit à Fleurial, si vostre cousin est aussi bon jardinier que bon harangueur, vous avez trouvé une bonne ayde. Madame, luy dit Fleurial, il ne peut mieux parler que ceux qui l’ont appris, en son village ils parlent tous ainsi. Ouy, dit la Nymphe, & peut-estre encor est-il tenu pour un grand personnage entr’eux. Et à ce mot elle reprit son promenoir : Cela me donna un peu plus de commodité de parler à Fleurial, car mes compagnes pour passer leur temps se mirent toutes à l’entour de Lindamor, & chacune pour le faire parler luy disoit un mot, & à toutes il respondoit, mais des choses tant hors de propos qu’il falloit rire par force ; car il les disoit d’une sorte, qu’il sembloit que ce fut à bon escient ; & quoy qu’il leur respondist, il ne levoit jamais la teste, feignant d’estre attentif à son labeur. Cependant m’approchant de Fleurial, je luy demanday comme se portoit Lindamor, il me respondit qu’il estoit encor assez mal ; Lindamor luy avoit commandé de me le dire ainsi. Et d’où vient son mal, luy dis-je, puis que tu me dis que ses blesseures estoient des-ja presque gueries ? Vous le sçaurez, me respondit-il, par la lettre qu’il escrit à Madame. Madame, luy dis-je, a opinion qu’il soit mort, mais donne la moy & je la luy feray voir, feignant qu’il y a long temps qu’il l’a escrite [;] je n’oserois, me respondit il, par ce qu’il me l’a expressément deffendu, & qu’il m’y a astraint par serment. Comment, luy dis-je, Lindamor entre t’il en meffiance de moy ? Nullement, me dit-il, au contraire, il vous prie de faire tousjours croire à la Nymphe qu’il est mort : mais pour son bien & pour mon advantage, il faut que la Nymphe reçoive cette lettre de mes mains. Je me mis certes en colere, & luy en eusse bien dit davantage, si je n’eusse eu peur que l’on s’en fut apperçeu ; mais il fit si bien ce qui luy avoit esté commandé, que je n’en pûs tirer autre chose, sinon pour conclusion, que si la Nymphe vouloit ce qu’il avoit à luy donner de Lindamor, il falloit qu’elle le prist de sa main, & quand je luy disois qu’il demeureroit long temps à luy pouvoir parler, & que cela la pourroit offenser, il ne me respondoit sinon d’un branslement de teste, par lequel il me faisoit entendre qu’il n’en feroit rien. Galathée, qui s’estoit apperceuë de nostre discours, desireuse d’en sçavoir le sujet, se retira du promenoir plutost que de coustume, & m’ayant appellée en particulier voulut entendre ce que c’estoit ; je le luy dis franchement, je veux dire pour ce qui estoit de la resolution de Fleurial : mais au lieu de la lettre, je luy dis que c’estoit le cœur de Lindamor, & qu’en toute sorte luy ayant esté commandé par luy à sa mort, il croiroit user de trahison s’il n’observoit sa promesse. AlorsGalathée me respondit, comment il entendoit de luy pouvoir parler en particulier, qu’il luy sembloit n’y avoir point d’autre moyen que de faindre de luy apporter des fruits dans un panier, & qu’au fonds il luy mit le cœur : Je luy respondis alors, que cela se pourroit bien faire ainsi, mais que je le connoissois pour si brutal qu’il n’en feroit rien, par ce que l’avarice luy faisoit esperer d’avoir beaucoup d’elle, s’il luy representoit luy mesme (en luy remettant ce cœur entre les mains) les services qu’en ces occasions il luy avoit rendus. O ! me dit-elle, s’il ne tient qu’à cela, qu’il vous die seulement ce qu’il veut, car je le luy donneray. Ce sera, luy dis-je, une espece de rançon que vous payerez pour ce cœur. Ce n’est pas, me respondit-elle, de ceste monnoye que je la dois payer, c’est de mes larmes, & celles-là estant taries, de mon sang : peut-estre fut-elle marrie de m’en avoir tant dit : Tant y a qu’elle me commanda le matin de parler à Fleurial, ce que je fis, & luy representay tout ce que je creus qui le pouvoit esmouvoir à me donner ceste lettre, jusques à le menacer, mais tout fut en vain, car pour resolution il me dit. Voyez-vous, Leonide, quand le Ciel & la terre s’en mesleroient, je n’en feray autre chose : Si Madame veut sçavoir ce que j’ay à luy dire, il fait si beau le soir, qu’elle vienne avec vous jusques au bas de l’escalier, qui descend de sa chambre, la Lune est claire, je l’ay veuë bien souvent y venir, le chemin n’est pas long, personne n’en peutrien sçavoir, je m’asseure que m’ayant ouy, elle ne plaindra point la peine qu’elle aura prise. Quand il me dit cela, je me mis en extréme colere contre luy, luy representant qu’il devoit obeïr à Galathée, & non point à Lindamor ; qu’elle estoit sa Maistresse, qu’elle luy pouvoit faire du bien & du mal : Bref qu’il n’y avoit point d’apparence qu’elle deust prendre ceste peine : mais luy sans s’esmouvoir, me dit : Nymphe ce n’est pas à Lindamor que j’obeïs, mais au serment que j’en ay fait aux Dieux, s’il ne se peut de ceste sorte, je m’en retourneray plustost d’où je viens. Je le laissay avec son opiniastreté, tant ennuyée que j’estois à moitié hors de moy, car si j’eusse sçeu le dessein de Lindamor, puis que la chose estoit tant avancée, sans doute je luy eusse aydé ; mais ne le sçachant pas, je trouvois Fleurial avec si peu de raison, que je ne sçavois que dire : En fin je m’en retournay faire sa response à Galathée, qui fut tant en colere, qu’elle l’eust fait battre, & chasser du service de sa mere, si je ne luy eusse representé le danger où elle se mettoit, qu’il ne descouvrist ce qui s’estoit passé. Trois ou quatre jours s’escoulerent que la Nymphe demeuroit obstinée à ne vouloir faire ce que Fleurial demandoit, en fin Amour trop fort pour ne vaincre toute chose, la força de sorte que le matin elle me dit, que de toute la nuit elle n’avoit esté en repos, que les manes de Lindamor luy estoient toute nuit autour, qu’il luy sembloit que c’estoit la moindre chose qu’elle devoit à sa memoire que de descendre cest escalier pour tirer son cœur des mains d’autruy, & que j’avertisse Fleurial, qu’il ne faillist de s’y trouver. O Dieux, quel fut le contentement du nouveau jardinier ! Il m’a dit depuis qu’en sa vie il n’avoit eu plus grand sursaut de joye, par ce qu’il commençoit à desesperer que son artifice reüssit ; & voyant la Nymphe ne venir plus au jardin, il craignoit qu’elle l’eust reconnu. Mais quand Fleurial l’avertit de la resolution qu’elle avoit prise, ce fut un ressuscité d’Amour, pour le moins si l’on meurt par le dueil, & si l’on revit par le contentement. Il se prepara à l’abord à ce qu’il avoit à faire, avec plus de curiosité qu’il n’avoit jamais fait contre Polemas. La nuit estant venuë, & chacun retiré, la Nymphe ne faillit à se r’habiller, mais seulement avec une robbe de nuit, & me faisant ouvrir la premiere porte, elle me fit passer devant, & vous jure qu’elle trembloit de sorte, qu’à peine pouvoit-elle marcher ; elle disoit qu’elle ressentoit un certain eslancement en l’estomac, qu’elle n’avoit point accoustumé, qui luy ostoit toute force ; qu’elle ne sçavoit si c’estoit pour se voir ainsi de nuit sans lumiere, ou pour sortir à heure induë, ou pour apprehender le present de Lindamor : mais quoy que ce fut, elle n’estoit pas bien à elle. En fin s’estant un peu r’asseurée nous descendismes du tout en bas, où nous n’eusmes pas si tost ouvert la porte, que nous trouvasmes Fleurial,qui nous y attendoit il y avoit long temps. La Nymphe passa alors devant, & allant sous une tonne de jasmins, qui par son espaisseur la pouvoit garantir, & des rais de la Lune, & d’estre veuë des fenestres du corps de logis qui respondoit sur le jardin. Elle commença toute en colere à dire à Fleurial : Et bien Fleurial, depuis quand estes vous devenu si ferme en vos opinions, que quoy que je vous commande, vous n’en vueillez rien faire ? Madame, respondit-il, sans s’estonner, ç’a esté pour vous obeïr, que j’ay failly en cecy, s’il y a de la faute ; car ne m’avez-vous pas commandé tres-expressément que je fisse tout ce que Lindamor m’ordonneroit ? Or, Madame, c’est luy qui me l’a ainsi commandé, & qui me remettant son cœur, me fit outre son commandement encor obliger par serment, que je ne le remettrois entre-autres mains qu’aux vostres. Et bien, bien, interrompit-elle en souspirant, où est ce cœur ? Le voicy, Madame, dit-il, reculant trois ou quatre pas vers un petit cabinet, s’il vous plaist d’y venir, vous le verrez mieux que là où vous estes : elle se leva, & s’y en vint ; mais à mesme temps qu’elle voulut entrer dedans, voila un homme qui se jette à ses pieds, & sans luy dire autre chose, luy baise la robbe. O Dieux ! dit la Nymphe, qu’est-cecy, Fleurial, voicy un homme ? Madame, dit Fleurial en sousriant, c’est un cœur qui est à vous. Comment, dit-elle, un cœur ? & lors de peur elle voulut fuïr : mais celuy qui luy baisoit la robbe la retint.Oyant ces paroles je m’approchay, & conneus incontinent que c’estoit celuy que Fleurial disoit estre son cousin. Je ne sceus soudainement que penser ; je voyois Galathée & moy entre les mains de ces deux hommes, l’un desquels nous estoit inconneu ; à quoy nous pouvions nous resoudre ? de crier nous n’osions, de fuïr, Galathée ne pouvoit, d’esperer en nos forces, il n’y avoit point d’apparence, en fin tout ce que je pus ce fut de me jetter aux mains de celuy qui tenoit la robbe de la Nymphe, & ne pouvant mieux, je me mis à l’esgratigner & à le mordre ; ce que je fis avec tant de promptitude, que la premiere chose qu’il en apperceut fut la morsure. Ah ! courtoise Leonide, me dit-il lors, comment traitterez-vous vos ennemis, puis que vous rudoyez de ceste sorte vos serviteurs ? Encores que je fusse bien hors de moy, si est-ce que je reconnus presque ceste voix, & luy demandant qui il estoit : Je suis, dit-il, celuy qui viens porter le cœur de Lindamor à ceste belle Nymphe, & lors sans se lever de terre, s’adressant à elle, il continua. J’advoüe, Madame, que ceste temerité est grande, si n’est-elle pas toutefois esgale à l’affection qui l’a produitte : Voicy le cœur de Lindamor, que je vous apporte, j’ay esperé que ce present seroit aussi bien receu de la main du donneur, que d’une estrangere, si toutesfois mon desastre me nie ce que l’Amour m’a promis, ayant offensé la divinité que seule je veux adorer, condamnez ce cœurque je vous apporte à tous les plus cruels supplices qu’il vous plaira ; car pourveu que sa peine vous satisface, il la patientera avec autant de contentement que vous la luy ordonnerez. Je connus aisément alors Lindamor, & Galathée aussi, mais non sans estonnement toutes deux, elle voyant à ses pieds celuy qu’elle avoit pleuré mort, & moy au lieu d’un jardinier, ce Chevalier, qui ne cede à nul autre de ceste contrée : Et connoissant que Galathée estoit si surprise, qu’elle ne pouvoit parler, je luy dis : Est-ce ainsi, ô Lindamor, que vous surprenez les Dames ? ce n’est pas acte d’un Chevalier tel que vous estes. Je vous advoüe, me dit-il, gratieuse Nymphe, que ce n’est pas acte d’un Chevalier, mais aussi ne me nierez vous pas que ce ne soit celuy d’un Amant ? & que suis-je plus qu’Amant ? Amour qui apprit à filer aux autres, m’apprend à estre jardinier ? Est-il possible, Madame, dit-il s’adressant à la Nymphe, que ceste extréme affection que vous faittes naistre, vous soit si desagreable, que vous la vueillez faire finir par ma mort ? J’ay pris la hardiesse de vous apporter ce que vous vouliez de moy, ce cœur ne vous doit-il pas estre plus agreable en vie que mort ? que s’il vous plaist qu’il meure, voila un poignard qui abregera ce que vostre rigueur fera avec le temps. La Nymphe à toutes ces paroles ne respondit autre chose sinon : Ah ! Leonide, vous m’avez trahie, & à ce mot elle se retira dans l’allée, où elle trouva un siege fort à propos,car elle estoit tant hors de soy qu’elle ne sçavoit où elle estoit. Là le Chevalier se rejette à genoux, & moy je m’en vins à l’autre costé, & luy dis : Comment, Madame, vous dites que je vous ay trahye ? pourquoy m’accusez vous de cecy ? Je vous jure par le service que je vous ay voüé, n’avoir rien sceu de cet affaire, & que Fleurial m’a deceuë aussi bien que vous. Mais je loüe Dieu, que la tromperie soit si advantageuse pour chacun. Dieu mercy voicy le cœur de Lindamor, que Fleurial vous avoit promis ; mais le voicy en estat de vous faire service, ne devez vous pas estre bien aise de ceste trahison ?

  Il seroit trop long à raconter tous les discours que nous eusmes, tant y a qu’en fin nous fismes la paix, & de telle sorte, que ceste Amour fut plus estroittement liée qu’elle n’avoit jamais esté ; toutefois avec condition qu’à l’heure mesme il partiroit pour aller où Amasis, & Clidaman l’avoient envoyé. Ce départ fut mal aysé, toutefois il falut obeïr : & ainsi apres avoir baisé la main à Galathée, sans nulle faveur plus grande, il partit : bien s’en alla-t’il avec asseurance qu’à son retour, il pourroit la voir quelquefois à ceste mesme heure, & en ce mesme lieu ; mais que sert-il de particulariser toute chose. Lindamor retourna où ceux qui estoient à luy l’attendoient, & delà en diligence alla où Clidaman pensoit qu’il fust, & par les chemins bastit mille prudentes excuses de son sejour, tantost accusant les incommoditez desmontagnes, & tantost d’une maladie qui encor paroissoit à son visage, à cause de ses blesseures ; & luy semblant que tout ce qui l’esloignoit de sa Dame, n’estoit pas affaire qui meritast plus long sejour ; il revint avec permission d’Amasis & de Clidaman, en Forests, où estant arrivé, & ayant rendu bon conte de sa charge, il fut honoré, & carressé comme sa vertu le meritoit ; mais tout cela ne luy touchoit point au cœur, au prix d’un bon accueil qu’il recevoit de la Nymphe, qui depuis son dernier départ avoit accreu de sorte sa bonne volonté, que je ne sçay si Lindamor avoit occasion de se dire plus Amant qu’aimé. Ceste recherche passa si outre, qu’un soir estant dans le jardin, il la pressa plusieurs fois de luy permettre qu’il la demandast à Amasis, qu’il s’asseuroit avoir rendu tant de bons services, & à elle, & à son fils, qu’ils ne luy refuseroient point ceste grace. Elle luy respondit : Vous devez douter de leur volonté plus que de vos merites, & devez estre moins asseuré de vos merites, que de ma bonne volonté, toutefois je ne veux point que vous leur en parliez que Clidaman ne se marie : je suis plus jeune que luy, je puis bien attendre autant. Ouy bien vous, respondit-il incontinent, mais non pas la violence de ma passion ; pour le moins si vous ne me voulez accorder ce remede, donnez m’en un qui ne peut vous nuire, si vostre volonté est telle que vous me dittes. Si je le puis, dit-elle, sans m’offenser, je le vous promets. Apres luyavoir baisé la main. Madame, luy dit-il, vous m’avez promis de jurer devant Leonide, & devant les Dieux, qui oyent nos discours, que vous serez ma femme, comme je faits serment devant eux mesmes, de n’en avoir jamais d’autre. Galathée fut surprise, toutefois feignant que ce fust partie pour le serment qu’elle en avoit fait, & en partie en ma persuasion, quoy que veritablement ce fust à celle de son affection, elle le contenta, & le luy jura entre mes mains, à condition que jamais Lindamor ne reviendroit en ce jardin, que le mariage ne fust declaré ; & cela pour empescher que l’occasion ne les fist passer plus outre. Voila Lindamor le plus content qui fut jamais, plein de toute sorte d’esperance, pour le moins de toutes celles qu’un Amant peut avoir estant aimé, & n’attendant que la conclusion promise de ses desirs : Quand Amour, ou plustost la fortune voulut se mocquer de luy, & luy donner le plus cruel ennuy qu’autre peut avoir : O Lindamor, quelles vaines propositions sont les vostres ! En ce temps Clidaman estoit party pour aller chercher avec Guiemants, les hazards des armes, & pour lors il se trouvoit en l’armée de Meroüée, & encor qu’il y fust allé secrettement, si est-ce que ses actions le découvrirent assez, & par ce qu’Amasis ne vouloit pas qu’il y demeurast de ceste sorte, elle fit levée de toutes les forces qu’elle pût pour luy envoyer, & comme vous sçavez, en donna la charge à Lindamor, & retint Polemas pourgouverner sous elle à toutes ses Provinces, jusques à la venuë de son fils ; ce qu’elle fit, tant pour satisfaire à ces deux grands personnages, que pour les separer un peu : car depuis le retour de Lindamor, ils avoient tousjours eu quelque pique ensemble, fust que rien n’est de si secret, qui en quelque sorte ne se découvre, & qu’à ceste occasion Polemas eust quelque vent que ce fust luy, contre qui il avoit combattu, ou bien que l’Amour seul en fust la cause. Tant y a que chacun connoissoit bien le peu de bonne volonté qu’ils se portoient. Or Polemas demeuroit fort content, & Lindamor ne s’en alloit pas mal volontiers, l’un pour demeurer pres de sa Maistresse, & l’autre pour avoir occasion, faisant service à Amasis de se l’obliger, esperant par ceste voye de se faciliter le chemin au bien auquel il aspiroit. Mais Polemas qui connoissoit à l’œil combien il estoit défavorisé, & combien au rebours son rival recevoit de faveurs, n’ayant guiere d’esperance, ny en ses services, ny en ses merites, recourut aux artifices. Et voicy comment il apposte un homme ; mais un homme le plus fin, & le plus rusé qui fust jamais en son mestier, à qui sans le faire reconnoistre à personne de la Cour, il fit secrettement voir Amasis, Galathée, Sylvie, Silere, moy, & toutes ces autres Nymphes, & non seulement leur monstra le visage, mais luy raconta tout ce qu’il sçavoit de toutes, voire des choses plus secrettes dont comme vieil courtisan, il estoit bien informé, & puis le pria de se faindre Druide, & grand devin. Il vint dans ce grand bois de Savigneu, pres des beaux jardins de Mont-brison, où sur la petite riviere qui y passe presque au travers, il fit une logette, & demeura là quelques jours, faisant le grand devineur, si bien que le bruit en vint jusques à nous, & mesmes Galathée le sçachant, l’alla trouver pour apprendre quelle seroit sa fortune. Ce rusé sceut si bien contrefaire son personnage, avec tant de circonstances, & de ceremonies, qu’il faut que j’advoüe le vray, j’y fus déceuë aussi bien que les autres. Tant y a que la conclusion de sa finesse fut de luy dire, que le Ciel luy avoit donné par influence le choix d’un grand bien ou d’un grand mal, & que c’estoit à sa prudence de les eslire. Que l’un, & l’autre procedoient de ce qu’elle devoit aimer, & que si elle méprisoit son advis, elle seroit la plus mal-heureuse personne du monde ; & au contraire tres-heureuse, si elle faisoit bonne deliberation : que si elle le vouloit croire, il luy donneroit des connoissances si certaines de l’un & de l’autre, qu’il ne tiendroit qu’à elle de les discerner. Et luy regardant la main, puis le visage, il luy dit. Un tel jour estant dans Marcilly, vous verrez un homme vestu d’une telle couleur, si vous l’espousez, vous estes la plus miserable du monde ; puis il luy fit voir dans un miroir, un lieu qui est le long de la riviere de Lignon, & luy dit : Voyez vous ce lieu, allez-y à telle heure, vous y trouverez un homme qui vous rendra heureuse, si vous l’espousez. Or Climante (tel est le nom de ce trompeur) avoit finement sceu, & le jour que Lindamor devoit partir, & la couleur dont il seroit vestu ; & son dessein estoit que Polemas feignant d’aller à la chasse, se trouveroit au lieu qu’il avoit fait voir dans le miroir. Or oyez je vous supplie, comme le tout est reüssi. Lindamor ne faillit point de venir vestu comme avoit dit Climanthe, & au mesme jour Galathée, qui avoit bonne memoire de ce que luy avoit dit cet abuseur, à l’abord de Lindamor demeura si estonnée, qu’elle ne sceut respondre à ce qu’il luy disoit. Le pauvre Chevalier creut que c’estoit le déplaisir de son éloignement, de sorte qu’apres luy avoir baisé la main, il partit, & s’en alla à l’armée plus content que ne vouloit sa fortune. Si j’eusse sceu qu’elle se fust mise en ceste opinion, j’eusse tasché de l’en divertir, mais elle me le tint si secret que pour lors je n’en eus aucune connoissance. Depuis s’approchant le jour que Climanthe luy avoit dit qu’elle trouveroit sur les rives de Lignon celuy qui la rendroit heureuse, elle ne me voulut pas dire entierement son dessein, mais seulement me fit entendre qu’elle vouloit sçavoir si le Druide estoit veritable, en ce qu’il luy avoit dit ; qu’aussi bien la Cour estoit si seule, qu’il n’y avoit plus de plaisir, & que la solitude seroit pour un temps plus agreable ; qu’elle estoit resoluë d’aller en son Palais d’Isoure, la plus seule qui luy seroit possible, &que des Nymphes, elle ne vouloit avoir que Sylvie & moy, sa nourrice, & le petit Meril : quant à moy qui estois ennuyée de la Cour, je luy dis, qu’il seroit bien à propos de s’y aller un peu divertir, & ainsi faisant entendre à Amasis, qu’elle s’y vouloit purger, elle s’y en alla le lendemain : mais ç’avoit esté sa nourrice qui l’avoit fortifiée en ceste opinion, car ceste bonne vieille, qui aimoit tendrement sa nourriture, estant de facile creance en ses predictions, comme sont la pluspart de celles de son âge, luy conseilla de le faire, & l’en pressa de sorte, que la trouvant desja toute disposée, il luy fut aisé de la mettre en ce labyrinthe. Ainsi donc nous voila toutes trois seules en ce Palais. Pour moy je ne fus de ma vie plus étonnée, car figurez vous trois personnes dans ce grand bastiment : Mais la Nymphe, qui avoit bien remarqué le jour que Climanthe luy avoit dit, se prepara le soir auparavant pour y aller, & le matin s’habilla le plus à son advantage qu’elle pût, & nous commanda d’en faire de mesme. De ceste sorte nous allons dans un chariot jusques au lieu assigné, où estant arrivées, par hazard à l’heure mesme qu’avoit dit Climanthe, nous trouvasmes un Berger presque noyé, & encores à moitié couvert de boüe, & de gravier, que la fureur de l’eau avoit jetté contre nostre bord. Ce Berger estoit Celadon, je ne sçay si vous le connoissez, qui par hazard estant tombé dans Lignon, avoit failly de se noyer ; mais nous y arrivasmes si à propos,que nous le sauvasmes, car Galathée croyant que ce fust cestuy-cy qui la devoit rendre heureuse, dés lors commença de l’aimer de telle sorte, qu’elle ne pleignit point sa peine à nous aider à le porter dans le chariot, & de là jusques au Palais sans qu’il revint : pour lors le sable, l’effroy de la mort, les taches qu’il avoit au visage gardoient que sa beauté ne se pouvoit remarquer, & quant à moy je maudissois l’enchanteur, & le devin qui estoit cause que nous avions ceste peine, car je vous jure que je n’en eus de ma vie tant. Mais depuis qu’il fut revenu, & que son visage ne fut plus soüillé, il parut le plus bel homme qui se puisse dire, outre qu’il a l’esprit ressentant toute autre chose plustost que le Berger : je n’ay rien veu en nostre Cour de plus civilizé, ny de plus digne d’estre aimé, si bien que je ne m’estonne pas si Galathée en est tant esperdument amoureuse, qu’à peine le peut-elle abandonner la nuit : mais certes elle se trompe bien, d’autant que ce Berger est perdu d’Amour, pour une Bergere nommée Astrée ; Si est-ce que toutes ces choses n’ont pas fait un petit coup contre Lindamor, par ce que la Nymphe ayant trouvé vray ce que ce menteur luy a dit, est resoluë de mourir plustost que d’espouser Lindamor, & s’estudie par toute sorte d’artifice de se faire aimer à ce Berger, qui ne fait mesme en sa presence que souspirer l’esloignement d’Astrée. Je ne sçay si la contrainte où il se trouve (car elle ne le veut point laisser sortir du Palais,) ousi l’eau qu’il bût quand il tomba dans la riviere, en est la cause, tant y a que depuis, il est allé trainant, tantost dans le lict, tantost dehors ; mais en fin, il a pris une fievre si ardante, que ne sçachant plus de remede à sa santé, la Nymphe me commanda de venir en diligence vous querir, à fin que [vous] vissiez ce qui seroit necessaire pour le sauver.

  Le Druide estoit demeuré fort attentif durant ce discours, & fit divers jugements selon les sujets des paroles de sa niece, & peut-estre assez approchant du vray : car il connut bien qu’elle n’estoit pas du tout exempte ny d’Amour, ny de faute. Toutefois comme fort advisé qu’il estoit, il le dissimula avec beaucoup de discretion, & dit à sa niece qu’il estoit tres-aise de pouvoir servir Galathée, & mesme en la personne de Celadon, de qui il avoit tousjours aimé les parents, & qu’encor qu’il fust Berger, il ne laissoit d’estre de l’ancien tige des Chevaliers, & que ses ancestres avoient esleu ceste sorte de vie pour plus reposée, & plus heureuse que celle des Cours, qu’à ceste occasion il le falloit honorer, & faire bien servir : mais que ceste façon de vivre, dont usoit Galathée, n’estoit ny belle pour la Nymphe, ny honorable pour elle ; qu’estant arrivé au Palais, & ayant veu ses déportements, il luy diroit comme il vouloit qu’elle se gouvernast. La Nymphe un peu honteuse luy respondit, qu’il y avoit long temps qu’elle avoit fait dessein de le luy dire, mais qu’elle n’avoit eu ny la hardiesse, ny la commodité, qu’à la verité Climanthe estoit cause de tout le mal. O, respondit Adamas, s’il y avoit moyen de l’attraper, je luy ferois bien payer avec usure le faux tiltre qu’il s’est usurpé de Druide. Cela sera fort aisé dit la Nymphe, par le moyen que je vous diray. Il dit à Galathée qu’elle retournast deux ou trois fois au lieu où elle devoit trouver cest homme, en cas qu’elle ne l’y rencontrast la premiere fois. Je sçay que Polemas & luy ayant esté trop tardifs le premier jour, ne manquerent d’y venir les autres suivants ; qui voudra surprendre ce trompeur, il ne faut que se cacher au lieu que je vous monstreray, où sans doute il viendra : & quant au jour vous le pourrez sçavoir de Galathée, car quant à moy je l’ay oublié.

Livre dixième

LE
DIXIESME
LIVRE DE LA PREMIERE PARTIE
d’Astrée.

Avec ces discours, le Druide, & la Nymphe tromperent une partie de la longueur du chemin, ayant esté & l’un & l’autre si attentif, que presque sans y penser, ils se trouverent aupres du Palais d’Isoure. Mais Adamas qui vouloit en toute façon remedier à ceste vie, l’instruisit de tout ce qu’elle avoit à dire de luy à Galathée, & sur tout de ne point luy faire entendre qu’il ayt desapreuvé ses actions : car, disoit-il, je connois bien que le courage de la Nymphe se doit vaincre par douceur, & non par force. Mais ce pendant, ma niece, souvenez vous de vostre devoir, & que ces amourachements sont honteux, & pour ceux qui en sont atteints, & pour ceux qui les favorisent. Il eust continué ses remonstrances, si à l’entrée du Palais ils n’eussent rencontré Sylvie qui les conduisit où estoit Galathée : pour lors elle se promenoit dans le plus proche jardin, ce pendant que Celadon reposoit : soudain qu’elle les apperceut, elle s’en vint à eux, & le Druide d’un genoüil en terre, la salüa en luy baisant la robbe, & de mesme Leonide ; mais les relevant, elle les embrassa tous deux, remerciant Adamas de la peine qu’il avoit prise de venir, avec asseurance de s’en revencher en toutes les occasions qu’il luy plairoit. Madame, dit-il, tous mes services ne sçauroient meriter la moindre de ces belles paroles, je regrette seulement que ce qui se presente ne soit une preuve plus grande de mon affection, à fin qu’en quelque sorte vous puissiez connoistre, que si je suis vieilly sans vous avoir fait service, ce n’a pas esté faute de volonté, mais de n’avoir eu l’heur d’estre employé. Adamas, respondit la Nymphe, les services que vous avez rendus à Amasis, je les tiens pour miens, & ceux que j’ay receus de vostre niece, je les reçois comme de vous, par ainsi vous ne pouvez pas dire qu’en la personne de ma mere vous ne m’ayez beaucoup servie, & qu’en celle de vostre niece, vous n’ayez bien souvent esté employé : Quelquefois si je puis, je reconnoistray ces services tous ensemble, mais en ce qui se presente à ceste heure, ressouvenez-vous, puis qu’il n’y a rien de plus douloureux que les blesseures qui sont aux parties plus sensibles, que ayant l’esprit blessé vous ne sçauriez jamais trouver occasion de me servir qui me fust plus agreable que celle-cy : Nous en parlerons à loisir, ce pendant allez vous reposer, & Sylvie vous conduira en vostre chambre, & Leonide me rendra conte de ce qu’elle a fait. Ainsi s’en alla le Druide : Et Galathée caressant Leonide plus que de coustume, luy demanda des nouvelles de son voyage, à quoy elle satisfit : mais continua-t’elle, Madame, je loüe Dieu, que je vous retrouve plus joyeuse que je ne vous avois laissée. Ma mie, luy dit la Nymphe, la guerison toute evidente de Celadon m’a rapporté ce bien, car il faut que vous sçachiez que vous ne fustes pas à une lieuë d’icy qu’il se resveilla sans fievre, & depuis est allé amendant de sorte, que luy mesme espere de se pouvoir lever dans deux ou trois jours. Voila, respondit Leonide, les meilleures nouvelles qu’à mon retour j’eusse pû desirer, que si je les eusse sceües plustost, je n’eusse pas conduit ceans Adamas. Mais à propos, dit Galathée, que dit-il de cest accident ? car je m’asseure que vous luy avez tout declaré. Vous me pardonnerez, Madame, dit Leonide, je ne luy ay dit, que ce que j’ay pensé ne luy pouvoir estre caché, lors qu’il seroit icy. Il sçait l’amitié que vous portez à Celadon, que je luy ay dit estre procedée de pitié, il connoist fort bien ce Berger, & tous ceux desa famille, & s’asseure de luy pouvoir persuader tout ce qu’il luy plaira, & je croy quant à moy, si vous l’y employez qu’il vous y servira : mais il faudroit luy parler ouvertement. Mon Dieu, dit la Nymphe, est-il possible ? je suis certaine que s’il l’entreprend, le tout ne peut reüssir qu’à mon contentement, car sa prudence est si grande, & son jugement aussi, qu’il ne peut que venir à bout de tout ce qu’il commencera. Madame, dit Leonide, je ne vous parle point sans fondement, vous verrez si vous vous servez de luy, ce qui en sera. Voila la Nymphe la plus contente du monde, se figurant desja au comble de ses desirs. Mais ce pendant qu’elles discouroient ainsi, Sylvie & Adamas s’entretenoient de ce mesme affaire, car la Nymphe qui avoit beaucoup de familiarité avec le Druide, luy en parla dés l’abord tout ouvertement : luy qui estoit fort advisé, pour sçavoir si sa niece luy avoit dit la verité, la pria de luy raconter tout ce qu’elle en sçavoit. Sylvie qui vouloit en toute sorte rompre ceste pratique, le fit sans dissimulation, & le plus briefvement qu’il luy fut possible, de ceste sorte.


HISTOIRE DE
LEONIDE.

Sçachez que pour mieux vous faire entendre tout ce que vous me demandez, je suis contrainte de toucher des particularitez d’autre que de Galathée, & je le feray d’autant plus volontiers, qu’il est mesme à propos que pour y pourvoir à l’advenir, elles ne vous soient point cachées : C’est de Leonide dont je parle, que le destin semble vouloir embroüiller d’ordinaire aux desseins de Galathée : Ce que je vous en dis, n’est pas pour la blasmer, ou pour le publier : car le vous disant, je ne le croy moins secret, que si vous ne l’aviez pas sceu : Il faut donc que vous entendiez, qu’il y a fort long temps que la beauté & les merites de Leonide, luy acquirent, apres une longue recherche, l’affection de Polemas, & parce que les merites de ce Chevalier ne sont point si petits, qu’ils ne puissent se faire aymer, vostre niece ne se contenta d’estre aymée, mais voulut aussi aymer, toutefois elle s’y conduisit avec tant de discretion, que Polemas mesme fut longuement sans en rien sçavoir : Je sçay que vous avez aymé, & que vous sçavez mieux que moy, combien malaisément se peut cacher Amour, tant y a qu’en fin le voile estant osté, & l’un & l’autre se connust, &Amant, & aimé ; toutefois ceste amitié estoit si honneste, qu’elle ne leur avoit permis de se l’oser declarer. Apres le sacrifice qu’Amasis fait tous les ans le jour qu’elle espousast Pymandre, il avint que l’aspres-disnée nous trouvant toutes dans les jardins de Mont-brison, pour passer plus joyeusement ceste heureuse journée, elle & moy, pour nous garantir du Soleil, nous estions assises sous quelques arbres, qui faisoient un agreable ombrage. A peine y estions-nous, que Polemas se vint mettre parmy nous, feignant que ç’avoit esté par hazard qu’il nous eust rencontrées, quoy que j’eusse bien pris garde qu’il y avoit long temps qu’il nous accompagnoit de l’œil. Et par ce que nous demeurions sans dire mot, & qu’il avoit la voix fort bonne, je luy dis, qu’il nous obligeroit fort s’il vouloit chanter. Je le feray, dit-il, si ceste belle, monstrant Leonide, me le commande. Un tel commandement, dit-elle, seroit une indiscretion, mais j’y employeray bien ma priere, & mesmes si vous avez quelque chose de nouveau. Je le veux, respondit Polemas, & de plus je vous asseureray, que ce que vous oïrez, n’a esté fait que durant le sacrifice, cependant que vous estiez en oraison. Et quoy, luy dis-je, ma compagne est donc le sujet de ceste chanson ? Ouy certes me respondit-il & j’en suis tesmoing, & lors il commença de ceste sorte.


STANCES,
D’UNE DAME EN
DEVOTION.

Dans le Temple sacré, les grands Dieux adoroit
Celle que tous les cœurs adorent d’ordinaire :
Elle sans qui la grace au monde ne peut plaire,
Des yeux & de la voix, des graces requeroit.

Et bien qu’elle voulust ses beaux yeux desarmer,
Et laisser de sa voix les appas & les charmes,
Ses beaux yeux & sa voix avoient de telles armes,
Qu’on ne pouvoit la voir, ny l’ouyr sans l’aimer.

Si quelquefois ses yeux d’un sainct zelle enflambez
Vont mignardant le Ciel, toute ame elle mignarde,
Et si demy fermez en bas elle regarde,
O que leurs mouvements ont de traits dérobez !

Que si quelque souspir va du cœur s’esgarant,
Quand les douceurs du Ciel en esprit elle espreuve ;
O que cét air fuitif incontinent retreuve
D’autres souspirs esmeus d’un esprit differant !

O grand Dieu, disoit-elle, ayez pitié de moy !
Et mon desir alors s’efforçoit de luy dire :
Ayez pitié de moy : qui la pitié desire,
Les effets de pitié doit ressentir en soy.

Sois pere, disoit-elle, & non juge en courroux
Puis que tu veux, ô Dieu, que pere l’on t’appelle,
Sois ma Dame, disois-je, & non pas ma cruelle,
Puis que tant de beauté te rend Dame de tous.

Regarde ta bonté plustost que ta rigueur,
Quand tu veux chastier, disoit-elle, une offense.
Et moy je luy disois : Et toy de mesme pense,
Qu’à tes yeux tant humains doit ressembler ton cœur.

Souviens toy, disoit-elle ! ô grand Dieu, que je suis,
A toy dés ma naissance, & que toy seul j’adore :
Et moy je suis à toy, luy disois-je, & encore
Que toy seul en mes vœux adorer je ne puis.

Mesure, disoit elle, à l’Amour ta pitié :
Et lors elle tranchoit pour un temps son murmure.
Et moy je luy disois : Et toy, belle, mesure
Ta pitié non à moy, mais à mon amitié.

Ses vœux furent receuz, & les miens repoussez ;
Et toutefois les miens avoient bien plus de zelle :
Car de la seule foy les siens naissoient en elle,
Moy je voyois la Saincte où les miens sont dressez.

Elle obtint le pardon (mais qui peut refuser
Chose qu’elle demande) & j’en portay la peine :
Car depuis s’esloignant de toute chose humaine,
Elle ne me vid plus que pour me mespriser.

Est-ce ainsi, dis-je alors, que t’ayant fait mercy,
Au lieu de pardonner tu me faits un outrage.
O grand Dieu ! puny la d’un si mauvais courage,
Car si je faux, ses yeux me l’ordonnent ainsi.

Nous estions demeurées fort attentifves, & peut-estre j’eusse sceu quelque chose davantage, n’eust esté que Leonide, craignant que Polemas ne declarast ce qu’elle me vouloit cacher, soudain qu’il eut parachevé prit la parole. Je gage, dit-elle, que je devineray pour qui ceste chanson a esté faite, & lors s’approchant de son oreille, fit semblant de la luy nommer : mais en effet elle luy dit qu’il prit garde à ce qu’il diroit devant moy. Luy comme discret, se retirant, luy respondit : Vous n’avez pas deviné, je vous jure que ce n’est pas pour celle que vous m’avez nommée. Je m’apperceus alors qu’elle se cachoit de moy, qui fut cause que feignant de cueillir quelques fleurs, je m’ostay d’aupres d’eux, & m’en allay d’un autre costé : non toutefois sans avoir l’œil à leurs actions. Or depuis Polemas mesme m’a raconté le tout, mais ç’a esté apres que son affection a esté passée, car tant qu’elle a continué, il n’a pas esté en mon pouvoir de luy faire rien advoüer. Estant donc demeurez seuls, ils reprindrent les brisées qu’ils avoient laissées, & elle fut la premiere qui commença : Et quoy Polemas, dit-elle, vous vous joüez ainsi de vos amies ? advoüez la verité, pour qui sont ces vers ? Belle Nymphe, dit-il, en vostre ame vous sçavez aussi bien pour qui ils sont quemoy. Et comment, dit-elle, me croyez-vous quelque devineuse ? Oüy certes, respondit Polemas, & de celles qui n’obeïssent pas au Dieu qui parle par leur bouche, mais qui se font obeïr à luy. Comment entendez-vous cét enigme ? dit la Nymphe. J’entends, repliqua-t’il, qu’Amour parle par vostre bouche, autrement vos paroles ne seroient pas si pleines de feux & d’Amour, qu’elles pussent allumer en tous ceux qui les oyent des braisiers si ardants, & toutefois vous ne luy obeïssez point : encore qu' »il commande que qui aime soit aimé »: car toute desobeïssante, vous faites que ceux qui meurent d’Amour pour vous, vous peuvent bien ressentir belle, mais non jamais Amante, ny seulement pitoyable : J’en parle pour mon particulier, qui puis avec verité jurer n’y avoir au monde beauté plus aimée que la vostre l’est de moy. En disant ces paroles dernieres il rougit, & elle sousrit en luy respondant. Polemas, Polemas, les vieux soldats par leurs playes montrent le tesmoignage de leur valeur, & ne s’en plaignent point, vous qui vous plaignez des vostres, seriez bien empesché de les monstrer, si Amour comme vostre general, pour vous donner digne salaire, demandoit de les voir. Cruelle Nymphe, dit le Chevalier, vous vous trompez, car je luy dirois seulement, ô Amour oste ce bandeau, & regarde les yeux de mon ennemie : Car il n’auroit pas si tost ouvert les yeux, qu’il ressentiroit les mesmesplayes que je porte au cœur, non point comme vous dites en me pleignant, mais tant s’en faut en faisant ma gloire d’avoir un si digne auteur de ma blesseure : Par ainsi jugez que si Amour vouloit entrer en raison avec moy, je luy aurois plustost satisfait qu’à vous, car il ressentiroit les mesmes coups, ce que vous ne pouvez, d’autant qu’un feu ne se peut brusler soy-mesme : Si ne devez-vous pas encor qu’insensible à vos beautez, l’estre à nos larmes, ny estre marrie, où les armes du merite ne peuvent resister, si celles de la pitié, pour le moins rebouchent le tranchant de vos rigueurs, à fin que de mesme qu’on vous adore comme belle, on vous puisse loüer comme humaine. Leonide aimoit ce Chevalier, & toutefois ne vouloit pas qu’il le sceust encores ; mais aussi elle craignoit qu’en luy ostant l’espoir entierement, elle ne luy fit perdre le courage ; cela fut cause qu’elle luy respondit. Si vostre amitié est telle, le temps m’en donnera plus de connoissance que ces paroles trop bien dites pour proceder d’affection : car à ce que j’ay ouy dire, « l’affection ne peut estre sans passion, & la passion ne peut permettre à l’esprit un si libre discours »: mais quand le temps m’en aura autant dit que vous, vous devez croire, que je ne suis ny de pierre, ny si méconnoissante, que vos merites ne me soient connus, & que vostre amitié ne m’esmeuve : Jusques alors n’esperez de moy, que cela mesme que vous pouvez de mes compagnes en general. Le Chevalier luy voulut baiser la main pour cette asseurance, mais par ce que Galathée la regardoit : Chevalier luy dit elle, soyez discret, chacun a l’œil sur nous, si vous traittez de ceste sorte vous me perdrez. Et à ce mot elle se leva, & vint entre nous qui allions cueillant des fleurs. Voila la premiere ouverture qu’ils se firent de leurs volontez, qui donna occasion à Galathée de s’en mesler : Car s’estant apperceüe de ce qui s’estoit passé au jardin, & ayant dés long temps fait dessein d’acquerir Polemas, voulut le soir sçavoir ce qui s’estoit passé entre Leonide & lui, & par ce qu’elle s’est tousjours renduë fort familiere à vostre niepce, & qu’elle a monstré de la particulariser en ses secrets, la Nymphe n’osa luy nier entierement la verité de ceste recherche ; il est vray qu’elle luy teut ce qui estoit de sa volonté propre, & sur ce discours Galathée voulut sçavoir les paroles particulieres qu’ils s’estoient dittes, en quoy vostre niepce en partie satisfit, & en partie dissimula. Si est-ce qu’elle en dit assez pour accroistre de telle sorte le dessein de Galathée, que depuis ce jour elle resolut d’en estre aimée, & entreprit ceste œuvre avec de tels artifices, qu’il estoit impossible qu’il advint autrement. D’abord, elle deffendit à Leonide de continuer plus outre ceste affection, & puis, luy dit, qu’elle en coupast toutes les racines, par ce qu’elle sçavoit bien que Polemas avoit autre dessein, & que cela ne luy serviroit qu’à se faire moquer.Outre que si Amasis venoit à le sçavoir elle en seroit offensée. Leonide, qui alors n’avoit pas plus de malice qu’un enfant, receut les paroles de la Nymphe, comme de sa Maistresse, sans penetrer au dessein qui les luy faisoit dire, & ainsi demeura quelques jours si retirée de Polemas, qu’il ne sçavoit à quoy il en estoit ; au commencement cela le rendoit plus ardent en sa recherche : Car « c’est l’ordinaire de ces jeunes esprits, de desirer avec plus de violence, ce qui leur est le plus difficile »: & d’effet il continua de sorte, que Leonide avoit assez de peine à dissimuler le bien qu’elle luy vouloit : & en fin le sçeut si mal faire que Polemas connust bien qu’il estoit aymé : mais voyez ce que l’Amour ordonne ! ce jeune Amant apres avoir trois ou quatre mois continué ceste recherche d’autant plus violemment, qu’il avoit moins d’asseurance de la bonne volonté qu’il desiroit, aussi tost presque qu’il en est certain, perd sa violence, & peu à peu ayme si froidement, que d’autant que « la fortune & l’Amour, quand ils commencent à descendre tombent tout à fait »; la Nymphe ne se prit garde qu’elle demeura là seule en ceste affection : Il est vray que Galathée qui survint là dessus en fut en partie cause : car ayant dessein sur Polemas, elle usa de tel artifice, & se servit si bien, & de son authorité, & du temps, que l’on peut dire qu’elle le luy desroba insensiblement, par ce que quand Leonide le rudoyoit, Galathée le favorisoit, & quand l’autre fuyoit sa compagnie,celle-cy l’attiroit à la sienne, & cela continua si longuement & si ouvertement, que Polemas commença de tourner les yeux vers Galathée, & peu apres le cœur les suivit : car se voyant favoriser d’une plus grande que celle qui le mesprisoit, il se blasmoit de le souffrir sans ressentiment, & de n’embrasser la fortune, qui toute riante le venoit rencontrer. Mais, ô sage Adamas, voyez quelle gracieuse rencontre a esté celle-cy, & comme il a pleu à l’Amour de se joüer de ces cœurs : Il y avoit quelque temps, que par l’ordonnance de Clidaman, Agis se rencontra serviteur de vostre niepce, & comme vous sçavez, par l’élection de la fortune. Or quoy que ce jeune Chevalier ne se fust point donné à Leonide de sa deliberation, si consentit-il au don, & l’appreuva par les services que depuis il luy rendit, & qu’elle n’eust point desagreables à ce qu’elle monstroit par ses actions. Mais quand Polemas entreprit de la servir, Agis qui comme avaricieux avoit tousjours les yeux sur son thresor, prit garde à l’Amour naissante de ce nouvel Amant, & quelquefois s’en plaignit à elle ; mais la froideur de ses responses au lieu d’estaindre ses jalousies seulement, amortissoit peu à peu ses Amours : car considerant combien il y avoit peu d’asseurance en son ame, il tascha de prendre une meilleure resolution, qu’il n’avoit pas fait par le passé, & ainsi pour ne voir un autre triompher de luy, il esleut plustost de s’esloigner. Recepte à ce que j’ay ouy dire, la meilleurequ’une ame attainte de ce mal puisse avoir pour s’en delivrer : Car tout ainsi que le commencement de l’Amour est produit par les yeux, il semble que celuy de son contraire le doive estre par le deffaut de la veüe, qui ne peut estre en rien tant qu’en l’absence, où l’oubly mesme couvre de ses cendres les trop vives representations de la chose aimée : & d’effet Agis parvint heureusement à son dessein : car à peine estoit-il entierement party, que l’Amour partit aussi de son ame, y logeant en sa place le mespris de ceste volage. Si bien que Leonide en ce nouveau dessein d’acquerir Polemas, perdit celuy qui des-ja estoit entierement à elle. Mais les broüilleries d’Amour ne s’arrestant pas là (car il voulut que Polemas ressentist aussi de son costé, ce qu’il faisoit endurer à la Nymphe) presque en ce mesme temps l’affection de Lindamor prist naissance, & il advint que tout ainsi que Leonide avoit desdaigné Agis pour Polemas, & Polemas Leonide pour Galathée : de mesme Galathée desdaigna Polemas pour Lindamor. De dire les folies que l’un & l’autre ont faites, il seroit trop mal-aisé : Tant y a que Polemas se voyant en fin payé de la mesme monnoye dont il paya vostre niece, n’a peu pour cela perdre, ny l’esperance, ny l’Amour : au contraire a recherché toute sorte d’artifice pour r’entrer en grace : mais jusques à cette heure fort inutilement ; il est vray que s’il n’a pû rien obtenir de plus avantageux, il a pour le moins fait ensorte, que celuy qui a esté cause de son mal, n’a pas esté le possesseur de son bien : car soit par ses artifices, ou par la volonté des Dieux, qu’un certain devot Druide luy a declarée depuis quelque temps en ça, Lindamor n’est plus aimé, & semble qu’Amour ait pris dessein de ne laisser jamais en repos l’estomac de Galathée : la memoire de l’un n’estant si tost effacée en son ame, qu’une autre n’y prenne place, & nous voicy à ceste heure reduites à l’Amour d’un Berger, qui comme Berger peut en sa qualité meriter beaucoup, mais non point en celle de serviteur de Galathée ; & toutefois elle en est si passionnée, que si son mal eust continué, je ne sçay ce qu’elle fust devenuë : pouvant dire n’avoir jamais veu une telle curiosité, ny un si grand soing que celuy qu’elle a eu durant son mal. Mais ce n’est pas tout, il faut qu’en ce que je vay vous dire, ô sage Adamas, vostre prudence fasse paroistre un des effets ordinaires. Vostre niece est tant esprise de Celadon, que je ne sçay si Galathée l’est davantage : là dessus la jalousie s’est meslée entre-elles, & quoy que j’aye tasché d’excuser, & de rabattre ces coups le plus qu’il m’a esté possible, si est-ce que j’en desespere à l’advenir : C’est pourquoy je loüe Dieu de vostre venuë, car sans mentir je ne sçavois plus comme m’y conduire sans vous : vous m’excuserez bien si je vous parle ainsi franchement de ce qui vous touche, l’amitié que je vous porte à tous deux m’y contraint.

  Ainsi paracheva Sylvie son discours avec tant de demonstration de trouver ceste vie mauvaise, qu’Adamas l’en estima beaucoup : & pour donner commencement, non point à la guerison du Berger, mais à celle des Nymphes, car ce mal estoit le plus grand, Adamas luy demanda quel estoit son advis. Quant à moy, dit-elle, je voudrois commencer à leur oster la cause de leur mal, qui est ce Berger, mais il le faut faire avec artifice : puis que Galathée ne veut point qu’il s’en aille. Vous avez raison, respondit le Druide, mais en attendant que nous le puissions faire, il faut bien garder qu’il ne devienne Amoureux d’elles : d’autant que « la jeunesse & la beauté ont une simpathie qui n’est pas petite », & ce seroit travailler en vain s’il venoit à les aymer. O Adamas, dit Sylvie, si vous connoissiez Celadon comme moy, vous n’auriez point ceste crainte, il est tant amoureux d’Astrée, que toute la beauté du monde hors la sienne ne luy peut plaire, & puis il est encor assez mal pour songer à autre chose qu’à sa guerison. Belle Sylvie, respondit le Druide, vous parlez bien en personne qui ne sçait guiere d’Amour, & comme celle qui n’a encor senty ses forces. « Ce petit Dieu, d’autant qu’il commande à toute chose, se mocque aussi de toute chose, si bien que quand il y a moins d’apparence qu’il doive faire un effet, c’est lors qu’il se plaist de faire connoistre sa puissance » ; ne vivez point vous mesme si asseurée, puis qu’il n’y a encor eunulle sorte de vertu qui se soit pû exempter de l’Amour : la chasteté mesme ne l’a sceu faire, tesmoin Endimion. Voy, dit incontinent Sylvie, pourquoy, ô sage Adamas, m’allez-vous presageant un si grand desastre ? C’est afin, dit-il, que vous vous armiez contre les forces de ce Dieu, de peur que vous asseurant trop en l’opinion de ce que vous jugez impossible, vous ne soyez surprise avant que de vous y estre preparée. J’ay ouy dire que Celadon est si beau, si discret & si accomply, qu’il ne luy deffaut nulle des perfections qui font aimer ; si cela est, il y a du danger : d’autant que les trahisons d’Amour sont si difficiles à découvrir, qu’il n’y en a eu encor un seul qui l’ait peu faire. Laissez m’en la peine, dit-elle, & voyez seulement ce que vous voulez que je fasse en cét affaire dont nous avons discouru. Il me semble, dit le Druide, qu’il faut que ceste guerre se fasse à l’œil, & quand j’auray veu comme va le monde, nous disposerons des affaires au moins mal qu’il nous sera possible, & ce pendant tenons nostre dessein secret. Là dessus Sylvie le laissa reposer, & vint retrouver Galathée, qui avec Leonide estoit pres du lit de Celadon : car ayant sceu qu’il estoit esveillé, elles n’avoient pû ny l’une ny l’autre retarder davantage de le voir. Les caresses qu’il fit à Leonide ne furent pas petites : car pour la courtoisie dont elle l’obligeoit, il l’aimoit & estimoit beaucoup, quoy que l’humeur de Sylvie luy pleust davantage. Peu apres ils entrerent en discours d’Adamas,loüant sa sagesse, sa prudence, & sa bonté : surquoy Celadon s’enquit si ce n’estoit pas cestui-cy qui estoit fils du grand Pelion, duquel il avoit ouy dire tant de merveilles. C’est luy-mesme, respondit Galathée, qui est venu expres pour vostre mal. O Madame, respondit le Berger, qu’il seroit bon medecin s’il le pouvoit guerir, mais j’ay opinion que quand il le connoistra il desesperera plustost de mon salut, qu’il n’osera pas en entreprendre la cure. Galathée croyoit qu’il parlast du mal du corps. Mais, dit-elle, est-il possible que vous croyez d’estre encor malade ? Je m’asseure que si vous voulez vous y aider, en deux jours vous sortirez du lict. Peut-estre Madame, respondit Leonide, ne sera t’il pas guery pour cela : car « quelquefois nous portons le mal si caché, que nous mesmes n’en sçavons rien, qu’il ne soit en son extremité ». Leur discours eust duré davantage, n’eust esté que le Druide les vint trouver, afin de voir ce qui seroit necessaire pour son dessein : il le trouva assez bien disposé pour le corps, car le mal avoit passé sa furie, & venoit sur le declin : mais quand il eust parlé à luy, il jugea bien que son esprit avoit du mal, encor qu’il ne creust pas que ce fust pour ces Nymphes ; & sçachant bien que le prudent Medecin doit tousjours apporter le premier remede au mal qui est le plus prest à faire son effort, il resolut de commencer sa cure, par Galathée. Et en ce dessein desirant de s’esclaircir tout à fait de la volonté de Celadon ; le soir que toutes les Nymphes estoient retirées, il prit garde quand Meril, n’y estoit point, & ayant fermé les portes, il luy parla de ceste sorte. Je croy Celadon, que vostre estonnement n’a pas esté petit, de vous voir tout à coup eslevé à une si bonne fortune que celle que vous possedez, car je m’asseure qu’elle est du tout outre vostre esperance, puis qu’estant nay ce que vous estes, c’est à dire Berger, & nourry parmy les villages, vous vous voyez maintenant chery des Nymphes, caressé & servy, je ne diray pas des Dames, qui ont accoustumé d’estre commandées : mais de celle qui commande absolument sur toute ceste contrée. Fortune à la verité que les plus grands ont desiré, mais où personne encore n’a pû attaindre que vous : Dont vous devez loüer les Dieux, & leur en rendre graces, afin qu’ils la vous continuent. Adamas luy parloit ainsi, pour le convier à luy dire la verité de son affection, luy semblant que par ce moyen, montrant de l’approuver, il le feroit beaucoup mieux descouvrir. A quoy le Berger respondit avec un grand souspir : Mon pere, si celle-cy est une bonne fortune, il faut donc que j’aye le goust dépravé, car je ne ressentis de ma vie de plus fascheux abscynthes que ceux que ceste Fortune, que vous nommez bonne, m’a fait gouster depuis que je suis en l’estat où vous me voyez. Et comment, adjousta le Druide, pour mieux couvrir sa finesse, est-il possible que vous ayez si peu de cognoissance de vostre bien, que vous ne voyez à quelle grandeur ceste rencontre vous esleve ? Helas, respondit Celadon, c’est ce qui me menace d’une plus haute cheute. Quoy, vous craignez, luy dit Adamas, que ce bon-heur ne vous dure pas ? Je crains, dit le Berger, qu’il dure plus que je ne le desire : mais pourquoy est ce que nos brebis s’estonnent, & meurent quand elles sont longuement dans une grande eau, & que les poissons s’y plaisent & nourrissent ? Par ce, respondit le Druide, que c’est contre leur naturel. Et croyez vous, mon pere, luy repliqua-t’il, qu’il le soit moins contre celuy d’un Berger, de vivre parmy tant de Dames ? je suis nay Berger, & dans les villages, & rien qui ne soit de ma condition ne me peut plaire. Mais est-il possible, adjousta le Druide, que l’ambition qui semble estre née avec l’homme, ne vous puisse point faire sortir de vos bois, ou que la beauté dont les attraits sont si forts pour un jeune cœur, ne puisse vous divertir de vostre premier dessein ? L’ambition que chacun doit avoir, respondit le Berger, est de bien faire ce qu’il doit faire, & en cela estre le premier entre ceux de sa condition, & la beauté que nous devons regarder, & qui nous doit attirer, c’est celle-là que nous pouvons aimer, mais non pas celle que nous devons reverer, & ne voir qu’avec les yeux du respect. Pourquoy, dit le Druide, vous figurez vous qu’il y ait quelque grandeur entre les hommes, où le merite, & la vertu ne puissent arriver ? Par ce, respondit-il, que je sçay que toutes choses doivent se contenir dans les termes où la nature les a mises, & comme il n’y a pas apparence qu’un rubis pour beau & parfait qu’il soit, puisse devenir un Diamant, celuy aussi qui espere de s’eslever plus haut, ou pour mieux dire, de changer de nature, & se rendre autre chose que ce qu’il estoit, pert en vain, & le temps & la peine. Alors le Druide estonné des considerations de ce Berger, & bien aise de le voir tant éloigné des desseins de Galathée, reprit la parole de ceste sorte. Or mon enfant, je loüe les Dieux de ce que je trouve en vous tant de sagesse, & vous asseure que tant que vous vous conduirez ainsi, vous donnerez occasion au Ciel de vous continuer toute sorte de felicité : Plusieurs emportez de leur vanité sont sortis d’eux mesmes, sur des esperances encores plus vaines que celles que je vous ay proposées : Mais que leur en est-il advenu ? Rien, sinon apres une longue & incroyable peine, un tres grand repentir de s’y estre si long temps abusez. Vous devez remercier le Ciel, qui vous a donné cette connoissance avant que vous ayez occasion d’avoir leur repentir, & faut que vous le requeriez qu’il la vous conserve, à fin que vous puissiez continuer en la tranquilité, & en la douce vie où vous avez vescu jusques icy. Mais puis que vous n’aspirez point à ces grandeurs ny à ces beautez, qu’est-ce donc, ô Celadon, qui vous peut arrester parmy elles ? Helas, respondit le Berger, c’est la seule volonté de Galathée, qui me retient presque comme prisonnier. Il est bien vray que si mon mal me l’eust permis, j’eusse essayé en toute façon d’eschapper, quoy que j’en reconnoisse l’entreprise bien difficile, si je ne suis aidé de quelqu’un, si ce n’est que laissant tout respect à part, je m’en vueille aller de force : Car Galathée me tient de si court, & les Nymphes quand elle n’y est pas, & le petit Meril quand les Nymphes n’y peuvent demeurer, que je ne sçaurois tourner le pied, que je ne les aye à mes côtez. Et lors que j’en ay voulu parler à Galathée, elle s’est mise aux reproches contre moy, avec tant de colere, qu’il faut avoüer que je n’ay osé luy en parler depuis : mais ce sejour m’a de sorte esté ennuyeux que je l’accuse principalement de ma maladie. Que si vous avez jamais eu compassion d’une personne affligée, mon pere, je vous adjure par les grands Dieux que vous servez si dignement, par vostre bonté naturelle, & par la memoire honorable de ce grand Pelion vostre pere, de prendre pitié de ma vie, & joindre vostre prudence à mon desir, à fin de me sortir de ceste fascheuse prison : car telle puis-je dire la demeure que je faits en ce lieu. Adamas tres-aise d’ouïr l’affection dont il le supplyoit, l’embrassa, & le baisa au front, & puis luy dit : Ouy, mon enfant, soyez asseuré que je feray ce que vous me demandez, & qu’aussi tost que vostre mal le vous permettra, je vous faciliteray les moyens pour sortir sans effort de ce lieu : continuez seulement en ce dessein, & vous guerissez. Et apres plusieurs autres discours, il le laissa mais avec tant de contentement, que si Adamas le luy eust permis, il se fust levé à l’heure mesme.

  Cependant Leonide, qui ne vouloit laisser Galathée plus long temps en l’erreur où Climanthe l’avoit mise, le soir qu’elle vid Sylvie & le petit Meril retirez, se mit à genoux devant son lit, & apres quelques discours communs, elle continua ; ô Madame que j’ay appris de nouvelles en ce voyage ! & des nouvelles qui vous touchent, & ne voudrois pas, pour quoy que ce fust, ne les avoir sceuës, pour vous détromper. Et qu’est ce, respondit la Nymphe ? C’est, adjousta Leonide, qu’il vous a esté fait la plus fine meschanceté que jamais Amour inventast, & me semble que vous ne devez point regretter mon voyage, encor que je n’y eusse fait autre chose. Ce Druide, qui est cause que vous estes icy, est le plus méchant homme, & le plus ruzé qui se meslast jamais de tromper quelqu’un : & lors elle raconta d’un bout à l’autre ce qu’elle avoit ouy de la bouche mesme de Climanthe, & de Polemas, & que tout cet artifice n’avoit esté inventé que pour déposseder Lindamor, & remettre Polemas en sa place. Au commencement la Nymphe demeura un peu estonnée : en fin l’amour du Berger qui la flattoit, luy persuada que Leonide parloit avec dessein, & pour la divertir de l’amitié du Berger, à fin de le posseder seule. De sorte qu’elle ne creut rien dece qu’elle luy disoit, au contraire le tournant en risée, elle luy dit. Leonide, allez vous coucher, peut-estre vous leverez vous demain plus fine, & alors vous sçaurez mieux déguiser vos artifices : & à ce mot se tourna de l’autre costé en sousriant : ce qui offensa de sorte Leonide, qu’elle resolut à quelque prix que ce fust, de mettre Celadon en liberté. Et en ce dessein, le soir mesme elle vint trouver son oncle, auquel elle tint tel langage. Puis que vous voyez, mon pere, que Celadon se porte si bien, que voulez vous qu’il fasse icy plus longuement ; je ne vous ay point caché ce qui est de la volonté de Galathée : Jugez quel mal il en peut advenir. J’ay voulu desabuser la Nymphe de ce que cet imposteur de Climanthe luy a persuadé, mais elle est tant acquise à Celadon, que tout ce qui l’en veut retirer luy est ennemy declaré, de sorte que pour le plus seur il me semble qu’il seroit à propos de faire sortir ce Berger de ceans, ce qui ne se peut sans vous, car la Nymphe a l’œil sur moy de telle façon, que je ne puis tourner un pied qu’elle n’y prenne garde, & qu’elle ne me soupçonne. Adamas demeura un peu estonné d’ouïr sa niece parler ainsi, & eust opinion qu’elle eust peur qu’il se fust apperceu de la bonne volonté qu’elle portoit au Berger, & qu’elle voulust le prevenir. Toutefois jugeant que pour couper les racines de ces Amours, le meilleur moyen estoit d’en esloigner Celadon, il dit à sa niece, pour mieux découvrir son artifice, qu’il desiroit ce qu’elle disoit sur toute chose, mais qu’il n’en sçavoit trouver le moyen. Le moyen, dit elle, est le plus aisé du monde, ayez seulement un habit de Nymphe, & l’en faites vestir, il est jeune, & n’a encor point de barbe, par ceste ruze, il pourra sortir sans estre connu, & sans qu’on sçache qui luy a aidé, & ainsi Galathée ne sçaura à qui s’en prendre. Adamas trouva ceste invention bonne, & pour l’executer plustost, resolut à l’heure mesme, que la nuict estant passée il iroit querir un habit, sous pretexte de chercher des remedes pour guerir du tout le Berger, faisant entendre à Galathée, qu’encor que le Berger fust hors de fievre, il n’estoit pas hors des dangers de la recheute, & qu’il y falloit pourvoir avec prudence ; & communiqua ce dessein à Sylvie, qui l’approuva fort, pourveu qu’il ne tardast pas beaucoup à revenir. A peine Celadon estoit bien esveillé, que Galathée & Leonide entrerent dans la Chambre, sous pretexte d’apprendre comme il se portoit, & en mesme temps Adamas, qui conneut bien, voyant une si grande vigilance en ces Nymphes, que tout retardement estoit dangereux : apres avoir demandé à Celadon quelques choses ordinaires de son mal, il s’approcha de luy, & se tournant vers la Nymphe, luy dit qu’elle luy permist de s’enquerir de quelques particularitez qu’il n’oseroit luy demander devant elle. Galathée qui croyoit que ce fust de sa maladie, se recula, & donna lieu à Adamas defaire entendre son dessein au Berger, luy promettant de revenir dans deux ou trois jours au plus tard. Celadon l’en conjura par toutes les plus fortes prieres qu’il pût, connoissant bien que sans luy ceste prison dureroit encores longuement. Apres l’en avoir asseuré, il tire à part Galathée, & luy dit que le Berger pour ceste heure se portoit bien, mais comme il luy avoit des-ja dit, il estoit à craindre qu’il ne retombast, & qu’il estoit necessaire de prevenir le mal, qu’à ceste cause il vouloit aller querir ce qui luy estoit necessaire, & qu’il reviendroit aussi tost qu’il l’auroit recouvré. La Nymphe fut tres-aise de cecy, car d’un costé elle desiroit la guerison entiere du Berger, & de l’autre la presence du Druide commençoit de l’importuner, prevoyant qu’elle ne pourroit vivre si librement avec son aimé Celadon qu’au paravant ; il connut bien quel estoit son dessein, toutefois il n’en fit point de semblant, & incontinent apres le disner se mit en chemin, laissant les trois Nymphes bien en peine, car chacun avoit un dessein different, & toutes trois voulant en venir à bout, il estoit necessaire qu’elles se trompassent bien finement. Cela estoit cause que le plus souvent elles estoient toutes trois autour de son lit, mais Sylvie plus que toutes les autres, à fin d’empescher qu’elles ne luy pussent parler en particulier. Si ne pût-elle faire si bon guet, que Leonide ne prist le temps de luy dire la resolution qu’elle avoit prise avec son oncle,& puis elle continua. Mais dittes la verité, Celadon, vous estes encor si méconnoissant, que quand vous aurez receu ce bon office de moy, vous ne vous en ressouviendrez non plus que vous voyez à ceste heure l’amitié que je vous porte. Pour le moins ayez memoire des outrages que Galathée me fait à vostre occasion, & si l’Amour qui en toute autre merite un autre Amour, ne peut naissant en moy produire le vostre, que j’aye ce contentement d’ouïr une fois de vostre bouche, que l’affection d’une Nymphe telle que je suis, ne vous est point desagreable. Celadon qui avoit des-ja bien reconnu ceste naissante amitié, eust desiré de la faire mourir au berceau, mais craignant que le dépit qu’elle en concevroit, ne luy fist produire des effets contraires à la resolution qu’elle avoit prise avec son oncle, il fit dessein de luy donner quelques paroles pour ne la perdre entierement, & ainsi il luy respondit. Belle Leonide, quelle opinion auriez vous de moy, si oubliant Astrée, que j’ay si longuement servie, je commençois une nouvelle amitié ? Je vous parle librement, car je sçay bien que vous n’ignorez pas quel je suis. O Celadon, respondit Leonide, ne vous cachez point de moy, je sçay autant de vos affaires, que vous mesmes. Donc, belle Nymphe, repliqua le Berger, si vous le sçavez, comment voulez vous que je puisse forcer cest Amour, qui a tant de force en mon ame, que ma vie, & ma volonté en dépendent ? Mais puis quevous sçavez qui je suis ; lisez en mes actions passées, & voyez que c’est qui me reste pour vous satisfaire, & dittes moy ce que vous voulez que je fasse. Leonide à ce discours ne pût cacher ses larmes, toutefois comme sage qu’elle estoit, apres avoir consideré combien elle contrevenoit à son devoir de vivre de cette sorte, & combien elle travailloit vainement, elle resolut d’estre maistresse de ses volontez. Mais d’autant que c’estoit une œuvre si difficile, qu’elle n’y pouvoit parvenir tout à coup, il fallut que le temps luy servit à preparer ses humeurs, pour estre plus capables à recevoir les conseils de la prudence. Et en cette resolution elle luy parla de ceste sorte : Berger, je ne puis à cet heure prendre le conseil qui m’est necessaire, il faut que pour avoir assez de force, j’aye du loisir à r’amasser les puissances de mon ame, mais qu’il vous souvienne de l’offre que vous m’avez faite, car je pretends de m’en prevaloir. Leur discours eust continué davantage si Sylvie ne l’eust interrompu, qui survenant, & s’adressant à Leonide. Vous ne sçavez pas, dit-elle, ma sœur, que Fleurial est arrivé, & a tellement surpris la garde de la porte, qu’il a plustost esté pres de Galathée, que nous ne l’avons sceu. Il luy a donné des lettres, & ne sçay d’où elles viennent, mais il faut que ce soit de bon lieu, car elle a changé de couleur deux ou trois fois. Leonide incontinent se douta que c’estoit de Lindamor, qui fut cause qu’elle laissa le Berger avec Sylvie,& alla vers Galathée le sçavoir asseurément.

  Sylvie alors se voyant seule avec luy, commença de l’entretenir, avec tant de courtoisie, que s’il y eust eu en ce lieu-là quelque chose propre à luy donner de l’Amour, c’eust esté elle sans doute. Et voyez comme « Amour se plaist à contrarier nos desseins »! Les autres deux Nymphes par tous artifices recherchent de luy en donner, & ne peuvent ; & celle-cy qui ne s’en soucie point, attaint plus pres du but que les autres ; par là on peut connoistre combien « l’Amour est libre, puis que mesme il ne veut estre obligé de sa naissance à autre qu’à ce qui luy plaist ». Cependant que Celadon estoit sur cette mesme pensée, Sylvie qui n’alloit recherchant que les occasions de le mettre en discours, par ce qu’elle se plaisoit bien fort en sa conversation, & à l’ouïr parler, luy dit : Vous ne sçauriez croire, Berger, combien ceste rencontre de vous avoir connu, me rapporte de plaisir, & vous jure, que d’ores en là, si Galathée m’en croit, tant que son frere sera hors de ceste contrée, nous aurons plus souvent vostre compagnie que nous n’avons pas eu par le passé : car à ce que je voy par vous, je pense qu’il y a du plaisir en vos hameaux, & parmy vos honnestes libertez, puis que vous estes exempts de l’ambition, & par consequent des envies, & que vous vivez sans artifice, & sans médisance, qui sont les quatre pestes de la vie que nous faisons. Sage Nymphe, répondit le Berger, tout ce que vousdittes est plus que veritable, si nous estions hors du pouvoir de l’Amour ; mais il faut que vous sçachiez, que les mesmes effets que l’ambition produit aux Cours, l’Amour les fait naistre en nos villages : car les [envies] d’un rival ne sont guiere moindres que celles d’un courtisan, & les artifices des Amants, & des Bergers ne cedent en rien aux autres, & cela est cause que les médisans se retiennent entre nous la mesme authorité d’expliquer comme bon leur semble nos actions, aussi bien qu’entre vous. Il est vray que nous avons un advantage, qu’au lieu de deux ennemis que vous avez, qui est l’Amour & l’ambition, nous n’en avons qu’un, & de là vient qu’il y en a quelques particuliers entre nous, qui se peuvent dire heureux, & nul, comme je croy, entre les courtisans : car ceux qui n’aiment point, n’esvitent pas les allechements de l’ambition, & qui n’est point ambitieux n’aura pas pour cela l’ame gelée, pour resister aux flames de tant de beaux yeux, là où n’ayant qu’un ennemy, nous pouvons plus aisement luy resister, comme Sylvandre a fait jusques icy, Berger à la verité remply de beaucoup de perfections, mais plus heureux encores le peut on dire sans l’offenser, que sage ; car quoy que cela puisse en quelque sorte proceder de sa prudence, si est-ce que je tiens, que c’est un grand heur de n’avoir jusques icy rencontré beauté qui luy ait pleu, & n’ayant point trouvé ceste beauté qui attire, il n’a jamais eu familiarité avecaucune Bergere, qui est cause qu’il se conserve en sa liberté, par ce que je croy quant à moy, « si l’on n’aime point ailleurs, qu’il est impossible de pratiquer longuement une beauté bien aimable sans l’aimer ». Sylvie luy respondit, je suis si peu sçavante en ceste science, qu’il faut que je m’en remette à ce que vous en dittes, si crois-je toutefois, qu’il faut que ce soit autre chose que la beauté qui fasse aimer, autrement une Dame qui seroit aimée d’un homme, le devroit estre de tous. Il y a respondit le Berger, plusieurs responses à ceste opposition : Car « toutes beautez ne sont pas veuës d’un mesme œil, d’autant que tout ainsi qu’entre les couleurs il y en a qui plaisent à quelques uns, & qui déplaisent à d’autres, de mesme faut-il dire des beautez » : Car tous les yeux ne les jugent pas semblables, outre qu’aussi ces belles ne voyent pas chacun d’un mesme œil, & tel leur plaira, à qui elles tascheront de plaire, & tel au rebours, à qui elles [e]ssayeront de se rendre desagreables. Mais outre toutes ces raisons il me semble que celle de Sylvandre encores est tres-bonne : quand on luy demande, pourquoy il n’est point amoureux, il répond qu’il n’a pas encor trouvé son aimant : & que quand il le trouvera, il sçait bien qu’infa[i]lliblement il faudra qu’il aime comme les autres. Et, respondit Sylvie, qu’entend-il par cet aimant ? Je ne sçay, repliqua le Berger, si je le vous sçauray bien desduire, car il a fort estudié, & entre nous, nous le tenons pour homme tres-entendu. Il dit que quand le grand Dieu forma toutes nos ames, il les toucha chacune avec une piece d’aymant, & qu’apres il mit toutes ces pieces dans un lieu à part, & que de mesme celles des femmes apres les avoir touchées, il les serra en un autre magazin separé : Que depuis quand il envoye les ames dans les corps, il meine celles des femmes où sont les pierres d’Aymant qui ont touché celles des hommes, & celles des hommes à celles des femmes, & leur en fait prendre une à chacune. S’il y a des ames larronnesses, elles en prennent plusieurs pieces qu’elles cachent. Il avient de là qu’aussi tost que l’ame est dans le corps, & qu’elle rencontre celle qui a son aymant, il luy est impossible qu’elle ne l’aime, & d’icy procedent tous les effets de l’Amour : car quant à celles qui sont aymées de plusieurs, c’est qu’elles ont esté larronnesses, & en ont pris plusieurs pieces. Quant à celle qui aime quelqu’un qui ne l’ayme point, c’est que celuy-là a son aymant, & non pas elle le sien. On luy fit plusieurs oppositions, quand il disoit ces choses, mais il respondoit fort bien à toutes, entre autres je luy dis : mais que veut dire que quelquefois un Berger aymera plusieurs Bergeres ? C’est, dit-il, que la piece d’aymant qui le toucha, estant entre les autres, lors que Dieu les mesla, se cassa, & estant en diverses pieces, toutes celles qui en ont, attirent ceste ame. Mais aussi prenez garde que ces personnes qui sontesprises de diverses Amours n’aiment pas beaucoup. C’est d’autant que ces petites pieces separées n’ont pas tant de force qu’estant unies. De plus, il disoit que d’icy venoit, que nous voyons bien souvent des personnes en aimer d’autres qui à nos yeux n’ont rien d’aimable, que d’icy procedoient aussi ces estranges Amours, qui quelquefois faisoient, qu’un Gaulois nourry entre toutes les plus belles Dames, viendra à aimer une barbare estrangere. Il y eut Diane qui luy demanda ce qu’il diroit de ce Tymon Athenien, qui n’aima jamais personne, & que jamais personne n’aima. L’aymant, dit-il, de celuy-là, ou estoit encor dans le magazin du grand Dieu, quand il vint au monde, ou bien celuy qui l’avoit pris mourut au berceau, ou avant que ce Timon fust nay, ou en âge de connoissance. De sorte que depuis, quand nous voyons quelqu’un qui n’est point aimé, nous disons que son aymant a esté oublié. Et que disoit-il, dit Sylvie, sur ce que personne n’avoit aimé Tymon ? Que quelquefois, respondit Celadon, le grand Dieu contoit les pierres qui luy restoient, & trouvant le nombre failly, à cause de celles que quelques ames larronnesses avoient prises de plus, comme je vous ay dit, à fin de remettre les pieces en leur nombre égal, les ames qui alors se rencontroient pour entrer au corps, n’en emportoient point ; que de là venoit que nous voyons quelquefois des Bergeres assez accomplies, qui sont si défavorisées, que personne ne les aime. Mais le gracieux Corilas luy fit une demande, selon ce qui le touchoit pour lors. Que veut dire qu’ayant aimé longuement une personne, on vient à la quitter, & à en aimer une autre ? Sylvandre, respondit à cela, que la piece d’aymant de celuy qui venoit à se changer, avoit esté rompuë : & que celle qu’il avoit aimée la premiere en devoit avoir une piece plus grande que l’autre, pour laquelle il la laissoit ; & que tout ainsi que nous voyons un fer entre deux calamitez, se laisser tirer à celle qui a plus de force ; de mesme l’ame se laisse emporter à la plus forte partie de son aymant. Vrayement, dit Sylvie, ce Berger doit estre gentil, d’avoir de si belles conceptions, mais dittes moy je vous supplie, qui est-il ? Il seroit bien mal aisé que je le vous disse, respondit Celadon : car luy mesme ne le sçait pas ; toutefois nous le tenons pour estre de bon lieu, selon le jugement que l’on peut faire de ses bonnes qualitez : car il faut que vous sçachiez qu’il y a quelques années qu’il vint habiter en nostre village, avec fort peu de moyens, & sans connoissance, sinon qu’il disoit venir du Lac Leman, où il avoit esté nourry petit enfant. Si est-ce que depuis qu’il a esté connu, chacun luy a aidé, outre qu’ayant la connoissance des herbes, & du naturel des animaux, le bestail augmente de sorte entre ses mains, qu’il n’y a celuy qui ne desire de luy en remettre, dont il rend à chacunsi bon conte, qu’outre le profit qu’il y fait, il n’y a celuy qui ne l’ait tousjours gratifié de quelque chose ; de façon qu’à ceste heure il est à son aise, & se peut dire riche : car, ô belle Nymphe, il ne nous faut pas beaucoup pour nous rendre tels, d’autant que la nature estant contente de peu de chose, nous qui ne recherchons que de vivre selon elle, sommes aussi tost riches que contents, & nostre contentement estant facile à obtenir, nostre richesse incontinent est acquise. Vous estes, dit Sylvie, plus heureux que nous ; mais vous m’avez parlé de Diane, je ne la connois que de veuë, dittes moy je vous supplie qui est sa mere. C’est Bellinde, respondit-il, femme du sage Celion, qui mourut assez jeune. Et Diane, dit Sylvie, qui est elle, & quelle est son humeur ? C’est, luy respondit Celadon, une des plus belles Bergeres de Lignon, & si je n’estois partial pour Astrée, je dirois que c’est la plus belle : car en verité outre ce qui se void à l’œil, elle a tant de beautez en l’esprit, qu’il n’y a rien à redire ny à desirer. Plusieurs fois nous avons esté trois ou quatre Bergers ensemble à la considerer, sans sçavoir quelle perfection luy souhaitter qu’elle n’eust. Car encor qu’elle n’aime rien d’Amour, si aime t’elle toute vertu d’une si sincere volonté, qu’elle oblige plus de ceste sorte, que les autres par leurs violentes affections. Et comment, dit Sylvie, n’est-elle point servie de plusieurs ? La tromperie, respondit Celadon, que le pere de Filidas luy a faitte, a empesché que cela n’a point esté encore, & à la verité ce fut bien la plus insigne dont j’aye jamais ouy parler. Si ce ne vous estoit de la peine, adjousta Sylvie, je serois bien aise de l’entendre de vous, & aussi de sçavoir qui estoit ce Celion & ceste Bellinde. Je crains, respondit le Berger, que le discours n’en soit si long qu’il vous ennuye. Au contraire, dit la Nymphe, nous ne sçaurions mieux employer le temps, cependant que Galathée lira les lettres qu’elle vient de recevoir. Pour satisfaire donc à vostre commandement, adjousta-t’il, je le feray le plus briefvement qu’il me sera possible, & lors il continua de cette sorte.


HISTOIRE DE CELION
ET BELLINDE.

Il est tout certain, belle Nymphe, que « la vertu despoüillée de tout autre agencement ne laisse pas d’estre d’elle mesme agreable, ayant des aymants tant attirans, qu’aussi tost qu’une ame en est touchée, il faut qu’elle l’ayme & la suive, mais quand ceste vertu se rencontre en un corps qui est beau, elle n’est pas seulement agreable, mais admirable : d’autant que les yeux & l’esprit demeurent ravis en la contemplation, & en la vision du beau ». Ce qui se connoistra clairement par le discours que je pretends vous faire de Bellinde. Sçachez donc, qu’assez presd’icy le long de la riviere de Lignon, il y eut un tres-honneste Pasteur nommé Philemon, qui apres avoir demeuré long temps marié, eut une fille, qu’il nomma Bellinde, & qui venant à croistre fit autant paroistre de beauté en l’esprit, que l’on luy en voyoit au corps. Assez pres de sa maison logeoit un autre Berger nommé Leon, avec qui le voisinage l’avoit lié d’un tres-estroit lien d’amitié, & la fortune ne voulant pas en cela advantager l’un sur l’autre, luy donna aussi en mesme temps une fille, de qui la jeunesse promettoit beaucoup de sa future beauté, elle fut nommée Amaranthe : L’amitié des peres fit naistre par la frequentation celle des filles : car elles furent dés le berceau nourries ensemble, & depuis, quand l’âge le leur permit, elles conduisoient de mesme leurs trouppeaux, & le soir le[s] ramenoient de compagnie en leurs loges. Mais par ce que comme le corps alloit augmentant, leur beauté aussi croissoit presque à veuë d’œil, il y eust plusieurs Bergers qui recherch[er]ent leur amitié, dont les services & l’affection ne purent obtenir d’elles rien de plus advantageux que d’estre receus avec courtoisie. Il advint que Celion jeune Berger de ces quartiers, ayant esgaré une brebis la vint retrouver dans le trouppeau de Bellinde, où elle s’estoit retirée. Elle la luy rendit avec tant de courtoisie, que le recouvrement de sa brebis fust le commencement de sa propre perte : & dés lors il commença de sentir de quelle forcedeux beaux yeux sçavent offencer, car auparavant il en estoit si ignorant, que la pensée seulement ne luy en estoit point encor entrée en l’ame. Mais quelque ignorance qui fust en luy, si se conduisit-il de sorte, qu’il fit par ses recherches, reconnoistre quel estoit son mal, au seul medecin dont il pouvoit attendre sa guerison. De sorte que Bellinde par ses actions le sceut presque aussi tost que luy-mesme, car luy pour le commancement n’eust sçeu dire quel estoit son dessein, mais son affection qui croissoit avec l’âge, vint à une telle grandeur, qu’il en ressentit l’incommodité à bon escient, & dés lors la reconnoissant, il fut contraint de changer ses passe-temps d’enfance en une fort curieuse recherche : Et Bellinde d’autre costé, encores qu’elle fut servie de plusieurs, recevoit son affection mieux que de tout autre : mais toutefois, non point autrement que s’il eust esté son frere, ce qu’elle luy fit bien paroistre un jour qu’il croyoit avoir trouvé la commodité de luy declarer sa volonté. Elle gardoit son trouppeau le long de la riviere de Lignon ; & contemploit sa beauté dans l’onde : Sur quoy le Berger prenant occasion, luy dit, en luy mettant d’une façon toute amoureuse, la main devant les yeux. Prenez garde à vous, belle Bergere, retirez les yeux de ceste onde, ne craignez vous point le danger que d’autres ont couru en une semblable action ? Et pourquoy me dittes vous cela ? respondit Bellinde,qui ne l’entendoit point encore. Ah ! dit alors le Berger : Belle & dissimulée Bergere, vous representez dans ceste riviere bien-heureuse plus de beauté, que Narcisse dans la fontaine. A ces mots Bellinde rougit, & ce ne fut que augmenter sa beauté davantage : toutefois elle respondit : Et depuis quand, Celion, est-ce que vous m’en voulez ; Sans mentir il est bon de vous. Pour vous vouloir du bien, dit le Berger, il y a long temps que je vous en veux, & vous devez croire que ceste volonté ne sera limitée d’autre terme que de celuy de ma vie. Alors la Bergere baissant la teste de son costé, luy dit : Je ne fay point de doute de vostre amitié, la recevant de la mesme volonté que je vous offre la mienne. A quoy Celion incontinent respondit : Que je baise ceste belle main pour remerciement d’un si grand bien, & pour arres de la fidelle servitude que Celion vous veut rendre le reste de sa vie. Bellinde reconnut, tant à l’ardeur dont il proferoit ces paroles, qu’aux baisers qu’il imprimoit sur sa main, qu’il se figuroit son amitié d’autre qualité qu’elle ne l’entendoit pas ; & parce qu’elle ne vouloit qu’il vesquit en ceste erreur : Celion, luy dit-elle, vous estes fort esloigné de ce que vous pensez, vous ne pouvez mieux me bannir de vostre compagnie, que par ce moyen ; si vous desirez que je continuë l’amitié que je vous ay promise, continuez aussi la vostre avec la mesme honnesteté que vostre vertu me promet : autrement dés icy je romps toutefamiliarité avec vous, & vous proteste de ne vous aymer jamais : Je pourrois, comme c’est la coustume de celles qui sont aymées, vous rabroüer, mais je n’en use point ainsi, parce que franchement je veux que vous sçachiez, que si vous vivez autrement que vous devez, vous ne devez jamais avoir esperance en mon amitié. Elle adjousta encor quelques autres paroles, qui estonnerent de sorte Celion, qu’il ne sçeut que luy respondre ; seulement il se jett[a] à genoux, & sans autre discours avec ceste sousmission, luy demanda pardon, & puis luy protesta que son amitié procedoit d’elle, & qu’elle la pouvoit regler comme ce qu’elle faisoit naistre. Si vous en usez ainsi, reprit alors Bellinde, vous m’obligerez à vous aymer, autrement vous me contraindrez au contraire. Belle Bergere, luy repliqua-t’il, mon affection est née, & telle qu’elle est, il faut qu’elle vive ; car elle ne peut mourir qu’avec moy, si bien que je ne puis remedier à cela qu’avec le temps : mais de vous promettre que je m’estudieray à la rendre telle que vous me commanderez, je le vous jure, & ce pendant je veux bien n’estre jamais honoré de vos bonnes graces si en toute ma vie vous connoissez action qui pour la qualité de mon affection vous puisse déplaire. En fin la Bergere consentit à estre aymée, à condition qu’elle ne reconnust rien en luy qui pût offenser son honnesteté. Ainsi ces Amants commencerent une amitié, qui continua fort longuement, avec tant desatisfaction pour l’un, & pour l’autre, qu’ils avoient dequoy se loüer en cela de leur fortune. Quelquefois si le jeune Berger estoit empesché, il envoyoit son frere Diamis vers elle, qui sous couverture de quelques fruits luy donnoit des lettres de son frere : Elle bien souvent luy faisoit response, avec tant de bonne volonté qu’il avoit dequoy se contenter, & ceste affection fut conduite avec tant de prudence, que peu de personnes s’en apperçeurent. Amaranthe mesme, quoy qu’elle fust d’ordinaire avec eux, l’eust tousjours ignoré, n’eust esté que par hazard elle trouva une lettre que sa compagne avoit perduë ; & voyez je vous supplie quel fut son effet, & combien c’est chose dangereuse d’approcher ces feux d’une jeune ame. Jusques à ce temps ceste Bergere n’avoit jamais eu non seulement le moindre ressentiment d’Amour, mais non pas mesme aucune pensée de vouloir estre aymée ; & aussi tost qu’elle vid ceste lettre, ou fust qu’elle portast quelque envie à sa compagne, qu’elle n’estimoit pas plus belle, & que toutefois elle voyoit recherchée de cet honneste Berger, ou bien qu’elle fust en l’âge, qui est si propre à brusler, qu’on ne sçauroit si tost en approcher le feu qu’il ne s’esprenne, ou bien que ceste lettre avoit des ardeurs si vives, qu’il n’y avoit glace qui luy pûst resister : Tant y a qu’elle prit un certain desir, non pas d’aymer, car Amour ne la vouloit peut-estre attaquer à l’abord à toute outrance, mais bien d’estre aymée & servie de quelque Berger, qui eust du merite, & en ce point elle relut la lettre plusieurs fois, qui estoit telle.


LETTRE DE CELION
A BELLINDE.

Belle Bergere, si vos yeux estoient aussi pleins de verité, qu’ils le sont de cause d’Amour ; la douceur que d’abord ils promettent, me les feroit adorer avec autant de contentement, qu’elle a produit en moy de vaine esperance. Mais tant s’en faut qu’ils soient prests de satisfaire à leurs trompeuses promesses, que mesmes ils ne les veulent advoüer, & sont si éloignez de guerir ma blessure, qu’ils ne s’en veulent pas seulement dire les autheurs. Si est-ce que mal-aisément la pourront-ils nier, s’ils considerent quelle elle est, n’y ayant pas apparance, qu’autre beauté que la leur, en puisse faire de si grandes. Et toutefois comme si vous aviez dessein d’égaler vostre cruauté à vostre beauté, vous ordonnez que l’affection que vous avez fait naistre, meure cruellement en moy. Dieux ! fut-il jamais une plus impitoyable mere ! Mais moy qui ay plus cher ce qui vient de vous, que ma propre vie, nepouvant souffrir une si grande injustice, je suis resolu de porter ceste affection avec moy dans le cercueil, esperant que le Ciel émeu en fin par ma patience, vous obligera à m’estre quelquefois aussi pitoyable, que vous m’estes chere maintenant, & cruelle.

Amaranthe releut plusieurs fois ceste lettre, & sans y prendre garde, alloit beuvant la douce poison d’Amour, non autrement qu’une personne lasse se laisse peu à peu emporter au sommeil : si son penser luy remet devant les yeux le visage du Berger, ô qu’elle le trouve plein de beauté : si sa façon, qu’elle luy semble agreable : si son esprit, qu’elle le juge admirable ; & bref elle le voit si parfait, qu’elle croit sa compagne trop heureuse d’estre aimée de luy. Apres reprenant la lettre elle la relisoit, mais non pas sans s’arrester beaucoup sur les sujets qui luy touchoient le plus au cœur, & quand elle venoit sur la fin, & qu’elle voyoit ce reproche de cruelle, elle en flattoit ses desirs, qui naissants appelloient quelques foibles esperances comme leurs nourrices, avec opinion que Bellinde ne l’aymoit pas encores, & que ainsi elle le pourroit plus aisément gagner : mais la pauvrette ne prenoit pas garde, que celle-cy estoit la premiere lettre qu’il luy avoit escrite, & que depuis beaucoup de choses se pouvoient estre changées. L’amitié qu’elle portoit à Bellinde, quelquefois l’en retiroit,mais incontinent l’Amour surmontoit l’amitié, en fin la conclusion fut, qu’elle escrivit une telle lettre à Celion.


LETTRE D’AMARANTHE
A CELION.

Vos perfections doivent excuser mon erreur, & vostre courtoisie recevoir l’amitié que je vous offre : je me voudrois mal, si j’aymois quelque chose moindre que vous, mais pour vostre merite, je faits ma gloire, d’où ma honte procederoit pour un autre. Si vous refusez ce que je vous presente, ce sera faute d’esprit ou de courage, lequel que ce soit des deux, vous est aussi peu honorable, qu’à moy d’estre refusée.

Elle donna sa lettre elle mesme à Celion, qui ne pouvant imaginer ce qu’elle vouloit, aussi tost qu’il fut en lieu retiré, la leut, mais non point avec plus d’estonnement que de mespris, & n’eust esté qu’il la sçavoit infiniment amie de sa Maistresse, il n’eust pas mesme daigné luy faire response, toutefois craignant qu’elle ne luy pût nuire, il luy renvoya ceste response par son frere.


RESPONSE DE CELION
A AMARANTHE.

Je ne sçay qu’il y a en moy, qui vous puisse esmouvoir à m’aimer, toutefois je m’estime autant heureux qu’une telle Bergere me daigne regarder, que je suis infortuné de ne pouvoir recevoir une telle fortune : Que pleut à ma destinée, que je me pusse aussi bien donner à vous, comme je n’en ay la puissance, Belle Amaranthe, je me croirois le plus heureux qui vive, de vivre en vostre service, mais n’estant plus en ma disposition, vous n’accuserez s’il vous plaist, mon esprit ny mon courage de ce à quoy la necessité me contraint. Ce me sera tousjours beaucoup de contentement d’estre en vos bonnes graces, mais à vous encor plus de regret de remarquer à tous momens l’impuissance de mon affection. Si bien que je suis forcé de vous supplier par vostre vertu mesme, de diminuer ceste trop ardante passion en une amitié moderée, que je recevray de tout mon cœur : car telle chose ne m’est impossible, & ce qui ne l’est pas ne me peut estre trop difficile pour vostre service.

Cette response l’eust bien pû divertir, si l’Amour n’estoit du naturel de la poudre, qui fait plus d’effort lors qu’elle est la plus serrée : car contre ces difficultez premieres, elle opposoit quelque sorte de raison, que Celion ne devoit si tost laisser Bellinde, que ce seroit estre trop volage, si à la premiere semonce il s’en départoit : mais le temps luy apprit à ses despens qu’elle se trompoit ; car depuis ce jour le Berger la desdaigna de sorte, qu’il la fuyoit, & bien souvent aymoit mieux s’esloigner de Bellinde, que d’estre contraint de la voir. Ce fut lors qu’elle se repentit de s’estre si facilement embarquée sur une mer si dangereuse, & tant remarquée par les ordinaires naufrages de ceux qui s’y hazardent ; & ne pouvant supporter ce desplaisir, devint si triste qu’elle fuyoit ses compagnes, & les lieux où elle se souloit plaire, & en fin tomba malade à bon escient. Sa chere Bellinde l’alla voir incontinent, & sans y penser, pria le Berger de l’y accompagner : mais d’autant que la veuë d’un bien qu’on ne peut avoir, ne fait qu’en augmenter le desir, ceste visite ne fit que rengreger le mal d’Amaranthe. Le soir estant venu, toutes les Bergeres se retirerent, & ne resta que Bellinde avec elle, si ennuyée du mal de sa compagne (car elle ne sçavoit quel il estoit) qu’elle n’avoit point de repos, & lors qu’elle le luy demandoit, pour toute response, elle n’avoit que des souspirs : Dont Bellinde au commencement estonnée, en fin offensée contre-elle, luy dit. Je n’eusse jamais pensé qu’Amaranthe eust si peu aymé Bellinde, qu’elle luy eust pû celer quelque chose, mais à ce que je voy, j’ay bien esté deceuë, & au lieu qu’autrefois je disois que j’avois une amie, je puis dire à ceste heure, que j’ay aymé une dissimulée. Amaranthe à qui la honte sans plus avoit clos la bouche jusques-là, se voyant seule avec elle, & pressée avec tant d’affection, se resolut d’espreuver les derniers remedes qu’elle pensoit estre propres à son mal. Chassant donc la honte le plus loing qu’elle pût, elle ouvrit deux ou trois fois la bouche pour luy declarer toutes choses : mais la parole luy mouroit de sorte entre les levres, que ce fut tout ce qu’elle pût faire que de proferer ces mots interrompus, se mettant encore la main sur les yeux, pour n’oser voir celle à qui elle parloit. Ma chere compagne, luy dit-elle, car elles se nommoient ainsi, nostre amitié ne permet que je vous celle quelque chose, sçachant bien que quoy qui vous soit declaré, qui m’importe, sera tousjours aussi soigneusement tenu secret par vous que par moy-mesme. Excusez donc je vous supplie l’extréme erreur, dont pour satisfaire à vostre amitié, je suis contrainte de vous faire ouverture. Vous me demandez quelle est ma douleur, & d’où elle procede, sçachez que c’est Amour qui naist des perfections d’un Berger. Mais helas, à ce mot vaincuë de honte & de desplaisir, tournant la teste de l’autre costé, elle se teut avec un torrent de larmes. L’estonnement de Bellinde ne se peut representer, toutefois pour luy donner courage de parachever elle luy dit. Je n’eusse jamais creu, qu’une passion si commune à chacun, vous eust tant donné d’ennuy ; que l’on aime c’est chose ordinaire : mais que ce soit les perfections d’un Berger, cela n’advient qu’aux personnes de jugement : Dittes moy donc qui est ce bien heureux. Alors Amaranthe reprenant la parole, avec un souspir luy partant du profond du cœur, luy dit. Mais helas ! ce Berger ayme ailleurs. Et qui est-il ? dit Bellinde. C’est, respondit-elle, puis que vous le voulez sçavoir, vostre Celion, je dis vostre, ma compagne, par ce que je sçay qu’il vous ayme, & que ceste seule amitié luy fait desdaigner la mienne. Excusez ma folie, & sans faire semblant de la connoistre, laissez moy seule plaindre & souffrir mon mal. La sage Bellinde eut tant de honte oyant ce discours, de l’erreur de sa compagne, que combien qu’elle aymast Celion autant que quelque chose peut estre aymée, elle resolut toutefois de rendre en ceste occasion une preuve non commune de ce qu’elle estoit ; & pour ce se tournant vers elle, luy dit. A la verité Amaranthe, je souffre une peine qui ne se peut dire, de vous voir si transportée en ceste affection : car il semble que nostre sexe ne permette pas une si entiere authorité à l’Amour, toutefois puis que vous en estes en cestermes, je loüe Dieu, que vous vous soyez addressée en lieu où je puisse vous rendre tesmoignage de ce que je vous suis. J’ayme Celion, je ne le veux nier, autant que s’il estoit mon frere, mais je vous ayme aussi comme ma sœur, & veux (car je sçay qu’il m’obeyra) qu’il vous ayme plus que moy ; reposez-vous-en sur moy, & resjoüissez-vous seulement, veu que vous cognoistrez, lors que vous serez guerie, quelle est Bellinde envers vous.

  Apres quelques autres semblables discours, la nuit contraignit Bellinde de se retirer, laissant Amaranthe avec tant de contentement, que oubliant sa tristesse en peu de jours, elle recouvra sa premiere beauté : Cependant Bellinde n’estoit pas sans peine, qui recherchant le moyen de faire sçavoir son dessein à Celion, trouva en fin la commodité telle qu’elle desiroit. De fortune elle le rencontra qui se joüoit avec son belier dans ce grand pré, où la pluspart des Bergers d’ordinaire paissent leurs trouppeaux. Cet animal estoit le conducteur du trouppeau, & si bien dressé, qu’il sembloit qu’il entendist son maistre quand il parloit à luy : A quoy la Bergere prit tant de plaisir, qu’elle s’y arresta longuement. En fin elle voulut essayer s’il la reconnoistroit comme luy, mais il estoit encore plus prompt à tout ce qu’elle vouloit, surquoy s’esloignant un peu de la trouppe, elle dit à Celion. Que vous semble, mon frere, de l’accointance de vostre belier & de moy ? il est des plus plaisans queje vy jamais. Tel qu’il est, belle Bergere, dit-il, si vous voulez me faire cét honneur de le recevoir, il est à vous, mais il ne faut pas s’estonner qu’il vous rende toute obeïssance, car il sçait bien qu’autrement je le desadvoüerois pour mien, ayant appris par tant de chansons qu’il a ouyes de moy en paissant, que j’estois plus à vous qu’à moy. C’est tresbien expliquer, dit la Bergere, l’obeïssance de vostre belier, que je ne veux recevoir, pour vous estre mieux employé qu’à moy, mais puis que vous me donnez une si entiere puissance sur vous, je la veux essayer ; joignant encor au commandement une tres-affectionnée priere. Il n’y a rien, respondit le Berger, que vous ne me puissiez commander. Alors Bellinde croyant avoir trouvé la commodité qu’elle recherchoit, poursuivit ainsi son discours. Dés le jour que vous m’asseurastes de vostre amitié, je jugeay ceste mesme volonté en vous, aussi m’obligea t’elle à vous aimer, & honorer plus que personne qui vive. Or quoy que je vous die, je ne veux pas que vous croyez que j’aye diminué ceste bonne volonté, car elle m’accompagnera au tombeau, & toutefois peut-estre le feriez-vous, si je ne vous en avois adverty : mais obligez moy de croire que ma vie, & non mon amitié peut diminuer. Ces paroles mirent Celion en grande peine, ne sçachant à quoy elles tendoient, en fin il respondit qu’il attendoit sa volonté, avec beaucoup de joye& de crainte ; de joye pour ne pouvoir penser rien de plus advantageux pour luy, que l’honneur de ses commandements, & de crainte pour ne sçavoir dequoy elle le menassoit ; que toutefois la mort mesme ne luy sçauroit estre desagreable, si elle luy venoit par son commandement. Bellinde alors continua : Puis qu’outre ce que vous me dittes à cette heure, vous m’avez tousjours rendu tant de tesmoignages de cette asseurance que vous me donnez que je n’en puis avec raison douter aucunement, je ne feray point d’autre difficulté, non pas de prier, mais de conjurer Celion, par toute l’amitié dont il favorise sa Bellinde, de luy obeïr ceste fois, je ne veux pas luy commander chose impossible, ny moins le distraire de l’affection qu’il me porte ; au contraire je veux, s’il se peut, qu’il l’augmente tousjours davantage. Mais avant que passer plus outre, que je sçache je vous supplie, si jamais vostre amitié a point esté d’autre qualité qu’elle est à ceste heure. Alors Celion montrant un visage moings fasché, que celuy qu’auparavant la doute le contraignoit d’avoir, respondit, qu’il commençoit de bien esperer, ayant receu de telles asseurances, que pour satisfaire à sa demande il advoüoit qu’autrefois il l’avoit aimée avec les mesmes affections & passions, & avec les mesmes desseins, que la jeunesse a de coustume de produire dans les cœurs les plus transportez d’Amour, & qu’en cela il n’en exceptoit une seule : que depuis son commandement avoit tant eu de puissance sur luy, qu’il avoit obtenu cela sur sa passion, que sa sincere amitié surmontoit de tant son Amour, qu’il ne croiroit point offenser une sœur de l’aimer avec ce dessein. Sur ma foy, mon frere, repliqua la Bergere, car pour tel vous veux-je tenir le reste de ma vie, vous m’obligez tant de vivre ainsi avec moy, que jamais nulle de vos actions n’a acquis d’avantage sur mon ame, que celle-cy. Mais je ne puis vous voir en peine plus longuement, sçachez donc que ce que je veux de vous, est seulement que conservant inviolable ceste belle amitié que vous me portez à ceste heure, vous mettiez l’Amour en une des belles Bergeres de nostre Lignon ; vous direz que cet office est estrange pour Bellinde, toutefois si vous considerez que celle dont je vous parle, vous veut pour mary, & que c’est apres vous, la personne que j’aime le plus, car c’est Amaranthe, je m’asseure que vous ne vous en estonnerez pas : Elle m’en a prié, & moy je le vous commande par tout le pouvoir que j’ay sur vous : Elle se hasta de luy faire ce commandement, craignant que si elle retardoit d’avantage, elle n’eust pas assez de pouvoir pour resister aux supplications qu’elle prevoyoit. Quel croyez-vous, belle Nymphe, que devint le pauvre Celion ? Il demeura pasle comme un mort, & tellement hors de soy, qu’il ne pût de quelque temps proferer une seule parole. En fin quand il pûtparler, avec une voix telle que pourroit avoir une personne au milieu du supplice, il s’écria. Ah, cruelle Bellinde ! aviez vous conservé ma vie jusques icy pour me la ravir avec tant d’inhumanité ? ce commandement est trop cruel pour me laisser vivre, & mon affection trop grande pour me laisser mourir sans desespoir. Helas ! permettez que je meure, mais que je meure fidele. Que s’il n’y a moyen de guerir Amaranthe que par ma mort, je me sacrifieray fort librement à sa santé, l’eschange de ce commandement ne me sera moindre tesmoignage d’estre aimé de vous, que quoy que vous puissiez jamais faire pour moy. Bellinde fut esmeuë, mais non pas changée. Celion, luy dit-elle, laissons toutes ces vaines paroles, vous me donnerez peu d’occasion de croire de vous ce que vous m’en dittes, si vous ne satisfaites à la premiere priere que je vous ay faitte. Cruelle, luy dit incontinent l’affligé Celion, si vous voulez que je change ceste amitié, quel pouvoir avez vous plus de me commander ? que si vous ne voulez pas que je la change, comme est il possible d’aimer la vertu, & le vice ? & s’il n’est pas possible, pourquoy voulez vous pour preuve de mon affection une chose qui ne peut estre ? La pitié la cuida vaincre, & combien qu’elle receust beaucoup de peine de l’ennuy du Berger, si luy estoit-ce un contentement qui ne se pouvoit égaller de se connoistre si parfaitement aimée de celuy qu’elle aimoit le plus. Et peut-estre que cela eust peu obtenir quelque chose sur sa resolution, n’eust esté qu’elle vouloit oster toute opinion à Amaranthe qu’elle fust attainte de son mal, encore qu’elle aimast ce Berger, & en fust beaucoup aimée : elle contraignit donc sa pitié qui des-ja avoit avec elle amené quelques larmes jusques à la paupiere, de s’en retourner en son cœur, sans donner connoissance d’y estre venuës, & à fin de ne retomber en ceste peine, elle s’en alla, & en partant luy dit : Vous me tiendrez pour telle qu’il vous plaira, si suis-je resoluë de ne vous voir jamais, que vous n’ayez effectué ma priere, & vostre promesse ; & croyez que ceste resolution survivra vostre opiniastreté. Si Celion se trouv[a] hors de soy, se voyant seul esloigné de toute consolation, & resolution, celuy le pourra juger qui aura aimé. Tant y a qu’il demeura deux ou trois jours comme un homme perdu, qui couroit les bois, & fuyoit tous ceux qu’il avoit autrefois frequentez. En fin un vieil Pasteur infiniment amy de son pere, homme à la verité fort sage, & qui avoit tousjours fort aimé Celion, le voyant en cet estat, & se doutant qu’il n’y avoit point de passion assez forte pour causer de semblables effets que l’Amour, le tourna de tant de côtez, qu’il luy fit découvrir sa peine, à laquelle il donna quelque soulagement par son bon conseil : car en son jeune âge il avoit passé bien souvent par semblables destroits ; & en fin le voyant un peu remis se moqua, de ce qu’il avoiteu tant de peine pour si peu de chose : Luy remonstrant qu’en cela le remede estoit si aisé, qu’il auroit honte qu’on sceust que Celion, estimé de chacun pour sage, & pour personne de courage, eut eu si peu d’entendement que de ne sçavoir prendre resolution en un accident si peu difficile ; qu’au pis aller il ne falloit que faindre : & puis il continuoit. Toutefois il a esté tres à propos, qu’au commencement vous ayez fait ces difficultez, car elle croira que vostre affection est extréme, & cela l’obligera à vous aimer davantage, mais puis que vous en avez fait tant de demonstration, il suffit que pour la contenter, vous faigniez ce qu’elle vous a commandé. Ce conseil fut en fin receu de Celion, & executé comme il avoit esté proposé, il est vray qu’il escrivit auparavant ceste lettre à Bellinde.


LETTRE DE CELION
A BELLINDE.

Si j’avois merité un traittement si rude que celuy que je reçois de vous, j’eslirois plustost la mort, que de le souffrir ; mais puis que c’est pour vostre contentement, je le reçois avec un peu plus de plaisir, que si en eschange vous m’ordonniez la mort ; toutefois puis que je me suis tout donné à vous, il est raisonnable que vous en puissiez absolument disposer. J’essayeray donc de vous obeïr, mais ressouvenez-vous, qu’aussi long temps que durera ceste contrainte, autant faudra-t’il rayer des jours de ma vie : car je ne nommeray jamais vie, ce qui rapporte plus de douleur que la mort : abregez le donc, rigoureuse Bergere, s’il y a encore en vous une seule estincelle, non pas d’amitié, mais de pitié seulement.

Il fut impossible à Bellinde de ne ressentir ces paroles, qu’elle connoissoit proceder d’une entiere affection, mais si ne fut il pas possible à ces paroles de la divertir de son dessein : Elle advertit Amaranthe que le Berger l’aimeroit, & que sa santé seule luy en retardoit la connoissance : Cet advertissement precipita sa guerison de sorte, qu’elle rendit bien preuve que pour les maladies du corps, la guerison de l’ame n’est pas inutile. Quelle fut l’extréme contrainte de Celion, & quelle la peine qu’il en supportoit ! elle estoit telle, qu’il en devint maigre, & tellement changé qu’il n’estoit pas reconnoissable. Mais voyez quelle estoit la severité de cette Bergere ! Il ne luy suffit pas d’avoir traitté de ceste sorte Celion : Car jugeant qu’Amaranthe avoit encor quelque soupçon de leur amitié, elle resolut de pousser ces affaires si avant, que l’un ny l’autre ne s’en pust dédire : Chacun voyoit l’apparente rechercheque le Berger faisoit d’Amaranthe : car il s’estoit ouvertement declaré, & mesme le pere du Berger, qui connoissant les loüables vertus de Leon, & combien sa famille avoit tousjours esté honorable, ne desapprouvoit point cette recherche. Un jour Bellinde le voulant sonder la luy proposa comme sa compagne, luy qui le jugea à propos y entendit fort librement, & ce mariage estoit des-ja bien fort advancé sans que Celion le sceust, mais quand il s’en apperceut, il ne pût s’empescher, trouvant le moyen de parler à Bellinde, de luy faire tant de reproches, qu’elle en eut presque honte ; & le Berger voyant bien qu’il y falloit remedier d’autre sorte que de parole, courut soudain au meilleur remede, qui fut à son pere, auquel il fit telle response. Je seray tres-marry de vous desobeïr jamais, & moins pour cet effet, que pour tout autre. Je voy que vous trouvez bonne l’alliance d’Amaranthe, vous sçavez bien qu’il n’y a Bergere que j’affectionne davantage ; toutefois je l’aime fort pour Maistresse, mais non pas pour femme, & vous supplie de ne me commander d’en dire la cause. Le pere à ces propos soupçonna qu’il eust reconnu quelque mauvaise condition en la Bergere, & loüa en son ame la prudence de son fils, qui avoit ce commandement sur ses affections : ainsi ce coup fut rompu, & d’autant que la chose estoit passée si avant que plusieurs l’avoient sceuë, plusieurs aussi demandoient d’où ce refroidissement procedoit, le pere ne pût s’empescherd’en dire quelque chose à ses plus familiers, & eux à d’autres, si bien qu’Amaranthe en eut le vent, qui au commencement s’affligea fort ; mais depuis repensant en elle mesme, quelle folie estoit la sienne, de se vouloir faire aimer par force ; peu à peu s’en retira, & la premiere occasion qu’elle vid de se marier, elle la receut. Ainsi ces honnestes Amants furent allegez d’un faix si mal-aisé à supporter : mais ce ne fut que pour estre surchargez d’un autre beaucoup plus pesant.

  Bellinde estoit des-ja en âge d’estre mariée, & Philemon infiniment desireux de la loger, pour avoir sur ses vieux jours le contentement de se voir renaistre en ce qui viendroit d’elle : il eust bien receu Celion, mais Bellinde qui fuyoit autant le mariage que la mort, avoit deffendu à ce Berger d’en parler, bien luy avoit elle promis, que si elle se voyoit contrainte de se marier, elle l’en advertiroit, à fin qu’il la fist demander, qui fut cause que Philemon voyant la froideur de Celion, ne la luy voulut pas offrir : & cependant Ergaste Berger des principaux de ceste contrée, & qui estoit estimé de chacun pour ses loüables vertus, la fit demander, & par ce qu’il ne vouloit que cela fust esventé qu’il n’en fust asseuré, celuy qui traitta cet affaire le tint si secret, que la promesse du mariage fut aussi tost sceuë que la demande. Car Philemon s’asseurant de l’obeïssance de sa fille, s’y obligea de parole, & puis l’en advertit. Au commencement elletrouva fort difficile la resolution qu’il luy faloit prendre, par ce que c’estoit un homme qu’elle n’avoit jamais veu : Toutefois ce bel esprit qui jamais ne fléchissoit sous les faiz du mal-heur, se releva incontinent, surmontant ce desplaisir, ne permit seulement à son œil de donner signe de son ennuy, pour sa consideration : mais elle ne pût jamais obtenir cela sur elle pour celle de Celion, & fallut que ses larmes payassent l’erreur de sa trop opiniastre haine, contre le mariage. Si est-ce que pour satisfaire en quelque sorte à sa promesse, elle advertit le pauvre Berger, que Philemon la vouloit marier. Soudain qu’il eut ceste permission tant desirée, il solicita de sorte son pere, que le mesme jour il en parla à Philemon ; mais il n’estoit plus temps, dequoy le pere de Bellinde eut beaucoup de regret, car il l’eust bien mieux aimé qu’Ergaste. O Dieux que de regrets ! quand il sceut l’arrest de son mal-heur, il sort de sa maison, & ne cessa qu’il n’eust trouvé la Bergere : A l’abord il ne pût parler, mais son visage luy raconta assez quelle response avoit esté celle de Philemon, & combien qu’elle fust aussi necessiteuse du bon conseil que luy, & de force pour supporter ce coup, si voulut elle se monstrer aussi bien invaincuë à ce déplaisir, qu’elle avoit tousjours fait gloire de l’estre à tous les autres ; mais aussi ne voulut-elle pas paroistre si insensible, que le Berger n’eust quelque connoissance qu’elle ressentoit son mal, &qu’il luy déplaisoit, surquoy elle luy demanda à quoy reüssiroit la demande qu’il avoit faite à son pere. Le Berger luy respondit avec les mesmes paroles que Philemon luy avoit dites, y adjoustant tant de plaintes, & tant de desesperez regrets, qu’elle eust esté un rocher, si elle ne se fust esmeuë ; toutefois elle l’interrompit, combattant contre soy mesme, avec plus de vertu qu’il n’est pas croyable, & luy remonstra que les plaintes sont propres aux esprits foibles ; & non pas aux personnes de courage ; qu’il se faisoit beaucoup de tort, & à elle aussi de tenir tel langage. Et, disoit-elle, en fin Celion, qu’est devenuë la belle resolution que vous disiez avoir contre tous accidents, sinon au changement de mon amitié ; & pouvez-vous avoir opinion que quelque chose la puisse esbranler ? ne voyez-vous que ces paroles ne peuvent advancer rien davantage, que de faire concevoir à ceux qui les oyront quelque mauvaise opinion de nous ? Pour Dieu ne me mettez sur le front une tache que j’ay avec tant de peine évitée jusques icy ; & puis qu’il n’y a autre remede, patientez comme je faits & peut estre que le Ciel fera reüssir toute chose plus à nostre contentement, qu’il ne nous est permis à cet heure de le desirer ; de mon côté je rompray le mal-heur tant qu’il me sera possible, mais s’il n’y a point de remede, encor ne faut-il pas estre sans resolution, plustost esloignons nous. Ces derniers mots cuiderent le desesperer du tout, luy semblant que cegrand courage procedoit de peu d’amitié. S’il m’estoit aussi aisé, respondit le Berger, de me resoudre à cet accident, qu’à vous, je me jugerois indigne de vous aimer, ny d’estre aimé de vous : car une si foible amitié ne meriteroit tant d’heur. Et bien, pour fin, & pour loyer de mes services, vous me donnez une resolution en la perte asseurée que je vois de vous, & secrettement me dittes, que je ne dois me desesperer de vous voir à un autre. Ah ! Bellinde, avec quel œil verrez-vous ce nouvel amy, avec quel cœur l’aimerez vous, & avec quelles faveurs le caresserez-vous, puis que vostre œil m’a mille fois promis de n’en voir d’Amour jamais d’autre que moy, puis que ce cœur m’a juré de ne pouvoir aimer que moy, & puis qu’Amour n’avoit destiné vos carresses à une moindre affection que la mienne ? Et bien, vous me commandez que je vous laisse ; pour vous obeyr, je le feray : car je ne veux sur la fin de ma vie, commencer à vous desobeïr : mais ce qui me le fait entreprendre, c’est pour sçavoir asseurément, que la fin de ma vie n’esloignera guiere la fin de vostre amitié, & quoy que je me die le plus mal-heureux qui vive, si cheris-je beaucoup ma fortune, en ce qu’elle m’a presenté tant d’occasions de vous faire paroistre mon Amour, que vous n’en pouvez douter, & encor ne serois-je satisfait de moy mesme, si ce dernier moment qui m’en reste, n’estoit employé à vous en asseurer. Je prie le Ciel, & voyez quelle est mon amitié, qu’enceste nouvelle eslection, il vous comble d’autant de bon-heur, que vous me causez de desespoirs ; Vivez heureuse avec Ergaste, & en recevez autant de contentement que j’avois de volonté de vous rendre du service, si mes jours me l’eussent davantage permis. Que ceste nouvelle affection pleine des plaisirs que vous vous promettez, vous accompagne jusques au cercueil, comme je vous assure que ma fidele amitié me clorra les yeux à vostre occasion, avec une extréme douleur. Si Bellinde laissa si longuement parler Celion, ce fut de crainte que parlant ses larmes fissent l’office des paroles, & que cela rengregeast le desplaisir du Berger, ou qu’il rendist preuve du peu de puissance qu’elle avoit sur elle mesme. Orgueilleuse beauté, qui aymoit mieux estre jugée avec peu d’Amour, qu’avec peu de resolution : mais en fin se cognoissant assez rafermie pour pouvoir respondre, elle luy dit. Celion, vous croyez me rendre preuve de vostre amitié, & vous faittes le contraire ; car comment m’avez vous aymée, ayant si mauvaise opinion de moy ? Si depuis ce dernier accident vous l’avez conceuë, croyez que l’affection n’estoit pas grande, qui a pû permettre que si promptement vous l’ayez changée. Que si vous n’avez point mauvaise opinion de moy, comme est-il possible que vous puissiez croire, que je vous aye aymé, & qu’à cette heure je ne vous ayme plus ? Pour Dieu ayez pitié de ma fortune, & ne conjurezplus avec elle pour augmenter mes ennuis ; considerez qu’il y a fort peu d’apparence, que Celion, que j’aime plus que le reste du monde, & de qui l’humeur m’agrée autant que la mienne mesme, eut esté changé pour un Ergaste qui m’est inconnu, & au lieu duquel j’eslirois plustost d’espouser le tombeau. Que si j’y suis forcée, ce sont les commandements de mon pere, ausquels mon honneur ne permet que je contrarie. Mais est-il possible que vous ne vous ressouveniez des protestations que si souvent je vous ay faittes, de ne vouloir me marier ? & toutefois vous ne laissiez de m’aimer. Depuis qui a t’il de changé ? car si sans m’espouser vous m’avez bien aymée, pourquoy ne m’aimerez vous pas sans m’espouser ? Ayant un mary qui me deffendra d’avoir un frere que j’aimeray tousjours avec l’amitié que je dois. La volonté m’arreste pres de vous, plus qu’il ne m’est permis. A Dieu mon Celion, vivez, & aimez moy, qui vous aimeray jusques à ma fin, quoy qu’il puisse avenir de Bellinde. A ce mot elle le baisa, qui fut la plus grande faveur qu’elle luy eust fait encores, le laissant tellement hors de luy mesme, qu’il ne sceut former une parole pour luy répondre. Quand il fut revenu, & qu’il considera qu’Amour fléchissoit sous le devoir, & qu’il n’y avoit plus une seule estincelle d’esperance, qui pûst esclairer entre ses déplaisirs, comme une personne sans resolution, il se mit dans le bois, & dans les lieux plus cachez, où il ne faisoit que plaindreson cruel desastre, quelque remonstrance que ses amis luy pussent faire : Il vesquit de ceste sorte plusieurs jours, durant lesquels il faisoit mesme pitié aux rochers ; & à fin que celle qui estoit cause de son mal, en ressentist quelque chose, il luy envoya ces vers.


STANCES
DE CELION, SUR LE MARIAGE
de Bellinde, & d’Ergaste

Doncques le Ciel consent, qu’apres tant d’amitié,
Qu’apres tant de services,
D’un autre vous soyez les douceurs, les delices,
Et la chere moitié ?
Et que je n’aye en fin, de mon Amour fidelle,
Que le ressouvenir qu’un regret renouvelle ?

Vous m’avez bien aimé, mais qu’est-ce que me vaut
Ceste amitié passée,
Si dans les bras d’autruy je vous voy carressée ?
Et si pourtant il faut,
Que vous sçachant à luy, je couvre du silence
Le cruel déplaisir qui rompt ma patience ?

S’il avoit plus que moy de merite, ou d’Amour,
Je ne sçaurois que dire,
Mais helas ! n’est-ce point un trop cruel martyre,
Qu’il obtienne en un jour,
Et sans le meriter, ce que le Ciel dénie
Aux desirs infinis d’une Amour infinie ?

Mais, ô foible raison, le devoir, dittes vous,
Par ses loix m’a contrainte ;
Et quel devoir plus fort, & quelle loy plus saincte
Sçauroit estre pour nous,
Que la foy si souvent dedans nos mains jurée,
Quand nous nous promettions une amour asseurée ?

Puisse, me disiez-vous, incontinent seicher,
Ma main comme parjure,
Si je manque jamais à ce que je t’asseure,
Et si j’ay rien plus cher,
Ny que dedans mon cœur davantage je prise,
Que ceste affection que ta foy m’a promise.

O cruel souvenir de mon bon-heur passé,
Sortez de ma memoire.
Helas ! puis que le bien d’une si grande gloire,
Est ores effacé ;
Effacez vous de mesme, il n’est pas raisonnable,
Que vous soyez en moy qui suis si miserable.

Encores qu’il ne fist paroistre en une seule de ses actions, qu’il luy fut resté de l’esperance, si est-ce qu’il en avoit tousjours quelque peu, parce que le contract de mariage n’estoit point passé, & qu’il sçavoit bien que le plus souvent les conventions font rompre ceux que l’on croit les plus certains ; mais quand il sceut que les articles estoient signez d’un costé & d’autre, belle Nymphe, comment vous pourrois-je dire le moindre de ses desespoirs ! il se détordoit les mains, il s’arrachoit le poil, il seplomboit l’estomach de coups, bref, c’estoit une personne transportée, & tellement hors de raison, qu’il partit plusieurs fois en dessein de tuer Ergaste. Mais quand il en estoit prest, quelque estincelle de consideration, qui parmy tant de fureur luy estoit encores restée, luy faisoit craindre d’offenser Bellinde ; à qui toutefois, transporté de passion, il escrivoit bien souvent des lettres si pleines d’Amour, & de reproches, que mal-aisément les pouvoit elle lire sans larmes ; entre autres il luy en envoya une telle.


LETTRE DE CELION
A BELLINDE EN
son transport.

Faut-il donc, inconstante Bergere, que ma peine survive mon affection ? Faut-il que sans vous aimer, j’aye tant de peine pour vous sçavoir entre les mains d’un autre ? N’est ce point que les Dieux me vueillent punir pour vous avoir plus aimée que je ne devois ? ou plustost n’est-ce point que je me figure de ne vous aimer plus, & que toutefois j’aye plus d’Amour pour vous, que je n’euz jamais ? Toutefois, pourquoy vous aimerois-je, puis que vous estes, & ne pouvezestre à autre qu’à une personne que je n’ayme point ? Mais au contraire, pourquoy ne vous aimerois je point, puis que je vous ay tant aymée ? Il est vray, mais je ne vous dois point aymer ; car vous estes ingrate, une ame toute d’oubly, & qui n’a nul ressentiment d’Amour. Toutefois quelle que vous soyez, si estes vous Bellinde, & Bellinde peut-elle estre sans que Celion l’ayme ? Vous aime-je donc, ou si je ne vous ayme point ? Jugez en vous mesme, Bergere, car quand à moy j’ay l’esprit si troublé, que je n’en puis discerner autre chose, sinon que je suis la personne du monde la plus affligée.

Et au bas de la lettre, il y avoit ces vers :


STANCE.

Je ne puis excuser cette extrême inconstance,
Qui vous a fait si mal changer d’affection :
Changer de bien en mieux, je l’appelle prudence,
Mais de changer en pis, peu de discretion.

Lors que Bellinde receut cette lettre, & ces vers, elle estoit en peine de luy faire tenir une des siennes, parce qu’oyant dire l’estrange vie qu’il faisoit, & les paroles qu’il proferoit contre elle : Elle ne pouvoit le souffrir qu’avec beaucoup de desplaisir, considerant combien cela donnoit d’occasion de parler, à ceux qui n’ont des oreilles que pour apprendre les nouvelles d’autruy, & de langue, que pour les redire : Sa lettre estoit telle.


LETTRE DE BELLINDE
A CELION.

Il m’est impossible de supporter d’avantage le tort que vostre estrange façon de vivre nous fait à tous deux. Je ne nie pas que vous n’ayez occasion de plaindre nostre fortune : Mais je dis bien qu’une personne sage n’en sçauroit avoir qui luy permette sans blasme de devenir fol. Quel transport est celuy qui vous empesche de voir, que donnant connoissance à tout le reste du monde, que vous mourez d’Amour pour moy, vous me contraignez toutefois de croire que veritablement vous ne m’aymez point. Car si vous m’aimiez voudriez vous me desplaire ? Et ne sçavez vous pas que la mort ne me sçauroit estre plus ennuyeuse que l’opinion que vous donnez à chacun de nostre amitié ? Cessez donc, mon frere, je vous supplie, & par ce nom qui vous obliged’avoir soing de ce qui me touche. Je vous conjure, que si present vous ne pouvez supporter ce desastre sans donner connoissance de vostre ennuy, vous preniez pour le moins resolution de vous esloigner en sorte, que ceux qui vous oyront plaindre, ne connoissant point mon nom, ne fassent que regretter avec vous vos ennuis, sans pouvoir rien soupçonner à mon desadvantage. Si vous me contentez en ceste resolution, vous me ferez croire que c’est surabondance, & non point deffaut d’affection, qui vous a fait errer contre moy : Et ceste consideration obligera Bellinde, outre l’amitié qu’elle vous porte, de conserver tousjours chere la memoire de ce frere qui l’ayme, & qu’elle ayme parmy tous ces cruels & insupportables desplaisirs.

  Quoy que Celion fut tellement transporté, que son esprit estoit presque incapable des raisons que ses amis luy pouvoient representer ; si est-ce que son affection luy ouvrit les yeux à ce coup, & luy fit voir que Bellinde le conseilloit à propos, si bien que resolu à son depart, il donne secrettement ordre à son voyage, & le jour avant qu’il voulust partir, il escrivit à sa Bergere, que faisant dessein de luy obeyr, il la supplioit de luy donner commodité de pouvoir prendre congé d’elle, afin qu’il pûst partir avec quelque sorte de consolation. La Bergere quiveritablement l’aimoit, quoy qu’elle previst que cét à-dieu ne feroit que rengreger son desplaisir, ne voulut luy refuser ceste requeste, & luy donna assignation le lendemain au matin à la fontaine des Sicomores.

  Le jour ne commençoit que de poindre quand le desolé Berger sortant de sa cabane avec son trouppeau, le chassa droit à la fontaine, où s’estendant de son long & les yeux sur le cours de l’onde, il commança, en attendant sa Bergere, de s’entretenir sur son prochain mal-heur, & apres avoir esté quelque temps muet, il souspira ces vers.


COMPARAISON D’UNE
FONTAINE A SON
desplaisir.

Cette source eternelle,
Qui ne finit jamais,
Mais qui se renouvelle
Par des flots plus espais,
Ressemble à ces ennuis dont le regret m’oppresse :
Car comme elle sans cesse
D’une source feconde au mal-heur que je sens,
Ils s’en vont renaissans.

Puis d’une longue course,
Tout ainsi que ces flots
Vont esloignant leur source,
Sans prendre nul repos,
Moy par divers travaux, par mainte & mainte peine,
Comme parmy l’areine
Se froissant à grands coups, l’onde s’en va courant,
Mon mal je vay pleurant.

Et comme vagabonde
Murmurant elle fuyt,
Quand d’onde dessur onde
A longs flots elle bruit ;
De mesme en me plaignant de ma triste advanture
Contre Amour je murmure :
Mais que me vaut cela, puis qu’il faut qu’à la fin
Je suive mon destin ?

Cependant que ce Berger parloit de cette sorte en soy-mesme, & qu’il en proferoit assez haut plusieurs paroles sans y penser, tant il estoit troublé de ce desastre, Bellinde qui n’avoit pas perdu le souvenir de l’assignation qu’elle luy avoit donnée, aussi tost qu’elle se pût deffaire de ceux qui estoient autour d’elle, s’en alla le trouver ; tellement travaillée du regret de le perdre, qu’elle ne le pouvoit si bien cacher, qu’il n’en apparust beaucoup en son visage. Ergaste, qui ce matin s’estoit levé de bonne heure pour la venir voir, de fortune l’apperceut de loing : & voyant comme elle s’en alloit seule, & qu’il sembloit qu’elle cherchoit les sentiers plus couverts, eut volonté de sçavoir où elle alloit : Cela fut cause que la suivant de loing, il vid qu’elle prenoit le cheminde la fontaine des Sicomores, & jettant la veuë un peu plus avant, encor’ qu’il fust fort matin, il prit garde qu’il y avoit des-ja un trouppeau qui paissoit. Luy qui estoit tres-advisé, & qui n’estoit point tant ignorant des affaires de ceste Bergere, qu’il n’eust oüy dire l’amitié que Celion luy portoit, entra soudain en quelque opinion que c’estoit là son trouppeau, & que Bellinde l’y alloit trouver : encor qu’il n’eust point de doute de la pudicité de sa Maistresse, si est-ce qu’il creut facilement qu’elle ne le hayssoit point, luy semblant qu’une si longue recherche n’eust pas esté si fort continuée, si elle eust esté desagreable. Et pour satisfaire à sa curiosité, aussi tost qu’il la vid sous les arbres, & qu’elle ne le pouvoit plus appercevoir, prenant le tour un peu plus loing, il se cach[a] entre quelques buissons, d’où il apperceut la Bergere assise sur les gazons qui estoient relevez autour de la fontaine en façon de sieges, & Celion à genoux aupres d’elle. Dieu quel tressaut fut celuy qu’il receut de ceste veuë ! toutefois par ce qu’il ne pouvoit ouyr ce qu’ils disoient, il se traina si doucement, qu’il vint si pres d’eux qu’il n’y avoit qu’une haye (qui faisoit tout le tour de la fontaine, comme une palissade) qui le couvroit. De ce lieu donc passant curieusement la veuë entre les ouvertures des fueilles, & tout attentif à leurs discours, il ouyt que la Bergere luy respondoit. Et quoy Celion ! est-ce le pouvoir ou la volonté de me plaire qui vous deffaut en cesteoccasion ? Cét accident aura-t’il plus de force sur vous, que le pouvoir que vous m’y avez donné ? Où est vostre courage, Celion, ou bien où est vostre amitié ? N’avez vous point autrefois surmonté pour l’Amour que vous me portiez de plus grands mal-heurs que ceux-cy ? Et si cela est, où est l’affection, où est la resolution qui le vous a fait faire ? Voulez-vous que je croye que vous en avez moins à ceste heure, que vous n’aviez en ce temps-là ? Ah ! Berger, consentez plustost à la diminution de ma vie, qu’à celle de la bonne volonté que vous m’avez promise : Et comme jusques icy, j’ay pû sur vous tout ce que j’ay voulu, que de mesme à l’advenir il n’y ait rien qui m’en puisse amoindrir le pouvoir. Ergaste ouyt que Celion luy respondit. Est-il possible, Bellinde, que vous puissiez entrer en doute de mon affection, & du pouvoir que vous avez sur moy ? Pouvez-vous avoir une si grande mesconnoissance, & le Ciel peut-il estre tant injuste, que vous ayez pû oublier les tesmoignages que je vous en ay donnez, & qu’il ait permis que je survive à la bonne opinion que vous devez avoir de moy ? Vous, Bellinde, vous pouvez mettre en doute ce que jamais une seule de mes actions, ny de vos commandemens n’a laissé douteux ? Au moins avant que prendre une si desavantageuse opinion contre moy, demandez à Amaranthe ce qu’elle en croit : Demandez au respect qui m’a fait taire, demandez à Bellinde mesme, si elle a jamais imaginé rien de sidifficile, que mon affection n’ait surmonté : Mais à ceste heure que je vous voy toute à un autre, & que pour la fin de mon Amour desastrée, il faut que vous laissant entre les bras d’un plus heureux que moy, je m’esloigne & me bannisse à jamais de vous. Helas ! pouvez-vous dire que ce soit deffaut d’affection, ou de volonté de vous obeïr, si je ressens une peine plus cruelle que celle de la mort ? Quoy Bergere, vous croyrez que je vous aime, si sans mourir je vous sçay toute à un autre ? Vous direz que ce sera l’Amour, & le courage, qui me rendront insensible à ce desastre, & toutefois en verité ne sera-ce pas plustost n’avoir ny Amour ny courage, que de le souffrir sans desespoir ? O Bergere, que nous sommes bien loin de conte vous & moy, car si ceste impuissance qui m’empesche de pouvoir vivre & supporter ce mal-heur, vous fait douter de mon affection, au contraire ceste grande constance, & ceste extréme resolution que je vois en vous, m’est une trop certaine asseurance de vostre peu d’amitié. Mais aussi à quoy faut-il que j’en espere plus de vous, puis qu’un autre, ô cruauté de mon destin ! vous doit posseder. A ce mot ce pauvre Berger s’aboucha sur les genoux de Bellinde, sans force, & sans sentiment. Si la Bergere fut vivement touchée, tant des paroles que de l’évanoüyssement de Celion, vous le pouvez juger, belle Nimphe, puis qu’elle l’aimoit autant qu’il estoit possible d’aimer, & qu’il falloit qu’elle faignist de ne ressentir point ceste douloureuse separation. Lors qu’elle le vid esvanoüy, & qu’elle creut n’estre escoutée que des Sicomores & de l’onde de la fontaine, ne leur voulant cacher le desplaisir qu’elle avoit tenu si secret à ses compagnes, & à tous ceux qui la voyoient ordinairement. Helas ! dit-elle, en joignant les mains, Helas ! ô souveraine bonté, ou sors moy de ceste misere, ou de ceste vie : romps par pitié, ou mon cruel desastre, ou que mon cruel desastre me rompe. Et puis baissant les yeux sur Celion : Et toy, dit-elle, trop fidele Berger, qui n’es miserable que d’autant que tu aymes ceste miserable, le Ciel te vueille donner ou les contentemens que ton affection merite, ou m’enlever de ce monde, puis que je suis seule cause que tu souffres les desplaisirs que tu ne merites pas : Et lors s’estant teuë quelque temps elle reprit. O qu’il est difficile de bien aimer, & d’estre sage tout ensemble ! Car je voy bien que mon pere a raison de me donner au sage Berger Ergaste, soit pour ses merites, soit pour ses commoditez : Mais helas ! que me vaut ceste connoissance, si Amour deffend à mon affection de l’avoir agreable ? Je sçay que Ergaste merite mieux, & que je ne puis esperer rien de plus advantageux que d’estre sienne : Mais comment me pourray-je donner à luy, si Amour m’a des-ja donnée à un autre ? La raison est du costé de mon pere, mais Amour est pour moy, & non point un Amour nouvellement nay, ou qui n’a point de puissance,mais un Amour que j’ay conceu, ou plutost que le Ciel a fait naistre avec moy, qui s’est eslevé dans mon berceau, & qui par un si long trait de temps s’est tellement insinué dans mon ame, qu’il est plus mon ame, que mon ame mesme. O Dieux ! & faut il esperer que je m’en puisse despoüiller sans la vie ? & si je ne m’en deffaits, dy moy Bellinde, que sera-ce que de toy ? En proferant ces paroles les grosses larmes luy tomboient des yeux, & coulant le long de son visage, moüilloient & les mains & la joüe du Berger, qui peu à peu revenant, fut cause que la Bergere interrompit ses plaintes, & s’essuyant les yeux de peur qu’il ne s’en prist garde, changeant & de visage & de voix, luy parla de ceste sorte. Berger je vous veux advoüer que j’ay du ressentiment de vostre peine, autant peut-estre que vous mesme, & que je ne sçaurois douter de vostre bonne volonté, si je n’estois la plus mesconnoissante personne du monde. Mais à quoy ceste reconnoissance, & à quoy ce ressentiment ? Puis que le Ciel m’a sousmise à celuy qui m’a donné l’estre, voulez vous tant que cét estre me demeurera que je luy puisse desobeïr ? Mais soit ainsi que l’affection plus forte l’emporte sur le devoir, pour cela Celion serons nous en repos ? Est-il possible si vous m’aimez, que vous puissiez avoir du contentement, me voyant le reste de ma vie pleine de desplaisirs & de regrets ? & pouvez-vous croire que le blasme que j’encourray, soit par la desobeïssance de mon pere, soitpar l’opinion que chacun aura de nostre vie passée à mon desadvantage, me puisse laisser un moment de repos ; Cela seroit peut-estre croyable d’une autre que de moy qui ay tousjours tant desapprouvé celles qui se sont conduites de ceste sorte, que la honte de me voir tomber en leur mesme faute, me seroit tousjours plus insupportable, que la plus cruelle fin que le Ciel me pourroit ordonner. Armez vous donc de ceste resolution, ô Berger, que tout ainsi que par le passé nostre affection ne nous a jamais fait commettre chose qui fust contre nostre devoir, quoy que nostre Amour ait esté extréme, de mesme pour l’advenir il ne faut point souffrir qu’elle nous y puisse forcer. Outre que des choses où il n’y a point de remede la plainte semble estre bien inutile. Or il est tout certain que mon pere m’a donnée à Ergaste, & que ceste donnation ne peut desormais estre revoquée que par Ergaste mesme. Jugez quelle esperance nous devons avoir qu’elle le soit jamais ? Il est vray qu’ayant disposé de mon affection avant que mon pere de moy, je vous promets & vous jure devant tous les Dieux, & particulierement devant les Deïtez qui habitent en ce lieu, que d’affection je seray vostre jusques dans le tombeau, & qu’il n’y a ny pere, ny mary, ny tyrannie du devoir, qui me fasse jamais contrevenir au serment que je vous en faits. Le Ciel m’a donnée à un pere, ce pere a donné mon corps à un mary ; comme je n’ay pû contredire au Ciel, de mesme mondevoir me deffend de refuser l’ordonnance de mon pere : mais ny le Ciel, ny mon pere, ny mon mary, ne m’empescheront jamais d’avoir un frere, que j’aimeray comme je luy ay promis, quelle que je puisse devenir. A ces dernieres paroles prevoyant bien que Celion se remettroit aux plaintes & aux larmes, afin de les éviter, elle se leva, & le prenant par la teste le baisa au front, & luy disant à Dieu, & s’en allant : Dieu vous vueille, dit-elle, Berger, donner autant de contentement en vostre voyage, que vous m’en laissez peu en l’estat où je demeure. Celion n’eut, ny la force de luy respondre, ny le courage de la suivre, mais s’estant levé, & tenant les bras croisez, l’alla accompagnant des yeux tant qu’il la pût voir, & lors que les arbres luy en eurent osté la veuë, levant les yeux au Ciel tous chargez de larmes, apres plusieurs grands souspirs, il s’en alla courant d’un autre costé, sans soucy ny de son troupeau, ny de chose qu’il laissast en sa cabane. Ergaste qui caché derriere le buisson, avoit oüy leurs discours, demeura plus satisfait de la vertu de Bellinde, qu’il ne se peut dire, admirant & la force de son courage, & la grandeur de son honnesteté. Et apres avoir demeuré long temps ravy en ceste pensée, considerant l’extréme affection qui estoit entre ces deux Amants, il creut que ce seroit un acte indigne de luy, que d’estre cause de leur separation : Et que le Ciel ne l’avoit point fait rencontrer si à propos à cét à-Dieu, que pourluy faire voir la grande erreur qu’il alloit commettre sans y penser. Estant donc resolu de r’apporter à leur contentement tout ce qui luy seroit possible, il se met à suivre Celion : mais il estoit des-ja tant esloigné, qu’il ne le sçeut attaindre, & pensant de le trouver en sa cabane, il prit un petit sentier qui y alloit le plus droit. Mais Celion avoit passé d’un autre costé, car sans parler à personne de ses parens ny de ses amis, il s’en alla vagabond sans autre dessein plusieurs jours, sinon qu’il fuyoit les hommes, & ne se nourrissoit que des fruits sauvages, que l’extréme faim luy faisoit prendre par les bois. Ergaste qui vid que son dessein estoit rompu de ce costé, apres l’avoir cherché un jour ou deux, vint trouver Bellinde, esperant de sçavoir d’elle le chemin qu’il avoit pris, & de fortune il la trouva au mesme lieu où elle avoit dit à-Dieu à Celion, estant toute seule sur le bord de la fontaine, pensant à l’heure mesme au dernier accident qui luy estoit advenu en ceste place, le souvenir duquel luy arrachoit des larmes du profond du cœur. Ergaste qui l’avoit veuë de loing, estoit venu expres pour la surprendre le plus couvertement qu’il luy avoit esté possible, & voyant ses pleurs comme deux sources couler dans la fontaine, il en eut tant de pitié, qu’il jura de ne reposer de bon sommeil qu’il n’eust remedié à son desplaisir. Et pour ne perdre point d’avantage de temps, s’avançant tout à coup vers elle, il la salüa. Elle qui se vid surprise avec les larmesaux yeux, afin de les dissimuler, faignit de se laver, & mettant promptement les mains dans l’eau se les porta toutes moüillées au visage, de sorte que si Ergaste n’eust auparavant veu ses larmes, mal aisément eust il alors reconnu qu’elle pleurast. Ce qui encores luy fit davantage admirer sa vertu, car en mesme temps elle peignit en son visage une façon toute riante : Et se tournant vers le Berger, luy dit, avec une façon pleine de courtoisie : Je pensois estre seule, gentil Berger, mais à ce que je voy, vous y estes venu pour la mesme occasion, comme je pense, qui m’y a amenée, je veux dire pour vous y rafraischir, & sans mentir voicy bien la meilleure source, & la plus fraische qui soit en la plaine. Sage & belle Bergere, respondit Ergaste en sousriant, vous avez raison de dire que le sujet qui vous a fait venir icy, m’y a de mesme conduit, car il est tout vray : mais quand vous dittes que vous & moy y sommes pour nous rafraischir, il faut que je vous contredie, puis que ny l’un ny l’autre de nous n’y est pour ce dessein. Quant à moy, dit la Bergere, j’advoüeray bien que je me puis estre trompée pour ce qui est de vous, mais pour mon particulier, vous me permettrez de dire qu’il n’y a personne qui en puisse sçavoir davantage que moy. Je vous accorde, dit Ergaste, que vous en sçavez plus que tout autre : mais pour cela vous ne me ferez pas confesser, que le sujet qui vous a conduitte icy soit celuy que vous dittes. Et quel penseriezvous donc, dit-elle, qu’il fust ? Et à ce mot elle mit la main au visage faisant semblant de se frotter les sourcils, mais en effect c’estoit pour couvrir en quelque sorte la rougeur qui luy estoit montée. A quoy Ergaste prenant garde, & la voulant oster de la peine où il la voyoit, respondit de ceste sorte : Belle & discrette Bergere, il ne faut plus que vous usiez de dissimulation envers moy, qui sçay aussi bien que vous ce que vous croyez avoir de plus secret en l’ame : & pour vous montrer que je ne ments point, je vous dis qu’à ceste heure vous estiez sur le bord de ceste eau, songeant avec beaucoup de desplaisir au dernier à-Dieu que vous avez dit à Celion, au mesme lieu où vous estes. Moy ? dit-elle incontinent toute surprise. Ouy vous mesme, respondit Ergaste, mais ne soyez pas marrie que je le sçache, car j’estime tant vostre vertu & vostre merite, que tant s’en faut que cela vous puisse jamais nuire, que je veux que ce soit la cause de vostre contentement. Je sçay le long service que ce Berger vous a rendu, je sçay avec combien d’honneur il vous a recherchée, je sçay avec combien d’affection il a continué depuis tant d’années ; & de plus, avec quelle sincere & vertueuse amitié vous l’affectionnez : La connoissance de toutes ces choses me fait desirer la mort plustost, que d’estre cause de vostre separation. Ne pensez pas que ce soit jalousie, qui me faict parler de ceste sorte, jamais je n’entreray en doute de vostre vertu, & puisj’ay ouy de mes aureilles les sages discours que vous luy avez tenus. Ne pensez non plus que je ne croye que vous perdant, je ne perde aussi la meilleure fortune que je sçaurois jamais avoir, mais le seul sujet qui me pousse à vous redonner à celuy à qui vous devez estre, c’est, ô sage Bellinde, que je ne veux pas acheter mon contentement avec vostre eternel desplaisir, & que veritablement je croirois estre coulpable, & envers Dieu, & envers les hommes, si à mon occasion une si belle & vertueuse amitié se rompoit entre vous. Je viens donc icy pour vous dire, que je veux bien me priver de la meilleure alliance, que je sçaurois jamais avoir, pour vous remettre en vostre liberté, & vous redonner le contentement que le mien vous osteroit. Et outre que je penseray avoir fait ce que je croy que le devoir me commande, encores ne me sera-ce peu de satisfaction, de penser que si Bellinde est contente, Ergaste est un des instruments de son contentement. Seulement je vous requiers, si en cecy je vous oblige, qu’estant cause de la reünion de vostre amitié, vous me receviez pour tiers entre vous deux, & que vous me fassiez la mesme part de vostre bonne volonté, que vous l’avez promise à Celion quand vous avez creu d’espouser Ergaste ; je veux dire que de tous deux je sois aimé & receu comme frere. Pourrois-je, belle Nymphe, vous redire le contentement inesperé de ceste Bergere ? Je croy qu’il seroit impossible,car elle mesme fut tellement surprise, qu’elle ne sceut de quelles paroles le remercier, mais le prenant par la main, s’alla rasseoir sur les gazons de la fontaine, où apres s’estre un peu remise, & voyant la bonne volonté dont Ergaste l’obligeoit, elle luy declara tout au long, ce qui s’estoit passé entre Celion & elle, & apres mille sortes de remerciemens, que j’obmets pour ne vous ennuyer, elle le supplia de l’aller chercher luy mesme, d’autant que le transport de Celion estoit tel, qu’il ne reviendroit pour personne du monde qui l’allast querir, par ce qu’il ne croiroit jamais ceste bonne volonté de luy, à qui il n’en avoit point donné d’occasion, si elle luy estoit asseurée par quelqu’autre : au contraire se figureroit que ce seroit un artifice pour le faire revenir. Ergaste qui vouloit en toute sorte parachever la bonne œuvre qu’il avoit commencée, resolut de partir dés le lendemain avec Diamis frere de Celion, luy promettant de ne point revenir sans le luy r’amener.

  Estans donc partis en ce dessein, apres avoir sacrifié à Thautates pour le prier qu’il adressast leurs pas du costé où ils devoient trouver Celion, ils prindrent le chemin qui le premier se presenta à eux ; mais ils eussent cherché longuement en vain avant que d’en avoir des nouvelles, si luy mesme transporté de fureur, ne se fust resolu de revenir en Forests, afin de tuër Ergaste, & puis du mesme glaive se percer le cœur devant Bellinde, ne pouvant vivre, &sçavoir que quelqu’autre jouït de son bien. En ceste rage il se remit en chemin, & parce qu’il ne se nourrissoit que des herbes, & des fruicts qu’il trouvoit le long des chemins, il estoit tant affoibly, qu’à peine pouvoit-il marcher, & n’eust esté la rage qui le portoit, il ne l’eust pû faire ; encor falloit-il que plusieurs fois du jour il se reposast, & mesme lors que le sommeil le pressoit. Il advint que de ceste sorte lassé, il se mit sous quelques arbres, qui faisoient un agreable ombrage à une fontaine, & là apres avoir quelque temps repensé à ses déplaisirs, il s’endormit. La fortune qui se contentoit des ennuis qu’elle luy avoit donnez, adressa, pour le rendre entierement heureux, les pas d’Ergaste, & de Diamis en ce mesme lieu, & par hazard Diamis marchoit le premier ; soudain qu’il le vid, il le reconnut, & tournant doucement en arriere, en vint advertir Ergaste, qui tout joyeux, voulut l’aller embrasser : mais Diamis le retint en luy disant : Je vous supplie, Ergaste, ne faisons rien en cecy de mal à propos. Mon frere, si tout à coup nous luy disons ces bonnes nouvelles, mourra de plaisir, & si vous connoissiez l’extréme affliction que cet accident luy a causé, vous seriez de mesme opinion. C’est pourquoy il me semble qu’il vaut mieux que je le luy die peu à peu, & parce qu’il ne me croira pas, vous viendrez apres le luy reconfirmer. Ergaste trouvant cet advis bon, s’esloigna entre quelques arbres, d’où il pouvoit les voir, & Diamis s’advança. Et fautbien dire qu’il fust inspiré de quelque bon demon : car si d’abord Celion eust veu Ergaste, peut estre, suivant sa resolution luy eust-il fait du deplaisir. Or à l’heure mesme que Diamis s’en approcha, son frere s’esveilla, & recommençant son ordinaire entretien, il se mit à plaindre de ceste sorte.


PLAINTE.

Outré par la douleur de mortelles attaintes,
Sans autre reconfort,
Que celuy de mes plaintes,
Je souspire à la mort.
Ma deffense est sans plus, l’impossible esperance,
Mais le glaive aceré,
Dont le mal-heur m’offense,
Est un mal asseuré.
J’espere quelquefois en ma longue misere,
De voir finir mon dueil :
Mais quoy ! je ne l’espere
Sinon dans le cercueil.
Celuy ne doit-il point s’estimer miserable,
Et les Dieux ennemis
Dont l’espoir favorable
En la mort est remis ?
Mais où sont les desseins de ce courage extréme,
En mon mal resolus ?
Mais où suis-je moy-mesme ?
Je ne me connois plus.
Mon ame en sa douleur est tellement confuse,
Que ce qu’ore elle veut
Soudain elle refuse
Alors qu’elle le peut.
Reduitte en cet estat, elle ne peut connoistre,
Qu’elle a, ny quelle elle est :
O pourquoy faut-il estre,
Lors que tout nous déplaist !

Diamis qui ne vouloit le surprendre, apres avoir quelque temps escouté fit du bruit expres, à fin qu’il tournast la teste vers luy, & voyant que tout estonné il le regardoit, il s’advança doucement, & apres l’avoir salüé, luy dit. Je loüe Dieu, mon frere, de ce que je vous ay trouvé si à propos, pour vous faire le message que Bellinde vous mande. Bellinde ? dit-il incontinent, est-il possible qu’elle ayt quelque memoire de moy, entre les bras d’Ergaste ? Ergaste, dit Diamis, n’a point eu Bellinde entre les bras, & j’espere si vous avez quelque resolution qu’elle ne sera jamais à luy. Et doutez vous, respondit Celion, que la resolution me puisse manquer en un semblable affaire ? Je voulois dire, repliqua Diamis, de la prudence. Je pense, respondit Celion, qu’il n’y a point de prudence qui puisse contrevenir à l’ordre que le destin a resolu. Le destin, dit Diamis, ne vous est pas si contraire que vous pensez, & vos affaires ne sont pas en si mauvais termes que vous croyez, Ergaste refuse Bellinde. Ergaste, dit Celion, la refuse ? Il esttout certain, continua Diamis ; & afin que vous en soyez plus asseuré : Ergaste mesme vous cherche pour le vous dire. Celion oyant ces nouvelles, demeura sans respondre presque hors de soy, & puis reprenant la parole. Vous mocquez vous point, dit-il, mon frere, ou si vous le dittes pour m’abuser ? Je vous jure, répond Diamis, par le grand Thautates, Hesus & Thamaris, & par tout ce que nous avons de plus sacré, que je vous dy verité, & que bien tost vous le sçaurez par le Berger Ergaste. Alors Celion levant & les mains, & les yeux au Ciel : O Dieux ! dit-il, à quelle fin plus heureuse me reservez vous ? Son frere pour l’interrompre. Il ne faut plus, luy dit-il, parler ny de mal-heur, ny de mort, mais seulement de joye, & de contentement ; & sur tout vous preparer à remercier Ergaste du bien qu’il vous fait : car je le voy qui vient à nous. A ce mot Celion se leva, & le voyant si pres, le courut embrasser avec autant de bonne volonté, que peu auparavant il luy en portoit beaucoup de mauvaise, mais quand il sceut la verité de toute ceste affaire, il se mit à genoux devant Ergaste, & luy vouloit à force baiser les pieds. J’abregeray, belle Nymphe, tous leurs discours, & vous diray seulement qu’estant de retour, Ergaste luy donna Bellinde, & qu’avec le consentement de son pere, il la luy fit espouser, & voulut seulement, comme il en avoit des-ja prié Bellinde, que Celion le receut pour tiers en leur honneste, & sincere affection : & luy mesme se donnant entierement à eux, ne voulut jamais se marier.

  Voila, belle & sage Nymphe, ce qu’il vous a pleu de sçavoir de leur fortune, qui fut douce à tous trois, tant que les Dieux leur permirent de vivre ensemble : car peu de temps apres leur nâquit un fils, qu’ils firent nommer Ergaste, à cause de l’amitié qu’ils portoient au gentil Ergaste ; & pour en conserver plus longuement la memoire. Mais il advint qu’en ce cruel pillage que quelques estrangers firent aux Provinces des Sequanois, Viennois, & Segusiens, ce petit enfant fut perdu, & mourut sans doute de necessité : car depuis on n’en a point eu de nouvelles. Et quelques années apres ils eurent une fille, qui fut nommée Diane, mais Celion ny Ergaste n’eurent pas longuement le plaisir de cet enfant, par ce qu’ils moururent incontinent apres, & tous deux en mesme jour ; & c’est ceste Diane dont vous m’avez demandé des nouvelles, & qui est tenuë en mon hameau, pour l’une des plus belles, & plus sages Bergeres de Forests.

Livre onzième

LE
UNZIESME
LIVRE DE LA PREMIERE PARTIE
d’Astrée.

Celadon alloit de ceste sorte racontant à la Nymphe l’histoire de Celion, & de Bellinde, ce pendant que Leonide & Galathée parloient des nouvelles que Fleurial leur avoit rapportées : car aussi tost que la Nymphe apperceut Leonide, elle la tira à part, & luy dit qu’elle empeschast que Fleurial ne vit Celadon ; car disoit-elle, il est tant acquis à Lindamor, qu’il seroit assez beste pour luy dire tout ce qu’il auroit veu : entretenez-le donc, & quand j’auray veu mes lettres, je vous diray ce qu’il y aura de nouveau. A ce mot la Nymphe sortit de la chambre, & emmena Fleurial avec elle, & apres quelques autres paroles, elle luy dit. Et bien, Fleurial, quelles nouvelles apporte-tu à Madame ? Fort bonnes, respondit-il, & toutes telles que vous & elle sçauriez desirer. Car Clidaman se porte bien, & Lindamor a fait tant de merveilles en la bataille où il s’est trouvé, que Meroüé, & Childeric l’estiment comme merite sa vertu : mais il y avoit avec moy, un jeune homme, qui vouloit parler à Sylvie, à qui ceux de la porte n’ont permis d’entrer, qui vous en racontera bien mieux toutes les particularitez, d’autant qu’il en vient, & moy j’ay pris ces lettres chez ma tante, où un de ceux de Lindamor, les a portées, qui attend la response. Et ne sçais-tu point, repliqua la Nymphe, ce qu’il veut à Sylvie ? Non, respondit-il, car il ne l’a jamais voulu dire. Il faut, dit la Nymphe, qu’il entre : A ce mot s’en allant à la porte, elle reconnut incontinent ce jeune homme, pour l’avoir veu souvent avec Ligdamon, qui luy fit juger qu’il apportoit à Sylvie de ses nouvelles : & par ce qu’elle sçavoit combien sa compagne desiroit que ces affaires fussent secrettes, elle ne luy en voulut rien demander, feignant de ne le connoistre, & seulement luy dit qu’elle en advertiroit Sylvie : Puis retirant encor Fleurial à part ; Tu sçais bien, Fleurial, luy dit-elle, mon amy, le mal-heur qui est arrivé à Lindamor. Comment cela ? respondit Fleurial, tant s’en faut nous le devons croire heureux : car il acquiert tant de gloire où il est, qu’à son retour Amasis n’oseroit luy refuser Galathée. O Fleurial que dis-tu ! si tu sçavois comme toutes choses se passent, tu avoüerois que le voyage de nostre amy est pour luy celuy de la mort ; car je ne fay point de doute qu’à son retour il ne meure de regret. Mon Dieu ! dit-il, queme dittes vous Fleurial, repliqua-t’elle, il est ainsi que je te le dis, & ne croy point qu’il y ait du remede s’il ne vient de toy. De moy ? dit-il, s’il peut venir de moy, tenez le pour assuré, car il n’y a rien au monde que je ne fasse. Or, dit la Nymphe, sois donc secret, & à ce soir je t’en diray davantage, mais pour ceste heure il faut que je sçache ce qu’escrit le pauvre absent. Il a envoyé, dit-il, ces lettres par un jeune homme, qui avoit charge de les porter chez ma tante, elle me les a incontinent envoyées, & en voicy une qu’il vous escrit, elle l’ouvrit, & vit qu’elle estoit telle.


LETTRE DE LINDAMOR
A LEONIDE.

Autant que l’esloignement a eu peu de puissance sur mon ame : autant ay-je peur qu’il n’en ait eu beaucoup sur celle que j’adore. Ma foy me dit bien que non : mais ma fortune me menace du contraire, toutefois l’assurance que j’ay en la prudence de ma confidente, me fait vivre avec moins de crainte, que si ma memoire y estoit seule. Ressouvenez-vous donc de ne tromper l’esperance que j’ay en vous, ny démentir les assurances de nostre amitié.

Or bien, dit la Nymphe, va t’en au lieu plusproche d’icy, où tu dormiras ce soir, & reviens icy de bon matin, puis je te feray sçavoir une histoire dont tu seras bien estonné. Là dessus elle appella ce jeune homme qui vouloit parler à Silvie, & le conduisit avec elle jusques à l’antichambre de Galathée, où l’ayant fait attendre, elle entra dedans, & fit sçavoir à la Nymphe ce qu’elle avoit fait de Fleurial. Il faut, dit la Nymphe, que vous lisiez la lettre que Lindamor m’escrit, & lors elle vit qu’elle estoit telle.


LETTRE DE LINDAMOR
A GALATHEE.

Ny le retardement de mon voyage, ny les horreurs de la guerre, ny les beautez de ces nouvelles hostesses de la Gaule, ne peuvent tellement occuper le souvenir que vostre fidele serviteur a de vous, qu’il ne revole continuellement au bien-heureux sejour, où en vous esloignant je laissay toute ma gloire ; si bien que ne pouvant refuser à mon affection la curiosité de sçavoir comme Madame se porte, apres vous avoir mille fois baisé la robbe, je vous presente toutes les bonnes fortunes dont les armes m’ont voulu favoriser, & les offre à vos pieds, comme à la divinité dont je les reconnois. Si vous les recevez pour vostres, la renommée les vous donnera de ma part, qui me l’a promis ainsi, aussi bien que vous l’honneur de vos bonnes graces à vostre tres-humble serviteur.

Je me soucie fort, dit alors Galathée, ny de luy ny de ses victoires, il m’obligeroit d’avantage s’il m’oublioit. Pour Dieu, Madame, dit Leonide, ne dittes point cela, si vous sçaviez combien il est estimé, & par Meroüé, & par Childeric, je ne sçaurois croire (estant née ce que vous estes) que vous n’en fissiez plus de cas que d’un Berger, mais je dis Berger qui ne vous aime point, & que vous voyez souspirer devant vous, pour l’affection d’une Bergere ; vous croyez que tout ce que je vous en dy, soit par artifice. Il est vray, dit incontinent Galathée. Et bien, Madame, respondit-elle, vous en croirez ce qu’il vous plaira, si vous jureray-je sur tout ce qui est plus à craindre aux parjures, que j’ay veu à ce voyage, par un grand hazard, ce trompeur de Climanthe, & cet artificieux de Polemas, parlant de ce qui vous est arrivé, & descouvrant entre-eux toutes les malices dont ils ont usé. Leonide, adjousta Galathée, vous perdez temps, je suis toute resoluë à ce que je veux faire, ne m’en parlez plus. Je le feray, Madame, comme vous me le commandez, dit-elle, si me permettrez vous encor de vous dire ce mot. Qu’est-ceMadame, que vous pretendez faire avec ce Berger ? Je veux, dit-elle, qu’il m’aime. Et en quoy, repliqua Leonide, desseignez vous que ceste amitié se concluë. Que vous estes fascheuse, dit Galathée, de vouloir que je sçache l’advenir, laissez seulement qu’il m’aime, & puis nous verrons que nous ferons. Encor, continua Leonide, que l’on ne sçache l’advenir, si faut-il en tous nos desseins avoir quelque but, auquel nous les adressions. Je le croy, dit Galathée, sinon en ceux de l’Amour, & pour moy je n’en veux point avoir d’autre, sinon qu’il m’aime. Il faut bien, repliqua Leonide, qu’il soit ainsi, car il n’y a pas apparence que vous le vueillez espouser, & ne l’espousant pas, que deviendra cet honneur, que vous vous estes si longuement conservé ? car il ne peut estre que ceste nouvelle amitié vous aveugle de sorte, que vous ne connoissiez bien le tort que vous vous faites, de vouloir pour Amant, un homme que vous ne voulez pour mary. Et vous, dit-elle, Leonide, qui faites tant la scrupuleuse, dittes en verité, avez vous envie de l’espouser ? Moy ? Madame, respondit-elle, je le tiens estre trop peu de chose, & vous supplie tres-humblement de ne me croire point de si peu de courage, que je daignasse tourner les yeux sur luy. Que s’il y a jamais eu quelque homme qui ait eu le pouvoir de me donner quelque ressentiment d’Amour, je vous advoüeray librement que le respect que je vous ay porté, m’en a retirée. Etquand ? adjousta Galathée. Lors, dit-elle, Madame, que vous me commandastes de ne faire plus d’estat de Polemas. O que vous avez bonne grace, s’escria Galathée : par vostre foy ? vous n’avez point aimé Celadon ? Je vous jureray sur la verité, que je vous doy, Madame, respondit-elle, que je n’aime point d’autre sorte Celadon, que s’il estoit mon frere, & en cela elle ne mentoit point, car depuis que le Berger luy avoit la derniere fois parlé si clairement, elle avoit reconnu le tort qu’elle se faisoit, & ainsi avoit resolu de changer l’Amour en amitié. Or bien, Leonide, dit la Nymphe, laissons ce discours, & celuy aussi de Lindamor, car la pierre en est jettée. Et quelle response, dit elle, ferez vous à Lindamor ? Je ne luy en veux point faire d’autre, que le silence. Et que pensez-vous, dit-elle, qu’il devienne, lors que celuy qu’il a envoyé icy retournera sans lettres ? Il deviendra, dit Galathée, ce qu’il pourra, car pour moy, je suis toute resoluë, que ny sa consideration, ny celle de tout autre, ne seront jamais cause que je vueille me rendre miserable. Il n’est donc point necessaire, respondit Leonide, que Fleurial revienne ? Nullement, dit-elle. Leonide alors luy dit froidement qu’il y avoit là un jeune homme qui vouloit parler à Sylvie, & qu’elle croyoit que c’estoit de la part de Ligdamon, qu’il n’avoit point voulu dire son message qu’à Sylvie mesme. Il faut, respondit la Nymphe, que nous le menions où elle est, nous en serons quittes pourfaire tirer les rideaux du lict où est Celadon, car je m’assure qu’il sera bien aise d’oüir ce que Ligdamon escrit, puis qu’il me semble que vous luy avez desja raconté toutes leurs Amours. Il est vray, respondit Leonide, mais Sylvie est si desdaigneuse, & si altiere, que sans doute elle s’offensera si ce messager luy parle, & mesme devant Celadon. Il faut, dit-elle, la surprendre, allez seulement devant dire au Berger qu’il ne parle point, & tirez les rideaux, & je l’y conduiray. Ainsi sortirent ces Nymphes, & Galathée reconnoissant ce jeune homme pour l’avoir veu bien souvent avec Ligdamon, luy demanda d’où il venoit, & quelles nouvelles il apportoit de son maistre. Je viens, Madame, dit-il, de l’armée de Meroüé, & quant aux nouvelles de mon maistre, je ne les puis dire qu’à Sylvie. Vrayement, dit la Nymphe, vous estes bien secret, & croyez vous que je vueille permettre que vous disiez quelque chose à mes Nymphes, que je ne sçache point ? Madame, dit-il, ce sera devant vous s’il vous plaist, car j’en ay ce commandement, & principalement devant Leonide. Venez donc, dit la Nymphe ; & ainsi elle le fit entrer en la chambre de Celadon, où desja Leonide avoit donné l’ordre qu’elle avoit resolu, sans en rien dire à Sylvie, qui au commencement s’en estonna, mais puis voyant entrer Galathée avec ce jeune homme, elle jugea bien que c’estoit pour empescher que le Berger ne fust veu : le sursaut qu’elle receut fut tres-grand,quand elle vid Egide, tel estoit le nom de ce jeune homme qu’elle reconnut incontinent : car encor qu’elle n’eust point d’Amour pour Ligdamon si ne se pouvoit-elle exempter entierement de quelque bonne volonté : elle jugea bien qu’il luy en diroit des nouvelles, toutefois elle ne voulut luy en demander. Mais Galathée s’adressant au jeune homme : Voyla, dit-elle, Sylvie ; il ne tiendra qu’à vous que vous ne paracheviez vostre message, puis que vous voulez que Leonide, & moy y soyons. Madame, dit Egide, s’adressant à Sylvie, Ligdamon, mon maistre, le plus fidelle serviteur que vos merites vous ayent jamais acquis, m’a commandé de vous faire sçavoir quelle a esté sa fortune ; ne voulant autre chose du Ciel, pour recompense de sa fidelité, sinon qu’une estincelle de pitié vous touche, puis que nulle de celles de l’Amour n’a pû approcher le glaçon de vostre cœur. Et quoy, dit Galathée, en l’interrompant, il semble qu’il fasse son testament, comment se porte-t’il ? Madame, dit-il, s’adressant à Galathée, je le vous diray s’il vous plaist de m’en donner le loisir ; & puis retournant à Sylvie, il continua de ceste sorte.


HISTOIRE DE LIGDAMON.

Apres que Ligdamon eut pris congé de vous, il partit avec Lindamor, accompagné de tant de beaux desseins, qu’il ne se promettoit rien moins que d’acquerir par ce voyage ce que ses services n’avoient pû par sa presence, resolvant de faire tant d’actes signalez, qu’ou le nom de vaillant, que ses victoires luy donneroient, vous seroit agreable, ou bien mourant, il vous en laisseroit du regret. En ce dessein, ils parviennent à l’armée de Meroüé, Prince remply de toutes les perfections qui sont requises à un conquerant, & arriverent si à propos, que la bataille avoit esté assignée le septiesme jour d’apres : de sorte que tous ces jeunes Chevaliers n’avoient autre plus grand soucy que de visiter leurs armes, & remettre leurs chevaux en bon estat : mais ce n’est d’eux de qui j’ay à vous parler, c’est pourquoy passant sous silence tout ce qui ne touche à Ligdamon, je vous diray que le jour assigné à ce grand combat, estant venu, les deux armées sortent de leur camp, & à veuë l’une de l’autre, se mettent en bataille. Icy un escadron de cavalerie, là un bataillon de gens de pied : Icy les tambours, là les trompettes : d’un costé le hannissement des chevaux, de l’autre les voix des soldats retentissoient de tant de bruit, que l’on pouvoit bien alorsdire, que Bellonne l’effroyable rouloit dans ceste campagne, & estalloit tout ce qu’elle avoit de plus horrible en sa Gorgonne. Quant à moy, qui n’avois jamais esté en semblable occasion, j’estois si estourdy de ce que j’oyois, & si esbloüy de l’esclair des armes, qu’en verité je ne sçavois où j’estois, toutefois ma resolution, fut de n’abandonner mon maistre ; car la nourriture que d’enfance il m’avoit donnée, m’obligeoit, ce me sembloit, à ne l’esloigner en ceste occasion, où rien ne se representoit à nos yeux, qu’avec les enseignes de la mort. Mais ce ne fut rien au prix de l’estrange confusion, lors que tous ces escadrons & tous ces bataillons se meslerent, quand le signal de la bataille se donna, car la cavalerie attaqua celle de l’ennemy, & l’infanterie de mesme, avec un si grand bruit, que les hommes, les armes, & les chevaux faisoient, qu’on n’eust pas ouy tonner. Apres avoir passé plusieurs nuës de traits, je ne sçaurois vous raconter au vray comment je me trouvay avec mon maistre au milieu des ennemis, où je ne faisois qu’admirer les grands coups de l’espée de Ligdamon. Et sans mentir, belle Nymphe, je luy vis faire tant de merveilles, que l’une me fait oublier l’autre : Tant y a que sa valeur fut telle, que Meroüé voulut sçavoir son nom, comme l’ayant remarqué ce jour là entre tous les Chevaliers. Des-ja ce premier escadron estoit victorieux, & les nostres commençoient à se rallier pour aller attaquer lesecond, quand l’ennemy pour faire un entier effort, fit marcher tout ce qui luy restoit, afin d’investir si promptement ceux-cy, que Meroüé ne les pûst secourir à temps : & certes s’il eust eu affaire à un Capitaine moins experimenté que cestuy-cy, je croy bien que son dessein eust eu effect, mais ce grand soldat, jugeant le desespoir de l’adversaire, fit partir en mesme temps trois escadrons nouveaux, deux aux deux ayles, & le troisiesme en queuë du premier, si à propos, qu’ils soustindrent une partie du premier choc, toutefois nous qui estions avancez, nous trouvasmes fort outragez du grand nombre : mais je ne veux icy vous ennuyer par une particuliere description de ceste journée, aussi bien n’en sçaurois-je venir à bout : Tant y a qu’au mesme temps les deux infanteries s’estant rencontrées, celle de Meroüé eut du meilleur, & autant que nous gagnions du terrain sur ceux de Cheval, autant en perdoit l’infanterie de l’ennemy. Si est-ce qu’au choc que nous receusmes, il y eut plusieurs des nostres portez par terre, outre ceux que les traits de l’infanterie dés le commencement de la bataille avoient des-ja mis à pied ; car d’abord l’ennemy faisant desbander quelques Archers, nous fit tirer sur les ayles tant de traits, que nostre cavalerie n’osant quitter son rang, eut beaucoup à souffrir, avant que Meroüé y eust envoyé des siens, pour escarmoucher avec eux. Et entre ceux qui au second effort en furent incommodez, Clidaman en fut un, car son cheval tomba mort, de trois coups de flesches. Ligdamon qui avoit tousjours l’œil sur luy, soudain qu’il le vid en terre, poussa son cheval d’extréme furie, & fit tant d’armes qu’il fit un rond de corps morts à l’entour de Clidaman, qui cependant eut loisir de se dépestrer de son cheval. La furie de l’ennemy qui à la cheute de Clidaman s’estoit renforcée en ce lieu, l’eust en fin estouffé sous les pieds des chevaux, sans le secours, & sans la valeur de mon maistre, qui se jettant à terre, le remit sur son cheval, demeurant à pied si blessé, & si pressé des ennemis, qu’il ne peut monter sur le cheval que je luy menois. En ce point les nostres furent forcez de reculer, comme se sentant affoiblis, à ce que je croy, du bras invincible de mon maistre, & le mal-heur fut si grand pour nous, que nous nous trouvasmes au milieu de tant d’ennemis, qu’il n’y eut plus d’esperance de salut ; toutefois Ligdamon ne voulut jamais se rendre, & quoy qu’il fust blessé, & si las que l’on peut imaginer, si n’y avoit-il si hardy, voyant les grands coups qui sortoient de son bras, qui osast l’attaquer. En fin à toute furie de chevaux, cinq ou six le vindrent heurter, & si à l’impourveu, qu’ayant donné de son espée dans le poitral du premier cheval, elle se rompit pres de la garde, & le cheval frappé dans le cœur, luy tomba dessus, je courus alors pour le relever, mais dix ou douze qui se jetterentsur luy m’en empescherent, & ainsi tous deux demy morts, nous fusmes enlevez ; & cét accident fut encor plus mal-heureux, en ce que presque en mesme temps les nostres recouvrerent ce qu’ils avoient perdu du champ, par le secours que Childeric donna de toute l’arriere-garde, & depuis allerent tousjours gaignant le champ, jusques à ce que sur le soir l’entiere route se donna, & que les logis des ennemis furent bruslez, & eux la pluspart pris ou tuez. Quant à nous, nous fusmes conduits en leur principale ville, nommée Rhotomaghe, où mon maistre ne fut si tost arrivé, que plusieurs le vindrent visiter, les uns se disant ses parents, les autres ses amis, encor qu’il n’en conneust point. Quant à moy je ne sçavois que dire, ny luy que penser, de voir que ces estrangers luy faisoient tant de caresses, mais nous fusmes encor plus estonnez, quand une Dame honorable, fort bien suivie, le vint visiter, disant que c’estoit son fils, avec tant de demonstration d’amitié, que Ligdamon en estoit comme hors de soy : & d’avantage encores, quand elle luy dit. O Lydias, mon enfant, avec combien de contentement & de crainte vous vois-je icy ! Car je loüe Dieu, qu’à la fin de mes jours je vous puisse voir si estimé au rapport de ceux qui vous ont pris : mais helas ! quelle crainte est la mienne, de vous voir en ceste ville si cruelle, puis que vostre ennemy Aronte est mort des blesseures qu’il a euës de vous, &que vous avez esté condamné à mort par ceux de la justice. Quant à moy je n’y sçay autre remede que de vous rachepter promptement, & attendant que vous soyez guery vous tenir caché, afin que pouvant monter à cheval vous vous retiriez avec les Francs. Si Ligdamon fut estonné de ce discours, vous le pouvez juger, & connut bien en fin, qu’elle le prenoit pour un autre, mais il ne pût luy respondre, par ce qu’en mesme instant celuy qui l’avoit pris entra dans la chambre, avec deux députez de la ville, pour prendre le nom & la qualité des prisonniers, d’autant qu’il y en avoit plusieurs des leurs pris, & ils vouloient les changer. La pauvre Dame fut fort surprise, croyant qu’ils le vinssent saisir pour le conduire en prison, & oyant qu’ils luy demandoient son nom, elle faillit à le dire elle mesme, mais mon maistre la devança, & se nomma Ligdamon Segusien : elle eut alors opinion qu’il se voulust dissimuler, & pour oster tout soupçon elle se retira chez elle, en resolution de le racheter si promptement, qu’il ne pûst estre reconnu. Et il estoit vray, que mon maistre ressembloit de telle sorte à Lydias, que tous ceux qui le voyoient le prenoient pour luy. Et ce Lydias estoit un jeune homme de ce païs-là, qui estant amoureux d’une tres-belle Dame, s’estoit battu avec Aronte son rival, de qui la jalousie avoit esté telle, qu’il s’estoit laissé aller au delà de son devoir, médisant d’elle & de luy : dequoy Lydias offensé apres luy en avoirfait parler deux ou trois fois, à fin qu’il changeast de discours, & croyant qu’il prenoit pour crainte ce qui procedoit de la prudence de ce jeune homme ; il fut en fin forcé, & de son devoir, & de son Amour, d’en venir aux armes, & avec tant d’heur, qu’ayant laissé son ennemy comme mort en terre, il eut loisir de se sauver des mains de la justice, qui depuis qu’Aronte fut mort le poursuivit de sorte, qu’il fut encores qu’absent, condamné à la mort. Ligdamon estoit tellement blessé, qu’il ne songeoit point à toutes ces choses, moy qui prevoyois le mal qui luy en pourroit advenir, je pressois tousjours la mere de le racheter, ce qu’elle fit, mais non point si secrettement que les ennemis de Lydias n’en fussent advertis ; si bien qu’à leur requeste, le mesme jour que cette bonne Dame ayant payé sa rançon, le faisoit porter chez elle, ceux de la justice y arriverent, qui luy firent faire le chemin de la prison, quoy que Ligdamon sceust dire, déceuz comme les autres de la ressemblance de Lydias : Ainsi le voila au plus grand danger où jamais autre pût estre pour n’avoir point failly : mais ce ne fut rien au prix du lendemain, qu’il fut interrogé sur les points, dont il estoit tant ignorant, qu’il ne sçavoit que leur dire, toutefois ils ne laisserent de ratifier le premier jugement, & ne luy donnerent autre terme que celuy de la guerison de ses playes. Le bruit incontinent court par toute la ville, que Lydias est prisonnier, & qu’il a esté condamné,non point à mourir comme meurtrier seulement, mais comme rebelle, ayant esté pris avec les armes en la main pour les Francs ; qu’à ceste occasion on le mettroit dans la cage des Lyons, & cela estoit vray que leur coustume de tout temps estoit telle : Mais on ne luy avoit voulu prononcer cét arrest, afin qu’il ne se fit mourir, toutefois on ne parloit d’autre chose dans la ville, & la voix en fut tellement espanduë, qu’elle en vint jusques à mes aureilles, dont espouventé je me déguisay de sorte avec l’aide de ceste bonne Dame qui l’avoit racheté, que je vins à Paris trouver Meroüé, & Clidaman, ausquels je fis entendre cét accident, dont ils furent fort estonnez, leur semblant presque impossible que deux personnes se ressemblassent si fort, qu’il n’y eust point de difference ; & pour y remedier ils y envoyerent promptement deux herautz d’armes, pour faire sçavoir aux ennemis l’erreur en quoy ils estoient, mais cela ne fut que le leur persuader davantage, & leur faire haster l’execution de leur jugement. Les playes de Ligdamon estoient des-ja presque gueries, de sorte que pour ne luy donner plus de loisir, ils luy prononcerent la sentence, qu’attaint de meurtre & de rebellion, la justice ordonnoit qu’il eust à mourir par les Lyons, destinez à telle execution : Que toutefois pour estre nay noble & de leur patrie, luy faisant grace, ils luy permettoient de porter l’espée & le poignard, comme estant armes de Chevalier, desquelles, s’il en avoit le courage, il pourroit se deffendre, ou essayer pour le moins de venger genereusement sa mort : Et en mesme temps ils firent dans leur conseil response à Meroüé, qu’ils chastieroient ainsi tous leurs compatriottes, qui seroient traistres à leur patrie. Voilà le pauvre Ligdamon en extréme danger : Toutefois ce courage qui ne flechissoit jamais que sous l’Amour, voyant qu’il n’y avoit point d’autre remede, se resolut à sa conservation le mieux qu’il pût : Et d’autant que Lydias estoit des meilleures familles des Neustriens, presque tout le peuple s’assembla pour voir ce spectacle : Et lors qu’il se vid prest à estre mis dans cét horrible camp clos, tout ce qu’il requist, fut de combattre les Lyons un à un. Le peuple qui ouyt une si juste demande, la fit accorder par ses exclamations, & battements de mains, quelque difficulté que les parties y missent : Si bien que le voila mis seul dans la cage, & les Lyons qui à travers les barreaux voyoient ceste nouvelle proye, rugissoient si espouvantablement, qu’il n’y avoit celuy des assistans qui n’en paslist ; sans plus Ligdamon sembloit asseuré entre tant de dangers, & prenant garde à la premiere porte qui s’ouvriroit, à fin de n’y estre point surpris, il vid sortir un Lyon furieux, à la hure herissée, qui dés l’abord ayant trois ou quatre fois battu la terre de sa queuë commença d’estendre ses grands bras, & entrouvrir les ongles, comme luy voulant monstrer de quelle mort il mourroit, mais Ligdamon voyant bien qu’il n’y avoit nul salut que en sa valeur, aussi tost qu’il le void démarcher, luy darde si à propos son poignard, qu’il le luy planta dans l’estomac jusques à la poignée, dont l’animal estant touché au cœur tomba mort en mesme instant. Le cry de tout le peuple fut grand, car chacun esmeu de son adresse, de sa valeur, & de son courage, le favorisoit en son ame ; luy toutefois qui sçavoit bien que la rigueur de ses juges ne s’arresteroit pas là, courut promptement reprendre son poignard, & presque en mesme temps, voila un autre Lyon, non moins effroyable que le premier, qui aussi tost que sa porte fut ouverte, vint la gorge beante de telle furie, que Ligdamon en fut presque surpris : Toutefois au passer il se destourna un peu, & luy donna un si grand coup d’espée sur une pate, qu’il la luy couppa, dequoy l’animal en furie se tourna si promptement vers luy, que du heurt il le jetta par terre, mais sa fortune fut telle, qu’en tombant, & le Lyon se lançant dessus, il ne fit que tendre son espée, qui luy donna si à propos sous le ventre, qu’il tomba mort presque aussi promptement que le premier. Cependant que Ligdamon alloit ainsi disputant sa vie, voila une Dame, belle entre les plus belles Neustriennes, qui se mit à genoux devant les juges, les suppliant de faire surseoir l’execution, jusques à ce qu’elle eust parlé : Eux qui la connurent pour estre des principales du païs, voulurent bien la gratifier de ceste faveur, & mesme que c’estoitcelle-cy pour qui Lydias avoit tué Aronte : elle s’appelloit Amerine, & lors elle leur parla de ceste sorte d’une voix assez honteuse ; Messieurs l’ingratitude doit estre punie comme la trahison, puis que c’en est une espece, c’est pourquoy voyant Lydias condamné pour avoir esté contraire à ceux de sa patrie, je craindrois l’estre, sinon de vous, sans doute de nos Dieux, si je ne me sentois obligée à sauver la vie à qui l’a voulu mettre pour me sauver l’honneur. C’est pourquoy je me presente devant vous, asseurée sur nos privileges qui ordonnent que tout homme condamné à mort en est delivré quand une fille le demande pour son mary, soudain que j’ay sceu vostre jugement, je suis venuë en toute diligence le vous requerir, & n’ay pû y estre si tost qu’il n’ayt couru la fortune que chacun a veuë, toutefois puis que Dieu me l’a conservé si heureusement, vous ne devez me le refuser injustement. Tout le peuple qui oüyt ceste demande, cria d’une joyeuse voix, Grace, grace : Et quoy que les ennemis de Lydias poursuivissent le contraire, si fut-il conclud que les privileges du païs auroient lieu. Mais helas ! Ligdamon ne sortit de ce danger que pour r’entrer comme je croy en un plus grand, car estant conduit devant les juges, ils luy firent entendre les coustumes du païs, qui estoient telles : que tout homme attaint & convaincu de quelque crime que ce pûst estre, seroit delivré des rigueurs de la justice, si une fille le demandoitpour son mary, de sorte que s’il vouloit espouser Amerine il seroit remis en liberté, & pourroit vivre avec elle. Luy qui ne la connoissoit point se trouva fort empesché à leur respondre : toutefois ne voyant autre remede d’eschapper du danger où il estoit, il le promit, esperant que le temps luy apporteroit quelque expedient pour sortir de ce labyrinthe. Amerine qui avoit tousjours reconnu Lydias tant amoureux d’elle, ne fut pas peu estonnée d’une si grande froideur : toutefois jugeant que l’effroy du danger où il avoit esté, le rendoit ainsi hors de luy, elle en eut plus de pitié, & le mena chez la mere de Lydias, qui estoit celle qui avoit procuré ce mariage, sçachant qu’il n’y avoit point d’autre remede pour sauver son fils, outre qu’elle n’ignoroit pas l’Amour qui estoit entre eux, ce qui luy faisoit presser la conclusion du mariage, le plus qu’il luy estoit possible, pensant plaire à son fils. Mais au contraire c’estoit avancer la mort de celuy qui n’en pouvoit maits. Hé, mon cher Maistre, quand je me ressouviens des dernieres paroles que vous me distes, je ne sçay comme il est possible que je vive !

  Toutes choses estoient prestes pour le mariage, & falloit que le lendemain il se parachevast, quand le soir il me tira à part, & me dit : Egide mon amy, vis-tu jamais une semblable fortune à celle-cy, que l’on me vueille faire croire que je ne suis pas moy-mesme ? Seigneur, luy dis-je, il me semble qu’ellen’est pas mauvaise. Amerine est belle & riche, tous ceux qui se disent vos parens sont les principaux de ceste contrée, que pourriez vous desirer mieux ? Ah ! Egide, me dit-il, que tu parles bien à ton aise : Si tu sçavois l’estat en quoy je me trouve, tu en aurois pitié. Mais prends bien garde à ce que je te vay dire, & sur toute l’obligation que tu m’as, & l’amitié que j’ay tousjours connuë en toy, ne faits faute aussi tost que demain j’auray fait ce à quoy je me resouls, de porter ceste lettre à la belle Sylvie, & luy racontes tout ce que tu auras veu ; & de plus, asseure la que jamais je n’ay aimé qu’elle, qu’aussi n’en aimeray-je jamais d’autre. A ce mot il me donna ceste lettre, que je garday fort soigneusement jusques au lendemain, qu’à l’heure mesme qu’il partit pour aller au Temple, il m’appella & me commanda de me tenir pres de luy, & me fit encor rejurer de vous venir trouver en diligence. En mesme temps on le vint prendre pour le mettre sur le chariot nuptial, où des-ja la belle Amerine estoit assise, avec un de ses oncles qu’elle aimoit & honoroit comme pere : Elle estoit au milieu de Ligdamon & de Caristes, ainsi s’appelloit son oncle, toute voilée d’un grand voile jaune, & ayant sur la teste aussi bien que Ligdamon le Thyrse, il est vray que celuy de mon maistre estoit fait de Sisymbre, & celuy d’Amerine de la picquante & douce Aspharagone. Devant le chariot marchoit toute leur famille, & apres suivoient leurs parents, & proches alliez, &amis. En ce triomphe ils arriverent au Temple, & furent menez à l’autel d’Hymen, au devant duquel cinq torches estoient allumées. Au costé droit d’Hymen, on avoit mis Juppiter & Junon, au gauche Venus & Diane. Quant à Hymen il estoit couronné de fleurs & d’odorante Marjolaine, tenant de la main droite un flambeau, & de la gauche un voile de mesme couleur à celuy qu’Amerine portoit, comme aussi les brodequins qu’il avoit aux pieds. Dés lors qu’ils entrerent dans le Temple, la mere de Lydias & d’Amerine allumerent leurs torches : & lors le grand Druide s’approchant d’eux, addressa sa parole à mon Maistre, & luy demanda. Lydias voulez-vous bien Amerine pour mere de famille ? Il demeura quelque temps sans respondre, en fin il fut contraint de dire qu’ouy. Lors le Druide se tournant vers elle : Et vous Amerine voulez-vous bien Lydias pour pere de famille ? & luy respondant ouy, leur prenant les mains & les mettant ensemble il dit : Et moy je vous donne de la part des grands Dieux l’un à l’autre, & pour arres, mangez ensemble le Condron, & lors prenant le gasteau d’orge, Lydias le couppa, & l’ayant espars, elle en ramassa les pieces, dont selon la coustume ils mangerent ensemble. Il ne restoit plus pour parachever toutes les ceremonies, que prendre le vin, il se tourna vers moy & me dit. Or sus amy, pour le plus agreable service que tu me fis jamais, apporte moy la tasse. Je le fis helas ! par mal-heur trop diligent. Aussi tost qu’il l’eut en lamain d’une voix fort haute. O puissans Dieux ! qui sçavez, dit-il, qui je suis, ne vangez point ma mort sur ceste belle Dame, qui en l’erreur de me prendre pour un plus heureux que je ne suis me conduit à cette sorte de mort. Et à ce mot il but tout ce qui estoit dans la coupe, qui estoit contre la coustume, par ce que le mary n’en beuvoit que la moitié & la femme le reste, elle dit en sousriant : Et quoy amy Lydias, il semble, que vous ayez oublié la coustume, vous m’en devez laisser ma part. Dieu ne le permette, dit-il, sage Amerine, car c’est du poison que j’ay esleu plutost pour finir ma vie, que manquer à ce que je vous ay promis, & à l’affection aussi que je doy à la belle Sylvie. O Dieux, dit elle, est il possible ! & lors croyant que ce fust vrayement son Lydias, mais qu’il eust changé de volonté durant son absence, ne voulant vivre sans luy, courut la tasse en la main, où estoit celuy qui avoit le vin mixtionné, car le jour auparavant Ligdamon l’avoit fait faire à un Apotiquaire, & avant que l’on sceust ce que mon maistre avoit dit, & quelque deffense qu’il en sçeust faire, par ce que c’estoit la coustume, on luy en donna la pleine tasse qu’elle beut promptement. Et puis revenant le trouver, elle luy dit : Et bien cruel & ingrat, tu as plutost aimé la mort que moy, & moy, je l’aime mieux aussi que ton refus. Mais si ce Dieu, qui jusques icy a conduit nos affections, ne me venge d’une ame si parjure en l’autre vie, je croiray qu’il n’a point d’aureillepour oüyr les faux sermens, ny point de force pour les punir. Alors chacun s’approcha pour oüyr ces reproches, & ce fut en mesme temps que Ligdamon luy respondit. Discrette Amerine, j’advoüe que j’aurois offensé, si j’estois celuy que vous pensez que je sois : mais croyez moy qui suis sur la fin de mon dernier jour, je ne suis point Lydias, je suis Ligdamon, & en quelque erreur que l’on puisse estre de moy à ceste heure, je m’asseure que le temps descouvrira ma justice. Et ce pendant j’eslis plutost la mort que de manquer à l’affection que j’ay promise à la belle Sylvie, à qui je consacre ma vie, ne pouvant autrement satisfaire à toutes deux ; & lors il continua. O belle Sylvie, reçoy ceste volonté que je t’offre, & permets que cette derniere action soit de toutes les miennes la mieux receuë, puis qu’elle s’en va emprainte de ce beau caractere de ma fidelité. Peu à peu le poison alloit gaignant les esprits de ces deux nouveaux espousez, de sorte qu’à peine pouvoient-ils respirer lors que tournant les yeux sur moy, il me dit. Va mon amy, paracheve ce que tu as à faire, & sur tout raconte bien ce que tu as veu, & que la mort m’est agreable, qui m’empesche de noircir la fidelité, que j’ay voüée à la belle Sylvie. Sylvie, fut la derniere parole qu’il dit : car avec ce mot cette belle ame sortit hors de ce corps, & je croy quant à moy que si jamais Amant fut heureux aux champs Elisées, mon maistre le sera en attendant qu’il vous puisse revoir. Et quoy, dit Sylvie, il est donc bienvray que Ligdamon est mort ? C’est sans doute, respondit-il. O Dieux ! s’escria Sylvie. A ce mot tout ce qu’elle pût faire, fut de se jetter sur un lit, car le cœur luy failloit, & apres avoir demeuré quelque temps le visage contre le chevet, elle pria Leonide qui estoit pres d’elle de prendre la lettre de Ligdamon, & dire à Egide qu’il s’en allast chez elle, par ce qu’elle s’en vouloit servir. Ainsi Egide se retira, mais si affligé qu’il estoit tout couvert de larmes. Alors Amour voulut monstrer une de ses puissances, car ceste Nymphe qui n’avoit jamais aimé Ligdamon en vie, à ceste heure qu’elle oyt raconter sa mort, en monstre un si grand ressentiment, que la personne la plus passionnée d’Amour n’en auroit point davantage. Ce fut sur ce propos, que Galathée parlant à Celadon disoit qu' »à l’advenir elle croiroit impossible, que une femme une fois en sa vie n’aimast quelque chose ». Car, disoit-elle, ceste jeune Nymphe a usé de tant de cruautez envers tous ceux qui l’ont aimée, que les uns en sont morts de desplaisir, les autres de desespoir se sont bannis de sa veuë ; & mesme cestui-cy qu’elle pleure mort, elle l’a reduit autrefois à telle extremité, que sans Leonide c’estoit fait de luy, de sorte que j’eusse juré qu’Amour eust plutost eu place dans les glaçons les plus froids des Alpes, que dans son cœur, & toutefois vous voyez à ceste heure à quoy elle est reduitte. Madame, respondit le Berger, ne croyez point que ce soit Amour, c’est plutost pitié. A la verité il faudroit bien qu’elle fust de la plus dure pierre qui fut jamais, si le rapport que ce jeune homme a fait, ne l’avoit bien vivement touchée ; car je ne sçay qui ne le seroit en l’oyant raconter, encor que l’on n’eust autre connoissance de luy que ceste seule action ; & quant à moy il faut que je die la verité, je tiens Ligdamon plus heureux que s’il estoit en vie, puis qu’il aimoit ceste Nymphe avec tant d’affection, & qu’elle le rudoyoit avec tant de rigueur comme j’ay sçeu : car quel plus grand heur luy pouvoit-il advenir, que de finir ses miseres, & entrer aux felicitez qui l’accompagnent ? quel croyez vous que soit son contentement, de voir que Sylvie le plaint, le regrette, & estime son affection ? mais je dis ceste Sylvie, qui autrefois l’a tant rudoyé : & puis « qu’est ce que desire l’Amant, que de pouvoir rendre assurée la personne aymée de sa fidelité, & de son affection ? » & pour parvenir à ce point, quels supplices, & quelles morts sçauroit-il refuser, à ceste heure qu’il void d’où il est, les larmes de sa Sylvie, qu’il oyt ses souspirs, quel est son heur, & quelle sa gloire ? non seulement de l’avoir assurée de son Amour, mais d’estre luy-mesme tout certain qu’elle l’aime ? O, non Madame ! croyez moy, Ligdamon n’est point à plaindre ; mais si est bien Sylvie, car (& vous le verrez avec le temps) tout ce qu’elle se representera sera d’ordinaire les actions de Ligdamon, les discours de Ligdamon, sa façon, son amitié, sa valleur, bref cet idole luy ira volant d’ordinaire à l’entour, presquecomme vengeur des cruautez dont elle a tourmenté ce pauvre Amant, & les repentirs qui l’iront tallonnant en ces pensées, seront les executeurs de la justice d’Amour. Ces propos se tenoient si haut, & si pres de Sylvie, qu’elle les oyoit tous, & cela la faisoit crever, car elle les jugeoit veritables. En fin apres les avoir soustenuz quelque temps, & se reconnoissant trop foible pour resister à de si forts ennemis, elle sortit de ceste chambre, & s’alla retirer en la sienne, où alors il n’y eut plus de retenuë à ses larmes : car ayant fermé la porte apres elle, & prié Leonide, qu’elle la laissast seule, elle se rejette sur le lict, où les bras croisez sur l’estomach, & les yeux contre le Ciel, elle alloit repassant par sa memoire toute leur vie passée, quelle affection il luy avoit tousjours fait paroistre, comme il avoit patienté ses rigueurs, avec quelle discretion il l’avoit servie, combien de temps ceste affection avoit duré, & en fin, disoit elle, tout cela s’enclost à cest’heure dans un peu de terre : & en ce regret se ressouvenant de ses propres discours, de ses Adieux, de ses impatiences, & de mille petites particularitez, elle fut contrainte de dire. Tay-toy, memoire, laisse reposer les cendres de mon Ligdamon, que si tu me tourmentes, je sçay qu’il te desadvoüera pour sienne, & si tu ne l’és pas, je ne te veux point. En fin apres avoir demeuré quelque temps muette, elle dit. Or bien la pierre en est jettée, s’abrege, ou s’estende, ma vie comme il plaira auxDieux, & à ma destinée, mais je ne cesseray d’aimer le souvenir de Ligdamon, de cherir son amitié, & d’honorer ses vertus. Galathée cependant ouvrit la lettre qui estoit demeurée entre les mains de Leonide, elle trouva qu’elle estoit telle.


LETTRE DE LIGDAMON
A SYLVIE.

Si vous avez esté offensée de l’outrecuidance qui m’a poussé à vous aimer, ma mort qui s’en est ensuivie vous vengera. Que si elle vous est indifferente, je m’assure que ce dernier acte de mon affection, me gaignera quelque chose de plus advantageux en vostre ame : s’il advient ainsi, je cheris la ressemblance de Lydias, plus que ma naissance, puis que par elle je vins au monde pour vous estre ennuyeux, & que par celle-cy j’en sors vous estant agreable.

Ce sont sans mentir, dit Celadon, de grandes vengeances que celles d’Amour, & je me ressouviens qu’un Pasteur des nostres, fit dernierement sur le tombeau d’un mary jaloux, tels vers.


SONNET,
SUR LE TOMBEAU D’UN
MARY JALOUX.

Dessous son pasle effroy ceste tombe relante
Tient enclos l’ennemy du grand Dieu Cupidon,
De sa temerité la mort fut le guerdon,
Mort qui selon nos vœux fut encore trop lente.

C’est ce tyran cruel, dont la force insolente,
Rendoit larcin d’Amour ce qui doit estre un don,
Et desdaignant les feux, & l’Amoureux brandon,
Retenoit la pitié, desesperoit l’attente.

C’est ce jaloux Argus, dont les cent yeux tousjours,
Curieux importuns veilloient sur nos Amours,
Et faisoient nos espoirs mourir avant que naistre.

Mais l’Amour par la mort, à la fin s’est vengé,
Apprenez, ô mortels, comme Amour outragé
Fait, quoy qu’il tarde, en fin sa vengeance paroistre.

Il est tout vray, respondit Galathée, qu’Amour ne laisse jamais une offense contre luy impunie, & de là vient que nous voyons en cecy de plus estranges accidents qu’en tout le reste des actions humaines. Mais si cela est, Celadon, comment ne fremissez vous de peur ? comment n’attendez vous de moment à autre les traits vengeurs de ce Dieu ? Et pourquoy, dit le Berger, dois-je craindre, puis que c’est moy qui suis l’offencé ? Ah, Celadon ! dit la Nymphe, si toutes choses estoient justement balancées, combien vous trouveriez-vous plus pesant aux offenses que vous faittes, qu’en celles que vous recevez ? C’est là, luy dit Celadon, c’est là le comble du mal-heur, quand un affligé est creu bien-heureux, & qu’on le void languir sans en avoir pitié. Mais, respondit la Nymphe, dittes moy Berger ; Entre toutes les plus grandes offenses, celle de l’ingratitude ne tient elle pas le premier lieu ? Si fait sans doute, respondit-il. Or puis qu’il est ainsi, continua Galathée, comment vous en pouvez-vous laver, puis qu’à tant d’amitié que je vous faits paroistre, je ne reçois de vous que froideur, & que desdain ? Il a fallu en fin que j’aye dit ce mot ; Voyez vous Berger, estant ce que je suis, & voyant ce que vous estes, je ne puis penser que je n’aye offensé en quelque chose Amour, puis qu’il me punit avec tant de rigueur : Celadon fut extrémement marry d’avoir commencé ce discours, car il l’alloit fuyant le plus qu’il luy estoit possible, toutefois puis que c’en estoit fait, il resolut de l’en esclaircir entierement, & ainsi il luy dit. Madame, je ne sçay comment respondre à vos paroles, sinon en rougissant, & toutefois Amour qui vous a fait parler, me contraint de vous respondre : Ce que vous nommez en moy ingratitude, mon affection le nomme devoir, & quand il vous plaira d’en sçavoir la raison, je la vous diray. Et quelle raison, interrompit Galathée, pouvez vous dire, sinon que vous aimez ailleurs, & que vostre foy vous oblige à cela ? Mais « la loy de la nature precede toute autre : ceste loy nous commande de rechercher nostre bien » : & pouvez vous en desirer un plus grand que celuy de mon amitié ? quelle autre y a t’il en ceste contrée qui soit ce que je suis, qui puisse faire pour vous ce que je puis ? Ce sont mocqueries, Celadon, que de s’arrester à ces sottises de fidelité & de constance ; paroles que les vieilles, & celles qui deviennent laides ont inventées, pour retenir par ces liens, les ames que leurs visages mettoient en liberté : « on dit que toutes vertus sont enchainées, la constance ne peut donc estre sans la prudence, mais seroit-ce prudence, de desdaigner le bien certain, pour fuïr le tiltre d’inconstant ? » Madame, respondit Celadon, « la prudence ne nous apprendra jamais de faire nostre profit par un moyen honteux, ny la nature par ses loix ne nous commandera jamais de bastir avant que d’avoir asseuré le fondement : mais y a t’il quelque chose plus honteuse que de n’observer pas ce qui est promis ? y a t’il rien de plus leger, qu’un esprit qui va comme l’abeille, volant d’une fleur à l’autre, attirée d’une nouvelle douceur ? » Madame, si la fidelité se pert, quel fondement puis-je faire en vostre amitié ? puis que si vous suivez la loy que vous dittes, combien demeureray-je en ce bon-heur ? autant que vous demeurerez en lieu où il n’y aura point d’autre homme que moy.

  La Nymphe & le Berger discouroient ainsi, cependant que Leonide se retira en sa chambre pour faire la dépesche de Lindamor, qui fut en fin de s’en revenir en toute diligence, sans que nul sujet le pûst arrester, autrement qu’il desesperast de toute chose : & le lendemain que Fleurial revint, apres luy avoir donné sa lettre, elle luy dit. Voy-tu, Fleurial, c’est à ce coup qu’il faut que [tu] fasses paroistre par ta diligence l’amitié que tu portes à Lindamor, car le retardement ne peut luy rapporter rien de moins que la mort. Va donc, ou plustost vole, & luy dy qu’il revienne encore plus promptement, & qu’à son retour il aille droit chez Adamas, par ce que je le luy ay entierement acquis, & qu’estant icy, il sçaura la plus remarquable trahison d’Amour, qui ait jamais esté inventée, mais qu’il vienne sans qu’on le sçache, s’il est possible. Ainsi partit Fleurial si desireux de servir Lindamor, qu’il ne voulut pas mesme retourner en la maison de sa tante, pour ne perdre ce peu de temps, & pour n’avoir occasion d’y envoyer celuy que Lindamor avoit dépesché, voulant luy mesme luy faire ce bon service. Ainsi s’écoulerent trois ou quatre jours, durant lesquels Celadon se remit de sorte, qu’il ne ressentoit presque plus de mal, & des-ja commençoit de trouver long le retour du Druide, pour l’esperance qu’il avoit de sortir de ce lieu. Et pourabreger les jours trop longs, il s’alloit quelquefois promener dans le jardin, & d’autres dans le grand bois de haute-fustaye, mais non jamais sans y estre accompagné de l’une des Nymphes, & bien souvent de toutes trois. L’humeur de Sylvie estoit celle qui luy plaisoit le plus, comme simpathisant davantage avec la sienne : c’est pourquoy il la recherchoit le plus qu’il pouvoit.

  Il advint qu’un jour estans tous quatre au promenoir, ils passerent devant la grotte de Damon, & de Fortune* ; & par ce que l’entrée sembloit belle & faite avec un grand art, le Berger demanda ce que c’estoit : à quoy Galathée respondit : Voulez vous, Berger, voir une des plus grandes preuves qu’Amour ayt fait de sa puissance il y a long temps ? Et quelle est-elle ? respondit le Berger : C’est, dit la Nymphe, les Amours de Mandrague, & de Damon : car pour la Bergere Fortune*, c’est chose ordinaire. Et qui est, repliqua le Berger, ceste Mandrague ? Si l’on connoist à l’œuvre quel est l’ouvrier, dit Galathée, à voir ce que je dis, vous jugerez bien qu’elle est une des plus grandes magiciennes de la Gaule : car c’est elle qui a fait par ses enchantements ceste grotte, & plusieurs autres raretez qui sont autour d’icy : & lors entrant dedans, le Berger demeura ravy en la consideration de l’ouvrage : l’entrée estoit fort haute, & spacieuse : aux deux costez, au lieu de pilliers estoient deux Termes, qui sur leur teste soustenoient les bouts de la voute du portail.L’un figuroit Pan, & l’autre Syringue, qui estoient fort industrieusement revestus de petites pierres de diverses couleurs, les cheveux, les sourcils, les moustaches, la barbe, & les deux cornes de Pan, estoient de coquille de mer, si proprement mises, que le ciment n’y paroissoit point. Syringue qui estoit de l’autre costé, avoit les cheveux de roseaux, & en quelques lieux depuis le nombril, on les voyoit comme croistre peu à peu, le tour de la porte estoit par le dehors à la rustique, & pendoient des festons de coquille ratachez en quatre endroits, finissant aupres de la teste des deux Termes. Le dedans de la voute estoit en pointe de rocher, qui sembloit en plusieurs lieux degoutter le salpaistre, & sur le milieu s’entr’ouvroit en ovale, par où toute la clarté entroit dedans. Ce lieu tant par dehors, que par dedans estoit enrichy d’un grand nombre de statuës, qui enfoncées dans leurs niches faisoient diverses fontaines, & toutes representoient quelque effet de la puissance d’Amour. Au milieu de la grotte on voyoit le tombeau eslevé de la hauteur de dix ou douze pieds, qui par le haut se fermoit en couronne : & tout à l’entour estoit garny de tableaux, dont les paintures estoient si bien faittes, que la veuë en décevoit le jugement : la separation de chaque tableau se faisoit par des demy pilliers de marbre noir rayez, les encoigneures du tombeau, les bazes, & les chapiteaux des demy colomnes, & la cornice qui tout à l’entour en façon de ceinture, r’atachoit ces tableaux, & de diverses pieces n’en faisoit qu’une bien composée, estoit du mesme marbre. La curiosité de Celadon fut bien assez grande, apres avoir consideré le tout ensemble, pour desirer d’en sçavoir les particularitez, & à fin de donner occasion à la Nymphe de luy en dire quelque chose, il loüoit l’invention, & l’artifice de l’ouvrier. Ce sont, adjousta la Nymphe les esprits de Mandrague, qui depuis quelque temps ont laissé cecy pour tesmoignage, que l’Amour ne pardonne non plus au poil chenu qu’aux cheveux blonds ; & pour raconter à jamais à ceux qui viendront icy, les infortunées & fidelles Amours de Damon, d’elle, & de la Bergere Fortune*. Et quoy ? repliqua Celadon, est-ce icy la fontaine de la verité d’Amour ? Non, respondit la Nymphe ; mais elle n’est pas loing d’icy, & je voudrois avoir assez d’esprit pour vous faire entendre ces tableaux, car l’histoire est bien digne d’estre sceuë. Ainsi qu’elle s’en approchoit, pour les luy expliquer, elle vid entrer Adamas, qui estant de retour, & ne trouvant point les Nymphes dans le logis, jugea qu’elles estoient au promenoir, où apres avoir caché les habits qu’il portoit, il les vint trouver si à propos, qu’il sembloit que la fortune le conduisit là, pour luy faire desduire les Amours de ceste Fortune*. Aussi Galathée ne l’apperceut plustost, qu’elle s’escria. O mon pere, vous voicy venu tout à temps pour me sortir de la peine où j’estois[,]& lors s’adressant à Celadon. Voicy, Berger, qui satisfera au desir que vous avez de sçavoir ceste histoire : & apres luy avoir demandé comme il se portoit, & que les salutations furent faites d’un costé & d’autre, Adamas pour obeïr au commandement de la Nymphe, & contenter la curiosité du Berger, s’approchant avec eux du tombeau, commença de ceste sorte.


HISTOIRE DE DAMON
& de Fortune*.

« Tout ainsi que l’ouvrier se joüe de son œuvre, & en fait comme il luy plaist : de mesme les grands Dieux, de la main desquels nous sommes formez, prennent plaisir à nous faire joüer sur le theatre du monde, le personnage qu’ils nous ont esleu. Mais entre tous, il n’y en a point qui ait des imaginations si bigearres qu’Amour, car il rajeunit les vieux, & envieillit les jeunes, en aussi peu de temps que dure l’esclair d’un bel œil », & ceste histoire qui est plus veritable que je ne voudrois, en rend une preuve, que mal-aisément peut-on contredire ; comme par la suitte de mon discours vous advoüerez.


TABLEAU PREMIER.

Voyez vous en premier lieu, ce Berger assis en terre, le dos appuyé contre ce chesne, les jambes croisées, qui jouë de la cornemuse ? C’est le beau Berger Damon, qui eut ce nom de beau, pour la perfection de son visage. Ce jeune Berger paissoit ses brebis le long de vostre doux Lignon, estant nay d’une des meilleures familles de Mont-verdun, & non point trop éloigné parent de la vieille Cleontine, & de la mere de Leonide, & par consequent en quelque sorte mon allié, prenez garde comme ce visage, outre qu’il est beau, represente bien naïfvement une personne qui n’a soucy que de se contenter : car vous y voyez je ne sçay quoy d’ouvert, & de serain, sans trouble ny nuage de fâcheuses imaginations : & au contraire, tournez les yeux sur ces Bergeres qui sont autour de luy, vous jugerez bien à la façon de leur visage, qu’elles ne sont pas sans peine, car autant que Damon a l’esprit libre, & reposé, autant ont ces Bergeres les cœurs passionnez pour luy, encor comme vous voyez qu’il ne daigne tourner les yeux sur elles, & c’est pourquoy on a paint tout aupres, à costé droit, en l’air, ce petit enfant nud, avec l’arc & le flambeau en la main, les yeux bandez, le dos aylé, l’espaule chargée d’un carquois, qui le menace de l’autre main. C’est Amour, qui offensé du méprisque ce Berger fait de ces Bergeres, jure qu’il se vengera de luy. Mais pour l’embellissement du tableau, prenez garde comme l’art de la painture y est bien observé ; soit aux racourcissemens, soit aux ombrages, ou aux proportions. Voyez comme il semble que le bras du Berger s’enfonce un peu dans l’enfleure de cet instrument, & comme la cane par où il souffle, semble en haut avoir un peu perdu de sa tainture, c’est parce que la bouche moitte la luy a ostée. Regardez à main gauche comme ses brebis paissent, voyez-en les unes couchées à l’ombre, les autres qui se leichent la jambe, les autres comme estonnées qui regardent ces deux Belliers, qui se viennent heurter de toute leur force. Prenez garde au tour que cestuy cy fait du col, car il baisse la teste en sorte, que l’autre l’attaquant rencontre seulement ses cornes, mais le racourcissement du dos de l’autre est bien aussi artificiel, car la nature qui luy apprend que la vertu unie a plus de force, le fait tellement resserrer en un monceau, qu’il semble presque rond. Le devoir mesme des chiens n’y est pas oublié, qui pour s’opposer aux courses des loups, se tiennent sur les ayles du costé du bois. Et semble qu’ils se soient mis comme trois sentinelles, sur des lieux relevez, à fin de voir de plus loin, ou comme je pense, à fin de se voir l’un l’autre, & se secourir en la necessité. Mais considerez la soigneuse industrie du paintre ; Au lieu que les chiens qui dorment sans soucy, ont accoustumé de se mettre enrond, & bien souvent se cachent la teste soubs les pattes, presque pour se desrober la clarté, ceux qui sont paints icy sont couchez d’une autre sorte, pour monstrer qu’ils ne dorment pas, mais reposent seulement : car ils sont couchez sur leurs quatre pieds, & ont le nez tout le long des jambes de devant, tenans tousjours les yeux ouverts aussi curieusement qu’un homme sçauroit faire. Mais voyons l’autre tableau.


TABLEAU DEUXIESME.

Voicy le second Tableau qui est bien contraire au precedent, car si celuy-là est plein de mespris, cestuy-cy l’est d’Amour, s’il ne monstre qu’orgueil, cestuy-cy ne fait paroistre que douceur, & sousmission, & en voyez-vous icy la cause. Regardez ceste Bergere assise contre ce buisson, comme elle est belle, & proprement vestuë : ses cheveux relevez par devant, s’en vont folastrant en liberté sur ses espaules, & semble que le vent à l’envy de la nature par son souffle les aille recrespant en onde, mais c’est que jaloux des petits Amours qui s’y trouvent cachez, & qui vont y tendant leurs las, il les en veut chasser ; & de fait voyez en quelques uns emportez par force, d’autres qui se tiennent aux nœuds qu’ils y ont faits, & d’autres qui essayent d’y retourner : mais ils nepeuvent, tant leur ayle encor foiblette est contrariée de l’importunité de Zephir. C’est la belle Bergere Fortune*, de qui l’Amour se veut servir pour faire la vengeance promise contre Damon, qui est ce Berger que vous voyez debout prez d’elle appuyé sur sa houlette. Considerez ces petits Amours qui sont tous embesoignez autour d’eux, & comme chacun est attentif à ce qu’il fait. En voicy un qui prend la mesure des sourcils de la Bergere, & la donne à l’autre, qui avec un cousteau escarre son arc, afin de le compasser semblable à leur tour. Et voicy un autre qui ayant dérobé quelques cheveux de ceste Belle, de si beau larrecin veut faire la corde de l’arc de son compagnon. Voyez comme il s’est assis en terre, comme il a lié le commencement de sa corde au gros arteil, qui se renverse un peu pour estre trop tiré ; prenez garde que pour mieux cordonner, un autre luy porte sa pleine main de larmes de quelque Amant, pour luy moüiller les doigts : considerez comme il tient les reins je ne sçay comment pliez, que dessous le bras droit vous luy voyez paroistre la moitié du devant, encor qu’il monstre tout à plain le derriere de l’espaule droite. En voicy un autre qui ayant mis la corde à un des bouts de l’arc, afin de la mettre en l’autre, baisse ce costé en terre, & du genoüil gauche plie l’arc en dedans, de l’estomac il s’appuie dessus, & de la main gauche, & de la droite il tasche de faire glisser la corde jusques en bas. Cupidon est un peu plus haut, de qui la maingauche tient son arc, ayant la droitte encor derriere l’aureille, comme s’il venoit de lascher son trait, car voyez luy le coude levé, le bras retiré, les trois premiers doigts entr’ouverts, & presque estendus, & les autres deux retirez dans la main, & certes son coup ne fut point en vain, car le pauvre Berger en fut tellement blessé que la mort seule le pût guerir. Mais regardez un peu de l’autre costé, & voyez cet Anteros, qui avec des chaisnes de roses, & de fleurs, lye les bras, & le col de la belle Bergere Fortune*, & puis les remet aux mains du Berger, c’est pour nous faire entendre, que les merites, l’Amour, & les services de ce beau Berger, qui sont figurez par ces fleurs, obligerent Fortune* à une Amour reciproque envers luy. Que si vous trouvez estrange que Anteros soit icy representé plus grand que Cupidon, sçachez que c’est pour vous faire entendre que l’Amour qui naist de l’Amour, est tousjours plus grande que celle dont elle procede. Mais passons au troisiesme.


TROISIESME
Tableau.

Lors Adamas continua. Voicy vostre belle riviere de Lignon, voyez comme elle prend une double source, l’une venant desmontagnes de Cervieres, & l’autre de celles de Chalmasel, qui viennent se joindre un peu par dessus la marchande ville de Boing. Que tout ce païsage est bien fait, & les bords tortueux de ceste riviere, avec ces petits aulnes qui la bornent ordinairement ! Ne connoissez vous point icy le bois qui confine ce grand pré, où le plus souvent les Bergers paresseux paissent leurs trouppeaux ? Il me semble que ceste grosse touffe d’arbres à main gauche, ce petit bié qui serpente sur le côté droit, & cette demie lune que fait la riviere en cét endroit, vous le doit bien remettre devant les yeux : que s’il n’est à ceste heure du tout semblable, ce n’est que le Tableau soit faux : mais c’est que quelques arbres depuis ce temps-là sont morts, & d’autres creus, que la riviere en des lieux s’est advancée, & reculée en d’autres, & toutefois il n’y a guiere de changement. Or regardez un peu plus bas le long de Lignon, voicy une trouppe de brebis qui est à l’ombre, voyez comme les unes ruminent laschement, & les autres tiennent le nez en terre pour en tirer la fraischeur : c’est le trouppeau de Damon, que vous verrez si vous tournez la veuë en ça dans l’eau jusques à la ceinture. Considerez comme ces jeunes arbres courbez le couvrent des rayons du Soleil, & semblent presque estre [jaloux] qu’autre qu’eux le voye : Et toutefois la curiosité du Soleil est si grande, qu’encores entre les diverses fueilles il trouve passage à quelques-uns de ses rayons.Prenez garde comme ceste ombre & ceste clairté y sont bien representées. Mais certes il faut aussi advoüer que ce Berger ne peut estre surpassé en beauté. Considerez les traits delicats & proportionnez de son visage, sa taille droite & longue ; ce flanc arrondy, cét estomac relevé, & voyez s’il y a rien qui ne soit en perfection, & encor qu’il soit un peu courbé pour mieux se servir de l’eau, & que de la main droitte il frotte le bras gauche : si est-ce qu’il ne fait action qui empesche de reconnoistre sa parfaite beauté. Or jettez l’œil de l’autre côté du rivage si vous ne craignez d’y voir le laid en sa perfection, comme en la sienne vous avez veu le beau, car entre ces ronces effroyables, vous verrez la magicienne Mandrague contemplant le Berger en son bain. La voicy vestuë presque en despit de ceux qui la regardent, eschevelée, un bras nud, & la robbe d’un costé retroussée plus haut que le genoüil. Je croy qu’elle vient de faire quelque sortilege ; mais jugez icy l’effet d’une beauté. Ceste vieille que vous voyez si ridée, qu’il semble que chaque moment de sa vie ait mis un sillon en son visage, maigre, petite, toute chenuë, les cheveux à moitié tondus, toute accrouppie, & selon son âge plus propre pour le cercueil que pour la vie, n’a honte de s’esprendre de ce jeune Berger : Si « l’Amour vient de la simpathie », comme on dit, je ne sçay pas bien où l’on la pourra trouver entre Damon & elle. Voyez quelle mine elle fait en son extaze. Elle estendla teste, allonge le col, serre les espaules, tient les bras joints le long des costez, & les mains assemblées en son gyron ; & le meilleur est, que pensant sousrire, elle fait la mouë. Si est-ce que telle qu’elle est, elle ne laisse de rechercher l’amour du beau Berger. Or haussez un peu les yeux, & voyez dans ceste nuë Venus & Cupidon, qui regardant ceste nouvelle Amante, semblent esclater de rire : C’est que sans doute ce petit Dieu, pour quelque gageure peut estre qu’il avoit faite avec sa mere, n’a pas plaint un traict, qui toutefois devoit estre tout usé de vieillesse, pour faire un si beau coup. Que si ce n’est par gageure, c’est pour faire voir en ceste vieille, que le bois sec brusle mieux, & plus aisément que le verd, ou bien que pour monstrer sa puissance sur ceste vieille hostesse des tombeaux, il luy plaist de faire preuve de l’ardeur de son flambeau, avec lequel il semble qu’il luy redonne une nouvelle ame ; & pour dire en un mot, qu’il la fasse ressusciter, & sortir du cercueil.


TABLEAU QUATRIESME.

Mais passons à cét autre, voicy une nuict fort bien representée, voyez comme sous l’obscur de ses ombres, ces montagnes paroissent en sorte qu’elles se montrent un peu, & si en effet on ne sçauroit bien juger que c’est. Prenez garde comme ces estoilles semblent tremousser, voyez comme ces autres sont si bien disposées, que l’on les peut reconnoistre. Voila la grande Ourse, voyez comme le judicieux ouvrier, encor qu’elle ait vingt sept estoiles, toutefois n’en represente clairement que douze, & de ces douze encores n’y en fait-il que sept bien esclatantes. Voyez la petite Ourse, & considerez que d’autant que jamais ses sept estoilles ne se cachent, encores qu’il y en ait une de la troisiesme grandeur, & quatre de la quatriesme, toutefois il nous les fait voir toutes, observant leur proportion. Voyla le Dragon, auquel il a bien mis les trente & une estoiles, mais si n’en monstre-t’il bien que treize, dont les cinq comme vous voyez, sont de la quatriesme grandeur, & les huit de la troisiesme. Voicy la couronne d’Ariadne, qui a bien ses huit estoilles, mais il n’y en a que six qui soient bien voyantes, & encore en voicy une qui est la plus reluysante de toutes. Voyez vous de ce costé la voye de laict, par où les Romains tiennent que les Dieux descendent en terre, & remontent au Ciel. Mais que ces nuages sont bien representez, qui en quelques lieux couvrent le Ciel avec espaisseur, en d’autres seulement comme une legere fumée, & ailleurs point du tout, & selon qu’ils sont plus ou moins eslevez, ils sont plus ou moins clairs. Or considerons l’histoire de ce Tableau, voicy Mandrague au milieu d’un cerne, une baguette en la main droitte, un livre tout crasseux en l’autre, avec une chandelle de cire vierge, deslunettes fort troubles au nez, voyez comme il semble qu’elle marmotte, & comme elle tient les yeux tournez d’une estrange façon, la bouche demy ouverte, & faisant une mine si estrange des sourcils, & du reste du visage, qu’elle monstre bien de travailler d’affection. Mais prenez garde comme elle a le pied, le côté, le bras, & l’espaule gauche nuds, c’est pour estre le costé du cœur : ces fantosmes que vous luy voyez autour, sont demons qu’elle a contraint venir à elle par la force de ses charmes, pour sçavoir comme elle pourra estre aimée de Damon : ils luy declarent l’affection qu’il porte à Fortune*, qu’il n’y a point de meilleur moyen que de luy persuader que ceste Bergere aime ailleurs, & que pour le faire plus aisément, il faut qu’elle change pour ce coup la vertu de la fontaine de la verité d’Amour. Avant que passer plus outre, considerez un peu l’artifice de ceste peinture, voyons les effets de la chandelle de Mandrague, entre les obscuritez de la nuit. Elle a tout le costé gauche du visage fort clair, & le reste tellement obscur qu’il semble d’un visage different, la bouche entre-ouverte paroist par le dedans claire, autant que l’ouverture peut permettre à la clairté d’y entrer, & le bras qui tient la chandelle, vous le voyez aupres de la main fort obscur, à cause que le livre qu’elle tient y fait ombre, & le reste est si clair par le dessus, qu’il fait plus paroistre la noirceur du dessous. Et de mesme avec combien de consideration ont esté observez les effets que ceste chandelle fait en ces demons ; car les uns & les autres selon qu’ils sont tournez sont esclairez ou obscurcis. Or voicy un autre grand artifice de la painture, qui est cét esloignement, car la perspective y est si bien observée, que vous diriez que cét autre accident, qu’il veut representer de deça, est hors de ce Tableau & bien esloigné d’icy, & c’est Mandrague encores qui est à la fonteine de la verité d’Amour. Mais pour vous faire mieux entendre le tout, sçachez que quelque temps auparavant une belle Bergere, fille d’un Magicien tres-sçavant, s’éprit si secrettement d’un Berger, que son pere ne s’en apperceut point : Soit que « les charmes de la magie ne puissent rien sur les charmes d’Amour », ou soit qu’attentif à ses estudes, il ne jettast point l’œil sur elle. Tant y a qu’apres une tres-ardente amitié : d’autant qu' »en Amour il n’y a rien de plus insupportable que le desdain », & que ce Berger la méprisoit pour s’estre dés long temps voüé ailleurs, elle fut reduitte à tel terme, que peu à peu son feu croissant, & ses forces diminuant, elle vint à mourir, sans que le sçavoir de son pere la pûst secourir. Dequoy le Magicien estant fort marry, quand il en sceut l’occasion, à fin d’en marquer la memoire à jamais, changea son tombeau en fonteine, qu’il nomma verité d’Amour, par ce que qui aime, s’il y regarde, y void sa Dame, & s’il en est aimé, il s’y void aupres, ou bien celuy qu’elle aime ; que si elle n’aime rien, elle paroist toute seule :& c’est ceste vertu que Mandrague veut changer, afin que Damon y venant voir, & trouvant que sa Maistresse en aime un autre, il perde aussi l’affection qu’il luy porte, & qu’elle ait ainsi la place libre ; & voyez comme elle l’enchante, quels caracteres elle fait tout autour, quels triangles, quels carrez enlacez avec ses ronds, croyez qu’elle n’y oublie rien qui y soit necessaire : car cét affaire luy touche de trop pres. Auparavant elle avoit par ses sortileges, assemblé tous ses demons pour trouver remede à son mal, mais d’autant qu’Amour est plus fort que tous ceux-cy, ils n’oserent entreprendre contre luy, mais seulement luy conseillerent de faire ceste trahison à ces deux fideles Amants. Et d’autant que la vertu de la fonteine luy venoit par les enchantemens d’un Magicien, Mandrague qui a surmonté en cette science tous ses devanciers, la luy pût bien oster pour quelque temps. Mais passons au Tableau qui suit.


TABLEAU CINQUIESME.

Ce cinquiesme Tableau, continua Adamas, a deux actions. La premiere quand Damon vint à ceste fonteine, pour sortir de la peine où l’avoit mis un songe fâcheux. L’autre, quand trompé par l’artifice de Mandrague, ayant veu dans la fonteine que la Bergere Fortune* aimoit un autre, de desespoiril se tua. Or voyons comme elles sont bien representées. Voicy Damon avec son espieu, car il est au mesme équipage qu’il souloit estre allant à la chasse. Voicy son chien qui le suit, prenez garde avec quel soing ce fidele animal considere son maistre, car cependant qu’il regarde dans la fonteine, il semble, tant il a les yeux tendus sur luy, d’estre desireux de sçavoir qui le rend si esbahy, que si vous considerez l’estonnement qui est peint en son visage, vous jugerez bien qu’il en doit avoir une grande occasion. Mandrague luy avoit fait voir en songe Maradon jeune Berger, qui prenant une fleche à Cupidon, en ouvroit le sein à Fortune*, & luy ravissoit le cœur : luy qui suivant l’ordinaire des Amants, estoit tousjours en doute, s’en vint aussi tost qu’il fut jour courant à ceste fonteine, pour sçavoir si sa Maistresse l’aimoit. Je vous supplie considerez son esbahïssement, car si vous comparez les visages des autres Tableaux à cestuy-cy, vous y verrez bien les mesmes traits, quoy que le trouble en quoy il est peint le change de beaucoup. De ces deux figures que vous voyez dans la fonteine, l’une, comme vous pouvez connoistre, est celle de la Bergere Fortune*, & l’autre du Berger Maradon, que la magicienne avoit fait representer plutost qu’un autre, pour sçavoir que cestuy-cy avoit esté dés long temps serviteur de ceste Bergere, & quoy qu’elle n’eust jamais daigné le regarder, toutefois Amour qui croit facilement ce qu’il craint, persuada incontinent le contraire à Damon ; creance qui le fit resoudre à la mort. Remarquez, je vous supplie que ceste eau semble trembler, c’est que la painture a voulu representer l’effet des larmes du Berger qui tomboient dedans. Mais passons à la seconde action, voyez comme la continuation de ceste caverne est bien faite, & comme il semble que vrayement cela soit plus enfoncé. Ce mort que vous y voyez au fond, c’est le pauvre Damon, qui desesperé, se met l’espieu au travers du corps. L’action qu’il fait est bien naturelle, vous luy voyez une jambe toute estenduë, l’autre retirée comme de douleur, un bras engagé sous le corps, y ayant esté surpris par la promptitude de la cheute, & n’ayant eu la force de le ravoir : l’autre languissant le long du corps, quoy qu’il serre encor mollement l’espieu de la main, la teste penchée sur l’espaule droite, les yeux à demy fermez, & demy tournez, & en tel estat, qu’à les voir on juge bien que c’est un homme aux trances de la mort, la bouche entre-ouverte, les dents en quelques endroits un peu descouvertes, & l’entre-deux du nez fort retiré, tous signes d’une prompte mort. Aussi ne le figure-t’il pas icy pour mort entierement, mais pour estre entre la mort & la vie, si entre-elles il y a quelque separation ; voicy l’espieu bien representé, voyez comme ceste espaisseur de son fer est à moitié cachée dans la playe, & la houppe d’un costé toute sanglante, & de l’autre blanche encores comme estoit sa premierecouleur. Mais quelle a esté la diligence du peintre ! il n’a pas mesme oublié les cloux qui vont comme serpentant à l’entour de la hante, car les plus pres de la lame, aussi bien que le bois, sont tachez de sang, il est vray que par dessous le sang on ne laisse pas de reconnoistre la doreure. Or considerons le rejallissement du sang, en sortant de la playe : Il semble à la fontaine, qui conduite par longs canaux, de quelque lieu fort relevé, lors qu’elle a esté quelque temps contrainte & retenuë en bas, aussi tost qu’on luy donne ouverture, saute de furie çà & là : car voyez ces rayons de sang, comme ils sont bien representez, considerez ces boüillons, qui mesme semblent se souslever à eslents, je croy que la Nature ne sçauroit rien representer de plus naïf. Mais voyons cét autre Tableau.


TABLEAU SIXIESME.

Or voicy le sixiesme & dernier Tableau, qui contient quatre actions de la Bergere Fortune*. La premiere, c’est un songe que Mandrague luy fait faire, l’autre comme elle va à la fontaine pour s’en esclaircir, la troisiesme, comme elle se plaint de l’inconstance de son Berger, & la derniere comme elle meurt, qui est la conclusion de ceste tragedie. Or voyons toutes choses particulierement. Voicy le lever du Soleil, prenez garde à la longueurde ses ombres, & comme d’un costé le Ciel est encor un peu moins clair. Voyez ces nuës qui sont à moitié air, comme il semble que peu à peu elles s’aillent eslevant, ces petits oyseaux qui semblent en montant chanter, & trémousser de l’ayle, sont des alloüettes qui se vont seichant de la rosée au nouveau Soleil : ces oyseaux mal formez, qui d’un vol incertain se vont cachant, sont des chat-huants, qui fuient le Soleil, dont la montaigne couvre encores une partie, & l’autre reluit si claire qu’on ne sçauroit juger que ce fust autre chose qu’une grande & confuse clairté. Passons plus outre : Voicy la Bergere Fortune* qui dort, elle est dans le lict, où le Soleil qui entre par la fenestre ouverte par mesgarde, luy donne sur le sein à demy descouvert. Elle a un bras negligemment estendu sur le bois du lict, la teste un peu panchée le long du chevet, l’autre main estenduë le long de la cuisse par le dehors du lict, & par ce que la chemise s’est par hazard retroussée, vous la voyez par dessus le coude sans qu’elle cache nulle des beautez du bras ; voicy autour d’elle les demons de Morphée, dont Mandrague s’est servie, pour luy donner volonté d’aller à la fonteine des veritez d’Amour. De fait la voicy à ce costé qui y regarde, car ayant songé que son Berger estoit mort, & prenant sa mort pour la perte de son amitié, elle en venoit sçavoir la verité : voyez comme ce visage triste par sa douceur esmeut à pitié & fait participer à son desplaisir, par cequ’elle n’eut si tost jetté la veuë dans l’eau qu’elle apperceut Damon : mais helas ! pres de luy la Bergere Melide ; Bergere belle à la verité, & qui n’avoit point esté sans soupçon d’aimer Damon, toutefois sans estre aimée de luy. Trompée de ceste menterie, voyez comme elle s’est retirée au profond de ceste caverne : & vient sans y penser pour plaindre son desplaisir au mesme lieu où Damon pour mesme sujet estoit presque mort. La voicy assise contre ce rocher, les bras croisez sur l’estomac, que la colere & l’ennuy luy ont fait descouvrir, en rompant ce qui estoit dessus. Il semble qu’elle souspire, & que l’estomac panthele, le visage & les yeux tournez en haut demandent vengeance au Ciel, de la perfidie qu’elle croit estre en Damon : Et par ce que le transport de son mal luy fit relever la voix en se plaignant, Damon que vous voyez pres de là encor qu’il fust sur la fin de sa vie, entre-oyant les regrets de sa Bergere, & en reconnoissant la voix, s’efforça de l’appeller, elle qui ouyt ceste parole mourante, tournant en sursaut la teste s’en va vers luy. Mais, ô Dieux quelle luy fut ceste veuë ! Elle oublie le voyant en cét estat l’occasion qu’elle avoit de se plaindre de luy, & luy demande qui l’avoit si mal traitté. C’est, luy dit-il, le changement de ma Fortune* : c’est l’inconstance de vostre ame, qui m’a deceu avec tant de demonstration de bonne volonté : Bref c’est le bon-heur de Maradon, que la fontaine d’où vous venez m’a monstré aupres de vous. Etvous semble-t’il raisonnable que celuy vive ayant perdu vostre amitié, qui ne vivoit que pour estre aimé de vous ? Fortune* oyant ces paroles. Ah ! Damon, dit-elle, combien à nostre dommage est menteuse ceste source ! puis qu’elle m’a fait voir Melide aupres de vous, que je vois toutefois mourir pour me bien aimer ? Ainsi ces fideles Amants reconnurent l’infidelité de ceste fontaine, & plus asseurez qu’ils n’avoient jamais esté de leur affection, ils moururent embrassez ; Damon de sa playe, & la Bergere du desplaisir de sa mort. Voyez les, de ce costé, voila la Bergere assise contre ce rocher couvert de mousse, & voicy Damon qui tient la teste en son gyron, & qui pour luy dire le dernier à-Dieu luy tend les bras, & luy en lie le col, & semble de s’efforcer, & s’eslever un peu pour la baiser : cependant qu’elle toute couverte de son sang, baisse la teste, & se courbe pour s’approcher de son visage, & luy passe les mains sous le corps pour le souslever un peu. Ceste vieille eschevelée qui leur est aupres : c’est Mandrague la Magicienne, qui les trouvant morts, maudit son art, déteste ses demons, s’arrache les cheveux, & se meurtrit la poitrine de coups. Ce geste d’eslever les bras en haut par dessus la teste, y tenant les mains jointes, & au contraire de baisser le col, & se cacher presque le menton dans le sein, pliant & s’amoncelant le corps dans son gyron, sont signes de son violent desplaisir, & du regret qu’elle a de la perte de deux si fideles& parfaicts Amants, outre celle de tout son contentement. Le visage de ceste vieille est caché, mais considerez l’effect que font ses cheveux, ils retombent en bas, & au droit de la nucque, d’autant qu’ils y sont plus courts, ils semblent se relever en haut. Voila un peu plus esloigné Cupidon, qui pleure, voicy son arc & ses flesches rompuës, son flambeau esteint, & son bandeau tout moüillé de larmes, pour la perte de deux si fideles Amants.

  Celadon avoit esté tousjours fort attentif au discours du sage Adamas, & bien souvent se reprenoit de peu de courage, de n’avoir sceu retrouver un semblable remede à celuy de Damon, & par ce que ceste consideration le retint quelque temps muet, Galathée en sortant de la grotte, & prenant Celadon par la main. Que vous semble, luy dit-elle, de cét Amour & de ses effets ? Que ce sont, respondit le Berger, des effets d’imprudence, & non pas d’Amour : & que « c’est un erreur populaire pour couvrir nostre ignorance, ou pour excuser nostre faute, d’attribuer tousjours à quelque divinité les effets, dont les causes nous sont cachées ». Et quoy, dit la Nymphe, croyez-vous qu’il n’y ait point d’Amour ? S’il y en a, repliqua le Berger, il ne doit estre que douceur : mais quel qu’il soit vous en parlez, Madame, à une personne autant ignorante qu’autre qui vive : Car outre que ma condition ne me permet pas d’en sçavoir beaucoup, mon esprit grossier m’en rend encor plus incapable. Alors la triste Sylvie luy repliqua : Toutefois, Celadon, il y a quelque temps que je vous vy en lieu où malaisément eust on pû croire cela de vous, car il y avoit trop de beautez pour ne vous pouvoir prendre, & vous estes trop honneste homme pour ne vous laisser prendre à elles. Belle Nymphe, respondit le Berger, en quelque lieu que ce fust, puis que vous y estiez, c’est sans doute qu’il y avoit beaucoup de beauté, mais comme trop de feu brusle plutost qu’il n’eschauffe, vos beautez aussi sont trop grandes pour nos cœurs rustiques, & se font plutost admirer qu’aimer, & adorer que servir. Avec tels propos ceste belle trouppe s’alloit retirant au logis, où l’heure du repas les appelloit.

Livre douzième

LE
DOUZIESME LIVRE
DE LA PREMIERE
PARTIE D’ASTREE.

Des que le jour commença de poindre, Leonide, suivant la resolution que le soir Adamas, sa compagne, & Celadon avoient prise ensemble, vint trouver le Berger dans sa chambre, à fin de luy mettre l’habit que son oncle luy avoit apporté. Mais le petit Meril, qui par le commandement de Galathée, demeuroit presque d’ordinaire avec Celadon, pour espier les actions de Leonide, autant que pour servir le Berger, les empescha long temps, de le pouvoir faire ; en fin quelque bruit qu’ils ouyrent dans la court, fit sortir Meril, pour leur en rapporter des nouvelles. Tout incontinent Celadon se leva, & la Nymphe (voyez à quoy l’Amour la faisoit abaisser !) luy ayda à s’habiller, car il n’eust sçeu sans elle, s’approprier ces habits. Voila peu apres le petit Meril, qui revint si courant qu’il faillit de les surprendre, toutefois Celadon qui s’y prenoit garde, entra dans une garderobbe en attendant qu’il s’en retournast. Il ne fust plustost entré qu’il ne demanda où estoit Celadon, il est dans ceste garderobbe, dit la Nymphe, il ressortira incontinent, mais que luy veux-tu ? Je voulois, respondit le garçon, luy dire que Amasis vient d’arriver ceans. Leonide fut un peu surprise, craignant ne pouvoir achever ce qu’elle avoit commencé, toutefois pour s’en conseiller à Celadon, elle dit à Meril. Petit Meril, je te prie va courant en advertir Madame, car peut-estre elle sera surprise. L’enfant s’y en courut, & Celadon sortit riant de ces nouvelles [:] Et quoy, dit la Nymphe, vous riez Celadon, de ceste venuë ? vous pourriez bien estre empesché. Tant s’en faut, dit-il, continuez seulement de m’habiller, car dans la confusion de tant de Nymphes, je pourray plus aisément me dérober. Mais cependant qu’ils estoient bien attentifs à leur besoigne, voila Galathée qui entra si à l’improveuë, que Celadon ne pût se retirer au cabinet. Si la Nymphe demeura estonnée de cet accident, & Celadon aussi, vous le pouvez juger : toutefois la finesse de Leonide fut plus grande, & plus prompte qu’il n’est pas croyable, car voyant entrer Galathée, elle retint Celadon qui se vouloit cacher, & se tournant vers la Nymphe faisant bien l’empeschée. Madame, luy dit-elle, s’il ne vous plaist de faire en sorte que Madame ne vienne icy nous sommes perduës, quant à moy jeferay bien tout ce que je pourray pour desguiser Celadon, mais je crains de n’en pouvoir pas venir à bout. Galathée, qui au commencement ne sçavoit que juger de ceste Metamorphose, loüa l’esprit de Leonide, d’avoir inventé cette ruze, & s’approchant d’eux se mit à considerer Celadon, si bien déguisé sous cet habit, qu’elle ne peut s’empescher de rire : & respondit à la Nymphe, Ma mie, nous estions perduës sans vous : car il n’y avoit pas moyen de cacher ce Berger à tant de personnes qui viennent avec Amasis, où estant vestu de cet habit, non seulement nous sommes asseurées, mais encor je veux le faire voir à toutes vos compagnes, qui le prendront pour fille ; & puis elle passoit d’un autre costé, & le consideroit comme ravie, car sa beauté par ces agencemens paroissoit beaucoup plus. Ce pendant Leonide, pour mieux joüer son personnage, luy dit qu’elle s’en pouvoit aller, de peur qu’Amasis ne les surprist ; ainsi la Nymphe apres avoir resolu que Celadon se diroit parente d’Adamas, nommée Lucinde, sortit pour entretenir sa mere, apres avoir commandé à Leonide de la conduire où elles seroient, aussi tost qu’elle l’auroit vestuë. Il faut advoüer la verité, dit Celadon apres qu’elle s’en fut allée, de ma vie je ne fus si estonné, que j’ay esté de ces trois accidents : de la venuë d’Amasis, de la surprise de Galathée, & de vostre prompte invention. Berger, ce qui est de moy, dit-elle, procede de la volonté que j’ay de vous sortir de peine, & plust à Dieu que tout le reste de vostre contentement en dépendist aussi bien que cecy, vous connoistriez quel est le bien que je vous veux. Pour remerciement de tant d’obligation, respondit le Berger, je ne puis que vous offrir la vie que vous me conservez. Avec semblables discours, ils s’alloient entretenant, lors que Meril entra dans la chambre, & voyant Celadon presque vestu, il en fut ravy, & dit. Il n’y a personne qui puisse le reconnoistre, & moy-mesme qui suis tous les jours pres de luy, ne croyrois point que ce fust luy, si je ne le voyois habiller. Celadon luy respondit, & qui t’a dit que je me déguisois ainsi ? C’est, respondit-il, Madame, qui m’a commandé de vous nommer Lucinde, & que je disse que vous estiez parente d’Adamas, & mesme m’a envoyé tout incontinent vers le Druide pour l’en advertir, qui ne s’est pû empescher d’en rire, quand il l’a sceu, & m’a promis de le faire comme Madame l’ordonnoit. Voila qui va bien, dit le Berger, & garde de t’en oublier : Cependant Amasis estant descenduë du Chariot, rencontra Galathée au pied de l’escalier, avec Sylvie, & Adamas. Ma fille, luy dit-elle, vous estes trop long temps en vostre solitude, il faut que je vous débauche un peu, veu mesmes que les nouvelles que j’ay euës de Clidaman, & de Lindamor, me resjoüissent de sorte, que je n’ay peu en joüir seule plus longuement ; c’est pourquoy je viens vous en faire part,& veux que vous reveniez avec moy à Marcilly, où je faits faire les feux de joye, de si bonnes nouvelles. Je louë Dieu, respondit Galathée, de tant de bon-heur, & le supplie de le vous conserver un siecle : mais à la verité, Madame, ce lieu est si agreable, qu’il me fait soucy de le laisser. Ce ne sera pas, repliqua Amasis, pour long temps, mais par ce que je ne veux m’en retourner que sur le soir, allons nous promener, & je vous diray tout ce que j’ay appris. Alors Adamas luy baisa la robbe, & luy dit. Il faut bien, Madame, que vos nouvelles soient bonnes, puis que pour les dire à Madame vostre fille, vous estes partie si matin. Il y a des-ja, dit-elle, deux ou trois jours que je les receus, & fis incontinent resolution de venir : car il ne me semble pas que je puisse joüir d’un contentement toute seule, & puis certes la chose merite bien d’estre sceuë. Avec semblables discours elle descendit dans le jardin, où commençant son promenoir, ayant mis Galathée d’un costé, & Adamas de l’autre, elle reprit de cette sorte.


HISTOIRE DE LYDIAS
& de Melandre.

Considerant les estranges accidents qui arrivent par l’Amour, il me semble que l’on est presque contraint d’advoüer, que « si la fortune a plusieurs rouës pour hausser, & baisser, pour tourner & changer les choses humaines : la rouë d’Amour est celle dont elle se sert le plus souvent, car il n’y a rien d’où l’on voye sortir tant de changements, que de ceste passion ». Les exemples en sont tous les jours devant nos yeux si communs, que ce seroit superfluité de les redire, toutefois il faut que vous advoüyez, quand vous aurez entendu ce que je veux dire, que cet accident est un des plus remarquables que vous en ayez encores ouy raconter. Vous sçavez comme Clidaman par hazard devint serviteur de Sylvie, & comme Guiemants, par la lettre qu’il luy porta de son frere en devint aussi amoureux. Je m’assure que depuis vous n’avez point ignoré le dessein qui les fit partir tous deux si secrettement pour aller trouver Meroüé, ny que pour ne laisser point Clidaman seul en lieu si esloigné, j’envoyay apres luy sous la charge de Lindamor, une partie des jeunes Chevaliers de ceste contrée, mais difficilement pourrez vous avoir entendu ce qui leur est advenu depuis qu’ils sont partis : & c’est ce que je veux vous raconter à cet’heure, car il n’y a rien qui ne merite d’estre sceu. Soudain que Clidaman fut arrivé en l’armée, Guiemants, qui y estoit fort connu, luy fit baiser les mains à Meroüé, & à Childeric, & sans leur dire qui il estoit, leur fit seulement entendre que c’estoit un jeune Chevalier de bonne maison qui desiroit de les servir : ils furent receus àbras ouverts, & principalement pour estre venus en un temps, que leurs ennemis s’estant renforcez reprenoient courage, & les menaçoient d’une bataille. Mais quand Lindamor fut arrivé, & qu’on sceut qui estoit Clidaman, on ne sçauroit dire l’honneur, ny les caresses qui luy furent faites, car desja en trois ou quatre rencontres il s’estoit tellement signalé ; que les amis, & les ennemis le connoissoient, & l’estimoient. Entre autres prisonniers qu’ils firent luy & Guiemants, car ils alloient tousjours en toutes leurs entreprises ensemble, il s’y en trouva un jeune de la grande Bretagne, tant beau, mais tant triste qu’il fit pitié à Clidaman, & par ce que plus il demeuroit en ceste captivité, & plus il faisoit paroistre d’ennuy. Un jour il le fit appeller, & apres l’avoir enquis de son estre, & de sa qualité, il luy demanda l’occasion de sa tristesse, disant que si elle procedoit de la prison, il devoit comme homme de courage, supporter semblables accidents, & que tant s’en faut il devoit remercier le Ciel, qu’il l’eust fait tomber entre leurs mains, puis qu’il estoit en lieu où il ne recevroit que toute courtoisie, & que l’esloignement de sa liberté ne procedoit que du commandement de Meroüé, qui avoit deffendu que l’on ne mist point encores de prisonniers à rançon, & que quand il le leur permettroit, il verroit quelle estoit leur courtoisie. Ce jeune homme le remercia, mais toutefois ne pût s’empescher de souspirer, dont Clidaman plus esmeu encores luy en demanda la cause : à quoy il respondit : Seigneur Chevalier, ceste tristesse que vous voyez painte en mon visage, & ces souspirs qui se dérobent si souvent de mon estomac, ne procedent pas de cette prison, dont vous me parlez, mais d’une autre qui me lie bien plus estroittement : car le temps ou la rançon me peuvent desobliger de celle-cy : mais de l’autre, il n’y a rien que la mort qui m’en puisse retirer. Et toutefois d’autant que j’y suis resolu, encores la supporterois-je avec patience, si je n’en prevoyois la fin trop prompte, non pas par ma mort seule ; mais par la perte de la personne qui me tient pris si estroittement. Clidaman jugea bien à ses paroles que c’estoit Amour qui le travailloit, & par la preuve qu’il en faisoit en luy-mesme, considerant le mal de son prisonnier, il en eut tant de pitié, qu’il l’assura de procurer sa liberté le plus promptement qu’il luy seroit possible, sçachant assez par experience, quelles sont les passions, & les inquietudes qui accompagnent une personne qui aime bien. Puis, luy dit-il, que vous sçavez que c’est qu’Amour, & que vostre courtoisie m’oblige à croire, que quelque connoissance que vous puissiez avoir de moy, ne vous fera changer ceste bonne volonté, à fin que vous jugiez le sujet que j’ay de me plaindre, voire de me desesperer, voyant le mal si prochain, & le remede tant esloigné, pourveu que vous me promettiez de ne me découvrir, je vous diray des choses, qui sans doutevous feront estonner, & lors le luy ayant promis, il commença de ceste sorte.

  Seigneur Chevalier, cet accoustrement que vous me voyez n’est pas le mien propre, mais Amour qui a autrefois vestu des hommes en femmes, se jouë de moy de ceste sorte & m’ayant fait oublier en partie ce que j’estois, m’a revestu d’un habit contraire au mien, car je ne suis pas homme, mais fille d’une des bonnes maisons de Bretagne, & me nomme Mellandre, venuë entre vos mains par la plus grande fortune qui ait jamais esté conduite par l’Amour. Il y a quelque temps qu’un jeune homme nommé Lydias vint à Londres fuitif de son païs, à ce que j’ay sceu depuis, pour avoir tué son ennemy en camp clos. Tous deux estoient de cette partie de la Gaule qu’on appelle Neustrie, mais par ce que le mort estoit apparenté des plus grands d’entre eux, il fut contraint de sortir du païs, pour éviter les rigueurs de la justice. Ainsi donc parvenu à Londres, comme c’est la coustume de nostre nation, il y trouva tant de courtoisie, qu’il n’y avoit bonne maison, où il ne fust incontinent familier ; entre autres il vivoit aussi privément chez mon pere, que s’il eust esté chez luy. Et par ce qu’il faisoit dessein de demeurer là aussi longuement, que le retour en sa patrie luy seroit interdit, il delibera de faire semblant d’aimer quelque chose, afin de se conformer mieux à l’humeur de ceux de la grand’Bretaigne, qui ont tous quelque particuliere Dame. En cesteresolution il tourna, je ne sçay si je dois dire pour bonne ou mauvaise fortune, les yeux sur moy, & fust qu’il me trouva ou plus à son gré, ou plus à sa commodité, il commença de se monstrer mon serviteur. Quelles dissimulations, quelles recherches, quels serments furent ceux dont il usa en mon endroit ! Je ne veux vous ennuyer par un trop long discours ; tant y a qu’apres une assez longue recherche, car il y demeura deux ans, je l’aimay sans dissimulation, d’autant que sa beauté, sa courtoisie, sa discretion, & sa valeur estoient de trop grands attraits pour ne vaincre avec une longue recherche toute ame pour barbare qu’elle fust. Je ne rougiray donc de l’advoüer à une personne qui a esprouvé l’Amour, ny de dire que ce commencement là fut la fin de mon repos. Or les choses estant en cet estat, & vivant avec tout le contentement que peut une personne qui aime, & qui est asseurée de la personne aimée ; il advint que les Francs apres avoir gaigné tant de batailles contre les Empereurs Romains, contre les Gots, & contre les Gaulois, tournerent leurs armes contre les Neustriens, & les reduisirent à tels termes, qu’à cause qu’ils sont nos anciens alliez, ils furent contraints d’envoyer à Londres pour demander secours, qui suivant l’alliance faite entre-eux, & ceux de la grande Bretagne, leur fut accordé, & par le Roy, & par les Estats. Soudain cette nouvelle fut divulguée par tout le Royaume, & nous qui estions en la principale ville, en fusmes advertis des premiers : & dés l’heure mesme Lydias commença de penser à son retour, s’asseurant que ceux de sa patrie, ayant affaire de ses semblables, l’absoudroient facilement de la mort d’Aronte. Toutefois, par ce qu’il m’avoit tousjours promis de ne s’en point aller qu’il ne m’emmenast avec luy, ce que le malicieux avoit fait pour me tromper, & de peur que je misse empeschement à son depart, il me cacha son dessein, mais comme « il n’y a feu si secrettement couvert, dont il ne sorte quelque fumée, aussi n’y a t’il rien de si secret dont quelque chose ne se découvre », & par ainsi quelques uns sans y penser me le dirent : aussi tost que je le sceus, la premiere fois que je le vis, je le tiray à part : Et bien, luy dis-je, Lydias, avez-vous resolu que je ne sçache point que vous me laissez ? Croyez vous mon amitié si foible qu’elle ne puisse soustenir les coups de vostre fortune ? Si vos affaires veullent que vous retourniez en vostre patrie, pourquoy ne permet vostre amitié que je m’en aille avec vous ? demandez moy à mon pere, je m’asseure qu’il sera bien aise de nostre alliance, car je sçay qu’il vous aime ; mais de me laisser seule icy, avec vostre foy parjure, non Lydias ; croyez moy, ne commettez point une si grande faute, car les Dieux vous en puniront. Il me respondit froidement, qu’il n’avoit point pensé à son retour, & que toutes ses affaires ne luy estoient rien au prix du bien de ma presence, que je l’offensois d’en douter, mais que ses actions me contraindroientde l’avoüer. Et toutefois ce parjure deux jours apres s’en alla avec les premieres trouppes qui partirent de la grand’Bretagne, & prit son temps si à propos, qu’il arriva sur le bord de la mer le mesme jour qu’ils devoient partir, & ainsi s’embarqua avec eux : nous fusmes incontinent advertis de son depart, toutefois je m’estois tellement figurée qu’il m’aimoit, que je fus la derniere qui le creust, de sorte qu’il y avoit plus de huit jours qu’il estoit party, que je ne me pouvois persuader qu’un homme si bien nay, fust si trompeur, & ingrat. En fin un jour s’escoulant apres l’autre, sans que j’en eusse aucune nouvelle, je reconnus que j’estois trompée, & que veritablement Lydias estoit party. Si alors mon ennuy fut grand, jugez-le, Seigneur Chevalier, puis que tombant malade je fus reduitte à tel terme, que les medecins ne connoissant mon mal, en desespererent, & m’abandonnant me tenoient comme morte ; mais Amour qui voulut montrer sa puissance, & qu' »il est mesme meilleur medecin qu’Esculape », me guerit par un estrange antidote, & voyez comme il se plaist aux effects qui sont contraires à nos resolutions : lors que je sceus la fuitte de Lydias, car en verité elle pouvoit se nommer ainsi, je m’en sentis de telle sorte offensée, qu’apres avoir invoqué mille fois le Ciel, comme tesmoin de ses perfidies, je juray que je ne l’aimerois jamais, autant de fois qu’il m’avoit juré de m’aimer à jamais, & je puis dire que nous fusmes aussi parjures l’un que l’autre ; car lors que ma haineestoit en sa plus grande fureur : ne voyla pas un vaisseau qui venoit de Callais, pour rapporter que le secours y estoit arrivé heureusement, qui nous dit que Lydias y avoit passé, en intention de faire la guerre avec ceux de la grand Bretaigne, mais qu’aussi tost que le gouverneur du lieu (qui s’estoit trouvé parent d’Aronte) en avoit esté adverty, il l’avoit fait mettre en prison, comme ayant esté desja auparavant condamné ; qu’on le tenoit pour perdu, par ce que ce gouverneur avoit un tres-grand credit parmy les Neustriens, qu’à la verité il y avoit un moyen de le sauver, mais si difficile qu’il n’y avoit personne qui le voulust hazarder, & qui estoit tel. Aussi tost que Lydias se vit saisi, il luy demanda comment un Chevalier plein de tant de reputation comme luy, vouloit venger ses querelles par la voye de la justice, & non point par les armes : car c’est une coustume entre les Gaulois de ne recourre jamais à la justice en ce qui offense l’honneur, mais au combat, & ceux qui font autrement sont tenus pour deshonorez. Lipandas, qui est le nom de ce gouverneur, luy respondit qu’il n’avoit point tué Aronte en homme de bien, & que s’il n’estoit condamné par la justice, il le luy maintiendroit avec les armes, mais qu’estant honteux de se battre avec un criminel, s’il y avoit quelqu’un de ses amis qui se presentast pour luy, il s’offroit de le combattre sur ceste querelle ; que s’il y estoit vaincu, il le mettroit en liberté, qu’autrement la justice en seroit faite, & que pour donner loisir à ses parens & amis, il le garderoit un mois en sa puissance ; que si personne ne se presentoit dans ce temps, il le remettroit entre les rigoureuses mains des anciens de Rothomague, pour estre traitté selon ses merites ; & qu’à fin qu’il n’y eut point d’avantage pour personne, il vouloit que ce combat se fist avec l’espée & le poignard, & en chemise. Mais que Lypandas estant estimé l’un des plus vaillans hommes de toute la Neustrie, il n’y avoit personne qui eust la hardiesse d’entreprendre ce combat, outre que les amis de Lydias n’en estant pas advertis, ne pouvoient luy rendre ce bon office. O Seigneur Chevalier, quand je me ressouviens des contrarietez qui me combattirent oyant ces nouvelles, il faut que j’advoüe que je ne fus de ma vie si confuse, non pas mesme quand ce perfide me laissa. Alors Amour voulut que je reconnusse les propositions faites contre luy, estre plus impuissantes quand il vouloit, que les flots n’aboyent en vain contre un rocher pour l’ébranler : car il fallut pour payer le tribut d’Amour recourre à l’ordinaire monnoye dont l’on paye ses imposts, qui sont les larmes. Mais apres avoir longuement, & vainement pleuré l’infidele Lydias, il fallut en fin que je me resolusse à sa conservation, quoy qu’elle me deust couster & le repos & l’honneur. Et transportée de ceste nouvelle fureur, ou plustost de ce renouvellement d’Amour, je resolus d’aller à Calais, en intention de trouver là les moyens d’advertir les parens, & les amis de Lydias : & donnant ordre le plus secrettement qu’il me fut possible à mon voyage, une nuict je me dérobay en l’habit que vous me voyez, mais la fortune fut si mauvaise pour moy, que je demeuray plus de quinze jours sans trouver vaisseau qui allast de ce costé-là : je ne sçay que devindrent mes parents me trouvant partie, car je n’en ay point eu de nouvelle depuis ; bien m’asseure-je que la vieillesse de mon pauvre pere n’aura pû resister à ce déplaisir, car il m’aimoit plus tendrement que luy mesme, & m’avoit tousjours nourrie si soigneusement, que je me suis plusieurs fois estonnée, comme j’ay pû souffrir les incommoditez que depuis mon départ j’ay supportées en ce voyage, & faut dire que c’est Amour, & non pas moy. Mais pour reprendre nostre discours, apres avoir attendu quinze ou seize jours sur le bord de la mer, en fin il se presenta un vaisseau, avec lequel j’arrivay à Calais, lors qu’il n’y avoit plus que cinq ou six jours du terme que Lypandas luy avoit donné. Le bransle du vaisseau m’avoit de sorte estourdie, que je fus contrainte de tenir le lict deux jours : Si bien qu’il n’y avoit plus temps de pouvoir advertir les parens de Lydias, ne sçachant mesme qui ils estoient, ny où ils se tenoient. Si cela me troubla, vous le pouvez juger : parce mesme qu’il sembloit que je fusse venuë tout à propos pour le voir mourir, & pour assister à ses funerailles. Dieux, comment vous disposez de nous ! j’estois tellement outrée de ce desastre, que jour & nuict les larmes estoient en mes yeux. En fin le jour avant le terme, transportée du desir de mourir avant que Lydias, je me resolus d’entrer au combat contre Lypandas. Quelle resolution, ou plustost quel desespoir ! car je n’avois de ma vie tenu espée en la main, & ne sçavois bonnement de laquelle il falloit prendre le poignard ou l’espée, & toutefois me voila resoluë d’entrer au combat contre un Chevalier qui toute sa vie avoit fait ce mestier, & qui avoit tousjours acquis tiltre de brave, & vaillant. Mais toutes ces considerations estoient nulles envers moy, qui avois esleu de mourir avant que celuy que j’aimois perdist la vie. Et quoy que je sceusse bien que je ne le pourrois pas sauver, toutefois ce ne m’estoit peu de satisfaction qu’il deust avoir ceste preuve de mon amitié. Une chose me tourmentoit infiniment, à quoy je voulus tascher de donner remede, qui estoit la crainte d’estre connuë de Lydias, & que cela ne m’empeschast d’achever mon dessein ; par ce que nous devions combattre desarmez : Pour à quoy remedier, j’envoyay un cartel à Lypandas, par lequel apres l’avoir deffié, je le priois qu’estant tous deux Chevaliers, nous nous servissions des armes que les Chevaliers ont accoustumé, & non point de celles des desesperez. Il respondit que le lendemain il se trouveroit sur le camp, & que j’y vinsse armé, qu’il en feroit de mesme, toutefois qu’il vouloit que ce fust à son choix : Apres avoir commencé le combat de ceste sorte, pour ma satisfaction, de l’achever pour la sienne comme il l’avoit proposé au commencement. Moy qui ne doutois point qu’en toute sorte je n’y deusse mourir, l’acceptay comme il le voulut. Et en ce dessein le lendemain armée de toute piece je me presentay sur le camp, mais il faut advoüer le vray, j’estois si empeschée en mes armes, que je ne sçavois comme me remuer. Ceux qui me voyoient aller chancelant, pensoient que ce fust de peur du combat, & c’estoit de foiblesse : Bien tost apres voila venir Lypandas armé & monté à l’advantage, qui à son abord effroyoit ceux mesmes à qui le danger ne touchoit point, & croyriez vous que je ne fus point estonnée, que quand le pauvre Lydias fut conduit sur un eschafaut pour assister au combat, car la pitié que j’eus de le voir en tel estat, me toucha de sorte, que je demeuray fort long temps sans me pouvoir remuer. En fin les juges me menerent vers luy, pour sçavoir s’il m’acceptoit pour son champion ; il me demanda qui j’estois, lors contrefaisant ma parole. Contentez-vous Lydias, luy dis-je, que je suis le seul qui veut entreprendre ce combat pour vous. Puis que cela est, repliqua-t’il, vous devez estre personne de valeur, & c’est pourquoy, dit-il, se tournant vers les juges, je l’accepte ; Et ainsi que je m’en allois, il me dit : Chevalier vaillant, n’ayez peur que vostre querelle ne soit juste. Lydias, luy respondis je, fusse-je aussi asseuré que tu n’eusse point d’autreinjustice : & apres je me retiray si resoluë à la mort, que des-ja il me tardoit que les trompettes donnassent le signal du combat. De fait au premier son je partis, mais le cheval m’esbranla de sorte, qu’au lieu de porter ma lance comme il falloit, je la laissay aller comme la fortune voulut : Si bien qu’au lieu de le frapper, je donnay dans le col du cheval, luy laissant la lance dans le corps, dont le cheval courut au commencement par le camp en despit de son maistre, & en fin tomba mort. Lypandas estoit venu contre moy avec tant de desir de bien faire, que la trop grande volonté luy fit faillir son coup : Quant à moy, mon cheval alla jusques où il voulut, car ce que je pus faire fut de me tenir sans tomber, & s’estant arresté de soy-mesme, & oyant Lypandas qui me cryoit de tourner à luy, avec outrages de ce que je luy avois tüé son cheval, je revins apres avoir mis la main à l’espée au mieux qu’il me fut possible, & non pas sans peine, mais mon cheval que j’avois peut-estre piqué plus que son courage ne vouloit, aussi tost que je l’eus tourné, prit de luy-mesme sa course, & si à propos qu’il vint heurter Lypandas de telle furie, qu’il le porta les pieds contremont : mais en passant il luy donna de l’espée dans le corps si avant que peu apres je le sentis faillir dessous moy, & ce ne fut peu que je me ressouvinsse d’oster les pieds des estrieux : car presque incontinent il tomba mort, mais par ma bonne fortune, si loing de Lypandas, que j’eus loisir de sortirde la selle, & me dépestrer de mon cheval. Alors je m’en vins à luy, qui des-ja s’approchoit l’espée haute pour me frapper ;& faut que je die que si Amour n’eust soustenu le faix des armes, je n’avois point de force qui le pûst faire : En fin voicy Lypandas qui de toute sa force me déchargea un coup sur la teste, la nature m’apprit à mettre le bras gauche devant, car autrement je ne me ressouvenois pas de l’escu que j’avois en ce bras là, le coup donna dessus si à plein, que n’ayant la force de le soustenir, mon escu me redonna un si grand coup contre la sallade, que les estincelles m’en vindrent aux yeux. Luy qui voyoit que je chancellois, me voulut recharger d’un autre encor plus pesant, mais ma fortune fut telle, que haussant l’espée, je rencontray la sienne si à propos du tranchant, qu’elle se mit en deux pieces, & la mienne à moitié rompuë, fit comme la sienne au premier coup, que je luy voulus donner, car il esquiva, & moy n’ayant la force de la retenir, je la laissay tomber jusques en terre, où de la pointe je rencontray une pierre qui la rompit. Lypandas alors voyant que nous estions tous deux avec mesme avantage, me dit. Chevalier ces armes nous ont esté également favorables, je veux essayer si les autres en seront de mesme, & pour ce desarmez vous, car c’est ainsi que je veux finir ce combat. Chevalier, luy respondis-je, à ce qui s’est passé vous pouvez bien connoistre que vous avez le tort, & delivrant Lydias vous devriez laisserce combat. Non non, dit Lypandas en colere, Lydias & vous mourrez. J’essayeray, repliquay je, de tourner ceste sentence sur vostre teste ; & lors m’esloignant dans le camp le plus que je pûs de Lydias, de peur d’estre reconnuë, avec l’aide de ceux qui le gardoient je me desarmay, & d’autant que nous avions fait provision tous deux d’une espée & d’un poignard, apres avoir laissé le pourpoint, nous venons l’un contre l’autre : Il faut que je vous die que ce ne fut point sans peine, que je cachois le sein, par ce que la chemise en dépit que j’en eusse monstroit l’enfleure des tetins, mais chacun eust pensé toute autre chose plutost que celle-là, & quant à Lydias il ne me pût reconnoistre, tant pour me voir en cét habit déguisé, que pour ce que j’estois enflammée de la chaleur des armes, & ceste couleur haute me changeoit beaucoup le visage : En fin nous voila Lypandas & moy à dix ou douze pas l’un de l’autre, l’on nous avoit méparty le Soleil, & les juges s’estoient retirez. Ce fut lors que veritablement je croyois mourir, m’asseurant qu’au premier coup il me mettroit l’espée dans le corps : Mais la fortune fut si bonne pour Lydias, car ce n’estoit que de sa vie que je craignois, que cét arrogant Lypandas venant de toute furie à moy, broncha si à propos qu’il vint donner de la teste presque à mes pieds : si lourdement que de luy-mesme il se fit deux blesseures, l’une du poignard, dont il se persa l’espaule droitte, & l’autre de l’espée donnant du front sur letrenchant. Quant à moy je fus si effroyée de sa cheute, que je croyois des-ja estre morte, & sans luy faire autre mal, je me reculay deux ou trois pas, il est vray que m’imaginant de le pouvoir vaincre plus par ma courtoisie que par ma valeur, je luy dis ; Levez vous Lypandas, ce n’est point en terre que je vous veux offenser. Luy qui estoit demeuré quelque temps estourdy du coup, tout en furie se releva pour se jetter sur moy : mais des deux blessures qu’il s’estoit faites, l’une l’aveugloit, & l’autre luy ostoit la force du bras, de sorte qu’il ne voyoit rien, & si ne pouvoit presque soustenir l’espée, dequoy m’appercevant je pris courage, & m’en vins à luy, l’espée haute, luy disant : Rends-toy Lypandas, autrement tu es mort. Pourquoy, me dit-il, me rendray-je, puis que les conditions de nostre combat ne sont pas telles ? contente toy que je mettray Lydias en liberté. Alors les juges estant venus, & Lypandas ayant ratiffié sa promesse, ils m’accompagnerent hors du camp comme victorieux : Mais craignant que l’on ne me fist quelque outrage en ce lieu là, pour y avoir Lypandas toute puissance, apres m’estre armée je m’approchay la visiere baissée de Lydias, & luy dis. Seigneur Lydias, remerciez Dieu de ma victoire, & si vous desirez que nous puissions plus longuement conferer ensemble, je m’en vay en la ville de Rigiaque, où j’attendray de vos nouvelles quinze jours, car apres ce terme je suis contraint de parachever quelque affaire, quim’emmenera loing d’icy, & pourrez demander le Chevalier Triste ; par ce que c’est le nom que je porte, pour les occasions que vous sçaurez de moy. Ne connoistray-je point, dit-il, autrement celuy à qui je suis tant obligé ? Ny pour vostre bien, luy dis-je, ny pour le mien il ne se peut : & à ce mot je le laissay : & apres m’estre pourveuë d’un autre cheval, je vins à Rigiaque où je demeuray depuis. Or ce traistre de Lypandas, aussi tost que je fus partie, fit remettre Lydias en prison plus estroitte qu’auparavant, & quand il s’en plaignoit, & qu’il luy reprochoit la promesse qu’il m’avoit faite, il respondoit qu’il avoit promis de le mettre en liberté, mais qu’il n’avoit pas dit quand, & que ce seroit dans vingt ans ; sinon avec une condition qu’il luy proposa, qui estoit de faire en sorte que je me remisse prisonniere en sa place, & qu’ainsi je payasse la rançon de sa liberté, par la perte de la mienne. Lydias luy respondit qu’il seroit aussi ingrat envers moy, que Lypandas perfide envers luy. Dequoy il s’offença de sorte, qu’il jura que si dans quinze jours je n’estois entre ses mains, il le remettroit entre celles de la justice : Et lors que Lydias luy remettoit devant les yeux sa foy parjurée : J’en ay fait, disoit-il, la penitence par les blessures que j’ay apportées du combat, mais ayant dés long temps promis aux Seigneurs Neustriens de maintenir la justice, ne suis-je pas plus obligé à la premiere qu’à la derniere promesse ? Les premiers jours s’écoulerent sans que j’y prissegarde, mais voyant que je n’en avois point de nouvelle, j’y envoyay un homme pour s’en enquerir. Par luy je sceus la malice de Lypandas, & mesme le terme qu’il avoit donné, & quoy que je prévisse toutes les cruautez, & toutes les indignitez qui se peuvent recevoir, si est-ce que je resolus de mettre Lydias hors de telles mains, n’ayant rien de si cher que sa conservation ; & par fortune le jour que vous me pristes je m’y en allois, & à ceste heure la tristesse que vous voyez en moy, & les souspirs qui ne me donnent point de cesse, procedent, non point de la prison où je suis (car celle-cy est bien douce au prix de celle que je m’estois proposée ) mais de sçavoir que ce perfide & cruel Lypandas, mettra sans doute Lydias entre les mains de ses ennemis, qui n’attendent autre chose pour en voir une déplorable & honteuse fin : car des quinze jours qu’il avoit donnez, les dix sont des-ja passez, si bien que je ne puis presque plus esperer de pouvoir rendre ce dernier office à Lydias. A ce mot les larmes luy empeschant la voix, elle fut contrainte de se taire, mais avec tant de demonstration de déplaisir, que Clidaman en fut esmeu & pour la consoler luy dit : Vous ne devez point, courageuse Melandre, vous perdre tellement de courage, que vous ne mainteniez la generosité en cet accident, que vous avez fait paroistre en tous les autres. Le Dieu qui vous a conservée en de si grands perils, ne veut pas vous abandonner en ceux-cyqui sont moindres. Vous devez croire que tout ce qui dépendra de moy, sera tousjours disposé à vostre contentement. Mais par ce que je suis sous un Prince, à qui je ne veux point déplaire, il faut que vostre liberté vienne de luy : bien vous promets-je d’y r’apporter de mon costé, tout ce que vous pourriez esperer d’un bon amy. Et la laissant avec ces bonnes paroles, il alla trouver Childeric, & le supplia d’obtenir du Roy Meroüé la liberté de ce jeune prisonnier : Le jeune Prince qui aimoit mon fils, & qui sçavoit bien que le Roy son pere seroit bien aise d’obliger Clidaman, sans retarder davantage, l’alla demander à Meroüé qui accorda tout ce que mon fils demandoit. Et par ce que le temps estoit si court, que la moindre partie qu’il en eust perduë eust fait faute à Melandre, il l’alla trouver en son logis, où l’ayant tirée à part. Chevalier triste, luy dit-il, il faut que vous changiez de nom, car si vos infortunes vous ont cy devant donné sujet de le porter, il semble que vous le perdrez bien tost. Le Ciel commence de vous regarder d’un œil plus doux que de coustume ; Et tout ainsi qu’un mal-heur ne vient jamais seul, de mesme le bon-heur marche toujours accompagné : Et pour tesmoignage de ce que je dis. Sçachez Chevalier (car tel vous veux-je nommer, puis que vostre generosité à bon droit vous en acquiert l’honorable tiltre) que desormais vous estes en liberté, & pouvez disposer de vos actions, tout ainsiqu’il vous plaira : Le Prince des Francs m’a permis de disposer de vous, & le devoir de Chevalier m’oblige non seulement à vous mettre en liberté, mais à vous offrir encore toute l’assistance, que vous jugerez que je vous puisse rendre. Mellandre oyant une parole tant inesperée, tressaillit toute de joye, & se jettant à ses pieds comme transportée, luy baisa la main pour remerciement d’une grace si grande : car le bien qu’elle s’estoit figurée de recevoir de luy, estoit d’estre mise à rançon, & l’incommodité du payement la desesperoit de le pouvoir faire si tost que le terme des quinze jours ne fust escoulé. Mais quand elle ouyt une si grande courtoisie. Vrayement, luy dit-elle, Seigneur Chevalier, vous faites paroistre que vous sçavez que c’est que d’aimer, puis que vous avez pitié de ceux qui en sont atteints : Je prie Dieu, attendant que je puisse m’en revencher, qu’il vous rende aussi heureux qu’il vous a fait courtois, & digne de toute bonne fortune ; & à l’heure mesme elle s’en voulut aller, ce que Clidaman ne voulut permettre, par ce que c’estoit de nuit. Le lendemain donc à bonne heure elle se mit en chemin, & ne tarda qu’elle ne vint à Calais, où de fortune elle arriva le jour avant le terme. Dés le soir elle eust fait sçavoir sa venuë à Lypandas, n’eust esté qu’elle fut d’advis, veu la perfidie de celuy avec qui elle avoit affaire, d’attendre le jour, afin que plus de personnes vissent le tort qu’il luy feroit, si de fortune il manquoit encores une fois de parole. Le jour donc estant venu, & l’heure du midy estant sonnée, que les principaux du lieu pour honorer le gouverneur estoient pour lors en sa maison ; voila le Chevalier Triste qui se presente à luy : à l’abord il ne fut point reconnu, car on ne l’avoit veu qu’au combat, où la peur luy avoit peut-estre changé le visage, & lors chacun s’approcha pour ouyr ce qu’il diroit. Lypandas, luy dit-il, je viens icy de la part des parents, & des amis de Lydias, afin de sçavoir de ses nouvelles, & pour te sommer de ta parole, ou bien de le mettre à quelque nouvelle condition, autrement ils te mandent par moy, qu’ils te publieront pour homme de peu de foy. Estranger, respondit Lypandas, tu leur diras, que Lydias se porte mieux qu’il ne fera dans peu de jours, par ce qu’aujourd’huy passé je le remettray entre les mains de ceux qui m’en vengeront, que pour ma parole je croy en estre quitte, en le remettant entre les mains de la justice, car la justice qu’est-ce autre chose qu’une vraye liberté ? Que pour de nouvelles conditions, je n’en veux point d’autre que celle que j’ay des-ja proposée, qui est que l’on me remette entre les mains celuy qui combattit contre moy, afin que j’en puisse faire à ma volonté, & je delivreray Lydias. Et qu’est-ce, luy dit-il, que tu en veux faire ? Quand j’auray, respondit-il, à te rendre conte de mes desseins, tu le pourras sçavoir. Et quoy, dit-il, es-tu encores en ceste mesme opinion ? Tout demesme, repliqua Lypandas. Si cela est, adjousta le Chevalier Triste, envoye querir Lydias, & je te remettray celuy que tu demandes. Lypandas, qui sur tout desiroit se venger de son ennemy, car il avoit tourné toute sa mauvaise volonté sur Mellandre, l’envoya incontinant querir. Lydias, qui sçavoit bien ce jour estre le dernier du terme qu’on luy avoit donné, croyoit que ce fust pour le conduire aux Seigneurs de la justice : toutefois encor qu’il en previst sa mort asseurée, si esleut-il plutost cela, que de voir celuy qui avoit combatu pour luy en ce danger à son occasion. Quand il fut devant Lypandas il luy dit : Lydias, voicy le dernier jour que je t’ay donné pour representer ton champion entre mes mains, ce jeune Chevalier est venu icy pour cét effet, s’il le fait, tu és en liberté. Mellandre durant ce peu de mots avoit toujours trouvé le moyen de tenir le visage de costé pour n’estre reconnuë, & quand elle voulut respondre, elle tourna tout à fait contre Lypandas, & luy dit : Ouy Lypandas, je l’ay promis, & je le fais, toy observe aussi bien ta parole, car je suis celuy que tu demandes, me voicy, qui ne redoute ny rigueur, ny cruauté quelconque, pourveu que mon amy sorte de peine. Alors chacun mit les yeux sur elle, & repassant par la memoire les façons de celuy qui avoit combatu, on connut qu’elle disoit vray. Sa beauté, sa jeunesse & son affection esmeurent tous ceux qui estoient presens, sinon Lypandas, qui se croyant infiniment offenséde luy, commanda incontinent qu’elle fust mise en prison, & permit que Lydias s’en allast. Luy qui desiroit plutost se perdre que de se voir obliger en tant de sortes, faisoit quelque difficulté : Mais Mellandre s’approcha de luy, & luy dit à l’aureille : Lydias allez vous-en, car de moy n’en soyez en peine, j’ay un moyen de sortir de ces prisons si facile, que ce sera quand je voudray, que si vous desirez de faire quelque chose à ma consideration, je vous supplie d’aller servir Meroüé, & particulierement Clidaman, qui est cause que vous estes en liberté, & luy dittes que c’est de ma part que vous y allez. Et sera-t’il possible, dit Lydias, que je m’en aille sans sçavoir qui vous estes ? Je suis, respondit-elle, le Chevalier Triste, & cela vous suffize, jusqu’à ce que vous ayez plus de commodité d’en sçavoir d’avantage. Ainsi s’en alla Lydias en resolution de servir le Roy des Francs, puis que celuy à qui il devoit deux fois la vie le vouloit ainsi. Mais cependant Lypandas commanda tres-expressément que Mellandre fust bien gardée, & la fit mettre en un crotton avec les fers aux pieds, & aux mains, resolu qu’il estoit de la laisser mourir de misere leans. Jugez en quel estat ceste jeune fille se trouva & quels regrets elle devoit faire contre Amour ; Ses vivres estoient mauvais, & sa demeure effroyable, & toutes les autres incommoditez tres-grandes ; que si son affection n’eust supporté ces choses, il est impossible qu’elle n’y fust morte. Mais cependant la voix s’espanditpar toute la Neustrie, que Lydias par le moyen d’un sien amy avoit esté sauvé des prisons de Calais, & qu’il estoit allé servir le Roy Meroüé, cela fut cause qu’en mesme temps son bannissement fut renouvellé & declaré traistre à sa patrie : Luy toutefois ne faillit point de venir au camp des Francs, où cherchant la tente de Clidaman, elle luy fut monstrée. Aussi tost qu’il l’apperceut, & que Lindamor & Guyemantz le virent, ils coururent l’embrasser, mais avec tant d’affection & de courtoisie, qu’il en demeura estonné, car ils le prenoient tous pour Ligdamon, qui peu de jours auparavant s’estoit perdu en la bataille qu’ils avoient euë contre les Neustriens, auquel il ressembloit de sorte, que tous ceux qui connoissoient Ligdamon y furent déceuz : en fin ayant esté reconnu pour estre Lydias l’amy de Mellandre, il le conduit à Meroüé, où en presence de tous, Lydias raconta au Roy le discours de sa prison tel que vous avez ouy, & la courtoisie que par deux fois il avoit receuë de ce Chevalier inconneu, & pour la fin le commandement qu’il luy avoit fait de le venir servir, & particulierement Clidaman. Alors Clidaman apres que le Roy l’eust receu & remercié de son amitié, luy dit : Est-il possible Lydias, que vous n’ayez point conneu celuy qui a combattu, & qui est en prison pour vous ? Non certes, dit-il. O vrayement, adjousta-il, voila la plus grande mesconnoissance dont j’aye jamais ouy parler, avez-vous jamais veupersonne qui luy ressemblast ? Je n’en ay point de memoire, dit Lydias tout estonné : Or je veux donc dire au Roy une histoire la plus digne de compassion qu’autre que l’Amour ait jamais causée : & sur cela il reprit la fin du discours où Lydias avoit raconté qu’il estoit allé en la grand’Bretagne, de la courtoisie qu’il trouva, auquel il adjousta discrettement l’Amour de Mellandre, les promesses qu’il luy avoit faites de la conduire en Neustrie avec luy s’il estoit contraint de partir, de sa fuitte, & en fin de sa prison à Calais. Le pauvre Lydias estoit si estonné d’oüyr tant de particularitez de sa vie, qu’il ne sçavoit que penser : Mais quand Clidaman raconta la resolution de Mellandre à se mettre en voyage, & s’habiller en homme pour advertir ses parens, & puis de s’armer & entrer au camp clos contre Lypandas, & les fortunes de ses deux combats, il n’y avoit celuy des escoutans qui ne demeurast ravy, & plus encores quand il paracheva tout ce que je vous ay raconté. O Dieux ! s’escria Lydias, est-il possible que mes yeux ayent esté si aveuglez ! que me reste-il pour sortir de ceste obligation ? Il ne vous reste plus, luy dit Clidaman, que de mettre pour elle ce qu’elle vous a conservé. Cela, adjousta Lidias avec un grand souspir, est ce me semble peu de chose ; si l’entiere affection qu’elle me porte n’est accompagnée de la mienne. Cependant qu’ils se tenoient tels discours, tous ceux qui ouyrent Clidaman, disoient que cette seule fille meritoit que cette grande armée allast attaquer Calais. En verité, dit Meroüé, je lairray plutost toutes choses en arriere que je ne fasse rendre la liberté à une Dame si vertueuse, aussi bien nos armes ne sçauroient estre mieux employées qu’au service de ses semblables.

  Le soir estant venu, Lydias s’adressa à Clidaman, & luy descouvrit qu’il avoit une entreprise infaillible sur Calais, qu’il avoit faite durant le temps qu’il y estoit prisonnier, que si on luy vouloit donner des gens, sans doute il les mettroit dedans : cét advis ayant esté r’apporté à Meroüé, fut trouvé si bon, qu’il resolut d’y envoyer. Ainsi fut donné cinq cens Archers, conduits par deux cens hommes d’armes, pour executer ceste entreprise : la conclusion fut (car je ne sçaurois raconter au long cét affaire) que Calais fut pris, Lypandas prisonnier, & Mellandre mise hors de sa captivité : mais je ne sçay comment ny pourquoy, à peine estoit le tumulte de la prise de la ville cessé, que l’on prit garde que Lydias, & Mellandre s’en estoient allez, si bien que depuis on n’a sceu qu’ils estoient devenus. Or durant toutes ces choses, le pauvre Ligdamon a esté le plus tourmenté pour Lydias qu’il se puisse dire, car estant prisonnier entre les mains des Neustriens, il fut pris pour Lydias, & aussi tost condamné à la mort. Clidaman fit que Meroüé leur envoya deux Heraux d’armes pour leur faire entendre qu’ils se trompoient, mais l’asseurance que Lypandas fraischement leur enavoit donnée les fit passer outre, sans donner croyance à Meroüé. Ainsi voila Ligdamon mis dans la cage des Lions, où l’on dit qu’il fit plus qu’un homme ne peut faire, mais sans doute il y fust mort, n’eust esté qu’une tres-belle Dame le demanda pour mary : leur coustume qui le permet ainsi, le sauva pour lors, mais tost apres il mourut, car aimant Silvie avec tant d’affection, qu’elle ne luy pouvoit permettre d’espouser autre qu’elle, il esleut plutost le tombeau que cette belle Dame : ainsi quand on les voulut espouser il s’empoisonna, & elle qui croyoit que veritablement c’estoit Lydias qui autrefois l’avoit tant aimée, s’empoisonna aussi du mesme breuvage. Ainsi est mort le pauvre Lygdamon avec tant de regret de chacun, qu’il n’y a personne mesme entre les ennemis qui ne le plaigne, mais ç’a esté une gratieuse vengeance que celle dont Amour a puni le cruel Lipandas, car repassant par le ressouvenir, la vertu, la beauté, & l’affection de Mellandre, il en est devenu si amoureux, que le pauvre qu’il est n’a autre consolation que de parler d’elle : mon fils me mande qu’il fait ce qu’il peut pour le sortir de prison, & qu’il espere de l’obtenir.

  Voila, continua Amasis, comme ils vivent si pleins d’honneurs & de loüanges, que chacun les estime plus qu’autres qui soient en l’armée. Je prie Dieu, adjousta Adamas, qu’il les continuë en ceste bonne fortune, & cependant qu’ils discouroient ainsi, ils virent venir de loing Leonide & Lucinde, avec le petit Meril : Je dis Lucinde, parce que Celadon comme je vous ay dit portoit ce nom, suivant la resolution que Galathée avoit faitte. Amasis qui ne la connoissoit point, demanda qui elle estoit : C’est respondit Galathée, une parente d’Adamas, si belle, & si remplie de vertu, que je l’ay prié de me la laisser pour quelque temps, elle se nomme Lucinde. Il semble, dit Amasis, qu’elle soit bien autant advisée comme belle, je m’assure, adjousta Galathée que son humeur vous plaira, & si vous le trouvez bon, elle viendra, Madame, avec nous à Marcilly. A ce mot Leonide arriva si pres, que Lucinde pour baiser les mains à Amasis, s’advança, & mettant un genoüil en terre luy baisa la main avec des façons si bien contrefaittes, qu’il n’y avoit celuy qui ne la prist pour fille. Amasis la releva, & apres l’avoir embrassée la baisa, en luy disant qu’elle aimoit tant Adamas, que tout ce qui luy touchoit luy estoit aussi cher, que ses plus chers enfans. Alors Adamas prit la parolle de peur que si la fainte Lucinde respondoit, on ne reconnust quelque chose à sa voix ; mais il ne falloit pas qu’il en eust peur, car elle sçavoit si bien faindre, que la voix, comme le reste, eust aydé à parachever encor mieux la tromperie. Toutefois pour ce coup elle se contenta d’avoüer la response d’Adamas seulement avec une reverence basse, & puis se retira entre les autres Nymphes, n’attendant que la commodité de se pouvoir dérober. En fin l’heure estant venuë du disner, Amasis s’en retourna au logis, oùtrouvant les tables prestes, chacun plein de contentement des bonnes nouvelles receuës disna joyeusement, sinon la belle Silvie, qui avoit tousjours devant les yeux l’Idole de son cher Ligdamon, & en l’ame le ressouvenir qu’il estoit mort pour elle ; ce fut ce sujet qui les entretint une partie du disner, car la Nymphe vouloit bien que l’on sçeust qu’elle aimoit la memoire d’une personne, & si vertueuse, & si dediée à elle : mais cela d’autant qu’estant morte elle ne pouvoit plus l’importuner, ny se prevaloir de ceste bonne volonté. Apres le repas que toutes ces Nymphes estoient attentives les unes à joüer, les autres à visiter la maison, les unes au jardin, & les autres à s’entretenir de divers discours dans la chambre d’Amasis : Leonide sans que l’on s’en apperceust, faignant de se vouloir preparer pour partir, sortit hors de la chambre, & peu apres Lucinde, & s’estant trouvées au rendez-vous qu’elles s’estoient données, faignant d’aller se promener, sortirent hors du chasteau, ayant caché soubs leurs manthes chacune une partie des habits du Berger, & quand ils furent au fond du bois, le Berger se desabilla, & prenant l’habit accoustumé, remercia la Nymphe du bon secours qu’elle luy avoit donné, & luy offrit en eschange sa vie, & tout ce qui en despendoit. Alors la Nymphe avec un grand souspir : Et bien, dit-elle, Celadon, ne vous ay-je pas bien tenu la promesse que je vous ay faitte ? Ne croyez vous pas estre obligé d’observer demesme ce que vous m’avez promis ? Je m’estimerois, respondit le Berger, le plus indigne qui ait jamais vescu, si j’y faillois. Or Celadon, dit-elle alors, ressouvenez-vous donc de ce que vous m’avez juré, car je suis resoluë à cet’heure d’en tirer preuve. Belle Nymphe, respondit Celadon, disposez de tout ce que je puis, comme de ce que vous pouvez, car vous ne serez point mieux obeye de vous mesme que de moy. Ne m’avez vous promis, repliqua la Nymphe, que je recherchasse vostre vie passée, & que ce que je trouverois que vous pourriez faire pour moy, vous le feriez ; & luy ayant respondu qu’il estoit vray. Or bien Celadon, continua-t’elle, j’ay fait ce que vous m’avez dit, & quoy que l’on peigne Amour aveugle, si m’a t’il laissé assez de lumiere pour connoistre que veritablement vous devez continuer l’Amour que vous avez si souvent promise eternelle à vostre Astrée : car « les dégoustemens d’Amour ne permettent que l’on soit ny parjure ny infidele ; & ainsi quoy que l’on vous ait mal traitté, vous ne devez pas faillir à ce que vous devez : car jamais l’erreur d’autruy ne lave nostre faute ». Aimez donc la belle & heureuse Astrée, avec autant d’affection & de sincerité que vous l’aimastes jamais, servez-la, adorez-la, & plus encore s’il se peut, car « Amour veut l’extremité en son sacrifice » : mais aussi j’ay bien connu que les bons offices que je vous ay rendus, meritent quelque reconnoissance de vous, & sans doute, parce qu' »Amour ne se peut payer que par Amour », vous seriez obligé de me satisfaire en mesme monnoye, si l’impossibilité n’y contredisoit : mais puis qu’il est vray qu' »un cœur n’est capable que d’un vray Amour », il faut que je me paye de ce qui vous reste ; doncques n’ayant plus d’Amour à me donner, comme à Maistresse, je vous demande vostre amitié, comme vostre sœur, & que d’or’en là vous m’aimiez, me cherissiez, & me traittiez comme telle. On ne sçauroit representer le contentement de Celadon oyant ces paroles, car il advoüa que celle-cy estoit une des choses qu’en sa misere il reconnoissoit particulierement pour quelque espece de contentement ; c’est pourquoy apres avoir remercié la Nymphe de l’amitié qu’elle luy portoit, il luy jura de la tenir pour sa sœur, & n’user jamais en son endroit que comme ce nom luy commandoit. Là dessus pour n’estre retrouvez, ils se separerent tres-contens, & satisfaits l’un de l’autre. Leonide retourna au Pallais, & le Berger continua son voyage, fuyant les lieux où il croyoit pouvoir rencontrer des Bergers de sa connoissance, & laissant Mont-Verdun à main gauche, il passa au milieu d’une grand’plaine, qui en fin le conduit jusques sur une coste un peu relevée, & de laquelle il pouvoit reconnoistre, & remarquer de l’œil la plus part des lieux où il avoit accoustumé de mener paistre ses trouppeaux de l’autre costé de Lignon, où Astrée le venoit trouver, où ils passoient quelquefois la chaleur trop aspre du Soleil : bref cette veuë luy remit devant les yeux la plus part des contentements qu’il payoit à cet’heure si cherement, & en ceste consideration s’estant assis au pied d’un arbre, il souspira tels vers.


RESSOUVENIRS.

Icy mon beau Soleil repose,
Quand l’autre paresseux s’endort :
Et puis le matin quand il sort,
Couronné d’œillet, & de rose,
Pour chasser l’effroy de la nuit :
Deça premierement reluit,
Le Soleil que mon ame adore,
Apportant avec luy le jour
A ces campagnes qu’il honore,
Et qu’il va remplissant d’Amour.

Sur les bords de ceste riviere
Il se fait voir diversement,
Quelquefois tout d’embrasement ;
D’autrefois couvrant sa lumiere,
Il semble devenu jalous,
Qu’il se veuille ravir de nous :
Ainsi que sous la nuë sombre,
Le Soleil cache sa beauté,
Sans que toutefois si peu d’ombre,
Puisse en bien couvrir la clarté.

Mais que veut dire qu’il ne brusle,
Comme on voit que l’autre Soleil
Seiche les herbes de son œil,
Durant l’ardente canicule ?
Pourquoy dis-je ne seiche aussi
Mon Soleil les herbes d’icy ?
J’entens Amour, c’est que ma Dame,
N’eslance ses rayons vaincueurs,
Dessus ces corps qui n’ont point d’ame,
Et ne veut brusler que des cueurs.

Fonteine qui des Sicomores,
Le beau nom t’en vas empruntant,
Tu m’as veu jadis si contant,
Et pourquoy ne le suis-je encores ?
Quel erreur puis-je avoir commis
Qui rend les Dieux mes ennemis ?
Sont-ils sujets comme nous sommes
D’estre quelquefois envieux ?
Ou le change propre des hommes,
Peut-il attaindre jusqu’aux Dieux ?

Jadis sur tes bords ma Bergere,
Disoit, sa main dedans ma main :
Dispose le sort inhumain
De nostre vie passagere ;
Jamais Celadon en effet,
Le serment ne sera deffait,
Que dans ceste main je te jure ;
Et vif, & mort je t’aimeray,
Ou mourant dans ma sepulture,
Nostre amitié j’enfermeray.

Fueillage espais de ce bel arbre,
Qui couvres d’ombre tout l’entour ;
Ne te souviens tu point du jour,
Qu’à ses lis meslant le Cinabre,
De honte elle alloit rougissant,
Qu’un Berger pres d’elle passant,
Parlant à moy l’appella belle,
Et l’heur, & l’honneur de ces lieux ?
Car je ne veux, me disoit-elle,
Ressembler belle qu’à tes yeux.

Rocher où souvent à cachette,
Nous nous sommes entretenus,
Que peuvent estre devenus,
Tous ces Amours que je regrette ?
Les Dieux tant de fois invoquez,
Souffriront-ils d’estre moquez ?
Et d’avoir la priere ardante,
D’elle, & de moy receuë en vain,
Puis qu’ores son ame changeante
Paye ces amours d’un desdain ?

Veuille le Ciel, disoit Astrée,
Que je meure avant que de voir,
Que mon pere ait plus de pouvoir,
D’une haine opiniastrée,
En sa trop longue inimitié,
A nous separer d’amitié
Que nostre amitié ferme & sainte,
A nous rejoindre, & nous unir :
Aussi bien de regret attainte,
Je mourrois la voyant finir.

En toy vieux sauls, dont l’escorce
Sans plus se deffend des saisons,
Dy moy, n’ay-je point de raisons,
De me plaindre de ce divorce,
Et de t’en adresser mes cris ?
Combien avons nous nos escris
Fiez dessous ta seure garde,
Dans le creux du tronc my-mangé ?
Mais ores que je te regarde,
Combien saule tout est changé !

Ces pensers eussent plus longuement retenu Celadon en ce lieu, n’eust esté la survenuë du Berger desolé, qui plaignant continuellement sa perte, s’en venoit souspirant ces vers.


SUR UNE TROP
prompte mort.

Vous qui voyez mes tristes pleurs,
Si vous sçaviez de quels mal-heurs
J’ay l’ame attainte,
Au lieu de condamner mon œil,
Vous adjousteriez vostre dueil
Avec ma plainte.
Dessous l’horreur d’un noir tombeau,
Ce que la terre eut de plus beau
Est mis en cendre.
O destins trop pleins de rigueur,
Pourquoy mon corps, comme mon cœur,
N’y peut descendre ?
Elle ne fut plustost çà bas,
Que les Dieux par un prompt trépas,
Me l’ont ravie,
Si bien qu’il sembloit seulement,
Que pour entrer au monument
Elle eust eu vie.
Pourquoy falloit-il tant d’Amour,
Si ressemblant la fleur d’un jour
A peine née,
Le Ciel la monstroit pour l’oster,
Et pour nous faire regretter
Sa destinée ?
Comme à son arbre estant serré
Du tronc mort n’est point separé
L’heureux lyerre,
Pour le moins me fust il permis,
Vif aupres d’elle d’estre mis
Dessous sa pierre !
Content pres d’elle je vivrois ;
Et si là dedans de la voix
J’avois l’usage,
Je benirois d’un tel sejour
La mort qui m’auroit de l’Amour
Laissé tel gage.

Celadon qui ne vouloit point estre veu de personne qui le pûst connoistre, d’aussi loing qu’il vid ce Berger, commença peu à peu de se retirer dans l’espaisseur de quelques arbres, mais voyant que sans s’arrester à luy il passoit outre pour s’asseoir au mesme lieu d’où il venoit de partir, il le suivit pas à pas, & si à propos, qu’il pût ouïr une partie de ses plaintes. L’humeur de ce Berger inconnu simpathisant avec la sienne, le rendit curieux de sçavoir par luy des nouvelles de sa Maistresse, & mesme croyant ne pouvoir en sçavoir plus aisément par autre sans estre reconnu. Doncques s’approchant de luy : Ainsi, luy dit-il, triste Berger, Dieu te donne le contentement que tu regrettes, comme de bon cœur je l’en prie, & ne pouvant davantage, tu dois recevoir ceste priere de bonne part ; que si elle t’oblige à quelque ressentiment de courtoisie, dy moy je te supplie, si tu connois Astrée, Phillis, & Lycidas, & si cela est, dy m’en ce que tu en sçais. Gentil Berger, respondit-il, tes paroles courtoises m’obligent àprier le Ciel en eschange de ce que tu me souhaittes, qu’il ne te donne jamais occasion de regretter ce que je pleure, & de plus de te dire tout ce que je sçay des personnes dont tu me parles, quoy que la tristesse avec laquelle je vy, me deffende de me mesler d’autres affaires que des miennes. Il peut y avoir un mois & demy que je vins en ce pays de Forests, non point comme plusieurs pour essayer la fonteine de la verité d’Amour, car je ne suis que trop asseuré de mon mal, sans en avoir de nouvelles certitudes, mais suivant le commandement d’un Dieu, qui des rives herbeuses de la glorieuse Seine, m’a envoyé icy avec asseurance que j’y trouverois remede à mon déplaisir. Et depuis la demeure de ces villages m’a semblé si agreable, & selon mon humeur : que j’ay resolu d’y demeurer aussi longuement, que le Ciel me le voudra permettre. Ce dessein a esté cause que j’ay voulu sçavoir l’estre, & la qualité de la pluspart des Bergers, & Bergeres de la contrée, & par ce que ceux dont vous me demandez des nouvelles sont les principaux de cet hameau, qui est delà l’eau vis à vis d’icy, où j’ay choisi ma demeure, je vous en sçauray dire presque autant que vous en pourriez desirer. Je ne veux adjousta Celadon, sçavoir autre chose, sinon comme ils se portent. Tous, dit-il, sont en bonne santé. Il est vray que comme « la vertu est tousjours celle qui est la plus agitée », ils ont eu un coup de l’aveugle & muable fortune, qu’ils ressentent jusques en l’ame, qui est la perte de Celadon, un Berger que je ne connoy point, & qui estoit frere de Lycidas, tant aimé, & estimé de tous ceux du rivage, que sa perte a esté ressentie generalement de tous, mais beaucoup plus de ces trois personnes que vous avez nommées : car on tient, c’est à dire ceux qui sçavent un peu des secrets de ce monde, que ce Berger estoit serviteur d’Astrée, & que ce qui les a empeschez de se marier a esté l’inimitié de leurs parents. Et comment dit-on, repliqua Celadon, que ce Berger se perdit ? On le raconte, dit-il, de plusieurs sortes, les uns en parlent selon leur opinion, les autres selon les apparences, & d’autres selon le rapport de quelques uns, & ainsi la chose est contée fort diversement. Quant à moy j’arrivay sur ces rives, le mesme jour qu’il se perdit, & me souviens que je vis chacun si espouvanté de cet accident, qu’il n’y avoit personne qui sceust m’en donner bon conte : En fin, & c’est l’opinion plus commune, par ce que Phillis, & Astrée, & Lycidas mesme le racontent ainsi, s’estant endormy sur le bord de la riviere en songeant, il faut qu’il soit tombé dedans ; & de fait la belle Astrée en fit de mesme, mais ses robbes la sauverent. Celadon alors jugea, que prudemment ils avoient tous trois trouvé ceste invention, pour ne donner occasion à plusieurs de parler mal à propos sur ce sujet, & en fut tres-aise, car il avoit tousjours beaucoup craint que l’onsoupçonnast quelque chose au desadvantage d’Astrée, & pour ce continuant ses demandes : Mais, dit-il, que pensent-ils qu’il soit devenu ? Qu’il soit mort, respondit le Berger desolé, & vous asseure bien qu’Astrée en a porté, quoy qu’elle faigne, un si grand déplaisir, qu’il n’est pas croyable combien chacun dit qu’elle est changée. Si est-ce que si Diane ne l’en empesche, elle est la plus belle de toutes celles que je vis jamais, hors-mis ma chere Cleon, mais ces trois là peuvent aller du pair. Quelqu’autre, adjousta Celadon, en dira de mesme de sa Maistresse : car « l’Amour a cela de propre, non pas de boucher les yeux comme quelques uns croyent, mais de changer les yeux de ceux qui ayment en l’Amour mesme, & d’autant qu’il n’y eut jamais laydes Amours, jamais un Amant ne trouva sa Maistresse layde ». Cela, respondit le Berger, seroit bon si j’aimois Astrée, & Diane, mais n’en estant plus capable, j’en suis juge sans reproche : Et vous qui doutez de la beauté de ces deux Bergeres, estes vous estranger, ou bien si la haine vous fait commettre l’erreur contraire à celuy que vous dittes proceder de l’Amour ? Je ne suis nul des deux, dit Celadon, mais ouy bien le plus miserable & plus affligé Berger de l’Univers. Cela, dit Tyrcis, ne vous advoüeray-je jamais, si vous ne m’ostez de ce nombre. Car si vostre mal procede d’autre chose que d’Amour, vos playes ne sont pas si douloureuses que les miennes, d’autant que « le cœur estant la partie la plus sensible que nous ayons, nous en ressentons aussi plus vivement les offenses ». Que si vostre mal procede d’Amour, encor faut-il qu’il cede au mien, puis que « de tous les maux d’Amour il n’en y a point de tel que celuy qui nie l’esperance, ayant ouy dire de long temps, que là où l’espoir peut seulement laicher nostre playe, elle n’est aussi tost plus endoluë. Or cest espoir peut se mesler en tous les accidents d’Amour, soit desdain, soit courroux, soit haine, soit jalousie, soit absence, sinon où la mort a pris place : car ceste pasle Déesse avec sa fatale main, couppe d’un mesme tranchant l’espoir, dont le filet de la vie est coupé ». Or moy plus miserable que tous les plus miserables, je vay plaignant un mal sans remede, & sans espoir. Celadon alors luy respondit avec un grand souspir : O Berger, combien estes vous abusé en vostre opinion ! je vous advoüe bien que « les plus grands maux sont ceux d’Amour, de cela j’en suis trop fidele tesmoin, mais de dire que ceux qui sont sans espoir soient les plus douloureux, tant s’en faut que mesme ne meritent ils point d’estre ressentis, car c’est acte de folie de pleurer une chose à quoy l’on ne peut remedier ». Et Amour, qu’est-ce, respondit-il, sinon une pure folie ? Je ne veux pas, repliqua Celadon, entrer maintenant en ce discours, d’autant que je veux parachever le premier, & cestuy-cy seul meriteroit trop detemps. Mais dittes moy, plaignez-vous cette morte pour Amour ou non ? C’est, respondit-il pour Amour. Or « qu’est-ce qu’Amour, dit Celadon, sinon comme j’ay ouy dire à Sylvandre, & aux plus sçavans de nos Bergers, qu’un desir de la beauté que nous trouvons telle ». Il est vray, dit l’estranger. Mais, repliqua Celadon, est-ce chose d’homme raisonnable de desirer une chose qui ne se peut avoir ? non certes, dit-il. Or voyez donc, dit Celadon, comme la mort de Cleon doit estre le remede de vos maux, car puisque vous m’advoüez que « le desir ne doit estre où l’esperance ne peut attaindre, & que l’Amour n’est autre chose que desir ; la mort, qui à ce que vous dittes, vous oste toute esperance, vous doit par consequent oster tout le desir : & le desir mourant, il traisne l’Amour dans un mesme cercueil », & n’ayant plus d’Amour, puis que le mal que vous plaignez en vient, je ne sçay comment vous le puissiez ressentir. Le Berger desolé luy respondit : Soit Amour, ou haine, tant y a qu’il est plus veritable, que je ne le sçaurois dire, que mon mal est sur tous extréme : & par ce que Celadon luy vouloit repliquer, luy qui ne pouvoit souffrir d’estre contredit en ceste opinion, luy semblant que d’endurer les raisons contraires, c’estoit offenser les cendres de Cleon, luy dit : Berger, « ce qui est sous les sens est plus certain que ce qui est en l’opinion », c’est pourquoy toutes ces raisons que vous alleguez doivent ceder à ce que j’enressens, & sur cela il le recommanda à Pan, & prit un autre chemin, & Celadon de mesme contremont la riviere : & d’autant que « la solitude a cela de propre de representer plus vivement la joye ou la tristesse », se trouvant seul, il commença à estre traitté de sorte par le temps, sa fortune, & l’Amour, qu’il n’y avoit cause de tourment en luy, qui ne luy fust mise devant les yeux. Il estoit exempt de la seule jalousie : Aussi avec tant d’ennuys, si ce monstre le fust venu attaquer, je ne sçay quelles armes eussent esté assez bonnes pour le sauver. En ces tristes pensers, continuant ses pas il trouva le pont de la Bouteresse, sur lequel estant passé, il rebroussa contre bas la riviere, ne sçachant à quel dessein il prenoit par là son chemin ; car en toute sorte il vouloit obeïr au commandement d’Astrée, qui luy avoit deffendu de ne se faire voir à elle, qu’elle ne le luy commandast. En fin estant parvenu assez pres de Bon-lieu, demeure des chastes Vestalles, il fut comme surpris de honte d’avoir tant approché sans y penser, celle que sa resolution luy commandoit d’esloigner, & voulant s’en retourner, il s’enfonça dans un bois si espais & marescageux en quelques endroits, qu’à peine en pût-il sortir ; cela le contraignit de s’approcher davantage de la riviere, car le gravier menu luy estoit moins ennuyeux que la bouë. De fortune estant desja assez las du long chemin, il alloit cherchant un lieu où il se pûst reposer, attendant que la nuict luy permistde se retirer sans estre rencontré de personne, faisant dessein d’aller si loing que jamais on n’entendist de ses nouvelles, il jetta l’œil sur une caverne, qui du costé de l’entrée estoit lavée de la riviere, & de l’autre estoit à demy couverte d’une quantité d’arbres & de buissons, qui par leur espaisseur en ostoient la veuë à ceux qui passoient le long du chemin, & luy mesme n’y eust pris garde, n’eust esté, qu’estant contraint de passer le long de la rive, il se trouva tout contre l’entrée, où de fortune s’estant avancé, & luy semblant qu’il seroit bien caché jusques à la nuit, le lieu luy pleust de sorte, qu’il resolut d’y passer le reste de ses jours tristes & desastrez, faisant dessein de ne point sortir de tout le jour du fond de ceste grotte ; en ceste deliberation il commença de l’ageancer au mieux qu’il luy fut possible, ostant quelques cailloux, que la riviere estant grande y avoit portez : Aussi n’est-ce autre chose qu’un rocher, que l’eau estant grosse avoit cavé peu à peu & assez facilement, par ce que l’ayant au commencement trouvé graveleux & tendre, il fut aisément miné, en sorte que les divers tours que l’onde contrainte avoit faits, l’avoit arrondy comme s’il eust esté fait expres : Depuis venant à se baisser, elle estoit rentrée en son lict, qui n’estoit qu’à trois ou quatre pas de là. Le lieu pouvoit avoir six ou sept pas de longueur, & par ce qu’elle estoit ronde, elle en avoit autant de largeur, elle estoit un peu plus haute qu’un homme, toutefois en quelqueslieux il y avoit des pointes du rocher, que le Berger à coups de cailloux peu à peu alla rompant ; & parce que de fortune au plus profond il s’estoit trouvé plus dur, l’eau ne l’avoit cavé qu’en quelques endroits, qui donna moyen à Celadon avec peu de peine rompant quelques coings plus avancez de se faire la place d’un lict, enfoncé dans le plus dur du rocher, que puis il couvrit de mousse, qui luy fut une grande commodité, par ce que soudain qu’il pleuvoit à bon escient, le dessus de sa caverne, qui estoit d’un rocher fort tendre, estoit incontinent persé de l’eau : si bien qu’il n’y avoit point d’autre lieu sec que ce lict delicieux.

  Estant en peu d’heure accommodé de ceste sorte, il laissa sa juppe & sa panetiere, & les autres habits qui l’empeschoient le plus, & les liant ensemble, les mit sur le lict avec sa cornemuse, que tousjours il portoit en façon d’escharpe, mais par hazard en se despoüillant il tomba un papier en terre, qu’il reconnut bien tost pour estre de la belle Astrée. Ce ressouvenir n’estant empesché de rien qui le pûst distraire ailleurs (car rien ne se presentoit à ses yeux que le cours de la riviere) eut tant de pouvoir sur luy, qu’il n’y eut ennuy souffert depuis son bannissement, qui ne luy revint en la memoire. En fin se resveillant de ce penser, comme d’un profond sommeil, il vient à la porte de la caverne, où despliant le cher papier qu’il tenoit en ses mains, apres cent ardants & amoureux baisers, il dit : Ah ! cher papier autrefois cause de mon contentement, & maintenant occasion de rengreger mes douleurs, comme est-il possible que vous conserviez en vous les propos de celle qui vous a escrit, sans les avoir changez ? puis que la volonté où elle estoit alors, est tellement changée, qu’elle ny moy ne sommes plus ceux que nous soulions estre ? O quelle faute ! une chose sans esprit est constante, & le plus beau des esprits ne l’est pas. A ce mot l’ayant ouverte, la premiere chose qui se presenta fut le chiffre d’Astrée joint avec le sien. Cela luy remit la memoire de ses bon-heurs passez, si vive en l’esprit, que le regret de s’en voir décheu, le reduit presque au terme du desespoir. Ah ! chiffres, dit-il, tesmoins trop certains du mal-heur, où pour avoir esté trop heureux je me trouve maintenant : comment ne vous estes-vous separez, pour suyvre la volonté de ma belle Bergere ? car si autrefois elle vous a unis, ç’a esté en une saison, où nos esprits l’estoient encor davantage : Mais à ceste heure que le desastre nous a si cruellement separez, comment, ô chiffres bien-heureux, demeurez-vous encor ensemble ? C’est comme je croy, pour faire paroistre, que le Ciel peut pleuvoir sur moy toutes ses plus desastreuses influences, mais non pas faire jamais que ma volonté soit differente de celle d’Astrée. Maintenez donc, ô fidelles chiffres, ce symbole de mes intentions, afin qu’apres ma derniere heure, que je souhaitte aussi prompte que le premier moment que je respireray, vousfassiez paroistre à tous ceux qui vous verront de quelle qualité estoit l’amitié du plus infortuné Berger qui ait jamais aimé : Et peut-estre adviendra-il, si pour le moins les Dieux n’ont perdu tout souvenir de moy, qu’apres ma mort pour ma satisfaction, ceste belle vous pourroit retrouver, & que vous considerant, elle connoistra qu’elle eut autant de tort de m’esloigner d’elle, qu’elle avoit eu de raison de vous lier ensemble. A ce mot il s’assit sur une grosse pierre, qu’il avoit traisnée de la riviere à l’entrée de sa grotte, & là apres avoir essuyé ses larmes, il leut la lettre, qui estoit telle.


LETTRE D’ASTREE
A CELADON.

Dieu permette Celadon, que l’asseurance que vous me faites de vostre amitié, me puisse estre aussi longuement continuée, comme d’affection je vous en supplie, & de croire que je vous tiens plus cher, que si vous m’estiez frere, & qu’au tombeau mesme je seray vostre.

Ce peu de mots d’Astrée, furent cause de beaucoup de maux à Celadon, car apres les avoir maintefois releus, tant s’en faut qu’il y retrouvast quelque allegement, qu’au contrairece n’estoit que davantage envenimer sa playe, d’autant qu’ils luy remettoient en memoire une à une, toutes les faveurs que ceste Bergere luy avoit faites, qui se faisoient regretter avec tant de desplaisir, que sans la nuit qui survint, à peine eust-il donné tréve à ses yeux qui pleuroient ce que la langue plaignoit, & le cœur souffroit. Mais l’obscurité le faisant rentrer dans sa caverne, interrompit pour quelque temps ses tristes pensers, & permit à ce corps travaillé de ses ennuis, & de la longueur du chemin, de prendre par le dormir pour le moins quelque repos. Des-ja par deux fois le jour avoit fait place à la nuit, avant que ce Berger se ressouvint de manger, car les tristes pensers l’occupoient de sorte, & la melancolie luy remplissoit si bien l’estomac, qu’il n’avoit point d’appetit d’autre viande, que de celle que le ressouvenir de ses ennuis luy pouvoit preparer, destrampée avec tant de larmes que ses yeux sembloient deux sources de fontaine, & n’eust esté la crainte d’offenser les Dieux en se laissant mourir, & plus encores celle de perdre par sa mort la belle idée qu’il avoit d’Astrée en son cœur, sans doute il eust esté tres-aise de finir ainsi le triste cours de sa vie : Mais s’y voyant contraint, il visita sa panetiere que Leonide luy avoit fort bien garnie, la provision de laquelle luy dura plusieurs jours, car il mangeoit le moins qu’il pouvoit : En fin il fut contraint de recourre aux herbes & aux racines plus tendres, & par bon rencontre il se trouva qu’assezpres de là il y avoit une fontaine fort abondante en cresson, qui fut son vivre plus asseuré & plus delicieux, car sçachant où trouver asseurément dequoy vivre, il n’employoit le temps qu’à ses tristes pensers, aussi luy faisoient-ils si fidele compagnie, que comme ils ne pouvoient estre sans luy, aussi n’estoit-il jamais sans eux. Tant que duroit le jour, s’il ne voyoit personne autour de sa petite demeure, il se promenoit le long du gravier, & là bien souvent sur les tendres escorces des jeunes arbres, il gravoit le triste sujet de ses ennuis, quelquefois son chiffre & celuy d’Astrée ; que s’il luy advenoit de les entrelasser ensemble, soudain il les effaçoit, & disoit : Tu te trompes Celadon, ce n’est plus la saison où ces chiffres te furent permis : Autant que tu és constant, autant à ton desavantage toute chose est changée. Efface, efface, miserable, ce trop heureux tesmoing de ton bon-heur passé, & si tu veux mettre avec ton chiffre ce qui luy est plus convenable, mets y des larmes, des peines, & des morts. Avec semblables propos Celadon se reprenoit, si quelquefois il s’oublioit en ces pensers, mais quand la nuit venoit, c’estoit lors que tous ses desplaisirs plus vivement luy touchoient en la memoire, car « l’obscurité a cela de propre qu’elle rend l’imagination plus forte », aussi ne se retiroit il jamais qu’il ne fust bien nuit : que si la Lune esclairoit, il passoit les nuits soubs quelques arbres : où bien souvent assouppy du sommeil, sans y penser il s’y trouvoit le matin : Ainsi alloit trainant sa vie ce triste Berger, qui en peu de temps se rendit si pasle, & deffait, qu’à peine l’eust-on pû reconnoistre, & luy-mesme quelquefois allant boire à la proche fontaine, s’estonnoit quand il voyoit sa figure dans l’eau, comme estant reduit en tel estat il pouvoit vivre : la barbe ne le rendoit point affreux, car il n’en avoit point encores, mais les cheveux qui luy estoient fort creus, la maigreur qui luy avoit changé le tour du visage, & allongy le nez, & la tristesse qui avoit chassé de ses yeux ces vifs esclairs, qui autrefois les rendoient si gratieux, l’avoient fait devenir tout autre qu’il ne souloit estre. Ah ! si Astrée l’eust veu en tel estat, que de joye & de contentement luy eust donné la peine de son fidelle Berger ! connoissant par un si asseuré tesmoignage, combien elle estoit vrayement aimée du plus fidele, & du plus parfait Berger de Lignon.

Fin de la premiere partie
d’Astrée.

Edition avec un glossaire des personnages intégré