12 avril [1842], mardi, neuf heures ¾
Bonjour mon Toto bien aimé. Bonjour mon cher petit homme. J’espère que tu n’es pas fâché contre moi de ce que je t’aime trop ? Tu ne veux pas que je sois jalouse, mon Toto, mais tu ne veux donc pas que je t’aime ? Tu ressembles en ceci à l’homme qui lorsqu’il avait bien dînéa voulait que tout le monde fût saoul. Quand tu as bien pris tes précautions, que tu m’as séquestrée, séparée et isolée de tout le monde [1], quand tu es plus que sûr de mon amour, tu te donnes des airs de confiance, de sécurité et d’insouciance à mon endroit et tu voudrais probablement que ce qui te rassure, toi, me tranquillise par contrecoup. Hélas ! mon pauvre bien aimé, nous sommes loin du compte et j’ai des motifs du reste pour être affreusement jalouse, pour ne parler que de ton entourage, de ta gloire, de ta beauté. Oui de ta beauté ineffable et divine, mon Toto, et de toutes les séductions qu’elle attire et enfin pour dernière et fondamentale raison : c’est que je t’aime absolument, entièrement, avec le cœur et l’âme, c’est-à-dire avec la jalousie la plus continue et la plus inquiète. Le jour où je ne serai plus jalouse c’est que je ne t’aimerai plus, mon Toto, ce jour là n’arrivera jamais, quelque envie que tu en aies. Ainsi, mon Toto, il faut prendre ton parti et te résigner à des accès de jalousie dont je ne suis pas toujours la maîtresse. J’ai vu le fameux [illis.] de Mme Franque et je l’ai renvoyé avec enthousiasme. Quant à l’ombrelle, elle me rendra un très grand service pour mon voyage en économisant ma neuve. Voilà les nouvelles de ce matin, ajoutez-y encore celle-ci que je vous aime comme une enragée et vous en saurez autant que moi.
Baisez-moi, mon petit homme, et songez que je ne vous ai pas baisé à mon aise depuis près d’un mois.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16348, f. 265-266
Transcription de Anne-Estelle Baco assistée de Florence Naugrette
a) « dîner ».
12 avril [1842], mardi après-midi, 9 h. ½
Je vous écris les cheveux épars, mon Toto, la figure toute imprégnée de jus de réglisse [2]. Je suis en train de faire la fameuse opération. S’il y a au monde quelque chose d’ennuyeux, c’est certainement cette atroce mécanique. Enfin, la rage d’être belle pour vous plaire est capable de me faire tout faire. Voilà à quoi aboutit un amour effréné comme le mien. C’est assez bête comme vous voyez et parfaitement ridicule mais je le fais et je le ferai probablement jusqu’à extinction de mes quatre cheveux, ce qui ne sera pas très long.
Je viens d’avoir la visite de la mère de Mme Guérard à qui j’ai donné 10 F, mais il ne me reste rien pour Mignon ni pour Lafabrègue [3]. La journée d’hier m’a ruinée [en] charbon, blanchissage, raccommodagea, enfin ça n’en finit pas. Mais qu’y faire, mon pauvre amour ? Si tu le sais, disb le moi, je le ferai tout de suite. En attendant, je t’épuise et je te tue car toutes ces nuits sans repos sont autant de jours retranchés de la vie. C’est toi même qui me l’asc dit, mon pauvre adoré. Quand je pense à ça, j’ai bien envie de me sauver au bout du monde. Mon Toto chéri, j’ai eu tort de consentir à cet arrangement qui te donnait toute la responsabilité de mon passé et t’imposait toutes les nécessités de ma vie jour par jour [4]. Enfin, mon pauvre ange, souviens toi, quand les forces te manqueront, que c’est toi qui l’as voulu absolument et ne cesse pas de m’aimer, je baise tes pieds adorés.
Juliette
BnF, Mss, NAF 16348, f. 267-268
Transcription de Anne-Estelle Baco assistée de Florence Naugrette
a) « racommodage ».
b) « dit ».
c) « l’a ».