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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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Jersey, 9 août 1852, lundi matin, 11 h. ½

Voici la matinée passée, mon bien-aimé et je ne t’ai pas encore vu. Je ne te verrai probablement pas avant ce soir c’est bien long. Je fais tout ce que je peux pour trouver des motifs sérieux à ton abstention de venir me voir et je n’en vois pas car jamais tu ne fus plus libre de tout travail et de devoirs publics. Quant à tes devoirs de famille que je respecte et pour lesquels je suis toujours prête à sacrifier mon bonheur personnel, ce n’est pas quelques instants donnés dans la journée à la pauvre femme qui n’a que toi au monde parce qu’elle n’a voulu n’avoir que toi, qui pourraient diminuer en rien tes joies domestiques. Aussi, mon Victor, si tu te rendais bien compte du sentiment que tu éprouves pour moi maintenant, tu verrais qu’il ne ressemble en rien à ton amour d’autrefois. Quant à moi mon pauvre cœur ne s’y trompe pas et je sens trop bien que tu ne m’aimes plus. Je ne t’en fais pas un reproche, mon beaucoup trop aimé, car il est impossible de mettre plus de ménagement et de délicatesse dans tes procédés et dans ton dévouement que tu n’en mets pour me donner le change sur le véritable état de ton cœur. Ce n’est pas ta faute si je me suis attardée si longtemps à t’aimer pendant que tu brûlais les étapes qui mènent droit à l’indifférence. Je ne t’accuse pas d’avoir suivi l’allure ordinaire de presque tout le monde mais je m’en veux d’avoir été si inhabile à te retenir dans les limites de la passion dont je ne sortirai jamais, dussé-jea vivre l’éternité. Mais ce n’est pas une raison pour t’en tourmenter et pour m’imposer à toi, bien au contraire. C’est pour cela, mon généreux adoré, que je te supplie de m’aider à prendre un parti raisonnable qui te laisse toute liberté de corps et de cœur, toute tranquillité d’esprit et d’âme. Je me sens tous les courages, excepté celui de vivre auprès de ton indifférence. Toi-même, mon Victor, tu dois éprouver une sorte de remords involontaire du chagrin que tu me fais tous les jours malgré toi. Je t’en supplie, ne t’entête pas par bonté à nous faire à tous les deux une vie d’impatience, de regret, de pitié et de désespoir. Ne me force pas à assister en chair et en os à la mort de toutes mes illusions. Je t’en prie, je t’en supplie au nom de ton amour passé.

Juliette.

BnF, Mss, NAF 16371, f. 201-202
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette
[Souchon]

a) « dussai-je ».

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