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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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Jersey, 17 septembre 1852, vendredi matin, 8 h.

Bonjour mon cher petit Toto, bonjour mon ineffable bien-aimé, bonjour. Je te supplie de ne pas venir ce matin tant que la pluie durera car la joie de te voir serait troublée par l’inquiétude de te savoir exposé à un rhume imminent ou, tout au moins, à la petite maladie d’entrailles qui court dans le pays et dont tu as vu déjà l’effet sur ta famille. Mon bonheur se compose par-dessus tout de ta santé. Aussi, mon petit bien-aimé, loin de te pousser à une imprudence, je te supplie au contraire de rester bien enfermé chez toi. Cela est d’autant plus facile que c’est l’heure de la pleine mer et que les baigneuses sont occupées ailleurs.
Je viens de descendre tout à l’heure, près du propriétaire, pour savoir au juste ce qui s’est passé hier à l’arrivée du bateau de Rose à la douane française, ce que Suzanne m’avait raconté ce matin avec ses coq-à-l’ânea habituels. Il paraît malheureusement certain qu’un pauvre français a été pris passant trois exemplaires de Napoléon le Petit et qu’on l’a arrêté. Mon vieux matelot ajoute que cela a fait une grande émotion parmi les passagers. Car il y va, dit-il, de cinq ans de prison. Si cela est c’est affreux. Mon Dieu, pourvu que ce ne soit pas un père de famille ou quelqu’un que tu connaisses et qui t’aime particulièrement. Le malheur serait toujours bien grand mais il entrerait moins au vif de ton cœur. Quel brigand que ce Bonaparte [1] et quelles viles canailles que ces fêlés douaniers. Vraiment on n’ose pas penser aux terribles représailles que ces misérables s’attirent chaque jour et qu’on ne pourra pas empêcher. Tout cela est triste et te fait encore plus grand, plus vénérable et plus adoré par moi, si c’est possible.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16371, f. 333-334
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette

a) « coqs à l’âne » .


Jersey, 17 septembre 1852, vendredi matin, 10 h. ½

Je pense à toi avec tendresse, avec amour, avec bonheur, mon Victor bien-aimé, et je te remercie du fond du cœur de ne pas venir tant que durera cette vilaine pluie froide. Dans la journée quand on a bien déjeuné on est moins soumis à l’influence humide du matin. Aussi j’attendrai sans impatience jusque-là en te bénissant et t’adorant de toute mon âme. Il paraît que le Wellington [2] a fait comme le petit Bouzenot [3], seulement il y a mis le temps. Puisse son exemple être bientôt suivi par cet infâme gredin de Louis Bonaparte. Voilà mon oraison funèbre pour cette grande gloire britannique et mon vœu pour cette grande honte française.
Tout cela n’empêche pas un pauvre honnête homme d’être victime de son patriotisme. Sais-tu qui c’est ? M. Rose a dû te donner quelques renseignements à ce sujet car il paraît que c’était l’entretien du port hier au soir. Du reste mon petit homme, ne te figure pas que j’ai pris ces informations à brûle-pourpoint et maladroitement, bien loin de là. Je suis descendue à la cuisine sous prétexte de me faire changer un des billets de banque et savoir quand arriverait le charbon et c’est en poussant la conversation que j’ai su ce qui m’intéressait le plus directement. Ce que j’ai remarqué chemin faisant et malgré la réserve et la froideur naturelle du bonhomme c’est la profonde indignation que les gens de sa classe éprouvent contre le féroce despotisme de Bonaparte. Je t’avoue que malgré ma sympathie bien connue pour le personnage, je n’ai pas essayé de modifier son opinion. C’est une faiblesse j’en conviens, mais je m’y laisse aller avec charme. Et puis je t’aime et je te souris à travers la froide brume qui nous sépare.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16371, f. 335-336
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette

Notes

[1Louis-Napoléon Bonaparte.

[2Allusion au duc de Wellington, le vainqueur de Napoléon à Waterloo ?

[3Bouzenot : à élucider.

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