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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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Jersey, 8 septembre 1852, mercredi matin, 7 h. ½

Bonjour tout adoré, bonjour par mer et par terre selon que tu seras sur l’un des deux éléments. Il me semble pourtant difficile que tu aies pu te décider et surtout décider toutes ces dames à s’embarquer par cette pluie élyséenne [1]. Cependant je te sais capable de beaucoup de choses encore plus étonnantes que celle-ci, aussi ne serais-je pas surprise que tu aies embarqué toute ta colonie pour l’île de Serk [2]. Mais je n’en serai parfaitement sûre qu’après l’heure de ton déjeuner passée. Jusque-là je continuerai de t’espérer et de t’attendre en regardant tomber la pluie.
J’ai reçu deux lettres, une de mon beau-frère [3] qui renonce définitivement à l’espoir de venir me voir cette année et une autre de la mère Lanvin qui me dit qu’elle attendra le retour de Paul Meurice pour le remboursement en question. Entre autres nouvelles, elle m’apprend que Louise Rivière, pour un motif assez peu vraisemblable, vient de vendre son établissement et d’accepter une éducation assez particulière en province, ce qui met à néant le fameux projet de venir me voir. Je ne veux pas pénétrer plus avant ce mystère ; Dieu fasse que ce que j’entrevois ne soit pas le commencement d’une triste réalité pour l’avenir. Pour une pauvre femme qui aborde au port d’un cœur honnête et sûr, combien se perdent sur les markets de la coquetterie et de la séduction et ne sauvent rien du naufrage, que la honte et les regrets impuissants. Pardon, mon petit homme, de faire cette banale morale à propos de cette jeune pédagogue plus apte à enseigner le plaisir que la grammaire. J’ai bien assez de garder votre cœur sans m’occuper de ce que devient celui des autres. C’est surtout lorsqu’il s’agit d’amour et de bonheur que le chacun chez soi, chacun pour soi et Dieu pour tous est de rigueur. Je m’y conforme en vous désirant de toutes mes forces et de toute mon âme ce matin.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16371, f. 297-298
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette


Jersey, 8 septembre 1852, mercredi, midi

Tu as bien fait, mon cher petit homme, de venir me voir ce matin pendant que tu en avais le temps car il est plus que probable que tu seras obligé de consacrer ce dernier après-midi au couple Paul Meurice [4]. Je m’y attends et je ne souffrirai pas autant de ton absence que si je m’étais fait l’illusion contraire. Va, mon doux adoré, prodigue-toi à tes aimables hôtes pendant le peu de temps qu’ils ont encore à passer ici, et reviens-moi tout de suite après. Je n’insiste pas davantage sur ton petit air soucieux ce matin puisque tu l’expliquesa par le travail intérieur. Je ne veux pas que ma sollicitude pour tout ce qui te touche aille jusqu’à l’obsession. Aussi je m’en rapporte tout à fait à ce que tu m’as dit tout à l’heure à ce sujet. À preuve c’est que je vous souris et que je suis très heureuse, attrapéb. Quant à des [illis.] on vous en souhaite et des cassolettes aussi. Vous avez votre lorgnette qui supplée à tout et au RESTE encore davantage. Chacun garde qu’est-ce qu’il a, selon son métier, vous gardez vos derrières, faibles à tous les points de vue, moi je garde votre devant, ce qui est plus fort. Pour cela je n’ai besoin d’aucune lunette, mes deux vrais yeux me suffisent, de reste, pour voir de loin vos trahisons. Prenez garde à vous, Toto, et ne vous laissez pas trop aller au charme des marinettes qui bordent votre cottage et font le saut de carpe sous votre marine-terrasse [5]. Ma jalousie n’a pas seulement des pattes et des ailes, elle a surtout de magnifiques nageoires et des dents de requins qui ne demandent qu’à mordre le fer et l’eau. Et les Toto de votre trempe, prenez garde à vous, et tâchez de ne pas prendre des vieilles carcasses échouées sur votre rivage pour de jeunes dromadaires au bain. Cette méprise, pour être salée, n’en serait pas plus piquante et exposerait votre vie à de terribles catastrophes. Croyez-moi et regardez par le plus petit bout de votre machin d’optique et tâchez de ne pas voir des chandelles en plein midi et des reins sûrs au bord des flots car rien n’est plus bête et plus sale.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16371, f. 299-300
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette

a) « l’explique ».
b) « attrappe ».

Notes

[1Elysées : séjour des âmes des héros et des hommes vertueux aux Enfers

[2Serk : la plus petite et la plus sauvage des îles anglo-normandes ; elle est située à environ 20 km au nord-nord-ouest de Jersey. « C’est à bord du steamer qui le conduit de Southampton à Jersey que Victor Hugo a aperçu pour la première fois l’île de Sercq le 5 août 1852. Quelques jours plus tard il fait part de son admiration au poète belge, André Van Hasselt : “Il y a, à cinq ou six lieues en mer, un rocher énorme, une île qu’on appelle Sercq. C’est une espèce de château de fées, plein de merveilles.” / Il y excursionne au moins deux fois, en juillet 1853 et en août 1854, avant d’y séjourner du 26 mai au 10 juin 1859, en compagnie de Juliette, de son fils Charles et de quelques amis. »

[3Louis Koch (1801-1881) : herboriste puis professeur d’allemand et de comptabilité à Brest. Il épouse la sœur aînée de Juliette, Renée-Françoise Gauvain le 11 juin 1840.

[4Paul Meurice (1818-1905) et son épouse, née Palmyre Granger (1819-1874), rendent visite à leur ami de longue date Victor Hugo et effectuent un bref séjour à Jersey. Juliette entretenait à l’égard de Mme Meurice une tendresse particulière.

[5Marine Terrace : Maison dans laquelle la famille Hugo a emménagé le 16 août 1852. « Victor Hugo la décrit minutieusement dans William Shakespeare : « un corridor pour entrée, au rez-de-chaussée, une cuisine, une serre et une basse-cour, plus un petit salon ayant vue sur le chemin sans passants et un assez grand cabinet à peine éclairé ; au premier et au second étage, des chambres, propres, froides, meublées sommairement, repeintes à neuf avec des linceuls blancs aux fenêtres. » […] À l’emplacement de Marine Terrace, sur la grève d’Azette, s’élève aujourd’hui un immeuble massif appelé maison Victor Hugo. » Gérard Pouchain, Dans les pas de Victor Hugo en Normandie et aux îles anglo-normandes, Éd. Orep, 2010, p. 56.

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