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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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Jersey, 4 septembre 1852, samedi matin, 7 h.

Bonjour, mon loyal bien-aimé, bonjour. Je mets notre amour et mon bonheur sous la protection de cet anniversaire sanctifié par les souvenirs les plus douloureux de notre vie [1]. Je les mets sousa la protection de ton ange et du mien avec la pieuse confiance qu’ils seront bien gardés [2]. Et puis je me tourne vers toi avec ce que j’ai de plus doux, de plus tendre et de plus vénérable dans le cœur et je te bénis dans le passé, le présent et dans l’avenir. Puisses-tu voir ton œuvre sainte achevée et te reposer dans la gloire. J’ai cru entendre ta voix cette nuit à minuit. C’était un groupe de passants qui parlaient français qui marchait sous mes fenêtres. Il m’a semblé distinguer le son de ta voix. Cette illusion a suffi pour me donner un instant de joie et j’ai pu enfin me rendormir dans le calme et achever ma nuit mieux que je ne l’avais commencée.
Du reste, mon bien-aimé, si c’était toi tu as dû te coucher bien tard et il est probable que tu reprendras ce matin le déficit de ton sommeil ce qui m’ôte l’espoir de te voir avant tantôt. Et puis n’est-ce pas aujourd’hui que vous devez aller à Gros-Nez [3] ? Si cela est, je te verrai à peine quelques instants encore aujourd’hui. Mais il serait injuste, ayant eu mon tour hier, de me plaindre de celui des autres aujourd’hui. Aussi je ne me plains pas, mon cher petit homme, je regrette de ne pas être de TOUT. Mais ce regret exprimé, je désire que tout ce qui t’entoure soit heureux et te bénisse comme je te bénis moi-même. Tâche seulement de venir me voir un peu avant votre excursion et puis pense à moi dont tu es tout le bonheur et l’âme de mon âme. De mon côté, mon doux adoré, je vais repasser un à un tous mes chers souvenirs et vivre dans la contemplation de notre radieux passé et l’espérance de notre vénérable avenir. Sois heureux mon bien-aimé, ne fais pas d’imprudence et reviens auprès de moi le plus tôt que tu pourras. Je sème ton chemin de baisers, de tendresse et d’amour.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16371, f. 281-282
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette

a)« sous sous ».


Jersey, 4 septembre 1852, samedi, midi ¼

Va en paix à cette promenade, mon bien-aimé, et que le ciel et la terre te soient doux et charmants comme ta pensée et ton souvenir le sont à mon cœur et à mon âme. Profite du temps du bon Dieu pour prendre un peu de repos et de bonheur. Et si tu ne peux pas revenir me voir ce soir, je tâcherai de m’en consoler en pensant que tu es heureux.
Moi, pendant ce temps-là, je vais mettre en ordre quelques vieilles nippes qui ne demanderaient pas mieux que de sea soustraire honteusement au service que je réclame d’elles mais je ne m’en émeus pas autrement et je me propose de leur faire une douce violence tout à l’heure de la pointe de mon aiguille et du bout de mes ciseaux. Ce n’est pas l’heure ni le moment de se séparer et je compte bien les retenir par le fil de la persuasion encore quelque temps après quoi je pourrai les offrir au musée des Antiques de la ville de Jersey. De son côté Suzanne lave et repasse notre linge. Peut-être qu’à nous deux parviendrons-nous à nouer les deux bouts de ce budget si court. J’y fais tous mes efforts et j’espère bien y parvenir à mon grand honneur plus qu’à celui des shillingsb britishc. Mais pour que mon zèle redouble dans cette grande œuvre il faut que tu m’y aides par ta présence multipliée et allongée de tous tes loisirs, de toutes les occasions, de toutes les minutes, qui ne sont pas rigoureusement pris par ton travail et par ta famille. Je t’assure que ce genre d’avoine contribuera beaucoup à mettre du foin dans mes bottes. C’est à toi de voir si tu veux m’en donner autant et plus que l’académie tout entière n’en consommerait pendant toute son immortalité. En attendant, je t’aime, je te souris et je te porte jusqu’au premier crapaud que tu rencontreras. Si je savais devant quoi te déposer de plus aimable, de plus joli et de plus voluptueux je le ferais quand je devrais suer sang et eau. Mais je ne sais rien que tu préfères à ce ravissant petit animal, pas même les marsouins de Marine Terrace [4]. C’est étonnant mais vrai. Baisez-moi, amusez-vous et revenez me voir ce soir, si vous pouvez.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16371, f. 283-284
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette

a) « ce ».
b) « chellings ».
c) « brittish ».

Notes

[1Anniversaire de la mort de Léopoldine Hugo. Le 4 septembre 1843 la fille aînée de Victor Hugo se noie dans la Seine à proximité de Villequier, au lieu-dit « Le Dos d’âne ». Dans la barque qui chavire avaient pris place Charles Vacquerie, marié à Léopoldine depuis le mois février précédent, Pierre Vacquerie (oncle paternel de Charles) et Artus (fils de Pierre Vacquerie et alors âgé de dix ans). Il n’y eut aucun survivant au drame.

[2Par le terme « nos anges » Juliette désigne Léopoldine Hugo (1824-1843) et Claire Pradier (1826-1846).

[3Gros-Nez : château en ruines situé sur la côte Nord-Ouest de l’île que Victor Hugo a, à plusieurs reprises, dessiné.

[4Marine Terrace : Maison dans laquelle la famille Hugo a emménagé le 16 août 1852. « Victor Hugo la décrit minutieusement dans William Shakespeare : « un corridor pour entrée, au rez-de-chaussée, une cuisine, une serre et une basse-cour, plus un petit salon ayant vue sur le chemin sans passants et un assez grand cabinet à peine éclairé ; au premier et au second étage, des chambres, propres, froides, meublées sommairement, repeintes à neuf avec des linceuls blancs aux fenêtres. » […] À l’emplacement de Marine Terrace, sur la grève d’Azette, s’élève aujourd’hui un immeuble massif appelé maison Victor Hugo. » Gérard Pouchain, Dans les pas de Victor Hugo en Normandie et aux îles anglo-normandes, Orep, 2010, p. 56.

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