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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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22 mars 1852

Bruxelles, 22 mars 1852, lundi matin 7 h. ½

Bonjour, mon Toto, bonjour je vous aime et vous ? Les nuits se suivent et se ressemblent. Pour moi il n’y a que les jours qui aient quelquefois d’aimables diversions grâce aux olla plus ou moins podidra [1] et au Xérès qui vous attirent dans mes parages. Quant au RESTE, il n’en n’est pas plus question que s’il n’en restait pas ce qui n’est pas probable à en juger par l’empressement que vous mettez à l’offrir à toutes les femmes excepté à moi. Toute humiliante que soit l’exception, je la comprends. Mais ce que je ne comprends pas c’est que vous croyez que je suis la dupe que toute votre correspondance féminine ait tout à coup cessé brusquement depuis bientôt deux mois. En vérité, mon Victor, il faut que vous me croyiez d’une crédulité bien épaisse pour penser que je suis la dupe d’une si improbable mesure générale de la part de toutes vos correspondantes. Il faudrait une entente bien cordiale et bien simultanée pour qu’un pareil phénomène ait pu avoir lieu le même jour et à la même heure et pour qu’il se soit soutenu jusqu’ici sans qu’aucun malentendu n’ait servi de prétexte à de certaines exigences impatientes. Quant à moi, je ne crois pas cela possible. Je crois plutôt que vous avez pris le parti de me cacher toutes vos bonnes fortunes épistolaires en bloc et en détail. Vous en avez le droit très certainement mais moi j’ai le droit de n’être pas une femme précisément très charmée de cette touchante défiance. Et je vous demande la permission d’en être assez blessée pour ne vouloir pas les supporter plus longtemps. J’avais lieu d’espérer qu’après toutes les choses douloureuses qu’il y a eu entre nous, faute d’un peu de confiance vous auriez la générosité de ne me rien cacher. Je vois que je me suis trompée. C’est triste. Je ne vous en veux pas, mais je ne suis pas heureuse. Toute ma nuit s’est passée à trouver le moyen de vous laisser toute liberté et tout bonheur. Je n’en vois qu’un. Il est difficile mais [illis.] Vous le connaissez, mon Victor bien-aimé, et sans une fausse pitié qui vous fait le rejeter, il y a longtemps que vous seriez bien tranquille et bien heureux.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16370, f. 237-238
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette


Bruxelles, 22 mars 1852, lundi après-midi, 1 h.

Tu peux me donner à copier, si tu veux, maintenant. J’ai fini ou à peu près cet inutile gribouillis. Ainsi, si tu veux utiliser mon temps tu peux me donner ce que tu voudras à faire, je suis tout à fait à tes ordres.
En attendant je raccommode tes chemises et les miennes et je regarde les nuages passer au-dessus de mon étroit horizon. Je les envie sans avoir le courage d’essayer de faire comme eux, en me laissant diriger au hasard, par le vent et le caprice. Mais je suis trop paresseuse de corps et d’esprit pour me bouger, je reste dans mon coin, mon corps replié sur lui-même et mon âme accroupie dans le fond de mon être. Je ne suis pas malheureuse précisément, je ne suis pas triste non plus, dans la vraie acception du mot, je suis inquiète et découragée. Je sens dans l’air qu’il y a quelque chose de menaçant pour moi. Quoi ? Je ne le sais pas précisément, mais je suis sous une mauvaise influence.
Je suis sûre qu’il y a entre toi et moi quelque douloureux mystère que tu t’efforces de me cacher et que la fatalité me forcera de découvrir dans un temps donné. Peut-être y-aurait-il moins de danger à ne me rien cacher, mais à coup sûr il y aurait plus de loyauté et plus de générosité à tout me dire. Mais comme ni prières ni larmes ne peuvent te déterminer à une entière confiance, j’attends mon sort avec résignation.
En somme, pourvu que tu finisses par arranger ta vie selon ton cœur et ton goût, je n’ai pas le droit de me plaindre. Je n’ai jamais compris que je m’imposerai à toi en aucun cas, aussi mon pauvre Victor, quoi qu’ila arrive, tu es toujours sûr que je ne ferai pas obstacle à ton bonheur et à ta gloire. Je t’aime avec toute la fierté de mon infériorité !

Juliette

BnF, Mss, NAF 16370, f. 239-240
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette
[Guimbaud, Souchon]

a) « quoiqu’il ».

Notes

[1Olla podrida : ragoût (spécialité espagnole).

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