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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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4 mars 1852

Bruxelles, 4 mars 1852, jeudi matin, 8 h.

Bonjour mon petit homme, bonjour mon pauvre souffrant, comment vas-tu ce matin ? Ton mal de tête a-t-il tout à fait disparu ? Si la volonté, le cœur et l’âme peuvent influer sur les maux de ceux qu’on aime, ton mal de tête n’a pas dû résister à ces trois choses réunies pour te soulager et te guérir tout de suite. Cependant, mon doux bien-aimé, je crois que tu ferais bien de prendre un peu plus d’exercice. A ta place, je transposerais mes heures de réception. Je les mettrais de 3 à 5 h. et je sortirais immédiatement après mon déjeuner de midi à 3 h. [1]. Les bains de soleil dans ce temps-ci sont ce qu’il y a de meilleur pour la santé et pour le plaisir. À ta place je n’y manquerais pas et puis chemin faisant tu pourrais me donner de temps en temps rendez-vous à une des portes de la ville ou sur les boulevards. Ce serait pour moi le bonheur, en même temps que la santé. Vois donc, mon petit homme s’il n’y a pas moyen d’arranger cela pour toi et pour moi. En attendant il faut aller au plus pressé qui est toi. Il faut sortir aujourd’hui, la journée promet d’être belle malgré le froid qui me glace les doigts et fait sauter ma plume. Mais le soleil est déjà très vif à l’horizon. Je suis sûre qu’il fera un temps charmant. Vous savez, mon petit Toto, que je vous prête ma tasse encore pendant quelques jours. Tâchez de ne pas me l’abîmer et de me la rendre le plus tôt possible car j’en suis très pressée. Tâchez aussi de me donner quelques-uns de vos jours et de vos nuits en échange de ma vie tout entière que je vous donne en bloc et puis ne vous laissez pas aller à toutes les séductions des femelles flamandes lesquelles sont bien les plus grandes toupies [2] du monde entier.

BnF, Mss, NAF 16370, f. 171-172
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette


Bruxelles, 4 mars 1852, jeudi après-midi, 3 h.

Je suis ingénieuse à me tourmenter, mon pauvre homme, mais c’est qu’aussi j’ai été cruellement punie de ma stupide confiance. Quand je pense à l’affreuse déception qui a suivi mon excessive sécurité je suis en proie à une sorte de terreur dont je ne suis pas maîtresse. Qu’est-ce donc qui empêche Suzanne d’aller chez toi à l’heure de votre dîner ? La crainte dis-tu qu’elle y rencontre Charles ? Mais Charles dîne avec toi ou en ville, ce qui ne permet aucune rencontre possible. Rencontre d’ailleurs, je te l’ai déjà dit qui ne saurait avoir d’inconvénient car ma servante n’a rien de remarquable pour un jeune homme. Ne serait-ce pas plutôt parce que tu crains des allées et venues d’autres personnes plus curieuses et plus intéressées que Charles à connaître le personnel attaché à ton service ? Tu crains, non sans raison sans doute, qu’elle se croise avec les bouquets, les poulets et les cadeaux qui affluent chez toi sous toutes les formes et sous tous les pseudonymes. Si c’est pour cela, tu as parfaitement raison, mais tu l’aurais encore bien davantage si tu poussais la sincérité jusqu’à me le dire purement et simplement. Le tort c’est de vouloir me le cacher et de me forcer à deviner parce que mon courage et mon cœur s’épuisent à cette ingrate besogne. Je crois que j’entends ton pas. Oui justement te voici. Pourvu que je ne sois pas méchante. Tu as été patient et bon comme toujours mon cher adoré, je t’en remercie. De mon côté j’ai été suffisamment raisonnable et crédule. Tout est donc pour le mieux. Tu étais bien beau. J’aurais eu honte de me montrer en plein jour avec toi aujourd’hui tant je me trouve hideuse. Je ne voulais pas d’ailleurs gêner tes projets de visites. Quand tu sortiras pour sortir seulement et qu’il te conviendra de m’emmener avec toi tu me le diras et je serai très heureuse de t’accompagner. Mais pour avoir le regret de te laisser à la première porte que nous rencontrerions j’aime mieux rester chez moi à raccommoder tes culottes. Voilà, mon petit homme, je t’aime. C’est le secret de toutes mes joies et de toutes mes tristesses. C’est le fond et le tréfondsa de ma vie. C’est tout enfin le bonheur et le malheur.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16370, f. 173-174
Transcription de Bénédicte Duthion assistée de Florence Naugrette

a) « tréfond ».

Notes

[1À Bruxelles l’emploi du temps de Victor Hugo est cadré et les rendez-vous sont programmés entre midi et trois heures : « Je me lève à huit heures du matin (je vais réveiller Charles qui reste assez habituellement au lit), puis je me mets au travail. Travail jusqu’à midi : déjeuner. Je reçois jusqu’à trois heures. A trois heures je travaille. A cinq heures dîner. Je digère (flânerie ou visite quelconque) jusqu’à dix heures. À dix heures je rentre et je travaille jusqu’à minuit […] » (CFL, lettre du 14 février de Victor Hugo à son épouse, t. VIII/2, p. 978)

[2Toupie : femme de mauvaise vie.

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