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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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14 novembre [1841], dimanche matin, 10 h. ½

Je viens d’écrire, mon Toto bien-aimé, à Madame Devilliers pour lui envoyer l’argent, à Mlle Hureau pour savoir enfin directement des nouvelles de ma fille et à ma fille pour lui faire mes recommandations [1]. J’ai déjà fait payer la bague [2] et acheté l’huile à brûler. Tu vois que je ne suis pas en retard pour dépenser l’argent. Je ne suis pas non plus en retard pour t’aimer car que je dorme ou que je veille, je sens toujours mon amour qui vit et qui te désire.
Pourquoi n’es-tu pas venu ce matin, mon adoré ? Je n’ai presque pas dormi de la nuit. Mon rhume y est pour beaucoup. Aussi ce matin j’ai un affreux mal de tête et je n’y vois pas clair. Je vais cependant copier le temps que Suzanne ira à Passy pour le bois, j’attendrai un jour où tu ne viendras pas pour y aller. Du reste, je ne suis pas très pressée puisque j’ai encore pour deux ou trois jours de bois. Ah ! Dieu, quel affreux rhume ! J’éternue tant que je ne sais plus où j’en suis, la tête me sonne comme une cloche et la gorge me brûle. Décidément, je suis très mal hypothéquée ce matin et j’aimerais mieux avoir ma boîte à volets [3] que mes deux tire-jus [4]. J’aimerais mieux une bonne culotte aux Marronniersa [5] ou au Rocher de Cancale [6] que les deux paires de bas dont je vais orner mes guibolles tout à l’heure. Bref, j’aimerais mieux la joie que l’ennui, le bonheur que rien du tout. Je ne suis si chose, comme vous voyez, et j’arrangerais assez bien mon existence si vous vouliez vous en rapporter à moi. Baisez-moi, plaignez-moi et aimez-moi car j’ai bien besoin de ces trois choses.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16347, f. 117-118
Transcription de Gwenaëlle Sifferlen assistée de Florence Naugrette

a) « Maronniers ».


14 novembre [1841], dimanche après-midi, 2 h.

Je viens de finir de copier les dernières pages qui restaient d’hier, mon adoré. Je suis encore plus éblouie et plus transportéea que jamais, je suis comme une femme qui viendrait de boire un verre de vin de Madère ou de Lacryma Christi [7]. Tout tourne dans ma pauvre intelligence et il me semble que je ne touche plus la terre. Voilà l’effet que me font vos admirables pensées. Donnez-moi bien vite d’autre copie. Vous voyez que je ne vous fais pas attendre, ainsi dépêchez-vous de votre côté [8].
Suzanne n’est pas encore revenue de chez Mme Devilliers. Moi, je ne suis pas encore levée et j’éternue plus que jamais, voilà l’état politique et sanitaire de ma maison. J’ai reçu une lettre de la femme de mon père mais, comme je t’avais prévenu que j’avais écrit il y a trois jours [9] et que je connais son écriture et son [PITOYAGE ?], je l’ai ouverte dans l’impatience de savoir des nouvelles de ce pauvre vieux soldat malade. Si tu grognes, tu seras parfaitement injuste et méchant, bête et butorb. Du reste, ce pauvre bonhomme est toujours à l’infirmerie et dans le même état, et la femme qui écrit n’espère pas qu’on puisse l’en tirer de tout l’hiver. Voilà, mon bien-aimé, les nouvelles de ce pauvre vieux père si doux et si bon. Quand tu n’auras plus de travail pressé et que tu auras un moment de loisir, tu m’y mèneras, n’est-ce pas, mon adoré [10] ? En attendant, je t’aime de toute mon âme et je baise tes chers petits pieds blancs et roses.
Je vais me dépêcher de faire ta tisanec et toutes mes petites affaires quotidiennes qui sont un peu en retard. Et puis tu vas venir, et puis je te baiserai, et puis je serai heureuse de tout mon cœur et de toute mon âme.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16347, f. 119-120
Transcription de Gwenaëlle Sifferlen assistée de Florence Naugrette

a) « transporté ».
b) « butord ».
c) « tisanne ».

Notes

[1Claire est scolarisée depuis 1836 dans un pensionnat de Saint-Mandé.

[2Juliette fait faire une bague à Hugo qui porte son nom, mais il semblerait qu’il en attende aussi une autre avec ses armoiries. Finalement, Juliette s’occupera des deux et le bijou coûte 40 F.

[3Juliette parle d’une petite boîte à tiroirs qu’elle réclame depuis le début de l’année, et que Hugo a promis de lui offrir pour le nouvel an. Elle la recevra en avance le 19 novembre.

[4Populaire : mouchoir.

[5Restaurant célèbre de Bercy.

[6Restaurant parisien qui connaît un grand succès au XIXe siècle comme le restaurant des soupers après le théâtre ou l’opéra. Fondé en 1804 par Baleine, il a pour spécialité les huîtres et la carte des dîners est impressionnante. Balzac y fait d’ailleurs défiler certains de ses personnages de la Comédie humaine. Fermé par Borel en 1846, il est rouvert sous le même nom dans un autre lieu avant de revenir de l’autre côté de la rue Montorgueil, au no 78. Il existe encore aujourd’hui avec des fresques exécutées par Paul Gavarni et est classé monument historique depuis 1997.

[7Lacryma Christi, « larme du Christ » (ou Lacryma Christi del Vesuvio) : vin napolitain. Produit autrefois par des moines sur les pentes du Vésuve, ce sont les jésuites qui en sont devenus ensuite producteurs et détenteurs quasi exclusifs.

[8Hugo est en pleine rédaction de la conclusion du Rhin.

[9Voir la lettre du jeudi 11 novembre.

[10L’oncle de Juliette, René-Henry Drouet, est hospitalisé aux Invalides, très malade, mais sa seconde épouse, une dame Godefroy, lui donne des soins et envoie régulièrement par lettre de ses nouvelles à Juliette qui a reçu d’elle, le 5 février, « une permission de le voir tous les jours de midi à trois heures ».

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