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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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30 septembre [1841], jeudi soir, 4 h. ½

Je n’ai pas encore pu copier, mon amour, quoique je n’aie pas quitté la plume et cesséa de gribouiller depuis que tu es parti. J’ai compté ma dépense de tout le mois, je l’ai écrite pour toi et transcrite sur mon livre comme à l’ordinaire. Il résulte de ce petit travail que j’ai 23 F. 19 sous de déficit à mon avantage, ce qui veut dire que j’ai probablement oublié de marquer 24 F. que tu m’as donnésb. Du reste, je ne les ai pas mis dans ma poche quoique j’en aie le droit, ainsi il résulte de ce déficit à MON AVANTAGE que c’est vous qui en profiterez. Décidément je marche d’un pas ferme et accéléré dans le sentier de la vertu et la grande route du prix MONTYONc [1]. Si vous ne me le donniez pas, vous seriez bien ganache et bien gueusardd. Il est vrai que vous êtes capable de tout excepté le bien. Vous voyez en outre que je vous rabiboche de vos lettres arriérées et que je ne vous en dois plus qu’une pour être RACQUITTÉE [2]. Je vous l’écrirai tantôt, mais je veux tâcher de copier un peu auparavant. Ciel ! et mes bonnets et mes fanchons qui n’arrivent pas !!! Si on allait me faire faux bon ! Oh ! mais voilà qui me rend folle ! Je ne veux pas songer à cela, je détourne ma pensée de mes béguins pour les reporter sur votre ravissant chapeau d’hier, c’est moins lugubre. Jour Toto, jour mon petit o, jour SIMPLE académicien, jour mon pauvre petit destitué. Bonjour, je t’aime autant que si tu étais encore au faîte des honneurs et des dignités. Jour, onjour. Voilà justement mes bonnets et mes fanchons plus délicieuses et plus délirantes que je croyais. QUEL BONHEUR !!! Toto est vexé, Toto est enfoncé, Toto est enragé. Quel bonheur ! Quel bonheur ! Baise-moi toi et reviens bien vite, affreux scélérat, je veux te baiser et te voir bien vite bien vite.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16346, f. 255-256
Transcription de Gwenaëlle Sifferlen assistée de Florence Naugrette

a) « cesser ».
b) « donné ».
c) « MONTHYON ».
d) « geusard ».


30 septembre [1841] jeudi soir 6 h.

Tenez mon cher petit bonhomme voilà votre lettre que je vous donne de bien bon cœur et de toute mon âme. Lisez-la seulement avec autant d’indulgence qu’elle est écrite avec amour et tout sera pour le mieux. J’ai copié un peu tout à l’heure mais comme votre écriture est un peu fine je n’y vois pas assez pour continuer et il ne fait pas assez nuit pour allumer la lampe. D’ailleurs j’ai besoin d’air et je fermerai le plus tard que je pourrai. À moins que vous ne veniez tout de suite, ce qui me plairait encore mieux. J’ai une venette affreuse que vous ne soyez allé à Saint-Prix ce soir [3] ? Je voudrais bien en être quitte pour la peur mais je n’ose pas l’espérer. Ia ia monsir Dodo vous êtes très capable de me faire acheter du chasselas à neuf sous la livre pendant que vous allez vendanger Saint-Prix, j’en ai plus peur qu’envie. Voilà que je n’y vois goutte. Je finirai ma lettre tout à l’heure quand la lampe sera allumée parce que je n’y vois plus.
Me voici clôturée et il est six heures et demie. Hélas ! Voici les jours courts qui arrivent à grand pas et je n’aurai pas pour occuper mes longues veillées un pauvre petit morceau de voyage à grignoter. Vous avez beau dire que si je vois bien au train dont vous y allez que vous ne me donnerez pas la joie cette année de vivre avec vous libres et sous le ciel comme deux oiseaux qui ont des ailes et qui s’en servent. Quand je pense à cela je ne me sens pas le courage de commencer l’hiver, c’est trop triste et j’aimerais mieux mourir tout de suite que de vivre de cette vie étouffante de coq en pâte à qui on a crevé les yeux. Maintenant je ne me plains pas trop haut parce qu’enfin je vous ai bien un peu, mais dans huit ou quinze jours, quand votre famille sera revenue à Paris, je ne sais pas ce que je deviendrai. D’y penser la tête me fait un mal affreux. Mon Toto, mon cher Toto, mon adoré Toto je sais bien que ce n’est pas ta faute mais la privation des deux seuls mois de bonheur réels et complets que j’avais presque tous les ans me fera un mal affreux cette année. Je ne t’en veux pas mon pauvre amour mais je suis triste et découragée malgré moi. Je t’aime trop mon Victor adoré. Je t’aime.

Juliette

Maison de ventes ALDE, Salle Rossini 16 décembre 2015, no 114 (expert Thierry Bodin)
Transcription d’Evelyn Blewer

Notes

[1Le prix Montyon est un ensemble de trois prix annuels. Le premier, le prix de vertu, et le second, le prix pour l’ouvrage littéraire le plus utile aux mœurs, sont décernés par l’Académie française. Le troisième est un prix scientifique attribué par l’Académie des sciences. Juliette prétend souvent le mériter.

[2Juliette n’a pas écrit de lettre le 28 septembre.

[3Pendant l’été 1841, les Hugo ont loué à Saint-Prix, dans le Val-d’Oise, un appartement meublé de la mi-juin à la mi-octobre, et le poète y passe du temps de juillet à octobre pour terminer la rédaction du Rhin.

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