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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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30 janvier [1841], samedi soir, 5 h. ½

C’est une fatalité qui fait, mon bien-aimé, que je ne peux pas prendre sur moi de paraître gaie au moment où tu t’en vas. C’est d’autant plus malheureux pour moi que tu as l’air de prendre le change sur le véritable motif de ma tristesse et que tu me laissesa avec le double chagrin de ton absence et ton mécontentement. À peine as-tu eu tourné le coin de ma rue [1] que j’ai lâché la bonde et que je me suis mise à pleurer tout mon soûlb. Peut-être que tu n’y trouveras pas à redire puisque ce n’est pas devant toi. Peu t’importe ce qu’il y a de joie réelle ou de chagrin profond au fond de mon cœur pourvu que la surface soit gaie et heureuse les quelques instants que tu passesc avec moi. N’est-ce pas, mon Toto, que c’est tout ce qu’ild te faut et que tu fais bon marché du reste ?
Si je suis injuste, et Dieu sait que je donnerais ma vie pour en être convaincue, je te demande pardon du fond du cœur. Mais si, comme je le crains, ma tristesse est fondée, tu ferais mieux de me le dire tout de suite plutôt que d’user le peu d’amour qui te reste contre les aspérités de ma jalousie. Eussé-je 60 ans, je ne m’imposerais pas à toi et j’aurais toujours la même jalousie et les mêmes exigences de cœur. Ainsi, mon bien-aimé, il vaudrait mieux pour toi et pour moi me dire tout naïvement ce que je devine, ce serait moins cruel et plus digne de l’amour que tu as eu pour moi autrefois. Je sais bien, mon généreux homme, que tu me donnes tes nuits, ton sommeil, ton repos mais dans une nature aussi sublime que la tienne cela ne prouve pas l’amour. Ce que je veux moi c’est ton amour, ton amour sans dévouement, sans sacrifice, sans argent, sans rien. Ton amour, ton amour, c’est tout ce que je veux. Je l’achèterais à prix d’or, au prix de mon sang, je donnerais tout, jusqu’à ma vie, pour ton amour. M’aimes-tu ? Hélas ! mon Victor, toi seul et Dieu le savent. Moi j’en doute et c’est ce qui fait mon supplicee.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16344, f. 91-92
Transcription de Gwenaëlle Sifferlen assistée de Florence Naugrette

a) « laisse ».
b) « sou ».
c) « passe ».
d) « tout ce qui »
e) « suplice ».

Notes

[1Il ne s’agit pas simplement d’une façon de parler : Juliette observe vraiment Hugo jusqu’à ce qu’il ait tourné le coin de la rue, en général pour vérifier qu’il aille bien dans la bonne direction.

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