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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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4⁓février [1841], jeudi, midi ¾

Eh ! bien, mon cher bien-aimé, vous avez joliment tenu votre promesse, n’est-ce pas ? Vous êtes un affreux menteur, taisez-vous.
J’avais un si horrible mal de tête cette nuit que je ne savais pas ce que je disais. Je me suis couchée bien vite et j’ai éteint ma lampe tout de suite, je n’en pouvais plus. C’est bien ennuyeuxa d’avoir cette infirmité autant que moi, dans un mois j’ai vingt-cinq jours mal à la tête. Dès que le beau temps viendra je te prierai, mon bon petit homme, de me faire sortir. Si je n’y gagne pas de bien pour ma tête j’y gagnerai du bonheur pour mon âme, ce qui n’est pas à dédaigner. Je t’aime, mon Toto, je t’aime, je t’aime, je t’aime.
Je voudrais bien que tu pussesb faire aller ma Claire à ta réception [1], ce serait un grand bonheur pour elle et pour moi et tu sais que les occasions en sont très rares pour elle comme pour moi. J’en serai quitte pour dire à Mme Guérard que je n’avais qu’un seul billet et voilà tout. Je n’ai pas besoin de me gêner avec qui ne se gêne pas avec moi.
J’attends la lettre de cette femme pour mon père. [2] Tu me permets de la décacheter tout de suite, n’est-ce pas ? Je suis impatiente de savoir si mon pauvre père ne va pas mieux. Tu comprends cela, n’est-ce pas mon adoré ?
Il paraît que la servante de la Ribot est venue ce matin mais sans lettre. Elle a dit à Suzanne qu’elle venait de la part de sa maîtresse marchande de cachemires [3] pour me parler. Suzanne ne m’a pas réveillée, elle a bien fait, mais je prévois qu’il faudra donner une réponse tôt ou tard à cette voleuse. [4]
Je t’aime, mon Toto.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16344, f. 107-108
Transcription de Gwenaëlle Sifferlen assistée de Florence Naugrette

a) « ennuieux ».
b) « pusse ».


4⁓février [1841], jeudi soir, 10 h. ½

Mes femelles sont parties [5], mon bien-aimé, et je vous écris tout de suite pour me rabibocher car, vrai, elles ne sont rien moins qu’amusantes. Mme Guérard, à peine la dernière bouchée avalée, s’esta endormie jusqu’au moment de s’en aller. Mme Triger a battu la breloque et Madame Besancenot, qui est venue me voir avec ses deux petites filles, a fait des cuirs de quoi faire des bottes à l’écuyère à un régiment entier de dragons. Bref, je m’approche seulement du feu à présent depuis l’heure où je suis levée. Je savais bien que j’aurais Mme Guérard à dîner aujourd’hui puisqu’elle s’était invitée depuis un mois mais je ne comptais pas sur Mme Triger. Enfin cela égaie un peu la maison et je n’en suis pas fâchée pour cette pauvre Claire qui sans cela trouverait les jours de vacances assez maussades et par trop monotones [6].
Je m’aperçoisb qu’en fait de monotonie et de détails fastidieux ma lettre peut passer pour un modèle du genre, mon pauvre bien-aimé. J’ai cependant le cœur plein de désirs, d’impatience et d’amour. Je t’ai à peine vu, mon pauvre ange, j’ai à peine eu le temps de voir et d’admirerc ta belle figure rayonnante. C’est tout au plus si j’ai eu celui de baiser ta belle bouche rose que j’adore. Je t’aime, je t’aime, je t’aime. Je n’ai pas encore reçu de lettre pour mon pauvre père. J’appréhende d’en recevoir et cependant je trouve le temps long. Je t’aime mon Toto.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16344, f. 109-110
Transcription de Gwenaëlle Sifferlen assistée de Florence Naugrette

a) « c’est ».
b) « apperçois ».
c) « amirer ».

Notes

[1Victor Hugo a été élu le 7⁓janvier 1841 à l’Académie française (fauteuil no⁓14), et sa cérémonie de réception, à l’occasion de laquelle il doit prononcer un discours en public sous la Coupole, est prévue pour le 3⁓juin 1841.

[2L’oncle de Juliette, René-Henry Drouet, est hospitalisé aux Invalides, très malade, et sa compagne, une dame Godefroy, lui donne des soins et envoie régulièrement par lettre de ses nouvelles à Juliette.

[3Gérard Pouchain et Robert Sabourin transcrivent cette expression par « Mme de Cachemires » (Juliette Drouet ou « la dépaysée », Paris, Fayard, 1992, p. 209), mais ne lit-on pas plutôt clairement « marchande » ?

[4L’usurière a déjà envoyé, par l’intermédiaire de sa bonne, une lettre à Juliette Drouet le 28 novembre 1840, la mettant dans tous ses états car elle y a entrevu « un recommencement de poursuite, de scandale et d’ennui qui [lui a] serr[é] le cœur comme un étau » (Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo 1833-1882, Texte établi et annoté par Evelyn Blewer, p. 51). Robert Sabourin et Gérard Pouchain remarquent néanmoins que cela fait treize ans que la Ribot attend d’être payée et finalement, ce ne sera qu’en septembre de l’année suivante que Juliette acceptera de la revoir. Jean-Marc Hovasse précise, quant à lui, que, pendant l’été 1841, les négociations pour le « rééchelonnement de la dette » avec l’usurière aboutissent au versement direct, par Victor Hugo, de 40 francs par mois pendant une dizaine d’années (Victor Hugo, Tome I, ouvrage cité, p. 830).

[5Juliette appelle ainsi Mme Guérard, Mme Triger, Mme Besancenot et Mme Pierceau qui viennent d’ordinaire dîner chez elle le dimanche soir.

[6Claire, pensionnaire d’un établissement de Saint-Mandé, depuis 1836, est arrivée la veille au soir pour passer deux jours de vacances chez sa mère.

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