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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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2 mars [1841], mardi matin, 11 h. ½

Bonjour mon Toto bien-aimé, bonjour mon doux ami, bonjour mon adoré petit homme. Je vous dis que vous êtes mon cher amour bien-aimé et que je suis une vieille méchante. Êtes-vous content ? Vous voyez que je nous rends justice à tous les deux. Baise-moi, je t’aime. Je ne te demanderai jamais à sortir puisque cela te gêne, je crèverai plutôt dans mon coin s’il le faut. Je t’aime.
Il fait bien beau temps ce matin, je vais peut-être me réchauffer le corps que j’ai grelottant depuis huit jours. J’ai cependant les mains comme des charbons ardents, je ne sais pas à quoi cela tient. Gelée au-dedans, brûlante au-dehors, voilà ma façon d’être depuis plusieurs jours mais ce n’est pas la bonne [1]. Il est bien entendu que je ne parle que de ma carcasse, pour ce qui est du cœur et de l’âme, je suis toujours au même degré de chaleur : je vous aime et je vous adore, mon petit homme, voilà ma température psicologiquea. Le mot mérite d’être encadré, d’autant plus que je crois qu’il est écrit d’une manière particulière qui n’est pas sans charme. Baisez-moi, vous, vous vous moquerez de moi après. Je ne suis pas de l’Académie, moi, je n’ai pas reçu de grands coups de pied dans ma demi-luneb. Je ne suis pas forcée de ne pas savoir l’ortographec et d’écrire comme un certain cochon que je connais [2]. Taisez-vous et tendez votre autre demi-luneb, vous n’avez que ce que vous méritez.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16344, f. 197-198
Transcription de Gwenaëlle Sifferlen assistée de Florence Naugrette

a) Le mot est encadré par Juliette Drouet. Comme plus loin, l’erreur est vraisemblablement volontaire.
b) « demie lune ».
c) L’erreur est ici volontaire.


2 mars [1841], mardi soir, 4 h. ¾

Je suis encore dans les guenillesa et dans les chiffons jusqu’au cou, mon cher bien-aimé. Je vais prendre un bain pour me débarbouiller et pour me délasser car vraiment, depuis quelques jours, je suis malade intérieurement. Il faut que je te répète, mon cher adoré, que ton chemisier [3] s’est moqué de toi pour tes caleçonsb et t’a mis dedans comme frère Laurent [4]. Il est impossible de donner de plus mauvaise toile et de les faire d’une façon plus adroite pour qu’ils se déchirent en loques en deux blanchissages. Au reste, maintenant tout ce que je dirai ne les raccommoderac pas mais il aurait fallu m’écouter il y a six mois lorsque je t’avertissais que cela ne pouvait pas durer. Sur ce, baisez-moi. Je suis toute blaireuse, toute grognon, toute stupide et fort difficile à vivre, je le sais et je vous prie d’avance d’avoir pitié de ces jolies dispositions physiquesd et morales.
Où alliez-vous donc par là, scélérat ? [5] Vous promenere sans doute. Prenez garde de ne pas regarder les filles et les toupies [6] sous le nez [7]. Je suis plus près de vous que vous ne pensez et je pourrais bien vous donner en guise d’acompte sur votre future réception [8] quelques-uns de ces coups de pieds qui chauffent pour votre joli… NEZ. Vous voilà averti, prenez garde à vous.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16344, f. 199-200
Transcription de Gwenaëlle Sifferlen assistée de Florence Naugrette

a) « guenille ».
b) « calçons ».
c) « racommodera ».
d) « phisiques ».
e) « promenez ».

Notes

[1Cela fait plusieurs jours que Juliette souffre du froid.

[2Hugo taquine souvent Juliette au sujet de son orthographe parfois maladroite. En réponse, l’épistolière exagère bien souvent certaines erreurs qu’elle commet volontairement ou sur lesquelles elle insiste pour titiller le poète. Quant à la remarque concernant l’écriture peu lisible de Hugo, elle vient justifier le fait que Juliette recopie ses œuvres et qu’elle se félicite parfois du soin qu’elle est capable, elle, d’y apporter.

[3Ici, métier de celui qui fabrique et vend des chemises et des dessous comme les caleçons, les chaussettes et les cravates.

[4Expression proverbiale : être tombé dans un piège (Dictionnaire de l’Académie française, impression de 1839).

[5Lorsque Hugo sort de chez elle, Juliette l’observe jusqu’à ce qu’il ait tourné le coin de la rue, en général pour vérifier qu’il aille bien dans la bonne direction.

[6Toupie : femme de mauvaise vie.

[7Regarder quelqu’un de très près, ou le regarder curieusement avec quelque marque de mépris ou manque de respect (Dictionnaire de l’Académie française, impressions de 1811 et 1835). Cette expression revient régulièrement sous la plume de Juliette, concernant tantôt les académiciens, tantôt les femmes que croise ou rencontre Hugo.

[8Hugo a été élu à l’Académie française le 8 janvier précédent. Sa réception officielle, pour laquelle il doit préparer un discours, aura lieu le 3 juin.

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