29 novembre 1855

Guernesey, 29 novembre 1855, jeudi matin, 10 h.

Bonjour, mon cher petit homme, bonjour, bon appétit et bon amour, je t’adore. Je t’écris entre le couteau et la fourchette, en attendant mes compagnons de table [1], lesquels sont encore assez blaireux et assez rechignés ce matin. Après cela quand on souffre il est assez difficile de folâtrer. Aussi je réserve mes observations PSYCHOLOGIQUES^a pour l’état de santé parfait. Jusque-là je leur reconnais le droit d’être absurdes et désagréables. Je dis EUX, mais je devrais dire LUI pour être juste car la petite femme est toujours facile à vivre et à contenter.
Je vous vois d’ici rire de ma longue vue pour la paille de mon voisin et de ma myopie pour ma poutre mais je m’en fiche. Tel^b est mon caractère. Cela n’empêche pas que je compte sur vous pour remmailler mon vendredi demain. Une fois que le pli^c en sera repris, vous n’y penserez plus. Jusque-là je comprends que la corvée vous semble rude. C’est tout ce que je peux faire pour vous, cher adoré petit homme, n’est-ce pas que cela ne te coûte pas trop de me donner quelques heures de bonheur tous les huit jours ? S’il en était autrement il ne faudrait pas te l’imposer. Je te le dis de toute la force de mon amour, mon ineffable bien-aimé et sans la moindre amertume car je t’aime au point d’être juste envers moi-même et généreuse envers toi. Mon Victor, mon Victor, tu ne sais pas tout ce dont je suis capable pour t’épargner le plus petit ennui, à plus forte raison un grand supplice. Je t’adore dans toute l’acceptation du mot.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16376, f. 380-381
Transcription de Magali Vaugier assistée de Guy Rosa

a) « psycologique ». Le mot est souligné trois fois.
b) « telle ».
c) « plis ».