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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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30 novembre [1844], samedi matin, 8 h. ¾

Bonjour, mon petit bien-aimé adoré, bonjour mon Toto chéri, bonjour, mon cher amour bien-aimé, bonjour comment vas-tu ? Moi, je vais très bien, je t’aime. Je voudrais savoir si tu n’as pas eu froid cette nuit et si tu ne t’es pas couché trop tard ? Pauvre amour, quand je pense que je dors et que je vis comme un coq en pâte ; tandis que toi tu veilles et tu travailles nuit et jour, j’ai honte de moi-même, je me reproche avec amertume de n’être bonne à rien. Cela ne devrait pas être permis. Je devrais pouvoir travailler autant que toi. À quoi bon t’aimer comme je le fais si mon amour loin de t’alléger le fardeau de la vie l’augmente encore ? Je me dis cela tous les soirs en me couchant et tous les matins en me réveillant. Cela ne t’avance pas à grand-chose si ce n’est de savoir que rien de ce que tu fais pour moi n’est perdu et que j’ai autant de reconnaissance et de pitié dans le cœur que d’amour. Mon cher bien-aimé, je baise tes pieds, tu es mon pauvre amour vénéré et adoré. Viens bien vite me voir. J’ai des tendresses plein le cœur qui ne demandenta qu’à se répandre sur ta ravissante petite personne. Dépêche-toi, je t’attends. Vous voyez mon amour que je paie mes dettes ? On peut me faire crédit, je suis pauvre maisonnette [1]. C’est-à-dire qu’excepté vous je ne conseillerais à personne de me faire deux sous de crédit et pour cause à moi connue. À moins que ce ne soit pour leur plaisir. Voilàb mon opinion. D’ailleurs je suis plus attrapéec que vous quand je ne vous ai pas griffouilléd mes deux morceaux de papier dans la journée. J’ai plus besoin de les écrire que vous de les lire en supposant que vous ayez le plus petit besoin de les lire. Cher, cher amour c’est bien vrai. Quand je ne le fais pas c’est que comme les gourmands qui veulent se réserver le plaisir de se satisfaire dans les meilleures conditions possibles, moi je veux t’écrire toute seule pour pouvoir te baiser à mon aise car je ne t’écris pas je te parle. Ce ne sont pas des mots à la suite les uns des autres que je mets sur le papier ce sont des caresses et des baisers. Aussi il me semble que je suis gênée quand je ne suis pas seule. Absolument comme je le serais si je t’embrassais devant quelqu’un. Voilà pourquoi quand je ne t’ai pas fait tous mes ragots le soir avant dîner, je recule jusqu’au départ de Suzanne le moment de le faire. C’est très bête mais je ne suis pas maîtresse de cela. Je ne sais pas misoler moi. Quand je vous baise, que ce soit en chair et en os, ou à plume et encre, j’ai besoin d’être seule. Baisez-moi vous et aimez-moi si vous tenez à la vie.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16357, f. 107-108
Transcription d’Yves Debroise assisté de Florence Naugrette

a) « demande.
b) « voilla ».
c) « attrappée ».
d) « griffouiller ».


30 novembre [1844], samedi soir, 5 h. ½

Vous êtes mon petit Toto ravissant mais bien ennuyeuxa pour le peu de temps que vous me donnez. Si j’osais je serais furieuse et je vous dirais des tas d’invectives toutes plus méritées les unes que les autres. Taisez-vous, je suis sûre que vous ne viendrez encore qu’une pauvre petite lichette de rien du tout ce soir et encore il faudrait que je ne dise rien et que je trouve tout cela charmant. Oh ! Bien non par exemple ! Jamais ! Jamais ! Oh ! Grand jamais ! Je veux grogner, grogner et regrogner à mon aise. Voici ma grande Péronnelle [2] toute joyeuse et toute triomphante. Mme Marre est toujours très contente d’elle. De plus elle a vu son père. Tout est donc pour le mieux et je suis moi-même très contente de la savoir heureuse. Vous voyez bien que si vous veniez je n’aurais rien à désirer. Aussi vous vous en donnez bien de garde. Ah ! bien, oui, venir tout de suite, il n’y a pas de danger. Vous êtes une bête une vraie bêteb taisez-vous.
Je vous ai fait acheter vos brosses, scélérat, mais n’en redemandez pas d’ici à 10 ans car vous n’en aurez pas. Je ne veux pas fournir de brosses pour des griffes et des crocs inconnus. Sur ce baisez-moi et aimez-moi je vous le conseille en amie.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16357, f. 109-110
Transcription d’Yves Debroise assisté de Florence Naugrette

a) « ennuieux ».
b) « bêtte ».

Notes

[1Jeu de mots sur « pauvre mais honnête ». Citation de L’Indigent, de Louis-Sébastien Mercier, où Rémi, refusant de laisser corrompre sa fille, répond à De Lys : « Que direz-vous, Monsieur ? Parlez, achevez votre ouvrage ; poignardez le cœur d’un père ; osez le corrompre pour faire une infâme de sa fille. Je suis pauvre, mais honnête ; je n’ai jamais rougi de l’infortune, mais je me sens humilié de l’idée que vous avez conçue ; et de quel droit comptez-vous me rendre votre complice ? » « Maisonnette » est aussi le surnom de Joseph Lingay, homme de l’ombre du duc Decazes, qui s’oppose à l’élévation de Hugo à la pairie. [Remerciements à Chantal Brière et Roxane Martin].

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