Université de Rouen
Cérédi - Centre d'étude et de recherche Editer-Interpréter
IRIHS - Institut de Rechercher Interdisciplinaire Homme Société
Université Paris-Sorbonne
CELLF
Obvil

Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

Accueil > Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo > 1837 > Mai > 10

10 mai 1837

10 mai [1837], mercredi après-midi, 4 h. ½

Je ne vous en veux pas, mon cher petit Toto, quoique cependant j’en aie bien le droit

10 h. 

Je veux vous écrire mon Toto, car quelque part que je sois, j’ai besoin de vous dire que je vous aime jusque dans le fin fond du cœur et des entrailles. Je serais bien attrapéea si vous n’étiez pas resté dans le quartier et si vous n’aviez pas pensé un peu à moi, car à chaque bouffée de vent, il me semblait vous sentir dans une bonne odeur de printemps et je n’ai pas cessé une minute de vous aimer et de penser à vous même au milieu de toutes nos jabotteries [1] comme vous appelez nos grâves [2] conversations. Que vous avez été bien inspiré mon cher petit homme en venant ce matin et quel dommage que vous ne m’ayez pas donné toute la journée bien entière. Je vous assure que je suis femme à supporter très courageusement une journée de bonheur. Essayez-en et vous verrez. Jour un petit o. J’ai vu tout à l’heure le monsieur aux petites fois [3]. Nous avons un peu parléb de vous et cela m’a fait du bien. J’ai besoin de temps en temps de trouver où déposer le trop-plein de mon admiration et de mon amour. Vous auriez bien dû venir veiller un peu sur ma conduite comme vous me l’aviez promis. Je vous assure loyalement que j’en ai bien de bésoin [4]. Jour. Oh ça j’espère que vous ne me laisserez pas jusqu’à minuit accrochée au porte-manteau de cette pauvre Mme Pierceau qui tombe déjà de sommeil et qui finira par nous prendre dans une horreur profonde. Je lui ai promis pour demain une loge au Théâtre Saint-Antoine [5] si elle ne voulait pas dormir avant 2 h d’ici. Moyen de séduction comme un autre, mais qui manquera son effet pour peu que tu tardes encore quelque temps. Jour mon petit Toto. Je vous aime de toutes mes forces. Je vous désire comme tout ce qui est beau et bon et qui me plaît. Venez donc très tôt mon toto. Venez vite. Je vous donnerai de bons baisers pour vous payer de votre peine. Et puis je me laisserai baiser où vous voudrez et dans les endroits défendus, hein ? Qu’enc dites-vous goistapiou ? Serviteur [de] mon cœur, t’end mangerais plus que du mou, mon chou [6]. J’espère que je vous en donne de la poésie par-dessus le marché. C’est gentil et pas cher et peu amusant. Jour mon petit homme chéri. Je veux bien que vous mettiez votre calçone. Ne pleurez plus et venez vite me baiser à deux mains trois cœurs [7]. Je vous attends et je vous aime.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16330, f. 147-148
Transcription de Sylviane Robardey-Eppstein

a) « attrappée ».
b) « parler ».
c) « quand ».
d) « tant ».
e) Cette orthographe fautive pour « caleçon » est fort probablement intentionnelle.

Notes

[1Néologisme fondé sur le verbe « jaboter » (bavarder sans arrêt de manière futile ou oiseuse).

[2L’accent circonflexe est volontaire. Il marque une fermeture et un allongement expressifs de la voyelle.

[3Jeu de mots pour « aux petits pois ». S’agit-il d’une connaissance un peu sensible, toujours malade, ou bien manquant de loyauté ? À élucider.

[4L’accent aigu est intentionnel et marque une prononciation régionale.

[5Situé 25, boulevard Beaumarchais, le Théâtre de la Porte-Saint-Antoine avait ouvert en décembre 1835. Juliette y refusa un engagement en janvier 1836.

[6Allusion coquine qui réapparaît dans la lettre du 25 mai après-midi. On sait bien que les chats raffolent du mou, – et Juliette compare souvent Hugo à un chat – alors que les humains dans le besoin s’en contentent faute de mieux. Dans le langage familier, le « mou » désigne toute partie charnue du corps. Dès lors, l’expression « manger du mou » prend une connotation licencieuse assez transparente, à double sens selon qu’elle concerne un homme ou une femme. Elle s’accompagne souvent de jeux polysémiques mettant en scène un chat ou une chatte. On en trouve trace dans des paroles de rondes parodiées ou dans des légendes d’illustrations fortement suggestives. Associée ici, pour la rime, au mot « chou » dont l’usage rejoint le champ lexical du manger et celui du bas corporel dans le langage familier, la formule de Juliette file la métaphore sexuelle dans l’élan de l’évocation des « endroits défendus » mentionnés quelques lignes plus haut.

[7Dans le Dictionnaire du bas-langage (1808), l’expression « faire quelque chose à deux mains trois cœurs » est référencée comme signifiant « avec zèle et empressement, de tout cœur ».

SPIP | | Plan du site | Suivre la vie du site RSS 2.0
(c) 2018 - www.juliettedrouet.org - CÉRÉdI (EA 3229) - Université de Rouen
Tous droits réservés.
Logo Union Europeenne