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Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

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15 janvier [1845], mercredi, 5 h. ¾ du soir

Penses-tu un peu à moi, mon bien-aimé, me plains-tu et m’aimes-tu un peu ? Si cela est, je souffre moins et je suis moins malheureuse. Je rassemble tout mon courage et toutes mes forces pour doubler cette affreuse semaine. Mais après je sens que je n’en aurai plus du tout. Ce sera à toi à m’approvisionner de bonheur et d’amour si tu ne veux pas que je tombe malade physiquementa et moralement.
J’espère, mon doux bien-aimé, que tu n’as pas oublié mon billet pour demain [1] et que tu auras pensé à me mettre en face de toi ? Rien ne me serait plus triste que de ne pas te voir. Je crois même que je ne voudrais pas assister à la séance. Cela m’est égal d’être avec la canaille pourvu que je te voie. Dans cet espoir, j’ai tiré mes vieilles houbilles [2] de l’armoire. Je les ai brossées, repassées, détirées, défripéesb et détraquées. Mais tout cela ne les a pas rendues plus jolies ni plus fraîches, ni plus à la mode. J’aurai un peu l’air d’une élégante de Worms [3], mais j’espère que tu me tiendras compte du sacrifice de ma coquetterie en pensant que c’est à ton repos et à tes yeux que je le fais. J’espère que par reconnaissance, ces chers beaux yeux me trouveront belle quand même. J’avais poussé si loin l’économie que je ne m’étais pas même fait faire de brodequin. Force m’a été d’envoyer à tout hasard chez Lafabrègue voir s’il n’aurait pas des brodequins à mon pied. Il m’a envoyé trois paires à choisir. Je ne les ai pas encore essayéesc. J’ai oublié aussi ma pauvre fille, mais pour elle, c’est irréparable, car elle ne trouverait pas, si ce n’est dans des boutiques, des chaussures à son pied. Une femme comme il faut se reconnaît, dit-on, à la chaussure. Comme nous serons naturellement classées parmi la canaille, nous n’avons pas à nous préoccuperd de ce détail.
Cher petit bien-aimé, pourvu que je te voie et que je t’entende, tout le reste m’est égal comme deux œufs. D’ailleurs, un peu de honte est bien vite passée. Tu dois être horriblement fatigué, mon pauvre amour, il faudrait tâcher de te coucher de bonne heure pour être reposé demain. Je fais passer ta santé avant ma jalousie. J’aime mieux que tu sois trop beau que souffrant. J’aime mieux enragere un peu que de craindre pour ta chère santé. D’ailleurs, je te battrai et je te grifferai si tu en regardes d’autres que moi. Ah ! mais c’est que je ne te manquerai pas, moi. J’ai trop souvent le dessous avec les bals, les spectacles, les soirées, les dîners, les princesses et les toupies [4], pour que vous ne me donniez pas tous vos regards une pauvre petite fois tous les trois ou quatre ans. Ainsi vous entendez ce que je vous dis ? Vous êtes averti. Baisez-moi, cher scélérat.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16358, f. 47-48
Transcription de Jeanne Stranart assistée de Florence Naugrette

a) « phisiquement ».
b) « défrippées ».
c) « essayés ».
d) « préocupé ».
e) « enragée ».

Notes

[1Le lendemain, jeudi 16 janvier 1845, Victor Hugo prononce un discours en réponse au discours de réception de Saint-Marc Girardin lors d’une séance publique à l’Académie française.

[2En patois normand, « houbille » signifie « mauvais habillement, guenille ».

[3Worms est une ville de la rive gauche du Rhin. Victor Hugo s’y arrête lors de son voyage sur le Rhin et l’évoque dans son ouvrage le Rhin. La lettre XXVI, publiée dans la version augmentée de 1845, y est consacrée. Un paragraphe entier évoque « l’élégance » des habitants de Worms, mais non des habitantes : « Ce brave jeune homme portait héroïquement un petit chapeau tromblon, bas et à longs poils, et un pantalon large, sans sous-pieds, qui ne descendait que jusqu’à la cheville. En revanche, le col de sa chemise, droit et empesé, lui montait jusqu’au milieu des oreilles ; et le collet de son habit, ample, lourd et doublé de bougran, lui montait jusqu’à l’occiput. Si j’en juge d’après cet échantillon, voilà où en est l’élégance à Worms » (Massin, t. VI, p. 407).

[4« Femme de mauvaise vie, de la dernière espèce » (Larousse).

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