Université de Rouen
Cérédi - Centre d'étude et de recherche Editer-Interpréter
IRIHS - Institut de Rechercher Interdisciplinaire Homme Société
Université Paris-Sorbonne
CELLF
Obvil

Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

Accueil > Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo > 1848 > Juillet > 29

29 juillet [1848], samedi matin, 7 h.

Bonjour, mon trop adoré Toto, bonjour, mon tout bien aimé. Je ne te demande pas ce qui t’a empêché de venir et je ne veux pas y regarder de trop près pour ne pas me rendre ton absence encore plus dure et plus significative. Je veux tâcher de te montrer le côté le moins contrasté de ma vie afin de ne pas te rebuter en voyant le plus endolori. Je veux te sourire et je veux que tu ries et surtout que tu m’aimes. Comme si cela dépendait d’une volonté quelconque. Hélas ! je sais trop que cela ne dépend de personne, pas même de toi. On n’aime parce qu’on aime et on n’est pas aimé pour les mêmes raisons. Le cœur ne se conduit pas par les mêmes raisons que l’esprit. Il a le droit d’être absurde, injuste et cruel et il en use presque toujours. Qu’y faire ? Se résigner, c’est plus facile à conseiller qu’à exécuter. Depuis le temps que je me le conseille je n’ai pas encore pu y parvenir et je n’y parviendrai jamais, je le sens. Tout ce que je peux faire par dévouement pour toi, c’est de garder en moi tout mon chagrin, c’est de saisir mes yeux devant toi, c’est de te sourire quand j’ai la mort dans le cœur, c’est de t’aimer discrètement et presque sans que tu t’en aperçoives.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16366, f. 261-262
Transcription d’Anne Kieffer assistée de Florence Naugrette


29 juillet [1848], samedi matin, 11 h.

Aujourd’hui je prendrai mes précautions et j’irai une demi-heurea à l’avance chercher l’omnibus. J’espère que le sort ne me poursuivra pas au-delà. Si tu savais dans quel état je suis revenue hier tu comprendrais comment il se fait que je devance l’heure de tant. Va, j’ai bien payé le quart d’heure que ce hideux omnibus m’a fait perdre. Encore j’en ai le cœur tout gonflé et la pensée en s’appuyant dessus lui fait mal comme à une plaie vive. Mon pauvre bien-aimé, je voudrais bien ne pas t’entretenir constamment de choses tristes et maussades et j’y reviens sans cesse malgré moi. C’est que loin de toi rien ne m’est doux, ni aimable, ni agréable. L’absence éteint toute ma vie en sombre et je vois tout en vilain et en lugubre. Pour que cela change il faudrait que je puisse me rapprocher de toi tout de suite malheureusement ce n’est guère probable avant six mois [1]. Six mois, quelleb horreur ! Quand je pense à cela il semble que je m’enfonce un clou rouge dans le cœur. Le moyen d’être gaie, aimable et heureuse avec cette horrible perspective. Pour moi, je ne le peux pas. Tâche mon bien-aimé, puisque tu verras M. Pradier longuement aujourd’hui, d’obtenir de lui non pas la promesse de s’occuper du tombeau de sa pauvre fille mais la résolution solennellec de l’exécuter tout de suite [2]. Toi seul, si tu veux, peut le déterminer à tenir cette promesse deux fois sainte et sacrée. Je ne pourrai pas t’en aimer plus mais je t’en serai reconnaissante.

Juliette

BnF, Mss, NAF 16366, f. 263-264
Transcription d’Anne Kieffer assistée de Florence Naugrette

a) « demie heure ».
b) « quel ».
c) « sonelle ».

Notes

[1Juliette Drouet, qui s’est trompée sur le terme de son appartement, doit encore y rester six mois. Néanmoins, elle emménagera à la cité Rodier durant le mois de novembre.

[2À la mort de sa fille Claire, James Pradier a fait la promesse de lui sculpter un monument funéraire. Il décèdera en 1852 sans avoir accompli son serment.

SPIP | | Plan du site | Suivre la vie du site RSS 2.0
(c) 2018 - www.juliettedrouet.org - CÉRÉdI (EA 3229) - Université de Rouen
Tous droits réservés.
Logo Union Europeenne