28 janvier 1878

Paris, 28 janvier [18]78, lundi soir, 4 h. ½

Mon pauvre bien-aimé, tu as dû arriver à la gare trempé jusqu’aux os ? Quelle imprudence ! Rien que pour t’avoir suivi des yeux en me penchant hors de la fenêtre j’avais la tête et les épaules tout à fait mouillées. À plus forte raison pour toi qui était tout entier sous l’averse. J’espère que cette fois encore j’en serai quitte pour la peur et que tu me reviendras sain, sinon sec, et sauf. Et à ce propos je te dirai que notre partie de vendredi est déjà tombée à l’eau c’est-à-dire en de Calonne père et fille [1] dont nous avions tous les deux oublié l’invitation pour ce jour-là. Il est vrai que ce jour-là étant le premier avril notre Bœuf a dû forcément se changer en poisson. Hélas cette transmigration facétieuse me console médiocrement de mon désappointement et peu s’en faut qu’il ne dégénère en vraie^a tristesse. Pour m’en distraire je viens d’écrire à Rousselle de ravitailler au plus vite notre cave qui est presque vide en ce moment-ci. Je lui ai commandé deux barriques de vin de bordeaux ordinaire, deux cents bouteilles de médoc, deux cents^b bouteilles de madère, cent bouteilles de champagne, un fût de rhum et un fût de cognac. Tout cela additionné fera un assez joli total. Je n’ai pas attendu ta permission pour faire cette commande parce que depuis un mois déjà j’oubliais de te le demander et que le temps presse maintenant. Si j’ai mal fait j’apporte ma tête à laquelle je ne tiens guère et mon cœur qui contient toi tout entier QUE J’ADORE. + ce fort mistake s’ajoute à ma mystification.

BnF, Mss, NAF, 16399, f. 25
Transcription de Chantal Brière

a) « vrai ».
b) « cent ».