2 décembre 1856

Guernesey, 2 décembre 1856, mardi, 3 h.

Pourquoi donc n’êtes-vous pas venu réchauffer vos petites pattes, mon tout bien-aimé, à l’heure du dîner de vos ouvriers ? Vous n’avez pourtant pas d’autres minutes à me donner depuis que vous vous êtes fait chef d’atelier, vous le savez bien, méchant homme que vous êtes. Vous abusez de la BÂTISSE pour me laisser là, mais vous avez beau faire, vous ne parviendrez pas à vous faire désaimer de moi car le pli en est pris depuis trop longtemps dans mon cœur.
Cher adoré, quand je compare cette journée d’aujourd’hui, toute maussade que ton absence me la fasse, avec celle d’il y a cinq ans à pareille heure, je me crois dans le paradis, et je remercie Dieu de toute mon âme de me donner un anniversaire si doux en regard d’une date si lugubre, où ta liberté et ta vie ont couru de si grands dangers. Quand j’y pense, j’en tremble encore. Pour me rassurer contre ces hideux souvenirs, je regarde ton paisible luk-coot qui sourit au soleil couchant et j’écoute chanter Préveraud, l’homme sans tête, pendant qu’il cogne les clous de mon poulailler. Du reste, il paraît qu’il n’y a aucune nouvelle POLITIQUE intéressante aujourd’hui en pendant de cette fameuse criminelle date 2 décembre 1851 [1] !!! Quant à moi, je suis à peu près oubliée de tout le monde et je m’en fiche. Pourvu que rien ne me déniche de votre cher petit cœur, je me bats l’œil du reste de l’univers ; telle est ma philosophie. Ce qui ne m’empêche pas de vous trouver bien chiche de vos minutes pour m’en donner si peu tous les jours. Taisez-vous ! Plus souvent que vous aurez ma belle ferrure ! Jamais ! Jamais ! Jamais ! Au contraire.

Juliette.

Bnf, Mss, NAF 16377, f. 273
Transcription de Mélanie Leclère, assistée de Florence Naugrette