3 mai 1856

Guernesey, 3 mai 1856, samedi, midi ½

Bonjour, mon cher petit bien-aimé, bonjour à tout crin, à tout rayon, à tout amour, bonjour. Je m’ennuie déjà pour demain sans compter aujourd’hui où je te verrai probablement encore très peu comme hier, comme tous les jours, hélas, où mon bonheur va toujours en diminuant. Je sais bien que tu fais ce que tu peux pour moi mais ce peut^a-là ne m’empêche pas d’en désirer davantage et d’en regretter encore plus. Je me plains, mon pauvre génie de somme, pendant que tu t’épuises^b à ton œuvre sublime et divine sans te plaindre et sans t’arrêter, quand je devrais te remercier à genoux de toutes les minutes que tu prends sur ta vie pour me les donner. C’est ce que je fais dans le fond de mon âme pendant que le moi égoïste murmure et grogne contre la parcimonie du sort qui lui fait la part de bonheur si petite en ce monde. Mon injustice vient de mon amour même. Si je t’aimais moins je n’aurais pas tant d’exigence et je trouverais tout simple de ne te voir qu’à ton temps perdu. Mais je ne veux pas ni ne peux pas t’aimer moins quand je devrais être encore plus injuste et moins heureuse. Voilà. Prenez-en votre parti. Je ne sais pas si j’aurai le courage de sortir aujourd’hui à cause de l’affluence de public dans la rue ou tu veux que j’aille m’informer de la maison à louer [1]. Lundi j’irai à moins que le courage ne me vienne d’ici à un couple d’heures. En attendant je t’aime à triple cœur et je te baise à fond de train.

Juliette

BnF, Mss, NAF, 16377, f. 135
Transcription de Chantal Brière

a) une rature montre que Juliette hésite sur l’orthographe du mot : « peux » reprendrait le verbe précédent, « peut » indique une forme verbale et « peu » s’opposerait à « davantage ».
b) « tu t’épuise ».