20 mars 1873

Guernesey, 20 mars [18]73, jeudi matin, 7 h. ¾

Cher bien-aimé, je t’ai attrapé au vol au moment où tu t’en allais ; c’est quelque chose mais ce n’est pas tout et je regrette les quelques secondes que j’ai manquées maladroitement ; je tâche de me rabibocher avec la pensée que tu as dû bien dormir puisque tu t’es levé plus tôt ; est-ce vrai ? J’espère que oui. En attendant la confirmation de cette bonne espérance, le froid continue de piquer pendant que le vent de l’état de siège recommence à souffler en tempête sur l’intrépide Rappel [1]. Comment sortira-t-il de cette nouvelle chausse-trappe ? That is the question. Ce ne sera pas, je le crains, sans laisser quelques plumes dans les pattes et les griffes de Ladmirault et de Thiers. Il est vrai qu’elles n’en repoussent que de plus belles, ces mêmes vaillantes plumes, mais le moment de cette mue forcée n’en est pas moins gênante ni plus agréable. Heureusement que la volière du Peuple Souverain [2] est là pour abriter tous ces utiles lumineux oiseaux ce qui fera le bé plus jaune [3] à ces oisons de la République qui continue de planer à grande envergure au-dessus du marais réactionnaire dans lequel ils pataugent et s’embourbent. Ils ont beau préparer d’avance leur glu^a et leurs petits engins contre le suffrage universel ils n’empêcheront pas ta nomination radieuse de sortir du cœur du peuple comme Minerve du cerveau de Jupiter. Je te demande pardon de mêler cette comparaison surannée à cette jeune actualité du suffrage universel [4]. D’ailleurs, comparaison n’est pas raison, et la raison, cette fois, veut que tu sois nommé à l’unanimité de toutes les consciences honnêtes y compris la mienne qui t’admire, qui te bénit et qui t’adore.

BnF, Mss, NAF 16394, f. 76
Transcription de Maggy Lecomte assistée de Florence Naugrette

a) « glue ».