Université de Rouen
Cérédi - Centre d'étude et de recherche Editer-Interpréter
IRIHS - Institut de Rechercher Interdisciplinaire Homme Société
Université Paris-Sorbonne
CELLF
Obvil

Édition des Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo - ISSN : 2271-8923

Accueil > Lettres de Juliette Drouet à Victor Hugo > 1846 > Juillet > 8

8 juillet [1846]a, mercredi matin, 10 h. ¼

Bonjour mon aimé, bonjour mon adoré petit Toto, bonjour, je t’aime et toi ? Je me dépêche à t’écrire à cause de la fameuse séance d’aujourd’hui. Il faut que je sois prête de bonne heure : à 2 h. J’ai encore bien des choses à faire d’ici là et j’en ai fait déjà beaucoup. Riez tant que vous voudrez, mais c’est ainsi. J’ai déjà taillé SIX PLUMES, lesquelles, par parenthèse, ne veulent pas écrire. C’est égal, la besogne n’en est pas moins faite. Sans parler de mille choses plus bêtes les unes que les autres mais qui tiennent de la place, ce qui fait que les heures sont remplies on ne sait comment.
J’ai écrit à Mme Lanvin de ne pas venir chez moi passé midi, prétextant que tu me fais sortir tous les jours à cette heure-là jusqu’au soir. Il est inutile qu’elle se trouve avec ce M. Vilain. Je n’ai pas besoin que Pradier sache à la minute ce qui se fait chez moi. D’ailleurs cela pourrait peut-être lui donner une sorte d’humeur bête qui le refroidirait pour ce qui reste à faire à la mémoire de ma pauvre chère enfant [1]. Je pense que j’ai bien fait, qu’en dis-tu ? Tu ne peux pas t’imaginer, mon amour, combien cette séance me coûte. Si je pouvais reculer devant ce buste futur, je le ferais car je trouve bien ridicule de poser à mon âge sans autre nécessité que de faire plaisir à quelqu’un qu’on ne connaît pas ou plutôt pour une simple reconnaissance à venir. Je m’explique d’une manière inintelligible pour tout autre que pour toi. Heureusement que tu sais me comprendre mieux que moi-même, ce qui me dispense de faire des notes explicatives pour te dire combien je suis vexée de m’être laissée aller à cette pourtraiture tardive et inopportune [2].
J’espère encore que le mal s’arrêtera à un plâtras quelconque et qu’on ne poussera pas la mystification jusqu’à la faire en marbre. Je compte un peu là-dessus pour échapper au ridicule futur. En attendant, il faut que je me dépêche pour être prête quand ce pauvre monsieur viendra. Tâche de venir d’ici là et de revenir pendant la séance, ne fût-ce que pour le dégoûter de son idée peu lumineuse. En même temps, je profiterai de cela pour te voir et pour remplir mes yeux, mes oreilles et mon cœur de toi, cher adoré. Je vous aime à deux genoux.

Juliette

Collection Claude de Flers (juin 2013)
Transcription de Florence Naugrette

a) Millésime ajouté d’une autre main.


8 juillet [1846], mercredi après-midi, 2 h. ½

Je t’écris en attendant M. Vilain, mon adoré, en espérant que tu viendras me surprendre dans cette douce occupation.
J’ai bien besoin de te voir, mon adoré. J’ai toujours besoin de te voir, mais dans ce moment-ci, ton doux sourire me serait bien nécessaire pour consoler mon pauvre cœur qui a une recrudescence de tristesse et de désespoir que je ne peux pas empêcher. J’ai la mort dans l’âme, sans savoir pourquoi, ou plutôt je ne le sais que trop, car Mme Lanvin est venue me dire tantôt que l’exhumation aurait lieu samedi prochain à 7 h. du matin. La pensée de cette pauvre enfant qu’on enterrera une seconde fois me remue les entrailles et me serre le cœur inexprimablement [3]. Tout mon être se révolte à cette horrible pensée, et cependant on ne fera qu’accomplir son dernier vœu. Mais pour moi, cela me fait l’effet d’une profanation et je ne peux pas en soutenir l’idée sans trouble et sans horreur.
Tu vois, mon pauvre adoré, que jamais moment ne fut plus mal choisi pour s’occuper d’un portrait [4]. Mais l’heure avance et il serait possible que ce monsieur ne vînt pas, ce qui m’obligerait extrêmement. Je crains qu’Eugénie ne soit malade et que ce ne soit là le motif qui les empêche de venir. Pauvres gens, il ne leur manquerait plus [que] cela avec tous les autres embarras et toutes les autres misères qui les accablent. J’en ai bien peur, mon Dieu. Tout m’attriste et m’afflige aujourd’hui outre mesure. J’ai le cœur suffoquéa par le chagrin. Je voudrais ne pas pleurer pourtant. Aussi, ai-je besoin de te voir, mon Victor, pour reprendreb.

BnF, Mss, NAF 16363, f. 213-214
Transcription de Marion Andrieux assistée de Florence Naugrette

a) « suffoquer »
b) Lettre inachevée.

Notes

[1Claire Pradier est morte le 21 juin.

[2Ces séances de pose prévues de longue date avec Vilain tombent on ne peut plus mal, en cette période de deuil où Juliette vient de perdre sa fille Claire Pradier le 21 juin.

[3Après l’enterrement de Claire, le 23 juin 1846 au cimetière d’Auteuil, sa mère découvre dans son testament qu’elle désirait reposer au cimetière de Saint-Mandé. Le 11 juillet, le corps sera exhumé puis inhumé à Saint-Mandé, selon la volonté de la jeune fille.

[4À cette période, Juliette pose pour le sculpteur Victor Vilain.

SPIP | | Plan du site | Suivre la vie du site RSS 2.0
(c) 2018 - www.juliettedrouet.org - CÉRÉdI (EA 3229) - Université de Rouen
Tous droits réservés.
Logo Union Europeenne