22 janvier 1873

Guernesey, 22 janvier [18]73, mercredi matin, 9 h.

Il faut, mon pauvre grand bien-aimé, que ta nuit ait été bien bonne ou bien mauvaise pour t’être levé si tard ? Je crains qu’elle n’ait été mauvaise, ce qui me tourmente et m’attriste en songeant que tu n’en continues pas moins ton labeur surhumain malgré cela. Encore, si le beau temps venait ! Mais depuis cinq mois nous vivons sous l’eau et il n’y a pas de raison pour que cela finisse pour peu que Dieu y mette de l’entêtement. Cette question de pluie et de beau temps revient tous les jours dans mon gribouillis avec la monotonie d’une cloche « qui n’a qu’un son » ce qui ajoute peu de gaieté à mes élucubrations quotidiennes. Mais le moyen d’être gaie quand je te sens en proie toi-même à tant de graves soucis ? Mon amour, loin de te les atténuer, les augmente encore car le besoin de l’amour c’est de savoir la personne aimée heureuse. Et tu ne l’es pas, mon pauvre sublime adoré, je le sens au fond de mon cœur avec le chagrin de ne pas pouvoir te donner le bonheur qui te manque. J’y pense sans cesse comme si mon idée fixe et mon âme toujours tournées du même côté de l’horizon pouvaient attirer à toi tous les êtres chers nécessaires à ton bonheur paternel. Jusqu’à présent, hélas ! Je ne vois rien venir mais j’espère que le beau temps ramènera dans ton nid tous ces oiseaux envolés et que le soleil et la joie rayonneront partout au ciel et dans ton cœur et que je n’aurai plus rien à désirer pour toi mon adoré bien-aimé.

BnF, Mss, NAF 16394, f. 21
Transcription de Maggy Lecomte assistée de Florence Naugrette